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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.4 Je suis vivant et vous êtes mort

Seul, le présent existe ; le passé et le futur subsistent, mais n'existent absolument pas. Seul, le présent est à notre disposition ; le passé et le futur sont posés par la pensée, mais ne sont nullement à notre disposition »

Plutarque

Dans sa biographie de Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes morts : Philip K. Dick 1928-1982, un des plus importants auteurs américains de science-fiction, Emmanuel Carrère va décrire la vie d'un homme qui a cru la majeure partie de son existence que toute réalité était un simulacre, un mensonge. L'auteur américain a passé sa vie dans une quête étrange de la Réalité ultime. En effet, Philip K. Dick a longtemps été incapable de faire la distinction entre le réel et l'imaginaire (dans son cas, il s'agit plutôt de fantasme et de paranoïa). Sommes-nous bien sur Terre ? Sommes-nous bien des hommes ? Sommes-nous tous encore vivants ? Voilà le genre de questions qui obsédaient Dick.

Dans cette vie tumultueuse, Carrère dévoile une structure du monde uchronique où la question centrale, le « et si... », est omniprésente puisqu'elle fut au coeur du questionnement de Philip K. Dick. Toute sa vie, Dick a été obsédé par le décès de sa soeur jumelle et il s'est demandé si, dans une autre réalité, ce n'était pas lui qui était mort et Jane qui était en vie. Par exemple, Dick « en vient facilement à l'idée que le vrai monde se trouve de l'autre côté du miroir et que nous sommes, nous, les habitants du reflet.293(*) » Il était convaincu que nous vivions dans un monde parallèle, dans deux univers qui se juxtaposent et que

de ce côté-ci, qu'on lui disait être le réel, Jane était morte et pas lui. Mais de l'autre, c'était le contraire. Il était mort et Jane se penchait anxieusement sur le miroir où habitait son pauvre petit frère. Peut-être le vrai monde était-il celui de Jane, peut-être vivait-il dans le reflet, dans les limbes. On avait parfaitement imité le réel pour ne pas l'effrayer, mais il vivait parmi les morts.294(*)

Par la suite, la question du « et si... », tributaire d'une structure du monde uchronique, a un impact important dans ses oeuvres telles que Ubik ou Le Maître du haut château.

Il va de soi que l'existence Philip K. Dick a été le lieu de nombreuses bifurcations, mais nous supposons que l'une des plus importantes dans sa vie est arrivée le 20 février 1974, après qu'il ait aperçu au cou d'une jeune fille, venue lui apporter des médicaments, un bijou représentant un poisson : « symbole qu'utilisaient les premiers chrétiens295(*) ». Dès lors, Dick « sut à l'instant que venait de se produire ce qu'il avait attendu toute sa vie296(*) ». Selon lui, le fait de vivre « en 1974, dans le comté d'Orange, Californie297(*) » était un leurre, une illusion. En fait, le monde vivait toujours sous le joug de l'Empire romain, « en 70 après Jésus-Christ298(*) ». De ce jour, jusqu'à sa mort, Philip K. Dick s'est demandé s'il était un prophète ou le simple jouet d'une psychose paranoïaque, et s'il y avait une différence entre les deux.

Tel que le souligne Carrère dans sa biographie de Philip K. Dick, ce dernier, après avoir imaginé dans son roman Le maître du haut château « non pas un avenir hypothétique, mais un autre passé299(*)», en arrive à croire que « ce passé et le présent qui en résultait [...] auraient pu exister [puisqu'à] chaque instant des millions d'événements adviennent ou n'adviennent pas ; à chaque instant des variables se transforment en données, le virtuel devient actuel, et s'est ainsi qu'à chaque instant le monde présente un état différent300(*) ». Ainsi Carrère, à travers l'imaginaire de Dick, nous amène à penser qu'à partir d'un point d'altération tout peut arriver, qu'une infinité de possibilités s'offrent à nous à chaque instant et que nous sommes libres de choisir une option plutôt qu'une autre, et pour emprunter encore au propos de Dick, que « c'est à [nous] de décider qu'une chose arrive plutôt qu'une autre301(*) ».

Bien avant que Carrère soit obsédé par la figure de Jean-Claude Romand, personnage réel en totale complémentarité avec les personnages fictifs qu'il avait lui-même créés, il a été fasciné par Philip K. Dick. Le fait que la vie de Dick ait été vécue comme un simulacre d'une réalité relevant de l'ubiquité dans laquelle un écrivain de fiction aura vu peu à peu ses fictions prendre vie et se retourner contre lui, ou se tourner vers lui, comme l'infini reflet d'un miroir dans un autre miroir, aura engendré, pour Carrère, cette fascination constante pour l'auteur américain, et ce dernier, tout autant que ses oeuvres, se révèlera une source évidente d'inspiration. Dans la préface du tome 1 des nouvelles de Dick, Emmanuel Carrère mentionne ceci :

Une chose m'a frappé, ces dernières années. Quand sortent des films comme Matrix, The Truman show, ou eXistenZ™, non seulement leurs auteurs ne font aucune référence à Dick, mais les critiques, le public non plus : c'est à peine s'il arrive que, hors du cercle des aficionados de longue date, on cite encore son nom. Alors on peut dire ce que disait Baudelaire, que le génie, c'est de créer un poncif, et que ce qu'a imaginé Dick appartient désormais à tout le monde. Mais on peut le dire aussi différemment : on peut dire que nous vivons maintenant dans le monde de Dick, cette réalité virtuelle qui a un jour été une fiction, l'invention d'une espèce de gnostique sauvage, et qui est maintenant le réel, le seul réel. C'est lui qui a gagné, en ce sens ; c'est lui qui, comme Palmer Eldritch dans Le Dieu venu du centaure, nous a tous avalés. Nous sommes dans ses livres et ses livres n'ont plus d'auteurs.302(*)

Ainsi, selon Carrère, nous vivons tous dans le monde de Dick. Nous vivons dans un univers créé pour lui et par lui.

* 293 Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts : Philip K. Dick 1928-1982, Paris, Éditions du Seuil, Coll. Points, 1993, p. 89, 90.

* 294 Ibid., p. 90.

* 295 Ibid., p. 259.

* 296 Ibid., p. 260.

* 297 Ibid., p. 261.

* 298 Ibid.

* 299 Ibid., p. 83.

* 300 Ibid.

* 301 Ibid.

* 302 Dick, Philip K. Nouvelles, tome 1 : 1947 - 1953, Préface d'Emmanuel Carrère, Paris, Denoël, Coll. Lune d'Encre, 2006.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand