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Crimes sexuels sur enfants en Indre-et-Loire à  la fin du XIXème siècle

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par Timothée Papin
Université François-Rabelais (Tours) - Master 2 Histoire contemporaine 2011
  

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Timothée Papin

CRIMES SEXUELS SUR ENFANTS EN INDRE-ET-

LOIRE À LA FIN DU XIXÈME SIÈCLE

Mémoire de Master 2 d'Histoire contemporaine présenté sous la direction
de M. Philippe Chassaigne, Professeur d'Histoire contemporaine

Session de septembre 2011

Illustration de couverture : Photographie de l'accusé et de sa victime, prise lors de la reconstitution du crime. Le cliché est daté de 1893, et est tiré de l'affaire Bassereau, dans le carton 719 de la sous-série 2U des Archives départementales d'Indre-et-Loire.

Je tiens à remercier M. Philippe Chassaigne, qui a dirigé mon mémoire et a su me remettre dans le droit chemin quand je m'en éloignais.

Merci également au personnel des Archives départementales d'Indre-et-Loire pour leur accueil et leur rapidité devant mes nombreuses sollicitations.

Enfin, un dernier remerciement pour Mlle Lara Klymus, laquelle n'a cessé de m'apporter son soutien. Je lui dois également la relecture de l'ouvrage, qu'elle a je pense menée a la perfection.

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 2

PREMIÈRE PARTIE : LE CADRE JURIDIQUE 10

Chapitre I : Protéger l'enfant, cet être a part 10

Le code pénal de 1791 : une répression incertaine 10

Le code pénal de 1810 : naissance de l'attentat a la pudeur 12

Le code pénal de 1832 : l'automatisation du non-consentement 18

Le code pénal de 1863 : le processus continue 22

Chapitre II : Le rôle de l'expertise judiciaire 25

L'expertise légale au service de la justice 25

Les missions de l'expertise 30

Les limites de l'expertise et la réticence des hommes de loi 44

Chapitre III : l'évolution de la situation française au XIXème siècle 58

Une forte hausse de la criminalité sexuelle 58

La correctionnalisation, un mal pour un bien 65

Situations générale et locale à la fin du siècle 75

DEUXIÈME PARTIE : LE CRIME 81

Chapitre I : La dénonciation 81

Difficultés d'une dénonciation spontanée 82

L'inceste, un cas a part 92

Chapitre II : Protection de la victime ou de sa propre tranquillité ? 99

La peur d'une « double peine » : stratégies de défense de l'honneur de la victime 99

Surtout, ne pas prendre parti 104

Peut-on parler de crédulité des adultes ? 112

Protection et empathie pour les enfants 115

L'infrajudiciaire 120

Chapitre III : La physionomie du crime 126

Un crime urbain ou rural ? 126

Saisons, jours, heures : au mauvais endroit, au mauvais moment 133

TROISIÈME PARTIE : LES PROTAGONISTES ET L'ATTENTAT 139

Chapitre I : L'agresseur 139

L'impulsif 141

Le passionné 151

Aperçu des personnalités à la marge 158

Éléments extérieurs, profils sociaux 166

Chapitre II : la victime 173

Un personnage aux contours flous 173

Corruption de l'innocence 176

Attirer et maîtriser l'enfant 183

Chapitre III : L'attentat et ses conséquences 191

De la masturbation au viol, panorama des diverses pratiques sexuelles 191

La chair a l'épreuve de l'attentat 203

Du vague a l'âme a la dépravation : « Qui a été torturé reste torturé » 211

QUATRIÈME PARTIE : JUSTICE ET JUGEMENT 221

Chapitre I : Mécanismes et manipulations de la parole de l'enfant 221

Manoeuvres lors de l'interrogatoire 222

Une victime réellement innocente ? 234

Chapitre II : Stratégies autour de la défense 242

Sans coeur et sans reproche 242

De l'importance de l'attitude, antérieure comme postérieure au procès 251

CONCLUSION GÉNÉRALE 257

ANNEXES 266

I : Principaux tableaux et graphiques statistiques 266

II : Illustrations 282

III : Bibliographie 299

INTRODUCTION

« Il faut *...+ considérer l'enfant dans l'enfance. ~1 Jean-Jacques Rousseau.

A l'heure oü violence et insécurité se sont imposées comme le leitmotiv de notre société, la banalisation de celles-ci s'est imposée. Parfois l'on entend des cris du coeur qui dénoncent et remettent sur le devant de la scène - médiatique, parfois politique - des combats presque oubliés. Celui contre les violences sexuelles fait régulièrement la une ces dernières années, composé principalement de la lutte contre le viol et la pédophilie.

L'opinion publique ne mesure l'ampleur de celle-ci que depuis les années 1990, bien que l'affaire d'Outreau apparaisse comme le véritable déclencheur de cette nouvelle attention. Tel est le paradoxe pour un crime qui est pourtant bien plus commun que le meurtre2, et dont Outreau n'est que la face émergée3.

La psychose du réseau pédophile a déclenché une multiplication des procès de ce type, parfois de grande ampleur4. On observe le même phénomène en ce qui concerne les lois5, manifestation de la bonne volonté des pouvoirs public et judiciaire. La passion qui anime les débats semble parfois entraver la réflexion : il n'est pas rare de lire, en ce qui concerne le viol, que celui-ci ne devient pénalement un crime qu'en 19806. Presque deux siècles plus tôt, le code pénal de 1791 le considérait déjà comme tel. En outre, on réduit trop

1 Citation tirée d'Émile, ou de l'éducation. Le texte exact, dans le livre II est le suivant : « L'Humanité a sa place dans l'ordre des choses ; l'enfance a la sienne dans l'ordre de la vie humaine ; il faut considérer l'homme dans l'homme, et l'enfant dans l'enfance. »

2 En Indre-et-Loire en 2009, les services de police et de gendarmerie ont recensé sept homicides, contre trente-deux viols - dont dix-sept sur mineurs. Il faut ajouter à cela trente-trois agressions sexuelles dont vingt-deux sur mineurs - harcèlements compris. Données disponibles sur internet sur le site de la Documentation française : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/104000449/0000.pdf

3 Michel MANCIAUX, Marceline GABEL, Dominique GIRODET, Caroline MIGNOT, Michelle ROUYER, Enhances en danger, Paris, Fleurus, 2002, p. 165 : Dans un rapport de 1997, le Haut comité de la santé publique conclut que 4% des enfants de onze à dix-huit ans ont subi des violences sexuelles.

4 Le procès du réseau pédophile d'Angers, ouvert en 2005, comportait pas moins de soixante-six prévenus.

5 Ordonnance de septembre 2000 concernant les agressions sexuelles, lois de mai 2002 et mars 2007 contre les images à caractère pédophile, loi de février 2010 sur les viol, agression sexuelle et inceste.

6Giulia FOÏS, « Le viol en France : enquête sur un insupportable silence », Marianne, 2011, mars, p. 68-71, p. 70.

souvent les violences sexuelles sur des enfants à la seule pédophilie, faisant peu de cas de la misère sexuelle qui est pourtant un élément fondamental de ces attentats.

Face à cette impression trompeuse que les violences sexuelles a l'encontre des enfants ne sont durement punies que depuis quelques années, il convient de revenir aux origines de la répression.

On date généralement la définition médicale du terme (( pédophilie » de 19067, quand celle du (( pédophile » est datée de 1886, dans un ouvrage du célèbre psychiatre autrichien Richard von Krafft-Ebing. Alain Rey nous en donne la définition suivante : (( qui ressent une attirance sexuelle pour les enfants »8. Mais la meilleure définition pour qualifier ce type d'acte serait en fait celle du pédéraste, mot hérité du grec et qui signifie littéralement (( qui aime les enfants »9.

Les sommités de la médecine légale de l'époque voyaient dans l'auteur d'attentats sexuels sur des enfants une sorte de prédateur sexuel dégénéré10. A contre-courant dans sa nouvelle intitulée La Petite Roque, Guy de Maupassant soulignait, à propos du viol de la petite victime : (( Tout le monde est capable de ça. Tout le monde en particulier et personne en général »11. Il n'est d'ailleurs pas fortuit de constater que cette affirmation est le fait du médecin qui a examiné le cadavre de la jeune enfant. Ici, mais c'est d'ailleurs le même constat hors de la fiction, nous sommes bien loin du criminel hors normes, déséquilibré et pervers fantasmé par la majorité de la population française.

Les juristes du XIXème siècle l'ont compris, la violence sexuelle sur enfants n'est pas un
crime marginal, en témoigne l'augmentation vertigineuse des cas révélés a la justice sur la

7 Néanmoins le terme était déjà apparu en 1847, dans un ouvrage de Julius ROSENBAUM, Histoire de la syphilis dans l'Antiquité, Bruxelles, N-J Gregoir, 1847, p. 94.

8 Alain REV (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2010, p. 1576. Il y est par ailleurs précisé que (( le mot a pris vers 1990 des valeurs très négatives ».

9 REV (2010), p. 1576. Mais ce terme, qui se diffuse à partir du XIXème siècle, prend plutôt la valeur, pourtant erronée, d'homosexuel. Le mot pédophilie, lui aussi provient du grec, et signifie, d'une manière éthérée,

(( l'amour pour les enfants ».

10 Richard von KRAFFT-EBING, Psychopathia Sexualis (8ème édition), traduit de l'allemand par Émile LAURENT et Sigismond CSAPO, Paris, Georges Carré, 1895 (version en ligne a l'adresse suivante : http://www.gutenberg.org/files/24766/24766-h/24766-h.htm) : (( [Cesare Lombroso] prétend avoir trouvé des stigmates de dégénérescence chez beaucoup d'hommes de cette catégorie. » Puis, quelques lignes plus loin il donne son propre point de vue : (( En effet, souvent le viol est un acte impulsif d'hommes tarés, d'imbéciles *...+. »

11 Guy de MAUPASSANT, La Petite Roque (réédition), Paris, Éditions du Boucher, 2002, p. 9.

première partie de cette période. La justice a donc suivi cette évolution, réprimant de plus en plus durement ces attentats, a travers une série d'ajustements du code pénal et de jurisprudences, de 1791 à 1898. A cette volonté judiciaire et politique correspond le sentiment de plus en plus répandu que la défense de l'enfant est une nécessité sociale. De cette détermination nouvelle naît sous la plume d'Ellen Key, célèbre féministe suédoise, l'impression que le XXème siècle sera « le siècle de l'enfant »12.

Malgré cela, les sciences humaines traitent peu du sujet, et de la sexualité en général. Il faut attendre l'entre-deux-guerres pour voir le mouvement se mettre en marche à partir de l'ethnologie. Dans les pays anglo-saxons, le mouvement naît sous l'impulsion de Margaret Mead13 et Bronisaw Malinowski14. Mais on peut noter que ce sont là des études qui portent sur des tribus de lointaines colonies britanniques, et non sur l'Occident. Les premières études sur la sexualité aux États-Unis ont été le fait d'un célèbre chercheur en biologie, Alfred Kinsey, au sortir de la Seconde guerre mondiale15. Dans nos contrées, le médecin Pierre Simon publie au début des années 1970 la première étude sur le comportement sexuel des français, sur la base d'une enquête publique16. Mai 1968 était peut-être passé par là.

Ce mouvement a sans doute poussé des historiens17 a s'intéresser de plus près a cette composante pourtant essentielle de la vie humaine18. Ils ont pu s'appuyer sur la démographie historique, discipline qui dans les années cinquante pose la première pierre de l'histoire de la procréation, grâce à des données statistiques précises19. Cette évolution des sensibilités, Georges Duby la voit comme l'idée que « l'ébranlement, la dislocation du

12 Ellen KEY, Le siècle de l'enfant, Paris, Flammarion, 1910 (1899 pour l'oeuvre originale), 337 p.

13 Margaret MEAD, Moeurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1969, 533 p. L'ouvrage dont est tiré cette traduction partielle, Coming of age in Samoa : a psychologicalstudy of primitive youth for western civilisation, a été édité en 1928.

14Bronisaw MALINOWSKI, La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, Paris, Payot & Rivages, 2000 (première édition : 1930), 405 p.

15Alfred KINSEY, Le comportement sexuel de l'homme, Paris, Pavois, 1948, 1020 p. ainsi que Le comportement sexuel de la femme, Paris, Amiot Dumont, 1954, 764 p.

16 Pierre SIMON, Rapport Simon sur le comportement sexuel des français, Paris, Éditions R. Julliard, 1972, 922 p.

17 Anne-Marie SOHN, Du premier baiser a l'alcôve : La sexualité des Français au quotidien (1850-1950), Paris, Aubier, 1996-a, p. 300 : « Les violences sexuelles ont été peu étudiées en France par les spécialistes d'Histoire contemporaine ». Il faut donc apparemment nuancer.

18 Ibid., p. 7.

19 Paul SERVAIS, Histoire de la famille et de la sexualité occidentales, Louvain-la-Neuve, Academia, 1993, p. 12.

système gouvernant les comportements amoureux vint récemment rappeler que ceux-ci ne sont pas immuables, qu'ils changent avec le temps et qu'il peut être utile d'observer ce qu'ils étaient dans le passé, ne serait-ce que pour mieux comprendre ce qu'ils deviennent de nos jours »20. Dans les années soixante et soixante-dix, le développement de disciplines telles que la psychologie et l'anthropologie culturelle poussent les historiens a complexifier leurs problématiques : les motivations, les sentiments rejoignent les comportements au nombre des thèmes abordés21.

L'histoire des mentalités, car c'est bien de cela dont il s'agit, a été révolutionnée dans les années soixante par Michel Foucault, principalement. Pour le domaine bien précis de la sexualité, son ouvrage de référence paraît au milieu des années soixante-dix22, partagé en trois volumes au total, dont les deux suivants sont publiés en 198423. Le premier volume reste centré, comme la plupart des ouvrages de Foucault, sur le discours associé au sexe, et non à la sexualité elle-même24. Le deuxième tome entre par contre dans notre cadre d'analyse : il y est question, outre de sexualité à proprement parler, des valeurs morales qui y sont associées. Au même moment, Jean-Louis Flandrin se lance lui aussi dans le récit de la sexualité à travers les âges. Ses premiers ouvrages sur la question25, traitent finalement plus des rapports au mariage, et ne traitent la sexualité que dans son rapport au mariage, justement. Sa publication suivante26 affine un peu plus le sujet, bien qu'une fois de plus, il s'agisse principalement d'une étude de l'influence de la morale et des valeurs sur la sexualité. A la fin de la décennie, Jean-Paul Aron et Roger Kempf investissent le XIXème siècle dans une étude sur la morale bourgeoise, qui ne gouverne que le discours et pas les pratiques27. Pour la première fois, on parle d'interdit, de ce que l'on pourrait appeler des attitudes peu orthodoxes - masturbation, adultère. La même

20 Georges DUBY, Amour et sexualité en Occident, Paris, Seuil, 1991, p. 9.

21 SERVAIS (1993), p. 12.

22 Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, vol. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, 224 p.

23 Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, vol. 2 : L'usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, 296 p. ainsi que Histoire de la sexualité, vol. 3 : Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, 288 p.

24 SOHN (1996-a), p. 7, cet ouvrage n'étudiait la sexualité que sous le prisme de l'observation des docteurs et des ecclésiastiques. Le « vécu ~ des personnes concernées n'était pas étudié.

25 Jean-Louis FLANDRIN, Les amours paysannes : Amour et sexualité dans les campagnes de l'ancienne France (XVIème-XIXème siècle), Paris, Gallimard, 1975, 258 p. ainsi que Familles : Parenté, maison, sexualité dans l'ancienne société, Paris, Hachette, 1976, 287 p.

26 Jean-Louis FLANDRIN, Le sexe et l'Occident : Evolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981, 375 p.

27 Jean-Paul ARON, Roger KEMPF, Le pénis et la démoralisation de l'Occident, Paris, Grasset, 1978, 306 p.

année, Alain Corbin défriche lui aussi le thème de la sexualité cachée, a travers l'histoire de la prostitution28. Peu a peu, on se rapproche d'une partie de la sexualité qui ne relève plus seulement de la morale, mais de la santé publique, voire de la justice29.

Avec l'histoire de la sexualité, la discipline a fait le premier pas vers l'étude des crimes qui y sont associés. Il faut attendre la seconde moitié des années 1990 pour voir des ouvrages historiques majeurs traitant des abus sexuels sur mineurs : les essais d'Anne-Marie Sohn30 et de Georges Vigarello31 font presque office de précurseurs sur ce sujet, malgré leur publication récente. Sans être trop téméraire, on peut penser qu'il s'agit là d'un oubli quelque peu volontaire, dû sans doute à la persistance de tabous touchant le sexe, et principalement le côté violent et scabreux de celui-ci. Dans son étude sur l'historiographie de l'Histoire des sexualités32, Sylvie Chaperon émet plusieurs hypothèses quant à ces difficultés à produire une Histoire de la sexualité. Elle souligne l'absence de soutien des institutions universitaires aux premières études sur le sujet, ainsi que les difficultés qu'ont les auteurs à se faire publier. La perspective de ne pas trouver de poste universitaire entre aussi en ligne de compte pour ceux qui transgressent les tabous.

Et comment ne pas évoquer la « conspiration du silence » dont Benoîte Groult se fait l'écho33 ? La journaliste et militante féministe s'insurge contre les hommes de pouvoir, et plus généralement contre le mâle dominant : « Pas un seul homme, pas un philosophe, pas un homme d'Église, pas un juriste, pas un de ceux qui ont écrit d'innombrables ouvrages sur toutes les formes d'activité humaine ne s'est soucié d'aborder le sujet, bien que le viol et la peur du viol fassent partie de l'univers psychique de la femme34 ». Et de poursuivre son raisonnement en évoquant la psychologie : « Le viol reste le seul crime

28 Alain CORBIN, Les filles de noce : Misère sexuelle et prostitution (XIXème et XXème siècle), Paris, Aubier Montaigne, 1978, 571 p.

29 Pour SOHN (1996-a), p. 7, l'ouvrage de Corbin permet d'aller vers une histoire « éloignée des préoccupations morales, natalistes et eugénistes ».

30 SOHN (1996-a), 310 p.

31 Georges VIGARELLO, Histoire du viol (XVIème-XXème siècle), Paris, Seuil, 1998, 357 p.

32Sylvie CHAPERON, « Histoire contemporaine des sexualités : ébauche d'un bilan historiographique », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 84 | 2001, mis en ligne le 01 juillet 2004. URL : http:// chrhc.revues.org/index1880.html

33 Benoîte GROULT, préface de l'édition française de Susan BROWNMILLER, Le viol, Paris, Stock, 1976, 568 p. Cité dans Jean-Claude CHESNAIS, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 145.

34Ibid., p. 144.

dont l'auteur se sente innocent et la victime honteuse35 ». Le pire est que les faits lui donnent raison jusqu'à une période récente. En 1977 le ministre de la Justice, Alain Peyrefitte, rend le rapport « Réponses à la violence ~ du Comité d'études sur la violence, qu'il préside. Sur les 193 pages du document, pas une n'est consacrée au viol36.

La justice a d'ailleurs un rôle important dans l'étude des abus sexuels, de par ses nombreuses archives entreposées pour la plupart dans les Archives départementales. Ainsi l'ouvrage d'Anne-Marie Sohn (1996) a été constitué principalement à partir de ce type de source. La sous-série 2U des Archives départementales d'Indre-et-Loire que nous avons explorée regroupe les jugements de procès en Cours d'Assises, pour les tribunaux de Tours, Loches et Chinon. L'analyse porte sur les deux dernières décennies du siècle - de 1880 à 1899 -, qui comptent 136 dossiers de ce type.

Les dossiers judiciaires abordés sont ceux des attentats à la pudeur et des viols sur les personnes mineures âgées de moins de quinze ans, qui ont été traités en cour d'assises. Des trois infractions réprimées par la loi, deux le sont pénalement, la troisième, l'outrage public à la pudeur, est jugée en correctionnelle. Les dossiers d'assises sont organisés en plusieurs parties : on trouve les renseignements a l'origine de la procédure, puis les pièces relatives a l'instruction, et enfin les pièces liées au procès.

Précisons les choses : la première liasse comprend donc les divers mandats introductifs, peu intéressants pour nous car ils sont purement administratifs, puis apparaissent dans certains cas des missives écrites ou télégraphiées entre divers acteurs - juges d'instruction ou de paix, procureurs, gendarmes, maires - qui peuvent nous donner des indications sur l'état d'esprit de chacun au moment d'aborder la nouvelle affaire. Viennent ensuite les procès-verbaux d'enquête et d'arrestation. Si ce dernier ne nous informe de rien de notable, le premier, outre le fait qu'il interroge les différents protagonistes entourant le crime et donne ainsi les premiers éléments de son déroulement, donne a voir les renseignements sur l'accusé, et parfois sur la victime et sa famille. Les documents suivants sont les plus intéressants, ils concernent l'instruction : interrogatoires et confrontations dressent bien plus de portraits qu'ils ne décrivent la

35Ibid., p. 145.
36Ibid., p. 145.

scène du crime. Au milieu de ces documents se tiennent les comptes-rendus d'examens médicaux ou pharmacologiques37, ainsi que l'acte de naissance de la victime, bien utile pour la qualification juridique du crime. Les pièces suivantes concernent l'accusé, a travers le tableau des renseignements38 et l'extrait de casier judiciaire. L'état des pièces a conviction, des frais de procédure et l'inventaire des pièces a conviction ne nous intéressent guère, et précèdent le réquisitoire, et l'acte d'accusation. Celui-ci est rédigé par le procureur, ce qui nous renseigne sur l'opinion de ceux qui font la justice. L'interrogatoire de l'accusé et la liste des témoins dispensent quelques informations intéressantes - présence d'un avocat, nombre, âge et profession des témoins appelés à la barre. La déclaration du jury détaille chaque chef d'inculpation ainsi que le verdict associé, y compris concernant l'attribution de circonstances atténuantes ou aggravantes. Enfin, le procès-verbal des débats annonce la peine prononcée.

Le traitement de ces textes se révèle relativement aisé, bien que parfois assez long. Les documents, plutôt bien conservés39, sont presque tous complets, et quand il manque un document important, on peut, en recoupant les informations ou en cherchant dans d'autres feuillets, retrouver peu ou prou ce que l'on cherchait. C'est l'un des avantages de l'administration judiciaire : toutes les étapes sont consignées jusque dans le moindre détail, aussi, la même information peut être portée à plusieurs endroits différents, revenant plus tard dans la procédure. Au chapitre des problèmes, il convient de signaler que même si notre rôle n'est pas ici de mener une contre-enquête sur des affaires qui ne font plus de mal à leurs protagonistes depuis longtemps, il faut comprendre le déroulement des faits pour apprécier certaines informations qui entreront ensuite dans les données statistiques40. Il convient ici d'effectuer une petite parenthèse, en ajoutant

37 Chacun est accompagné d'une ordonnance du tribunal, qui détermine précisément les objectifs du futur examen.

38 Celui-ci comporte les informations suivantes : profession, domicile, âge, poursuites antérieures, état de famille et niveau d'instruction.

39 Jean-Claude FARCY, « Les archives judiciaires et pénitentiaires au XIXème siècle », in Benoît GARNOT (dir.), Histoire et criminalité de l'Antiquité au XXème siècle : Nouvelles approches : Actes du colloque de DijonChenove, 3-5 octobre 1991, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1992, p. 101-102 : on y apprend qu'une circulaire du Garde des sceaux du 9 octobre 1926 précise que pour des raisons matérielles certains types de documents d'archives seront détruits, et ne seront conservés que ceux présentant un intérêt historique. Le vingt-cinq juin de l'année suivante, la Direction des archives de France établit une liste des documents a préserver, dans laquelle on trouve les dossiers de jugement pour attentat à la pudeur ou viol.

40 Par exemple, on pourrait citer la présence de victimes supposées dans les interrogatoires de l'instruction. Parfois elles ne sont pas entendues en qualité de témoin, ni même portent sur leur nom un chef

que nous utiliserons les renseignements statistiques contenus dans le Compte général de l'administration de la justice en France41, afin de comparer les données locales et nationales. Une autre source aurait eu certainement une grande utilité : les comptesrendus des présidents d'assises42. Malheureusement pour la période de 1877 à 1895, ceux de la Cour d'appel d'Orléans, dont dépendent les trois tribunaux d'assises d'Indre-etLoire, ont été perdus. Les différents textes de loi et codes pénaux nous sont également utiles en tant que sources imprimées. Revenons à nos problèmes : la graphie bien sûr, peut poser problème, notamment dans les comptes-rendus d'interrogatoire oü le greffier est tenu de rédiger au fur et à mesure les paroles des interrogés. Enfin, la plus grosse difficulté tient dans l'originalité de chaque affaire. Si certaines sont facilement démêlables, d'autres ne sont qu'amas de déclarations contradictoires qui amènent facilement au contresens historique. Notre démarche doit donc se parer de patience et de rigueur.

L'étude est donc composée d'un mélange de statistiques et de faits concrets, propres à chaque affaire. Les données quantitatives sont sans cesse mêlées et corroborées par les extraits des sources, afin de ne pas tomber dans le piège statistique bien connu des historiens. Par ce jeu de renvois, nous tenterons - en toute modestie, tant la tâche paraît impossible - de nous approcher, par le biais de ces différentes sources judiciaires, de la valeur accordée aux enfants par l'institution judiciaire, et par la société dans son ensemble. Déterminer l'importance de son innocence, de sa vulnérabilité, de sa parole, tels seront les enjeux de notre exploration.

Avant de développer les aspects humains de ces crimes, nous allons poser les bases du fonctionnement de la justice du XIXème siècle, de ses multiples évolutions. Puis nous passerons de l'institutionnel au factuel : explorer les multiples facettes du crime et ses différents protagonistes. Enfin, la machine judiciaire, à travers les multiples influences qui pèsent sur elle, constituera la dernière ramification de l'exposé.

d'accusation envers le prévenu. Il s'avère alors nécessaire de bien comprendre les comptes-rendus d'interrogatoires pour apprécier les raisons qui commandent a l'élimination pure et simple de ces

personnes dans le processus judiciaire.

41 Le Compte général est un compte-rendu annuel présenté par le Garde des Sceaux. Il détaille l'évolution

de l'activité des tribunaux, accompagnée de commentaires. Le premier volume concerne l'année 1825, et court sur tout le XIXème siècle. Certaines années ne sont malheureusement plus disponibles, les autres étant consultables sur le site internet Gallica.

42 Consultables aux Archives nationales, série BB20.

PREMIÈRE PARTIE : LE CADRE JURIDIQUE

Chapitre I : Protéger l'enfant, cet être a part

« Il faut éclairer l'histoire par les lois et les lois par l'histoire. )) Montesquieu.

Le sentiment d'une place a part pour l'enfant dans la société a été le fruit d'une longue construction au fil des siècles. Pour l'historien Philippe Ariès43, on peut situer son apparition à la fin du XVIIème siècle44, sous l'impulsion de la pensée des Lumières. De la conscience de cette différence, découle naturellement la question du rapport de force existant entre cet individu et ses aînés. Réduire cependant la protection de l'enfance a des notions purement physiques serait trop réducteur : il s'agit également de les prémunir de tout ce qui a trait à la sexualité, dans le collimateur du courant de puritanisme du XIXème siècle, imposé par la « société bourgeoise )).De par sa faiblesse tout autant physique que mentale, l'enfant doit donc être protégé, et cela passe nécessairement par la loi. La justice est « une institution dont la fonction est de produire des normes sociales ))45.

Le code pénal de 1791 : une répression incertaine

Le code pénal du 25 septembre 1791 est le premier du genre en France, et dans ce catalogue de répressions apparaît celle envers les crimes sexuels, ou plutôt le crime

43 Celui-ci, avec son livre L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, devient en 1960 le précurseur de l'histoire de l'enfance.

44 MANCIAUX, GABEL, GIRODET, MIGNOT, ROUYER (2002), p. 37.

45Laurence GUIGNARD, « Aliénation mentale et justice pénale : pour une histoire des représentations judiciaires )), L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], mis en ligne le 14 octobre 2009. URL : http://acrh.revues.org/index1750.html, § 2.

sexuel, car le texte se révèle un peu pauvre sur le sujet. Après de nombreux articles concernant les homicides et blessures, deux points évoquent le viol46 :

Article 29 : Le viol sera puni de six années de fers.

Article 30 : La peine portée en l'article précédent sera de douze années de fers, lorsqu'il aura été commis dans la personne d'une fille âgée de moins de quatorze ans accomplis, ou lorsque le coupable aura été aidé dans son crime, par la violence et les efforts d'un ou de plusieurs complices.

Force est de constater que ce premier code pénal ne fait pas dans la nuance : un seul comportement est criminalisé. Toutefois il admet plusieurs éléments, a travers l'article 30, qui sont déterminants par l'introduction de notions d'âge et de violence qui sont au XIXème siècle deux éléments centraux de l'arsenal législatif mis en place pour lutter contre les violences sexuelles faites aux enfants. Les juristes commencent déjà à faire une distinction entre le crime sur adulte et celui sur enfant, et à évoquer sans le nommer un âge de consentement. Toutefois il convient de tempérer l'importance que revêt ce distinguo car, nous aurons l'occasion de le constater plus tard, le viol n'est pas le crime le plus répandu sur les enfants.

Autre concept d'importance : la violence. La mentionner comme une possibilité dans l'acte, et non intrinsèquement compris dans celui-ci, peut paraître injustifié au regard de l'origine du mot. Le terme de viol est en effet issu du vocable latin violare qui exprime l'idée de « traiter avec violence »47. Cette nuance n'a pourtant pas été introduite par hasard. Les rédacteurs du code ont mis sur un pied d'égalité l'âge de consentement et l'usage de la violence, et nous n'irons pas jusqu'à supposer qu'ils ont sous-entendu que celui-ci était inhérent au viol d'une jeune fille de moins de quatorze ans. Cela souligne que les juristes ont pris en compte l'infériorité physique des jeunes filles48, qui en fait des victimes « faciles » qui n'ont pas a prouver l'emploi de la violence a leur encontre.

Au chapitre des carences, outre l'absence d'attaques sexuelles autres que le viol, on
constate que les potentielles victimes masculines sont oubliées. Malgré cela, le texte de

46 Dans la deuxième partie, titre II, section I. Version complète et originale du texte disponible sur internet à l'adresse suivante :

http://ledroitcriminel.free.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/code_%20penal_25_09_1791.htm

47 REY (2010), p. 2465.

48 La référence a la complicité va dans ce sens, comme une aggravation de l'infériorité physique de la victime.

1791 sert de socle juridique au futur code pénal de Napoléon Ier, qui affine les notions déjà employées tout en développant le catalogue des faits incriminés.

Le code pénal de 1810 : naissance de l'attentat a la pudeur

Dans l'histoire de la justice française, le code du 12 février 1810 marque un tournant considérable de par l'ampleur du travail accompli pour faire coller le texte a une réalité des faits en constante évolution. Cet amorcement s'était fait sentir quatre ans plus tôt, lors de la réforme de la procédure civile : celle-ci avait pour principaux objectifs l'élimination des abus de l'ancienne mouture, la réduction des délais et des frais. Mais surtout on donnait aux juges plus de possibilités pour intervenir de leur propre initiative, bien qu'ils ne s'en soient pas beaucoup servis49. Le quatrième article du même texte oblige les juges à statuer en dépit « du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi »50, ce que les deux juristes François Gény et Raymond Saleilles ont simplifié en « par le code, au-delà du code »51. Les attentats aux moeurs, titre de la section qui leur est a présent dédiée, n'échappent pas à ce mouvement de perfectionnement de la justice rendue.

Le nouveau code crée donc des crimes et délits qui n'existaient pas, désignant comme violence sexuelle des gestes demeurés jusque-là ignorés52. Le conseiller d'État Louis-Joseph Faure, qui le 7 février 1810 fait son rapport au corps législatif, dresse le même constat : « La loi de 1791 n'a parlé que du viol. Elle s'est tue sur d'autres crimes qui n'offensent pas moins les moeurs ; il convenait de remplir cette lacune »53. Au rang des infractions jugées en cour d'assises, l'attentat a la pudeur rejoint le viol, alors qu'est

49 Alain WIJFFELS, « La pratique et les réformes du code de procédure civile (1806) : le syndrome de la "lettre morte" », in Benoît GARNOT (dir.), Normes juridiques et pratiques judiciaires du Moyen-Age à l'époque contemporaine, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2000, p. 217 : l'auteur parle d' « inertie » des juges.

50 Claire BOUGÉ, « "Par le code, au-delà du code" : du code pénal de 1810 à son interprétation par les magistrats de la cour de cassation au XIXème siècle », in GARNOT (2000), p. 225.

51 Ibid., p. 226.

52 VIGARELLO (1998), p. 136.

53Code pénal, suivi de l'exposé des motifs présenté par les orateurs du Gouvernement, des rapports faits au corps législatif, d'une table méthodique... et d'une table alphabétique et raisonnée des matières du code. Tome second contenant les motifs et rapports, Paris, Firmin Didot, 1810, p. 187.

L'intégralité de l'ouvrage est consultable en ligne a l'adresse suivante : http://cujas-num.univparis1.fr/ark:/45829/pdf0603221600

introduit l'outrage public à la pudeur, sanctionné au tribunal correctionnel54. En 1748, Montesquieu distingue déjà dans De l'esprit des lois, deux types d'infraction contre les moeurs, distinction reprise par le code pénal55 :

« Les peines qui sont de la juridiction correctionnelle suffisent pour réprimer ces sortes de délits [contre les moeurs], en effet ils sont moins fondés sur la méchanceté que sur l'oubli ou le mépris de soimême. Il n'est ici question que des crimes qui intéressent uniquement les moeurs, non de ceux qui choquent aussi la süreté publique, tels que l'enlèvement et le viol. »

Nous passons ici sur la distinction opérée selon les principes d'un manichéisme dont on pourrait discuter les fondements. Nous retenons la seconde partie du développement qui élève le viol au rang de danger pour la sûreté des personnes, au contraire du délit contre la pudeur. Nous sommes ici devant l'archétype du code pénal révolutionnaire si peu nuancé. La citation du conseiller d'État nous apparaît donc comme employée, curieusement, à contre-emploi. Mais peu importe au final puisque le code pénal impérial a créé au milieu de ces deux entités distinctes une troisième, l'attentat a la pudeur avec violence. Intéressons-nous tout d'abord au premier échelon, celui du délit.

Article 330 : Toute personne qui aura commis un outrage public à la pudeur, sera punie d'un emprisonnement de trois mois à un an, et d'une amende de seize francs à deux cents francs.

C'est le moins grave des délits sexuels sanctionnés, et bien plus que dans la répression des viol et attentat a la pudeur, s'exprime l'idée de protection des valeurs morales. L'ajout de l'adjectif relatif a une publicité des faits le suggère, et laisse a penser que c'est ce que le texte sanctionne en premier lieu. Affirmation corroborée par le jurisconsulte Faustin Hélie, qui note que son caractère est « de causer un scandale ». A la différence d'un crime sexuel, il n'attente a la pudeur de personne en particulier, et n'est pas accompagné de violence56. Selon un arrêt de la cour de cassation en 1813, les outrages incriminés « n'ont pu blesser la personne ~ sur laquelle a été commis l'acte, mais

54 Dans la troisième partie, titre II, chapitre premier, section IV. Texte original disponible en intégralité à l'adresse suivante :

http://ledroitcriminel.free.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/code_penal_1810/code_penal_1810 _3.htm

55Code pénal, suivi de l'exposé des motifs... (1810), p. 186. La citation est légèrement modifiée mais son sens n'est pas altéré. Pour l'anecdote, Montesquieu a écrit : « *...+ toutes les peines qui sont de la juridiction correctionnelle, suffisent pour réprimer la témérité des deux sexes ». Inutile de préciser que les hommes devaient pourtant être bien plus concernés que les femmes par cette témérité qu'on déplore.

56 Faustin HÉLIE, Pratique criminelle des cours et tribunaux, résumé de la jurisprudence sur les codes d'instruction criminelle et pénal, deuxième partie : le code pénal, Paris, Marchal, Billard et Cie, 1877, p. 350. Ici, l'auteur cite un arrêt de la cour de cassation de 1838. Il reprend ensuite les termes de Montesquieu pour qualifier le délit : « Il est moins un acte de méchanceté, qu'une dégradation, un oubli de soi-même ».

seulement créé un scandale public57. Peu importe la victime, ce n'est pas elle qu'on défend. Sont exclues du champ d'application de l'article les injures, seuls sont jugés les gestes et les faits58. Contrairement à la loi de 179159, qui punissait l'outrage fait a la pudeur des femmes, cet énoncé étend le délit à la pudeur de l'autre sexe.

Pour les actes plus graves, cette notion n'a pas d'incidence explicite60, les circonstances accablantes étant la violence et l'âge de la victime, comme vingt ans plus tôt.

Article 331 : Quiconque aura commis le crime de viol, ou sera coupable de tout autre attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l'un ou de l'autre sexe, sera puni de la réclusion.

Premier constat : le nouveau code impérial ne distingue plus, comme l'avait fait son aîné, le viol avec ou sans violence. Le viol semble définitivement défini comme empreint nécessairement de violence, toutefois cela engendre un problème majeur : à la victime de prouver qu'elle s'est défendue. La violence étant un élément constitutif du crime, si elle n'est pas constatée le viol devient soit une tentative, soit un attentat à la pudeur61. Pour Hélie, « le défaut de consentement ne remplace pas la violence, s'il n'est accompagné d'une véritable résistance »62.

D'autre part, l'article implique que l'attentat a la pudeur avec violence est considéré, du point de vue du type de condamnation, comme égal au viol. Une définition plus générale apparaît dans le discours d'un des rédacteurs du présent code, Monseignat63 :

« Le plus grand des attentats qui puissent outrager les moeurs est celui qui emploie la force et l'audace contre la faiblesse et la pudeur, qui anéantit la liberté dans son plus doux exercice, qui imprime à la vertu la tache du déshonneur et rend la personne complice, bien que le coeur reste innocent. »

57 Joseph BRIAND, Ernest CHAUDÉ, J. BOUIS, Manuel complet de médecine légale ou résumé des meilleurs ouvrages publiés jusqu'à ce jour sur cette matière et des jugements et arrêts les plus récents, 9ème édition, Paris, J.-B. Baillère et Fils, 1874, p. 63. Disponible en intégralité sur le site internet Gallica.

58 Ibid. : jugement de la cour de cassation en janvier 1803.

59 Malgré les recherches effectuées sur internet a ce propos, nous n'avons pu retrouver cette fameuse loi des 19-22 juillet 1791, et donc de sa teneur a propos de ce qu'en dit Hélie.

60 Nous verrons plus tard que cette publicité du crime semble tout de même avoir un impact sur la perception du crime par les juges.

61 HÉLIE (1877), p. 357.

62 Ibid.

63 Anne-Claude AMBROISE-RENDU, Une histoire des sensibilités : médias, crimes et justice, Vol.!!! : enfants violés, une histoire des sensibilités (X!Xème-XXème siècle), inédit, p. 20. Le discours est extrait de la Gazette Nationale - qui deviendra l'année suivante le Moniteur Universel - du 27 février 1810.

Cet extrait s'avère précieux pour comprendre les enjeux de la nouvelle loi. Premièrement, il est flagrant - mais la dénomination de cet attentat ne l'atteste-t-elle pas déjà ? - que c'est avant tout la pudeur, les moeurs, la morale qu'il convient de protéger64. La victime n'est vue qu'à travers le prisme sociétal du déshonneur. On pourrait se réjouir de voir enterrée une définition purement physiologique du viol ou de l'attentat a la pudeur. Pourtant, ce rapport omniprésent à la morale nous indique surtout le peu d'importance accordé a l'individu et ses souffrances, physique comme mentale. Cependant cette allocution n'a pas que des aspects négatifs, preuve en est l'utilisation des termes « liberté » et « innocent », qui induisent l'idée que la victime n'est pas - encore - suspectée moralement. Le poids de la valeur morale imprimée a chaque crime n'est pas du tout fortuit si l'on en croit le sociologue Émile Durkheim, lequel écrit en 1893 : « Les moeurs sont la base du droit »65.

Mais revenons au contenu de l'article. Il faut noter l'apparition de deux thèmes de premier intérêt, la tentative d'une part, et de l'autre l'étendue de la répression pénale aux victimes de sexe masculin. La gravité de l'acte tenté est assimilée a celle de l'acte réalisé, ainsi la culpabilité n'est pas allégée en cas d'échec de celui-ci66. Là encore, on retrouve la prééminence de la vertu qui compte bien plus pour la justice que la réalité du crime. Mais ici cela se présente plus comme une attention portée directement à la victime, pour qui le traumatisme est bien présent quelle que soit l'issue de l'attentat. C'est là le premier pas vers une reconnaissance de la blessure mentale faite à la victime, processus qui se développe tout au long du siècle. Ce n'est plus une victime au nom de la société toute entière, mais pour elle-même.

L'autre aspect novateur touche a la reconnaissance des individus masculins comme victimes potentielles d'actes auparavant réservées juridiquement aux seules femmes. Cette perspective était déjà présente, nous l'avons vu, dans l'article précédent. Mais il ne faut surtout pas se méprendre : malgré l'affirmation selon laquelle les deux sexes sont concernés par la qualification de viol, cela n'est pas du tout transcrit dans les procès.

64 Dans le Compte général, on trouve un tableau détaillant les motifs d'abandon de poursuites de la part du ministère public. Il n'est pas fortuit de constater qu'une de ces raisons est « que les faits étaient sans gravité et n'intéressaient pas essentiellement l'ordre public ».

65 Émile DURKHEIM, De la division du travail social, 1893, p. 29-30. Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p. 17.

66 VIGARELLO (1998), p. 141.

Jamais un attentat sur une personne du sexe fort n'est jugé comme un viol. Marie-Odile Fargier l'exprime ainsi, en 1976 : « Juridiquement parlant, il n'y a viol que si un homme introduit son pénis dans le vagin de la victime. Sodomiser une femme ou un jeune garçon, déflorer une petite fille autrement qu'avec un phallus, ce n'est pas violer : c'est attenter a la pudeur )) 67.

Le principal problème de cet article, qui finalement était déjà présent dans la version de 1791, réside dans la caractérisation de la violence, question centrale dans ces jugements68. D'après Anne-Claude Ambroise-Rendu, de nombreux jurés, tout en reconnaissant l'existence de l'attentat, acquittaient le prévenu car ils ne retenaient pas la notion de violence69. Celle-ci doit être le signe d'une résistance de l'enfant, et non d'une violence au moment de la pénétration, par exemple70. Ainsi, elle ne peut jamais être présumée, quelle que soient les aspects présents dans les témoignages. Et l'auteur de citer un cas d'attentat a la pudeur déclaré sans violence lors du jugement alors que le réquisitoire affirmait l'inverse : « Il chercha à introduire son membre viril dans le corps de la jeune victime qui ressentit de la douleur au même instant, et pendant plusieurs jours, elle éprouva des souffrances provenant des violences auxquelles elle avait été en butte ))71.

Article 332 : Si le crime a été commis sur la personne d'un enfant au-dessous de l'âge de quinze ans accomplis, le coupable subira la peine des travaux forcés à temps.

Cet énoncé est a mettre en relation avec l'article 30 du code de 1791, il en est le prolongement et a la fois l'amélioration. L'âge en-dessous duquel le crime est plus sévèrement puni progresse d'un an, mais surtout cette distinction entraîne un changement de catégorie de la peine prononcée. La loi de 1791 ne faisait que doubler la durée de la peine infligée, celle-ci classe ce type d'attentat au rang des punitions les plus sévères prévues par ce nouveau texte. Toutefois il convient de nuancer, la peine de fers prévue par l'article 6 du précédent code stipulant que ces condamnés seraient « employés a des travaux forcés au profit de l'État )). Il ne faut donc retenir que la

67 Marie-Odile FARGIER, Le viol, Paris, Grasset, 1976, p. 10.

68 Anne-Claude AMBROISE-RENDU, « Attentats à la pudeur sur enfants : le crime sans violence est-il un crime ? (1810 - années 1930) )), Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 165-188, p. 167.

69 Ibid.

70 Ibid., p. 174.

71 Ibid., p. 172.

gradation entre les articles 331 et 332, et non la finalité de la peine, similaire à la fin du XVIIIème siècle.

Article 333 : La peine sera celle des travaux forcés à perpétuité, si les coupables sont de la classe de ceux qui ont autorité sur la personne envers laquelle ils ont commis l'attentat, s'ils sont ses instituteurs ou ses serviteurs à gages, ou s'ils sont fonctionnaires publics, ou ministres d'un culte, ou si le coupable, quel qu'il soit, a été aidé dans son crime par une ou plusieurs personnes.

En revanche, cet article apporte une nouveauté, car dans l'ancien code pénal la peine des fers ne pouvait en aucun cas être perpétuelle - voir l'article 8. Là n'est pas la seule innovation puisque la question de l'autorité de l'agresseur, sorte de symétrie de la faiblesse tant employée pour qualifier la victime, est évoquée. Outre les professions (( à risque )) à cause de cette influence en découlant, le texte faire référence aux personnes ayant plus généralement autorité sur la victime, c'est-à-dire depuis quelques années et la promulgation du code civil, la personne du père72. Néanmoins il peut paraître curieux, au regard du statut de l'inceste, que celui-ci ne soit pas mis en exergue par rapport aux crimes commis par les autres personnes mentionnées ci-dessus : c'est « l'interdit absolu ))73. Boitard parle en 1836 dans ses Leçons de droit criminel du problème lié à l'inceste : (( *sa+ répression ne peut être obtenue qu'en soulevant des scandales plus redoutables peut-être que l'impunité )). Ce qui confirme la réticence des juges à pénétrer l'intimité de la famille, quand bien même elle révèlerait des actes criminels74. Sauvegarder les bonnes moeurs, tout du moins sauver les apparences apparaît comme l'éternel motif de la justice en ce qui concerne les crimes sexuels.

Dans les cas d'inceste, le code civil prévoit une protection supplémentaire à la jeune victime, si la peine infligée est de nature afflictive ou infamante - ce qui est nécessairement le cas ici, ces peines étant la réclusion et les travaux forcés75. Le condamné est déchu de ses droits de tutelle sur ses enfants76. Cette disposition est également présente dans l'article 335 du code pénal qui punit l'excitation a la débauche des mineurs. Tout cela illustre la volonté, certes timide pour l'instant, de protéger la jeune victime au sein même de l'environnement auquel son âge la confine : la famille.

72 Article 372 du code civil de 1804. Le code est consultable dans son intégralité sur le site internet de l'Assemblée nationale : http://www.assemblee-nationale.fr/evenements/code-civil-1804-1.asp

73 SOHN (1996-a), p. 63.

74 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 181.

75 Article 7 du code pénal.

76 Article 443 du code civil.

Le code pénal de 1832 : l'automatisation du non-consentement

Incontestablement, la révision du code pénal sous la monarchie de Juillet se dégage comme l'avancée la plus notable en faveur de la répression des violences sexuelles sur les enfants. Depuis quatre décennies elle était entravée par des dispositions pénales inadaptées, notamment à cause de la question du consentement - qui comprend celle de la violence. La loi obligeait alors la victime à prouver, par des traces sur son corps ou par la production de témoignages, que la violence avait été utilisée contre elle - et par la même occasion qu'elle n'était pas consentante. Si cette façon de procéder pouvait convenir lors de l'agression d'une personne adulte et donc consciente de l'acte que l'on commettait contre elle, ceci était difficilement applicable à une jeune victime. De plus cela allait a l'encontre du principe selon lequel les enfants sont innocents et non initiés au sujet de ce qui a trait à la sexualité.

L'autre obstacle résidait dans l'inégalité de force physique entre la jeune victime et son agresseur, lequel pouvait facilement en venir à bout sans forcément imprégner sur l'enfant les stigmates d'une bagarre. Pire même, l'assaillant n'avait le plus souvent nul besoin d'en arriver a violenter sa proie. De par son innocence a priori, l'enfant se précipitait sans crainte dans la gueule du loup, voire se laissait faire sans opposer de résistance.

Voici les raisons pour lesquelles le nouveau code pénal du 28 avril 1832 a modifié les articles 331, 332 et 333. Il en a élargi les compétences et en a également renforcé la sévérité. Seul le texte sur les outrages publics à la pudeur est resté identique à celui de l'ancien code.

Article 331 : Tout attentat à la pudeur, tenté ou consommé sans violence sur la personne d'un enfant de l'un ou de l'autre sexe, âgé de moins de onze ans, sera puni de la réclusion.

L'article qui concernait auparavant les viol et attentat avec violence est remplacé par un texte instituant un nouveau crime. Les actes physiques restent les mêmes, mais il est important de noter que ce crime est bien une entière innovation. Comme nous l'avons souligné, dans les codes révolutionnaire et impérial, l'âge de la victime n'était qu'une circonstance accablante du crime, et ne faisait qu'aggraver les peines encourues. Ici, l'âge de la victime devient constitutif du crime, elle lui est indispensable. Vigarello nous indique

qu'un parlementaire visiblement en avance sur son temps, a sans succès proposé d'étendre cette définition aux enfants âgés de moins de quinze ans77.

Hélie remarque justement que l'absence de violence paraît s'opposer sémantiquement au terme d'attentat78. C'est pour cela que la caractéristique de l'âge de la victime est nécessaire, car elle entraîne naturellement la considération que tout attentat à la pudeur commis sur un enfant de moins de onze ans est un acte violent. C'est en substance l'avis de Monseignat, qui parle d' « une victime si faible et si inexpérimentée que cet acte de séduction peut être assimilé à une violence »79. Nous reviendrons plus tard sur la notion de séduction. L'inconvénient d'une telle loi, c'est qu'elle oblige la victime âgée de onze ans et plus à faire elle-même la preuve que la violence a été utilisée contre elle80, car si l'âge de la victime est constitutif de l'attentat sans violence, cette dernière est l'élément constitutif pour un crime commis sur une personne d'au moins onze ans révolus. Ainsi, quelle que soit l'immoralité de l'acte commis, il n'est passible d'aucune peine.

L'attentat sans violence comprend tout ce qui peut corrompre la pureté de l'enfant, s'appliquant aux actes exercés sur la victime bien sûr, mais également à ceux que celle-ci serait amenée a pratiquer sur l'agresseur81.

Hélie note que l'article 2 sur la tentative ne peut être appliqué a l'attentat sans violence82. C'est pour cette raison qu'elle est incluse directement dans l'article 331 ; chaque tentative d'attentat est donc considérée comme un attentat, c'est ce pourquoi dans notre corpus nous n'avons jamais de dossier de tentative d'attentat a la pudeur, comme c'est le cas avec le viol. Ce qui les différencie c'est l'impossibilité d'un désistement volontaire une fois l'exécution commencée, dans le cas d'un attentat a la pudeur83. La notion de tentative devient donc caduque.

77 VIGARELLO (1998), p. 155. Également dans Adolphe CHAUVEAU, Code pénal progressif ; commentaire sur la loi modificative du code pénal, Paris, L'Éditeur, 1832, p. 290.

78 HÉLIE (1877), p. 353.

79 Cité par AMBROISE-RENDU (inédit), p. 26.

80 Yvonne KNIBIEHLER, La sexualité et l'histoire, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 191.

81 HÉLIE (1877), p. 353 : l'auteur évoque deux arrêts de la cour de cassation de 1835 et 1860.

82Ibid., p. 354.
83Ibid., p. 358.

Beaucoup d'historiens interprètent l'apparition de l'attentat sans violence comme la première reconnaissance de la violence morale associée aux crimes sexuels84. Vigarello estime que ce raisonnement s'est construit entre les années 1820 et 1860, car de nombreux attentats ou viols donnaient lieu a des acquittements, faute d'avoir pu prouver l'emploi de violence physique, et donc d'avoir pu démontrer le crime85. Ambroise-Rendu estime elle que c'est a partir des années 1850, a travers la séduction de la victime86, thème qui dépasse le cadre judiciaire. Toujours est-il que cette notion est apparue dès 1832 dans le discours prononcé par le parlementaire, aujourd'hui tombé dans l'oubli, qui souhaitait amender l'article 33187.

« On a voulu punir l'effet de la séduction si facile sur un individu qui n'est pas à même d'apprécier toute l'immoralité de l'action à laquelle on lui propose de se soumettre. Eh bien ! cette séduction n'estelle pas à peu près aussi à craindre sur un enfant en dessous de quinze ans que sur celui en-dessous de onze ans ? »

Il semble que le mouvement soit effectivement apparu quelques années avant que le nouveau code pénal ne soit promulgué, et que cette prise de conscience soit à mettre au crédit du monde judiciaire. Quelques courants ont en vain tenté de faire rentrer l'attentat sans violence dans les termes de la loi, arguant la présence d'une violence morale, mais la cour de cassation a tranché en 1830 en leur défaveur88. Deux ans plus tard, elles sont exaucées.

Article 332 : Quiconque aura commis le crime de viol sera puni des travaux forcés à temps.

Si le crime a été commis sur la personne d'un enfant au-dessous de l'âge de quinze ans accomplis, le coupable subira le maximum de la peine des travaux forcés à temps.

Quiconque aura commis un attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l'un ou de l'autre sexe, sera puni de réclusion.

Si le crime a été commis sur la personne d'un enfant au-dessous de l'âge de quinze ans accomplis, le coupable subira la peine des travaux forcés à temps.

La nouvelle loi différencie les crimes de viol et d'attentat avec violence, alors que l'ancien code les punissait de la même manière. Par cette séparation elle reconnaît leurs caractères et conséquences distincts, malgré l'emploi commun de la violence.

84 VIGARELLO (1998), p. 155.

85 Ibid., p. 153.

86 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 174-175.

87 CHAUVEAU (1832), p. 291.

88 Ibid., p. 291-292.

Les deuxième et quatrième paragraphes indiquent que l'âge de la victime constitue une circonstance aggravante dans le cas où elle aurait moins de quinze ans. Cela implique que la question de l'âge « doit faire l'objet d'une question séparée qu'il appartient au jury de résoudre »89, ce qui crée un problème que nous aborderons par la suite.

Dans le cas oü l'attentat avec violence aurait été commis sur un enfant de moins de onze ans, la question s'est posée de savoir quel article devait être appliqué. Devait-on suivre les dispositions de l'article 331, parce que l'enfant n'a pas onze ans, ou celles du texte suivant, parce l'attentat a été commis avec violence ? La cour de cassation a tranché en 1856, suivant cette dernière opinion90.

Une autre circonstance aggravante fait son apparition dans l'article suivant, et constitue un véritable progrès dans la lutte contre l'inceste.

Article 333 : Si les coupables sont les ascendants de la personne sur laquelle a été commis l'attentat, s'ils sont de la classe de ceux qui ont autorité sur elle, s'ils sont ses instituteurs ou ses serviteurs à gages, ou serviteurs à gages des personnes ci-dessus désignées, s'ils sont fonctionnaires ou ministres d'un culte, ou si le coupable , quel qu'il soit, a été aidé dans son crime par une ou plusieurs personnes, la peine sera celle des travaux forces à temps, dans le cas prévu par l'article 331, et des travaux forcés à perpétuité, dans les cas prévus par l'article précédent.

Cette nouvelle version a le mérite de clarifier son champ d'action, a défaut de l'élargir. Les ascendants sont clairement identifiés dans la catégorie des personnes ayant autorité sur la victime. Sont également inclus les tuteurs et curateurs. Un parlementaire a vainement proposé un amendement visant a étendre la notion d'autorité a celle que confère le statut de maître envers son domestique91. « L'autorité que vous aviez sur la fille *...+ comme sur les autres domestiques, constitue une circonstance aggravante du fait qui vous est reproché ~, annonce un juge d'instruction a un prévenu92.

En somme, la révision du code pénal a amélioré les articles existants, tout en consacrant
enfin, a travers le nouvel article 331, l'importance mais surtout l'existence de la violence
morale dans le crime. Ce texte est le premier à véritablement réprimer la violence

89 HÉLIE (1877), p. 359.

90 BRIAND, CHAUDÉ, BOUIS (1874), p. 73.

91 CHAUVEAU (1832), p. 294-295.

92 Archives départementales d'Indre-et-Loire, sous-série 2U, carton n°602, affaire Trouvé. L'accusé ayant été acquitté, impossible de savoir si cette circonstance aurait effectivement été retenue lors du verdict.

sexuelle sur enfant dans le sens oü il crée pour le défendre un type particulier d'attentat, oü l'âge de la victime est le principal constituant du crime.

Le code pénal de 1863 : le processus continue

La première pierre ayant été posée, restait a consolider l'édifice voire a le développer. La révision du code pénal le 18 avril 1863 vise donc à renforcer les mesures prises en faveur de l'enfance. Cela se traduit dès le premier article par une aggravation de peine : les outrages publics a la pudeur auparavant punis d'un maximum d'un an de prison le sont à présent de deux. A contrario, l'article 331 bénéficie lui d'une refonte de son champ d'action.

Article 331 : Tout attentat à la pudeur, consommé ou tenté sans violence sur la personne d'un enfant de l'un ou de l'autre sexe, âgé de moins de treize ans, sera puni de la réclusion.

Sera puni de la même peine l'attentat à la pudeur commis par tout ascendant sur la personne d'un mineur, même âgé de plus de treize ans, mais non émancipé par le mariage.

Le volet le plus important, a savoir l'âge en-dessous duquel le consentement de la victime est automatiquement réfuté, est réévalué. Le rapporteur de la commission révèle qu'au départ, la proposition contenue dans le projet de modification du code mentionnait l'âge de douze ans. La commission a ensuite rehaussé d'elle-même cette limite93. Toujours estil que la victime semble rester au second plan de ces mesures, le rapporteur insistant sur la nécessité de « protéger les familles contre ce désordre moral ))94. Celui-ci poursuit en évoquant des cas probables de dépravation précoce, énonçant là une problématique qui prend de l'ampleur, initiée par la médecine légale. Selon lui, l'âge a arrêter doit dépendre du climat, citant la Toscane, la Sardaigne et les Deux-Siciles, où celui-ci est fixé à douze ans, contre quatorze plus au nord - Suisse, Prusse, Autriche. La France se situant entre ces deux zones, la limite d'âge doit être établie au milieu également. Pour certains, treize ans correspond plutôt au moment où presque tous les enfants ont effectué leur première communion : « le sentiment du mal est plus vif ))95.

93 Antoine-Georges BLANCHE, Etudes pratiques sur le code pénal, cinquième étude, Paris, Cosse, Marchal et Cie, 1870, p. 82.

94 Ibid.

95 Albert PELLERIN, Commentaire de la loi des 18 avril - 13 mai 1863 portant modification de soixante-cinq articles du code pénal, Paris, Auguste Durand, 1863, p. 172. Disponible en intégralité sur internet sur le site de Google Books.

L'article est doté d'un second paragraphe inédit, prolongeant les avancées perçues en 1832 dans la lutte contre l'inceste criminel. Le rapporteur de la commission explique qu'au-delà de treize ans, l'individu est assez développé pour donner un libre consentement, mais que dans le cas d'une sollicitation de la part d'un ascendant, cette liberté n'est plus certaine96. C'est pourquoi la loi étend son champ d'action aux mineurs de moins de vingt-et-un ans, non-émancipés par le mariage. Toutefois, il faut garder à l'esprit que ce n'est que l'attentat que la loi punit, et non l'inceste, qui n'est ici qu'une circonstance aggravante97.

Par rapport a l'article de 1832, la définition de l'ascendant n'est pas modifiée, laissant subsister le doute. C'est la jurisprudence qui se charge de l'expliciter, en l'élargissant audelà de l'inceste : sont à présent concernés, aux côtés des ascendants naturels, les ascendants juridiques que sont ceux par adoption ou naturalisation, les tuteurs et curateurs, et même le second mari de la mère98. En 1866, la cour de cassation indique que la loi s'applique également aux grands-parents de la victime99.

C'est là la seule correction apportée par la révision de 1863, les articles suivants n'étant pas concernés par cette refonte. Cette modification partielle apparaît plus comme un approfondissement des nouveautés apportées en 1832, que comme une véritable innovation. Il faut toutefois nuancer, le changement opéré dans l'article 331 renforçant dans de larges proportions quantitatives la protection accordée aux enfants.

-o-o-o-

En substance, les quatre versions du code pénal qui se succèdent entre la Révolution et le Second Empire apportent chacune leur contribution a la défense d'un individu que l'on reconnait fragile physiquement et mentalement. Ces apports sont inégaux, mais chaque fois dénotent une évolution de l'intérêt porté a l'enfant et à sa protection. Les textes de 1810 et 1832 sont les plus décisifs car ce sont de nouvelles définitions qu'ils apportent : attentat à la pudeur avec violence pour le premier, attentat sans violence pour le second. Celui-ci est le premier a prendre en compte l'élément moral de la violence du crime, et

96 BLANCHE (1970), p. 83.

97 PELLERIN (1863), p. 172.

98 VIGARELLO (1998), p. 157.

99 HÉLIE (1877), p. 355.

fait de l'enfant un être a part dans le code pénal. Une trentaine d'années plus tard, celuici repoussait de deux ans la sortie de l'enfance. Il faudra attendre bien plus longtemps pour que le processus soit achevé : en 1945, la limite d'âge des victimes d'attentat sans violence est relevée à quinze ans100.

100 SOHN (1996-a), p. 61.

Chapitre II : Le rôle de l'expertise judiciaire

Les crimes sexuels ont une particularité qui les rend si difficiles à juger : les traces ne sont pas légion, sont effacées ou bien absentes. Bien souvent le personnel judiciaire et le jury doivent statuer en dépit de preuves formelles. Petit à petit, la conviction que la justice doit s'appuyer sur des séquelles constatables et non plus uniquement sur des témoignages verbaux commence à prendre du poids. Les tribunaux, et ce dès le début du siècle, recourent de plus en plus à des experts de tous horizons professionnels101.

L'expertise légale au service de la justice

Dès le début du XVIIIème siècle est évoquée la nécessité d'une expertise médico-légale pour les femmes violées102. Le développement de la discipline est a l'évidence a mettre en parallèle avec les innovations scientifiques qui se succèdent au XIXème siècle. En effet, dans la première moitié du siècle les praticiens se fient le plus souvent à leur odorat, à la couleur et au goût des liquides, ainsi que leur quantité et leur forme, alors que dans la seconde partie apparaissent le microscope et le précipité chimique103. Ceci explique les progrès tardifs dans ce domaine, car l'expertise légale y nécessite un état avancé des savoirs médicaux104. De nombreux traités sont rédigés, de nouvelles revues paraissent. Les experts en médecine légale parmi lesquels s'illustre le célèbre Ambroise Tardieu, n'oublient pas l'objectif de leurs travaux : servir la justice et la société, par une meilleure description des crimes pour mieux les surveiller et les endiguer105. Son apparition remonte a l'Antiquité, mais on ne la considère comme une science distincte qu'à partir de la fin du XVIème siècle, oü l'État en formalise la pratique106. Jamais dans les différentes versions du code pénal le mot de médecine légale n'est prononcé, et elle n'est pas

101 Frédéric CHAUVAUD, Les experts du crime : la médecine légale en France au XIXème siècle, Paris, Aubier, 2000, p. 17.

102 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 336.

103 VIGARELLO (1998), p. 166.

104 Gabriel TOURDES, Edmond METZQUER, Traité de médecine légale théorique et pratique, Paris, Asselin et Houzeau, 1896, p. 26. L'ouvrage est consultable en intégralité sur le site Gallica.

105 Georges VIGARELLO, « La violence sexuelle et l'oeil du savant », préface à Ambroise TARDIEU, Les attentats aux moeurs (1857), Grenoble, Jérôme Millon, 1995, p. 7-8. Une version amputée de quelques pages est disponibles sur le service Google Books.

106 Michel PORRET, « La médecine légale entre doctrines et pratiques », Revue d'Histoire des Sciences Humaines, 2010, juin, n°22, p. 3-15, p. 3.

obligatoire. C'est le code d'instruction criminelle de 1808 qui en pose le principe, dévolu aux médecins107. Toutefois la direction prise par cette discipline en expansion va plutôt aux crimes de sang, a travers l'autopsie notamment, ou aux empoisonnements, par le biais de la toxicologie108.

Dès 1812, le ministère de la Justice insiste auprès des procureurs généraux pour qu'ils sélectionnent a l'avance des hommes expérimentés pour les futures expertises109. Disposition assez emblématique des relations tumultueuses qu'entretiennent l'institution judiciaire et la société de la médecine légale, puisqu'elle n'est traduite en décret qu'en 1893, ce dernier obligeant les cours d'appel a dresser des listes d'experts110.

La législation est pourtant loin d'être immobile et évolue dans les années 1830, puisque seuls les docteurs en médecine ont la possibilité d'expertiser pour le compte de la justice. Cette initiative est loin d'être anodine puisque le manque de discernement n'est pas rare chez les médecins ordinaires. En 1883, celui qui examine la jeune Armantine annonce dans son rapport qu'elle est déflorée, mais quelques jours plus tard l'expertise ordonnée par le tribunal infirme ce point111. Le praticien de la localité est donc convoqué pour une nouvelle observation, laquelle ne révèle pas de déchirure de l'hymen. Raison invoquée : les organes ne sont désormais plus gonflés. Toutefois jusque dans les années 1850 on trouve encore des sages-femmes pour visiter les petites filles dans les affaires de moeurs112. Au vu de l'affaire Mauclerc, qui se déroule pourtant en 1898, on ne peut que donner raison au législateur : la jeune victime est visitée en premier lieu par l'une d'elles, qui annonce que l'enfant est déflorée113. L'examen ultérieur ordonné par le parquet ne révèle qu'une légère vulvite ainsi que des petites lèvres rouges et tuméfiées. Rien n'est donc véritablement fixé dans les règles, et il faut attendre la fin du siècle pour voir

107 Article 43 : « Le procureur impérial se fera accompagner, au besoin, d'une ou de deux personnes, présumées, par leur art ou profession, capables d'apprécier la nature et les circonstances du crime ou

délit ».

108 En effet, l'article 44 du même code, qui évoque tout particulièrement les « officiers de santé », ne stipule leur convocation que dans les cas d'une mort suspecte, ou dont la cause est inconnue et suspecte.

109 CHAUVAUD (2000), p. 21.

110 Ibid., p. 44.

111 ADI&L, 2U, 625, affaire Beauvais.

112 CHAUVAUD (2000), p. 22.

113 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

l'aboutissement de la réforme de la profession médicale. Celle-ci stipule en 1892 que l'exercice de la médecine est dévolu aux seuls docteurs114.

Le milieu du siècle correspond également au développement de la littérature médicolégale. Précédemment l'expertise légale se faisait dans un flou assez dramatique pour une discipline qui tend à la perfection scientifique. Faute de véritable manuel pratique, les hommes de l'art se trouvaient parfois fort dépourvus au moment de rendre un verdict que l'exigence scientifique voudrait incontestable. Sous le Second Empire les publications se multiplient sous l'impulsion de Tardieu, dont l'approche nouvelle fait école jusqu'au milieu des années 1880115. Néanmoins pendant longtemps, ce dernier ainsi que ses confrères ne se sont intéressés aux crimes sexuels sur enfants que dans les cas où elle relevait de l'homosexualité116. Ce qui constitue tout de même un progrès notable puisque jusque-là c'était un tabou difficile a surpasser pour les légistes. Une nouvelle fois Tardieu fait office de précurseur à travers la septième édition de son Étude médico-légale sur les attentats à la pudeur, datée de 1857117. A partir des années 1880 le rythme augmente encore, et les parutions se diversifient118.

Pourtant, si abondance de biens ne nuit pas, encore faut-il savoir les vulgariser de façon à être compris des profanes que sont le juge d'instruction et le procureur, ainsi que le jury populaire. Au début du siècle, François-Emmanuel Fodéré se fait écho de l'inintelligibilité des rapports médicaux, qui déroutent les magistrats plus qu'ils ne les instruisent119. Cela dessert l'influence qu'ils peuvent avoir lors du procès, autorité d'autant plus prééminente que la défense ne peut lutter à armes égales avec le médecin sur le terrain purement scientifique120. Néanmoins, si les jurés peuvent être un peu sourds aux remarques des médecins, l'accusation y est dans l'ensemble sensible. Ainsi un procureur de Tours réagit

114 Ibid., p. 43.

115 Denis DARYA VASSIGH, « Les experts judiciaires face a la parole de l'enfant maltraité : le cas des

médecins légistes de la fin du XIXème siècle », Revue d'histoire de l'enfance « irrégulière ~ [En ligne], Numéro 2 | 1999, mis en ligne le 30 juillet 2010. URL: http://rhei.revues.org/index34.html, p. 97-111, p. 100.

116 SOHN (1996-a), p. 57-58.

117Ibid., p. 13.

118 CHAUVAUD (2000), p. 40.

119Ibid., p. 79. 120Ibid., p. 231.

positivement à la constatation de l'homme de l'art, puisqu'il poursuit en disant « *qu'elle+ indiquait, sans permettre de doute, *...+ un acte criminel »121.

L'irrésistible ascension de la médecine légale entraîne un relatif déclin de l'importance des preuves orales que sont les aveux et les témoignages, prédominants au début du siècle dans les procès. On conteste leur réalité de preuve, leur opposant les preuves scientifiques supposées irréfragables122. Hélie dresse par ailleurs un répertoire distribuant les preuves entre cinq catégories : la première d'entre elles est le déplacement sur les lieux du crime, la suivante l'interrogatoire du prévenu et de la victime, puis viennent l'audition des témoins, l'examen des pièces a conviction et enfin l'expertise123. L'histoire ne nous dit pas si la place occupée par chacun des groupes avait dans l'esprit de leur auteur une signification particulière quant à leur intérêt.

C'est dans cette perspective que se développe paradoxalement un domaine de la science médico-légale qui repose en grande partie sur l'examen de données immatérielles : l'étude du psychisme et des comportements. Au début du siècle les jurés prêtent peu d'attention à la folie, sans cesse réfutée. Il faut attendre la fin des années 1820 pour constater un changement124. Cet attachement à la personnalité de l'agresseur sexuel s'est fortement développé à compter de la monarchie de Juillet, l'expertise médico-légale tentant de faire le lien entre déviances sexuelles et aliénation mentale125. L'accroissement du nombre d'examens psychiques, on le doit a l'intérêt croissant qu'y porte le jury depuis l'apparition des circonstances atténuantes en 1832126. Le développement de cette spécialité a suivi le même cheminement que la médecine légale un peu plus tôt, elle le doit a l'essor de la psychiatrie qui fait évoluer les conceptions de la folie, dont une nuance est l'aliénation mentale qui n'est pas toujours perceptible pour le juge, lequel requiert alors une expertise127. La parcimonie avec laquelle les tribunaux ont recours à celle-ci tient selon Lanteri-Laura aux objectifs même de l'institution judiciaire. Le comportement pervers n'est condamné que par ses conséquences, et la médecine n'est consultée le plus

121ADI&L, 2U, 612, affaire Deballon.

122 CHAUVAUD (2000), p. 172-172.

123Ibid., p. 175.
124Ibid., p. 121.

125 Georges LANTERI-LAURA, Lecture des perversions : histoire de leur appropriation médicale, Paris,

Masson, 1979, p. 29.

126 CHAUVAUD (2000), p. 60.

127GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 6.

souvent que dans le but de constater les dégâts sur la victime, et non pour en trouver les causes dans la tête de l'accusé128.

La psychologie apporte donc la nuance qui manquait dans le code pénal et que les révisions de 1832 et 1863 n'ont pas su corriger, laissant le texte en l'état.

Article 64 : Il n'y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint par une force à laquelle il n'a pu résister.

Le texte induit que l'irresponsabilité pénale ne peut être pondérée d'aucune manière, l'accusé étant soit fautif à 100%, soit fou à 100%. Aucune définition n'est proposée pour ladite démence, aucun critère juridique n'est présenté afin de permettre au juge de l'identifier129. Il s'en remet donc a l'expertise médicale qui doit apporter une gradation de l'aliénation mentale, prélude a l'attribution de circonstances atténuantes130. Elle se décompose en trois figures : l'imbécilité, la démence et la fureur131. Le célèbre docteur lyonnais Alexandre Lacassagne distingue les deux première d'une remarquable formule : « Le dément est un pauvre d'intelligence qui a été riche, l'idiot a toujours été pauvre »132. Chauvaud introduit dans le contexte judiciaire la personne de l'aliéné : « Le fou, pratiquement assimilé aux animaux dans le code pénal, aux mineurs dans le code civil, n'est ni capable ni coupable »133. Ce « mouvement de subjectivisation »134 correspond à une individualisation des peines en fonction de « l'élément moral )), qui s'ajoute a la traditionnelle « matérialité des faits » pour constituer la « culpabilité »135. En effet, peu importe finalement au magistrat le degré d'aliénation ou d'imbécillité du prévenu, ce qui l'intéresse est de savoir s'il est fou et rentre dans le cadre de l'article 64, ou s'il est d'une intelligence bornée suffisante pour lui accorder des circonstances atténuantes136. Ainsi, « la définition de l'aliénation mentale importe moins que la description du malade »137. En fin de compte, après des années d'une lente et chaotique progression, la question de

128 LANTERI-LAURA (1979), p. 17.

129 Gilles TRIMAILLE, « Criminalité et folie, XVème - XIXème siècles », in Benoît GARNOT (dir.), Ordre moral et délinquance de l'Antiquité au XXème siècle, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1994, p. 303-310, p. 308. 130GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 20.

131 CHAUVAUD (2000), p. 114.

132 Alexandre LACASSAGNE, Précis de médecine légale, Paris, Masson et Cie, 1906, p. 234. Consultable en intégralité sur le site de Gallica.

133 CHAUVAUD (2000), p. 114.

134GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 16. 135GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 7.

136 CHAUVAUD (2000), p. 139-140.

137 Ibid., p. 143.

l'aliénation intermédiaire et de la responsabilité limitée qui en découle s'impose dans les habitudes judiciaires sous la IIIème République138. Elle est aidée par l'émergence au même moment d'une véritable « science du sexe » menée notamment par Krafft-Ebing dont l'ouvrage de référence Psychopathia Sexualis est publié en France en 1886139.

Les missions de l'expertise

Nous l'avons vu, les magistrats ont de plus en plus recours a l'expertise, et dans le concert des professions convoquées, les médecins sont loin d'être majoritaires. Dans les affaires de moeurs ils le sont en revanche, officiant aux côtés des pharmacologues voire des architectes. De la même façon que dans les affaires d'un autre type, leur convocation n'est pas obligatoire et relève du bon vouloir du juge d'instruction, lequel mande l'expert au moyen d'une ordonnance du parquet. Outre la prestation de serment qu'elle requiert de la part de l'homme de l'art, elle annonce les objectifs de la future expertise a travers une série de questions. On note ici qu'elle n'est nullement obligatoire, et peut être refusé par la victime140, ou par les parents de celle-ci141. Ce n'est pas là l'unique manière de procéder a un examen. Nous l'avons dit, il peut être pratiqué par le docteur de la commune sur demande des parents, à la requête du prévenu142, ou sur instruction des forces de l'ordre. Il peut y avoir pour une même personne plusieurs examens de praticiens différents, pour confronter les avis en cas de doute sur les résultats d'une première observation, ou pour mesurer l'évolution des conséquences physiques de l'attentat. Dans un cas, nous avons même une autopsie de la victime143. Notre corpus comporte 136 prévenus, dont 28% ont été observés par un médecin légiste. Cette visite est d'ordre physiologique dans 73% des cas et psychique dans 24%144.

138 Ibid., p. 151.

139 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 365.

140 ADI&L, 2U, 698, affaire Moret. Les parents de la victime annoncent au légiste commis par le tribunal que celle-ci refuse de se prêter à tout examen.

141 SOHN (1996-a), p. 141.

142 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon. C'est l'accusé lui-même qui a demandé au commissaire de faire visiter la jeune fille, ajoutant : « Cet enfant a en effet tous les vices. »

143 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

144 Les 3% restants sont a mettre a l'actif d'un cas oü l'accusé subit les deux types d'examen.

Pour le médecin, deux voire trois champs d'investigation existent dans le cas d'un examen physiologique : la victime, l'accusé et dans certains cas particuliers, un témoin145. En ce qui concerne les jeunes victimes, il lui est demandé d'examiner en premier lieu les parties sexuelles. Outre la conformation générale à première vue, l'expert doit manipuler lesdits organes afin d'approcher au plus près les séquelles plus profondes. C'est là que débute véritablement son rôle de médecine légiste, car les constatations extérieures et préalables ont parfois déjà été faites soit par les proches de la victime directement, soit par le médecin de la commune. Pour l'aider dans son travail, Tardieu a élaboré en 1857 un tableau des symptômes physiques de violence sexuelle, à partir de 400 observations146. Il a également définit une sorte de protocole de l'examen composée de vingt-quatre questions auxquelles l'expert doit répondre147. Sa vision est novatrice, il milite pour que le médecin repère les marques positives de l'attentat et non plus, comme c'est souvent le cas en pratique, les signes négatifs148.

Commençons par l'attentat sur un garçon, dont l'examen est supposé plus simple car plus ciblé et limité. En revanche, il est assez rare, puisqu'il ne concerne qu'à peine le quart des cinquante victimes de sexe masculin de notre corpus. La raison est logique, car s'il n'est pas toujours facile de déceler des traces d'attentats sur une jeune fille, le constat est d'autant plus vrai pour un garçon, même si la situation à la fin du siècle fait apparaître une augmentation des examens149. Cela ne tient pas tant au sexe mais plutôt au type d'atteinte réalisé : par exemple, la masturbation ne laisse que rarement des marques identifiables par l'expert légiste. Concrètement, le travail de ce dernier se concentre sur deux régions, les organes génitaux ainsi que l'anus.

Pour la première, il se contente d'observer la verge, puis le frein, le prépuce et la forme
du gland, en cas d'attouchements ou de masturbation. L'orifice urétral peut être examiné

145 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc, ainsi que 762, affaire Heurtevent. Cette dernière possibilité, exceptionnelle, nous l'avons rencontrée a deux reprises dans notre corpus : chaque fois, le médecin - et le pharmacologue dans l'affaire Heurtevent - doit examiner le témoin pour savoir s'il possède les caractéristiques d'une maladie vénérienne. Les seuls cas rencontrés sont donc issus d'affaires dans lesquelles la victime a contracté a la suite de l'attentat une maladie « honteuse ~. Dans l'affaire Leclerc, le médecin examine l'amant de l'inculpée pour savoir s'il a contracté l'urétrite contagieuse dont souffre sa partenaire. Dans le procès Heurtevent, le juge ordonne l'examen du père de la victime, pour être sûr que ce n'est pas lui qui a attenté a sa fille.

146 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 340.

147 Ibid., p. 343.

148 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 340. Un exemple de signe négatif : « On ne remarque aucune déchirure ».

149 Ibid., p. 357.

en cas de soupçon sur une possible maladie vénérienne ou syphilitique. Quant à la zone anale, elle est parfois inspectée même lorsque l'agresseur ne s'y est pas attaqué. Le légiste examine le pourtour tout d'abord, puis les plis, la muqueuse et enfin la tonicité du sphincter anal. Il y recherche toutes sortes de vestiges de l'attentat : ecchymoses, excoriations, fissures etc. Les mêmes examens peuvent être pratiqués sur une fille, parfois même sans aucune suspicion de tentative de sodomie.

Dans le cas d'une victime féminine, dont les deux tiers des 233 cas ont été examinés, le docteur écarte les grandes lèvres, dont l'état général peut déjà donner des indications sur la violence du fait présumé, et observe les diverses parties qui composent la vulve : petites lèvres, clitoris, méat urinaire, vestibule du vagin, fourchette. L'examen préliminaire a trait à la puberté, le médecin observe le pubis et les grandes lèvres afin d'y relever la présence ou non de poils et à défaut de duvet.

Pour la vulve, même constat que pour les grandes lèvres, le praticien peut en apprécier l'aspect global grâce aux couleurs, la forme, la fermeté et la réaction au toucher. Le mode opérationnel reste le même pour les petites lèvres. Le clitoris a une signification particulière pour les médecins, puisque leurs constatations peuvent être à charge pour l'accusé comme pour la victime. Pourtant l'observation reste la même, ayant pour but de déceler une couleur mais surtout une taille anormale, sous-entendu non-conforme pour l'âge de la victime, du clitoris150. Nous reviendrons sur la controverse qui y est associée dans un chapitre ultérieur, cependant nous pouvons déjà dire que l'interprétation semble suivre des chemins peu scientifiques. En effet, une même constatation peut aboutir à deux jugements diamétralement différents, annonçant que l'enfant a bien été victime d'attouchements obscènes, ou bien diagnostiquant une tendance à la masturbation. C'est d'ailleurs là une question fréquemment posée par les juges dans les ordonnances d'examen médical : les parties du sujet révèlent-elles des traces d'onanisme ?

Le méat urinaire n'est pas particulièrement une victime directe des violences sexuelles, mais il s'avère être la gêne la plus répandue chez les fillettes consécutivement à un attentat. Il est souvent le siège d'inflammations dues à des écoulements résultant d'un contact inapproprié avec un objet extérieur - pénis, doigt, morceau de bois, etc. Pour le

150 ADI&L, 2U, 719, affaire Fillon : « Le développement du clitoris et la flétrissure des petites lèvres semblent dénoter des habitudes d'onanisme. »

médecin légiste, le vestibule du vagin n'a qu'un intérêt limité car le plus important est audelà, cependant dans les cas de violence extrême elle peut être déchirée, tout comme la fourchette située a l'extrémité arrière de la vulve, près du périnée.

Bien entendu, le vagin est la zone de convergence de toutes les interrogations en matière de violence sexuelle. Si tous les attentats n'ont pas pour but une pénétration complète comme partielle, la disproportion des corps en présence engendre bien souvent des conséquences inattendues, tout du moins pour l'agresseur. La disparité de taille entre les organes sexuels de l'enfant et le doigt, la main ou le pénis de l'adulte peut facilement engendrer des séquelles au niveau du vagin, quand bien même celui-ci n'était pas l'objectif premier. Pour son examen, l'expertise nécessite l'introduction d'un doigt, souvent l'index, laquelle produit plusieurs indices : la manière dont se fait l'intromission, si elle se fait aisément ou péniblement avec l'auriculaire ou l'index, si elle provoque une douleur chez le sujet, sont autant de renseignements utiles au diagnostic. Celui-ci doit permettre d'être au fait de la possibilité d'introduire un doigt ou un membre viril dans le canal vaginal. Quelquefois la nuance va plus loin : « Le vagin est peu développé et ne pourrait admettre qu'un membre pénien petit »151.

Assurément il reste encore le plus important, a savoir l'hymen, dont une connaissance approfondie depuis le deuxième tiers du XIXème siècle perfectionne les examens152. La mince membrane est revêtue d'une importance capitale dans les attentats visant les enfants, pour la simple raison qu'à la différence d'un viol sur adulte, il y a présomption de virginité. Quelquefois il est impossible de pratiquer un quelconque examen sur celle-ci car l'entrée du vagin est très gonflée153. Le médecin s'attache en premier lieu a décrire ladite membrane quand elle est présente, à en donner la forme, dans la grande majorité des cas annulaire, parfois plus étrange154. Au contact du doigt, il en définit la souplesse, paramètre important puisque dans certains cas, l'introduction de l'objet extérieur ne rompt pas la membrane du fait de sa dilatation : c'est ce qui est communément appelé au XXème siècle l' « hymen complaisant »155. Même lorsque les relations sont répétées un

151 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

152 VIGARELLO (1998), p. 167.

153 ADI&L, 2U, 612, affaire Deballon.

154 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault. L'examen d'une jeune victime révèle un hymen si mince qu'il en est transparent.

155 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 355-356.

grand nombre de fois, plus de cent en l'espace de sept ans pour le cas de la jeune Juliette : « L'hymen n'est pas déchiré, mais très élargi, aminci, et permettrait facilement l'introduction du membre viril. Cette jeune fille a dû avoir des rapports sexuels répétés, mais probablement assez ménagés pour que la rupture complète de l'hymen n'ait pu se produire »156. Dans d'autres cas l'expertise offre de précieux enseignements car beaucoup de jeunes filles ont l'impression d'avoir été complètement violées alors que la réalité est plus nuancée : « En avant et au-dessus de l'hymen existe une petite excavation en forme d'entonnoir, une sorte d'infundibulum dans lequel l'extrémité du membre viril aurait pu s'engager, en refoulant la membrane hymen sans la rompre »157. L'enfant a été en quelque sorte trompée par ses propres sensations158.

La question de la défloration occupe une place prépondérante dans l'esprit des magistrats comme du jury, et les questions posées à ce propos sont multiples. L'expert doit donc expliquer si la perte de l'hymen est récente ou remonte à une période plus ancienne, et si possible, la dater. L'examen permet de temps a autre de mesurer l'étendue des progrès de la médecine : la jeune Céline, âgée de treize ans, a été violée le 16 février 1882. L'enfant se tait, mais quand l'affaire remonte aux oreilles de sa mère, la décision est prise, elle l'emmène chez le docteur, le 20 mars : celui-ci constate alors effectivement que la demoiselle est déflorée, et fait remonter le crime à « au moins trois ou quatre semaines »159. Son rôle est ensuite de déterminer le moyen employé pour la défloration : simple attouchement avec le doigt, intromission complète de la verge ou encore d'un objet de même taille ? La forme et la dimension de la déchirure constituent les indices

156 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

157 ADI&L, 2U, 606, affaire Douel.

158 Ouvrons ici une parenthèse sur le sujet des pratiques à employer et des symptômes à rechercher sur la victime. Force est de constater que les examens médicaux contemporains ont peu changé de ce point de vue, seul le vocabulaire semble avoir évolué, et encore. Appuyons nous sur l'ouvrage suivant, déjà cité : MANCIAUX, GABEL, GIRODET, MIGNOT, ROUYER (2002), p. 252-253. Lors d'un examen médico-légal, on recherche sur la fille des lésions traumatiques de la vulve - oedème, ecchymose, ulcération, plaie, lésion d'irritation ou cicatricielle. Dans un deuxième temps on cherche les symptômes pouvant évoquer une maladie sexuellement transmissible : écoulement purulent, vésicule, ulcération. Puis on vérifie l'intégrité de l'hymen avant de se mettre en quête de possibles lésions au niveau du col et de la paroi vaginale. Pour un examen pratiqué sur un garçon, on examine en premier lieu le prépuce, le frein de la verge, le gland, l'orifice urétral, la verge puis le scrotum, a la recherche de plaies, d'ecchymoses, de traces de liens ou de lésions évoquant une maladie sexuellement transmissible - vésicule, écoulement purulent, crête-de-coq. Dans les deux cas, on observe l'anus pour y détecter de possibles ulcérations ou fissurations. Il faut également apprécier la tonicité du sphincter anal pour déceler une hypotonie.

159 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.

recherchés, en témoigne cette note : « La défloration n'est pas due a un pénis car il aurait fait plus que cette déchirure »160.

Cette dernière interrogation fait le lien avec l'examen du prévenu, puisque celui-ci peut avoir pour but de déterminer si la conformation du pénis ou d'un doigt161 de l'accusé lui aurait permis de pénétrer sa jeune victime. « Ces enfants déclarent que j'en ai gros comme le bras et je n'en ai pas du tout bien au contraire », jure un homme qui précise qu'il n'en a pas plus gros que le petit doigt162. Le juge d'instruction lui fait alors remarquer que le médecin l'a déclaré de taille conforme. L'inspection du sexe de l'accusé doit également permettre de relever des anomalies sur ou autour des organes génitaux, telle qu'une hernie a l'aine163, et d'observer la forme du gland. En cette fin de XIXème siècle, la médecine légale pense détecter les signes de la « pédérastie active )) a l'aide de cette analyse. Si le gland est de forme conique, c'est-à-dire « comme celui d'un chien », les habitudes de sodomie active sont confirmées, de même si on y trouve des lésions caractéristiques. Dans une certaine mesure il en va ainsi de Marcellin Authier, accusé de sodomie sur plusieurs jeunes garçons, dont la forme conique du sexe « rappelle celle que l'on rencontre habituellement chez les individus adonnés depuis longtemps a la pédérastie active *
·
·+ »164. Mais dans une certaine mesure seulement, puisqu'elle « n'est pas assez prononcée pour permettre une conclusion formelle ». Pire encore, de l'aveu même des experts ces conclusions restent sujettes à caution : « Ces signes font le plus souvent défaut même quand ces habitudes sont invétérées »165. Il arrive aussi que l'ordonnance du tribunal demande dans le même temps de rechercher d'éventuels signes de pédérastie passive.

L'autre partie des observations pratiquées sur le sexe de l'accusé est sensiblement la même que sur les victimes : l'urètre est scruté dans les cas oü l'examen préalable de l'enfant aurait décelé une possible maladie vénérienne. La syphilis et la blennorragie, aussi appelée « chaude-pisse », constituent les principaux maux de ce qui devient à partir

160 ADI&L, 2U, 683, affaire Grimault.

161 ADI&L, 2U, 625, affaire Beauvais, ainsi que 614, affaire Petit. Ce type d'examen reste toutefois rare.

162 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.

163 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau. Selon le médecin, la hernie très volumineuse gêne l'accomplissement des rapports sexuels, mais ne les empêche pas.

164 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

165 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

de la décennie 1870 la grande peur de la fin du siècle, associée à un discours médical comme politique alarmiste166.

L'état du corps de l'inculpé nécessite quelquefois un examen supplémentaire, mais cette fois-ci dans le but d'établir une preuve formelle de sa culpabilité. C'est le cas quand la victime a imprégné sur la peau de son assaillant les stigmates de sa défense acharnée et désespérée. Le cas le plus représentatif a lieu le 4 décembre 1881 dans le parc du château d'Azay-sur-Cher167. Marie, quatorze ans, garde ses vaches au bord des douves quand un employé de la maison l'y entraîne de force et la viole. L'enfant a le temps d'égratigner son agresseur au niveau de la joue droite. Le docteur chargé d'examiner ce dernier remarque effectivement a l'endroit indiqué quatre petites croûtes « qui représente[nt] assez exactement la forme d'un coup d'ongle ». Le fait prend toute son valeur au vu de l'article 332 du code pénal qui punit le viol, lorsque l'on sait que pour être caractérisé la victime doit s'être défendue.

Celle-ci a également droit dans les cas de viol ou d'attentat avec violence a un approfondissement de la visite médicale avec pour objectif de découvrir les vestiges d'une lutte. Toujours dans la même affaire, Marie déclare au magistrat instructeur avoir été blessée autour de la bouche. Trois jours après son agression elle est examinée par le même docteur qui révèle qu'elle porte bien trois petites excoriations sur le nez. Le praticien cherche bien souvent, si contrairement à Marie la victime ne donne pas de précisions sur les séquelles corporelles qu'elle a gardées, les traces caractéristiques de la violence. Il cherche par exemple au niveau des cuisses, sur les muscles adducteurs et l'aine, témoins d'un écartement forcé, au niveau des bras qu'on aurait serrés trop fort ou encore autour du visage. Il arrive que le docteur donne aussi son impression générale sur la morphologie de la victime afin de la comparer a celle de l'accusé, comme dans l'affaire de la jeune Marie, décrite comme « peu robuste, et hors d'état de soutenir une lutte contre un homme vigoureux ».

Puisque chaque attentat a ses spécificités, il en est qui ne relèvent pas nécessairement du
crime sexuel, mais qui l'accompagnent parfois. Le médecin est quelquefois amené a
diagnostiquer telle infection ou telle maladie, dommage collatéral de l'agression. Tel est

166 SOHN (1996-a), p. 109.

167 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.

le cas de la jeune Anasthasie, régulièrement victime depuis trois ans des agissements coupables de son grand-père qui la bat avec une violence inouïe lorsqu'elle se refuse a lui168. Il la frappe si fort que lorsqu'enfin les voisins se décident a réagir, ils trouvent la pauvre enfant sur son lit, tout juste rouée de coups, crachant du sang. Le médecin dépêché sur place reconnaît là les signes d'une tuberculose pulmonaire, doublée d'une affection cardiaque qui la rend alitée.

Enfin, à une place à part, les examens ayant pour objectif de renseigner le tribunal l'évolution du traitement de la victime, voire même dans deux cas sur ses chances de survie. Pour l'un de ceux-ci, les conséquences du viol de d'une fillette de sept sont telles qu'elle ne peut quitter son lit, obligeant le médecin légiste à faire une seconde visite huit jours après la première, avec pour conclusion « la vie de la jeune [victime] est en ce moment hors de danger »169. Le second exemple est a mettre au crédit d'un buveur notoire dont l'état ne laisse pas forcément le médecin très optimiste le jour de son arrestation, d'autant plus que les gendarmes l'ont trouvé « ivre mort »170. L'ivrogne se réveille le lendemain mais le médecin qui l'a examiné confie au juge qu'il a lui aussi pensé qu'il allait mourir.

Pendant ce temps, l'intérêt pour la personnalité du criminel supposé gagne les tribunaux, bien qu'en Indre-et-Loire les chiffres montrent que la pratique évolue encore à la fin du siècle, avec quatre cas pour la décennie 1880 et six pour la suivante. Mais elle prend bien plus d'importance quand on la compare avec l'évolution inverse qui touche les examens physiologiques, au nombre de vingt-et-un pour la première période contre seulement six pour la seconde. Mais il ne faut surtout pas oublier que le nombre de procès de crime sexuel sur enfant est en diminution progressive en cette fin de siècle, en Indre-et-Loire comme ailleurs : sur le département, nous avons recensé quatre-vingts cas dans les années 1880, quand la décennie suivante n'en compte que cinquante-cinq. La remarque atténue d'autant la portée des résultats statistiques menés sur les examens physiologiques qu'elle renforce ceux obtenus avec les observations du psychisme.

168 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

169 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson.

170 ADI&L, 2U, 610, affaire Frileux. Le praticien déclare au juge d'instruction : « Aussitôt qu'il sera sain, s'il revient à la vie, je le ferai transférer devant vous ».

La mission de l'expertise psychique est d'évaluer le degré de responsabilité de l'accusé, afin d'influer sur le verdict soit par le biais de l'article 64 du code pénal, soit par l'octroi de circonstances atténuantes. En cas de doute sur les facultés mentales du prévenu, le juge d'instruction a la possibilité de mandater un expert, comme dans l'affaire Magloire, lequel est tombé d'une charrette l'année précédente, ce qui selon la population locale l'aurait quelque peu secoué171. Même raisonnement pour le cas d'un jeune cultivateur de dixhuit ans ayant reçu cinq ans plus tôt un coup de sabot à la tête, ce qui à en croire la rumeur n'aurait pas arrangé sa situation intellectuelle172. C'est une cause semblable qui est a l'origine de l'examen d'un jeune domestique réputé pour sa faible intelligence et son histoire pathétique : privé très tôt de sa mère, il n'a que peu fréquenté l'école et a eu une enfance très abandonnée173.

Parfois les raisons de l'examen sont a chercher dans les interrogatoires, comme dans celui d'un jardinier de cinquante-neuf ans qui avoue avoir attenté à la pudeur de trois petites filles. Alors que le juge d'instruction, sans doute pris d'un doute, questionne l'accusé sur sa vie, celui-ci lui déclare entre autres que sa mère a été a l'hospice de fous, tout comme deux de ses soeurs qui sont « à peu près folles »174. Le docteur consigne dans son compte rendu que l'examen médical de l'état mental du prévenu a été jugé nécessaire « non par son attitude, ses réponses ou ses actes, mais seulement en raison de certains antécédents de famille ».

On trouve également l'âge avancé comme motif d'examen, de la part d'un juge visiblement très au fait de l'approche psychiatrique de l'expertise175. Krafft-Ebing plaide en effet en faveur d'un examen mental pour les vieillards accusés de crimes sexuels176. Le médecin qui a examiné l'homme aux soixante-quatorze printemps note dans son compterendu :

« Le magistrat instructeur était préoccupé de savoir en raison de l'âge de [l'accusé] si ce vieilard n'avait pas agi sous l'influence d'une de ces perversions morbides des instincts et des sentiments affectifs, lesquelles sont liées à un affaiblissement sénile de toutes les facultés. »

171 ADI&L, 2U, 710, affaire Magloire. L'accusé est finalement déclaré entièrement responsable de ses actes.

172 ADI&L, 2U, 691, affaire Gombert.

173 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.

174 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon. L'examen médical ultérieur révèle que trois autres de ses soeurs - au total, l'accusé en a sept, ainsi que deux frères - « on toujours été d'un caractère bizarre, fantasque ».

175 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

176 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 366.

A ce sujet il serait réducteur de penser que l'atténuation des facultés mentales, ou plutôt la présomption qu'en font les juges, ne concerne que les sujets d'un âge très avancé. Sur notre période les dix cas recensés comportent tout de même trois mineurs de dix-sept, dix-huit et dix-neuf ans177.

Enfin, la dernière raison est d'ordre médical. Jean Bigot, trente-neuf ans, est sujet à des crises d'épilepsie depuis une dizaine d'années et ces derniers mois leur fréquence a augmenté. Quand une de ses filles l'accuse de l'avoir violée pendant six ans, et une autre de lui avoir fait des attouchements en état d'ivresse, le juge d'instruction établit le parallèle avec la maladie et ordonne une expertise178.

Une fois le médecin convoqué, le supposé malade se voit interrogé sur des sujets divers et variés. Le praticien commence à la manière dont le juge termine parfois son interrogatoire de l'accusé, à savoir en demandant au patient de lui narrer les étapes de son existence, car il est primordial de laisser parler le sujet, sous les aspects d'une conversation banale, pour le mettre en confiance179. S'ensuivent des exercices scolaires basiques comme déchiffrer les lettres de l'alphabet ou épeler les syllabes les plus simples, puis on grimpe dans la difficulté avec de la lecture d'un texte et de l'heure, ainsi que du calcul, tout cela pour déterminer si le sujet a une « infirmité mentale » - imbécilité ou idiotie180. Là encore l'expert peut nuancer son propos, parlant, sans perdre de vue l'objectif de ses observations, d' « intelligence restreinte mais suffisante »181. La manière d'écrire, de former les lettres ou les phrases avec plus ou moins d'étrangeté peut également faire partie de l'observation182.

Dans un seul cas le médecin s'est intéressé a la morphologie de son patient, cherchant une asymétrie faciale ainsi que des apparence et attitude suspectes183. Un autre s'est penché sur l'éventualité de lésions des centres nerveux. La suite se concentre déjà beaucoup plus sur le psychisme du prévenu, le médecin cherche à savoir si les idées de

177 Nous avons également deux accusés entre trente et cinquante ans, deux entre cinquante et soixante, et enfin trois dans la catégorie des plus de soixante ans.

178 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.

179 LACASSAGNE (1906), p. 235. Il s'agit ici du résumé d'un article d'un de ses confrères paru en 1879.

180 ADI&L, 2U, 674, affaire Hardion.

181 ADI&L, 2U, 691, affaire Gombert.

182 LACASSAGNE (1906), p. 235.

183 ADI&L, 2U, 692, affaire Léothier. L'homme de l'art a décelé « un air sombre et sournois ».

celui-ci s'enchaînent avec logique et raison, s'il n'est pas sujet a des hallucinations, des délires ou des illusions, si ses sentiments affectifs sont normalement développés et s'il n'est pas atteint de névrose convulsive. L'analyse suivante porte sur les instincts, y compris sexuels, et sur leur développement afin d'apprécier s'ils n'ont pas une prédominance excessive. Le point suivant, l'élément moral, revient dans la majorité des examens : l'accusé discerne-t-il le bien du mal ?A-t-il conscience de la gravité des faits qui lui sont reprochés ? C'est manifestement la question centrale, en témoigne la conclusion d'un rapport portant sur un homme accusé d'avoir tenté de sodomiser une enfant de deux ans184 :

« [L'accusé] est d'une infériorité intellectuelle manifeste [...] mais son niveau intellectuel n'est pas tellement abaissé qu'il ne puisse avoir une notion morale du bien et du mal. Il ne saurait être considéré comme un imbécile entièrement dépourvu de la conscience de ses actes [...]. »

En somme, la question est de savoir si le patient a franchi la limite morale qui sépare l'humain de l'animal. Cela se traduit également par un retour a l'observation physique qui recherche une altération des mouvements et de la sensibilité générale, de la même façon que des traces d'alcoolisme ou d'épilepsie185. On retrouve ces préoccupations à travers des questions sur la vie antérieure du sujet : a-t-il connu des névroses au cours de son existence ?186 La sénilité semble occuper une place un peu à part puisqu'elle nécessite de chercher les signes d'une « déchéance morale )) à travers les actes, le langage et l'état physique de l'inculpé187. Le garde des Sceaux en personne accorde une valeur de première importance a la sénilité, a l'origine selon lui de nombreux attentats. Il caractérise le crime sur enfant de « dépravation morbide et souvent sénile qui lui est propre ))188.

Enfin, dernier type d'expertise médicale visiblement rare puisque rencontré une seule et unique fois, l'analyse des empreintes dans le but d'affirmer l'identité de leur propriétaire. Elle peut être double : empreinte digitales ou traces de pas. Les travaux sur les marques de main sont très récents et de suite exploités par la criminologie qui utilise nombre de

184 ADI&L, 2U, 692, affaire Léothier.

185 L'examen n'est pourtant pas celui de l'affaire Bigot cité un peu plus haut, prouvant ainsi que la recherche des symptômes de l'épilepsie a pu être faite sans indice préalable a ce sujet.

186 LACASSAGNE (1906), p. 236.

187 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

188Compte général de l'administration de la justice criminelle en France, année 1895, Paris, Imprimerie nationale, 1897, p. X.

procédés chimiques pour les révéler189. Mais dans le cas qui nous intéresse, une fois de plus tiré de l'affaire Chollet, il s'agit de traces de pas laissées dans les douves du château, et remarquées par les magistrats lors de leur examen des lieux du crime. Le médecin est alors dépêché sur les lieux et scrute les quatre trous remplis d'eau, car fort heureusement en ce jour de décembre les douves sont très humides et rendent les traces facilement analysables. Lacassagne prescrit d'en faire un moulage, mais dans notre cas l'homme ne l'art s'en passe très bien pour livrer ses conclusions sans appel190. Les deux premiers trous proviennent de deux sabots enfoncés dans le sol par leur partie antérieure, qui correspondent exactement a ceux que portait l'accusé. Un peu plus loin, une troisième empreinte est elle aussi attribuée a l'un des deux sabots du prévenu. Enfin a côté des traces précédemment citées on distingue une quatrième qui semble être celle du pied dénudé de la victime.

Il arrive que la présence d'un médecin légiste ne soit pas suffisante pour démêler une affaire, dans ce cas le parquet peut recourir à une expertise pharmacologique. Si la visite médicale requiert un docteur le plus souvent en poste a la faculté de médecine, l'examen des tissus est dévolu au simple pharmacien. Il est présent dans le dossier judiciaire de 13% des affaires jugées sur notre période, mais est en régression avec quinze cas avant 1890 et quatre après. Une nouvelle fois, n'oublions pas de pondérer ces propos en rappelant la baisse générale du nombre de procès entre les deux décennies.

La matière première d'un examen de ce type est le tissu, allant de la chemise de la victime au pantalon de l'accusé en passant par le linge de lit. Il peut avoir trois objectifs, à déterminer au préalable, à savoir dans la majorité des cas découvrir des traces de sperme, d'écoulement blennorragique ou syphilitique, ou plus rarement, de sang voire de boue. En ce qui concerne la première visée elle doit permettre de prouver qu'il y a eu éjaculation, même si au final cela ne prouve rien quant a la réalité de l'attentat. Pour la seconde on se rapproche déjà plus de la preuve formelle, puisqu'elle doit établir le lien entre la maladie contractée par la jeune victime et une éventuelle infection du prévenu. Le but de la troisième est d'étayer la thèse de la défloration constatée par l'examen

189 Le savant britannique Sir Francis Galton publie en 1892 l'ouvrage de référence, bien que des recherches plus anciennes aient débuté au XVIIème siècle.

190 LACASSAGNE (1906), p. 207.

antérieur du médecin légiste, et celui de la dernière est de mettre en adéquation le lieu du crime et les vêtements des protagonistes.

Cette observation n'est souvent qu'un approfondissement d'une quasi-certitude des magistrats et son objectif est d'apporter une preuve irréfutable. C'est au vu du nombre d'expertises totalement négatives - quatre, soit 22% du total - que l'on mesure leur importance dans la lutte contre les erreurs judiciaires. Le parquet y a très souvent recours dans les affaires de viol sur enfant, en témoigne cette statistique : sur les sept affaires de viol ou tentative jugées pénalement comme telles, cinq comportent une analyse de ce type. Ce n'est pas là le seul élément intéressant a ce propos : dans notre corpus les juges semblent y recourir dans le cas d'affaires complexes oü ils ont également dû ordonner un examen de l'accusé191. Attention toutefois à ne pas tirer de conclusions hâtives, car n'oublions pas que la demande d'expertise naît de la volonté du juge d'instruction. Nous avons donc peut-être seulement des juges qui y recourent de façon assez systématique.

Le tissu a examiner est le plus fréquemment saisi par les forces de l'ordre dès que l'enquête s'amorce et conservé comme pièce a conviction. Son observation à proprement parler, dont le compte-rendu est toujours extrêmement détaillé à la différence des examens médicaux, se compose de deux étapes, et utilise comme matériau de base une série de bandelettes de tissu sur lesquelles on a apposé le produit incriminé. La première a pour discipline la physique et utilise principalement le microscope, la seconde est d'ordre chimique et tire profit des précipités.

L'inventaire des cas classiques nécessitant une expertise pharmacologique est le suivant : pour les taches de spermes, l'examen se fait à partir de tissus provenant dans la majorité des cas de la chemise de la victime ou des draps de son lit192. Il a pour but de détecter la présence de spermatozoïdes. Quand l'objectif est de trouver des traces d'une maladie vénérienne, l'examen est de nature bactériologique et quand la suspicion porte sur la blennorragie - rappelons que nous n'avons dans notre étude aucun cas de syphilis - il

191 En attestent les chiffres suivants : sur les dix-huit affaires concernées par un examen pharmacologique, treize ont également nécessité une observation du prévenu, soit près des trois quarts. Ce qui est considérable quand on rappelle que seulement 13% des affaires jugées ont réclamé un examen de l'accusé.

192 Sur les dix-neuf analyses de sperme recensées, l'examen de la chemise de la victime est présent onze fois, celui de la literie quatre. Ensuite, quatre éléments ont été évalués une fois : le pantalon de la victime, celui de l'accusé, les mouchoirs du prévenu ainsi que sa chemise. Pour les trois autres types d'examens, les matériaux d'origine sont sensiblement les mêmes.

doit révéler des gonocoques de Neisser, caractéristiques de la maladie193. L'examen du sang doit détecter la présence de globules rouges et déterminer l'origine du liquide. En effet il ne faudrait pas confondre le sang issu des menstrues avec celui provenant d'une écorchure, une déchirure ou une plaie ouverte194. Enfin dans le cas de traces de boue, le pharmacien se contente de relever leur emplacement sur le tissu afin de déterminer si cela correspond avec la description du crime195.

Après avoir défini les deux expertises naturellement associées au crime, reste une dernière qui appuie les propos de la victime plus qu'elle n'apporte de preuves réelles : l'expertise de l'architecte. Celle-ci, très usitée dans les procès au civil, se compose dans l'immense majorité des cas d'un plan des lieux du crime. Ceux-ci ne sont pas toujours à mettre au crédit des architectes puisque le plus souvent, cette mission est confiée aux forces de l'ordre, peut-être par soucis d'économies. En toute logique le résultat n'est pas vraiment comparable, mais cela reste souvent sans importance puisque la démarche des magistrats semble parfois inutile tant l'affaire est simple. Toujours est-il que l'expert en la matière dresse un ou plusieurs plans de tailles pas toujours identiques, horizontaux le plus souvent ou bien verticaux, parfois superbes.

D'ordinaire le but avéré est de confondre les mensonges des uns et des autres ou d'étayer les propos d'une des parties. C'est dans cet esprit qu'a été ordonnée l'élaboration d'un plan du jardin du dénommé Jabveneau, accusé d'y avoir violé une petite fille196. Celle-ci a fait des lieux une description si détaillée que cela en a frappé l'esprit du juge, qui se saisit de la possibilité d'une expertise pour en avoir le coeur net. Une autre fois, l'examen médical a permis de contourner le mensonge de la victime qui prétendait que ses saignements provenaient d'une chute sur un morceau de bois197. Après la visite médicale le soir même, l'homme de l'art constate les traces d'un viol et interroge de nouveau la petite fille qui lui révèle les circonstances de l'attentat dont elle a été l'objet. Dans un cas particulier, l'architecte départemental, excusez du peu, est

193 ADI&L, 2U, 762, affaire Heurtevent. Le procès a lieu en 1899, soit vingt ans après la découverte de la bactérie.

194 ADI&L, 2U, 707, affaire Moreau, ainsi que 616, affaire Chollet.

195 ADI&L, 2U, 707, affaire Moreau. La jeune victime déclare que son agresseur l'a mise a terre dans un champ, d'oü l'examen des traces de boue sur la partie postérieure de sa chemise.

196 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau.

197 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.

mandaté pour effectuer un travail non moins spécial, devant vérifier la version d'Étienne Chollet, encore lui, qui prétend que ses blessures à la joue ne sont pas le fait de la défense de la victime mais d'une chute. Il est monté sur le râtelier de la cave lorsque la structure de bois vermoulu s'est effondrée, et qu'il s'est griffé le visage sur le mur en tombant. La conclusion que l'expert tire de son étonnante esquisse ne souffre d'aucune contestation : l'accusé n'aurait pu avoir des marques a l'endroit oü elles sont en chutant de cette façon. Par ailleurs une dernière expertise médicale a été commandée, et là encore le légiste est formel : la blessure a été faite de haut en bas et non de bas en haut comme s'il était tombé.

Les limites de l'expertise et la réticence des hommes de loi

Bien entendu tout n'est pas si simple dans le monde de l'expertise légale. Nombre d'éléments imputables au crime en lui-même ou aux institutions freine cette volonté d'apporter la preuve irréfutable faisant basculer le procès d'un côté ou de l'autre. Malgré les progrès scientifiques et médicaux, certaines lacunes restent un obstacle a l'affirmation et la suprématie de l'expertise sur les autres preuves. On peut les organiser en cinq catégories : en premier lieu, la difficulté d'établir des symptômes physiques appréciables, dans un deuxième temps les complexités d'ordre temporel, ensuite les limites de la pharmacologie ainsi que les conceptions parfois discutables de la médecine légale. En guise de conclusion, les réticences du monde de la justice.

Les affaires de viols et attentats à la pudeur sur enfants sont des cibles faciles pour les esprits critiques qui ne manquent pas de mettre en exergue son point faible, le témoignage, car il repose sur la parole de jeunes personnes dont on remet en cause la sincérité. De ce point de vue la médecine légale apparait comme le sésame dont doit se saisir la justice pour éclairer d'une lumière empirique les zones d'ombre de l'instruction. Seulement les crimes sexuels sont pour de nombreuses raisons délicats à expertiser, leurs conséquences étant insuffisamment identifiables. « Personne est capable de s'en être aperçu ~, déclare un accusé qui n'a enfoncé que très légèrement ses doigts dans le vagin de sa victime198. Les viols sont eux facilement reconnaissables physiquement puisque la

198 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.

totalité des sept cas - tentatives comprises - a donné un examen positif199. Pourtant, un médecin exprime toutes les peines de la science à authentifier un tel acte200 :

« La conservation de la membrane hymen n'est pas une preuve qu'il n'y ait pas eu violence, car elle n'est presque jamais détruite dans une tentative de viol, l'entrée de la vulve et du vagin étant trop étroite pour que même l'extrémité du gland puisse atteindre le point d'insertion de la membrane hyménale. »

Pour les attentats cette difficulté se ressent dans les chiffres car sur un total de 165 examens plus de 53% s'avèrent négatifs201. Aucune découverte scientifique majeure ne semble affecter les résultats obtenus attendu que la proportion d'observations négatives ne varie pas tout au long des vingt années qui délimitent notre étude. Ce ratio peut être expliqué par un autre, à savoir celui entre les attentats avec et sans violence. Les premiers ne représentent qu'une faible partie du total, c'est-à-dire à peine plus de 7% du total, la proportion passant a 9,5% sur l'ensemble des crimes202. Dans le cas d'un attentat sans violence et consistant en de simples attouchements, Tardieu se résigne à avouer que « le médecin n'a a consigner que des signes négatifs »203. Ce découragement se retrouve chez ses contemporains Briand et Chaudé qui affirment qu'il est tellement difficile d'expliquer véritablement les causes d'une trace de violence sexuelle, qu'il leur faut se borner a les décrire204. Ils trouvent écho de leur théorie dans les tribunaux, puisque dans tous les cas oü l'on n'a pas procédé a un examen médical de l'enfant on ne suspecte que de simples attouchements. Un petit bémol tout de même : beaucoup d'affaires oü apparaissent des tentatives de viol ou de sodomie ne sont pas concernées par un examen, bien qu'on puisse soupçonner des dégâts. Tardieu énonce tout de même quelques éléments positifs, avançant que l'âge des victimes, la délicatesse de leurs organes ainsi que la brutalité des

199Il convient tout de même d'ajouter une nuance d'importance : nous ne parlons ici que des viols ayant été jugés comme tels, car la majorité d'entre eux, bien que prouvés par l'examen médical, arrivent au tribunal sous l'appellation d'attentat.

200 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

201 Dans son étude de 1857, Tardieu arrive à des chiffres légèrement en dessous : sur les 261 exemples soumis a son examen, 118 se sont révélés négatifs, soit 45%. On pourrait pour l'expliquer avancer une hypothèse : son expérience étant antérieure à la loi de 1863 qui modifie le code pénal, la proportion d'attentats avec violence de son échantillon doit nécessairement être plus importante. Et par conséquent, le nombre de crimes comportant des traces physiques visibles a l'examen.

202 Comme dans le code pénal, nous avons considéré le viol comme un attentat nécessairement commis avec violence.

203 TARDIEU (1995), p. 52.

204 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 339.

attouchements font que souvent les marques de l'attentat sont nettement visibles205. A condition donc que l'attouchement ait été un minimum violent, on en revient au même problème. Après la mort de Tardieu en 1879, ses successeurs sont de plus en plus sceptiques sur la possibilité de prouver un attentat à la pudeur206. Le constat n'a pas évolué quelques années plus tard, en 1896 un médecin note encore : « [La victime] ne porte pas de trace d'attentat a la pudeur, ce qui n'exclut pas la possibilité d'un attentat »207.

Nous avons déjà mentionné le faible nombre d'examens accordés aux victimes de sexe masculin. Il s'agit bien là d'une marque de clairvoyance de la part de juges qui connaissent bien les difficultés que rencontre l'expertise médicale puisqu'en effet les deux tiers des examens pratiqués se révèlent positifs. Les magistrats l'utilisent donc a bon escient, principalement dans les affaires impliquant la sodomie, plus à même de laisser des séquelles208. L'absence de marques est aussi inhérent au type de crime perpétré sur les garçons : la masturbation concentre la majorité des cas, et ne laisse que peu de traces d'autant plus qu'elle est le plus souvent perpétrée non sur la victime mais sur l'accusé luimême, par l'intermédiaire de l'enfant. Bien sûr cette remarque vaut également pour les petites filles.

Celles-ci n'offrent pas non plus des examens de tout repos pour les praticiens. En premier lieu, les impondérables de la condition féminine : grossesse et menstruation. Bien que dans la seconde moitié du XIXème siècle ces dernières n'apparaissent en moyenne qu'à quinze ans209, certaines jeunes filles sont plus précoces et entravent à leur corps défendant le bon déroulement de l'analyse, ce qui peut même amener a cacher a l'expert des indices essentiels, et à nécessiter une examen ultérieur210. Le problème est un peu

205 TARDIEU (1995), p. 52-53.

206 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 349.

207 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

208 Les deux tiers des examens pratiqués l'ont été dans une affaire oü l'enfant a été sodomisé. Mais constater les traces de celle-ci n'est pas forcément aisé puisque sur les quatre résultats de visite négatifs, trois l'ont été dans le cas d'une pénétration anale.

209 Jean-Claude FARCY, La jeunesse rurale dans la France du XIXème siècle, Paris, Éditions Christian, 2004, p. 67. Cet âge a tendance à diminuer au fil des siècles.

210 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain, ainsi que 748, affaire Lendemain. Une des jeunes victimes examinées par le légiste n'est toujours pas réglée bien qu'elle soit âgée de dix-sept ans. La seconde, à tout juste onze ans, présente déjà les premiers signes de la puberté.

différent en ce qui concerne les grossesses, puisqu'en fait de compliquer l'examen, elles l'annulent purement et simplement211.

La question ô combien sérieuse des infections sexuelles contagieuses n'échappe pas a la difficulté comme le démontre l'analyse de Marie-Louise Leclerc, poursuivie pour des attouchements sur son petit voisin de six ans212. Le médecin diagnostique une urétrite contagieuse qui semble être à l'origine de la blennorragie de l'enfant, seulement l'examen antérieur du compagnon de l'accusée n'a révélé aucune maladie de ce type. L'homme de l'art se trouve bien embarrassé et tente de l'expliquer par un phénomène admis par la profession bien qu'exceptionnel, qui est de contracter une blennorragie avec une femme pourtant saine. Malgré cette dérobade qui lui est offerte, il ne croit pas en cette hypothèse et persiste a en échafauder d'autres. Soit le mal que porte cette femme n'existait pas a l'époque de l'attentat et la victime a contracté lors de celui-ci une infection non présente chez l'accusée, soit elle était déjà malade mais n'a pas contaminé son amant. Finalement, le médecin ne va pas plus loin que ses suppositions, laissant le soin au jury d'en déduire ce qu'il veut. Mais gare à ne pas porter un regard trop sévère sur ces flottements : Tardieu met en garde contre la tentation de passer outre la rigueur scientifique afin de satisfaire pleinement le juge, « il ne faut pas transformer le rôle de l'expert en celui de témoin »213.

Au chapitre des conclusions hésitantes, signalons celle de ce médecin qui éclaire dans son rapport les difficultés que comportent les écoulements. Lors de son examen d'une jeune fille de neuf ans, il remarque entre autres un écoulement jaunâtre, mais fait preuve d'humilité en avouant ne pouvoir dire s'il s'agit d'une vulvite née spontanément, ou due a des attouchements214. Effectivement chez les petites filles de cette époque les cas de vulvite « naturelle » ne sont pas rares et imputés par les praticiens à un tempérament

211 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches, ainsi que 674, affaire Hardion. Dans la première, la jeune fille a quatorze ans et a été abusée par son père, qui ne serait pas, selon ses dires, le père de son enfant. Dans le second cas, la victime a dix-neuf ans et l'enfant a naître est celui de son géniteur.

212 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc.

213 TARDIEU (1995), p. 47. Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p. 343.

214 ADI&L, 2U, 698, affaire Moret. Fort logique face a cette incertitude, le juge d'instruction décide d'une nouvelle observation, sur l'accusé cette fois, afin de déterminer s'il est atteint d'une quelconque infection vénérienne. Le résultat s'avère négatif, mais prouve que parfois l'examen amène plus de questionnements qu'il n'apporte de réponses.

lymphatique ou à une hygiène trop légère215. Ces signes peuvent amener les juges au fait des conséquences d'un attentat a tirer des conclusions hâtives, aussi dans ce cas l'examen de l'expert est indispensable, même si parfois il n'apporte pas la précision souhaitée.

Ces entraves a la quête de la vérité sont d'une importance bien moindre que celles relatives à la question du viol216. En effet celle-ci agite la communauté scientifique depuis les premières décennies du siècle, et trouve à partir des années 1880 un second souffle. Cette théorie affirme qu'en dessous d'un certain âge, le viol est impossible - au-dessous de six ans, et exceptionnel en dessous de dix217. La raison tient dans la disproportion des organes sexuels de l'adulte et de l'enfant, qui rend impossible l'introduction complète du membre pénien218. Ainsi puisque l'affirme la médecine légale, le viol sur une petite fille n'existe pas, sauf dans des cas extrêmement rares.

Cependant notre corpus nous offre plusieurs exemples de petites filles déflorées malgré leur jeune âge. On doit tout de même préciser qu'une bonne partie présente des traces de défloration incomplète, ce qui accrédite ici la thèse du cercle des médecins légistes. La violence employée semble être a l'origine de ces accomplissements, et les deux plus jeunes victimes de tels actes - elles ont toutes deux sept ans - ont eu droit à un procès pour viol, et non pour attentat. Il faut dire que les faits ont été chaque fois dénoncés avec une telle rapidité que les examens pratiqués ont donné des résultats incontestables. Ces deux exemples rentrent dans le cadre du discours des célèbres juristes Chauveau et Hélie, qui notent dans les années 1880 que « la défloration d'un enfant au-dessous de onze ans, sans violence, n'est qu'un attentat a la pudeur »219. C'est la raison pour laquelle dans nos

215 On la trouve plusieurs fois dans notre corpus, sous différentes appellations telles que la leucorrhée ou l'écoulement catarrhal.

216 En 1847 la cour de cassation donne du viol la définition suivante, très générale : « Le fait d'abuser d'une personne contre sa volonté soit que le défaut de consentement résulte de la violence physique ou morale exercée a son égard, soit qu'il réside dans tout autre moyen de contrainte ou de surprise, pour atteindre en dehors de la volonté de la victime le but que se propose l'auteur de l'action ». (Michèle BORDEAUX, Bernard HAZO, Soizic LORVELLEC, Qualifié viol, Paris, Éditions médecine et hygiène, 1990, p. 16.).

217 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 349.

218 Ce n'est pas là la seule bizarrerie que l'on doive a la médecine légale : jusqu'au début du XVIIème siècle celle-ci réfute l'idée qu'une femme puisse tomber enceinte après un viol, car « il faut un minimum de consentement à la conjection physique : il n'y a donc plus de viol, car consentement ». (André LAINGUI, Arlette LEBIGRE, Histoire du droit pénal : I, le droit pénal, Paris, Cujas, 1979, p. 160.).

219 Cité dans AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 174.

dossiers d'archives toutes les déflorations effectuées sans l'appui de la violence physique ont été qualifiées d'attentat a la pudeur.

Le temps est un aussi précieux allié pour le criminel qu'un adversaire redoutable pour l'expertise. Et dans les affaires de moeurs, il joue un rôle prépondérant : nombre d'entre elles, nous aurons l'occasion d'y revenir, ne sont révélés que plusieurs années après leur accomplissement, particulièrement dans les cas d'inceste. Les preuves matérielles se sont bien souvent effacées avec le temps : l'expertise médico-légale ne peut plus prétendre à son rôle probatoire220. C'est ce que remarque le médecin qui s'est employé en vain a visiter Ernestine, victime a plusieurs reprises depuis pourtant moins d'un an de l'amant de sa mère : (( Je ne saurais être plus affirmatif a ce sujet, l'examen ayant été pratiqué trop longtemps après le fait incriminé »221. Même cas de figure pour Adélaïde sur qui les derniers crimes remontent a trois ans, et qui fait dire au docteur qu' (( en pareil cas toutes les traces disparaissent généralement d'une manière complète au bout d'un certain temps »222. C'est ce qui est effectivement arrivé a la jeune Hortense, laquelle, lors de l'examen commandé par le juge, ne présente rien qui puisse prouver un quelconque attentat à la pudeur223. Celui pratiqué quatre jours plus tôt, soit une semaine après l'agression, avait pourtant relevé une petite déchirure que le médecin faisait remonter à cinq ou six jours. Quand le juge l'interroge sur cette contradiction, il affirme qu'il est possible que l'entaille ait cicatrisé.

Attention toutefois à ne pas généraliser car les attentats, incestueux notamment, s'ils sont longs a dénoncer, n'en durent pas moins longtemps. Aussi quand ils le sont certains outrages peuvent être prouvés par l'expertise, comme l'évoque Tardieu pour qui le caractère répété d'actes pourtant anciens donne des signes particulièrement distinctifs224. Deux médecins ont donc eu paradoxalement cette chance : celui de la jeune Marie Allain, abusée par son père dès l'âge de six ans et dont les relations forcées ont

220Fabienne GIULIANI, (( L'écriture du crime : l'inceste dans les archives judiciaires françaises (1791-1898) », L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], mis en ligne le 02 octobre 2009. URL : http://acrh.revues.org/index1582.html, § 8.

221 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny. De la a y voir un quelconque lien avec l'acquittement de l'accusé, il n'y a qu'un pas...

222 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.

223 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.

224 Ambroise TARDIEU, Les attentats aux moeurs (1857), texte présenté par Georges VIGARELLO, Grenoble, Jérôme Millon, 1995, p. 52.

continué jusqu'à ses quinze ans, qui n'a révélé les faits que deux ans après l'arrêt de celles-ci ; ainsi que l'exemple de Marie Bigot, elle aussi victime à partir de ses cinq ans des agissements de son géniteur qui ont duré six longues années, et qui ensuite en a mis trois pour les dénoncer225. Par conséquent, réduire le rôle de l'expertise a la recherche d'une trace matérielle ne serait pas convenable si l'on omettait d'y attacher la datation du crime. En somme, peut importerait qu'il y ait la preuve s'il était impossible de la situer dans le temps.

Dans un cas particulier la datation du crime entraîne un imbroglio dont l'instigateur aurait pu être Alfred Jarry, tant le juge lui-même semble prendre le parti de l'absurde. Et personne ne sera étonné d'entendre une nouvelle fois parler de l'affaire Chollet, décidément très délicate à bien des égards. Restituons donc rapidement les faits : Marie a été violée le dimanche 4 décembre 1881 et accuse le dénommé Chollet. Le lendemain à quatorze heures est pratiqué sur ordonnance un premier examen, par le docteur Gaultier, qui confirme la version donnée par la jeune fille. Deux jours plus tard, soit le 7 décembre, une nouvelle observation par le docteur Saintou appuie les résultats de la première, soulignant que la défloration ne remonte pas à plus de deux ou trois jours. L'enquête se poursuit tant bien que mal jusqu'au 11 février lorsque Marie révèle au juge d'instruction que le jour suivant le crime elle a été, à huit heures du matin donc préalablement à la visite ordonnée par le parquet, examinée par un certain Huret, médecin n'ayant remarqué que « bien peu de choses », dixit la victime. Saisi d'une louable incertitude, le magistrat convoque les trois praticiens pour discuter de leurs conclusions contradictoires. Un quatrième examen les met d'accord : Marie a bel et bien perdu sa virginité. Mais le docteur Huret campe sur ses positions quant au premier examen, entraînant le juge dans un raisonnement par l'absurde.

« Si l'enfant n'était pas déflorée à huit heures mais bien à quatorze heures, il faudrait en arriver à cette impossibilité ou plutôt à cette monstruosité morale que [la victime] après avoir simulé un viol, le dimanche s'est présentée à l'examen d'un médecin voyant que l'imputation dirigée contre Chollet ne pouvait pas être matériellement constatée aurait fait appel à un tiers qui l'aurait déflorée ou se serait déflorée elle-même pour assurer la punition d'un homme auquel elle ne porte aucun sentiment de haine. »

225 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain, ainsi que 731, affaire Bigot. Il convient de préciser qu'en raison de l'âge des deux victimes au moment de l'enquête, respectivement dix-sept et quatorze ans, le magistrat aurait pu s'abstenir d'un examen car des relations sexuelles consenties et ultérieures avec d'autres hommes deviennent à cet âge une possibilité.

L'analyse saugrenue du magistrat a le mérite de provoquer une remise en cause du trio d'experts, qui estiment que la défloration n'a pu être provoquée que par un tiers. Le docteur Saintou évoque la possibilité « qu'au moment de la première visite les lèvres de la membrane hymen déchirée étaient collées l'une a l'autre par le liquide visqueux qu'elle ne secrétait encore qu'en très petite quantité et qu'alors a défaut d'écartement suffisant de la vulve la membrane hymen eût paru intacte ». Elle recueille les faveurs du docteur Huret qui précise que « par délicatesse, et par crainte de produire quelques désordres [il n'a+ pas écarté les grandes lèvres avec toute l'énergie *qu'il+ aurai*t+ pu y mettre ». Le docteur Saintou termine en disant que « des médecins légistes des plus distingués se sont quelques fois fait illusion sous ce rapport ». Interrogé sur les divergences nées de l'établissement de l'heure du crime, Gaultier déclare que lorsqu'il a examiné la jeune fille le 5 décembre à quatorze heures, le viol remontait à vingt-quatre heures, et il est impossible qu'il ait pu remonter a deux ou trois heures car le vagin de la victime aurait été encore sanguinolent. Finalement un témoin met fin au suspense en racontant qu'après la visite du docteur Huret la jeune Marie était avec les autres domestiques et il est impensable qu'elle ait pu être violée a ce moment-là. De l'importance des témoignages oraux, donc.

L'affaire n'en reste pas là car le juge profite de la réunion pour explorer d'autres zones d'ombre. L'examen microscopique et chimique pratiqué sur la chemise de l'enfant n'a pas pu révéler de traces de sperme, bien qu'il ait attesté leur présence sur celle de l'agresseur. A la question du magistrat, Huret répond qu'il est possible que la semence n'ait pas touché le linge de l'enfant si elle s'est relevé aussitôt le fait accompli, le liquide ayant pu tomber directement à terre ou couler le long des cuisses. Sur ce point, les trois médecins sont de nouveau d'accord.

Toutes les branches de l'expertise livrent donc des conclusions sujettes a caution. La pharmacologie n'échappe pas au même phénomène et montre ses limites en s'en remettant parfois à des indices peu empiriques. Deux exemples relèvent de cette constatation, le premier concerne les écoulements, décidément difficiles à analyser. Le pharmacien constate les taches sur la chemise de la victime, mais reste prudent en annonçant que celles-ci ne permettent pas de déterminer si l'écoulement est de nature vénérienne ou leucorrhéique. Il a tout de même son avis sur la question car il conclut que

l'abondance de l'écoulement fait penser a une origine vénérienne226. Une autre fois l'analyse du pantalon de la victime penche en faveur de la présence de taches de sperme mais ne peut toutefois l'affirmer car aucun spermatozoïde n'a pu être retrouvé dedans227. A cela s'ajoute l'état de saleté du linge de la jeunesse qui n'arrange pas les affaires de l'expert, qui se perd parmi la multitude de taches de diverses origines. Les filles portent leurs chemises plusieurs semaines voire plus, et ce de jour comme de nuit228. L'excès inverse a des conséquences similaires et rend inutile toute tentative d'examen : bon nombre de parents, à la vue du linge souillé de leur enfant, ont le mauvais réflexe de le laver.

A regarder de plus près certaines modalités de l'expertise médicale, on est même en droit de se demander si ce ne sont pas simplement certaines connaissances ou plutôt croyances - non, le mot n'est pas trop fort - scientifiques qui amènent les hommes de l'art a des conclusions un peu trop hâtives. Vigarello souligne qu'à partir de la seconde moitié du XIXème siècle les médecins créent de toutes pièces des symptômes qu'ils croient être la conséquence d'un attentat a la pudeur229. Ainsi au XIXème siècle les médecins disaient reconnaître l'impuissance aux caractéristiques suivantes : cheveux blonds ou blancs, figure imberbe, teint pâle, chair molle et sans poil, voix claire, aigüe et perçante, yeux tristes et mornes, formes arrondies, épaules étroites. Les testicules peu volumineux, comme flétris, pendants et sans fermeté, cordons spermatiques grêles, gland ridé et peu sensible sont autant d'indices supplémentaires, de même que la lâcheté230. Souvenonsnous également que certains prétendent déterminer l'homosexualité d'un sujet masculin à partir de la forme de son gland. Un certain Boizard rentre tout à fait dans ce schéma d'après l'examen qu'on a fait de ce lui, seulement les attouchements dont il est accusé ont été commis sur une petite fille231. Sans aucun rapport mais pour l'anecdote, ce

226 ADI&L, 2U, 641, affaire Durand. L'examen ultérieur de l'accusé montre qu'il est atteint d'une blennorragie.

227 ADI&L, 2U, 637, affaire Musnier.

228 Jean-Clément MARTIN, « Violences sexuelles, étude des archives, pratiques de l'histoire », in Annales. Histoire, sciences sociales, 51ème année, n°3, 1996, p. 643-661, p. 646. L'article est disponible en intégralité sur Persée.

229 VIGARELLO (1998), p. 170.

230 Laure ADLER, Secrets d'alcôve : histoire du couple (1830 - 1930), Bruxelles, Éditions Complexe, 1990, p. 43.

231 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard. L'un n'empêche sûrement pas l'autre, mais les probabilités sont sans doute faibles.

médecin qui dit a la mère d'une enfant idiote qu'en devenant une jeune fille elle changerait peut-être et même pourrait guérir232.

Bien sûr les magistrats ne sont dupes des diverses lacunes de l'examen médical. A fortiori si celui-ci est commis en premier lieu par le médecin local. Il n'est pas rare de le voir désavouer le premier expert, ce qui amène deux cas de figure : soit l'observation amène un résultat semblable233, soit le juge a été bien inspiré par sa méfiance vis-à-vis du docteur de village. Dans le procès Alsace, le premier examen de la victime évoque des grandes lèvres légèrement rouges234. Alors qu'il instruit une affaire d'attentat avec violence dans laquelle il y a suspicion de viol, le magistrat semble dubitatif face à ces conclusions peu sévères. Il en ordonne donc un second trois jours plus tard, qui révèle cette fois-ci, outre l'inflammation déjà constatée, des érosions a la partie supérieure des grandes lèvres, synonyme de frottement.

Mais parfois la bataille d'égo entre juges et experts semble se faire au détriment de la justice. La faute à un manque de considération de chacune des parties, toutes deux se targuant de pouvoir obtenir la vérité sans les compétences de l'autre. Très tôt, les médecins légistes sont blessés dans leur orgueil par le manque de reconnaissance de leur aptitude particulière. François-Emmanuel Fodéré, le plus célèbre d'entre eux a l'amorce du siècle, est un ardent militant de cette cause car selon lui « la médecine a toujours éclairé la jurisprudence »235. En substance, prééminence du scientifique sur le juriste, quand on constate l'inverse aux procès, ou l'expert n'est entendu qu'en qualité de témoin236. Cette soumission finale répond a celle contenue dans l'ordonnance de l'expertise, qui détaille tous les points que l'examen doit aborder. La justice tient donc a encadrer strictement le travail de la médecine légale, et n'en fait qu'une preuve parmi d'autres237. A ce manque de reconnaissance et de légitimité s'ajoute l'aspect ingrat de la fonction qui est d'autant plus insupportable aux légistes que leur responsabilité morale

232 ADI&L, 2U, 748, affaire David.

233 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard. Le premier examen décèle bien des traces d'attentats, mais surtout la présence de gouttes de muco-pus. Cela a dû amener le juge d'instruction a se demander si leur origine ne pouvait pas être imputée à une blennorragie, et donc à ordonner une seconde observation de la victime comme de l'accusé, cinq jours plus tard. Finalement ceux-ci donnent des résultats identiques aux deux premiers.

234 ADI&L, 2U, 619, affaire Alsace.

235 CHAUVAUD (2000), p. 19-20.

236 Ibid., p. 24.

237GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 30.

est engagée238. Les vacations sont mal rémunérées et beaucoup de médecins refusent la réquisition judiciaire239. En conséquence de quoi ce sont les jeunes médecins qui se font inscrire sur les listes des experts de tribunaux, car les plus expérimentés préfèrent la tranquillité de leurs affaires lucratives240.

La méfiance, voire même la défiance, s'est installée très tôt dans le siècle, a cause de luttes d'influences mais pas seulement. Le monde judiciaire est a ce moment préoccupé par les erreurs judiciaires qu'on impute volontiers aux médecins et aux limites de l'expertise241. Vers la fin du Second Empire le nombre de bévues de ce genre augmente fortement car le rythme soutenu des découvertes dans les domaines de la physique et de la chimie a engendré une foi aveugle en leur valeur242. On pardonne d'autant moins leurs fautes aux hommes de l'art qu'ils vantent sans cesse la fiabilité a toute épreuve de leur science. Pour le baron Taylor, c'est toute la relation entre justice et expertise qu'il faut revoir, et il ne cache pas son animosité envers cette dernière qu'il accuse de dénaturer le procès : « Comment sera-t-il possible de réprimer ce que la société s'accorde a considérer comme un crime odieux, si on admet les experts médicaux à discuter les degrés d'intromission pour la constitution du crime ? »243. L'émergence de l'expertise psychiatrique qui s'attache a la personnalité du criminel tend a rendre l'examen plus difficile encore et s'attire les réprimandes de certains magistrats et jurisconsultes, qui de plus la trouvent trop envahissante244. Ces derniers s'en méfient également car elle fait trop fréquemment usage a l'article 64 du code pénal qui absout l'accusé s'il est déclaré fou245. Les médecins légistes font alors leur mea culpa, ils doivent connaître et reconnaître leurs lacunes et ne pas s'enfermer dans un système afin de se préserver d'éventuelles erreurs246.

Malgré tout les tensions montent encore sous la IIIème République où chacun se rend coup
pour coup. Le garde des Sceaux propose en 1879 un projet de loi pour limiter l'influence

238 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 339.

239 CHAUVAUD (2000), p. 31.

240 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 336-337.

241 CHAUVAUD (2000), p. 63.

242 Ibid., p. 231.

243 VIGARELLO (1998), p. 170.

244 CHAUVAUD (2000), p. 11-112.

245 LANTERI-LAURA (1979), p. 17. 246CHAUVAUD (2000), p. 181.

des experts, car dit-il « il est toujours a craindre qu'entraînés dans une certaine voie, dirigés par une idée fixe ou dominés par un système scientifique exclusif, ils ne négligent quelques-uns des éléments qui doivent les conduire à la vérité ». L'entreprise est toutefois abandonnée247. Trois ans plus tard l'offensive se poursuit avec une ébauche de loi visant à organiser une expertise contradictoire pour chaque procès afin de lutter contre les erreurs judiciaires, mais elle en reste à ce stade248.

Gabriel Tarde, précurseur de la criminologie moderne, propose en 1885 de modifier radicalement le visage de la justice française en remplaçant purement et simplement les jurés par les experts, représentants de la science impartiale et infaillible249. Paul Brouardel, figure éminente de la médecine légale de l'époque et alors commissaire du gouvernement, est plus mesuré et demande la création d'un diplôme spécial qui a défaut de les combler, apaiserait les praticiens en leur offrant la reconnaissance qu'ils réclament depuis longtemps. Mais la proposition ne trouve pas de soutiens suffisants dans sa propre famille et est abandonnée250.

Brouardel s'illustre de nouveau en 1892 grâce a l'adoption le 30 novembre de la loi sur l'exercice de la médecine, projet qu'il a porté pendant vingt ans, et qui instaure l'obligation d'être titulaire d'un diplôme de docteur pour exercer. En contrepartie de cette reconnaissance, le texte précise que la justice peut requérir d'urgence n'importe quel médecin251. L'année suivante, afin de rendre plus attractive l'expertise légale du point de vue financier, les vacations sont revalorisées pour la première fois depuis le Premier Empire252.

Ces avancées destinées à motiver les médecins ne changent strictement rien au moment du procès, ils restent entendus comme simples témoins. Et leur rôle n'y est pas des plus faciles. L'expert doit avoir une bonne éloquence, « être crédible sans pérorer et convaincre avec chaleur »253. L'un d'eux s'en plaint encore en 1892 : « A quoi bon avoir des experts si leur voix n'a pas plus d'autorité que celle du voisin qui ne connaît pas la

247Ibid., p. 62. 248 Ibid.

249Ibid., p. 54.
250Ibid., p. 45.
251Ibid., p. 44.

252 Ibid., p. 31.

253 Ibid., p. 89.

question ? »254. Le président de la cour d'assises de la Seine conçoit que la tâche soit délicate et la résume de la façon suivante255 :

« Le rôle du médecin légiste qui expose devant des jurés le résultat de ses constatations est très complexe ; il faut qu'il fasse des leçons, sans en donner, car les jurés doivent apprendre par lui ce qu'ils ignorent, mais ils se cabreraient s'ils apercevaient une velléité de leur dicter une opinion ; il faut cependant de l'autorité dans la parole, car si le médecin doute, qui croira ? Il faut, tout en restant l'homme de l'art, inspirer la pitié pour les souffrances d'autrui et savoir émouvoir : un médecin romanesque et trop sensible déplaît, mais un praticien sans entrailles, dont la parole fait sentir le bistouri, révolte... »

Un véritable rôle de composition. C'est parfois ce a quoi se résume l'expertise légale, même si la majorité des exemples montrent un examen sans faille. C'est de certitudes dont les juges ont besoin face à la volatilité des témoignages. Ils ont donc à leur disposition un éventail élargi d'expertises afin d'éclairer le jury sur les circonstances comme les conséquences de l'attentat. Dans la moitié des cas ils s'appuient dessus, et quand ils ne le font pas c'est que l'instruction leur a laissé penser que ce n'était pas indispensable. En effet la répression des attentats à la pudeur pâtit grandement de la complexité a prouver le crime, si bien que nombre de médecins de renom estiment qu'il est impossible ou presque d'y apporter une preuve irréfutable. Malgré la fragilité des orages sexuels due a l'âge de la victime, le praticien ne trouve pas toujours de trace imprimée par l'agresseur, et s'il en découvre une, rien ne garantit que le jury prenne en compte son avis.

Comme pour toute chose, il faut se garder de toute généralisation. Les dissensions qui se font jour au niveau national n'affectent pas véritablement la justice a l'échelle locale. Celle-ci voit les forces en présence s'équilibrer globalement, et parfois même les magistrats ne sont pas en accord sur la procédure à adopter. « *L'accusé+ ayant avoué le fait dont il est accusé et la mère de l'enfant victime de l'attentat ayant déclaré qu'il n'y avait pas de traces de violences, j'ai cru qu'il était inutile d'envoyer un docteur sur les

254 Albert DECHAMP, « L'affaire Achet au point de vue médico-légal », Archives d'anthropologie criminelle et de criminologie et de psychologie normale et pathologique, tome VII, Lyon, Storck, 1892, p. 23. Cité dans CHAUVAUD (2000), p. 23.

255 Bérard des GLAJEUX, Souvenirs d'un président d'assises. Les passions criminelles, leurs causes et leurs remèdes, Paris, Plon, 1893. Cité dans CHAUVAUD (2000), p. 89.

lieux », répond un juge de paix au procureur qui semble lui reprocher son manque de discernement256.

Ainsi, même s'il faut reconnaître que parfois le juge d'instruction semble se méfier du médecin convoqué en ordonnant un nouvel examen, sorte de contre-expertise qui ne dit pas son nom, l'expertise est appuyée par le procureur dans l'acte d'accusation. Il la mentionne dans les cas où elle a sans conteste apporté la preuve recherchée ce qui satisfait sur ce point l'accusation.

-o-o-o-

Finalement l'expertise dans les affaires de moeurs ne dépasse pas l'importance que lui accorde l'institution judiciaire. Elle est outil certes appréciable, mais dont la fiabilité est trop souvent remise en cause pour pouvoir prétendre à un autre rôle. Comment faire d'une discipline le noeud central du procès quand elle se trompe occasionnellement et s'avoue stérile dans certains cas ? En somme, ce n'est pas l'expertise qu'il faut remettre en cause, mais bien son aptitude à statuer dans les procès pour crime sexuel. Elle se révèle inadaptée a ce type particulier d'affaire, et quand elle tente de le faire, c'est au détriment de la vérité scientifique qui doit pourtant lui rester inaliénable.

256 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit. Le juge de paix semble ne considérer les attentats que sous l'angle de la violence, comme si le code pénal de 1810 n'avait pas été depuis modifié. Nous aurons l'occasion de voir dans un développement ultérieur que des aveux de l'accusé ne sont pas nécessairement synonymes de condamnation. Le procureur semble avoir la volonté de rassembler le plus de preuves possibles, qui seront à même par leur accumulation de convaincre le jury. Pour information, un examen médical sur la fillette a été finalement effectué, et s'est révélé négatif.

Chapitre III : l'évolution de la situation française au XIXème siècle

Les processus liés au code pénal et a l'expertise judiciaire ne sont pas sortis ex nihio de l'esprit de leurs promoteurs. Bien sûr, il y a une part philosophique et sociologique dans ces évolutions. Toutefois puisqu'il n'y a jamais de fumée sans feu, la rapidité avec laquelle se développe la répression pénale des crimes sexuels sur enfants entre 1810 et 1863 montre que les juristes et les parlementaires ont travaillé dans une situation d'urgence. Alors, le contexte criminel dans lequel s'inscrivent les réformes pénales est-il celui d'un phénomène nouveau, ou seulement celui d'une manifestation qu'on commence a prendre en compte justement depuis les prises de position philosophiques ? Notre objectif n'est pas d'en juger mais de constater dans les chiffres l'accroissement des jugements pour crimes sexuels sur enfants depuis le début du siècle.

Une forte hausse de la criminalité sexuelle

La progression des crimes, ou plutôt devrait-on dire de leur dénonciation, ne peut être étudiée véritablement qu'à partir de l'année 1825, qui voit naître le premier volume du Compte général adressé à la personne du roi Charles X257. Il a pour objectif de matérialiser chaque année dans les chiffres la situation judiciaire du royaume, au moyen d'une série de tableaux statistiques illustrant avec force détails l'état de la justice dans les cours d'assises, correctionnelles et de simple police258. Selon son rédacteur, il a également pour but d'amener des perfectionnements de la législation259. Dans l'édition de 1826 il assure que « lorsque ces tableaux auront été dressés pendant plusieurs années, il sera utile de rechercher, pour les combattre, les causes qui excitent si puissamment au crime *
·
·+ »260. En 1829 il écrit que le Compte général offre une plus large publicité à la justice répressive et excite l'émulation entre les magistrats261. Il n'avait peut-être pas pensé que près de

257 Dans les faits, le premier volume annuel du Compte général ne paraît qu'en 1827, mais il prend alors en compte les chiffres de l'année 1825. Par la suite, ce décalage est d'une a trois années selon le contexte.

258 Dans l'édition de 1880, p. VII, le rédacteur en vante une nouvelle fois les mérites et en décrit l'utilité :

« *...+ Il n'est pas une plainte, une dénonciation ou un procès-verbal dont les suites n'y soient mentionnées *~+ »

259Compte général, année 1825 (1827), p. X.

260Compte général, année 1826 (1827), p. VII.

261Compte général, année 1829 (1830), p. III.

deux siècles plus tard, ces tableaux seraient très utiles pour interpréter les évolutions pénales et judiciaires.

L'introduction de chaque nouvelle version est rédigée par le garde des Sceaux qui dresse un rapide bilan de la situation de l'an passé, ainsi que de l'évolution sur les dernières années. Pour cette première édition, il est intéressant de relever que le rédacteur note que « la prospérité de l'agriculture, du commerce et de l'industrie, affaiblirons les causes les plus ordinaires des crimes, en répandant partout l'aisance et la lumière *
·
·
·+ »262. Quant a savoir si cela aurait une quelconque incidence sur les affaires de moeurs qui excluent a priori les crimes crapuleux, cela reste une autre histoire.

Afin d'expliciter notre méthode de travail, dressons un rapide tableau de cette année 1825 pour laquelle le Compte général dénombre un total de 1547 crimes contre les personnes jugés aux assises. Ils sont décrits par le garde des Sceaux comme « *...+ les plus graves par leurs conséquences et les plus funestes a l'ordre social »263. Parmi ceux-ci on recense pas moins de 171 viols et attentats à la pudeur, auxquels il faut ajouter 95 qui ont été commis sur des mineurs de moins de quinze ans, ces derniers représentant un peu plus de 6% du total des crimes contre les personnes. Le taux d'acquittement est de quasiment la moitié pour la première catégorie, et d'un peu plus du quart pour la seconde, ce qui dénote déjà d'une différence entre les crimes sur adulte et sur enfant. Néanmoins une précision de taille s'impose : étant donné que les viols et les attentats à la pudeur sont confondus dans une même catégorie, il se pourrait par exemple que la proportion d'acquittements pour viol soit bien plus grande que celle pour attentat, et influe ainsi sur le pourcentage global.

Plus intéressante est la comparaison entre les jugements rendus et les peines prévues par le code pénal de 1810. Pour cette première édition de 1825 nous ne prenons en compte que les viols sur mineurs de moins de quinze ans pour la raison déjà évoquée plus haut. Devant nos yeux, dix condamnations aux travaux forcés à perpétuité, et cinquante-deux à temps. Beaucoup plus surprenant, la présence de six prévenus condamnés à de la réclusion, et de trois qui ont seulement écopé d'une peine d'emprisonnement, soit des sanctions non-prévues par le code pénal, et qui ne peuvent être expliquées que par la

262Compte général, année 1825 (1827), p. VI. 263Compte général, année 1840 (1842), p. II.

correctionnalisation, les circonstances atténuantes ne faisant leur apparition que sept ans plus tard. Voilà pour les données au niveau national.

A l'échelle locale on ne dénombre qu'un seul cas de viol ou attentat a la pudeur, et son auteur en a d'ailleurs été disculpé. Quant aux viols sur mineurs de moins de quinze ans, on n'en compte aucun sur cette période. Difficile donc d'établir ne serait-ce qu'un semblant de conclusion. Voyons quelles sont les évolutions pour le demi-siècle à venir264.

En 1825, les crimes sexuels sur adultes étaient presque deux fois plus nombreux que ceux sur enfant, mais la situation ne tarde pas a s'inverser, dès l'année suivante, mais d'une façon générale les deux catégories restent assez proches jusqu'au début des années 1830. Alors que globalement le nombre de crimes sur adulte augmente régulièrement jusqu'au Second Empire, sous lequel il commence a décroître, le crime sur enfant de moins de quinze ans se développe exponentiellement. Il quadruple en vingt ans entre 1825 et 1845 puis de nouveau entre 1845 et 1865, et connaît son pic l'année suivante avec pas moins de 883 cas recensés265. Les révisions pénales de 1832 et 1863 y sont pour beaucoup, élargissant les faits incriminés, mais surtout favorisant la multiplication des dénonciations. Les victimes et leurs proches, sachant qu'elles n'ont plus a faire preuve de la violence, voient leur tâche facilitée266.

Pourtant, il ne serait pas tout à fait juste de considérer la révision pénale de 1832 comme la première reconnaissance de la spécificité du crime sexuel sur enfant. Le garde des Sceaux se fait le défenseur de cette théorie lors du vote de cette loi, face à un député qui dénonce l'inertie de la justice267 :

« Le code pénal punissait l'attentat à la pudeur commis avec violence ; mais lorsqu'il s'agissait d'un
attentat commis envers un enfant, il n'est pas vrai de dire qu'il y eüt impunité, alors même qu'il n'y
avait pas de violence réelle, parce que l'enfant n'était jamais considéré comme ayant donné son

264 Notre étude s'est faite a partir du Compte général, de 1825 à 1870 avec des intervalles de cinq années. Précisons que nous avons dû prendre en compte l'année 1851, la précédente faisant défaut, et que nous n'avons pas été jusqu'à 1875 car dans ce dernier volume les tableaux ne recensaient plus les mêmes données.

265On note tout de même une légère diminution de ce type d'infraction dans la première partie des années 1850, puis à la fin de cette même décennie, une autre baisse plus importante cette fois mais qui ne dure que deux années : 1859 et 1860. La suite est moins glorieuse mais peut être expliquée en partie par l'annexion en 1860 des duché de Savoie et comté de Nice, et à la création de trois nouveaux départements qui s'ensuivit.

266 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 179.

267 CHAUVEAU (1832), p. 291.

consentement, et les jurés se montraient très sévères contre le coupable d'un tel attentat, alors même qu'ils supposaient qu'il y avait consentement de la part de l'enfant. »

En quelque sorte, le jury se livre déjà à une sorte de requalification pénale des faits, procédé que nous aborderons plus en détail dans la prochaine partie. Dans les dernières années du règne de Napoléon III, il diminue fortement avant de remonter dans des proportions quasi-identiques a l'amorce de la décennie suivante, se stabilisant ensuite avec environ 750 à 850 cas annuels, malgré la perte de trois départements en 1870 qui disparaissent par conséquent des données.

Cependant, il faut attendre le rapport de 1836 pour voir pour la première fois le garde des Sceaux mentionner directement les crimes qui nous intéressent particulièrement. Celui-ci se félicite de la baisse globale du nombre de crimes sur des personnes, mais cite expressément les viols et attentats à la pudeur, signe que leur situation est préoccupante pour la chancellerie268. Et effectivement, ils sont passés de 357 cas à 315, mais ce qui est significatif c'est que la part des crimes sur adulte a légèrement augmenté, et donc c'est celle sur enfant qui a fortement diminué. Mais l'accalmie est de courte durée puisque l'année suivante ils repartent a la hausse, mouvement signalé une nouvelle fois dès l'introduction. Cette fois le rédacteur se fait plus précis et parle des crimes sur les enfants en particulier269. Nous avons donc une gradation qui s'exprime ici dans l'esprit du ministre, l'augmentation des crimes sexuels étant passés sous silence pendant onze ans, avant d'être évoqués et même l'année suivante distingués en deux classes. Par la suite le rédacteur y fait régulièrement allusion dans le préambule270. Le champ lexical qui est associé a l'analyse de son évolution ne cache pas la déception annuelle du rédacteur devant des chiffres de plus en plus mauvais271. Alors qu'il fait a l'empereur son compterendu pour 1851 et qu'il constate une nouvelle fois l'augmentation de ce nombre, il se

268Compte général, année 1836 (1838), p. IV.
269Compte général, année 1837 (1839), p. VI.

270 On y trouve des références pour les années 1838, 1839, 1840, 1841. A compter de l'année 1843, l'organisation de l'introduction du Compte général est révisé, aussi cela entraîne presque sûrement une analyse annuelle des viols et attentats à la pudeur.

271 On retrouve notamment pour qualifier cette évolution les adjectifs suivants : « malheureuse » (1844 et 1874), « affligeante » (1849), « déplorable » (1851, 1852 et 1860), « douloureuse » (1864 et 1873),

« grave » (1866).

risque à remettre en cause le code pénal, outrepassant son rôle habituel de commentateur272 :

« A voir ce débordement d'immoralité, on se demande si nos lois pénales en cette matière sont bien assez sévères et si elles protègent suffisamment la société, si gravement atteinte par ces crimes odieux, qui trop souvent se commettent dans l'intérieur même du foyer domestique. »

Outre la référence implicite a l'inceste qui fait sa première apparition dans le récit annuel du ministre, on remarque combien son discours a changé depuis l'époque oü il vantait les mérites du code de 1832 qui assouplissait la justice et la rendait plus clémente - bien sûr, en presque vingt ans, les rédacteurs se sont succédés et celui qui parle sous l'empire n'est pas celui qui faisait de même sous la monarchie de Juillet. Au moindre coup d'arrêt a cette progression, comme c'est le cas pour 1853 et 1860, il ne peut s'empêcher d'applaudir cette diminution. Mais le plus souvent il se montre fataliste, comme en 1858 où il note que « l'augmentation extraordinaire de cette espèce de crimes *...+ ne saurait être attribuée qu'à un progrès bien affligeant dans la dépravation des moeurs »273. L'introduction de l'année suivante ne dit pas le contraire, constatant que pour la première fois les viols et attentats à la pudeur constituent plus de la moitié de la somme globale des crimes contre les personnes. Le ministre illustre une nouvelle fois l'urgence de la situation : « Cette effrayante progression appelle toute la sollicitude de la magistrature et du jury »274. Il invite les jurés a plus de responsabilité eut égard a l'étique de la justice et a ses objectifs. On peut également y voir une critique à peine voilée du mouvement de correctionnalisation qui donne l'image d'une justice peu sévère.

La loi qui modifie le code pénal en 1863 a eu un impact dès la même année sur le nombre de crimes sexuels sur les enfants en étendant la diversité des gestes incriminés, comme en témoigne la plume du garde des Sceaux : « Cette augmentation ne doit peut-être pas inquiéter, si l'on réfléchit que les dispositions de la loi du 13 mai, en étendant jusqu'à la treizième année la protection spéciale accordée a l'enfance, ont dû déterminer le renvoi devant les assisses d'un plus grand nombre d'attentats a la pudeur sans violence »275.

272Compte général, année 1851 (1853), p. IX.

273Compte général, année 1858 (1860), p. VII.

274Compte général, année 1859 (1860), p. VII.

275Compte général, année 1863 (1865), p. VI. Le renforcement de la criminalisation de l'attentat a la pudeur même sans violence par un ascendant a aussi eu un rôle dans cette évolution. Néanmoins le rédacteur du rapport de 1865 ne se fait pas d'illusions, cette infraction étant peu répandue, elle n'a pas un impact significatif sur les chiffres. Celui de 1880 affirme que même le relèvement de onze à treize ans en dessous

Mais il faut bien noter qu'il n'a pas l'air très sûr de son affirmation, et les faits lui donnent raison les années suivantes. Il ne faudrait pas conclure trop rapidement à une augmentation de la violence car les dénonciations se sont également faites plus nombreuses276. L'intérêt de la justice pour ces faits n'est jamais démenti, et en 1876 le Compte général dresse un portrait de l'évolution des crimes et délits sur enfant pour le demi-siècle passé. Clôturons ce chapitre consacré a l'évolution nationale de ceux-ci en citant le rapport pour l'année 1880 qui annonce que le nombre de viols et attentats sur enfants a été multiplié par six depuis l'apparition de ces statistiques en 1825. Ce chiffre est tellement considérable, pour reprendre les termes du ministre, que dans le but de mieux les comprendre il fait une analyse plus détaillée de « ces nombreux crimes qui démoralisent l'enfance et corrompent la famille »277.

Le rédacteur commence par rechercher des particularités au niveau régional, et au vu des statistiques présentées, elles ont une forte incidence sur les résultats globaux. On apprend que la région la plus touchée par cette criminalité est le nord du pays, et que la moins touchée est le centre278. Il est temps d'évoquer en quelques lignes l'évolution de ce type de crime a l'échelle locale, et ce depuis 1825279.

Tout d'abord, il faut savoir que l'Indre-et-Loire est un département qui compte légèrement plus d'accusés que la moyenne nationale280. Du point de vue de l'évolution chiffrée, il apparaît que la tendance est sensiblement la même qu'au niveau du pays dans sa totalité281. La première décennie compte environ un cas annuel, mais à partir de la seconde moitié des années 1830 la tendance est à la hausse avec plus de deux cas et

duquel le crime sans violence est puni n'a pas eu une influence majeure sur cette évolution. Il va même plus loin en soutenant que la baisse des décennies 1865-1870 et 1871-1875 n'est a imputer qu'aux évènements politiques et militaires de 1870 et 1871 qui ont entraîné un nombre moindre de poursuites pénales.

276 VIGARELLO (1998), p. 173.

277Compte général, année 1880 (1882), p. IX. Pour la période 1826-1830, on en dénombrait chaque année en moyenne 136, contre 791 sur la dernière, à savoir 1876-1880.

278 Dans les départements du nord de la France on dénombre quatorze accusations pour 100 000 habitants, contre huit dans les départements centraux. Toutefois puisqu'aucune indication supplémentaire n'est donnée pour ce tableau, il nous est impossible de savoir véritablement si le département qui nous concerne est compris dans la région « centre ~. S'il s'avérait qu'il a été compris dans la zone « Nord-Ouest », il serait alors dans la région médiane.

279 Notre étude s'arrête malheureusement en 1873, car l'année suivante les tableaux du Compte général ont changé et ne permettent plus de recueillir ces chiffres par département.

280 La moyenne du pays s'élève à douze accusés pour 100 000 habitants, le département est à treize.

281 Nous n'avons pas fait, comme pour l'échelle nationale, de brève comparaison avec les crimes sexuels commis sur des adultes, car les chiffres sont si bas qu'ils sont peu significatifs.

demi par an jusqu'au début de la décennie suivante oü ce taux retombe a 1,75. Le phénomène ne prend véritablement de l'ampleur qu'au milieu des années 1840 : près de quatre affaires annuelles puis un peu plus les cinq années suivantes. Les débuts du Second empire ne sont pas très encourageants mais de moindre portée comparé à la suite : cinq cas en moyenne de 1856 à 1860, puis plus de six et demi sur la première moitié des années 1860, avec notamment un pic à quatorze cas en 1862, à la veille de la réforme du code pénal. La décennie suivante se stabilise autour de cinq procès par an282. Outre la tendance générale que nous venons de décrire, il faut considérer que les années se suivent mais ne se ressemblent pas forcément. Ainsi nos deux points culminants, à savoir 1858 et 1862 avec respectivement onze et quatorze affaires jugées, sont suivis de deux années creuses avec seulement un et deux cas.

N'oublions pas les attentats sans violence, qui bien que définis pénalement dès 1832, n'apparaissent dans le Compte général qu'en 1855, malgré leur proportion de plus en plus élevée283. A la fin des années 1850 ils représentent à peine la moitié du total des crimes sexuels commis sur des enfants, et sont pour la première fois mentionnés dans l'introduction du Compte général en 1858, le garde des Sceaux s'inquiétant de leur progression284. Deux décennies plus tard ils en regroupent les deux tiers. Dans la seconde moitié des années 1850, on en dénombre chaque année en moyenne 312, puis environ 372 les cinq années suivantes, puis ce chiffre monte encore à 463, redescend avec l'avènement de la république a 417 puis suit la courbe inverse a la fin des années 1870, à une moyenne de 506 cas annuels. Son pic est atteint en 1875 avec 520 cas recensés. En vingt ans le nombre de ces crimes a progressé de plus de 60%, alors que dans le même temps la part des crimes avec violence a baissée, suivant la courbe des agressions sur adultes. Voici le panorama de la criminalité sexuelle sur les enfants : elle devient au fil du temps moins violente, selon les chiffres de la chancellerie. Pourtant, un mouvement qui a pris toujours plus d'ampleur au fil du siècle peut facilement expliquer cette évolution : la correctionnalisation.

282 Ces chiffres s'arrêtent en 1873, les tableaux statistiques des années suivantes ne recensant plus ce phénomène.

283 Nous ne prenons ici en compte que les attentats sans circonstances aggravantes comme la qualité d'ascendant. Ces chiffres ne sont pas détaillés par département.

284Compte général, année 1858 (1860), p. VII.

La correctionnalisation, un mal pour un bien

A l'origine de celle-ci se trouve l'indignation. Indignation des foules peut-être, indignation des magistrats sûrement, face à la multiplication au début du XIXème siècle de ce qu'on surnomme les « acquittements scandaleux ». Et les mots ne sont pas trop forts pour dénigrer le jury populaire responsable de tous ces maux. Celui-ci a été introduit à la Révolution pour garantir l'indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir, mais ses trop conséquentes prérogatives se sont retournées contre l'esprit d'intégrité qu'elle devait défendre. Le serment prononcé en début d'audience par les jurés leur commande pourtant de ne trancher qu'en leur âme et conscience. Il stipule de « n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection »285. C'est donc très tôt que les États de droit prennent conscience du danger que représente un jury qui a tendance à prendre des libertés avec la loi286.

Ce dernier n'existe que pour la plus haute juridiction, la cour d'assises, chargée d'examiner les crimes. Il est composé de douze juges, dont trois professionnels - le président et deux assesseurs. Pour les questions les plus importantes telles que la culpabilité ou le refus de circonstances atténuantes, il faut un minimum de sept voix287. Les jurés populaires sont donc en position de force, mais il ne faudrait pas non plus, selon Louis Gruel, les voir omnipotents. Malgré leur infériorité numérique, les juges ont de nombreux atouts pour se faire entendre mais surtout convaincre : prestige de la fonction, expérience et formation leur assurent un pouvoir qui peut contrebalancer le nombre288.

Mais il faut reconnaître que la composition de ce groupe n'est pas anodine, bien qu'issue d'un tirage au sort. En 1933 un historien a écrit une thèse sur le jury « populaire », qui ne l'est pas tant que cela. L'auteur note que « certains écrits officiels marquent avec netteté le désir de faire d'une classe unique et assez étroitement limitée la source essentielle des jurés. Les citadins seraient préférés aux campagnards, les riches aux pauvres, les

285 Louis GRUEL, Pardons et châtiments. Les jurés français face aux violences criminelles, Paris, Nathan, 1991, p. 8.

286 Ibid., p. 5.

287Compte général, année 1880 (1882), p. XXXVII. Cette règle a pourtant beaucoup évolué au cours du siècle. La majorité requise a été de sept voix (1821-1831) puis huit (1831-1835), ensuite de nouveau sept (1835-1848) puis neuf (1848) avant de revenir à huit (1848-1853) et depuis 1853, sept voix.

288GRUEL (1991), p. 7-8.

intellectuels aux manuels »289. Dans une affaire de 1887 et désignée par le hasard parmi celles composant notre corpus, nous avons dressé la liste les trente-six jurés et des quatre remplaçants tirés au sort. Nous n'avons pas moins de vingt-quatre propriétaires, quatre négociantes, deux maires, deux fabricants de chaussures, deux courtiers en vins, un serrurier, un liquidateur, un médecin, un photographe, un rentier ainsi qu'un directeur de succursale. Il est aisé de remarquer l'absence de tout ouvrier ou petit paysan, et même d'employé. Cependant ne crée pas forcément d'inégalités de jugement, comme l'écrit Louis Gruel : « Ils [les jurés] sont peu enclins à accorder un traitement de faveur à ceux qui jouissent d'une préséance statutaire ou d'un privilège de fortune »290. Il le faut donc pas considérer le jury comme fondamentalement subjectif, tel un groupe défendant les intérêts d'une seule frange de la population.

Mais revenons aux faits et aux raisons qui poussent ce jury a acquitter bien plus qu'il ne condamne. Le problème prend sa source dans le code pénal édicté en 1810 et qui est pour l'immense majorité des jurés bien trop sévère. Effectivement les crimes sexuels et particulièrement ceux commis sur les enfants sont réprimés très lourdement, avec des peines allant de cinq ans de travaux forcés à la perpétuité. La tentative, qui dans le code pénal est assimilée au crime lui-même, est si contestée que les juges d'instruction hésitent a la qualifier ainsi, de peur d'entraîner a coup sûr un acquittement291. Non seulement les crimes sexuels ne sont pas vus par la population comme étant d'une extrême gravité, mais bien souvent l'accusé attire, par le poids du châtiment auquel il s'expose, une certaine compassion. Précisons toutefois que les relaxes sont bien plus nombreuses dans les affaires de moeurs sur adultes que sur enfants. Si la magistrature possède de nombreux griefs envers les jurés, ce n'est donc pas a cause de leur capacité a condamner des innocents - quoique parfois elle s'exprime de façon marginale. C'est bien d'être réguliers dans l'inapplication de la loi en acquittant des coupables292. Sans doute raisonnent-ils également à la manière de Voltaire qui couche sur le papier, dans son célèbre conte Zadig ou la Destinée, la pensée suivante : « *...+ Il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent ». La jurisprudence tente d'y mettre

289 Cité dans GRUEL (1991), p. 27.

290 Ibid., p. 6.

291 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 138.

292 GRUEL (1991), p. 17.

un frein, un arrêt de 1812 stipulant qu'un acquittement prononcé en assises ne dispense pas de poursuites en correctionnelle293. Le rédacteur du premier Compte général ne s'y trompe pas lorsqu'il déplore le fait qu' « en général, la répression est moins forte pour les crimes contre les personnes que pour les crimes contre les propriétés »294. Sous la monarchie de Juillet, les présidents d'assises reprochent encore aux jurés de ne réprimer avec sévérité que les violations de propriétés295. Toutefois il serait injuste de n'attribuer ce rythme soutenu des acquittements qu'à cet apitoiement du jury. Le rédacteur du Compte général de 1826 précise que plus les cours éprouvent de retard dans les jugements, plus le taux d'acquittement est fort296. A l'origine de ces longueurs, la complexité de l'affaire, le nombre de témoins, l'éparpillement de ceux-ci, etc. Le ministre y ajoute un dernier motif, justifiant ces acquittements par la détention trop longue d'innocents injustement soupçonnés. La détention préventive semble donc être un motif de relaxe297.

Dans la pratique, l'acquittement scandaleux reste difficilement contrôlable. Les légistes et magistrats vont donc créer plus ou moins officiellement des artifices judiciaires afin de trouver un remède à cette pratique qui nuit à la qualité première de la répression, à savoir instruire les foules sur les limites à respecter. En cela ils obéissent aux recommandations effectuées une poignée de décennies plus tôt par le célèbre juriste et philosophe italien Beccaria. « Les peines doivent être modérées. Ce n'est pas la rigueur de la peine qui fait reculer le criminel, mais la certitude d'un châtiment auquel il n'échappera pas », préconise-t-il. Ces astuces, qu'on regroupe habituellement sous le terme de correctionnalisation, sont au nombre de trois, mais elles ont un but commun : contourner le code pénal afin d'atténuer les condamnations. Sur ces trois ramifications, deux restent a l'échelle des assises, une autre descend au niveau du tribunal correctionnel. Dans l'ordre chronologique, ce sont la déqualification, la correctionnalisation des peines en

293 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 136.

294Compte général, année 1825 (1827), p. VIII. Dans l'édition de 1880, le rédacteur fait la même constatation : « Le jury a été de tout temps plus enclin à rejeter les accusations de crimes contre les personnes que celles de crimes contre les propriétés, évidemment parce que dans les premières les accusés ont obéi à des mobiles personnels et spontanés, tandis que dans les secondes les accusés sont le plus souvent (six fois sur dix) des récidivistes endurcis faisant courir à la société les plus graves dangers. »

295 GRUEL (1991), p. 26.

296Compte général, année 1826 (1827), p. VI. Dès 1828 il évoque une amélioration de la célérité des jugements.

297 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 197.

assises par l'attribution de circonstances atténuantes, et le déclassement de faits criminels en délits jugés en tribunal correctionnel298. Laissons au garde des Sceaux le soin de définir la déqualification et le déclassement : « Les accusations sont modifiées, devant les cours d'assises, de deux manières : ou les jurés écartent les circonstances aggravantes, sans lesquelles le fait conserve encore assez de gravité pour être réputé crime ; ou leur déclaration lui enlève ce caractère même »299. Pour la deuxième branche, l'attribution de circonstances atténuantes a l'accusé peut permettre au jury de prononcer une peine d'emprisonnement, en lieu et place des travaux forcés ou de la réclusion prévus pour les jugements en assises. Bien que cela paraisse illogique, nous allons examiner, pour des raisons chronologiques donc, la première puis la troisième branche avant de revenir à la deuxième.

Pour les faits qui restent jugés en cour criminelle, de nombreux viols ou tentatives sont déqualifiés, ce qui signifie que pour éloigner le bruit que ferait un nouvel acquittement, les juges vont changer leur dénomination en attentat à la pudeur, même dans les cas où la pénétration a été prouvée300. Le mouvement était déjà apparu avant la réforme de 1832 pour certaines infractions, mais pour les crimes sexuels il a fallu attendre cette refonte du code pénal car auparavant les viol et attentat à la pudeur étaient confondus dans un même article. Avec cette révision ils le sont toujours, mais on les a distingués dans deux paragraphes et les peines encourues ont été différenciées : travaux forcés pour le viol, réclusion pour l'attentat a la pudeur. Selon Gruel, la déqualification concernait un quart des accusés avant la réforme pénale301, son adoption permet à ce chiffre de se stabiliser302. En 1836 le garde des Sceaux n'hésite pas a critiquer l'ancien système pénal, et donc la déqualification, pour mieux promouvoir la réforme du code qui vient d'être faite303 :

<< Dans les années qui ont précédé 1832, pour échapper à l'inflexibilité de l'ancien Code pénal, on avait
recours à la fausse et dangereuse doctrine de l'omnipotence du jury, et trop souvent il arrivait que, par

298 Dans les textes, la troisième méthode est nommée également correctionnalisation. C'est pour plus de clarté que nous lui en avons donné un différent.

299Compté général, année 1837 (1839), p. VI.

300 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 147.

301 GRUEL (1991), p. 25.

302Compte général, année 1837 (1839), p. VI. Le rédacteur mentionne un chiffre avoisinant les 26%. Sur le total des accusations requalifiées, plus de deux cas sur trois perdent leur qualité de crime et deviennent de simples délits.

303Compte général, année 1834 (1836), p. VI.

l'exclusion arbitraire d'une circonstance aggravante, le crime se trouvait transformé en délit, sans respect pour la vérité, dans la seule vue de modifier la sévérité de la peine. »

Afin de relier théorie et pratique, et d'illustrer ces propos qui peuvent rester un peu obscurs, prenons un exemple tiré de notre corpus, puisque les méthodes employées dans la première moitié du siècle restent les mêmes dans les décennies qui suivent. Marie, quinze ans, accuse un jeune homme d'une vingtaine d'années de l'avoir violentée puis violée dans un champ304. Bien que l'accusé soit jugé pour attentat a la pudeur avec violence, le réquisitoire définitif mentionne une accusation de viol. Celui-ci engage déjà à la prudence puisqu'il mentionne les articles 2 et 332 du code pénal, ce qui signifie qu'il n'exclut pas une requalification future en tentative de viol. Finalement c'est sous la dénomination d'attentat qu'il est jugé, signe que l'enquête a relevé des circonstances propres a minimiser le crime. C'est en théorie l'inverse qui aurait cependant dû découler de l'instruction attendu qu'outre des faits de violence manifestes - l'accusé a traîné sa victime par les pieds et lui a frappé sur les mains quand elle tentait de s'accrocher aux arbres sur son passage - l'indélicat garçon était aidé dans son entreprise par un non moins inélégant compagnon, qui est d'ailleurs inculpé de complicité de viol. Si l'on s'en tient aux charges du procès, l'accusé risque en théorie - s'il ne lui est pas accordé de circonstances atténuantes - un minimum de cinq années de réclusion, et s'il est prouvé qu'il a été assisté dans son crime par son compère, les travaux forcés a perpétuité.

Sachant que la jeune fille a dépassé les treize ans qui lui confère une plus grande protection, c'est a elle de prouver qu'elle n'était pas consentante par le biais de traces de violence physique. Le juge aurait donc dû au cours de l'instruction demander l'avis d'un expert médical, qui plus est puisque la victime a évoqué cette résistance dans son interrogatoire. Toujours est-il qu'il ne l'a pas fait, sans doute a-t-il été effrayé par la possibilité d'enfermer un jeune homme pour le reste de sa vie. Quelle que soient ses raisons, la conséquence est tragique pour la victime : son agresseur est acquitté. Cet exemple met en lumière la difficulté d'avoir un avis tranché sur les magistrats. Le jury populaire n'est peut-être pas l'unique responsable des acquittements scandaleux.

En 1835 et 1836, deux nouvelles lois vont dans le sens de l'atténuation des peines par la
déqualification - bien qu'ici la méthode est un tant soit peu différente -, elles permettent

304 ADI&L, 2U, 651, affaire Bourgouin.

au président de décomposer la question unique portant sur la culpabilité en plusieurs éléments : âge de la victime, ascendance etc. Le jury peut alors répondre par la négative à une sous-question305. Celles-ci, quand elles amènent à se prononcer sur une circonstance aggravante prévue par l'article 333 du code pénal, sont rarement retenues. Cette pratique existe toujours à la fin du siècle et en trouve des traces dans notre corpus, parfois sous une forme a peine croyable. Dans le procès Desouches, les jurés n'ont pas peur du ridicule, eux qui doivent répondre de la culpabilité de ce père accusé d'attentats à la pudeur sans violence sur sa fille306. Devinant peut-être une propension à l'acquittement chez les jurés, le président a tenté de s'en prémunir en séparant en deux chefs d'accusation des faits pourtant similaires, distinction faite sur la base d'une date sortie de la déposition de la victime. Mais comme le veut la (( tradition », il a dissocié les circonstances aggravantes - ici, la qualité d'ascendant du prévenu - de la question principale portant sur les faits. Et, contre toute logique, pour le premier fait la circonstance aggravante (( fille légitime de » a été refusée, alors que pour le second chef d'accusation, cette même qualité a été acceptée !

Il existe en parallèle à cette première forme d'aménagement pénal une seconde que nous appelons déclassement, appellation héritée du déplacement de faits criminels en délits. Ainsi, le procès n'a pas lieu en assises, oü la confiance dans le jury populaire n'est pas a son plus haut niveau, mais au tribunal correctionnel, qui a l'immense avantage de n'être composé que de jurés professionnels n'ayant pas la faculté d'acquitter a tort et a travers. Dans le cas d'agression sexuelle, c'est souvent l'attentat a la pudeur qui se retrouve requalifié en outrage public à la pudeur afin de changer de juridiction. Mais on y trouve également des viols et tentatives, quand ils n'ont pu être suffisamment démontrés. Puisqu'un acquittement en assises permet cependant d'organiser un procès ultérieur en correctionnelle, les magistrats peuvent, par le biais des questions subsidiaires, effectuer un raccourci qui permet d'éviter un second jugement. Dans l'affaire Pineau, le chef d'accusation d'attentat avec violence a été rejeté par le jury sans doute à cause de l'examen médical qui n'a relevé aucun signe de violence - la victime étant âgée de treize ans, cette circonstance est rendue obligatoire pour condamner l'acte307. Afin de ne pas

305 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 151.

306 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

307 ADI&L, 2U, 708, affaire Pineau.

accoucher d'un nouvel acquittement, une nouvelle question a été posée. La qualification d'outrage a la pudeur a été retenue, ce qui a permis une condamnation, certes faible, à quinze mois de prison et seize francs d'amende.

De même, les magistrats affichent une forte tendance au déclassement lorsque la relation entre l'accusé et sa victime paraît ambigüe, signe sur lequel le jury se serait empressé de sauter pour justifier un acquittement308. Pour éviter cette mesure, il faut que la victime prouve qu'elle a crié, appelé a l'aide ou s'est défendue309. Une nouvelle fois, la victime semble bel et bien être la réelle source d'attention du jury, si bien qu'on a la sensation qu'elle-même se trouve sur le banc des accusés. Seulement les peines encourues descendent elles aussi d'un étage : l'accusé ne risque plus que de trois mois a un an d'emprisonnement, chiffre qui monte a deux ans lors de la réforme de 1863. Sous la monarchie de Juillet, la correctionnalisation est aménagée de façon légale310. Mais elle ne fait qu'officialiser une pratique déjà très répandue au milieu des années 1820, principalement en ce qui concerne les crimes sexuels sur adultes.

La pratique rentrant dans les moeurs judiciaires, les chiffres ne tardent pas a évoluer eux aussi. Et si l'augmentation est forte pour les crimes sexuels, elle est vertigineuse pour les délits du même genre. Dans la seconde moitié des années 1820 on en dénombre 294 en moyenne par an, sachant que 1825 n'en compte encore que 231. L'augmentation commence à se faire plus importante à la fin de la décennie suivante mais reste linéaire jusqu'au milieu du siècle. C'est ensuite que sa situation se complique sérieusement, puisqu'on dépasse les 1400 cas annuels au début du Second empire. Cinq ans plus tard on est déjà à près de 2000 affaires par an, chiffre qui est allègrement surmonté dans les années 1860 où la tendance se stabilise à environ 2500 procès311. Le pic se situe en 1862 avec pas moins de 2713 délits recensés. Ils ont été multipliés par dix en un demi-siècle. Et ce constat est pris très au sérieux par l'institution judiciaire, qui bien qu'en distinguant la finalité, attribue aux délits et aux crimes sexuels une origine commune : « *...+ Le lien est bien plus étroit ou la pente plus glissante des moindres dépravations aux aberrations les

308 GRUEL (1991), p. 64.

309 Ibid.

310 Ibid., p. 24. Dans le Compte général de 1880, p. IX, le garde des Sceaux dit qu'elle ne remonte guère audelà de 1848.

311 Une fois de plus le Compte général changeant ses tableaux, notre décompte n'a pu aller au-delà de l'année 1869.

plus monstrueuses de l'instinct sexuel *
·
·
·+ »312. Parler d'inflation des crimes sexuels sur enfants est un doux euphémisme quand on sait qu'en 1870, la moitié des affaires de moeurs jugées en correctionnelle sont en fait des attentats ou des viols313. Si bien que de temps à autre, cette fuite en avant entraîne sinon une réticence tout au moins une prudence de la part du garde des Sceaux, même s'il en reconnaît les avantages : « Sans désapprouver ce mode de procéder, inspiré par une sage prévoyance, *...+ je ne cesse de recommander aux magistrats d'en user avec une grande réserve »314. En 1889, il ne semble pourtant pas assumer l'importance de telles pratiques, lui qui se fend d'un curieux « *...+ ce système de correctionnalisation n'est évidemment appliqué qu'aux affaires de peu d'importance »315. Certes, celui-ci a touché principalement les crimes contre la propriété, qui ont été entre 1825 et 1899 réduits de plus de moitié, quand ceux commis sur des personnes n'ont baissé que d'un quart environ.

La dernière phase du mouvement de correctionnalisation est née en 1824 avec l'apparition des circonstances atténuantes, qui permettent de prononcer une peine inférieure à celle prescrite par le code pénal316. C'est le début du phénomène d'individualisation des peines. Le juge s'efforce de séparer la personne de l'accusé de son crime et le juré fait l'inverse, il le replace dans son histoire et son contexte317. Le nouveau code pénal a donc une conséquence paradoxale : alors qu'il tente d'isoler la victime et d'en faire un être différent de par son âge, dans les faits c'est bien plus l'accusé qui retient l'attention du jury, via la question des circonstances atténuantes. Le procédé suit la même évolution que la déqualification, ce n'est qu'en 1832 et de la révision du code pénal qu'il s'étend a toute affaire criminelle. Cette même année, afin d'en faciliter l'utilisation, on accorde aux jurés la possibilité de décider eux-mêmes des circonstances atténuantes à appliquer. Ils n'ont même pas l'obligation de se justifier318. Peu à peu, ce système se substitue à la correctionnalisation pour imposer une réduction de peine319. Et on le comprend aisément puisque cette démarche permet aux jurés de prononcer une

312Compte général, année 1895 (1897), p. XIII. 313 VIGARELLO (1998), p. 188.

314Compte général, année 1859 (1860), p. VII. 315Compte général, année 1889 (1893), p. VI.

316 GRUEL (1991), p. 23.

317 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 182.

318 LAINGUI, LEBIGRE (1979), p. 135.

319 Ibid., p. 25.

peine non en matière criminelle mais en matière correctionnelle. Une sorte de raccourci, donc.

Le garde des sceaux énumère plusieurs motifs susceptibles d'entraîner l'attribution de circonstances atténuantes : « la provocation ou les torts de la victime, le peu de gravité des blessures, l'état d'ivresse du coupable, etc. p320. Et il ne tarde pas a s'attirer les louanges du garde des Sceaux, qui note dès 1832 que la révision du code pénal a été bien accueillie par la magistrature dans l'optique de la lutte contre les acquittements scandaleux, et qui n'hésite pas a en faire de même deux ans plus tard321 :

« [...] Les jurés usent avec un sage discernement du nouveau droit qui leur est attribué de déclarer spontanément l'existence de circonstances atténuantes. Sürs de trouver dans une loi plus douce [...] le moyen de proportionner la peine à la gravité du délit, ils n'hésitent plus à exprimer leur conviction toute entière. Ainsi, la justice n'aura plus à gémir sur des acquittements contraires à l'évidence des charges, et auxquels l'énormité du châtiment servait de prétexte ou d'excuse. »

« Pour remédier à ce mal [les acquittements arbitraires], le législateur s'est adressé à la conscience du jury. Il a pensé que l'on obtiendrait des jurés l'expression sincère et complète de leur conviction sur les circonstances aggravantes du crime, s'il leur était permis de manifester aussi l'impression produite par des circonstances atténuantes et d'opérer ainsi l'atténuation forcée de la peine. »

Dans son rapport de 1834, le rédacteur du Compte général se félicite que « *...+ la répression [ait+ gagné en certitudes ce qu'elle a perdu en sévérité *
·
·+ p322. En 1880, il en dit encore du bien : « Ne vaut-il pas mieux, dans l'intérêt de la société, assurer une répression, si légère qu'elle soit, que d'aller au devant d'un acquittement possible *...+ ? p323.

C'est donc au début des années 1830 qu'est traduite dans les chiffres l'introduction des circonstances atténuantes. Alors qu'en 1825 seule une condamnation en assises sur vingtcinq donnait lieu a une peine d'emprisonnement, ce chiffre passe cinq ans plus tard a plus d'un sur quatre. Il évolue progressivement jusqu'à atteindre 62% en 1870. En ce qui concerne les attentats commis sans violence, l'atténuation des peines est encore plus forte puisque dès leur apparition dans le code pénal elles concentrent plus de la moitié des peines prononcées, et culminent en 1865 a près de 78%. L'importance croissante de

320Compte général, année 1880 (1882), p. IX.

321Compte général, année 1831 (1832), p. IV. Ainsi que Compte général, année 1834 (1836), p. VI. Dans l'édition de 1880, p. IX, le ministre répète que « la correctionnalisation extra-légale est faite, en tout temps, avec beaucoup de discernement et de tact. p

322Compte général, année 1834 (1836), p. VI. 323Compte général, année 1880 (1882), p. IX.

du mouvement est telle qu'en guise de bilan, le garde des Sceaux estime que les procès en correctionnelle sont bien plus représentatifs que ceux d'assises de la criminalité générale du pays, car « il n'existe plus entre ces deux ordres d'infractions qu'une démarcation purement fictive »324.

Nous sommes forcés de reconnaître que cette réforme a effectivement influencé le jury puisque dans le même temps les acquittements ont connu une forte baisse. Au début de la monarchie de Juillet, et donc avant la loi de 1832, leur nombre était très élevé puisqu'en 1830 ils sont plus de 40% dans les verdicts. Leur proportion baisse régulièrement et a la fin du Second empire ils ne concernent plus qu'un jugement sur cinq environ. Toutefois on remarque qu'ils restent plus nombreux dans les cas d'attentats commis sans violence. De nombreux faits restent exclus de ces statistiques, faute d'avoir su convaincre le ministère public d'engager des poursuites, car le code d'instruction criminelle de 1808 ne prévoit pas qu'en matière de crimes celui-ci soit tenu de le faire obligatoirement325. Les classements sans suite sont d'ailleurs bien plus nombreux dans les affaires de crime contre les personnes que dans celles contre la propriété. En 1879, 595 faits sont restés sans procès, mais surtout parmi ceux-ci 72 l'ont été faute d'avoir pu identifier l'agresseur.

Finalement, difficile d'avoir un autre point de vue que celui énoncé par le garde des Sceaux au lendemain de la réforme de 1832. Face a une multitude d'acquittements qui mettent en péril l'objectif de la justice, l'atténuation des dispositions du code pénal semble inévitable, pour deux raisons principalement. La première concerne un des héritages les plus réputés d'une justice issue de la Révolution, a savoir le jury populaire. Il représente l'opposition a la loi d'Ancien régime et a la mainmise du pouvoir sur la justice. Le remettre en cause c'est donc revenir en arrière. Second point, la nécessité de réprimer des faits en constance augmentation, et qui ne peuvent rester impunis sous peine de voir l'ordre moral « bourgeois » remis en question. Et pour cela, le poids de la peine passe après la condamnation, même si l'effet dissuasif s'en trouve quelque peu atténué.

324Compté général, année 1900 (1902), p. XLI.

325 Jean-Louis HALPÉRIN, « La défense de la victime en France aux XIXème et XXème siècles », in Benoît GARNOT (dir.), Les victimes, des oubliées de l'Histoire ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 59-66, p. 61.

Mais quelle en est la conséquence sur le nombre de ces crimes ? Elle est ambivalente, serait-on tentés de dire. D'une part, la correctionnalisation - au sens large - a effectivement permis de réprimer un plus grand nombre de faits en diminuant sensiblement les acquittements. Mais elle n'a pu enrayer la progression des agressions sexuelles sur les enfants, en constante augmentation, sous quelque forme que ce soit. On ne peut pas vraiment accabler le jury, dont les décisions sont en adéquation avec les moeurs de leur époque. Celles-ci, justement, évoluent au fil du siècle et a l'aube de ses deux dernières décennies, elles sont réglées par un arsenal législatif à son apogée, et qui compte bien y mettre de l'ordre.

Situations générale et locale à la fin du siècle

Nous rentrons a présent dans l'étude de la période attachée a notre corpus, qui porte l'héritage des multiples orientations pénales et judiciaires qui ont jalonné le siècle. Comme pour la partie précédente nous allons évoquer la situation de la France, mais elle laissera logiquement sa prédominance au département qui nous intéresse plus particulièrement, l'Indre-et-Loire.

En 1895, le Compte général dresse un classement des départements les plus touchés par le phénomène des crimes sexuels pour enfants326. Outre qu'on pourrait une nouvelle fois souligner la gravité que revêt ce problème pour la chancellerie voire les hommes d'État, cette hiérarchie se révèle riche en enseignements, notamment du point de vue de la répartition entre secteurs ruraux et urbains. La France métropolitaine compte alors quatre-vingt-six départements, et on n'est pas étonnés, au vu de sa place déjà élevée en ce qui concerne les crimes en général, de retrouver les Tourangeaux dans la partie haute du classement, plus précisément en dix-septième place. Le document fait état d'une moyenne annuelle nationale de 7,61 crimes pour 100 000 habitants, l'Indre-et-Loire dépassant de deux points et demi ce niveau. Plus intéressant est de comparer ce département avec ses voisins, et là on se rend compte que d'aucune manière on ne peut parler d'un « comportement régional ~, d'une approche particulière de la population comme de la magistrature face aux crimes sexuels. En effet les départements limitrophes n'offrent pas d'homogénéité face au crime, loin de là. L'Indre est d'ailleurs celui oü on

326 Calculé à partir des données des cinq dernières années (1891-1895).

dénombre le moins d'infractions de ce genre, avec seulement un peu plus de deux par an. Quant à la Vienne, elle est également bien au-dessous de la moyenne, avec trois crimes et demi a l'année. La Sarthe est a six et demi, puis le Rubicon est franchi avec le Maine-etLoire, déjà à 8,28. Seul département à devancer l'Indre-et-Loire dans ce triste classement, le Loir-et-Cher, qui occupe la troisième marche du podium avec pas moins de 14,26 viols et attentats à la pudeur sur enfants par an327.

On peut tirer plusieurs enseignements d'une telle classification, que nous développerons plus en détail dans la partie suivante. D'une part, que l'urbanisme n'apparaît pas comme un facteur décisif de la violence sexuelle. Deux départements pourtant diamétralement opposés dans le classement ci-dessus - Indre et Loir-et-Cher - ont pourtant des préfectures d'importance comparable : Châteauroux compte en 1891 environ 24 000 habitants, quand à Blois on en dénombre un millier de moins. En conséquence de quoi nous pouvons tirer une seconde conclusion : la différence se fait peut-être à plusieurs niveaux postérieurs au crime. On pense a la dénonciation, a l'honneur, aux traditions familiales, et on ne peut pas exclure non plus des habitudes judiciaires distinctes, le garde des Sceaux lui-même les souligne régulièrement.

Le pays connaît à la fin du siècle une baisse notable mais non linéaire des crimes sexuels sur enfants, qu'ils soient violents ou non328. En toute logique la situation est la même au niveau local, et l'augmentation constatée a l'échelle nationale au début des années 1890 se traduit dans le département par une légère hausse également, vite effacée par l'évolution inverse de la seconde moitié de la décennie329. Ce qui semble différencier au premier abord les deux entités, c'est la proportion de crimes violents qui est d'un tiers au niveau local contre a peine un quart pour l'Indre-et-Loire.

Il est intéressant de noter qu'il faut attendre les deux dernières décennies du siècle pour
voir apparaître, tout au moins dans les chiffres, les limites du système de
correctionnalisation. Après plusieurs décennies de baisse, les acquittements se font de

327 Bien sûr, il s'agit ici d'un classement établi sur une base proportionnelle. Le même classement en données réelles est tout à fait différent, car le Loir-et-Cher n'est pas dans les dix premiers.

328 La baisse est toutefois plus importante en ce qui concerne les viol et attentat avec violence : on en compte 247 en 1880 et 143 en 1899, contre, les mêmes années, 429 et 293 pour les attentats sans violence. Il faut également signaler une diminution du nombre de crimes sexuels non poursuivis.

329 Bien sûr, l'échantillon étant quantitativement bien moins étendu qu'à l'échelle de la France entière, il faut surtout tenir compte de la tendance générale.

nouveau plus nombreux. Pour les théoriciens que sont Chauveau et Hélie, la loi de 1863 sur les attentats a la pudeur sans violence n'y est pas étrangère. « Plus on approche de l'âge nubile et plus il y a lieu de craindre que la volonté ne vienne contredire la présomption de contrainte morale qui est l'élément du délit »330. En France ce mouvement concerne principalement les viols et attentats avec violence, a l'échelle du département le constat est inverse, mais il faut le nuancer car les acquittements ne concernent que peu de cas, tout juste 15%. Pour ce qui est des attentats non violents, ils restent stables en Indre-et-Loire, aux alentours d'un acquittement pour quatre prévenus331.

Au vu de la hausse de ces derniers, on pourrait croire à un ralentissement du mouvement d'atténuation des peines par l'attribution de circonstances atténuantes, pourtant il n'en est rien. Si la hausse est très légère dans le cas d'attentats sans violence - elle concerne déjà plus de quatre condamnations sur cinq en 1880 -, elle est plus nette dans le cas de crimes violents, passant d'une peine sur trois a plus d'une sur deux. En Indre-et-Loire, pas plus de clémence du jury qu'ailleurs, le taux de peine correctionnelle reste statique, aux alentours de 80% pour les attentats sans violence332. Alors que le siècle se termine, le garde des Sceaux donne une conclusion peut-être teintée d'amertume sur la correctionnalisation. Alors qu'il évoque la baisse du nombre de travaux en cour d'assises, il écrit que ce progrès est « plus apparent peut-être que réel »333.

Quant aux déclassements de crimes sexuels en délits traduits au tribunal correctionnel, ils augmentent encore à la fin du siècle. Les outrages publics à la pudeur sont plus de 2200 au début des années 1880, leur accroissement les porte à plus de 2500 à la fin des années 1890334.

-o-o-o-

En résumé, la situation du pays comme de l'Indre-et-Loire est ambivalente pour la période 1880-1899. D'une part, la baisse du nombre de crimes sexuels tend a valider la

330 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 29.

331 Toutefois une seule période quinquennale a échappé à cette norme : pour 1885-1889, ce taux est tombé à un pour dix, il est vrai sur un échantillon moindre de procès.

332 De par la faiblesse représentative de l'échantillon, il est impossible de dégager une évolution correcte. 333Compté général, année 1896 (1899), p. V.

334 La période 1891-1895 reste la plus féconde en délits de ce genre, avec plus de 2600 cas annuels.

politique menée depuis soixante-dix ans par les légistes et magistrats. Mais on peut s'interroger sur le nombre réel de ces crimes puisque dans le même temps celui des délits sexuels est en augmentation. La problématique n'est d'ailleurs pas nouvelle. D'autre part, et comme le soulignent souvent les gardes des Sceaux successifs, il faut replacer ces évolutions dans leur contexte. Il faut prendre en compte la croissance de la population, l'industrialisation en tant que facteur de forte densité urbaine, mais également les progrès des moyens dont disposent les institutions judiciaires et les forces de l'ordre. Les innovations médicales et techniques - télégraphe, chemin de fer - ont permis une meilleure précision des faits et une plus grande célérité pour résoudre les affaires.

Conclusion

Dresser le tableau de la répression judiciaire des crimes sexuels sur enfants au XIXème siècle s'avère complexe en raison des mouvements contraires qui l'agitent. Naturellement, toutes les parties - juristes, médecins, magistrats - s'entendent sur le fond, c'est-à-dire la nécessité de défendre un être faible aussi bien physiquement que psychologiquement. Néanmoins, seule la première semble offrir une protection, ou tout au moins une série de sanctions, qui vont toujours dans le sens d'une plus grande reconnaissance de la gravité d'un tel crime perpétré sur une victime aussi dépourvue. Somme toute, il est cohérent que le code pénal serve de fil conducteur à cette répression, car il en constitue le socle indispensable. En premier lieu, il démarque l'enfant de l'adulte, et n'a de cesse d'élargir le champ d'action des magistrats tout en délimitant avec toujours plus de précision les contours de cet être, que ce soit son âge ou sa place au sein de la famille.

Nous sommes typiquement devant un cas de construction sociale par le biais d'une influence supra sociétale. Ce n'est pas un mouvement de fond, porté par une large frange de la population, mais le fait d'un petit groupe de philosophes, politiques, juristes, animés de pensées progressistes. Cela donne l'impression d'une intégration forcée de la société, de ses pratiques et de ses moeurs, dans un moule toujours plus détaillé visant a organiser les relations entre les adultes et les enfants. Car qui dit redéfinition de cette dernière composante dit nouvelles connexions avec celles qui l'entourent. C'est là la seconde fonction du code pénal, qui intervient également par le biais de la répression de faits. Et

les textes agissent à deux niveaux : au premier, ils répriment des faits commis sur un enfant qui ne l'auraient pas été s'ils avaient été perpétrés sur un adulte - ce sont les attentats à la pudeur sans violence. Second point, ils placent le crime sur enfant en haut de l'échelle de la gravité, en punissant plus sévèrement un acte pourtant identique - ce sont les circonstances aggravantes.

Mais on doit considérer qu'en dernier lieu, ces affaires restent jugées à partir de textes, mais bien par des êtres humains aux idées bien moins arrêtées que celles énoncées dans le code pénal. Afin de mieux contrôler leurs jugements, la magistrature se doit d'en resserrer les possibilités par la découverte de preuves scientifiques, qui doivent être estimées indépendamment des préjugés éventuels sur la victime et l'accusé. Ainsi, le juge d'instruction pense pouvoir manipuler le jury et en dicter les décisions en lui apportant sur un plateau une preuve irréfutable. Malheureusement l'expertise médicale se heurte a une multitude de difficultés et de limites qui entachent sa crédibilité auprès des magistrats mais surtout des jurés populaires. La valeur a priori considérable et décisive de l'examen contraste avec la place qui lui est faite lors du procès, et on ne s'étonne pas qu'elle soit si peu suivie.

D'autant plus qu'on offre au jury de larges possibilités pour exprimer son avis, lui qui semble bien souvent décider indépendamment des démonstrations probantes qui lui sont faites. On touche ici les limites de la justice d'État de droit, qui engendre non pas des erreurs a répétition, inhérentes a l'institution, mais bien des décisions qui bien que prises consciemment s'avèrent être contraires a tout esprit d'éthique. La réponse ressemble à une fuite en avant de la part d'une administration judiciaire prête aux plus grandes concessions pourvu que soit stoppée la vague d'acquittements scandaleux qui secoue le pays. Une formule empruntée au garde des Sceaux de 1880 illustre bien cette appréhension, lui qui dit que la justice doit être accomplie « avec une fermeté prudente »335. Fondamentalement, le contrat est rempli, les relaxes sont en baisse, donc le taux de répression augmente et fait office de message d'avertissement a une population dont les moeurs tardent a se mettre en adéquation avec la vision bourgeoise

335Compte général, année 1860 (1862), p. III.

de l'ordre moral. En 1901, le garde des Sceaux ne considère-t-il pas encore les viols et attentats à la pudeur comme des « crimes contre la morale »336 ?

Car c'est bien d'harmonie des moeurs qu'il s'agit avant tout. Sans cesse on le constate, la victime n'est que le prisme par lequel la société entière est outragée. Rarement dans les textes du code pénal et dans ceux du Compte général on trouve une trace de compassion a l'égard de l'enfant agressé. Bien sûr, il n'est pas exclu de toute considération, mais elles sont froides et distantes, comme lorsqu'on a affaire a un être dont on ne connaît pas grand-chose. Peut-être est-ce dû en partie a l'absence de femmes dans un contingent de médecins qui examinent la plupart du temps des victimes de sexe féminin. Et si considération il y a, force est de constater qu'elle a trait aux seuls corollaires physiques des attentats, par le biais des examens médicaux, et non aux conséquences sur le psychisme. On s'intéresse pourtant, de manière mesurée, aux désordres de ce dernier, mais seulement en tant que cause de l'agression - par l'intermédiaire de l'examen mental de l'accusé -, et non comme son résultat. Il faut attendre le début du XXème siècle pour voir l'expertise s'intéresser a la violence morale337.

A présent nous allons effectuer un retour en arrière dans la chronologie des faits, puisqu'après en avoir évoqué leur aboutissement a travers l'instruction et le procès, il nous faut remonter à leur dénonciation.

336 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 183.

337 CHAUVAUD (2000), p. 109.

DEUXIÈME PARTIE : LE CRIME

Chapitre I : La dénonciation

« Il est certaines transgressions (en matière de moeurs par exemple) dont le mal est uniquement ou principalement produit par la révélation. »338 Jérémy Bentham.

Les mauvaises langues pourraient dire qu'avec ce nouveau chapitre, nous ne sommes toujours pas arrivés au coeur du crime, et pourtant la dénonciation est une étape ô combien importante du processus criminel. Car pourquoi qualifie-t-on des faits de crime, de délit ? Parce qu'ils ont été portés a la connaissance de personnes diverses, qui peuvent faire partie du cercle proche de la victime, des amis, des voisins, ou en être totalement étrangères, tels les gendarmes, les maires ou les juges de paix. Un crime n'existe en tant que tel, c'est-à-dire comme objet répréhensible, que s'il est arrivé aux oreilles d'un individu qui lancera le processus judiciaire. Il y a bien des faits qui jamais ne sont révélés, sans aucun doute bien plus nombreux que ceux qui sortent du silence, mais comment les atteindre ? Jamais ils ne sont répertoriés dans les archives judiciaires, tout juste apparaissent-ils dans les témoignages d'affaires connexes. Ils se dessinent au fil de la plume du greffier, relégués à un rôle anecdotique quand eux-mêmes auraient pu prétendre au premier rôle. Anne-Marie Sohn, dans son étude sur les attentats à la pudeur sur mineurs, a recensé 20% de refus de plainte339.

Fort heureusement, certains faits remontent a la surface et jettent l'opprobre sur des
hommes qui mettent en danger l'équilibre social par leur dépravation morale. La
dénonciation emprunte parfois de tortueux chemins, se heurte à de nombreux obstacles,

338 Jérémy BENTHAM, Traité des preuves judiciaires, extraits par Étienne DUMPONT, tome second, Paris, Bossange frères, 1823, p. 115.

339 SOHN (1996-a), p. 59. La taille de l'échantillon étudié est importante, avec 702 cas répertoriés d'attentats a la pudeur.

ou bien se fait de façon plus directe. Ce sont ces dernières que logiquement, nous allons évoquer en premier lieu.

Difficultés d'une dénonciation spontanée

Avant toute chose et afin de d'offrir un panorama de la situation, quelques chiffres340. Premièrement, on constate que les dénonciations spontanées, c'est-à-dire le jour même de l'attentat, sont très rares, avec à peine un cas sur vingt. Ils sont environ un sur dix à être déclarés entre un et six jours, et la proportion reste sensiblement la même pour les dénonciations entre une semaine et un mois. Comme on pouvait s'y attendre, les deux dernières catégories regroupent les cas les plus répandus : plus d'un tiers des faits dénoncés l'est entre un mois et un an, et près de 40%, donc la majorité, le sont plus d'un an après l'agression.

En moyenne, la dénonciation se fait près de dix-huit jours après l'attentat. L'évènement dénoncé le plus longtemps après l'acte est resté sous silence pendant onze ans, ce qui est en théorie impossible puisqu'il y a prescription au bout de dix ans - de nombreux faits n'ont pu être jugés a cause de cela341. Plus curieux encore, cette accusation a été retenue par le jury, lui d'habitude si pointilleux342.

Dans les affaires de moeurs, la dénonciation immédiate par la victime n'est pas la solution la plus fréquemment et spontanément employée, et Vigarello la considère même comme rarissime343. De la même manière, les flagrants délits ne sont pas des plus nombreux. Ils sont parfois entravés par la victime elle-même, preuve en est une fillette de dix ans qui révèle n'avoir crié qu'à demi-mots car elle a eu peur que sa grand-mère ne l'entende344. Et quand par chance, les agresseurs sont pris sur le fait, encore faut-il parvenir à en

340

Pour créer cette classification nous avons procédé de la manière suivante : nous avons établi avec le plus de précisions possible la date du premier attentat sur la victime, et l'avons comparée a celle ou l'affaire a été révélée à une autorité - gendarme, garde-champêtre, maire etc.

341 Article 637 du code d'instruction criminelle de 1808. Une version datée de 1929 est disponible sur internet :

http://ledroitcriminel.free.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/code_instruction_criminelle_1929.ht m

342 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain. Il faut bien dire que dans certaines affaires, l'enfant a beaucoup de mal a dater les premiers faits. C'est donc au juge d'instruction de statuer a partir des éléments dont il dispose. Dans ce cas précis, sans doute aura-t-il eu une estimation différente de la nôtre, qui faisait passer le crime en-dessous du seuil de prescription.

343 VIGARELLO (1998), p. 200.

344 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.

exploiter l'avantage. Rares sont ces témoins visuels ou auditifs à aller directement raconter les faits aux autorités, par pudeur vis-à-vis d'affaires délicates qui de surcroît ne les concernent pas directement. Il faut prendre en considération que les témoins ne veulent pas forcément perdre leur temps voire leur réputation à la gendarmerie et au palais de justice. Pour eux comme pour les enfants agressés, les obstacles à surmonter sont assez nombreux pour la dissuader d'ébruiter l'affaire. En premier lieu, évoquons les difficultés qui encombrent le chemin et l'esprit de la petite victime.

En premier lieu, l'état de choc émotionnel qui caractérise l'enfant après l'agression - bien que contrairement aux idées reçues cette proportion ne soit pas des plus élevées. Un homme indique toutefois que sa fille était tellement sous le choc qu'il a dû lui donner une goutte de rhum pour qu'elle raconte345. Autre raison, l'incapacité de nombreux enfants à saisir toute la gravité des gestes dont ils viennent d'être victimes. Cette attitude se retrouve également chez les mères qui découvrent leurs filles dans des situations inappropriées. Alors qu'elle ne voit pas sa fille revenir, la mère d'Émilienne a l'idée de regarder par la porte entrouverte de son voisin, et elle voit l'enfant les jupes relevées jusqu'à la taille346. Elle pousse un cri, entre et se saisit de la petite. Elle raconte la suite lors de l'instruction : « J'ai été tellement impressionnée, que je suis rentrée chez moi sans insulter cet homme comme il le méritait ». Une situation en tout point identique fait dire au procureur : « Muette de saisissement, elle n'eut la force d'adresser aucun reproche a *l'accusé+ »347.

Paradoxalement, c'est quand la victime prend du recul par rapport à ce qui vient de lui arriver que les chances d'une dénonciation immédiate s'amenuisent. Lorsqu'elle décide spontanément de prévenir une quelconque autorité, cela peut être la marque d'une plus grande maturité sexuelle, et donc d'un âge déjà avancé dans l'enfance. Les deux cas que nous avons rencontrés concernent effectivement deux jeunes filles de douze et dix-sept ans.

L'âge de la victime est d'une importance particulière car plus il est jeune et plus il éprouve
des difficultés a s'exprimer. C'est l'image classique de deux mondes qui cohabitent mais

345 ADI&L, 2U, 609, affaire Sauvage.

346 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.

347 ADI&L, 2U, 643, affaire Chaptinel.

qui ne se comprennent pas. Ou qui ne cherchent pas à se comprendre, comme cet homme qui avoue avoir entendu sa fille pleurer et appeler sa mère, mais sans y attacher d'importance étant donné son très jeune âge348. Interpréter les attitudes de l'enfant représente une grosse difficulté, même pour des parents, surtout quand celui-ci est encore très jeune, car elles sont alors sensiblement les mêmes pour des faits pourtant distincts. Devant les pleurs de sa fille de quatre ans, une mère pense au premier abord qu'on l'a fait boire349. Louise a cinq ans lorsque son père commence a l'attoucher, et sa tentative pour révéler ces agissements à sa mère est un échec, comme le dit plus tard son géniteur, elle parle « si peu franchement que sa mère ne l'a pas comprise »350. D'autre cas montrent que les parents n'ont pas toujours une haute estime de la valeur des paroles de leur progéniture, si bien que la victime préfère se taire, pensant que ses parents ne l'auraient pas crue351.

Et effectivement, cela arrive. Céline, treize ans, raconte a sa mère qu'elle a été violée par leur maître soixantenaire, mais celle lui rétorque que « ce n'est pas vrai car il est trop chétif »352. Les renseignements donnés à la gendarmerie sur la victime sont pourtant bons, et ne mentionnent pas de mensonges. Ceux-ci sont souvent au coeur de refus de croire l'enfant abusé, qui se retrouve victime de ses antécédents sur ce point. Son attitude peut lui jouer de mauvais tours, preuve en est ce petit garçon abusé par son instituteur, mais dont les allégations n'attirent que l'indifférence de son père car il est souvent puni par son maître353. Une réputation identique peut aboutir à une conséquence inverse : Marie, douze ans, a été violée au retour d'une fête patronale, ce qui fait qu'elle est rentrée en retard354. Elle jure être restée avec des camarades, mais la sachant de moeurs légères, sa belle-mère vérifie ses vêtements et il découvre des taches de sperme.

Toutes les victimes n'ayant pas mauvaise réputation, certaines méfiances sont a imputer
à un scepticisme vis-à-vis de la parole de l'enfant en général. Et quand un père reste

348 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise. La petite fille n'a que deux ans.

349 ADI&L, 2U, 653, affaire Gorgeard.

350 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain. Ici le terme « franchement » est à prendre au sens de ne pas parler correctement.

351 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

352 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.

353 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.

354 ADI&L, 2U, 606, affaire Douel.

obstinément sourd aux dires de ses filles, cela peut durer longtemps. Pendant deux ans et demi, les petites Marie et Alexandrine se plaignent, et leur mère avec, d'être poursuivies par un homme, un dénommé Ouvrard355. A plusieurs reprises, le chef de famille a « grondé » femme et enfants parce qu'il ne croyait pas a leur histoire. Toutefois il a été, au cas où, en parler au patron du malotru, mais sans pour autant le dénoncer aux services compétents. Il faut attendre que son aînée se fasse violer pour qu'il réagisse et dénonce l'homme a la gendarmerie. Dans le cas de la petite Henriette, les parents ne peuvent soupçonner un homme qu'ils connaissent depuis vingt ans356. « J'en ai parlé a mon père et a ma mère *...+, je ne sais même pas s'ils y ont fait attention », commente, dépitée mais avec une grande lucidité pour son âge, une petite fille de neuf ans357. Ce refus de croire à de pareilles allégations ne s'applique pas seulement aux paroles de victimes : quand une femme de ménage prévient le père d'une fillette de sept ans de l'agression qu'elle a subie, il n'y croit pas, et il faut attendre la découverte de taches sur les draps du lit pour qu'il entreprenne d'interroger l'enfant358.

Une autre fois, c'est la mère qui ne prête pas attention aux paroles de sa fille, certes âgée de seulement trois ans359. Un langage inadapté a la description d'un tel acte est a l'origine de la situation, l'enfant ayant dit « le garçon m'a fait bobo a mon cul » ; l'absence de précision pouvant faire envisager a l'interlocutrice une multitude d'hypothèses en adéquation avec la vie d'une petite fille. Une autre ne comprend pas de qui il est question lorsque sa fille lui annonce que « Clément » lui a touché le cul360. Abusée par l'âge de son enfant, elle en interprète la déclaration de travers et pense qu'il s'agit là des fils du dénommé Clément. Nous l'avons constaté, les enfants manquent de vocabulaire pour parler du sexe et de leur corps en général, et cela n'a pas forcément trait a leur âge. La stratégie de l'évitement des adultes, dont nous aurons l'occasion de reparler, qui ne parlent pas de sexe devant ou avec les enfants, en est la cause361.

355 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.

356 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.

357 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.

358 ADI&L, 2U, 762, affaire Heurtevent.

359 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire.

360 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.

361 SOHN (1996-a), p. 137-138.

Ces derniers font donc avec les moyens du bord, employant très fréquemment - on serait même tentés de dire à tort et à travers - le terme polysémique « cul » pour désigner à la fois les organes sexuels, masculins comme féminins, les fesses et l'anus362. Par exemple, cette petite file de huit ans qui dit a sa nourrisse qu'un homme lui « a fait du mal au cul »363. L'enfant fait ici référence a ses parties sexuelles, mais peut-être la femme aura compris que l'enfant a reçu une tape sur les fesses, puisqu'elle ne l'interroge pas plus. Certains font une analogie avec des objets de leur quotidien, comme un morceau de viande, ou de bois. Parfois, leur vocabulaire inapproprié entraîne un euphémisme dans leur dénonciation. « Il m'a cherché des sottises », raconte une fille âgée pourtant de treize ans, qui a tout de même été sauvagement violée364. L'éducation des enfants, qui passe par le verbe, est sans doute la cause de ces litotes. Par ailleurs, on s'aperçoit que les enfants, quand ils ne manquent pas de vocabulaire à ce sujet, en ont un très fleuri et diversifié. Et on en retrouve que rarement les mêmes termes, signe de ce que chaque village a de particulier à cette époque.

Quand, déjà perspicaces, les enfants préfèrent utiliser des gestes plutôt que des mots, il faut un certain sens de la déduction de la part de l'adulte pour que la vérité éclate. La jeune Angèle peut en ce sens remercier sa petite soeur de quatre ans qui attire l'attention de sa mère en relevant sa robe et en montrant sa bouche du doigt365. La femme n'a sans doute pas compris qu'on a forcé sa fille a faire une fellation, mais peu importe puisque l'alerte est donnée. Le cas du jeune Félix, quatre ans, est légèrement différent mais le bon sens de sa grand-mère est tout aussi salutaire366. Alors que celle-ci soigne une plaie de l'enfant, il ne tient pas en place, et elle le menace de le faire taire en lui mettant un linge dans la bouche, ce a quoi l'enfant répond « Oh ! non grand-mère, c'est sale comme Charles ». Elle interroge l'enfant qui lui révèle que le domestique de la maison « lui prenait la tête et se livrait dans sa bouche à des actes obscènes », selon les termes employés par la grand-mère.

362 C'est d'ailleurs pour les premiers cités que cela s'applique le plus, avec régulièrement la variante plus précise du « cul de devant ».

363 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

364 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.

365 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.

366 ADI&L, 2U, 609, affaire Gaurier.

Il est des enfants qui, soit parce que c'est un moyen comme un autre de faire ressortir le malaise né d'un attentat, ou bien par pur défi à la société des adultes, exhibent, fièrement ou non, ce que leur agresseur leur a enseigné. Et quoi de mieux que de le monter dans une école ? C'est le parti pris par Léa, dix ans, qui tient des propos obscènes à ses camarades de classe et écrit « de vilains mots ~ sur les murs de l'établissement, selon les élèves qui ont été raconter l'affaire a leurs parents367. Un juge de paix qui interroge un écolier note : « Celui qui se trouvait avec *le témoin+ riait et avait l'air de connaître l'affaire »368. Dans une école congréganiste de Tours, les jeunes amis des victimes s'amusent en voyant passer les frères, a dire qu'ils vont « tirer à la carabine ». Un des frères en informe la police, qui se rend sur place demander aux enfants ce qu'ils entendent par là369. Quand l'insouciance met a jour des faits aussi sérieux que graves. De plus, la vague d'anticléricalisme qui caractérise la France des années 1880 entraîne de la méfiance et une recrudescence des dénonciations à leur égard370.Faisons une très brève digression pour signaler que les frères en religion sont les seuls à se protéger mutuellement en dissimulant des faits.

L'insouciance et le détachement ne sont pas l'apanage des seuls camarades de classe, il arrive, bien que le cas soit rare, que la victime elle-même ne saisisse pas la gravité de l'attentat, faute d'éducation nécessaire sur le sujet. Comparer les expériences avec les enfants de son âge est une solution pour prendre conscience de ce qui est arrivé. Sans cela, l'enfant peut comprendre de travers l'acte dont il est victime : une petite fille de huit ans abusée par son instituteur pleure souvent, mais comme elle voit ses camarades en faire autant, elle ne parle de l'affaire a personne, croyant que c'est là une punition371. La religion, qui se pose en gardienne des moeurs convenables, fait parfois office de déclic : une fillette de dix ans, en général consentante face aux attouchements de l'accusé, déclare n'avoir pris conscience de sa mauvaise attitude que le jour de sa première communion372. L'âge des victimes de tels attentats explique en partie leur méconnaissance du sujet et de la gravité qui en découle.

367 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.

368 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.

369 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

370 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 281-282.

371 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.

372 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.

Il est plus surprenant de constater un phénomène semblable chez des individus bien plus expérimentés. Le père de quatre très jeunes victimes en apporte la preuve, lui qui a surpris son voisin en flagrant délit : « Lorsque j'ai moi-même surpris [cet homme], je ne croyais pas que c'était si grave ))373. Sa désinvolture s'affirme un peu plus dans la suite de sa déposition : « Après avoir surpris *mon voisin+ tenant ma fille *...+, j'ai continué a planter les oignons de ce dernier )).

Toutefois la plupart des enfants ne sont pas aussi légers face à de tels actes. Un sentiment très répandu parmi les jeunes victimes est celui de la honte, de l'impression d'avoir fait quelque chose de mal. L'enfant abusé se sent a la fois victime et coupable. La sexualité est tant dépréciée et encadrée que quand on cite un bon exemple éducatif, il est d'ordre sexuel dans trois cas sur quatre374. Les termes employés par les parents, quand ils évoquent le sexe avec leurs enfants, le dénigrent tellement qu'ils façonnent la vision de leur progéniture a propos de l'amour charnel375. Cela a sans doute été le cas avec la jeune Georgette, dix ans, qui répond à sa mère « je n'ose le dire c'est trop vilain ))376.

Quels que soit leurs motifs, certaines victimes n'osent rien raconter, ou restent évasives, espérant sans doute que leurs parents ou frères et soeurs devinent sans qu'ils aient a prononcer de vilains mots. Un an avant que l'affaire ne soit révélée, une petite victime a averti son grand frère des agissements de leur père, « espérant, dixit le procureur, que celui-ci en parlerait à leur mère ))377. La petite Berthe subit les attouchements du curé dès qu'elle va a ses leçons d'orgue, aussi elle dit simplement a sa mère qu'elle ne veut plus y retourner car il lui fait « des choses *...+ pas bien ))378. Elle est alors pressée de questions mais elle n'en dit pas plus. La mère d'une malheureuse enfant doit même la mettre devant la figure du Christ pour qu'elle avoue379. Il arrive également que l'enfant pleure, mais ne veuille rien dire, même si on lui demande ce qui motive ce chagrin. Nous avons même l'exemple d'une petite fille qui reste muette pour ne pas faire de peine a son

373 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise.

374 Anne-Marie SOHN, Chrysalides : femmes dans la vie privée (XIXème-XXème siècles), Vol.1, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996-b, p. 371.

375 SOHN (1996-a), p. 20.

376 ADI&L, 2U, 698, affaire Beurg.

377 ADI&L, 2U, 661, affaire Himmelspach. Le confident déclare n'avoir rien dit par peur d'être battu.

378 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

379 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

maître, par ailleurs père de l'accusé380. Ce dernier témoignage montre combien les enfants sont conscients du mal que peuvent causer leurs révélations, et des liens qu'ils peuvent briser par la même occasion.

D'autres enfants vont jusqu'à mentir a propos de leurs blessures, voire nier l'évidence. Les vêtements ensanglantés, ils prétendent être tombés. En retard, ils prétendent avoir été punis a l'école. Le mensonge peut même aller jusqu'à une sorte de déni, quand une petite fille de onze ans, dont les parents sont pris d'un doute affreux et qui la questionnent, dément avoir été agressée381. On amène alors une de ses camarades qui a déjà avoué, mais elle persiste et signe, même en présence de l'accusé. Quand ses parents l'emmènent déposer a la gendarmerie, le fonctionnaire note dans son rapport : « Le père et la mère de la petite *...+ nous ont déclaré que leur petite fille ne devait pas nous dire toute la vérité car eux ne pouvaient rien lui faire avouer à ce sujet ».

Si la raison du silence la plus souvent invoquée est d'ordre moral - la honte -, la crainte de violences physiques est presque autant répandue. En premier lieu, la peur de représailles de la part de l'agresseur, qui n'hésite pas a tirer profit de l'ignorance ou de la faiblesse des victimes pour leur imposer le mutisme. Celles-ci se retrouvent dans un tel état de terreur qu'elles craignent que la rumeur qu'elles ont involontairement déclenchée ne revienne aux oreilles de leur bourreau. L'autorité de l'adulte n'est pas dévoyée et lorsqu'un prêtre défend aux petits élèves de son école de raconter ce que leur fait un de ses collègues, il est écouté382. La crainte de représailles n'est d'ailleurs pas l'exclusivité des victimes, les témoins pouvant garder bouche close pour les mêmes raisons. « Toi tu es un gueulard, tu n'as pas besoin de dire cela, je te taperai ma main par la figure », tonne le coupable contre le frère de sa victime383. Un homme surprend son voisin alcoolique et violent en fâcheuse posture avec ses deux petites filles, mais il ne dit rien de peur d'être frappé384.

380 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

381 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.

382 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

383 ADI&L, 2U, 619, affaire Alsace.

384 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise. Pour la défense du père de famille, signalons qu'il se trouve dans un état

« maladif ».

(( Je ne veux pas, car maman me battrait », déclare une petite à son agresseur385. Dans la majorité des cas, ce sont donc les enfants qui ont peur d'énergiques corrections de la part de leurs propres parents, qui vont jusqu'à utiliser le fouet. Cela ne choque d'ailleurs personne, puisque l'opinion admet la valeur éducative des punitions corporelles, pourvu qu'elles ne soient pas trop violentes et qu'elles soient justifiées. Elles touchent toutefois les garçons pour la majorité386. Elles ont tendance à se raréfier à la fin du siècle, de même qu'avec l'adolescence387. Une enfant de sept ans déclare que si elle a pleuré en rentrant chez elle c'était non parce que l'accusé lui avait fait mal, mais car elle avait peur d'être grondée par ses parents388. Pour les éviter, on trouve des enfants qui ne rapportent pas à la maison les fruits ou les sous qu'on leur a donnés, dont les parents auraient demandé la provenance. D'autres histoires semblent donner raison aux enfants, et illustrent bien le manque de tact de quelques parents : il s'en trouve pour infliger une correction à leur enfant, pourtant pris sur le fait en compagnie d'un homme qui ne leur veut pas forcément que du bien. Une fillette visiblement habituée aux coups dit même à sa mère (( Si tu ne veux pas me battre, je vais te le dire »389. Une femme lucide dit que (( [sa] fille qui craint beaucoup s'était sauvée ~ avant même qu'on ne puisse lui poser des questions390. On est beaucoup plus surpris par l'attitude des maîtres et maîtresses d'école, dont une se contente de gronder l'enfant et de lui défendre de retourner chez l'accusé391. On n'est plus très loin de penser que l'enfant est en partie coupable et l'a bien cherché. Alors de nombreuses victimes se tournent vers un confident privilégié, une oreille attentive mais qui reste néanmoins dans ce cercle intime que constitue la famille. Les frères et soeurs jouent ce rôle, et on leur doit de nombreuses dénonciations. Dans la majorité des cas ils s'abstiennent pourtant de trahir ce qui s'apparente à un secret. Il arrive qu'il le répète néanmoins à un domestique, un voisin, un camarade, et de fil en aiguille cela aboutit à un procès, quand le dernier confident se charge de révéler l'affaire a la justice. L'école est bien souvent un lieu où ces tristes faits remontent à la surface, mais sous un jour bien

385 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

386 Pascale QUINCY-LEFEBVRE, Familles, institutions et déviances : une histoire de l'enfance difficile (1880-fin des années trente), Paris, Economica, 1997, p. 54.

387 FARCY (2004), p. 28-29. Dans notre corpus, sur les huit victimes qui témoignent de la peur d'être corrigés, une seule n'a pas entre dix et douze ans.

388 ADI&L, 2U, 752, affaire Bochaton.

389 ADI&L, 2U, 610, affaire Brault.

390 ADI&L, 2U, 641, affaire Tessier.

391 ADI&L, 2U, 673, affaire Moreau.

moins sérieux. Les camarades de la victime se font une joie de raconter à tout le monde des faits dont ils ne distinguent pas la gravité. Jusqu'au jour oü cela tombe dans l'oreille d'un adulte, parent ou maîtresse d'école.

La peur de dire quelque chose de mal peut avoir des conséquences graves d'un point de vue sanitaire. Il n'est pas rare de voir des enfants supporter les souffrances nées d'un attentat pendant de longues semaines. Ainsi, deux jeunes garçons ont souffert pendant un mois entier sans oser rien dire, l'un de douleurs lors de la miction, l'autre de blessure a l'anus. Une jeune fille de quatorze ans est violée deux a trois fois par semaine par son père alcoolique, et ne le dénonce qu'au bout de sept mois - ce qui reste pourtant assez rapide pour une affaire d'inceste - car selon ses propres termes elle ne peut plus y tenir et est très fatiguée392.

Face à ces nombreux accrocs, la meilleure chance de découvrir le problème est d'ordre visuel. Les difficultés a marcher, a uriner ou a déféquer sont autant d'indices assez courants dans ce genre d'affaires, qu'il faut bien interpréter, même s'ils ne sont pas toujours visibles. Une attitude insolite peut attirer l'attention, telle une enfant qui observe son sexe, ou une autre qui se gratte l'entrejambe. On voit des parents qui, pris d'un doute, amènent leur enfant chez le médecin pour clarifier les choses. Plus l'attentat est violent et plus les séquelles attirent le regard et sont sans équivoque. Il est donc normal que les viols ou tentatives soient les crimes le plus rapidement dénoncés : une grande majorité l'a été dans l'immédiat.

Les taches inhabituelles sur le linge ou les draps de l'enfant sont également assez récurrents. Certaines sont très équivoques, ce sont les taches de sperme. « C'est un homme qui touche à votre enfant », déclare avec une acuité aussi bien visuelle qu'intellectuelle une voisine a qui on présente le linge d'une jeune victime393. Le sang l'est déjà moins, et il arrive que d'autres nécessitent une dose de perspicacité pour en révéler la criminelle origine. Toutefois, dans la quasi-totalité des dossiers de viol ou tentative, des taches de sang sont présentes sur les habits de la victime et ne portent pas à confusion de par leur étendue. On trouve également d'autres traces nettement moins

392 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

393 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

caractéristiques : mention spéciale à une boulangère attentive qui remarque, après une absence de quelques minutes, de la farine sur le dos de sa fille394.

Pour conclure ce point, évoquons deux situations de dépendance, économique d'une part, affective de l'autre. La première concerne les jeunes domestiques, très nombreux et dont la situation pécuniaire n'est pas des plus simples. Dans la majorité des cas ils représentent une partie des ressources de leurs parents, ce qui représente une lourde charge morale. Il est donc très difficile pour l'enfant de renoncer a son travail de domestique sous peine de sévères remontrances de la part des parents, voire de mise en péril de l'avenir de la famille - d'une certaine façon, les enfants placés assurent celui de leurs petits frères et soeurs. Un mois de chômage équivaut pour les domestiques à une perte de six mois de gages. On comprend mieux pourquoi seule une petite minorité dénonce les abus dont elle est victime, qui est plus est si chaque domestique enceinte est systématiquement renvoyée395. A cette chape de plomb s'ajoute la crainte de violences physiques, le comportement des maîtres vis-à-vis des enfants placés n'étant pas toujours correct. Arthur Gautard, accusé de viol par sa servante de douze ans, a la fâcheuse habitude d'abuser de ses jeunes employées, et en a même envoyée une a l'hôpital pour deux mois396. On n'est donc pas étonnés des menaces de mort qu'il a proféré a l'encontre de celle par qui le scandale est arrivé, mais plus par le témoignage de celle-ci, qui n'a rien dit non par peur des coups, mais d'un renvoi. La situation de Rachel, bien que cas particulier, peut s'inscrire dans ce registre : la jeune fille a des relations sexuelles plus ou moins consenties avec l'ami - et mécène - de la famille397. Elle se refuse à dénoncer l'affaire, par crainte de voir sa mère et ses soeurs démunies sans l'aide de ce riche rentier. Plus ambigüe encore est la relation qui unit la victime d'un inceste avec son bourreau.

L'inceste, un cas a part

L'ancestrale tradition de la puissance paternelle est sans conteste la principale entrave a la dénonciation de l'inceste. Elle est même, comme un cas sur sept, a l'origine du crime398. Soumettant femme et enfant a l'autorité du chef de famille, elle en façonne les

394 ADI&L, 2U, 661, affaire Poisson.

395 Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Paris, Seuil, 1991, p. 321-322.

396 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.

397 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

398 SOHN (1996-a), p. 71.

relations intrafamiliales. La Révolution est la première à tenter de la remettre en cause cette omnipotence. En 1794, Cambacérès y voit un symbole de la tyrannie399 :

« Les premiers tuteurs sont les père et mère. Qu'on ne parle donc pas de puissance paternelle. Loin de nous ces termes de plein pouvoir, d'autorité absolue, formule de tyran, système ambitieux que la nature indignée repousse, qui n'a que trop déshonoré la tutelle paternelle en changeant la protection en domination, les devoirs en droits et l'amour en empire. »

Toutefois Napoléon Ier en décide autrement et réaffirme avec le code civil les prérogatives paternelles. Ainsi, durant une bonne partie du XIXème siècle, l'État s'interdit de franchir les portes de l'intimité de la famille, soumise a la puissance du père, cette dernière étant le socle de l'ordre social.

En revanche, l'adoption de la loi de 1863 annonce un renforcement de la lutte contre l'inceste criminel, qui l'assimile a un viol400. A partir de la décennie suivante, l'inceste est dénoncé comme un crime monstrueux401. Mais le tabou reste entier, et dans un seul cas un témoin parle de « rapports incestueux »402. Jamais le mot n'apparaît dans la bouche des magistrats. Il est très difficile d'évaluer quantitativement l'inceste, justement a cause de dénonciations bien plus rares que pour les attentats « classiques ». Dans notre corpus, il concerne à peine 7% des victimes, mais illustre parfaitement les multiples facettes de ce crime, puisqu'on a retrouvé des pratiques incestueuses avec le frère, l'oncle, le grandpère ainsi que le beau-père de la victime. Lorsque l'on compare notre échantillon a celui d'Anne-Marie Sohn, on constate que les pratiques incestueuses sont moins répandues en Touraine qu'ailleurs403. Aucune affaire n'a été dévoilée avant quelques mois, la majorité l'a été au-delà de trois ans. Anne-Marie Sohn donne une estimation plus précise : dans les

399 Antoine FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du code civil, tome premier, Paris, Videcoq, 1836, p. 102. Disponible sur Google Books en intégralité.

400 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 181.

401GIULIANI, L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 15.

402ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

403 Nos chiffres montrent qu'un prévenu sur dix est accusé de crime incestueux. Anne-Marie Sohn a relevé un chiffre deux fois plus élevé, avec plus de 21% d'affaires. (SOHN (1996-a), p. 64.). Toutefois, si on enlève les cas d'attentat par le frère sur sa soeur, qui ne sont pas jugés en assises mais que Anne-Marie Sohn a incorporés a ses statistiques, son chiffre passe a 17%. L'auteur a également pris en compte des faits qui apparaissent lors de l'instruction, mais qui ne donnent pas forcément lieu a un procès. Si nous faisons de même, nous arrivons à 12,5% des affaires qui mentionnent des actes incestueux. Cela nous rapproche du chiffre d'Anne-Marie Sohn bien que notre pourcentage reste nettement inférieur.

deux tiers des cas, les relations excèdent un an404. Trois jeunes filles ont même gardé le silence pendant neuf, dix et onze longues années.

On peut expliquer cela par ce que les psychiatres appellent le « syndrome d'adaptation »405. Si la victime n'a reçu dans les premiers temps de l'inceste aucune aide ou n'a pas perçu de moyen de se substituer a l'emprise de son agresseur, elle apprend à s'accommoder de la situation, voire même a y participer activement, et dans un cas elle incite même sa petite soeur a en faire autant406. Nous n'irons pas jusqu'à dire, comme Anne-Marie Sohn, que ce sont des circonstances exceptionnelles407. Dans plusieurs cas la frontière entre la résignation et le consentement ne peut être clairement définie, rendant les conclusions difficiles. Ses plaintes sont de plus en plus rares, de même que sa résistance. Un procureur donne tout son sens à cette affirmation en proclamant dans l'acte d'accusation que la victime « a fini par s'abandonner a lui »408. On découvre des victimes, devenues consentantes, prêtes à mentir pour sauver leur amant : lors de son interrogatoire, une jeune fille affirme n'avoir couché ni avec l'accusé ni avec un autre homme409. Le juge d'instruction ordonne aussitôt un examen, qui révèle une défloration déjà ancienne. La victime change alors son plan de défense et prétend que c'est un autre qui lui a fait cela, mais quand on lui demande qui, elle reste dans un silence obstiné. Ce n'est du reste pas la seule victime qui défend son agresseur, même dans les affaires nonincestueuses.

Le mutisme de l'enfant provient principalement de l'intimidation qui va parfois jusqu'aux menaces de mort. « Si mon père était là je ne vous dirais pas cela parce que je crois qu'il me tuerait ~, raconte un petit garçon de sept ans, terrorisé depuis près d'un an par son père410. La maltraitance, sorte d'abus de la puissance paternelle, ne trouve aucune entrave dans le code civil, aussi les intéressés ne se privent pas de frapper à tout va sur des enfants qu'on pourrait qualifier de martyrs. Dans une affaire où le grand-père de la victime bat celle-ci avec une violence inouïe malgré son grand âge - soixante-dix-huit ans

404 SOHN (1996-a), p. 67.

405 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 295.

406 ADI&L, 2U, 747, affaire Sarton.

407 SOHN (1996-a), p. 67.

408 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

409 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.

410 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

tout de même -, un témoin déclare que quatre ans auparavant il a été chercher les gendarmes qui ont ouvert une enquête qui n'a pas abouti car la petite fille a déclaré ne pas être maltraitée411. Outre la violence et les menaces, la dépendance financière est à prendre en compte. Une jeune fille victime d'inceste menace son père de le quitter s'il ne veut pas arrêter immédiatement ses actions criminelles412. Ces timides menaces sont restées vaines, la malheureuse confiant a un témoin qu'elle n'a pu les mettre a exécution faute d'argent.

Des liens bien plus profonds, même indéfectibles, unissent l'abuseur et sa victime. Ils se trouvent renforcés par l'aspect transgressif et secret qui caractérise l'inceste413. Une enfant de sept ans demande visiblement anxieuse a ceux qui l'interrogent s'ils vont mettre son père en prison414. En général ce dernier essaie de culpabiliser sa fille, de l'intégrer pleinement au processus, pour éviter une dénonciation : « J'ai plus confiance en toi qu'en ta cadette *...+, car j'ai peur qu'elle parle », déclare à sa fille un père incestueux415.De plus, dénoncer c'est remettre en cause l'intégrité de la famille, et se sentir coupable non seulement vis-à-vis du père, mais aussi de la mère, qui a été en quelque sorte remplacée par sa fille416. A l'évidence, plus que dans les affaires nonincestueuses, la victime ressent une profonde honte, une culpabilité qui les fait se sentir souillées et débauchées. Les psychiatres l'ont, de manière très imagée, appelée le « syndrome des biens avariés »417. Un procureur note que se sentant honteuse de la vie que son père lui faisait mener, une jeune victime a décidé de monter à Paris chercher une place418. La dénonciation est donc très coûteuse psychologiquement, et ce n'est pas la jeune Juliette, depuis sept ans régulièrement battue et violée par son géniteur, qui dira le contraire419. La victime a tout avoué a sa mère a la suite d'une violente dispute avec son

411 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

412 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

413 Evelyne PEWZNER-APELOIG, « Inceste, honte et culpabilité : l'enfant, victime expiatoire ? », in PierreFrançois CHANOIT, Jean DE VERBIZIER (dir.), Les sévices sexuels sur les enfants, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1999, p. 55.

414 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

415 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

416 PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 57.

417 Marie-Aimée CLICHE, « Un secret lentement dévoilé : l'inceste au Québec (1858-1975) », in Jean-Pierre BARDET, Jean-Noël LUC, Isabelle ROBIN-ROMERO, Catherine ROLLET (dir.), Lorsque l'enfant grandit, entre dépendance et autonomie, Paris, Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 413.

418 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

419 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

père, et en a été tellement émue qu'elle s'est évanouie. Les enfants subissent une forte emprise psychologique de la part de leur père, qui leur apparait comme un personnage omnipotent. A leur mère qui leur demande pourquoi elles sont restées si longtemps silencieuses - plus de neuf ans pour l'un d'elles -, deux jeunes filles répondent en toute simplicité que leur père leur avait interdit de le dire420. La victime d'inceste peut également souffrir du manque d'attention de la part de son entourage, comme Marie-Louise, pourtant victime régulière des excès de boisson de son père421. Plusieurs fois elle a prévenu sa mère, qui vit séparée de son mari, qui lui a conseillé de le dénoncer à la prochaine incartade. Pourtant, au juge d'instruction qui lui demande alors pourquoi elle n'a pas révélé l'affaire plus tôt, elle répond qu'elle n'avait personne a qui se confier.

Il est vrai que les mères ne sont pas les meilleures interlocutrices dans ce genre d'affaires. Dans les affaires d'inceste, peu de dénonciations sont de leur fait422. Elles préfèrent régler le problème dans l'intimité familiale, ou se contentent de fermer les yeux et de se lamenter sur leur sort : « Je n'avais plus qu'un malheur a avoir, je l'ai »423. L'homme de la maison est bien souvent le seul moyen de subsistance de sa famille, et la mère pense avant tout à ses enfants à élever. « Je regrette ce que j'ai dit, parce que mon mari était notre gagne-pain », déclare une femme éplorée424. La mère se retrouve partagée entre les deux obligations qui sont les siennes vis-à-vis de ses enfants : les protéger, et les nourrir. Aussi elle peut voir, comme dans le cas cité précédemment, la justice comme une possibilité d'intimider le père afin qu'il cesse ses actes criminels.

Toutefois le plus souvent la femme a simplement peur de son mari violent, situation partagée par nombre d'entre elles. La mère de Clémentine, bien que consciente des blessures occasionnées par son mari, refuse de la conduire chez le médecin, par crainte d'une dénonciation425. Il est vrai qu'elle ne risque rien pénalement, puisque le code pénal ignore la « complicité par abstention »426. Il faut qu'elle ait participé volontairement au crime, en livrant par exemple ses enfants a son compagnon, pour qu'elle puisse être

420 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.

421 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

422 VIGARELLO (1998), p. 200.

423 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.

424 ADI&L, 2U, 716, affaire Rossignol.

425 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.

426 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 315.

punie, sous le chef d'accusation d'excitation de mineur a la débauche. Victoire Léprivier, qui a tout fait pour encourager voire même provoquer les relations coupables entre ses filles et son compagnon, est la seule a avoir été condamnée sous ce chef d'inculpation - à trois ans d'emprisonnement assortis de dix ans d'interdiction d'exercer ses droits427. Le témoignage de celle de la mère de Juliette est encore plus significatif de cette situation, coûteuse moralement, vis-à-vis du chef de famille. Victime comme sa fille des coups et menaces de mort de son mari, qui va jusqu'à sortir du grenier une vieille baïonnette, elle avoue que si elle n'avait pas craint pour la vie des membres de sa famille, elle n'aurait pas dénoncé son mari428.

Certaines femmes se trouvent plus courageuses, sans toutefois aller jusqu'à dénoncer leurs maris : elles placent leur fille, soit comme domestique, soit comme apprentie, afin de les éloigner de la menace paternelle. En quelque sorte, elles essaient par ce moyen de gagner sur les deux tableaux, protégeant a la fois l'intégrité de leur fille et de leur famille. Cette situation n'est d'ailleurs pas toujours la bonne solution, certains pères n'hésitant pas à faire revenir, de force si nécessaire, leur fille au bercail.

Enfin, dernière entrave a la dénonciation, une situation rare qui, comble de l'horreur, rassemble père et mère dans une même dépravation criminelle, cette dernière se faisant la complice du premier. L'affaire Vaudeleau, bien que n'étant pas pénalement du ressort de l'attentat par ascendant, puisque l'accusé n'est pas marié mais seulement concubin de la mère de ses victimes, en est un exemple parfait429. Les principaux faits ont été commis sur l'aînée de la fratrie, Clémence, a peine l'accusé mis en ménage avec sa concubine, enceinte à cette époque. L'enfant, âgée de douze ans alors, a vu sa mère favoriser les relations criminelles de son amant en l'encourageant a voyager avec lui, et du reste la jeune fille n'a pas l'air d'en être traumatisée. Sur demande de celui-ci, cette femme a même remplacé sa fille en tant que domestique afin qu'elle prenne sa place de concubine430. Une des petites soeurs déclare a la gendarmerie que sa mère aurait dit a Vaudeleau « J'y vais te la chercher tu pourras la baiser tant que tu voudras ». Au moment

427 ADI&L, 2U, 640, affaires Vaudeleau et Léprivier.

428 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

429 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.

430 Au juge qui lui demande pour quelle raison, elle répond que c'est pour que sa fille prépare au mieux sa confirmation, en se rapprochant de ses cours de catéchisme.

oü l'affaire est révélée, cette situation perdure depuis deux mois. La complicité dans le crime est telle que l'accusé se livrait a des « actes obscènes » sur la mère et la fille en même temps, et dans le même lit.

-o-o-o-

L'enfant abusé garde sa situation de faiblesse, déjà a l'origine de son agression, au-delà de celle-ci, ce qui détermine sa faible propension à la dénonciation ouverte. Il serait réducteur de ne voir celle-ci que par le prisme d'un cercle fermé, la plupart du temps la famille. Le monde « extérieur » a un grand rôle à jouer dans ces affaires. Les voisins, les camarades, ou de façon plus abstraite, la rumeur et la puissance publique sont des éléments sur lesquels il faut compter.

Chapitre II : Protection de la victime ou de sa propre tranquillité ?

« *...+ Il y a des atteintes a l'honneur, qui sont plus redoutées que les atteintes a la vie. »431

Le code pénal assure la répression d'un acte mais celle-ci apparaît éloignée des préoccupations quotidiennes de la population. Celles-ci vont plutôt aux protagonistes de l'affaire, la victime comme l'accusé. A ceci près que par son jeune âge, l'enfant abusé doit être protégé de l'extérieur afin de prévenir les retombées néfastes qu'ont régulièrement ce genre de procès.

La peur d'une « double peine » : stratégies de défense de l'honneur de la victime

Le sentiment de culpabilité et de honte est inhérent à ce genre de crime, mais il est d'une ampleur bien plus conséquente lorsqu'il est placé dans le contexte de la communauté, souvent villageoise. Ainsi, les trois termes qui reviennent le plus souvent pour expliquer les réticences des parents à porter plainte sont, par ordre de récurrence : la honte, le scandale, et enfin l'honneur de la victime. Ambroise-Rendu donne une excellente définition de ces craintes : « Dénoncer c'est donner une consistance, verbale d'abord, judiciaire ensuite, a un évènement souvent furtif et dont les enfants et parents peuvent espérer qu'il sombrera dans la trappe de l'oubli. C'est exposer la victime au déshonneur, à la honte, à la suspicion et parfois même a l'opprobre »432. On craint donc que l'enfant soit non seulement victime du crime, mais également de la situation qui en découle. Qui plus est celle-ci est logiquement bien plus longue que la première. Une des nombreuses particularités des crimes sexuels consiste dans le fait qu'ils sont bien plus nuisibles a la réputation de la victime qu'à celle de l'agresseur433. « *...+ Ça ne vous

431 Alfred BERTAULD, Cours de code pénal et leçons de législation criminelle (2ème édition), Paris, Cosse et Marchal, 1864, p. 349.

432 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79.

433 Marie-Thérèse COENEN, Corps de femmes : sexualité et contrôle social, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 2002, p.74.

avantagerait pas beaucoup », déclare à la victime un maire arrangeant qui conseille de régler l'affaire a l'amiable434.

Cette notoriété malheureuse peut mettre en péril l'avenir de la jeune fille, car elle sera immanquablement un frein à la rencontre du futur mari. Si bien qu'il n'est pas rare de voir les victimes s'en aller de leur propre chef, souvent en s'engageant comme domestique dans une grande ville, afin d'éviter d'avoir a subir toute leur vie les conséquences d'un fait dont elles ne sont pas a blâmer. Les victimes n'en sont pas les seules conscientes, le père d'une jeune fille déclarant n'avoir pas porté plainte par peur que ces aveux entraînent sa fille à quitter la commune435. Il a tout de même averti la gendarmerie tout en demandant de ne pas faire de rapport.

La situation des parents est assez inconfortable, car ce que la justice considère comme une mesure de protection de l'enfance, a savoir réprimer les abus sexuels commis sur celle-ci, ils ne la partagent pas forcément. Naturellement, ils ne conçoivent pas la portée universelle et préventive qui est celle de la répression pénale, eux replacent le crime dans son contexte local. La nécessaire publicité d'un procès va a l'encontre de la préservation de la réputation de la victime. C'est ce qu'exprime le gendre d'un suspect, qui se déplace chez les parents d'une des victimes et leur demande de ne rien dire car selon lui ils auraient autant de tort que l'accusé436. Réflexion similaire chez une mère qui avoue avoir été contrariée par le fait que les gendarmes aient été interroger sa fille a l'école : elle a eu peur qu'on croit que son enfant avait fait quelque chose de répréhensible437. La peur de ces néfastes retombées pousse les parents à exiger le silence de la part de leurs enfants abusés, et il faut alors la perspicacité des gendarmes pour repérer la manoeuvre. Sans qu'on lui pose la moindre question, une fillette de quatre ans répond que l'accusé ne l'a pas touchée438. Le brigadier note alors : « Ces paroles ne pouvant nous laisser à douter qu'elle avait été victime d'attouchements, nous lui avons dit que c'était, sans doute, son papa qui lui avait dit de nous dire cela ~. L'habilité du gendarme encourage les aveux de

434 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

435 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.

436 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.

437 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.

438 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.

la petite, signe qu'un vocabulaire et une démarche adaptés aux spécificités de l'enfant est indispensable, nous aurons l'occasion d'en reparler.

Elle met également en péril les liens de sociabilité que sont le voisinage ou le village439. Celle-ci est tellement primordiale qu'une mère regrette que l'affaire se soit ébruitée, et confie au juge d'instruction : « Je donnerais bien dix francs pour que cette affaire n'ait pas eu lieu »440. Dans un seul dossier nous avons la trace d'une mère qui regrette de ne pas avoir porté plainte plus tôt441. Un élément toutefois peut faire office de catalyseur en atténuant les effets négatifs d'un procès, ou plutôt en les répartissant entre plusieurs victimes : ainsi, une mère ne s'est décidée a porter plainte que lorsqu'elle a appris l'existence de deux autres victimes442. Plus leur nombre est conséquent, plus la population semble les prendre en considération. Une victime isolée peut entraîner la suspicion sur sa personne, quand il y en a plusieurs, les soupçons changent de cible.

En second lieu, les parents ou les maîtres ne portent pas plainte car l'enfant ne porte pas de traces physiques de l'attentat, ne ressent aucune douleur, et ne saigne pas. Un maire étend même ses prérogatives et demande au garde-champêtre d'aller voir si la victime a des dommages physiques, si elle n'en a pas on laissera l'affaire tranquille443. Un témoin déclare : « N'ayant aucune preuve matérielle de ces faits, je n'en ai jamais parlé *
·
·
·+ »444. Il est des parents pour se contenter de soigner l'enfant, le plus souvent avec de la fécule de pomme de terre445. Nombreux sont les parents à examiner en premier la jeune victime, mais leur manque de connaissances peut les amener à un mauvais diagnostic, ne constatant pas de traces de l'agression ils passent a autre chose. Dans une moindre proportion, ils emmènent leur enfant chez le médecin le plus proche. Cette confiance dans la science peut paradoxalement les mener a abandonner l'idée de poursuites en justice : une mère veut requérir l'avis du praticien, malheureusement il n'est pas là, alors

439 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 80.

440 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

441 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.

442 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard. Dans une autre affaire, c'est la victime qui, apprenant qu'elle n'était pas la seule dans ce cas, a enfin prévenu sa mère. (ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard)

443 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

444 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

445 Dans des dossiers différents on trouve mention de beurre pour les petites filles, et de décoction de guimauve pour les garçons.

l'affaire ne va pas plus loin pour l'instant446. Une autre a la malchance de croiser le chemin d'un médecin qui refuse la victime car sa mère n'a pas de quoi payer la consultation. Il est vrai que beaucoup de parents veulent être assurés de l'authenticité des faits, car ils ont peur d'un acquittement qui entraîne une condamnation aux dépens447.

Les femmes sont victimes de la dépréciation de leur autorité dans la famille. Selon le code civil, elles doivent être soumises à leur mari, avec pour conséquence pour certaines d'entre elles une atrophie de leur capacité à prendre leurs responsabilités. Cette hésitation peut avoir de lourdes conséquences dans des affaires où les séquelles physiques sont une preuve d'importance. Nous avons donc l'exemple de deux femmes qui, mises au courant des attouchements subis par leur fille, ont pris le parti de différer leur plainte, attendant l'avis de leur mari parti aux moissons. L'une d'elle va jusqu'à déclarer : « Sans cela je n'aurais jamais osé agir moi-même »448. On note qu'elles semblent attendre de la fermeté de la part de leur mari, plaçant le destin de leur fille entre les bras d'un mari qui, elles l'espèrent, saura se montrer viril et a la hauteur. L'une d'elles confie, quelque peu dépassée par les évènements : « Je me demande ce que va dire mon mari, absent, en apprenant ce qui vient de se passer »449.

Les divergences d'attitudes entre les deux sexes, en ce qui concerne la dénonciation, ne s'arrêtent pas là : dans la seconde moitié du XIXème siècle, les femmes sont légèrement plus nombreuses à dénoncer les faits dont leur enfant a été victime450. En premier lieu, il faut souligner qu'elles ont un taux d'activité presque deux fois moindre que celui des hommes451. Cette présence à la maison ou au milieu de la proche communauté permet de mieux surveiller les enfants, que ce soient les siens ou ceux des autres. Il est vrai aussi que la circulation de l'information, en particulier ce qui a trait aux moeurs, a l'intime, est

446 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

447 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79. Le plaignant doit payer les frais de justice liés a l'instruction, au procès, etc.

448 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

449 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.

450 COENEN (2002), p.76.

451 Claire FREDJ, La France au XIXème siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 103. Les chiffres sont de 67% contre 36%, pour l'année 1911.

plus rapide entre femmes, même s'il s'agit le plus souvent de « on-dit »452. a La société traditionnelle confie à la femme la parole sur les sujets personnels, presque tabous, qui mettent le corps en jeu », affirme Martine Segalen453. Elles sont en quelque sorte les a gardiennes de la morale sexuelle » et sont par conséquent plus attentives à ce qui se dit à ce sujet454. Si elles sont surreprésentées dans les témoignages, c'est qu'elles se montrent plus volubiles, complexes mais précises455. Toutefois, elles privilégient le maire ou le curé, tandis que les pères se tournent plus naturellement vers les autorités compétentes, principalement les forces de l'ordre. Dans le département, nous avons recensé deux fois plus de pères que de mères allant à la gendarmerie ou la police, et la situation est exactement inverse quand il s'agit de dénonciations auprès du maire. Bien que cela n'explique pas ces divergences entre sexes, il faut souligner que la gendarmerie n'est pas présente dans l'ensemble des communes françaises. Lors du recensement de 1882, on en dénombre plus de 36 000, pour environ 21 000 gendarmes, qui est chargée de la police judiciaire456. Le chiffre est le même entre les deux parties quand il s'agit d'aller directement au tribunal. Quant aux pères, ils semblent accorder une plus grande importance aux gardes-champêtres que ne le font leurs épouses. Ces derniers, ainsi que les gardes forestiers, sont également chargés de faire respecter l'ordre, mais dans la théorie ne s'occupent que des délits et des contraventions de police. Elles ont néanmoins un avantage que n'ont pas les forces de gendarmerie : depuis une loi de 1795, chaque commune est dans l'obligation d'être dotée d'un garde-champêtre457.

La famille de la victime est donc souvent démunie face à une situation inattendue. Les moeurs, pas vraiment fixés a cette époque, rendent floue l'action a entreprendre. Mis au courant des outrages subis par leur fille, un couple décide de a laisser ça tranquille », ajoutant que si d'aventure le triste sire recommençait, a ils verraient ce qu'il faudrait faire »458. La méconnaissance de la justice, de ses avantages et de ses inconvénients, pousse les parents a s'adresser préalablement à l'édile ou au curé, voire au médecin, afin

452 Jean QUÉNIART, a Sexe et témoignage : sociabilités et solidarités féminines et masculines dans les témoignages en justice », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant ía justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 247-255, p. 254.

453 Martine SEGALEN, Mari et femme dans ía société paysanne, Paris, Flammarion, 1980, p. 151.

454 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 254.

455 Ibid., p. 249-250.

456 FREDJ (2009), p. 267.

457 Ibid., p. 268.

458 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.

d'avoir un avis pertinent sur la question. Pour ce qui est des prêtres, dans les deux cas où la situation s'est présentée ils ont gardé le secret de la confession. Le rôle des maires est bien plus trouble, ils ont souvent un rôle de médiateur entre les deux parties, et encouragent l'indemnisation pour résoudre les problèmes a l'amiable. Pour nuancer le tableau, il faut convenir qu'une minorité se refuse a jouer les intermédiaires et dénonce immédiatement l'affaire a la justice ou aux forces de l'ordre. Il en existe qui se retrouvent aussi dépassés que les plaignants et qui demandent l'avis d'un magistrat. Un autre considère ce genre d'affaire comme relevant avant tout de la volonté de la famille, et demande à celle-ci s'il peut envoyer le suspect en justice459. On demande également aux édiles de sermonner et menacer le suspect - n'oublions pas que le maire peut déclarer une personne indésirable dans sa commune et l'en chasser. Il arrive même que les auteurs de crimes et délits contre les moeurs soient amenés a changer fréquemment de commune à cause de leur comportement. Mais tous les édiles n'osent pas sauter le pas, comme en témoigne un gendarme : « Tous les gens du pays et notamment M. le maire seraient désireux que cet individu disparaisse du pays *
·
·+ »460.

Surtout, ne pas prendre parti

Toutefois, il n'est pas rare que les maires montrent un visage moins impartial et décident de garder le silence face aux révélations qu'on leur a faites. L'un d'eux répond en toute simplicité au juge d'instruction qui lui demande les raisons de son omission : « J'aurais peut-être dû vous en informer mais comme personne ne s'est adressé a moi, sachant que l'affaire était arrangée entre *l'accusé+ et *le grand-père de la victime] et qu'il n'y avait pas eu de violences, j'en ai gardé le silence »461. On remarque au passage qu'une nouvelle fois, l'attentat sans violence n'est pas vu comme un fait d'une grande gravité. « Ça serait fâcheux pour *l'accusé+ et sa famille s'il attrapait cinq ou six ans de prison *...+ » indique un maire à une victime qui vient lui demander conseil462. Si les édiles se montrent réticents c'est que « dénoncer *...+ c'est aussi prendre le risque

459 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit. Dans cette affaire, c'est la mère de la jeune victime qui a été raconter les faits a l'édile, tout en lui demandant de ne pas les ébruiter afin de préserver les intérêts de sa fille.

Quelques semaines plus tard le maire convoque les parents pour savoir s'ils ont changé d'avis. Le lendemain il se déplace à Tours pour en avertir le préfet directement.

460 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup.

461 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.

462 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

d'introduire un clivage mortel pour la cohésion de la communauté »463. En revanche, plus difficile a expliquer est l'inaction des forces de l'ordre. Elle est fort heureusement très rare, et nous aurons même l'occasion de souligner qu'elles se trouvent bien souvent très attentives à la victime et à sa détresse. Mais il arrive que le récit d'un témoin, pourtant oculaire, ne convainc pas les gendarmes d'engager des poursuites464.

Les plaintes différées sont très fréquentes, faute de témoins ou d'examen médical sûr465. Parfois, elles sont classées sans suite, et ressurgissent dans le dossier de procédure quand l'accusé est de nouveau accusé quelques années plus tard. En Indre-et-Loire, la plupart des dénonciations volontairement différées sont a mettre au crédit d'une trop grande indulgence des parents, qui laissent une seconde chance à l'agresseur. Anne-Marie Sohn explique qu'il est admis par l'opinion que les pulsions prennent parfois le pas sur la raison466. Cette conviction ressemble étroitement à celle des juristes et des médecins légistes, qui mène à une atténuation des peines voire à un acquittement. La communauté, que ce soit la famille ou le village, fait donc en quelque sorte son propre procès de l'affaire. On ne peut toutefois s'empêcher de voir également dans ces attitudes une pusillanimité qu'illustrerait bien l'expression « reculer pour mieux sauter ». Un père qui se contente de menacer l'agresseur, un autre qui ne veut pas porter plainte en espérant que l'attoucheur arrête de lui-même, un autre qui renonce à porter plainte devant les supplications de la femme de l'indélicat monsieur, et encore un qui a pitié de la famille de l'accusé - mais qui exige tout de même des excuses467. Il faut dire que la démarche n'est pas toujours de tout repos, un honnête homme qui vient rendre au coupable présumé l'argent qu'il a donné a sa fille, et qui lui fait des remontrances, ne

463 Jean-Claude CARON, A l'école de la violence, Paris, Aubier, 1999, p. 220. Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p. 81.

464 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard. Le garde-champêtre est également resté sourd à ces accusations. Il faut dire que ceux-ci semblent être les moins enclins à écouter et à croire les dénonciations de ce type. Un ancien garde est d'ailleurs accusé d'attouchements, il a une mentalité déplorable du point de vue des moeurs et reçoit chaque jour des prostituées chez lui. De plus il n'a pas toujours été honnête dans l'exercice de ses fonctions et a été condamné pour coups et blessures volontaires, notent les gendarmes. (ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches). Dans une autre affaire, c'est directement l'accusé qui est un ancien policier municipal - par ailleurs renvoyé pour ivresse. (ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain).

465 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79.

466 SOHN (1996-a), p. 257.

467 ADI&L, 2U, 749, affaire Marlin. Voici les termes de l'aimable monsieur : « Je ne veux pas porter plainte à la gendarmerie contre Marlin, cela me fait de la peine pour sa femme et ses six enfants, faites-le venir à la mairie et faites-lui des remontrances ».

reçoit en échange que deux coups de poing dans la figure468. Comble du saugrenu, le père d'une fillette qui se refuse a porter plainte parce que le suspect a un enfant (( bien malade p469 ! Les femmes ne sont pas plus fermes : une mère s'en tient a adresser des reproches a l'accusé, une autre tente de l'intimider en lui annonçant que la prochaine fois elle le dénonce, et enfin une dernière qui préfère surveiller sa fille de plus près. C'est ce rôle de médiatrices qui leur convient le mieux, dont le but est de détourner la violence470. Mieux encore, le cas d'un maître qui, averti du malheur qui vient d'arriver a sa domestique, lui conseille de n'en rien faire car « ce serait malheureux pour *l'agresseur+, pour sa femme et pour ses enfants p471.

Il existe des solutions bien plus radicales pour éviter tout scandale : ne rien dire. De cette extrême pleutrerie, les parents sont exclus. Les personnes concernées sont plutôt à chercher parmi les grands-parents ou les voisins, voire le quartier ou le village tout entier. Face aux cris ou aux coups, on se tait. L'affaire Bocquené est caractéristique de cette situation latente selon un témoin : (( Tout le monde savait que les jeunes filles allaient chez Bocquené et on se doutait de ce qu'il s'y passait, mais personne n'a jamais osé porter plainte p472. Mieux encore, la déclaration d'une femme qui montre l'attentisme qui règne dans ce genre d'affaire : (( On s'étonne généralement a Château-la-Vallière que le père Hurson ait pu faire aussi longtemps sans être poursuivi, des actes du genre de ceux qui lui sont reprochés p473. Pire encore, la rumeur publique qui accuse Jean Fournier d'avoir tué sa propre fille « par la violence et la fréquence de ses attentats p474. Visiblement, personne n'a rien fait pour porter l'affaire devant la justice, puisqu'il a fallu attendre la mort de l'enfant pour que l'accusation soit lancée475.

Il faut dire que tous les suspects ne sont pas charmants et une certaine proportion est
même crainte de la communauté toute entière. Dénoncer comporte donc des risques,
même à long terme. (( Si j'avais su être arrêté aujourd'hui, j'aurais fourré mon fusil dans

468 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.

469 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

470 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 253.

471 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault. Le maître tient toutefois à démentir cette information.

472 ADI&L, 2U, 720, affaire Bocquené.

473 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

474 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

475 Et encore, les langues ne sont déliées que bien trop tard, puisque l'instruction judiciaire n'a pas abouti a cause de l'autopsie qui, pratiquée trop longtemps après la mort, n'a rien pu prouver.

le ventre de celui qui m'a dénoncé, mais si jamais je reviens au pays je lui ferai sauter la tête comme à un cochon », menace sans se cacher un journalier incestueux476. Mais d'autres raisons entrent en jeu. Une jeune domestique, bien que témoin des caresses de l'accusé, confesse qu'elle n'a rien voulu révéler car elle aimait mieux que cela soit dit par quelqu'un d'autre qu'elle477. Une voisine dit qu'elle a commencé a interroger l'enfant, mais qu'elle n'a pas voulu poursuivre plus loin car cela la répugnait de le faire478. Pas mieux chez un employé de l'accusé : « *...+ Je n'en ai jamais parlé parce que je trouvais cette affaire trop délicate et sérieuse »479. On a également peur de corrompre l'imagination des enfants en évoquant la sexualité avec eux. Un jeune garçon révèle a sa mère qu'un homme veut lui faire faire « des choses », mais elle stoppe ici la discussion, craignant d'en apprendre trop a son enfant480. Il y a donc un paradoxe qui dessert la cause de la victime. Soit le témoin ne voit pas en l'attentat un fait d'une gravité telle qu'elle doit nécessairement être dénoncée, soit il est conscient du sérieux de l'affaire, mais c'est justement cet aspect qui lui interdit de s'engager plus, par crainte d'ennuis.

Beaucoup de témoins, principalement masculins, pensent que l'homme est maître chez lui, et rechignent donc a se mêler de ce qui s'est passé dans la maison du voisin481. On se borne à ne plus adresser la parole au supposé coupable, comme le fait le jeune employé d'un boulanger au comportement incestueux, qui pendant un an et demi ne lui parle plus que pour des motifs professionnels482. Les supputations vont bon train, on dit avoir remarqué ou entendu ceci ou cela, en avoir parfois parlé aux voisins, mais l'aspect scabreux de l'affaire semble toujours paralyser la capacité à aller vers les autorités. Alors on se contente de menacer l'individu, lui disant qu'un jour il sera emmené par la police483. On donne également son avis, a défaut d'une main secourante, a une voisine qui ne sait plus quoi faire, en indiquant comment on agirait en pareil cas. « Si mon homme en faisait autant je le dénoncerais », déclare la voisine d'une famille minée par l'inceste484.

476 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

477 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

478 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.

479 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

480 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

481 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 253.

482 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

483 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

484 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.

Les témoins semblent parfois être victimes des clivages et du contexte local, et se refusent à croire ce que le fils de la voisine tant honnie a pu raconter. Certaines instructions se transforment en véritables règlements de comptes. Nous ne sommes pas là pour juger de la sincérité des propos de chacun, par ailleurs impossibles à confirmer ou infirmer. Évoquons simplement l'exemple d'une femme qui a déclaré qu'il était impossible que le prêtre ait pu être capable de toucher des petits garçons, et qui accuse les parents et le commissaire de s'être entendus485. Les affaires de moeurs montrent bien souvent les dissensions et les clans qui règnent dans le village ou le quartier. Chaque partie déplore les manipulations de l'autre, et les théories du complot ne sont pas rares, et les autorités y jouent parfois un rôle. Un témoin soupçonne le frère de la victime et le garde-champêtre d'avoir comploté contre l'accusé, très riche au demeurant. L'argent semble être le moteur de ces divisions et de ces jalousies qui datent parfois de dizaines d'années.

Toutefois, dans la grande majorité des cas le voisinage n'est pas dupe de la nature des rapprochements vus ou entendus. Mais il arrive que l'entourage soit abusé par la banalité des coups et n'en comprenne pas la signification. Il est vrai que les enfants malmenés voire battus sont légion, et aux alentours on ne s'étonne généralement pas d'entendre un enfant crier et pleurer, même régulièrement. Une femme témoigne en ce sens lorsqu'elle déclare qu'en entendant les cris de sa petite voisine, elle a cru au premier abord que c'était sa mère qui la corrigeait, mais les cris étant étouffés et persistants, elle a soupçonné quelque chose et est allée voir486. D'autres témoins éprouvent le regret de ne pas avoir su dépasser leur répugnance a se mêler des affaires d'autrui. « Je regrette de n'avoir pas connu la cause des cris de l'enfant car je me serais hasardée a entrer », confesse la voisine du petit Emile, fréquemment victime nocturne de son père487.

Dans un type d'affaire aussi délicat, les individus extra-familiaux, moins concernés par celle-ci, ont une importance remarquable. Cela n'atteint pas des proportions comparables à celles des parents, bien sûr, mais atteste justement des limites exprimées précédemment au sujet des dénonciations parentales. Les voisins, les oncles sont bien représentés dans cette catégorie, oü l'on trouve également des maires. Il faut dire que

485 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

486 ADI&L, 2U, 700, affaire Troubat.

487 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

dans les affaires de moeurs, beaucoup de monde se retrouve petit a petit au courant, quand celle-ci n'est pas dénoncée immédiatement. Il n'est pas rare d'entendre parler dans un dossier judiciaire, à un moment ou à un autre, de « la rumeur - ou clameur - publique ». A la fin du XIXème siècle celle-ci circule aussi facilement dans les quartiers urbains que les petits « pâtés de maisons ~ qui composent l'habitat rural488. Ainsi, chacun est connu de l'autre, ses moindres faits et gestes donnant lieu à coup sûr à autant de commentaires. Outre l'avantage d'une meilleure circulation de l'information, cela permet de retrouver l'agresseur avec plus de facilité489. La rumeur a ses propres cycles, elle peut s'éteindre et réapparaître quelques mois ou années plus tard, quand un fait nouveau enclenche une vague de souvenirs enfouis.

Celle-ci peut avoir deux fonctions, la première étant de prévenir la famille de la victime, qui peut alors interroger l'enfant et aller porter plainte. La seconde est plus directe mais n'est pas nécessairement volontaire pour autant : l'information arrive dans les oreilles d'une quelconque autorité, bien souvent les gendarmes qui font une tournée dans le quartier ou le village et s'enquièrent des derniers ragots. Une fois informés, ceux-ci recherchent alors un peu partout s'il n'y pas eu d'autres agressions de la part de l'accusé. La rumeur peut également décider un parent hésitant à donner des traits plus officiels à l'information en allant déposer plainte. L'information peut voyager à travers une multitude de bouches et d'oreilles comme le montre l'affaire Besnard490. Le père d'une des victimes raconte : « La femme Girard *...+ ayant été témoin de ce fait en a parlé a sa fille la femme Rabusseau, *...+ celle-ci l'a raconté a la femme Bauzon, cette femme l'a rapporté à la belle-mère de la femme Robin la mère d'une des petits filles, et cette dernière est allée en faire part à M. le maire ». C'est le principe de ce que les témoins appellent la rumeur publique, même si bien souvent on se souvient de la personne qui l'a lancée. Comme on peut le voir elle est surtout une affaire de femmes.

488 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 251.

489 Il faut toutefois garder a l'esprit le nombre d'affaires laissées sans suite faute d'avoir pu identifier l'agresseur, et qui n'apparaissent donc pas dans notre corpus. Ainsi, il est rare que la famille de la victime doive rechercher son identité. Si au départ l'homme est inconnu, les chances que l'affaire aille au tribunal sont très faibles. La poignée de cas que nous avons recensés montre que si d'aventure le crime est l'oeuvre d'un parfait inconnu, c'est qu'il est étranger au village.

490 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.

Quand décidément l'affaire reste difficile a divulguer, on recourt a la lettre anonyme. Elle peut être de la propre main des parents des victimes, qui cherchent à se soustraire à la vindicte probable de leurs maîtres. Une mère de famille a ainsi attendu quatre ans avant de finalement opter pour la lettre anonyme, car le suspect étant en très bon termes avec ses employeurs, ils l'auraient sûrement renvoyée491. Dans les quatre cas sur cinq, elle provient du voisinage, comme celle-ci, adressée au procureur de la République, qui se termine par ces mots : « J'ai cru faire mon devoir en faisant connaître ces bruits à la justice mais en raison de ma situation je désire garder l'anonymat »492.

Enfin, dernier type de dénonciation extra-familiale, la découverte de nouveaux faits dans une procédure. Dans la majorité des cas, il s'agit de nouvelles victimes d'un même prévenu, qui mises au courant du procès décident d'y apporter leur contribution. On trouve également des dénonciations provenant d'un autre jugement pour attentats a la pudeur - avec un accusé différent, donc. Il est encore plus fréquent qu'un procès pour vol occasionne des révélations de violences sexuelles.

Enfin, évoquons trois cas, certes complètement singuliers par leur mode de révélation, mais qui restent intéressant car ils illustrent parfaitement certaines facettes que nous venons d'évoquer. Le premier concerne le mutisme caractéristique de la victime, et porte le sceau du hasard, bien que l'affaire débute de façon classique, par la rumeur. En septembre 1881, le bruit court que la petite Henriette, neuf ans, a été abusée par un certain Arnault493. L'enfant nie les faits devant ses parents, l'affaire est enterrée pour le moment. Au printemps suivant, la fillette se trouve sur la place du village lorsqu'elle laisse tomber par inadvertance un billet, ramassé aussitôt par une passante. C'est la confession d'Henriette, qui prépare sa première communion, et qui mentionne tout ce dont l'enfant entend se repentir. Vous devinez déjà la suite...

Le deuxième illustre la proéminence de l'honneur, a travers le récit d'un inceste, et
pourrait même prêter à sourire si les faits n'étaient pas aussi graves et pathétiques. Marie
a seize ans quand son père, réputé pour ses moeurs légères, commence a la toucher494.

491 ADI&L, 2U, 730, affaire Challe.

492 ADI&L, 2U, 665, affaire Lebouc.

493 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.

494 ADI&L, 2U, 674, affaire Hardion.

Trois années ont passé et leurs relations sont devenues complètes, si bien que la malheureuse s'en trouve enceinte. L'histoire pourrait s'arrêter là et perdurer dans le triste anonymat qui caractérise tant d'incestes. Seulement la demoiselle s'est entichée d'un damoiseau, et la réciproque veut que les noces soient pour bientôt. Le fiancé est néanmoins tourmenté par les ragots qu'on colporte a droite a gauche, mais il s'efforce de ne pas y croire. Il a d'ailleurs lui-même des relations sexuelles avec sa promise. Ce qu'il ignore, c'est qu'elle n'y consent que parce qu'elle se sait enceinte de son père. Elle cherche à maquiller les faits et à faire passer son fiancé pour le géniteur du bébé à naître. On s'approche des deux heureux évènements quand un jour, et par le plus grand des hasards nous assure le jeune homme, il surprend Marie et son père dans une position équivoque, en plein bois de Chenonceau. Avec un aplomb irréel, il s'approche a cinquante centimètres du couple criminel et leur dit : « Vous n'êtes pas mal là ? ». Le lendemain, le fiancé déshonoré rompt ses projets de mariage.

Le dernier concerne un certain Pierre Catinat, dont il n'est pourtant nullement question au déclenchement de l'affaire495. En effet, tout débute par des insultes que le père de l'outragée entend bien rapporter aux gendarmes. Il leur raconte qu'ensuite il a adressé des reproches à ce malotru dénommé Delarue, qui s'est défendu avec une bouteille et lui a occasionné des blessures, lesquelles ont entraîné un arrêt de travail. Le père vient donc pour réclamer des dommages et intérêts. Petit à petit, la conversation prend un autre tour, lorsque le père révèle qu'on a traité sa fille de « grande putain » et de « grosse vache ~. Intrigués, les gendarmes invitent Delarue a s'expliquer, et ils ont eu le nez creux. Il leur révèle que c'est parce que la rumeur accuse la jeune fille d'avoir dit, en parlant d'un certain Garnier, qu'il lui avait « fripé le cul ». Le brigadier écrit alors « Supposant qu'il puisse y avoir attentat *...+ ». C'est lors de l'enquête sur Garnier que la jeune fille révèle les attouchements de la part d'un autre homme, le fameux Catinat.

Le nombre de ces dénonciations extra-familiales illustre la délicatesse de ce genre d'affaire, et laisse imaginer combien n'ont jamais été jusqu'au processus judiciaire. Si la majorité se fait silencieuse par respect pour l'honneur de la victime, il est difficile de ne pas y voir une certaine répugnance, dont certains ne se cachent pas d'ailleurs, a se mêler de choses si scabreuses.

495 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.

Peut-on parler de crédulité des adultes ?

Cette question peut être posée puisque si l'enfant se caractérise par son insouciance naturelle, la réaction de personnes plus expérimentées laisse l'homme du XXIème siècle perplexe. Face à ces attitudes a priori inappropriées, il faut rester prudent, et chercher à les replacer dans leur contexte afin d'éviter des conclusions hâtives.

Les cibles privilégiées sont les parents qui, nous avons déjà eu l'occasion de le percevoir, se déresponsabilisent parfois lors de tels évènements. Au vu des conditions de vie de l'époque, on ne doit pas nécessairement leur jeter la pierre. Les journées de travail sont longues et éprouvantes pour chacun des parents, le temps disponible pour s'occuper des enfants reste limité. Nombreux sont les cas où la plainte parentale a été différée de quelques jours a cause d'une surcharge temporaire de travail. De toutes manières, mis à part dans les familles bourgeoises, la place de l'enfant n'est pas encore conséquente au sein de la famille. Bien sûr il est un sujet de préoccupation, d'inquiétude - on voit des mères inquiètes rechercher des heures voire des nuits entières leurs enfants disparus. Mais on ne lui accorde pas un temps d'écoute nécessaire a une meilleure compréhension de ses problèmes. Ce détachement a l'égard de sa parole, on le retrouve de la même manière vis-à-vis de ses occupations quotidiennes. Les dossiers judiciaires nous dressent le tableau d'enfants très libres de leurs mouvements, aussi bien dans les rues que dans les champs. Dans les enquêtes de gendarmerie on découvre bien souvent des enfants livrés à eux-mêmes, encore dehors à des heures avancées, et le voisinage a la critique facile contre ces parents qui ne les surveillent pas.

Les blessures légères sont les aléas de la vie, et les parents ont l'habitude de voir rentrer leurs enfants avec les vêtements tachés de sang. Aussi on n'y prête pas une grande attention. Même quand cela se produit a plusieurs reprises, on n'en demande pas la provenance. On leur cherche une raison logique, et dans le cas de jeunes filles elle paraît toute trouvée. Deux mères de famille se laissent ainsi abuser par cette facilité, quand bien même leurs filles n'ont que onze et douze ans. L'une d'elles précise qu'elle a tout de même trouvé cela curieux. En effet à la fin du siècle, l'âge des premières règles tourne autour de quinze ans. De la même manière, les conséquences physiques de l'attentat échappent parfois aux parents, sans doute à cause de méconnaissances médicales. On

découvre une mère qui croit que l'écoulement de sang qu'elle constate sur sa fille provient de la rougeole que sa fille vient d'avoir496. Il en va également ainsi d'un père qui guérit la verge enflée de son fils, mais qui n'y prête pas plus d'importance497. Même son de cloche chez la mère d'une petit garçon de neuf ans, qui croit que sa croissance naturelle est a l'origine de ses verge et anus enflés498.

Cette inattention face aux détails révèle la prise de distance des adultes a l'encontre des enfants. Les témoins, pour une large part masculins, n'ont pas automatiquement la présence d'esprit de relever des gestes quelque peu inhabituels. Étant donné qu'ils n'ont aucun soupçon a priori, ils n'envisagent pas une seconde signification a un fait dont ils ne relèvent rien sinon sa banalité. Les archives nous révèlent deux cas presque identiques de pères qui voient l'agresseur reboutonner son pantalon devant leur enfant. L'air embarrassé qu'ils affichent dans cette circonstance ne produit pas plus de déclic dans l'esprit paternel. « *Il+ avait la braguette de son pantalon déboutonnée, comme il m'arrive quelquefois d'oublier moi-même de boutonner ma braguette, je n'ai rien soupçonné de *l'accusé+ ~ déclare l'un d'eux499. On pourrait être surpris par les conséquences différentes d'un fait analogue : une jeune fille voit son père sortir de la chambre de sa soeur en se reboutonnant, et interroge de suite celle-ci500. Cela illustre la meilleure acuité qui est celle des premiers concernés par ce type de violence. Les cas ne sont pas rares de membres de la fratrie qui, se demandant où est passé un des leurs, se mettent en quête et le surprennent dans une position malheureuse. Les menaces qui pèsent sur la jeunesse façonnent la vision de ceux-ci a l'encontre des adultes qui les entourent. Nombreux sont les enfants qui se laissent abuser par leur insouciance, mais non moins considérable est la proportion de ceux-ci qui usent de la méfiance comme d'une nécessaire protection.

Les adultes ne sont pas aussi imprégnés par la suspicion, et leur capacité à ne jamais
envisager le mauvais côté des choses tourne clairement a l'idéalisme chez certains. Certes
une fois de plus les liens qui unissent les habitants des mêmes quartier ou village sont de

496 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

497 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

498 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.

499Un troisième individu est lui aussi abusé par un fait dont il ne saisit pas la portée : le père d'un petit écolier remarque que le pantalon de ce dernier est décousu, mais quand il apprend que c'est l'instituteur qui a fait cela, il ne pousse pas plus loin ses recherches. (ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup).

500 ADI&L, 2U, 661, affaire Himmelspach.

nature à altérer les jugements. Non seulement les soupçons s'avèrent impensables, mais lorsque les faits se font jour c'est l'incrédulité. Les témoignages abondent en ce sens, d'individus surpris par l'attitude de leur voisin pourtant charmant au demeurant, ou qui s'étonnent qu'un autre ait pu tromper son monde sur une si longue durée. Le père d'une petite victime fait l'amère expérience de cette découverte quand il avoue aux gendarmes la raison de ses tergiversations : il ne lui est pas venu a l'idée que « ces atrocités existassent dans le monde »501. Dans la même veine, mais pire encore, le cas de cette femme, pourtant agressée un an avant sa fille par le même individu, à qui le juge demande : « Vous connaissiez l'immoralité de *l'accusé+. Comment se fait-il que *...+ vous ayez envoyé votre fille chez ce dernier ? »502. Et la mère de famille de répondre : « Je ne pensais pas qu'il aurait le courage d'attaquer des enfants ». On voit poindre dans cette déclaration l'idée de la distinction que beaucoup font entre les crimes sexuels sur personnes majeures, et sur mineurs. Nous développerons cette réflexion dans un chapitre ultérieur.

Le manque de bon sens se fait parfois plus flagrant, le désintéressement presque criminel. Ils reflètent la difficulté d'une partie de la société, plutôt masculine, a voir en l'enfant un individu différent, et qu'il faut traiter comme tel. La petite Claudine, domestique, est victime d'attouchements répétés mais garde le silence503. Sa maîtresse remarque des taches de sperme sur ses chemises, et en avertit son mari, qui lui répond simplement qu'elle doit avoir des relations avec quelqu'un. Claudine n'a pourtant que dix ans. Plus incroyable encore, la nonchalance d'un père, si tant est qu'une nonchalance puisse être aussi révoltante. Celle-ci n'échappe pas au gendarme, qui sans doute outré a souligné la phrase dans son rapport : « J'ai été avisé *...+ que ma fille avait eu des relations avec le nommé Monclerc, mais je ne m'en suis pas trop préoccupé »504. Ladite enfant est âgée de seulement huit ans. Les femmes ne sont pas exemptes de tout reproche bien que les cas soient plus rares : une mère de famille ne réagit pas lorsque son mari lui avoue avoir embrassé leur fille sur les parties sexuelles505. Ce n'est que quelques temps après que ces paroles sont revenues a son esprit, et qu'elle a questionné sa fille a ce sujet, qui lui a

501 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.

502 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.

503 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.

504 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

505 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

révélé des faits bien plus graves. Visiblement, elle n'a pas mesuré la gravité des faits avoués par son mari, mais dans les affaires incestueuses on connaît bien la capacité des mères à demeurer aveugles. Pour expliquer tous ces faits qui heurtent la raison, il ne faut pas oublier que tous les parents n'ont pas les moyens intellectuels d'assumer de façon responsable leurs enfants. Un greffier fait une parenthèse acerbe au sujet d'un homme victime visiblement limité : « Le témoin semble à peu près idiot et nous ne pouvons obtenir de lui aucune explication catégorique »506.

Au moment de conclure, plusieurs idées se dégagent au vu de ces exemples. Si quelques individus semblent se draper dans une naïveté confondante, il faut noter qu'ils sont rares. La majorité semble plutôt ne pas prendre conscience du danger qui guette les enfants au coin des rues comme des chemins. Les affaires de moeurs n'ont pas encore une forte résonnance dans les journaux et il n'existe pas d'état de psychose quant a la sécurité de l'enfant. On n'a pas pour habitude de prêter attention aux faits et gestes de ceux-ci, qui jouissent d'une grande liberté de mouvements, qui contraste avec les longues journées de labeur des adultes - toutefois ne généralisons pas, nombreux étant les enfants à travailler ailleurs qu'à l'école.

Protection et empathie pour les enfants

Les cas de désintéressement face aux gestes ou aux paroles des jeunes filles et garçons n'est, fort heureusement, que minoritaire. Peut-on y voir une métamorphose des mentalités sous l'impulsion des évolutions de la répression pénale ? Nous n'en sommes pas là, mais on peut déjà dire que la cause de l'enfant ne laisse pas insensible, quand bien même les manifestations d'une grande empathie ne sont pas monnaie courante. La plupart des observateurs de ces affaires se contentent d'être gênés, parfois un peu froids. Quant aux médecins légistes, ils n'exposent que rarement leur compassion pour la petite victime507. Dans une affaire toutefois - il est vrai la plus abjecte de notre corpus - l'expert ne peut s'empêcher d'afficher son opinion, parlant de faits « inqualifiables »508.

506 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

507 CHAUVAUD (2000), p. 95. Toutefois, il faut rappeler que ce n'est sûrement pas ce que le juge d'instruction leur demande.

508 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

Pour ce qui est de l'assistance aux enfants victimes ou potentiellement victimes, les mesures sont en premier lieu l'éloignement, nous l'avons déjà vu, ainsi que la surveillance. La plupart du temps ces deux dispositions ont trait aux suspicions d'inceste. Dans la maison, la promiscuité engendre une surveillance collective permanente afin de prévenir les écarts509. Un dossier présente le cas de parents obligés d'envoyer leur fils en domesticité tant sa santé périclite de façon préoccupante, conséquence des attentats subis depuis des mois510. Un autre nous montre une propriétaire qui refuse de renouveler le bail de son locataire car tout le voisinage est au courant de ses activités licencieuses511. On interdit également aux enfants de se rendre a l'église, chez l'épicier ou le voisin soupçonné - quitte à employer les coups. On les défend de côtoyer tel ou tel camarade au comportement équivoque, ou bien on les presse de questions au sujet des adultes qu'ils fréquentent.

Les mesures de protection peuvent être postérieures au crime. Premièrement, cette volonté est inscrite dans le code pénal : la déchéance de la puissance paternelle est une arme a la disposition du jury, de même que l'interdiction de séjour - qui défend à un condamné de se rendre dans certains lieux à sa sortie de prison. La première mesure est née tard dans le siècle, en 1889, ce qui limite son influence dans notre corpus, puisque la loi n'est effective que pour la seconde moitié de notre durée d'étude. Elle a tout de même été prononcée dans cinq affaires, toutes d'inceste512. Il faut bien remarquer que cette peine, puisqu'elle est considérée comme telle, ne s'applique pas aux autres condamnés, qui pourraient une fois sortis de leur cellule, reproduire de pareils faits sur leur propre progéniture. De plus, cette protection ne revêt pas un caractère obligatoire, puisque deux hommes jugés pour faits incestueux ont échappé à un tel réquisitoire. Sans doute est-ce dû a l'absence de viol de la victime. L'un des deux a même échappé à l'interdiction de séjour. Cette seconde mesure, à peine plus ancienne puisque datée de 1885, apparaît de façon assez inégale, et il est difficile de trouver quelles sont les motivations du jury. Afin d'éviter des raisonnements hasardeux, nous nous contenterons

509 SOHN (1996-b), p. 385-386.

510 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

511 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier. Évidemment, il ne faut pas voir dans cette femme un modèle de défense de la cause des enfants, en premier lieu elle a sans doute considéré que cette affaire lui causerait du tort.

512 Dans l'affaire Vaudeleau et Léprivier (2U, 640), le jury a assortit, pour la mère comme pour le beau-père, la peine d'une interdiction de leurs droits pour une période de dix ans, sorte de prélude a la loi de 1889.

de simples constatations : elle est ajoutée à des condamnations assez sévères, peut être jointe à la déchéance de la puissance paternelle, et concerne à partir de 1890 un peu plus de 16% des condamnations513. Les suites de l'affaire Chaboureau représente bien ces préoccupations du personnel judiciaire : quand la femme du détenu demande une libération conditionnelle, le procureur consulte le commissaire de police pour savoir si la jeune victime demeure toujours avec sa mère à Tours, et si en étant libéré le père indigne se retrouverait à nouveau avec elle514. Entre-temps la femme est morte, et la victime a été placée chez son oncle, toujours à Tours, ce qui fait que la demande de libération est refusée.

Deuxièmement, elles peuvent être a l'initiative des institutions. Un préfet demande au procureur si le directeur d'une école congréganiste dans laquelle un instituteur a pu abuser pendant près d'un an de ses élèves n'a pas manqué a ses devoirs, en ne surveillant pas assez son personnel515. L'inspecteur du service des enfants assistés écrit au procureur pour lui notifier son intention de retirer une petite victime du village où elle est placée et de l'envoyer ailleurs, afin de l'éloigner d'un milieu qui pourrait être traumatisant516. Enfin, un procureur fait preuve de bon sens en demandant a ce qu'un inculpé pour inceste ne retourne pas dans le village où habite toujours sa famille.

La méfiance des témoins, bien que n'étant pas une qualité des plus répandues, permet de déjouer quelques manoeuvres audacieuses. Un passant qui tousse intentionnellement, un autre qui trouve suspecte l'insistance d'un homme a vouloir qu'une petite fille le suive dans sa propriété, une femme qui connaissant la réputation du voisin décide d'aller chercher la fillette ; tous ces exemples illustrent les tentatives, certes isolées, de contrôle a l'intérieur de la communauté villageoise. Le plus beau d'entre eux est a chercher a Tours, où pendant dix jours un instituteur retraité de soixante-quatorze printemps se livre à des actes obscènes sur des petites filles, boulevard Béranger, ce qui « scandalise le quartier »517. Lassé de ce triste spectacle, un chef de chantier charge deux de ses ouvriers de se cacher pour surveiller l'indécent vieillard. Pris sur le fait, il est emmené ilico au

513 On peut ajouter que dans certains verdicts, il est stipulé que le condamné est dispensé de l'interdiction de séjour.

514 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

515 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.

516 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault.

517 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

poste de police, oü l'un des deux braves messieurs résume sa glorieuse action : « Indigné de ces faits, je me suis approché de lui et l'ai traité de vieux cochon, le public criant il faut le conduire au commissaire c'est ce que j'ai fait ».

En revanche, il est de coutume de dire que l'inaction face a des faits d'une grande gravité est presque criminelle. Les raisons sont semblables à celles qui animent les témoins craignant qu'une dénonciation ne leur attire des ennuis. On n'ose pas s'impliquer, on se contente d'observations sur une attitude suspecte tout en prédisant qu'il va arriver un malheur. « Il a un drôle d'air, comme il a l'air de tripoter ces enfants-là », dit une passante à son mari, qui lui répond en haussant les épaules qu'elle est folle518. On trouve des témoins qui relatent ce genre de choses lors de l'instruction, pour s'indigner visiblement devant l'inaction, mais l'inaction de qui ? On attend patiemment qu'une bonne âme se dévoue pour faire le sale travail en allant au-devant du suspect, de la famille de la victime ou encore de la gendarmerie. Les mêmes attitudes se retrouvent a l'intérieur même de la famille, oü l'on craint ce qu'on pourrait découvrir. « J'ai bien peur qu'il en fasse autant a ma petite-fille », confie une vieille femme après avoir vu son fils copuler avec une chèvre519.

Au-delà de l'indignation, la réaction, souvent violente. Dans plus de 8% des 702 dossiers qu'elle a dépouillés, Anne-Marie Sohn a trouvé la trace de manifestations de violence verbale ou physique a l'encontre de l'agresseur520. Dans notre étude, les faits de brutalité ou les menaces, qui vont de la simple gifle aux coups de poing, sont présents dans plus d'une affaire sur vingt. Les sept cas recensés sont tous l'oeuvre d'un membre de la famille de la victime521. Un homme apprenant que sa belle-fille a été abusée par le curé de la paroisse déclare être entré dans une colère rouge et avoue avoir pensé à aller frapper le prêtre522. « La raison venant, et sachant qu'une justice sévère attendait le curé ; et que j'avais une voie ouverte en m'adressant a vous *juge de paix+ ou a la gendarmerie, j'attendais avec patience le résultat de la plainte de la jeune *Modeste, une autre victime du même homme] auquel même je devais me joindre dans le principe ».

518 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

519 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

520 SOHN (1996-a), p. 59-60.

521 Dans quatre affaires le père est en cause, une fois la mère, une autre la belle-mère, une encore l'oncle.

522 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

Malgré ce dernier exemple, peu nombreux sont ceux qui expriment leur désir de justice, qui symbolise la prise de distance de la population vis-à-vis du rôle dévolu au tribunal. Nous sommes devant une réplique, mais à une échelle macroscopique, du phénomène qui caractérise les affaires de moeurs. Ne pas s'immiscer dans les affaires d'autrui est valable également pour l'institution judiciaire. Les prérogatives de celle-ci sont vues comme une intrusion. La communauté attend avant tout des réponses en adéquation avec son contexte local, et non en rapport avec une quelconque politique de répression à l'échelle du pays tout entier. On constate tout de même que certaines personnes placent leur confiance dans les tribunaux, souhaitant que le coupable soit puni523. Le père d'une victime exprime ses regrets à ce sujet : « Aujourd'hui je ne peux plus supporter l'atrocité qu'il vient de faire a ma petite fille et il serait malheureux qu'un fait semblable reste impuni »524. « Je viens vous déclarer une chose très grave et pour laquelle je demande justice », annonce un autre aux gendarmes525. Il en est même qui considèrent la dénonciation d'un crime comme un véritable devoir, sans préciser si celui-ci est relatif à la victime ou à la société.

Finalement, il apparaît que les individus les plus enclins a suivre l'intérêt de la victime sont les forces de l'ordre - ainsi que les magistrats, mais leurs opinions n'apparaissant qu'au moment du procès, et seront étudiées plus tard. Nombreux sont donc les gendarmes ou les policiers à encourager une dénonciation, prenant parfois leurs responsabilités en faisant du zèle devant des témoins réticents à porter plainte526. D'autres déplorent l'apathie générale pour un homme « dangereux » qui « aurait dû être arrêté depuis longtemps »527. On peut les observer compatir avec une petite victime, leur vocabulaire étant souvent celui de l'empathie. Ils n'hésitent pas a rédiger leur rapport avec force émotion, prenant de manière explicite le parti de la victime présumée : « En outre depuis qu'elle a été victime d'attentats *...+ elle n'a plus aucune petite camarade pour s'amuser avec elle. Elle est toujours seule avec sa grand-mère, étant rejetée de

523 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny. Ce procès illustre les difficultés à cerner les intentions de beaucoup de familles de victimes, en particulier a l'égard des possibilités de règlement infrajudiciaire. En effet dans le présent dossier, la femme déclare souhaiter que l'accusé soit puni, en revanche sa victime de fille confie au juge que sa mère a eu l'intention de se faire verser une somme d'argent par l'accusé afin d'étouffer l'affaire.

524 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.

525 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

526 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

527 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup.

toutes ses petites camarades d'autrefois, ce qui la fait autant souffrir que le mal qu'elle endure »528. On peut même noter l'apparition, ce qui reste rare a cette époque, d'une prise en compte prépondérante de la douleur morale de la victime. On peut lancer plusieurs hypothèses à ce propos. Sans doute sont-ils plus au fait de la dépravation des moeurs d'une frange de la société, peut-être ont-ils assimilé toute l'importance de la mission qui leur est confiée. Enfin, ils apparaissent détachés du contexte communautaire qui régit les actions des différents acteurs d'une affaire.

L'infrajudiciaire

La notion de réparation est au coeur de toute affaire judiciaire. Elle a plusieurs formes, pouvant être de type répressif ou de type compensatoire. Le premier concerne les tribunaux, le second est bien plus obscur, et son étendue reste difficile à apprécier. L'infrajudiciaire consiste en un dédommagement à la victime ou plus souvent à sa famille, mais postérieur a l'attentat, lorsque la crainte d'une dénonciation se fait jour. AmbroiseRendu note qu'à partir du milieu du XIXème siècle les arrangements de ce type se font de plus en plus rares529. Toujours est-il que si on peut mesurer quantitativement leur évolution, il serait périlleux d'évaluer leur poids, car l'objectif de ces règlements a l'amiable est justement d'éviter que l'affaire n'arrive devant la justice. En conséquence de quoi c'est sans doute la majeure partie de ces compromis qui échappe aux magistrats comme aux historiens, puisque n'ayant pas débouché sur une instruction. Le conditionnel est de rigueur, et ce n'est pas le grand-père de la petite Louise qui va nous contredire, lui qui déclare : « Vous voulez vous arranger mais c'est bien rare si les gendarmes ne le savent pas »530.

En Indre-et-Loire à la fin du siècle, 16% des dossiers comprennent une tentative de ce genre, pas toujours a l'initiative de l'accusé, d'ailleurs. Ce procédé est dans les moeurs et ne choque pas la majorité des gens, les témoins allant parfois jusqu'à encourager celui-ci. Dans tous les cas il donne lieu à de nombreux commentaires de la part du voisinage, prompt à donner son avis sur la question. On échafaude même des hypothèses, à la manière de plusieurs témoins de l'affaire Catinat qui déclarent avoir vu la mère d'une des

528 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau.

529 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 90.

530 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.

victimes aller le jour des dépositions au tribunal dans la même auberge que la femme de l'accusé531.

Honneur à la victime et à sa famille, commençons par examiner les solutions qui s'offrent à elles afin de se dédommager des sévices reçus. Presque un quart des arrangements sont à leur initiative. Selon les apparences l'annonce de la triste nouvelle n'accable pas certains parents, une voisine déclarant avoir vu la mère d'une victime s'écrier : « Il va falloir qu'il crache de l'argent ! »532. Pour la famille peu éplorée, deux possibilités existent : soit on s'adresse directement a l'intéressé, soit on passe par un intermédiaire, le maire dans la majorité des cas. A dire vrai ces histoires sont souvent obscures et confuses et le rôle de la famille est rendu difficile à cerner. Par exemple une femme qui a l'honnêteté de d'admettre qu'elle a demandé 200 francs a l'agresseur de sa fille, mais qui précise, comme pour se dédouaner, que c'était non pour les accepter mais pour lui faire avouer sa faute533. Un autre couple réclame pas moins de 1000 francs pour payer l'opération de leur fille, il est vrai sérieusement abîmée puisque la malheureuse a développé une crête-de-coq534. Ils précisent tout de même dans leur déposition qu'ils ne savaient pas si c'était exagéré, ne connaissant pas le prix de l'intervention chirurgicale. Devant la justice chacun essaie d'apparaître sous le meilleur jour possible, et d'assombrir le tableau de la partie adverse, aussi on impute à l'autre l'origine de la démarche. Un témoin accuse ainsi la famille de la victime présumée d'avoir voulu profiter de la pauvreté d'esprit du suspect, il est vrai placé sous tutelle535. Les plaignants savent que s'il est démontré qu'ils ont tenté d'arranger l'affaire au préalable, cela jouera peut-être contre eux. De même, l'accusé est conscient que toute démarche en ce sens sera interprétée comme une preuve de culpabilité. Il est intéressant de relever que les jurés ne semblent pas prendre en compte ce paramètre, puisqu'un tiers des dossiers oü l'accusé a proposé de l'argent a abouti a un acquittement. En revanche, 60% des procès dans lesquels l'arrangement était a l'initiative de la famille de la victime a donné lieu à une relaxe. Mais cette peur est bien présente, comme en témoigne un prévenu qui dit regretter d'avoir brûlé les lettres que la famille de la victime lui a envoyées pour réclamer une réparation,

531 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat. La mère nie tout arrangement.

532 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.

533 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.

534 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.

535 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.

car il estime que cela aurait pu lui servir à prouver le chantage dont il se dit victime536. La seule victime qui est elle-même allée démarcher son agresseur via l'édile fait preuve d'un grand détachement vis-à-vis de ce qui lui est arrivé. Au maire qui lui demande si elle souhaite porter plainte, elle répond : « Pas plus que ça ; mais je voudrais qu'il me donne quelque chose ))537. Effectivement on entend parfois un peu tout et n'importe quoi et ces affaires prennent tellement d'ampleur qu'elles finissent par occulter peu a peu le réel objectif de l'instruction. Dans l'affaire Fillon, le père de la victime a même séquestré le coupable présumé dans une cabane de bois pendant deux heures, pour lui faire souscrire de force un titre d'une valeur de 1000 francs, avant de baisser a 500 puis 200538. Devant l'échec de l'entreprise, la mère de la jeune victime est allée porter plainte.

La plupart du temps le prévenu prend les devants, ce qui n'est pas toujours du goût des plaignants, car certains accusés sont coriaces et entêtés. En pleine instruction, la mère d'une petite victime se plaint au commissaire « de ce que la famille *de l'accusé+ vient l'assiéger constamment et la tourmenter, en lui offrant de l'argent pour arrêter l'affaire ou tout au moins pour l'adoucir ))539. Dans la grande majorité des cas il propose entre 50 et 200 francs de dédommagement, on en voit même un qui va cultiver un lopin de terre.

On comprend aisément la tentation qui anime les familles et les victimes outragées, car nombre d'entre elles appartiennent a un milieu modeste voire pauvre. La situation économique et sociale s'est pourtant améliorée sous la IIIème République, notamment les salaires qui progressent de 35 %540. Afin de mieux apprécier combien ces sommes peuvent être fort attrayantes, il faut savoir qu'un journalier de sexe masculin gagne environ deux francs et vingt-deux centimes par journée de travail hivernale, contre trois francs et onze centimes l'été541. Cela représente même presque la totalité du salaire

536 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.

537 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

538 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

539 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

540 FREDJ (2009), p. 108. La période observée va de 1873 à 1896. Entre 1881 et 1896 le produit intérieur

brut du pays progresse à une moyenne de 0,5% par an. (Dominique BARJOT, Jean-Pierre CHALINE, André ENCREVÉ, La France au XIXème siècle (1814-1914), Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 378).

Cela signifie que ce sont principalement les salaires qui ont profité de cet enrichissement au niveau

national. Toutefois, n'ayant pas connaissance de la répartition de cette hausse entre les différentes professions, nous nous abstiendrons de faire de plus amples commentaires.

541 Michel VANDERPOOTEN, Les campagnes françaises au XIXème siècle, Nantes, Éditions du temps, 2005, p. 167. Les chiffres correspondent a l'année 1882, et pour des salariés non-nourris. Pour une femme les sommes sont d'un franc et quarante-deux centimes contre un franc et quatre-vingt-sept centimes. Un

annuel d'une servante de ferme, dans le cas de compensations à hauteur de 200 francs542. Les bas salaires sont nombreux dans les familles d'enfants agressés : Anne-Marie Sohn estime à plus de 40% la proportion de filles de paysans, pour la plupart journaliers543.

Ces arrangements sont acceptés dans une proportion légèrement plus forte qu'ils ne sont refusés. Si l'on y ajoute les accords a l'initiative de la victime ou de sa famille, on s'aperçoit que l'infrajudiciaire est accepté par plus des deux tiers des futurs plaignants. Bien entendu cette proportion est bien plus grande si l'on y inclut les arrangements qui ont totalement passé le crime sous silence. Si pour la plupart ces procédés ne sont point choquants et relèvent de la vie privée, certaines personnes en sont outrées, et n'hésitent pas à le faire savoir. Un mystérieux individu se fend même d'une lettre au procureur544 :

« Le bruit court que le maire de la commune, paysan brut et presque illettré, qui en sa qualité de magistrat, aurait dû, au nom de la moralité publique, dénoncer pareil crime, aurait au contraire, arrangé tacitement l'affaire, en faisant verser une certaine somme par l'auteur de cet acte inqualifiable, à la famille de l'enfant. Ne serait-ce pas encourager le crime ? De pareils faits ne peuvent, ce me semble rester impunis. »

Évidemment, tous les témoignages de cette sorte sont à prendre avec des pincettes, au vu des luttes de clans et de voisinage qui sont le quotidien des quartiers et des villages. Alors, faut-il vraiment voir dans cette énigmatique personne un pourfendeur des injustices ? Rien n'est moins sûr...

La plupart du temps l'accusé se contente de discuter directement avec la victime et ses parents, mais on constate également des tentatives de corruption de témoins, de policier, voire même de médecin - toutefois ce dernier exemple est sujet à caution. Lorsque la rumeur accuse Alexandre Jabveneau d'avoir violé la petite Marie, six ans, le malhonnête homme décide d'aller lui-même à la gendarmerie dénoncer ces bruits545. Toutefois, on l'accuse d'avoir acheté les personnes ayant lancé la rumeur. Malencontreusement l'action judiciaire se met quand même en marche, et Jabveneau est emprisonné dans

enfant gagne quatre-vingt-quatorze centimes l'hiver contre un franc et trente-et-un centimes à la belle saison.

542 VANDERPOOTEN (2005), p. 167. Elle gagne a l'année 235 francs de gages.

543 SOHN (1996-a), p. 251.

544 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.

545 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau. Dans un autre dossier, l'accusé porte plainte pour diffamation. (ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier).

l'attente de son procès. Sa femme prend alors le relais, cherchant par tous les moyens a corrompre les témoins comme la victime. Et elle ne recule devant aucune immoralité, essayant de convaincre l'enfant de rejeter la faute sur son cousin. Elle l'amène chez une voisine, l'oblige a raconter la version falsifiée des faits devant témoin, mais une fois partie, la petite fille se rétracte immédiatement. Un accusé tente même de corrompre un agent de police en déclarant pouvoir lui donner quelques petites choses « pour [le] débarrasser de cette fripouillerie là »546.

Accepter un dédommagement ne signifie pas pour autant nier la gravité des faits qui l'y ont amené. Un père de famille qui a accepté l'argent de l'agresseur et n'a rien dit dans l'intérêt de ses filles annonce que puisque l'affaire s'est ébruitée, il va rendre lui rendre la somme et le poursuivre en justice547. Une femme accepte l'argent mais prévient l'accusé que si l'affaire venait a être découverte, elle serait obligée de dire la vérité548.

Les négociations infrajudiciaires sont révélatrices du peu de cas que les familles font parfois de la victime. Sous couvert de la volonté d'obtenir réparation pour son honneur perdu, les parents cherchent avant tout à tirer profit de la situation. Les blâmer serait pourtant trop facile : bien des familles vivent dans la misère au point de recevoir l'aide de l'assistance publique, et leur temps de réflexion n'est pas bien long quand s'offre une opportunité d'améliorer leur situation pécuniaire. Attention toutefois à ne pas voir dans tous ces infortunés ménages - au deux sens du terme - de sordides profiteurs. Un juge de paix écrit au procureur lors d'une instruction que si la situation pécuniaire des parents de la victime n'est pas bonne, il les croit incapables de pousser leur fille a faire une fausse déclaration pour gagner de l'argent549. A la décharge de ceux qui ont moins de scrupules, il ne faut pas oublier que les attentats sans dommage physique ne sont pas tous pris en considération, même par les parents de la victime, aussi il n'apparaît pas immoral d'accepter une somme d'argent pour une action qu'on pense sans grande gravité. Un homme hésite a porter plainte car il dit que sa fille n'a pas été abusée mais juste

546 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon. L'honnête homme a décliné l'offre.

547 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.

548 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.

549 ADI&L, 2U, 749, affaire Fondayau.

touchée550. Jamais on ne dénonce des faits sans importance, ou du moins qu'on considère comme tels.

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Il apparaît difficile de résumer les processus qui entourent la dénonciation, et lui donnent une résonnance judiciaire ou la font tomber dans l'oubli. Ils se nourrissent des particularités de chacun des protagonistes de l'affaire, ainsi que du contexte local. Toutefois on comprend qu'au coeur de ces hésitations se trouve la gravité du fait, car on ne dénonce pas des faits sans importance. « Lorsqu'il n'y a ni flagrant délit, ni dommage physique irréversible, ni grossesse, la dénonciation est au XIXème siècle *...+ une entreprise délicate et qui fait hésiter », explique Ambroise-Rendu551. Comme toute révélation n'est jamais sans conséquences, on y réfléchit a deux fois d'avant de sauter le pas. Il faut ajouter à cela la méfiance vis-à-vis de l'autorité judiciaire, due a une volonté plus ou moins consciente de lutter contre l'emprise de l'État sur des affaires qu'on juge personnelles552. Peur et honte se mêlent pour expliquer les absences courantes d'extériorisation. De nombreuses luttes d'influence souterraines régissent les communautés villageoise ou de quartier, et entravent la quête de la vérité de la gendarmerie ou du tribunal.

La notion de gravité est combinée au peu d'importance accordée a l'enfant, a son statut comme a sa parole. Il ressort de ces dossiers judiciaires l'image de petites victimes a qui on ne confère pas une protection digne de celle que les juristes et les politiciens tentent de promouvoir.

550 ADI&L, 2U, 643, affaire Chaptinel.

551 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 78.

552 Jean-Claude FARCY, « Témoin, société et justice », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant la justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 423-428, p. 428.

Chapitre III : La physionomie du crime

Avec ce nouveau chapitre rapprochons-nous de la scène du crime et des éléments qui en constituent l'organisation spatio-temporelle. L'agression est bien souvent le résultat d'une multitude de facteurs, y compris sociaux, qui règnent dans l'Indre-et-Loire républicaine. Bien que cette partie fasse la part belle aux composantes de nature extérieure a l'humain, il faut sans cesse les combiner avec les réalités contextuelles afin d'obtenir un tableau qui ait un sens autre que quantitatif. En premier lieu, abordons les problèmes géographiques.

Un crime urbain ou rural ?

Cette problématique est déjà très présente dans les esprits instruits de la seconde moitié du XIXème siècle. Qu'ils soient hommes politiques, légistes ou encore hygiénistes, tous se désolent de la dépravation des moeurs qu'on impute a la révolution industrielle et a l'accroissement rapide de la population urbaine. L'apport de la criminologie a partir des années 1880 va dans ce sens : deux tendances s'affrontent, une qui estime que le crime est lié a l'influence du milieu, l'autre qui parle de « criminels-nés »553. La première est celle qui nous intéresse ici. L'afflux toujours croissant de migrants dans ces zones entraîne l'émergence d'une nouvelle pauvreté, qui apparaît indissociable de la délinquance et de la criminalité554. Dès l'année 1860, le garde des Sceaux en fait l'amère constatation555 :

« Cet accroissement déplorable du nombre de crimes contre les moeurs, que nous verrons plus loin se produire également dans le nombre de délits de la même nature, est, sans nul doute, la conséquence des développements de notre industrie et de l'agglomération, qu'elle amène dans les ateliers, d'ouvriers des deux sexes et de tout âge en contact permanent. »

Sa remarque reste en adéquation avec les décennies suivantes : entre 1876 et 1880, les viols et attentats à la pudeur commis sur des enfants se produisent à 44% dans les villes, alors qu'elles n'abritent qu'à peine un tiers de la population556. En Indre-et-Loire cette proportion est bien plus nette en faveur du monde rural, puisque les attentats en ville ne

553 FREDJ (2009), p. 269.

554 Ibid., p. 169.

555Compte général, année 1860 (1862), p. IX. 556 CHESNAIS (1981), p. 160.

représentent que 38% des cas557. Mais il ne faut pas oublier que les ruraux constituent en 1881 plus des trois-quarts de la population du département. Aussi ils sont sousreprésentés dans les crimes sexuels sur enfants, assez largement même.

Pour en revenir à la remarque du garde des Sceaux, elle concerne les crimes sexuels en général, car dans notre corpus nous n'avons trouvé aucune trace d'enfant abusé dans un atelier ou une usine. Du reste dans aucun dossier on ne parle d'un petit garçon ou d'une petite fille qui travaillerait dans ce type d'établissement. De fait, l'Indre-et-Loire est encore a la fin du siècle un département empreint d'une assez forte ruralité, et échappe aux affres de l'industrialisation a grande vitesse558. La terre est divisée en étroites et nombreuses parcelles, sauf dans le Lochois, très pauvre, où règne la grande propriété559. La moitié de la superficie du département est dévolue a l'agriculture, sa principale richesse560.

557 Soyons clairs, il est difficile de savoir quelles sont à la fin du XIXème siècle les critères retenus pour différencier les deux catégories d'habitat. Le garde des Sceaux énonce en 1880 un chiffre de 2 000 habitants, mais dans les fiches de renseignements de justice, la limite apparaît bien plus floue. Par exemple la ville de Richelieu est considérée comme urbaine avec ses 2 364 habitants, alors que Saint-Cyr-sur-Loire n'en fait pas partie malgré ses 2 419 résidents. Il semble que les communes désignées dans les dossiers comme étant urbaines sont un peu plus peuplées que celles qui relèvent aujourd'hui de cette même classe - une ville compte au minimum 2 000 habitants. On peut donc porter une estimation autour de 2 500 résidents, toutefois si la commune est située dans l'agglomération tourangelle, même au-dessous de ce seuil elle est qualifiée d'urbaine.

558 Lors du recensement de 1882, l'Indre-et-Loire compte cinquante-quatre habitants au kilomètre carré, quand sur l'ensemble du territoire on en dénombre soixante-et-onze. Toutefois ses communes sont un peu plus peuplées qu'au niveau national, avec 1 167 habitants en moyenne, contre 1 044.

559 VANDERPOOTEN (2005), p. 37.

560 René COURSAULT, Les traditions populaires en Touraine : leur évolution au cours des siècles, Paris, Maisonneuve et Larose, 1976, p.48.

Pour aller dans le vif du sujet, voici la répartition des crimes a l'échelle du département561. En toute logique, l'agglomération tourangelle concentre une majeure partie des attentats. L'arrondissement qui l'englobe est naturellement le plus touché, avec 60% des cas recensés, contre près de 28% pour celui de Chinon, et seulement 12% pour le Lochois. Ces chiffres ne suivent pas tout à fait la logique de la concentration de population promue par le garde des Sceaux quelques décennies plus tôt562. En effet, si les proportions correspondent a peu près pour l'arrondissement de Tours, qui concentre 57% des

561 Expliquons brièvement la méthodologie employée : pour chaque dossier nous avons recensé la ou les communes où se sont déroulés les évènements. Bien sûr il existe des affaires dans lesquels il y a eu un seul attentat, d'autres oü il y en a eu plusieurs. Nous les avons comptabilisés à part égale, ce qui signifie que ce ne sont pas les actes qui apparaissent dans ces chiffres, mais les affaires associées.

562 Tous les chiffres concernant les populations sont issus du recensement de 1891.

habitants du département, en revanche il y a une surreprésentation du Chinonais et une sous-représentation du Lochois563.

Il est difficile d'identifier les raisons a l'origine des évolutions temporelles toutes sauf linéaires entre milieux rural et urbain. Pour la première période quinquennale de 1880 à 1884, les crimes a la campagne sont plus de deux fois plus nombreux qu'à la ville. Cette constatation est identique pour la période 1890-1894, mais sans être inversée bien entendu, elle n'est pas du tout la même pour les deux autres : les crimes ruraux représentent seulement 51% du total entre 1885 et 1889, et 57% pour la période allant de 1895 à 1899.

Pour se rapprocher de l'échelle microscopique, voyons quels sont les cantons les plus touchés. Les divers cantons de l'agglomération tourangelle dominent ce sinistre classement, devant celui de Chinon, et celui d'Amboise. Plus intéressante est la hiérarchie a l'échelle des communes564. La plus grande partie des actes criminels est accomplie dans les gros bourgs, près d'un sur trois pour être plus précis. Les grandes villes n'apparaissent qu'en quatrième position, avec plus de 18% des faits, les moins concernés étant les petits villages, avec un peu plus de 8% des agressions. Ces statistiques ne sont pas tellement significatives si on ne les compare pas aux données démographiques. En effet leur interprétation change radicalement, et l'ont voit que les petits villages sont au contraire surreprésentés dans la criminalité sexuelle, signe de la dominante rurale de celle-ci en Touraine565.

En revanche, cette hiérarchie est bouleversée lorsque l'on regarde le nombre de victimes
par affaire. Sur l'ensemble du département, la moyenne s'établit a près de deux par
jugement. Les zones urbaines sont bien au-dessus de celle-ci, et les trois préfectures

563 L'arrondissement de Chinon comprend 24% des habitants du département, contre près de 19% pour celui de Loches. Pour mieux apprécier l'importance des différences, nous avons utilisés des ratios, qui sont les suivants : 1,05 pour l'arrondissement de Tours, 1,17 pour celui de Chinon, contre 0,63 pour celui de Loches.

564 Pour établir le classement suivant, nous avons utilisé les classes suivantes : petit village (moins de 500 habitants), village moyen (entre 500 et 1 000), gros bourg (entre 1 000 et 2 000), petite ville (entre 2 000 et 5 000), et enfin grande ville (plus de 5 000).

565 Prenons pour exemple ces mêmes petits villages : 8,3% des agressions, mais seulement 2,6% de la population totale des communes touchées par des viols ou attentats a la pudeur. A l'inverse, les grandes villes qui représentent 18,6% des crimes sexuels, regroupent tout de même 38,5% du total des habitants.

frôlent même le chiffre de deux victimes et demi par affaire566. Ces différences notables posent inévitablement la question de la dénonciation, ou plus exactement de la célérité de celle-ci.

En 1836, le chroniqueur de la Gazette des tribunaux s'étonne qu'à la ville les auteurs d'attentats a la pudeur sur mineurs soient si vite arrêtés, quand ceux de la campagne ont plusieurs années devant eux avant que cela ne s'ébruite567. En Touraine, la situation est inverse, puisque les dénonciations aux autorités se font en moyenne autour de dix-sept jours à peine en zone rurale, contre vingt jours en milieu urbain568. De la même manière, plus de trois quarts des dénonciations rapides, c'est-à-dire le jour de l'attentat ou le lendemain, se font à la campagne. Afin de pondérer cette remarque il faut préciser que les sept dossiers de viol ou tentative qui sont jugés comme tels ont tous eu pour théâtre le milieu rural. Et dans les affaires de ce type, la dénonciation est bien plus rapide, dans presque tous les cas elle se fait immédiatement. En conséquence de quoi, sous réserve d'une évolution dans le temps puisque la période étudiée est plus d'un demi-siècle postérieure a l'affirmation citée précédemment, on peut avancer l'hypothèse que la Touraine est l'exception qui confirme la règle. Toutefois il faut apporter un bémol à cette constatation, car à Tours les dénonciations sont bien plus rapides que dans les autres communes urbaines du département : elles se font en moyenne entre douze et treize jours.

Pour ce qui est des chiffres a l'échelle des communes, évidemment Tours est la ville la plus touchée par le phénomène. Mais son exemple contredit toutefois l'affirmation du garde des Sceaux : elle regroupe 13% des agressions quant elle rassemble 18% des habitants du département. Pour la défense de l'homme d'État, il faut savoir que la ville ne s'est pas convertie comme tant d'autres a l'industrialisation a grande échelle. De plus, les affaires qui ont Tours pour théâtre se situent dans en majorité sur les grandes artères comme le boulevard Béranger, les quais de Loire ou encore la place du Palais, c'est-à-dire loin des bouges ouvriers, s'il en est. On aurait pu croire que la violence se serait déplacée vers les faubourgs de la cité, mais il n'en est rien. Bien au contraire, des communes

566 Contre 1,62 pour les communes de moins de 500 habitants.

567 ARON, KEMPF (1978), p. 105.

568 Ces estimations ont été faites uniquement lorsque la date de la première agression et celle de la

dénonciation à une quelconque autorité - gendarmerie, maire etc. - ont pu être à peu près identifiées.

comme Saint-Symphorien, La Riche ou Saint-Pierre-des-Corps ont, au regard de la population qui est la leur, un faible taux de criminalité sexuelle envers les enfants. Ceci est encore plus véridique dans le sud-est du département, à Loches. La ville, pourtant la troisième de Touraine en termes de population, compte seulement un cas d'attentat a la pudeur.

A contrario, il est des villes ou la situation est inversée. Les exemples les plus frappants sont Chinon et Luynes : alors que la sous-préfecture compte dix fois moins d'habitants que Tours, elle ne compte qu'un peu plus de trois fois moins de crimes. Quant à la commune ligérienne, ses statistiques restent inexplicables : cinq affaires, soit quatre fois moins que Tours, pour à peine 2 000 âmes, soit plus de trente fois moins que la préfecture. Il faut savoir accepter que certaines choses n'aient pas nécessairement une explication...

Enfin, dernier niveau d'appréciation : les lieux du crime. Bien entendu, il faut garder à l'esprit qu'ils sont fortement dictés par l'espace, rural ou urbain, dans lequel l'attentat est perpétré569. Première constatation, en phase avec le caractère naturellement empreint d'insouciance des enfants, la propriété de l'agresseur représente un tiers des scènes de crime. Elle est de loin l'endroit préféré de ces derniers, puisque les suivants tournent a plus ou moins un crime sur dix : école, rue, route ou encore chemin570, puis champ, enfin propriété commune a l'agresseur et a la victime - dans les cas d'inceste, donc. Moins courants, le lieu de travail de l'accusé qui compte 8% des agressions, puis la propriété des parents de la victime, à 6,5%. Enfin, près de 4% des crimes ont pour théâtre bucolique un bois, près de 3% la propriété d'une tierce personne, et plus de 2% une église571.

Première constatation, la majorité des attentats ont lieu dans un endroit clos, a l'abri des regards indiscrets. Pourtant, force est de constater que cela n'empêche pas les flagrants délits, au contraire, cela semble même attirer l'attention. Nous l'avons dit, nombreux sont les voisins ou les membres de la famille qui viennent voir ou entendre ce qui se

569 De la même manière que précédemment, il est possible d'avoir plusieurs lieux de crime pour une même victime, et nous n'avons pas pris en compte la répétition de ceux-ci. Que la victime ait été agressée dix fois chez elle et une fois dans la rue, les deux lieux sont comptabilisés à part égale.

570 Dans la quasi-totalité des cas, l'agression se termine dans un fossé.

571La représentativité de ce classement souffre pourtant d'un aspect dû a la particularité de l'école, qui concentre un plus grand nombre de victimes pour une même affaire. En effet, on dénombre près de six enfants par dossier. Le même problème se retrouve pour les églises, avec trois victimes et demi par dossier.

passe. L'extérieur est finalement beaucoup moins imprudent pour les agresseurs sexuels, puisqu'ils peuvent y rencontrer la jeunesse dans un cadre a priori insoupçonnable. Il y a bien des hommes qui rôdent dans les chemins comme les chiens dans la lande, mais la plupart du temps les enfants représentent un bon auxiliaire de travail, si bien qu'on n'hésite pas a leur demander une petite aide. L'image d'un homme aux côtés d'un enfant seul dans un champ ou sur un chemin est commune et n'incite pas a la suspicion comme lorsqu'ils sont dans un lieu fermé. Il n'est donc pas étonnant que cela se traduise par une plus grande répétition des crimes dans les campagnes. Le laps de temps nécessaire à la dénonciation y est donc plus rapide, mais durant celui-ci l'agresseur a eu le temps de commettre bien plus d'outrages qu'à la ville.

En somme, la complexité du sujet qui apparaît au vu des statistiques incite à la prudence quant aux conclusions à en tirer, à la différence de ce que fait le garde des Sceaux en 1836. Vigarello expose un point de vue qui, sans renier celui du ministre, accorde une plus grande valeur aux mécanismes postérieurs a l'agression qu'à ceux qui pourraient en être a l'origine. Ainsi, il explique la très forte augmentation de ces procédures dans les grandes villes non par une dépravation de celle-ci, mais par une évolution des mentalités. L'amélioration du statut de l'enfant et de son image seraient a l'origine d'une plus grande propension à dénoncer les crimes qui les touchent572.

Il ne faut pas non plus oublier de mentionner certaines distinctions ayant trait aux mentalités et aux moeurs. Par exemple, la prostitution est bien moins répandue en milieu rural573. Elle n'y joue pas son rôle d' « égout séminal ~, comme l'appelle élégamment un docteur de la fin du XIXème siècle574. En Indre-et-Loire elle semble, du moins à travers les dossiers de procédure, être l'apanage presque exclusif de Tours. Cette observation est corroborée par Alain Corbin qui note qu'elle se développe, a partir des années 1860, grâce a la croissance démographique et a l'enrichissement de la bourgeoisie575. Toutefois on découvre des hommes prêts à faire plusieurs dizaines de kilomètres depuis leur village pour aller fréquenter les prostituées tourangelles, signe que la clientèle n'est pas

572 VIGARELLO (1998), p. 179.

573 FARCY (2004), p. 103.

574 Robert MUCHEMBLED, L'orgasme et l'Occident : une histoire du plaisir du XVIème siècle à nos fours, Paris, Seuil, 2005, p. 236.

575 CORBIN (1978), p. 285.

forcément exclusivement urbaine. Pierre Allain habite Amboise, une cité de près de 4 500 habitants, et n'hésite pas a parcourir les trente kilomètres qui le séparent de la préfecture tourangelle pour assouvir ses envies576. Il peut également y avoir un facteur d'attitude qui influe localement. D'après René Coursault, les habitants du nord du département, qui jouxtent le Maine, le Perche et le Vendômois, sont d'humeur procédurière577. A l'échelle des quelques affaires criminelles de ces cantons que nous avons traités, cette remarque ne trouve pas forcément un écho, mais elle illustre bien combien il faut se méfier de conclusions basées uniquement sur les statistiques.

A défaut d'enseignements indiscutables, il faut bien émettre des hypothèses. La première, nous l'avons évoquée au début de cette partie, concerne l'activité de la préfecture tourangelle, tournée principalement vers l'imprimerie et l'artisanat, via le compagnonnage. La cité n'est pas orientée comme beaucoup d'autre vers l'industrie a grande échelle, ce qui la préserve de la paupérisation galopante de sa population, symptôme de la montée de la criminalité selon les contemporains de l'époque. Plus difficile en revanche d'expliquer les inégalités entre le Chinonais et le Lochois. Ici aussi les suppositions se tournent vers l'économie : le sud-est de la Touraine est pauvre, et empreint d'une forte tradition paysanne. On peut envisager la possibilité d'une moindre propension à la dénonciation, accompagnée d'un plus grand nombre de règlements infrajudiciaires. Changeons à présent de dimension pour nous attacher à la temporalité des attentats.

Saisons, jours, heures : au mauvais endroit, au mauvais moment

Il est de coutume d'employer cette expression pour illustrer la malchance, cependant les dossiers de crimes sexuels montrent bien combien de nombreuses scènes de crime sont tout sauf le fruit du hasard. De toutes manières, la vie quotidienne de la fin du XIXème siècle laisse peu de place a l'incertitude, les existences de chacun sont rôdées, et si on ne peut pas aller jusqu'à parler de destin, on peut en souligner l'aspect cloisonné -

576 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

577 COURSAULT (1976), p. 55.

certes de moins en moins578. Toutefois cette vérité si elle en est une, s'applique principalement, si ce n'est exclusivement, au domaine rural.

Mais stoppons ces digressions et recentrons-nous sur le sujet. Tout d'abord, reprenons une proportion exposée précédemment, celle des attentats commis en milieu rural, et en zone urbaine. On estime que près de trois crimes sur cinq sont commis à la campagne, contre deux sur cinq dans une commune urbaine. Cette répartition est importante car le rythme de vie n'est bien sûr pas le même dans les deux catégories énoncées, les saisons n'ont pas la même signification, de même que les jours et les heures.

Sans surprise, la majorité des attentats ont lieu pendant les saisons chaudes, à savoir le printemps et l'été. La première concentre 36% des crimes de cette espèce, contre 26% a la seconde. Les saisons froides sont en retrait, avec 21% pour l'hiver et près de 14% pour l'automne. Le mois le plus dangereux, si l'on ose dire, est celui de juin, avec près de 17% des affaires annuelles. Le moins périlleux est celui de novembre, avec à peine 4% des cas.

Quels sont les jours les plus propices à une attaque ? Les différences au cours de la semaine sont très fortes, puisque le dimanche apparaît comme le jour où le plus d'attentats sont commis, avec plus d'un tiers du total579. Bien sûr, c'est un jour chômé pour les enfants, tout comme le jeudi580. Une petite fille le souligne : « Il m'invitait d'aller le trouver le jeudi parce que les autres jours je vais en classe »581. Toutefois, si on compare ces deux jours non travaillés, on remarque un curieux déséquilibre : le jeudi représente seulement 13% des cas. Comment expliquer ce décalage ? En fait, tout dépend d'un paramètre, celui de l'activité de l'enfant au moment oü il est agressé. La majorité de ceux-ci ne travaillent pas au moment de leur agression. On peut alors se risquer à une hypothèse : les enfants sont plus de sortie le dimanche, par exemple pour

578 Deux exemples : Le choix du conjoint se fait dans le domaine d'appartenance sociale, et souvent parmi les gens du coin. De même, les mariages consanguins représentent au XIXème siècle, dans le Loir-et-Cher certes, plus de 3,5% des cas - 5 à 6% parfois selon les années. (FARCY (2004), p. 68-70).

579 Il n'apparaît pas significatif de mentionner les pourcentages pour les autres jours de la semaine. En effet la majorité des témoins n'en parlent pas, ou quand elle le fait elle y ajoute une date qui ne correspond pas sans le calendrier, aussi nous ne les avons pas comptabilisés. Ainsi, l'échantillon se trouve réduit, et le vendredi n'a aucun cas associé.

580 Depuis une loi de 1880, ce n'est plus vrai pour les travailleurs, enfants y compris. On peut parler de jour chômé « facultatif », car nombreux sont ceux qui malgré tout continuent de ne pas travailler le dimanche. Pour parler dans une optique purement scolaire, et qui concerne donc ici tous les enfants, cela reste un jour de repos.

581 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

aller à la messe. Mais la foule a parfois ses inconvénients, comme pour l'agresseur de deux petites citadines, a l'une desquelles il a dit : « Je tâcherai de te revoir dans la semaine, car ce serait plus commode qu'aujourd'hui dimanche a cause du monde »582.

De la même manière, il existe des variations au cours de la journée, puisque c'est dans l'après-midi que l'on commet le plus de crimes de cette espèce, par heure583. Ensuite arrive le midi, la soirée et le matin, la nuit ne représentant qu'une infime partie des cas, sauf dans les affaires d'inceste584. Pour être plus précis, les deux périodes les plus sensibles sont entre 10h et 11h, avec pas moins de 29% des cas recensés, juste devant 17h-18h à hauteur de 26% du total. Pour la seconde l'explication est simple : les enfants quittent l'école a 16h, mais certains restent en étude, qui dure jusqu'à 18h585.D'autres ont beaucoup de chemin à parcourir pour rentrer chez eux, comme cette enfant de sept ans qui doit marcher six kilomètres pour rejoindre la ferme de ses parents, et qui se fait violer aux alentours de 17h30586. Un autre paramètre entre en jeu, celui des courses. Nous aurons l'occasion d'en reparler, les enfants ont pour habitude d'aller faire de petites commissions pour leurs parents ou leurs voisins, le plus souvent en rentrant de l'école. Soit ils se font attaquer sur le chemin, soit chez le commerçant, soit chez celui qui leur a confié la petite mission. Plus difficile est d'expliquer le premier horaire, puisque les enfants ne sortent de l'école pour aller manger qu'à 11h. Il semblerait, en recoupant les données, que la cause soit a chercher dans l'absentéisme scolaire. En effet, pour tous les cas où nous avons pu effectuer ces recoupements, les agressions ont eu lieu des jours où les enfants étaient censés être en classe.

Aux raisons que nous venons d'évoquer, il en existe d'autres, rassemblées en deux catégories. La première suit la logique naturelle : les enfants sortent moins l'hiver, et surtout les journées sont plus courtes, rendant les possibilités moins nombreuses. L'activité se fait plus rare dans les champs et les prés, ce qui rend moins fréquents les contacts entre les hommes au travail et les enfants. On pourrait également évoquer une

582 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

583 Pour effectuer notre classification, nous avons pris les périodes suivantes : matin (6h-11h), midi (11h-14h), après-midi (14h-19h), soirée (19h-22h), enfin la nuit (22h-6h). Afin d'éviter que les plus longues amplitudes de certaines ne faussent les résultats, nous avons divisé leur total par le nombre d'heures qu'elles comprennent.

584 Deux des trois cas nocturnes que nous avons rencontrés ont été le fait d'incestes.

585 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain.

586 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson.

origine plus scientifique : l'influence des beaux jours sur la libido - bien que cette thèse soit toujours en discussion aujourd'hui. Plus difficile a évaluer, l'influence des variations vestimentaires. Les petites filles font presque toujours la même description de leur tenue vestimentaire : chemise, robe et incontournables jupons pour la belle saison, et pour l'hiver, le pantalon, qui peut être ouvert ou fermé, remplace la robe. Mais comme jamais aucun accusé n'évoque cette raison, il est impossible de dire si l'habillement plus léger de la belle saison a pu influencer visuellement les pulsions sexuelles masculines.

Deuxième raison, le calendrier scolaire, ou pour être plus près de la réalité, de travail. Les enfants vont en théorie a l'école du 1er octobre au 14 juillet587. En théorie car dans les faits ce programme n'est pas vraiment respecté, surtout a la campagne. Les lois sur le travail des enfants de 1841, 1851 et 1893 n'ont pas l'effet escompté, car parents et employeurs y trouvent leur compte588. La majorité des enfants vont irrégulièrement à l'école, souvent les quelques mois d'hiver, et l'abandonnent autour de sept ou huit ans pour devenir berger ou petit domestique à tout faire dans les fermes voisines589. Dans les familles les plus pauvres, les jeunes filles participent aux migrations saisonnières, partant pour six mois dans une ferme590. Dans les foyers mieux lotis de la moyenne paysannerie, les jeunes filles s'occupent l'été de cueillir des fleurs et des fruits591.

Sans aller jusqu'à ces extrémités, beaucoup d'enfants sont chargés de tâches diverses le matin, le midi et après 16h, le jeudi après-midi ainsi que pendant les vacances d'été592. On l'aura compris, en dehors des heures d'école les enfants n'ont pas toujours le temps de flâner. Leurs différentes activités les amènent à croiser des adultes, la plupart du temps lorsqu'ils travaillent aux champs ou font des commissions. Ces dernières occupations sont centrales dans les affaires de moeurs concernant les enfants, et de là naissent certaines des distinctions entre crimes urbain et rural.

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587 VANDERPOOTEN (2005), p. 218.

588 CHARLE (1991), p. 289.

589 FARCY (2004), p. 13.

590Ibid., p. 24.
591Ibid., p. 21.
592Ibid., p. 25.

Nous avons pu percevoir les nombreuses subtilités locales qui influent sur le jugement a l'échelle du département. Cette complexité naît de l'importante disproportion démographique entre l'agglomération tourangelle et le reste de la Touraine. Le manque d'unité a cette échelle est toutefois compensé par une certaine homogénéité au niveau des mentalités, le département restant dans l'ensemble très inscrit dans la culture rurale de la paysannerie et de l'artisanat. Cette constatation se ressent dans les chiffres qui illustrent la répartition de la criminalité sexuelle vis-à-vis des enfants. Contrairement à l'ensemble du territoire français, c'est la Touraine rurale qui est majoritairement touchée par le phénomène.

Conclusion

Si la plupart des historiens font état d'une évolution des mentalités au sein de la population pour expliquer l'explosion du nombre de crimes sexuels touchant des enfants, force est de constater que l'étendue limitée de la période que nous venons d'étudier ne permet pas d'en faire de même. A défaut de pouvoir évaluer les évolutions potentielles en Indre-et-Loire, nous pouvons dresser un portrait des comportements qui découlent de ces agressions. On perçoit leur prépondérance à travers la multitude de témoignages que nous offrent les dossiers de procédure, où se mêlent courage, peur et couardise.

Ces attitudes invitent a s'interroger sur la place dévolue a l'enfant dans la société tourangelle de la fin du XIXème siècle. Par le prisme de ces affaires de moeurs, nous découvrons des enfants pas toujours surveillés, à la ville comme à la campagne, et qui partagent parfois les activités des adultes. Les services qu'on leur demande rendent compte d'une implication dans la vie quotidienne de la communauté. Sans aller jusqu'à en faire des êtres comme les autres, celle-ci ne leur accorde pas le statut qui, en leur reconnaissant une place à part dans la société adulte, les protègerait comme tels. On voit donc des enfants circulant au milieu de dangers dont on pourrait sinon les prévenir, du moins les en éloigner.

Les dossiers de procédure nous offrent bien souvent l'image d'un entourage dépassé par une situation que personne n'a voulu envisager. Car assurément on ne peut pas dire que ces personnes tombent chaque fois des nues. Nous n'avons pas encore étudié les antécédents de chaque accusé comme nous le ferons par la suite, mais déjà on peut

constater l'importance de la rumeur, a même d'occasionner des mises en garde vis-à-vis de tel ou tel individu. Un peu a la manière de ce qu'on appelle de nos jours la « loi du silence », les membres de la communauté ne se caractérisent pas par leur capacité à se tourner vers les forces de l'ordre ou la justice. Mais ici les causes sont autres : on n'a pas peur, a part dans quelques cas exceptionnels, de l'homme au coeur des soupçons. On craint plutôt pour la cohésion du groupe, dans lequel règnent honneur et réputation. Réputation de la victime d'abord, mais également de soi-même, ce qui incite à régler les problèmes en famille, soit par l'infrajudiciaire, soit par des remontrances, quelquefois par l'intermédiaire du maire.

Il serait regrettable de n'y voir que l'apanage d'une société rurale arriérée qui persiste a considérer les viols et autres attentats a la pudeur comme n'appartenant pas a la caste des crimes qui méritent de sévères punitions. Mais il faut reconnaître que nombreux sont les cas oü la jeune victime n'est pas considérée comme l'élément central de l'affaire. Les incompréhensions entre deux mondes qui se côtoient se font jour à la suite de ces crimes, et illustrent le peu de compassion qu'on accorde aux malheureux enfants. Toutefois, même si elles sont minoritaires, les réactions d'empathie existent au milieu de tant d'indifférence, et leur provenance est parfois surprenante. Le beau-père de Sidonie, victime des attouchements du curé du village, lui reproche de ne rien avoir dit, et alors que la jeune fille de douze ans se met à pleurer, il la rassure en disant être son protecteur, son défenseur593. Il rajoute qu'elle est plus a plaindre qu'à gronder, puis fond également en larmes, comme en témoigne sa belle-fille : « Mon beau-père fort impressionné sans doute, de ce que je lui avais dit, pleura beaucoup en présence de ma mère, car, quoi qu'il soit mon beau-père seulement, il m'aime je crois beaucoup et me regarde comme sa fille ».

L'amour pour l'enfant n'est sûrement pas le privilège des seuls parents. Il est des hommes qui entendent bien s'arroger ce droit, de gré ou de force, voyons a présent qui ils sont.

593 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

TROISIÈME PARTIE : LES PROTAGONISTES ET L'ATTENTAT

Chapitre I : L'agresseur

« *...+ Tu n'ignores point le rôle de l'homme qui n'est au fond qu'un mâle comme tous les autres mâles de la nature. »594

Les crimes, qu'ils soient de sang ou contre les moeurs, ont toujours plus focalisé l'attention sur l'agresseur que sur sa malheureuse victime. Il est vrai et nous venons de le constater, cette dernière n'a que des désavantages a se mettre en avant dans ce genre d'affaire. Qui plus est, celle-ci n'ayant la plupart du temps rien fait qui ait pu encourager la violence dont elle a été victime, elle n'a aucun intérêt du point de vue de la psychologie.

L'agresseur, lui, fascine. Les apparentes différences avec le commun des mortels lui confèrent une sorte d'aura de la part du public, qui en fait un être particulier. Nombreux sont pourtant les dossiers à mettre en valeur la rapidité de la procédure, tant le crime comme l'accusé s'illustrent par leur banalité595. A dire vrai, beaucoup d'affaires sont inintéressantes, pour les contemporains presque comme pour les historiens, car aucun fait ni personnage ne ressort. Mais elles permettent de dresser une sorte de portrait de l'agresseur, que viennent agrémenter par leur diversité les dossiers plus complexes. Débutons notre tableau par les origines du mal.

De nos jours, l'image de l'agresseur sexuel est comme bien d'autres le fruit de stéréotypes : le prédateur sexuel s'est imposé comme l'archétype de l'agresseur de femmes, tandis que celui d'enfants s'apparente a un pédophile. La réalité, qui plus est celle de l'époque, est bien différente. Toutefois il est vrai que pour deux crimes différents,

594 Raymonde MACHARD, Les Deux baisers, Paris, Flammarion, 1930, p. 60. Cité dans ADLER (1990).

595 Bien que les exemples soient assez rares, il est des dossiers qui contiennent très peu d'interrogatoires, le plus petit n'en rassemblant que six.

il y a deux agresseurs différents. En 1884 dans son enquête sur la criminalité, Bournet livre déjà une analyse semblable : le violeur de femmes n'a pas le même profil que celui d'enfants. Il décrit les agresseurs de fillettes comme « presque toujours des célibataires, des paysans, des ignorants ». Quant aux violeurs de personnes majeures, ce sont le plus souvent des alcooliques596. Nombre de comportements sont donc transformés en symptômes597.

L'anthropologie criminelle, sous l'égide du légiste italien Cesare Lombroso, est née à la fin du XIXème siècle sous l'influence de l'évolutionnisme. Elle a pour objectif de décrire l'homme violent par le biais de signes distinctifs et spécifiques. Ceux-ci sont catégorisés entre les indices physiques - allant de la taille et du poids aux lobes d'oreilles et autres plissures des mains - et les caractéristiques sociales - passion pour le jeu, par exemple598. Toutefois dès les années 1890 l'existence de critères physiques identifiables est remise en cause car jugée peu crédible. Au contraire, on s'attache désormais a la description des attitudes, de l'intelligence et des sentiments599.

Tous ces portraits restent très réducteurs, et surtout n'évoquent que la majorité des prévenus. Or ils ont tous plus ou moins des particularités qui font la complexité de leur étude. Parfois, ils sont un mélange de plusieurs de ces portraits, les frontières entre ceuxci ne sont donc pas clairement définies. Alors, un peu à la manière de ce qui se met en place dans la dernière décennie du siècle, nous allons nous appuyer sur des critères plus comportementaux et « humains » serait-on tentés de dire, plutôt que sur des éléments d'ordre scientifique ou sociaux. Il nous faut pourtant ajouter à ces descriptions une caution plus rationnelle, à travers les statistiques. Mais les nuances entre les types d'agresseur sont si difficiles a établir que ces classements chiffrés comportent immanquablement un degré de subjectivité.

Généralement, deux visions de l'agresseur sexuel s'opposent : une le voit comme un
malheureux qui cède a une pulsion passagère, l'autre, y compris ce qu'on commence a
appeler un pédophile, qui recherche tout particulièrement un enfant pour assouvir sa

596 CHESNAIS (1981), p. 166.

597 VIGARELLO (1998), p. 210.

598 Ibid., p. 208.

599 VIGARELLO (1998), p. 210.

passion perverse600. Il est très difficile de départager les uns et les autres et d'établir des proportions, et si l'on devait se risquer à le faire, les deux catégories seraient à peu près égales601. Avec humilité, signalons qu'Anne-Marie Sohn semble donner un rapport différent, même si elle se garde de donner des chiffres précis : elle indique que souvent les hommes qui agressent sexuellement un enfant l'ont choisi par défaut602. Nos portraits ne sont pourtant pas enfermés dans un cadre strict. Chaque individu se compose d'éléments souvent assez variés pour les faire figurer dans les différentes catégories que nous allons énumérer. Pour plus de clarté, nous avons donné deux qualificatifs, de manière grossière certes, à ces deux classes : les impulsifs d'une part, les passionnés de l'autre.

L'impulsif

En premier lieu, l'homme victime de ses passions. C'est celui qui a, selon la population, le plus d'excuses, s'il en est. Nous l'avons dit, il est admis à partir de la fin des années 1880 que les pulsions peuvent affecter de manière irrépressible n'importe qui, n'importe quand, même les personnes les plus respectables603. Les hommes cédant à leurs pulsions sont donc des criminels d'un jour, pourrait-on dire. Leurs actes ne s'inscrivent pas dans la durée, aussi ils ont peu d'antécédents du point de vue des moeurs - vis-à-vis des enfants, tout du moins. « Si l'acte est pervers, tous ceux qui commettent des actes de ce type ne sont pas pervers », indique le célèbre psychiatre Roland Coutanceau604. Les pulsions sont en chacun, même si tout le monde n'est pas logé a la même enseigne, puisque certains y sont plus fréquemment sujets605.

600 De nos jours, cette distinction n'a pas changé, il y a toujours deux types d'abuseurs : les impulsifs qui ne peuvent refreiner une pulsion sexuelle ou un désir, et les pervers narcissiques. (Victor SIMON, Abus sexuel sur mineur, Paris, Armand Colin, 2004, p. 81-82).

601 Précisons qu'outre la subjectivité des critères employés pour définir les deux catégories, nous avons classé les accusés selon l'élément qui domine chez eux. Beaucoup sont au croisement des deux groupes, il a fallu, le moins arbitrairement possible, les intégrer dans l'un ou l'autre.

602 SOHN (1996-a), p. 59.

603 VIGARELLO (1998), p. 212.

604 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 286.

605 Les psychiatres en donnent la définition suivante : « Il s'agit d'une poussée, interne, c'est-à-dire interne à l'appareil psychique, dont on ne connaît que la manifestation. Elle agit sur le mode d'une force constante - devant laquelle rien ne sert de fuir : on ne se dérobe pas devant quelque chose qui vous attend « chez

vous » - dont le but consiste à se satisfaire. » (Raphaël HERR, « Petite lecture des "Trois essais sur la théorie sexuelle" », Le Portique [En ligne], 10 | 200, mis en ligne le 06 juin 2005. URL : http://leportique.revues.org/index160.html, § 13.)

Dans quelles circonstances rencontrent-ils leurs proies ? Premièrement, ce terme n'est pas exagéré pour une partie des accusés : le qualificatif de prédateur sexuel, emprunté plutôt au registre du viol sur adulte, peut s'appliquer ici et montre les limites d'une catégorisation trop simpliste. Certains épient leur future victime, d'autres attendent patiemment qu'elle arrive a leur hauteur sur le chemin, c'est la préméditation, parfois relevée par les magistrats comme une circonstance aggravante - mais pas au sens pénal du terme. En un sens, ces individus sont un peu à la marge de la catégorie des impulsifs, puisqu'ils cherchent le crime et ne subissent pas leurs instincts. Néanmoins ils semblent bien plus en quête d'un moyen de satisfaire leurs désirs qu'à la recherche d'une jeune fille exclusivement, ce qui les exclue de la seconde catégorie. Cependant, la plupart du temps ces rencontres sont fortuites, et les agresseurs peuvent être qualifiés d'opportunistes. Au hasard des chemins au retour du travail, à la faveur de parents qui confient la garde de leur enfant, ou d'un état d'ébriété, toutes ces situations relèvent de la coïncidence. L'homme ne recherche pas particulièrement un enfant, ni même un partenaire sexuel adulte, c'est la vue de cet être animé qui enclenche la pulsion.

Les approches verbales des impulsifs dénotent d'une maladresse vis-à-vis des enfants. Beaucoup emploient des mots crus, la formule « veux-tu que je te baise ? » étant la plus répandue. Mais ce signe apparent de recherche de consentement masque mal la pression induite par la question606. « On m'a dit que tu étais en feu », dit un autre personnage indélicat a une jeune fille d'une douzaine d'années607. Les agresseurs se comportent là comme s'ils avaient une femme adulte en face d'eux. Peu leur importe l'âge de leur interlocuteur, ce qu'ils veulent, ce sont des plaisirs charnels immédiats. Un journalier d'une trentaine d'années est ainsi accusé d'avoir tenté de violer une vieille femme de quatre-vingt-quatre ans608. « Il faut que tu y passes », annonce sans ambages un jeune cultivateur609. La victime n'est qu'un exutoire et a cet égard ils ne lui portent aucune considération préalable : ce qu'ils veulent, ils sont prêts a l'obtenir a n'importe quel prix, ou presque. Seule une de ces brutes est repoussée par l'âge de sa victime potentielle : ce domestique de dix-neuf ans descend du lit une fillette, après l'avoir « examinée »610.

606 MARTIN (1996), p. 652.

607 ADI&L, 2U, 691, affaire Guion.

608 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.

609 ADI&L, 2U, 674, affaire Maratrat.

610 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.

Motif : elle est trop petite - effectivement, elle n'a que trois ans. La brusquerie employée par le reste du contingent a pour conséquence d'éveiller l'enfant aux dangers qu'il encoure, et de provoquer une réaction de sa part, telles que la fuite ou la défense.

Ce sont ces raisons qui, entre autres, poussent l'agresseur a se montrer impétueux : cette catégorie représente près des deux tiers des crimes jugés comme violents611. Ce premier chiffre illustre les différences d'approches entre les criminels sexuels classiques et ceux qui ont pour cible privilégiée voire exclusive des enfants. La violence des attaques montre combien ces adultes oublient dans leur irrépressible pulsion la condition particulière des enfants. Celle-ci, qui en fait des êtres inférieurs du point de vue psychique, devrait suffire a accomplir ces tristes desseins sans l'aide de la violence physique. Les légistes avaient pris en compte cette caractéristique lors de la rédaction du code pénal de 1832.

D'autres raisons entrent en ligne de compte : outre l'état d'ivresse, d'autres caractères sont a chercher dans les caractéristiques intellectuelles de l'accusé, ou dans son histoire personnelle. Premièrement donc, petit focus sur l'alcoolisme. Celui-ci préoccupe entre autres l'institution judiciaire, qui y voit un facteur prépondérant dans l'augmentation du nombre de crimes sexuels sur enfants. Il est vrai qu'il suit cette même courbe ascendante, dommage collatéral de l'industrialisation qui voit s'imposer un nouveau modèle alimentaire, principalement urbain, qui valorise les boissons alcoolisées612. Les autorités juridiques ont tendance, à la fin du siècle, à associer la violence au crime sur adulte, et l'alcoolisme a l'attentat sur enfant613. Pourtant cette hypothèse n'a pas toujours eu cours : en 1858, le garde des Sceaux attribue la hausse du nombre de crimes contre les personnes a l'abondance de la récolte en vin614. S'il en fait un facteur déclencheur des meurtres et autres rixes, il réfute toute implication dans les crimes sexuels sur enfants, qu'il attribue simplement a la progression affligeante de la dépravation des moeurs. Quelques décennies plus tard, le constat s'est inversé : « Si l'on confronte les deux cartes

611 Plus d'un tiers des accusés de cette catégorie ont commis un crime avec violence.

612 BARJOT, CHALINE, ENCREVÉ, (1995), p. 348. En 1881 on compte 367 825 débits de boisson, pour plus de 482 000 trente ans plus tard. (p. 182).

613 VIGARELLO (1998), p. 197.

614Compte général, année 1858 (1860), p. VI-VII.

criminelles *...+ avec celle de l'alcoolisme, on remarque aisément que celle-ci offre bien plus de concordance avec celle du viol d'enfants qu'avec celle de l'homicide »615.

Mais une distinction de ce type est trop réductrice, bien qu'elle concerne tout de même une bonne partie des criminels sexuels. En Touraine, un quart des prévenus voit mentionnés les problèmes d'alcool dans les renseignements fournis aux forces de l'ordre - à des degrés divers toutefois, allant de l'enivrement régulier a l'alcoolisme invétéré616. Les impulsifs représentent 29% des accusés d'ivrognerie, ils sont donc proportionnellement moins touchés que la seconde catégorie, celle des passionnés. Mais le caractère spontané et inhabituel de leur crime rend leur dépendance à la boisson bien plus responsable de leurs excès617. Inversement, elle ne saurait être a l'origine des attirances sexuelles des hommes appartenant a la seconde classe d'agresseurs. Mais une réputation ne se vérifie pas nécessairement au quotidien, et ils sont moins nombreux à invoquer l'ivresse comme explication de leur acte, ce qui permet en outre d'abaisser d'un degré leur responsabilité. L'alcool a certainement emporté la raison de certains et les a poussés a commettre l'attentat. Un brigadier de gendarmerie écrit dans son rapport qu'à jeun l'accusé n'aurait jamais commis les faits qui lui sont reprochés, mais qu'il en est tout différemment parce que celui-ci était ivre618. Les renseignements donnés sur un autre sont du même acabit : quand il a un peu bu, « il perd la tête et peut faire des bêtises »619. « Qu'on est bête quand on a bu un coup », reconnaît un autre lors de ses aveux620. Marie-Louise Leclerc a tenté de façon incompréhensible au premier abord, d'avoir des relations sexuelles avec un petit garçon de six ans621. Interrogée par le juge d'instruction, elle déclare ne se souvenir de rien, car les quelques jours oü elle a été la voisine de l'enfant, elle les a passés à boire. Le témoignage de celui-ci est en accord avec la réputation de la jeune femme, puisqu'il indique que l'après-midi du crime, elle a bu pas moins de deux bouteilles de vin.

615Compte général, année 1895 (1897), p. XII.

616 Un accusé, pour ainsi dire « ivre mort » quotidiennement, boit pas moins d'un demi-litre d'eau-de-vie par jour. Il est tellement atteint par son addiction que lorsque les gendarmes viennent l'arrêter, il est dans un état tel qu'ils l'emmènent directement a l'hôpital. Il met tout de même une journée entière pour s'en remettre. (ADI&L, 2U, 610, affaire Frileux).

617 Ceci se vérifie dans les visites médicales, puisque parfois - la teneur de chaque examen étant différente - le légiste vérifie une potentielle addiction a l'alcool.

618 ADI&L, 2U, 752, affaire Bochaton.

619 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

620 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

621 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc.

Deuxièmement, les carences psychiques. Bien sûr, il faut employer des pincettes, car outre la délicatesse du sujet, cela reste soumis aux critères employés par la population de l'époque pour désigner cette infériorité intellectuelle622. Celles-ci sont tout de même assez rares, puisque seulement un accusé sur vingt est signalé comme tel, mais 57% appartiennent à la première catégorie de criminels. De la même manière que précédemment, l'échelle des affections mentales est assez large, allant du simple imbécile au dangereux malade. Un médecin légiste caractérise de la manière suivante les attentats à la pudeur commis par des « malades atteins d'infirmité cérébrale » : ils sont d'une violence bestiale623. « Ils ont un côté absurde, niais, incohérent, et ils sont fiers de leurs crimes », poursuit-il. L'un d'eux est suivi depuis des années par un docteur, qui le décrit comme faible d'esprit mais surtout très nerveux624. Un autre est représenté comme un indomptable, sorte de brute épaisse dénué de tout sens moral625. L'inspecteur départemental du service des enfants assistés - le jeune prévenu de dix-sept ans est orphelin et a été élevé a l'hospice - dresse le portrait d'un individu pathétique : « Nous avons essayé envers lui de tous les moyens possibles : nous n'avons jamais pu en obtenir ni une parole, ni une larme, ni même une réponse. Aucune corde ne semble pouvoir vibrer en lui ». Au-delà du lyrisme du fonctionnaire, l'image d'un jeune homme régit non par ses pulsions mais par son manque d'humanité626. Pourtant il lui en reste, puisque lorsqu'il tente de sodomiser l'enfant, les pleurs de celle-ci le stoppent dans son acte. Ce n'est pas un hasard si sa victime est la moins âgée de toutes celles répertoriées : elle n'a que deux ans. « Cet enfant s'est mise sur le ventre par terre puis la voyant dans cette position j'ai déboutonné mon pantalon ~, explique l'agresseur. Éclaircissement qui illustre l'aspect immédiat et irréfléchi de la chose.

Toujours au chapitre des désordres mentaux, les hommes atteints de maladies affectant
leurs sens et instincts. On trouve au fil des dossiers certains exemples d'accusés décrits
comme « dérangés », atteints de delirium tremens, mais rien ne prouve que ces

622 Il faut se méfier des conclusions trop hâtives, car le jeune homme qui a finalement renoncé à attoucher la petite fille de trois ans, dont nous avons précédemment cité l'exemple, est désigné comme peu intelligent dans les renseignements de gendarmerie.

623 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.

624 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

625 ADI&L, 2U, 692, affaire Leothier. Ces caractéristiques semblent être héréditaires puisque sa mère et ses frères et soeurs sont dépeins de la même manière.

626 Dans l'examen médical pratiqué sur l'accusé, le praticien se fait plus réservé : il affirme que son niveau intellectuel n'est pas assez abaissé pour annihiler toute notion de bien et de mal.

caractères soient a l'origine des crimes commis. De manière identique, les vieillards peuvent voir disparaître leurs mécanismes de contrôle avec le temps qui passe. Ils peuvent même avoir tendance a en faire une excuse toute faite lors de l'interrogatoire. Un vieil homme de soixante-quatorze ans déclare ainsi qu'il a été amené a toucher les enfants par l'affaiblissement de ses facultés, à cause de son âge627. En revanche l'un d'eux, déclaré épileptique - il fait dans les derniers temps plus d'une crise par mois -, voit sa responsabilité atténuée par l'examen du médecin628. Bien que l'on puisse établir de naturelles réserves sur ce jugement, les dates semblent correspondre : le voisinage fait remonter a une dizaine d'années l'apparition de sa maladie, et le premier attentat sur sa fille a eu lieu seulement quelques mois après. Les renseignements évoquent également le caractère de ces hommes livrés à leurs pulsions. Certains sont légers, mais d'autres montrent un visage renfermé, comme ce jeune carrier de dix-neuf ans, le doublement bien nommé Pierre Sauvage, qui est décrit par les habitants comme étant « timide et peu parleur »629. Au détour d'une route celui-ci croise deux adolescentes, fait demi-tour, en rattrape une et consomme sur la malheureuse un attentat avec violence.

Troisième particularité mentale : l'appétit sexuel démesuré. C'est a compter du dernier quart du XIXème siècle qu'on évoque de plus en plus « l'instinct génésique » pour expliquer les crimes sexuels630. En 1897, Krafft-Ebing lui donne un nom, celui d'hypersthésie, qui est une accentuation anormale du comportement sexuel631. Chez certaines personnes ce penchant, ce dérèglement, cette exagération sont constatés par les médecins légistes. « Ses manières dénotent chez lui un instinct génital exagéré », consigne le docteur, qui ajoute que la verge du patient a un développement exagéré632. Un jeune tourangeau se définit lui-même comme « très passionné pour les femmes »633. Leur situation matrimoniale ne les empêche pas d'avoir une libido insatisfaite : « Je n'avais pas assez de

627 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu. Finalement, l'examen de l'accusé ne rend compte d'aucun trait de ce genre.

628 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.

629 ADI&L, 2U, 609, affaire Sauvage.

630 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 106.

631 LANTERI-LAURA (1979), p. 38.

632 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson. Cette dernière affirmation nous fait tout de même émettre des doutes sur le diagnostic du praticien. Celui-ci n'aurait-il pas été d'abord influencé par les caractéristiques physiques de l'accusé, et non pas ses particularités psychiques ?

633 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

ma femme », reconnaît un septuagénaire634. Un homme de quarante-deux ans, non content des attouchements interdits qu'il pratique sur ses trois filles, est également accusé d'avoir déjà tenté de violer il y a une vingtaine d'années sa belle-mère, et peutêtre aussi sa belle-soeur635. Il se rend régulièrement à Tours voir des prostituées, cela ne l'empêchant pas au sortir du bordel de violer sa fille. D'autres semblent ne pas se satisfaire des possibilités offertes par le commerce des corps. Quelques citadins vont même jusqu'à parcourir la campagne pour trouver une petite fille isolée636. La masturbation régulière peut-être une pratique compensatoire, mais n'exclut pas le recours a l'agression pour satisfaire ce trait de caractère obsessionnel.

Enfin, dernière affection, qu'il est difficile toutefois de qualifier de mentale : celle des hommes chez qui la différenciation entre filles et femmes semble être absente - attention à ne pas voir là le portrait de pédophiles, car il y a une nuance. Ces agresseurs n'aiment pas particulièrement les fillettes, mais sont incapables de les distinguer, sexuellement parlant, de leurs aînées. Nous avons déjà évoqué la gaucherie des approches, et le crime et ses conséquences donnent sensiblement la même impression d'erreur sur la personne. Certains hommes se croient provoqués par l'attitude de jeunes filles - coquetteries, cajoleries637. Un ouvrier tourangeau proclame que ce sont ses jeunes victimes qui l'ont « excité par leurs manières libres »638. Un jeune homme explique que lorsque l'enfant a voulu s'en aller au moment oü il l'attouchait, il lui a dit : « Mais quand tu auras un mari il te fera la même chose »639. Un autre qui voit ses avances malhonnêtes repoussées par une fillette de huit ans lui rétorque : « Tu es bien délicate tu ne te marieras jamais »640. L'absence de connaissance des subtilités psychiques de l'enfant s'accompagne également d'une difficulté a en saisir la particularité physique. Un journalier de vingt-et-un ans, jugé pour viol, voit sa petite victime saigner après ce qu'elle a enduré, et lui dit : « Oh mon Dieu, ça a dû te faire grand mal »641. La fillette de dix ans fait preuve de bien plus de maturité que lui : « En disant cela, *il+ blanchissait, il avait l'air

634 ADI&L, 2U, 637, affaire Roubouin.

635 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

636 SOHN (1996-a), p. 251.

637 KNIBIEHLER (2002), p. 204.

638 ADI&L, 2U, 717, affaire Moreau.

639 ADI&L, 2U, 728, affaire Richard.

640 ADI&L, 2U, 619, affaire Alsace.

641 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.

bien sot ». Le jeune homme n'a certainement pas mesuré les conséquences physiques de son acte, surtout sur une enfant de cet âge.

Il est temps d'évoquer, après les motifs comportementaux et psychiques, une troisième caractéristique de l'accusé, celui qui a une lourde histoire derrière lui. Nous l'avons dit, les juges s'intéressent de près au passé du criminel et les médecins légistes suivent le même chemin. Il arrive qu'on demande a l'accusé a la fin de l'interrogatoire final de raconter sa vie, afin d'y voir ce qu'on espère être les motivations qui ont amené au passage a l'acte. Une enfance malheureuse et abandonnée offrira peut-être au juge le sentiment que le prévenu était en quelque sorte prédestiné à sombrer dans la criminalité. L'influence des jeunes années sur le comportement de l'adulte n'est plus a démontrer. Questionné sur les raisons de son acte, un jeune homme répond : « L'idée *...+ m'est peut-être venue parce que j'avais vu plusieurs fois a Tours des enfants de l'hôpital en faire autant entre eux »642.

De la même manière, il est courant de nos jours d'attribuer a l'enfant abusé les forfaits commis lors de la vie adulte. « Des chercheurs affirment *...+ qu'une majorité de sujets *...+ ont été eux-mêmes abusés sexuellement », annonce un psychiatre643. Une seule affaire, concernant un instituteur de vingt-trois ans accusé d'attouchements sur huit petites filles, porte le sceau de cette enfance malheureuse644. L'individu, enfant naturel et abandonné a la naissance par sa mère, a été placé a l'adolescence chez un vicaire, pour parfaire son éducation. Il raconte son calvaire fait de masturbations réciproques et d'honteuses propositions, et ajoute : « C'est lui qui m'a corrompu », ainsi que « Il a fait mon malheur en m'apprenant ses vices ». Difficile de dire si, comme l'affirme l'accusé, cette situation antérieure est bien a l'origine des attentats commis. Mais au chapitre des hypothèses, elle peut, sans les excuser, tenter d'en donner une explication.

Quatrième disposition, et non des moindres, les carences sexuelles sont de plus souvent
évoquées à partir des années 1870 pour éclairer cette criminalité645. Anne-Marie Sohn
indique que la moitié des crimes sexuels sur enfants sont le résultat de l'isolement et de

642 ADI&L, 2U, 692, affaire Leothier. L'accusé, dont nous avons déjà évoqué la situation un peu plus haut, est un orphelin de l'hospice.

643 SIMON (2004), p. 91.

644 ADI&L, 2U, 627, affaire Charot.

645 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 107.

la misère sexuelle646. Cependant Vigarello note qu'ils reculent a compter des années 1880 : en milieu urbain la proportion entre hommes et femmes redevient normale, et à la campagne l'exode rural supprime peu a peu les groupes de journaliers socialement et sexuellement marginalisés647. Détenu à la colonie de Mettray, un jeune homme de dixneuf ans agresse sauvagement son camarade pour un manque évident dans sa vie sexuelle648. Alors qu'ils étaient tous deux aux champs, une femme est passée sur le chemin voisin, et aurait exprimé sa frustration de la manière suivante : « Je lui mettrais bien ça à celle-là ». Les jeunes hommes subissent, déjà à cette époque, la « tradition » qui veut qu'il faille perdre au plus vite sa virginité. Alors le viol d'une fille peut s'avérer être une solution, bien que peu répandue à en croire Anne-Marie Sohn649.

Au chapitre des privations liées à la sexualité, celles que représentent pour un homme la séparation avec sa femme, ou les cycles d'empêchement - règles et grossesses. Ces trois explications ont le plus souvent cours dans les affaires d'inceste, dans quatre cas sur cinq plus exactement. La plupart du temps, l'accusé est séparé de sa femme, ou en instance de divorce. Et les magistrats prennent cette situation matrimoniale très au sérieux : dans une affaire de viol incestueux, le procureur demande aux gendarmes de procéder à une enquête afin d'établir si l'accusé est bel et bien marié comme l'indique sa fiche de renseignements, ou séparé ou veuf comme semble le révéler la déposition de la victime650. Anne-Marie Sohn, dans son imposante étude, a relevé 101 dossiers évoquant la frustration sexuelle dans le couple651. Une vingtaine d'hommes ont cherché une compensation dans l'attentat a la pudeur. Un journalier trentenaire entame une coupable relation avec sa belle-fille lorsque sa concubine se trouve enceinte de sept mois652. « Je n'ai pas pu le faire a ta mère parce qu'elle a ses affaires, je vais te le faire a toi », annonce sans ambages un père incestueux653. En quelque sorte, ces hommes sont eux aussi, à la manière de ceux que nous avons évoqués plus haut, gouvernés par leur instinct sexuel, mais sans doute dans une moindre proportion.

646 SOHN (1996-a), p. 253.

647 VIGARELLO (1998), p. 186.

648 ADI&L, 2U, 674, affaire Maratrat.

649 SOHN (1996-a), p. 250.

650 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

651 SOHN (1996-b), p. 789.

652 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.

653 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

La cinquième et dernière particularité de l'agresseur impulsif regroupe dans les faits une grande partie de ceux-ci, elle ne leur est d'ailleurs pas propre puisqu'on la retrouve, dans de bien moindre proportions, dans la seconde catégorie de criminels sexuels. C'est la pulsion par excellence, qui efface toute raison pour laisser court aux instincts les plus primaires. Un psychiatre contemporain affirme que la plupart du temps, l'agresseur déclare avoir eu du plaisir « a l'excès »654. Mais parfois cela le dépasse et il se sent alors dans un état anormal, comme s'il n'était plus lui-même. La question fascine, et un juge d'instruction demande, visiblement incrédule, au jeune prévenu les raison de son débordement : « Quel est le mobile qui a pu vous faire agir : vous étiez de sang-froid, au moment oü vous avez commis l'acte qui vous est reproché ? »655. Cet abandon du discernement, presque aucun agresseur ne peut l'expliquer. De nombreux témoignages abondent en ce sens, à des degrés divers, allant de la simple perte de raison au comportement bestial. « Je ne sais quelle idée m'est venue » est le semblant d'explication que l'on retrouve le plus fréquemment, mais c'est le plus simpliste656. Dans la gradation vient ensuite l'effacement de soi-même : « C'est un instant d'oubli : je n'avais pas bu, et j'avais toute ma raison »657. « Je suis un malheureux. *...+ Je ne savais oü j'avais la tête, j'étais fou »658. La folie passagère est telle que les risques pris sont inconsidérés : « J'étais tellement aveuglé par ma folle passion que je n'avais pris la précaution de fermer la porte *...+ », raconte un homme sans antécédents concernant les moeurs659. Enfin, le dernier stade, la « déshumanisation ». Coupable de viol, un jeune homme avoue : « Ne me connaissant plus, étant pire qu'un animal, je me suis couché sur elle »660.

L'abuseur impulsif est donc un individu assez complexe et surtout imprévisible, puisque lui-même n'est bien souvent pas au courant des accès qui peuvent être les siens. Ses attaques sont donc a priori hors du contrôle de qui que ce soit, mais ont l'avantage de ne pas s'inscrire dans la durée. Bien entendu, les sujets de cette catégorie sont plus jeunes que ceux de la seconde, car le travail est la première source de rencontre a l'origine du

654 SIMON (2004), p. 84.

655 ADI&L, 2U, 728, affaire Richard. 656ADI&L, 2U, 713, affaire Elmanouvsky. 657 ADI&L, 2U, 728, affaire Richard. 658ADI&L, 2U, 749, affaire Marlin.

659 ADI&L, 2U, 661, affaire Poisson.

660 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.

crime, et la violence parfois employée requiert une force physique qui a abandonné une partie des vieillards.

Le passionné

Nous l'avons dit, définir les individus de cette classe s'avère difficile, premièrement a cause du vide scientifique de la fin du XIXème siècle à ce sujet. La définition des perversions sexuelles dont la pédophilie fait partie est toute récente, et n'a pas encore atteint la justice, que ce soit dans les paroles des magistrats ou dans les examens d'experts médicaux. Anne-Marie Sohn donne tout de même une estimation, évaluant à un peu plus d'un accusé sur huit le nombre des véritables pédophiles661. On pourrait alors s'appuyer sur la caractérisation de l'époque, mais tous les dossiers judiciaires ne se prêtent pas à un pareil examen. L'objectif du juge étant de dénouer un problème et non d'expérimenter le psychisme des accusés, l'instruction est plus orientée vers les faits - même si, nous l'avons constaté, les magistrats s'intéressent de plus en plus aux éléments déclencheurs du crime, notamment à travers une étude centrée sur le profil social. Beaucoup de dossiers passent sous silence la personnalité du prévenu, et empêchent toute analyse approfondie sur ce point. Nous avons donc tenté de dégager quelques aspects récurrents et significatifs qui caractérisent les criminels passionnés, éléments qui apparaissent au détour des divers témoignages.

Première d'entre elles, qui correspond au sens littéral du mot pédophile, l'amitié, la sympathie que ces hommes éprouvent vis-à-vis des enfants. Le développement de la considération pour les enfants, et de l'affection qu'on leur porte, est né dans les familles bourgeoises, mais s'insère peu a peu dans toute la société a la fin du siècle. A partir des années 1870 les caresses et les baisers ne sont plus l'exclusivité de la mère662. Caresses, baisers et affection deviennent presque synonymes dans les esprits, toutefois ces gestes sont asexués663. En conséquence, la méfiance est moins grande, les attitudes indécentes sont couvertes d'un voile de normalité. Cette apparente banalité est sans doute un des facteurs a l'origine de la naïveté dont les enfants font parfois preuve face au danger. Un exemple parmi tant d'autres, celui d'un maçon qui demande a une petite fille s'il peut

661 SOHN (1996-a), p. 59.

662 SOHN (1996-b), p. 435.

663 Ibid., p. 431.

l'embrasser, ce à quoi elle acquiesce, avant de se faire finalement attoucher. De nombreux hommes prennent sur leurs genoux des petits enfants, et la plupart du temps on ne trouve rien à y redire, les enfants se laissant faire. Un vieil homme de soixante-sept ans avoue jouer souvent avec les petites filles car il aime beaucoup les enfants664.

Seconde raison, la (( passion )) qui habite certains agresseurs. A la manière des criminels impulsifs, les passionnés savent expliquer leur acte. L'attentat est plus mûrement réfléchi, l'homme est conscient de ses actes - bien qu'il n'en connaisse pas les conséquences la plupart du temps. L'addiction est également bien plus présente. (( C'est ma passion )), avoue un cinquantenaire au trouble passé qui ne peut se passer de fillettes665. Les voisins déclarent même qu'il leur aurait dit que « le jour où il ne pourrait plus [en avoir] il irait se jeter a l'eau )). Il est donc des abuseurs pour clamer ouvertement leur attirance pour les petites filles, et même pour révéler à leurs victimes leurs précédents (( exploits )). Ils racontent parfois avec cynisme et délectation morbide comment ils sont arrivés à leurs fins. Un père incestueux raconte sans honte aucune qu'après une première tentative avortée, sa fille (( ne [lui] fit pas beaucoup de résistance et les autres fois, elle céda à [ses] désirs sans aucune difficulté ))666. L'accusé semble même s'enorgueillir de ses actes, fait déjà remarqué par une historienne des femmes, qui parle de (( solidarité machiste )) autour du crime667. Un autre homme est en tel décalage avec la morale qu'il n'hésite pas à parler de ses (( exploits )) en public, et même devant un garde-champêtre668. Ledit homme s'est vanté d'avoir réussi a pénétrer une jeune fille d'une douzaine d'années, et lorsque le garde lui a rétorqué que ce n'était pas possible, il a répondu impudemment (( que si mais qu'il avait eu bien du mal et que la petite était toute en sang )).

Les criminels cherchent à provoquer chez leur victime le même mouvement de sympathie. Ils attirent les enfants avec un langage qui est le leur, et ainsi captent leur confiance. Ils cherchent a imprimer sur l'enfant les sentiments qu'il leur inspire, et ainsi créer les liens qui unissent un couple (( classique )). C'est ce que les juristes du XIXème siècle appellent la (( séduction )). Ce besoin émotionnel, les psychiatres le rattachent

664 ADI&L, 2U, 730, affaire Challe.

665 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.

666 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

667 COENEN (2002), p. 74. Dans le cas cité, il s'agit plutôt de la recherche d'une telle solidarité.

668 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard. Le garde lui a demandé s'il n'avait pas honte, a cela il a répondu que la jeune fille l'avait très bien reçu et avait pris du plaisir.

principalement aux pédophiles de plus de cinquante ans, en état de solitude affective et sensuelle, car ils sont inquiets au sujet de leur capacité sexuelle669. Les gestes d'affection ont donc une importance primordiale, pour mettre l'enfant en confiance mais aussi pour le préparer aux contacts à venir. Dans la majorité des cas, l'abuseur n'emploie pas la manière forte, et se contente, au départ tout au moins, de proposer. « C'est que je voudrais t'embrasser », demande timidement un journalier à une petite de dix ans670. Il arrive même, ce qui est toutefois extrêmement rare, que le futur agresseur reporte son attentat, faute de consentement de la part de l'enfant : « Cela sera pour une autre fois », se dit un jeune journalier en voyant sa cible faire demi-tour en repoussant ses avances671. A aucun moment il ne faut sortir de cette relation de confiance, quitte à faire du chantage : un jeune homme profite ainsi de la faiblesse d'une petite fille de cinq ans, et lui demande de ne rien dire, sinon il ne l'aimera plus672. Un autre joue sur le lien coupable qui lie le bourreau et sa victime, rendant en quelque sorte l'enfant responsable de cette relation. « Il ne faut pas crier, sinon les gendarmes m'emmèneraient », dit-il à une petite fille de six ans673. On a pu constater que des emprises de ce genre étaient souvent le lot de très jeunes victimes, bien plus influençables que leurs aînées.

Comme dans tout couple, du moins a priori, la sexualité doit contenter les deux parties, c'est sur ce point que la classe des passionnés se distingue le plus de celle des impulsifs. Une partie non négligeable des agresseurs a stoppé son action aux premiers cris de douleur de l'enfant. Il faut préciser l'existence de situations inverses : « Tais-toi donc c'est bientôt fini », lâche un charretier tourangeau674. Un autre, un brin cynique, tente de consoler sa victime à sa manière : « Ne pleure pas, ce n'est rien »675. Les hommes attirés par les petites filles ne souhaitent que leur bien. Bien sûr, on peut critiquer ce point de vue en arguant que cette attention n'est que le résultat de deux choses : la première étant de rendre docile la victime, la seconde de minimiser la portée du crime. Sans doute y a-t-il un peu de cela, mais la plupart du temps ces déclarations semblent sincères, et corroborées par la victime. Tout du moins celle-ci y croit : « Pourquoi n'avez-vous pas

669 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 286.

670 ADI&L, 2U, 749, affaire Marlin.

671 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.

672 ADI&L, 2U, 629, affaire Renault.

673 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit.

674 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.

675 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.

crié ? ~, s'enquiert un magistrat676. Et la fillette de lui répondre : (( Parce qu'il m'a dit que ça faisait du bien ». Ici, le plaisir dont parlent tant ces criminels, est d'ordre charnel, et même si les enfants sont sans doute conscients de cet objectif, ils n'en saisissent peutêtre pas le procédé. Ce type de discours s'adresse le plus souvent a des enfants assez âgés, au seuil de l'adolescence. (( Si je pouvais la faire rentrer cela te ferait du bien », propose un cultivateur proche de la soixantaine, par ailleurs surnommé Adonis677 !

L'agresseur utilise séduction et persuasion pour que l'enfant participe aux contacts et les apprécie678. Pour les psychiatres, ce qui ressemble au charme met avant tout en jeu l'énergie narcissique de l'abuseur, pour le rassurer sur son pouvoir de séduction679. Il essaie donc d'employer des gestes légers, asexués tout d'abord, qui sont ceux des personnes proches de l'enfant, afin de le mettre en confiance. Le vocabulaire employé est également empreint de candeur et dissimule le véritable sens de la phrase. Un retraité tourangeau justifie la présence de sa main sous les jupons d'une petite fille en disant qu'il cherche le petit chat680. L'abuseur fait siens les termes que les parents utilisent avec leur progéniture, ou dont les enfants font usage entre eux. Par exemple, beaucoup emploient le verbe chatouiller pour masquer le sens véritable de leur question et ne pas s'attirer la méfiance de leur cible. D'autres annoncent a la future victime qu'ils vont bien s'amuser, à la manière de camarades jouant entre eux. Bien sûr, ce qui s'apparente a un simple jeu cache de plus graves desseins : (( Fais-moi donc voir ton cul, je te ferai voir le mien »681. En un mot, les abuseurs restent dans le cadre du jeu, propre a attirer la curiosité de l'enfant.

C'est pourquoi beaucoup d'abuseurs n'ont pas l'impression d'avoir fait de mal à leur jeune victime, et une même proportion se défend en expliquant que cette dernière était consentante. (( J'aime trop les enfants pour avoir cherché a leur faire le moindre mal », annonce un vieillard682. Sans l'appui de la contrainte physique, leur crime ne leur apparaît pas comme en étant un. On retrouve d'ailleurs ce sentiment chez les criminels ayant une personne adulte pour victime : (( Dans l'esprit des violeurs, le sentiment de la faute

676 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.

677 ADI&L, 2U, 710, affaire Magloire.

678 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 287.

679 Serge LEBOVICI, (( La théorie de la séduction », in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), p. 15.

680 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

681 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

682 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

n'existe que si la femme a été violée et en plus, battue »683. Pierre Mathieu appartient incontestablement à cette catégorie, lui qui, confronté à sa victime, se défend : « Je ne dis pas que je n'ai pas touché a cet enfant, mais je suis bien certain de ne pas lui avoir fait de mal »684. De cette sorte, certains accusés plaquent encore sur le crime sexuel l'image du code pénal napoléonien : sans violence, le crime n'en est pas un. Ils omettent de mentionner, sans doute parce qu'ils n'en sont pas conscients la plupart du temps, la violence psychique qui est le propre de l'attentat sur enfant.

Beaucoup prennent a la légère leurs attouchements, ce qui a le don d'irriter certains magistrats. Les psychiatres s'accordent a dire que la plupart des agresseurs font preuve d'immaturité et ne reconnaissent pas leur culpabilité685. « Je ne me figurais pas coupable à ce point-là », déclare un abbé ayant pourtant abusé cinq petites filles686. Certains voient ces relations comme un jeu, c'est-à-dire qu'ils restent dans un concept d'amitié et non d'amour. Il est vrai que beaucoup de ces relations coupables débutent par un semblant de banal amusement. « C'était histoire de rigoler avec les enfants », déclare un jardinier tourangeau687. Un vieux cantonnier pense de la même manière : « Je ne pensais pas faire mal *...+, c'était une simple plaisanterie »688. Un procureur note, désabusé : « Il a prétendu *...+ sans même paraître avoir conscience de la gravité du fait raconté par lui *...+ »689. Plus significative encore, la pensée d'un maire qui précise dans une lettre au juge d'instruction que l'accusé n'a pas paru comprendre l'ignominie de son geste690. Il ajoute : « Ce malheureux mérite toute la sévérité de la justice. Puisse-t-elle le corriger pour l'avenir ? »

Il faut ici faire une petite parenthèse sur un trait surprenant de l'abuseur, qui contraste avec la politique répressive mise en place tout au long du siècle pour lutter contre les attentats à la pudeur sur enfants. Pas moins de trois d'entre eux dans notre corpus, ont manifesté un total désintérêt pour la peine qu'ils encourent en cas de dénonciation. Tous sont de jeunes hommes. Le premier a confié a un témoin qu'au moins en prison il n'aurait plus besoin de travailler, le second dit qu'il est trop jeune pour y aller, et le dernier

683 CHESNAIS (1981), p. 145.

684 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

685 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 288.

686 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

687 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

688 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

689 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.

690 ADI&L, 2U, 627, affaire Feuillet.

déclare qu'on y est aussi bien qu'ailleurs691. En revanche, un jeune agriculteur déclare qu'il préfère mourir que de retourner a la colonie692. Les prévenus plus âgés sont beaucoup moins réceptifs aux bienfaits de l'enfermement : « Je vous en prie qu'on ne me fasse pas de mal », implore un vieillard693. Impossible toutefois de voir dans ces portraits une spécificité des criminels sexuels.

Ce qui s'apparente a un « dérèglement génital » entraîne une confusion entre femmes et fillettes. Nous avons déjà évoqué ceci dans le chapitre précédent, mais ici elle est bien plus présente, et n'a pas forcément les mêmes traits. Les attitudes des abuseurs témoignent d'une curiosité a l'égard de ce corps fantasmé. Alors, quoi de mieux que l'empirisme pour comprendre ces mécanismes ? « Il me chatouillait avec son doigt et me demandait si cela me faisait du bien », témoigne une jeune fille de douze ans694. L'attoucheur demande donc a sa victime son avis, afin de se sentir valorisé dans cette relation. Pour les psychiatres, cette approche exploratoire est caractéristique des pédophiles de moins de vingt ans695. Alors, tel un mari aimant, il demande un peu d'attention de la part de sa partenaire : « Regarde-moi donc », demande un jeune meunier à sa petite victime qui se cache les yeux avec sa main696.

Quelle sont les raisons, du moins celles apparentes, de cet attrait pour des corps nonnubiles ? En premier lieu, il doit être visuel, fantasmé, mais seul un accusé évoque cela, aussi il n'est pas possible d'affirmer l'importance d'une telle hypothèse697. L'homme en question déclare au juge avoir « *...+ été excité par *...+ la vue des parties sexuelles de ces petites filles ~, alors qu'elles urinaient698. Ils sont en revanche bien plus diserts sur les avantages qu'offre un corps pas encore réglé. Un garde-champêtre déclare qu'un vieillard

691 ADI&L, 2U, 651, affaire Bourgouin, 602, affaire Trouvé, 748, affaire Georges.

692 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire. Signalons que l'accusé s'est d'ailleurs enfui, et a été jugé par contumace.

693 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

694 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet. Ici, le chatouillement est à prendre au sens de caresses sur les parties sexuelles.

695 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 286.

696 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit.

697 Une étude menée par trois psychiatres en 1989 a été fait sur un échantillon de vingt adultes ayant commis des abus sexuels sur des enfants. Ceux-ci ont déclaré que certaines caractéristiques - peau douce, cheveux longs, enfant mignon, ouvert, amical et en confiance avec eux - ont influé leurs choix. Ils se sont également tournés vers des enfants très jeunes, pour qu'ils ne parlent pas, mais aussi vers ceux exclus ou dans le besoin. (Martine LAMOUR, « Les abus sexuels a l'égard des jeunes enfants : séduction, culpabilité, secret », in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), p. 72.).

698 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

de soixante-quatre printemps lui a confié ouvertement « qu'il voulait se marier mais que lorsque les femmes ne marquaient plus elles n'étaient plus amoureuses et que des jeunes filles le devenaient avant d'avoir leurs règles »699. Cet homme est d'ailleurs celui qui développe le plus la personnalité du pédophile. Il voit ses relations comme celles d'un véritable couple, uni par l'amour.

Mais il est important de relever que le vieil homme mentionne les règles, car il n'est pas le seul à le faire. La raison principale semble donc être d'ordre pratique. La grossesse est à éviter absolument, sous peine de voir les perspectives d'une dénonciation augmenter. « Je ne crois pas lui avoir introduit mon membre dans les parties, dans tous les cas je me suis retiré presque aussitôt, car comme elle est forte je craignais qu'il n'arrivât un accident, en déposant du sperme même a l'entrée de ses parties », déclare le même vieillard700. Mais une minorité conçoit cette relation dans un but procréatif : alors que la jeune fille, certes adolescente, porte sa nièce de huit mois dans ses bras, Auguste Clément, qui pourrait être son grand-père, lui dit qu'il lui ferait bien un poupon comme celui-là701.

L'agresseur passionné est par nature bien moins violent envers ses jeunes victimes, leur portant une attention d'amitié voire d'amour. Les viols commis par cette catégorie de criminels sont donc plus rares, car ils représentent l'aboutissement d'un processus qui peut être interrompu par une dénonciation. Le passionné est plus réfléchi, prend son temps pour installer une relation de confiance, bref, l'approche est moins agressive, mais le chemin de la dénonciation est bien plus long et sinueux. En effet il essaie d'inclure pleinement l'enfant dans cette liaison coupable, afin d'avoir une emprise psychologique sur celui-ci, et par là même sauvegarder ses intérêt. En somme, la première catégorie exploite principalement l'infériorité physique de l'enfant, quand la seconde s'attache a tirer parti de sa faiblesse psychique.

Confiner l'ensemble des accusés dans ces deux classes serait trop réducteur, car quand
bien même elles en regroupent une grande majorité, du moins par certains aspects,
d'autres dessinent des portraits moins récurrents, mais non sans intérêt. La partie

699 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.

700 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard. La jeune fille en question a été abusée entre ses dix et douze ans.

701 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.

suivante va donc s'intéresser a ces diverses personnalités qui illustrent la définitive complexité de l'abuseur sexuel.

Aperçu des personnalités à la marge

Une telle appellation signifie que ces individus, bien qu'ayant des traits communs avec la majorité des accusés, possèdent une particularité qui s'oppose a une intégration pure et simple dans l'une des deux premières catégories énoncées. Nous avons dégagé quatre types de personnalités qui sont, en premier lieu les pervers, les exhibitionnistes, puis les homosexuels et enfin les pères incestueux.

Les perversions, ainsi que les transgressions, sont en nette progression à la fin du XIXème siècle702. Elles regroupent un large éventail de pratiques gestuelles et mentales, n'ayant pas nécessairement pour thème la sexualité. Krafft-Ebing est le premier, en 1886, à associer aux différents crimes une correspondance psychopathologique, et crée par la même occasion le concept de perversion sexuelle703. Il leur donne le nom de parasthésie - qui n'a pas pour objectif la reproduction de l'espèce. Celles-ci deviennent alors l'avatar de la stérilité, du plaisir et de la pathologie704. Toutefois, l'adjectif associé n'est employé qu'à une seule reprise par les gendarmes qui font une enquête de moralité. De même, à peine un accusé sur vingt a la réputation d'être vicieux. Ainsi il faut rester méfiant face à l'affirmation d'un mouvement de fond traduit dans une hausse des perversions. La prudence nous commande n'y voir a priori qu'une création de sciences nouvelles telle que la psychiatrie.

Toujours est-il qu'avec ces outils apportés par la psychiatrie, nous sommes en mesure de repérer les pervers et leurs comportements. Débutons par le pervers sexuel, dont KrafftEbing a exposé une des facettes en 1886 : « L'homme qui est gouverné par sa sexualité peut trouver satisfaction partout »705. Et lorsqu'il ne peut la trouver en compagnie des humains, il n'hésite pas a recourir au monde animal. Un cantonnier de soixante-quatre ans, accusé d'attouchements sur trois jeunes garçons, a déjà de nombreux antécédents,

702 MUCHEMBLED (2005), p. 237.

703 VIGARELLO (1998), p. 212. Par exemple, de nombreux outrages à la pudeur vont être traduits en actes d'exhibitionnisme, ou encore les cruautés sexuelles désignées comme étant les manifestations du sadisme.

704 LANTERI-LAURA (1979), p. 38-39.

705 MUCHEMBLED (2005), p. 234.

dont celui d'avoir eu des relations avec un chien706. A ce propos, le juge d'instruction lâche : « Vous êtes tellement dépravé que vous ne reculez pas devant les actes de bestialité ». Un autre s'est attaqué sauvagement a une brebis, et l'a même déflorée selon les constatations de sa mère et de sa fille707. Nous ne sommes donc pas étonnés qu'un an plus tard, il s'en soit pris a son enfant de sept ans, sans doute celle-ci était trop jeune au moment de l'agression de l'animal. Chaque acte ayant son origine, il semble qu'ici ce soit la solitude sexuelle qui ait été le facteur déclenchant, puisque le premier cité est veuf et le second est séparé de sa femme.

Second pervers sexuel, celui qui mêle le sadisme à sa dépravation708. Les renseignements des forces de l'ordre nous apprennent qu'un accusé sur cinq a la réputation d'être violent. Certains personnages sont d'une extrême brutalité, dans l'attentat comme dans des affaires plus éloignées. Il faut préciser deux choses : premièrement, toutes ces brutes ne sont pas sadiques, et deuxièmement, cette violence n'explique pas forcément le comportement dans l'attentat qui nous intéresse. Il est des cas où l'on décèle une corrélation entre l'attitude générale et la perpétration du crime, car quelques accusés en sont tellement imprégnés qu'ils ne conçoivent les relations humaines que sous l'angle du rapport de force violent. Le plus brutal du lot, Louis Robin, veuf de soixante-dix-huit ans, personnage détestable sous tous les angles, a vécu sous le signe du déchaînement709. Tout au long de son séjour sur Terre, il a frappé hommes et animaux, tuant plus de quarante chevaux, ânes ou mulets dont il était pourtant le propriétaire, ce qui a d'ailleurs entraîné sa ruine. On l'a même vu arrachant l'oeil d'un cheval vivant. Sa première femme serait morte des suites de ses coups, la seconde a été martyrisée, traînée par les cheveux, attachée des journées entières a un arbre, sort qu'il a fait subir a ses enfants et petits-enfants également, dont la victime a l'origine du procès. Cette dernière, il l'a battue a de très nombreuses reprises pour la violer, et quand il a été surpris dans sa tentative, la malheureuse en crachait du sang. Le chef d'inculpation a été formulé accompagné de la mention « avec violence ».

706 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

707 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

708 Pour les psychiatres, dans l'agression sadique, « la douleur et les cris de l'enfant provoquent l'excitation ». (AMBROISE-RENDU (inédit), p. 287.). Difficile toutefois de constater si ces sujets sont

réellement de nature sadique, car les faits ne sont pas retracés avec assez de précision. Nous sommes donc plus ici dans l'interprétation.

709 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

Toujours pervers, mais plus tout à fait sadique et nettement moins violent, un jeune adolescent de quatorze ans qui commet sur une enfant de trois ans des actes tout bonnement barbares, de type exploratoire710. Le garçon a tout d'abord tenté de violer la petite, n'y arrivant pas il a essayé d'introduire ses doigts, et devant ce nouvel échec a fini par insérer dans le vagin de la fillette un morceau de bois. Il finit son récit sur une note de cynisme : « J'ai cessé de m'amuser de cette façon quand elle s'est mise a crier ». Le gendarme qui recueille sa déposition note : « *...+ Il déclare avec un aplomb révoltant comment les faits se sont passés ». La victime est alors un simple jouet livré aux perversions de son agresseur711. Cette constatation se retrouve dans le portrait du manipulateur, qui ne se satisfait pas de l'emprise qu'il possède déjà sur sa victime : alors qu'il a réussi a imposer des relations complètes a sa domestique de douze ans, puis a en faire sa maîtresse, un jeune homme en vient a l'humiliation712. Un témoin déclare lors de la confrontation : « Vous faisiez mettre la fille *...+ en position puis vous la laissiez en plan ». Deux autres exemples donnent à voir de semblables dérèglements : celui d'un père qui fait mettre ses enfants en cercle avant de leur uriner dessus, ainsi que cet homme qui profite de la situation miséreuse de ses jeunes victimes pour uriner dans la tourte qu'il s'apprête a leur offrir713. L'avilissement de l'autre ne passe donc pas nécessairement par l'acte sexuel.

La dernière perversion sexuelle se rapporte aux fantasmes plus exactement. Elle est à inclure dans le champ des perversités dans le sens où elle ne relève pas des pratiques sexuelles « traditionnelles »714. A dire vrai, nous sommes ici devant un problème de jugement : comme nous le constaterons dans un chapitre ultérieur, les comportements sexuels sont très codifiés, les pratiques buccales étant par exemple fort méprisées. Mais la récurrence de certaines - cunnilingus, fellation et masturbation sont les plus courantes - les place à part, au contraire de comportements isolés. Ce sont donc ceux-ci que nous allons énumérer.

710 ADI&L, 2U, 752, affaire Bochaton. Ici, les faits relatés apparaissent dans l'instruction, mais ne concernent pas l'accusé.

711 C'est ce que les psychiatres appellent la disqualification d'autrui pour le plaisir exclusif du pervers narcissique. (Serge LEBOVICI, in GABEL (2002), p. 15.).

712 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

713 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain, 647, affaire Ligeard.

714 A partir de l'entre-deux-guerres, on donnera à ces attirances et pratiques jugées comme déviantes le nom de « paraphilie ».

On relève parmi ces conduites un véritable intérêt pour le sperme, comme si certains agresseurs le sacralisaient. Bien souvent ceux-ci usent d'analogies pour abuser de la crédulité des enfants, comme ce vieux cultivateur, qui après avoir « déchargé » sur la chemise de la victime, lui dit que c'est du lait comme celui d'une vache, et qu'il faut qu'elle le tête715. Du reste il n'est pas le seul a commander a une jeune enfant d'avaler son sperme, et l'on trouve quelques hommes pour éjaculer directement dans la bouche de leurs petites victimes. On constate également, bien que de manière limitée, une attirance pour la pornographie716. Trois dossiers révèlent de telles tendances, allant des dessins licencieux aux gravures représentant hommes et femmes emmêlés dans des positions évocatrices, en passant par un livre apparemment obscène prosaïquement intitulé l'Amour Conjugal, et des dessins évocateurs aux légendes crues717.

Seconde personnalité, l'exhibitionniste. Il est considéré a la fin du XIXème siècle comme étant un individu pervers au même titre que ceux que nous avons déjà évoqués. Ses manifestations sont généralement jugées en tribunal correctionnel sous l'appellation d'outrage public a la pudeur. Cependant de nombreux accusés des assises ont de tels comportements, qui passent bien sûr au second plan de par leur aspect mineur.

La plupart du temps l'exhibitionniste se contente de montrer son sexe a l'enfant, souvent accompagné de propos obscènes, dont le contenu n'est que rarement détaillé. Ils se placent assez souvent à la sortie des écoles, ou sur le chemin de celles-ci. De telles actions sont plus le fait d'hommes vieillissants que dans la force de l'âge. En effet, par son acte il veut se rassurer sur son intégrité sexuelle, son comportement l'excite car il comprend des risques718. « Regarde-donc comme elle est grosse ! », proclame un berger719. D'autres préfèrent jouer la carte de la détente, se promenant les parties dehors sans pudeur aucune, ou se masturbant sans vergogne devant les élèves, en pleine classe, le pantalon ouvert et la chemise sortie720. Il y a aussi les personnages farfelus : l'un qui court derrière les jeunes filles le membre viril a la main, l'autre qui se plante une tige de rose dans l'urètre, et la fait sentir aux enfants tout en disant « Tenez, regardez donc comme c'est

715 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.

716 A la fin du XIXème siècle, le mot désigne une peinture obscène.

717 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet, 602, affaire Trouvé, 681, affaire Leliard.

718 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 290.

719 ADI&L, 2U, 697, affaire Guiet.

720 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

joli ! »721. Enfin, rares sont les cas d'apodysophilie, qui voient le sujet se mettre entièrement nu.

Au XIXème siècle, l'homosexualité est considérée comme une perversion, aussi appelée « inversion ~, car elle n'a pas pour objectif la procréation. Cette orientation est disséquée par de très nombreux ouvrages de médecine légale puis de psychiatrie dans la seconde moitié du siècle. La vision qui s'en dégage est péjorative et empreinte de mépris, image qu'on ne retrouve pas dans la population. Pour celle-ci, l'homosexualité n'est pas vue comme une maladie ou une perversion, mais plutôt comme un penchant, une variante722. Aussi, elle ne s'empresse pas de déconsidérer, à travers les enquêtes de voisinage, ceux qu'elle considère comme des « sodomites » ou des « pédérastes ». Du reste, de telles réputations sont très rares, les hommes se vantant de leurs penchants sont l'exception. Un seul a publiquement avoué préférer les hommes aux femmes. La femme d'un autre se plaint a ses voisines que son mari ne l'aime pas et ne la touche jamais.

Malgré ces quelques indications, estimer son importance parmi l'ensemble des accusés de crimes sexuels n'est pas une tâche des plus aisées. En effet un attentat commis sur une personne du même sexe ne signifie pas nécessairement que son auteur est homosexuel. Nous avons déjà évoqué les situations de misère sexuelle qui pousse à s'attaquer a ce qui s'offre et non a ce qu'on souhaite. En Indre-et-Loire sur la période étudiée, 14% des prévenus sont jugés pour un acte sur un enfant du même sexe. Si l'on exclut de l'échantillon les actes relevant de carences sexuelles et ceux perpétrés par des instituteurs et des prêtres, les véritables homosexuels représenteraient seulement un accusé sur quatre ayant attaqué un individu du même sexe.

Krafft-Ebing estime que pour les invertis, « les interdits et le sens du pénis développent chez eux une irritabilité nerveuse qui les pousse parfois à une violence excessive »723. Nos dossiers donnent une image totalement inverse, puisqu'aucun des faits imputables a un homosexuel n'a été qualifié de violent lors du procès. En définitive, l'intégralité de ces derniers apparait plutôt comme relevant de la catégorie des passionnés bien plus que de celle des impulsifs.

721 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup, 601, affaire Damné.

722 SOHN (1996-a), p. 57.

723 MUCHEMBLED (2005), p. 271.

A présent, dernier particularisme, qui toutefois n'appartient pas au groupe des perversions établies à la fin du siècle. Nous avons déjà longuement évoqué l'inceste, mais la personnalité si particulière du père vaut à elle seule un approfondissement. C'est l'individu le plus éhonté, le plus cynique, le plus violent et pas le moins pervers. Bref, il est d'une grande complexité psychique, un peu a la manière du pédophile. Cet aspect se retrouve bien souvent dans les dossiers de procédure, qui souvent sont assez longs, car l'instructeur cherche a comprendre les raisons qui ont engendré ce qu'on considère a la fin du siècle comme un crime atroce. Qui est cet affreux personnage ? Pour Anne-Marie Sohn, dans plus des deux tiers des cas il s'agit du père de la victime, pour 14% il s'agit du frère, 11% de l'oncle, et le grand-père à hauteur de 6%724. La moitié des incestueux sont des quadragénaires725.

Avant d'évoquer les raisons psychiques de ce crime, il faut souligner que la promiscuité qui règne dans les maisons exigües de l'époque est un facteur qui a son importance. Mais il ne faut pas y voir la principale cause de ces dépravations, comme se plaisent à le dire les hygiénistes et les folkloristes. Il est vrai qu'à la campagne, les enfants couchent très souvent avec leurs parents726. La Touraine rurale est riche en petites maisons à pièce unique, et qui plus est, à lit unique. Lorsque la mère est encore présente cela ne pose pas de problème, mais lorsqu'elle vit séparée du père il arrive que sa fille la remplace dans la couche paternelle, parfois pour de graveleuses raisons. Et quand la victime ne dort pas dans le même lit que son père, celui-ci n'hésite pas a la rejoindre dans le sien.

Nous avons déjà parlé de l'inceste comme pratique de substitution, qu'Anne-Marie Sohn évalue à un cas sur quatre727. En Indre-et-Loire, on peut évaluer cette proportion à plus de 37%. Il n'est pourtant pas nécessaire que le père de famille soit séparé pour qu'il décide de faire de sa fille sa nouvelle femme. « J'ai eu l'idée de me servir d'elle comme de ma femme », avoue sans honte un boulanger728. Une femme qu'il convient de ne pas mettre enceinte, cependant. Le secret caractérisant ce crime risque d'être mis a mal par

724 SOHN (1996-a), p. 64-65. Nos chiffres sont difficilement comparables puisque tirés d'un corpus plus de cinq fois moins étendu. Les voici tout de même : le père représente l'agresseur dans plus de quatre cas sur cinq, le frère, l'oncle et le grand-père suivent avec 6% chacun.

725 Ibid., p. 65. Cette proportion est à peu près d'un tiers dans notre corpus.

726 FARCY (2004), p. 98.

727 SOHN (1996-a), p. 67.

728 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.

une grossesse qui amènera à coup sûr des questions. Alors il faut s'y prendre tôt : la fille de Pierre Allain n'a que huit ans lorsqu'il tente d'avoir avec elle des relations complètes, disant vouloir lui faire cela avant qu'elle ne soit « complètement formée »729. Il précise sa pensée et la présente sous un jour plus éducatif : « *...+ Quand tu seras grande demoiselle, je ne pourrai plus te le faire car j'aurais peur de te faire un enfant, maintenant tu le sauras et plus tard tu feras attention ». Lorsque les premières règles arrivent, les ennuis peuvent faire de même, ce qui pousse certains à stopper leurs relations : « Je vais te le faire encore une fois et puis je ne te le ferai plus », annonce avec pragmatisme un maçon d'une quarantaine d'années730.

Ce « père pas comme les autres » selon une petite victime731, se veut le maître de sa fille, position omnipotente qu'il peut renforcer par des menaces et des violences physiques, créant autour de cette relation un véritable climat de terreur. Il la considère comme son bien propre et n'entend pas se faire dicter son attitude par qui que ce soit. Une jeune victime est élégamment appelée « ma femelle » par son grand-père, devant tout le monde732. De cette situation, il ne tire aucune honte. Un homme qui trouve curieux que sa petite voisine soit au lit en plein après-midi, demande à ce même grand-père s'il comptait s'en servir, et ce dernier répond tout naturellement par l'affirmative733. Il la veut rien que pour lui, et pour cela il est prêt a l'isoler du monde extérieur. Certaines filles sont donc interdites d'école, parfois même ne l'ont jamais fréquentée, et les contacts avec la jeunesse alentours sont prohibés. Les garçons sont naturellement visés car ils constituent un adversaire redoutable pour les pères incestueux. Ils représentent à eux seuls les dangers du monde extérieur qui guettent la jeune fille en fleurs. Le géniteur de Marie, violée a l'âge de huit ans, lui prétend qu'ainsi instruite, elle sera plus a même de se défendre contre les jeunes hommes734. Le père peut même en arriver à interdire purement et simplement à son enfant de sortir de la maison, pour qu'elle lui soit

729 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

730 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches. Toutefois, l'accusé a continué malgré cette nouvelle donne.

731 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

732 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

733 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

734 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

dévouée. Cette situation peut même frôler l'asservissement : enfermée, la petite-fille d'un septuagénaire passe ses journées a coudre pour lui735.

Cette exclusion du monde a pour objectif de faire de la victime une femme soumise aux volontés de l'homme. Anne-Marie Sohn avance que dans plus d'un cas sur deux l'inceste est la satisfaction d'une sexualité empreinte de perversion, permettant d'assouvir des curiosités refusées par l'épouse légitime, dont certaines pratiques jugées « choquantes »736. Sur ce point, impossible de faire le même constat pour la Touraine : d'une part, aucun accusé ne s'en fait l'écho, d'autre part les conduites sexuelles ne semblent pas être celles de pervers curieux et débauchés - quatre cas de cunnilingus sur seize exemples, et aucune fellation ni sodomie737.

En revanche, ce qui transparaît beaucoup plus, c'est le désir de la part de l'ascendant d'être un mari et un père comme les autres, de conjuguer ces deux statuts et ainsi renforcer les liens qui l'unissent a sa progéniture. Pour cela il lui dit que tous les pères font de même avec leurs filles738. Il lui dit également qu'avec lui, ce n'est pas un péché, allégation reprise par un curé de village qui a dit « que ce n'était pas un péché de faire cela avec lui, que ce ne serait un péché que si on le faisait avec des petits garçons »739. L'addiction a ces plaisirs charnels n'est pas seulement le résultat d'une libido qui demande à être assouvie. On remarque la présence de certains aspects du couple classique, qui sont d'ordre sentimental, comme la volonté de rendre ces relations consentantes et profitable aux deux parties. L'éloignement est difficile a vivre même dans une relation criminelle, si bien qu'un père fond en larmes a chaque lettre de sa fille, placée comme domestique740. La jalousie est également caractéristique des incestes, et se manifeste lorsque la victime commence à se tourner sérieusement vers des gens de

735 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

736 SOHN (1996-a), p. 67-68.

737 Anne-Marie Sohn note que dans les relations incestueuses, le cunnilingus est beaucoup plus courant que la fellation. (SOHN (1996-a), p. 68.).

738 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

739 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné. Il n'est pas étonnant de retrouver dans une telle affirmation un religieux, car leurs objectifs et leurs modes opératoires se rapprochent assez de ceux d'un père incestueux.

740 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

son âge. Un vieillard immoral lance même à sa petite-fille, de dépit, qu'elle aime mieux les jeunes741.

La perversion est au centre de bien des crimes sexuels mais ne suffit pas à les expliquer. Ces comportements et fantasmes ne sont pas innés, et il semble peu probable que tous les pervers se muent en criminels pour les assouvir. Des facteurs extérieurs peuvent être a l'origine de ces passages a l'acte, ce qui oblige a dresser un panorama socioculturel de ces accusés.

Eléments extérieurs, profils sociaux

Cette partie a moins un but explicatif que descriptif, c'est pour cela qu'elle sera plus courte. Elle a pour but d'offrir une vision globale de l'agresseur, tel qu'il ressort des statistiques habituelles. Nous pourrons également déterminer, grâce au travail d'AnneMarie Sohn une nouvelle fois, si le criminel est différent en Indre-et-Loire ou s'il s'inscrit dans la moyenne nationale742.

Première variable, assez anodine certes, le sexe de l'agresseur. Dans notre corpus comprenant 136 têtes, une seule est celle d'une femme. La réalité a l'échelle nationale est un peu plus nuancée : une étude effectuée sur la seconde moitié des années 1860 estime qu'un accusé sur cent est une femme743. Le Compte général en compte, parmi les attentats à la pudeur, entre 2% et 6% selon les années, mais le plus souvent il s'agit là de femmes qui obligent d'autres a se prostituer, tempère Ambroise-Rendu744.

Second paramètre à prendre en considération, l'âge de l'accusé745. Notre regard est attiré
par les extrêmes, qui regroupent jeunes débauchés et « vieux cochons », selon les termes

741 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

742 Bien entendu, certains éléments sont à prendre en considération avant de tirer des conclusions de ces comparaisons. Premièrement, l'étude de l'historienne s'appuie sur les archives de quelques départements seulement, bien que répartis un peu partout dans l'Hexagone. Deuxièmement, l'amplitude temporelle n'est pas la même puisqu'elle court sur une période de cent ans, de 1850 a 1950, quand la nôtre n'est que d'une vingtaine d'années.

743 BRIAND, CHAUDÉ, BOUIS (1874), p. 67.

744 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 312-313.

745 Nous avons pris en compte l'âge au début du crime et non celui a la date de l'ouverture de l'instruction, car comme certains attentats se prolongent sur plusieurs années jusqu'au procès, cela aurait faussé les résultats. Par contre, rien ne nous indique qu'Anne-Marie Sohn ait usé d'une technique identique, aussi les comparaisons sont sujettes à caution.

en usage a l'époque746. En Touraine la balance penche en faveur des premiers nommés. Les prévenus ayant entre vingt et trente ans sont les plus représentés, tout juste devant la catégorie des trentenaires : elles comportent chacune un peu plus d'un accusé sur cinq. Les classes extrêmes, à savoir les très jeunes hommes - moins de vingt ans - et les vieillards - soixante-dix ans et plus -, sont peu représentés : les premiers constituent un peu plus d'un dixième des effectifs, les seconds a peine 4%747. A l'échelle du pays, selon les chiffres obtenus dans le Compte général de l'année 1890, les proportions divergent quelque peu. Les catégories centrales - entre trente et cinquante ans - sont sousreprésentées, alors que ceux dont l'âge excède cinquante printemps connaissent un mouvement inverse. Cependant, il faut pondérer ces inégalités au regard des déséquilibres entre les classes d'âge qui composent la population de Touraine. Dans les catégories qui nous intéressent, la plus peuplée est celle des hommes entre vingt et trente ans, puisqu'ils représentent 16% de la population totale masculine du département. C'est la seule classe à peu près en adéquation avec les chiffres de la criminalité. Pour le reste, c'est très déséquilibré : par exemple, les hommes entre soixante et soixante-dix ans, qui représentent près d'un accusé sur dix, ne regroupent pas même un centième des habitants, ce qui signifie qu'ils sont très nettement surreprésentés dans les procès de crime sexuel envers des enfants.

Les critères sociaux sont d'une plus grande importance, car ils reflètent l'influence du contexte social et économique. Premièrement, la nationalité de l'accusé : dans notre corpus nous n'avons relevé aucune personne considérée comme étrangère, mais le Compte général évoque lui un chiffre entre 8% et 10%748. Mais il ne pouvait guère en être autrement car la Touraine compte seulement 0,37% d'étrangers en 1886. Deuxièmement, la profession de l'accusé. D'un point de vue général, les ouvriers, les journaliers et les employés représentent la majeure partie de ceux-ci, plus de 71% pour être plus précis. En conséquence de quoi la partie restante revient aux propriétaires. Comparons ces chiffres avec une répartition entre les individus de sexe masculin du département. Nous avons

746 En effet l'activité sexuelle masculine au-delà de la cinquantaine est mal vue. (SOHN (1996), p. 89-90.).

747 Toutefois il faut savoir qu'en dessous de seize ans, les accusés ne sont pas jugés en cour d'assises, et n'apparaissent donc pas dans nos données, aussi la proportion globale qui leur est associée est sans doute bien plus élevée. Les catégories intermédiaires donnent les chiffres suivants : à peine 17% pour les quarantenaires, plus de 18% pour les cinquantenaires et 9% pour ceux qui ont atteint la soixantaine.

748 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 234. La période évoquée à travers cette statistique va de 1883 à 1890.

déjà évoqué en amont la dominante rurale de l'Indre-et-Loire - près des trois-quarts des accusés sont domiciliés à la campagne -, cela se vérifie a l'échelle des professions, puisqu'en 1886 plus de six hommes sur dix sont propriétaires749. Ainsi, la situation est totalement inversée, la frange la plus pauvre de la population est la plus représentée devant les tribunaux. Nuance d'importance, cela ne signifie pas nécessairement qu'ils commettent plus de crimes, car il ne faut pas oublier l'influence exercée par les règlements infrajudiciaires. Et si l'on part du principe que les propriétaires - bien que le terme regroupe des professions de fortunes diverses - sont plus aisés que les autres, ils sont dès lors plus aptes à verser une somme pour se prémunir d'une dénonciation. « Si la richesse se pare d'honorabilité, elle ne donne pas pour autant la vertu »750. Leur influence, notamment en matière d'emploi, sur une partie de la communauté - on pense aux nombreux domestiques - en fait des personnages qu'il est dangereux d'attaquer.

Descendons d'un degré et observons la situation par secteurs de métiers. Pour ce faire nous avons regroupé les professions des accusés dans des catégories que nous avons voulues les plus fidèles possibles a la réalité de l'époque751. Viennent, par ordre d'importance, les métiers de l'agriculture qui regroupent plus d'un quart des prévenus - les cultivateurs composant une large majorité de ceux-ci -, puis ce que nous avons appelé les métiers de la pierre, avec près de 17% de l'ensemble752. L'artisanat, avec plus de 13% du contingent, est bien représenté, tout comme le commerce avec ses 11,5%. Arrivent ensuite, à 8% chacun, les domestiques ainsi que le duo composé des instituteurs et des prêtres. Anne-Marie Sohn donne, a l'échelle nationale, une évaluation différente : pour cette dernière catégorie, elle avance un chiffre deux fois moins important que le nôtre753. En revanche elle accorde plus de conséquence aux domestiques en les estimant à 11%754. Elle explique la prépondérance des journaliers et valets de ferme - près d'un prévenu sur cinq - de la même manière : leur isolement dans de toutes petites communes entraîne

749 A l'échelle de la France, la différence entre les deux classes est moins nette : 55% pour la première, contre 45% en faveur de la seconde.

750 CHESNAIS (1981), p. 167.

751 Nous avons toutefois dû exclure les vingt accusés qui n'avaient pour tout renseignement que le vague terme de « journalier ~. Ils seraient a inclure dans les catégories de l'agriculture, de la pierre et de l'industrie. Celles-ci sont donc sous-représentées par rapport à leur importance réelle.

752 Dans cette catégorie nous avons regroupés les professions de l'extraction de pierre et de la construction.

753 SOHN (1996-a), p. 253.

754 Ibid., p. 255. Nous rencontrons avec cette dénomination un nouvel écueil, puisque certains accusés peuvent être renseignés, pour une activité semblable, dans une classe différente - par exemple, les cultivateurs.

une solitude sexuelle à même de provoquer des débordements du même ordre755. Les autres catégories sont d'une envergure mineure dans ce classement, notamment l'industrie avec seulement un peu plus de 4%. Difficile d'effectuer une comparaison, qui serait pourtant très utile, avec les données concernant l'ensemble des travailleurs mâles du département756. Nous pouvons tout de même donner un chiffre, celui de la part de travailleurs masculins du secteur agricole : en 1886 il en regroupe 57%, soit bien plus que la part associée aux agresseurs sexuels. Ainsi, on peut nuancer les descriptions de l'époque qui dessinent le portrait d'un paysan aux moeurs brutales sinon bestiales puisque comparée à la sexualité animale757. Comme dans le paragraphe précédent, on conclut que l'agresseur d'enfants est plutôt modeste, mais il faut relativiser cette constatation.

A présent abordons le chapitre de la situation matrimoniale, qui a son importance dans les affaires de moeurs. Celles-ci se répartissent de la manière suivante : en premier lieu les accusés sont des hommes mariés à près de 54%, ensuite viennent les célibataires qui représentent 36% du total, puis les veufs a hauteur d'un prévenu sur dix environ - mentionnons également la présence d'un seul et unique divorcé. Le Compte général de 1890 reflète une image bien différente : si les proportions sont comparables en ce qui concerne les personnes veuves, la situation est hétérogène pour les deux autres catégories. Les célibataires représentent près de 44% des accusés, la part des hommes mariés subissant logiquement un recul, avec 45% du total758. Il est nécessaire d'effectuer une nouvelle confrontation de données avec celles qui regroupent l'ensemble des habitants, et plus seulement les accusés. A l'échelle du département, ces proportions divergent, mais pas de manière très significative : quasiment 64% des hommes sont

755 Ibid. A titre de comparaison, on estime que les journaliers et domestiques agricoles représentent en 1892 environ 22% des travailleurs. (CHARLE (1991), p. 165.).

756 Les catégories créées par l'I.N.S.E.E. pour ses travaux de recherche statistique historique sont différentes de celles-ci, moins nombreuses, et parfois ambigües car pas assez détaillées.

757 FARCY (2004), p. 98.

758 A l'échelle de la France, mais sur un espace temporel plus large, Anne-Marie Sohn évalue à plus de 62% le nombre de personnes célibataires, veuves ou séparées accusées dans ce genre d'affaires. On peut expliquer en partie cette différence avec les chiffres issus de notre corpus et du Compte général par le fait que nous n'avons pris en compte que les situations régies par la législation, et donc omis de recenser statistiquement les hommes séparés. (SOHN (1996-a), p. 253.).

mariés, quand près de trois individus sur dix sont célibataires759. Presque 7% sont veufs, quant aux divorcés, ils sont en nombre si faible qu'ils n'entrent pas dans les statistiques760. Les déductions sont assez simples au premier abord puisque la hiérarchie des proportions est à peu près respectée. On peut souligner que les célibataires semblent plus enclins à abuser des enfants, mais ce n'est pas très significatif, au contraire des veufs, qui sont bien plus dangereux à cet égard à cause de leur solitude affective. Sachant que le premier mariage survient pour les hommes autour de vingt-huit ans à peine761, ces données sont bien sûr dépendantes au premier abord de celles concernant l'âge des accusés762.

Enfin, dernier paramètre à classifier, le moins objectif : l'éducation. Ces données, extraites comme les autres des fiches de renseignements contenues dans chaque dossier, et constituées à partir de critères scolaires - savoir lire et écrire -, sont sujettes à caution763. Ce sont là des éléments qui n'ont pas nécessairement d'utilité pour expliquer la personnalité du prévenu, puisque les lois scolaires ne sont apparues qu'à la fin du siècle, et qu'en conséquence une majorité des accusés n'a pas pu avoir accès a l'école. Cependant les illettrés ne sont pas une majorité, mais représentent tout de même plus de trois abuseurs sur dix, alors que les hommes a l'éducation imparfaite représentent tout juste 44% du total. Deux accusés sur dix savent lire et écrire avec facilité, quant à l'éducation supérieure, seuls 4,5% des accusés peuvent se targuer de la posséder - chiffre qu'on attribue a la présence remarquée des instituteurs et des prêtres. Nous avons comparé ces proportions avec celles que nous offre le Compte général de l'année 1890.

759 Ces données, tirées du recensement de 1886, prennent en compte uniquement les personnes de sexe masculin d'au moins seize ans, car le mariage ne devient possible qu'à cet âge. Prendre en compte la totalité des hommes aurait créé un déséquilibre en faveur des célibataires.

760 L'explication est simple : le divorce est interdit jusqu'en 1884, et a cette date il ne redevient légal que dans des cas bien précis - adultère, par exemple.

761 Louis HENRY, Jacques HOUDAILLE, « Célibat et âge au mariage aux XVIIIème et XIXème siècles en France : II, âge au premier mariage », Population, 34ème année, n° 2, 1979, pp. 403-442, p. 413. Une version électronique de la revue est disponible sur le site de Persée.

762 Il faut garder a l'esprit que la catégorie des accusés ayant entre vingt et trente ans est la plus représentée, et a priori elle contient une minorité d'hommes mariés. Cela signifie que nécessairement, la proportion des mariés en sera affectée et donc abaissée. De la même manière, on constate des écarts, mais bien plus importants, lorsque l'on étudie le nombre d'enfants de l'accusé : il ressort de notre corpus qu'un peu plus de la moitié de ceux-ci n'ont pas d'enfant, alors que les statistiques a l'échelle nationale sur l'ensemble de la population indiquent que cette proportion n'est que 21% environ, en 1886.

763 Nous avons pu constater, sans toutefois en mesurer l'impact, qu'une semblable qualité d'écriture de la part de prévenus différents peut amener deux jugements inégaux quant au niveau d'éducation a inscrire dans la fiche de renseignements.

La différence est assez nette : a l'échelle du pays et a données comparables, il apparaît que plus d'un quart des prévenus ne savent ni lire ni écrire. La part de ceux qui savent le faire est logiquement augmentée de six points par rapport à celle que nous avons calculée pour l'Indre-et-Loire : près de 71% de l'ensemble. Quant à la dernière classe, la différence entre les deux échelles est minime.

L'identité sociale de l'abuseur d'enfants se place en adéquation avec les descriptions de profils énoncés précédemment. Ces données statistiques construisent une sorte de portrait-robot de l'agresseur, ni trop jeune, ni trop vieux, tout du moins si l'on ne compare pas ces chiffres avec le reste de la population masculine. Dans le cas d'une description indépendante, on le voit comme un homme plutôt jeune, célibataire, et appartenant au monde rural et modeste. Si l'on effectue cette composition a partir de comparaisons avec d'autres échelons, on remarque une surreprésentation des hommes mûrs et des professions intellectuelles. Tout est donc une question de point de vue, même si l'historien est tenté de choisir le second.

-o-o-o-

Bien que complexe, l'abuseur sexuel se laisse examiner assez facilement, car il n'est pas avare de phrases lourdes de révélations sur les raisons de ses comportements. L'attitude des juges d'instruction, qui cherchent a remonter aux origines de l'acte, est également une source appréciable. Les accusés nous apparaissent dans toute leur diversité, combinaison de pulsions et de perversions, qui ne dessinent pas vraiment le portrait d'un seul abuseur, mais de plusieurs, dont les caractéristiques s'entremêlent certes, mais chez qui une facette ressort plus que les autres.

Aux jeunes accusés on associe plus facilement un attentat dicté par une pulsion irrépressible ou une marginalisation sexuelle, alors que les vieux cochons sont plus doux, plus attentifs a la victime, ce qui n'atténue en rien la gravité de leurs actes. Ils sont eux aussi victimes de relations, affectives comme sexuelles, sous le signe de l'irrégularité, et cherchent a se rassurer sur leurs capacités. C'est le cas de ce journalier proche de la soixantaine qui a déclaré à sa jeune victime que « malgré sa barbe blanche il était encore

bon »764. Toujours est-il que quels qu'ils soient, ces criminels sexuels cherchent a jouer de leur statut, père, voisin, ou tout simplement personne adulte765. Les attoucheurs, quels qu'ils soient, cherchent dans l'innocence de la jeunesse une voie dégagée vers un plaisir qui leur est soit interdit, soit indispensable.

764 ADI&L, 2U, 719, affaire Dufourg.

765 Pour Anne-Marie Sohn, plus de deux accusés sur dix sont des hommes de la famille, et 7% un voisin ou ami des parents. (AMBROISE-RENDU (inédit), p. 245.).

Chapitre II : la victime

« On a tous tendance à voir dans la force un coupable et dans la faiblesse une innocente victime. »766 Milan Kundera.

La victime, parent pauvre des procès, n'est pas un objet d'attention et son étude est plus délicate, et donc brève, que celle de son agresseur. Du reste, elle est bien moins à l'origine de l'attentat que ce dernier et intéresse bien moins ceux qui cherchent une explication au crime. De plus, elle s'avère le plus souvent être un acteur passif de ce dernier, qui plus est lorsque c'est un enfant. Elle s'avère être avare en paroles, bien que celles-ci aient parfois une portée et une importance qu'elle ne soupçonne pas.

A l'inverse de ce qui a été fait dans le chapitre précédent, nous allons commencer par un portrait de celle-ci, basé sur les statistiques. Il a pour objectif de cerner ce personnage moins connu afin de pouvoir par la suite en apprécier les comportements.

Un personnage aux contours flous

L'institution judiciaire, qui multiplie au XIXème siècle les données sur les accusés, se fait plus discrète au sujet des victimes, et très peu de statistiques lui sont consacrées. Il faut alors se contenter des données issues du corpus de dossiers judiciaires, qui offre un panorama limité a l'âge de celles-ci.

La répartition entre les sexes est la suivante : plus de 82% des victimes sont des filles. Ce chiffre pourrait être considéré au premier abord comme logique, au vu du sexe des accusés et de la nature du crime. Anne-Marie Sohn ne constate pas autre chose, avançant même que plus de 97% des attentats à la pudeur ont été consommés sur des petites filles767. Malgré tout, Ambroise-Rendu a relevé que depuis les années 1880, nombre de textes législatifs et de discours médiatiques nous montrent une égalité des sexes entre les

766 Extrait de son roman L'Insoutenable légèreté de l'être.

767 SOHN (1996-a), p. 42.

victimes d'abus sexuels768. Bien sûr, ces annonces ne s'appliquent qu'à une période récente, mais invitent à se questionner sur les plus anciennes. Il semble peu probable que ce soient les envies et orientations des abuseurs qui aient pu changer en un siècle. Nous devons donc formuler d'autres hypothèses : les conséquences d'un attentat sur un garçon sont bien moins visibles que celles sur une fille, et par leur nature, apparaissent aux yeux des victimes comme sans grande gravité. Nous essaieront d'éclairer ces propositions a partir des exemples qui ressortent des dossiers de procédure.

Poursuivons notre travail de description par l'âge des victimes : celui-ci a son importance car il fait varier les façons d'aborder l'enfant, et modifie les pratiques sexuelles employées. En Touraine, la majorité des filles sont abusées avant l'âge de dix ans, pour les garçons l'estimation est comparable. En moyenne, les premières citées sont agressées pour la première fois autour de neuf ans et neuf mois, pour leurs homologues masculins la moyenne s'établit a dix ans. Les chiffres sont semblables pour les affaires incestueuses : neuf ans et sept mois769. La classe d'âge la plus touchée est en revanche différente selon le sexe : les filles les plus abusées ont dix ans, chez les garçons la classe la moins épargnée est celle des douze ans770. L'amplitude des âges relevés est moins étendue pour les victimes masculines, ce qui est peut-être dû a la faible représentativité de l'échantillon : aucun garçon n'a été abusé avant quatre ans, aucun après treize771. Pour leurs alter egos elle est plus large puisque la plus jeune victime féminine a deux ans, et la plus âgée dixsept. Si la quasi-majorité des enfants abusés a entre huit et onze ans, c'est qu'ils commencent a acquérir un semblant d'autonomie.

En effet, les enfants de la fin du XIXème siècle sont mis à contribution, et ce dès le plus jeune âge. Après l'école ou bien l'été, on leur confie les volailles, puis ensuite les agneaux et les moutons, qu'ils doivent mener aux pâturages. Avant la première communion les enfants des deux sexes s'occupent des mêmes animaux. C'est par la suite que cela

768 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 247.

769 Chiffre corroboré par Anne-Marie Sohn pour qui plus de la moitié des crimes incestueux sont perpétrés sur une fille de huit à douze ans. (SOHN (1996-a), p.65.).

770 Comme les jeunes garçons sont souvent agressés a l'école, ils sont donc plus nombreux que les filles a se faire attoucher en groupe, ce qui peut déformer les résultats si, par exemple, cinq individus d'une même classe d'âge sont victimes d'un même instituteur. Cette altération est d'autant plus importante qu'elle concerne un échantillon moindre que celui des files.

771 Pour cette limite haute, la raison est strictement pénale : le viol sur un individu de sexe masculin n'est pas reconnu, et se trouve inscrit dans les attentats à la pudeur. Ce qui impose que le crime ait été violent pour qu'il soit passible de poursuites au tribunal d'assises.

change : les filles se voient confiées les vaches et les travaux de l'étable, ainsi que certaines tâches ménagères. Les garçons doivent s'occuper des cochons puis des boeufs772.

D'autres enfants sont placés en domesticité après leur première communion, ou à la sortie de l'école773. Dans les régions rurales, cette situation touche un jeune sur quatre774. Cette mesure concerne en grande majorité les filles, qui représentent plus de quatre domestiques non-agricoles sur cinq775. Cette tradition est toutefois sur le déclin dans les dernières décennies du siècle776. Un attentat sur cinq est commis sur une fille ayant une profession ancillaire - bergère, servante, fille de ferme777. La promiscuité, à la manière des affaires incestueuses, joue un rôle dans les débordements : un folkloriste note à la fin du siècle que « les parents couchent, en général, à la cuisine, tandis que les enfants et les domestiques de l'un et l'autre sexe sont répartis dans les autres chambres, souvent une seule »778. Les jeunes domestiques sont souvent victimes du harcèlement sexuel de la part du maître, de ses fils ou encore des autres domestiques779. Cela toucherait un tiers de celles-ci780. Il n'est pas rare de croiser dans nos archives des hommes qui changent très souvent de servantes pour cette raison. Selon les estimations du Compte général de 1890, un avortement sur dix est attribué à ces dernières781. Les aspects néfastes d'une telle occupation trouvent un écho dans l'affirmation suivante : seulement 6% des attentats à la pudeur et 4% des viols touchent une fille de milieu favorisé782.

Lorsque les enfants ne travaillent pas pour le compte de leurs parents ou d'autrui, ils vont
a l'école. Celle-ci est en fort développement au XIXème siècle, et s'adresse à une grande
majorité des enfants. En effet en 1881 naissent les écoles maternelles, qui sont toutefois

772 FARCY (2004), p. 23-24.

773 Ibid., p. 46. La situation pour ces enfants est meilleure dans les petites exploitations où « ils font partie

de la famille ~, dans les grandes fermes c'est au contraire une attitude despotique qui l'emporte.

774 Ibid., p. 59.

775 CHARLE (1991), p. 317. Les données énoncées sont pour l'année 1866, et prennent en compte les individus de tous âges.

776 Ibid., p. 144. Leur nombre baisse de 120 000 unités entre 1882 et 1892.

777 SOHN (1996-a), p. 252.

778 SEGALEN (1980), p. 142.

779 FARCY (2004), p. 51.

780 SOHN (1996-a), p. 252.

781 Anne MARTIN-FUGIER, La place des bonnes : la domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Grasset,

1979, p. 339.

782 SOHN (1996-a), p. 253.

le fait du milieu urbain783. Un an plus tard, on compte en Touraine 610 écoles primaires, laïques comme congréganistes, pour 282 communes. Selon les données issues des recensements, les trois quarts des filles âgées de six à treize ans sont inscrites dans une école, mais impossible de déterminer combien la fréquentent régulièrement. Dans tous les cas celles qui sont attaquées a l'école ou sur le chemin de l'établissement ne sont pas les plus nombreuses.

Les profils donnés sont assez peu bigarrés dans les chiffres, ce qui est normal au regard de l'âge des victimes. A présent que nous connaissons mieux les enfants de cette époque, voyons quels sont les moyens employés par les agresseurs pour les abuser, au deux sens du terme.

Corruption de l'innocence

Nous l'avons dit, l'enfant se caractérise par son innocence a priori, et c'est d'ailleurs ce qui attire une partie des agresseurs. Ils y voient la promesse d'une manipulation facile et par conséquent de rapports profitables. Mais parfois le criminel a une vision plus large que celle qui réduit cette liaison à une seule relation sexuelle. Il se met en tête d'éduquer à sa manière la jeune victime, et d'en faire une femme dans le corps d'une fillette. De tels faits sont très tôt pris en compte dans l'optique de défendre les bonnes moeurs de la société française. Dès 1810 le code pénal prévoit une répression en correctionnelle de la « corruption de la jeunesse », celle-ci ayant un large cadre puisqu'elle concerne toute personne âgée de moins de vingt-et-un ans.

Les faits extraits des dossiers judiciaires nous renvoient l'image d'un homme qui cherche, consciemment ou non, à devenir en quelque sorte le mari de la petite fille. La comparaison n'est pas valable pour les attentats sur les garçons, mais seulement pour des raisons verbales : un homme ne peut pas être le mari d'un autre homme. Mais cela n'empêche pas de construire une relation comparable dans les actes et dans leur évolution, ainsi que dans les sentiments qui animent réciproquement les deux partenaires. Au XIXème siècle la virginité féminine avant le mariage ayant l'importance qu'on lui connaît, il revient donc au mari d'éduquer sexuellement cette oie blanche qui lui a été confiée.

783 FREDJ (2009), p. 218. Elles sont au nombre de vingt-trois en Indre-et-Loire en 1882.

On peut poursuivre cette comparaison en égrenant les différentes étapes qui mènent à l'union finale. Bien entendu des dissemblances entre les cheminements, puisque dans les franges élevées de la société les futurs époux en règle générale ne quittent pas le cadre d'une relation platonique. Ils se « découvrent » donc seulement lors de la nuit de noces, alors que dans les classes populaires les relations ont déjà pu être plus élaborées sur le plan sexuel. Cela ne va pas jusqu'à consommer le mariage avant qu'il ait eu lieu, mais néanmoins on commence à en parler et même à expérimenter. Les baisers et les caresses se trouvent bientôt accompagnés des premiers effleurements sur les parties sexuelles. Enfin la nuit de noces est traditionnellement celle du dépucelage de la tendre épouse.

Cette gradation dans les actes a sa place également dans les relations criminelles entre un adulte et un enfant - nous l'évoquerons plus en détail dans quelques pages. Seulement, comme dans les mariages dont nous venons brièvement de retracer quelques traits, il faut préparer le terrain. En effet brusquer l'enfant dès le départ serait une bien mauvaise idée, qui lui ferait perdre toute confiance, et qui pourrait même amener à une dénonciation sans tarder. L'abuseur doit donc avancer dans sa démarche de pervertissement patiemment, et procéder par étapes.

La première est verbale : la mise en confiance passe par là, donc les premiers pas vers le pervertissement également. Les juges d'instruction et les procureurs se font souvent l'écho de telles manoeuvres : « A toutes trois il essayait de corrompre l'imagination, et leur apprenait toutes sortes de termes obscènes »784. Il ne faut jamais sous-estimer la curiosité d'un enfant, qui plus est s'il n'a pas encore acquis les codes de la société relatifs à la sexualité. « La curiosité est un vilain défaut », a-t-on coutume de dire. Cet adage bien souvent destiné aux enfants n'est que peu suivi, on peut le constater dans les dossiers judiciaires. Nombreux sont ceux qui bravent les interdits parentaux avec la candeur qui sied à leur âge.

Beaucoup savent de quoi il en retourne et ne sont pas dupes de la nature des propos auxquels ont soumet leur attention. On parle de « cochonneries » et cela ne plaît pas à tous les enfants, toutefois la grande majorité n'y voir rien de grave, tout juste quelque chose d'un tant soit peu révoltant. Pour passer outre cet a priori qu'on inculqué les

784 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet. La citation est extraite de l'acte d'accusation.

parents, l'agresseur peut employer une manoeuvre détournée qui consiste à masquer la finalité des mots en leur donnant les apparences d'un jeu, ou du moins d'une plaisanterie. Le meilleur endroit pour apprendre étant l'école, la plupart des situations de ce genre s'y déroulent. Un jeune instituteur libre est assez proche de ses élèves et pendant la classe se permet de faire avec deux doigts de la main gauche une sorte de trou dans lequel il fait passer avec un mouvement de va-et-vient un doigt de la main droite, tout en riant785. Les élèves font de même et de bon coeur, car ils ne voient pas pour quelles raison peu avouables leur maître leur raconte cela. Les garçons semblent d'ailleurs bien plus prompts a rire de ce genre de choses, mais il faut reconnaître que les filles n'ont pas la même éducation.

Mais revenons aux différents aspects que revêt la corruption. Le premier d'entre eux est d'ordre verbal, et consiste, comme une sorte d'étape préliminaire, a mettre des mots sur les éléments qui constituent le corps humain, et plus précisément sur les organes sexuels, bien entendu. Ce sont les tentatives de débauche les plus courantes, les plus inoffensives aussi. L'agresseur peut instruire sa victime sur le sexe masculin comme sur le féminin, toutefois il préfère le premier dans la plupart des cas. L'éventail du vocabulaire employé est très large, sans doute influencé par les particularismes locaux, allant des classiques « verge » et « bitte » aux expressions plus recherchées, telles que « la carabine » ou « le gros pouce ». Le lexique employé peut donc être classé en deux catégories, qui à défaut d'avoir les mêmes méthodes gardent les mêmes objectifs. Pour corrompre l'imagination de la jeunesse avec de vilains mots, on peut aussi leur adjoindre des dessins qui feront le lien entre le côté abstrait du vocable et le concret du visuel786.

Deuxième aspect du pervertissement, celui d'ordre visuel. Il se rapproche fortement de l'exhibitionnisme mais comporte une nuance tout de même. Nous l'avons vu, l'homme qui se montre nu cherche avant tout à se rassurer sur son intégrité physique. Ici il en fait de même, mais ajoute a cela une référence a l'évolution physiologique future de l'enfant. En d'autres termes il cherche a lui montrer comment il sera conformé lorsqu'il aura atteint sa pleine maturité sexuelle.

785 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.

786 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard. Ce domestique a montré à un groupe de petites filles deux esquisses représentant des verges, accompagnées de descriptions obscènes : « Pine à pucellage », « Mlle plotte mais couilles » ainsi que « Pine à putin de bordel ».

Quand la victime est de sexe masculin, ce qui ressemble a un cours d'éducation anatomique a pour objet la verge. Loin de l'idée de l'agresseur de détailler les éléments qui composent les organes reproducteurs de l'homme, il va plutôt en décrire l'utilité. Bien sûr il y a dans ces manoeuvres une autoglorification, une vantardise qui font dire a un soixantenaire lochois (( Tiens quand tu seras grand tu en auras une comme ça »787. Mais le caractère éducatif est là, l'adulte cherchant a éveiller l'admiration sur sa personne, et l'envie de devenir comme lui, tout au moins dans les « proportions ». Parfois il arrive que l'agresseur mêle a la séduction le caractère de la corruption, en flattant sa victime. Bien sûr il serait étonnant que celle-ci prenne le compliment comme tel, toujours est-il que les intentions sont là. (( Il doit être beau ma foi, à ton âge ! », lance un vieil homme qui cherche a attirer un garçon d'une douzaine d'années788.

On remarque en parcourant les dépositions et les témoignages que si les accusés sont diserts au sujet de leur membre viril, ils le sont nettement moins quand il s'agit d'évoquer celui de la gent féminine. Difficile de le croire tant il semble les attirer, eux qui désirent le toucher voire même lui (( faire du bien ». En effet on peut mettre des mots dessus - la (( mignonne » par exemple - mais quand il s'agit de rentrer dans le vif du sujet et de le décrire, les bouches se ferment. Peut-être est-ce là un dernier vestige du respect dû à l'intimité féminine. Décrire c'est « vulgariser », à comprendre ici aux deux sens du terme. Une seule affaire nous donne à voir le contraire : celle de deux petites filles toutes deux âgées de onze ans, qui ont pour leur malheur croisé le chemin d'un journalier qui s'est manifestement mis en tête de les instruire sur leur anatomie789. L'une d'elle a envoyé un billet à son amie sur lequel on pouvait lire : (( Je te dis que j'ai une bite qui est petite. Un biteau qui est bien gros et du poil qui commence à pousser ». Il semblerait que l'homme ait informé la petite sur l'existence de son clitoris, et c'est d'ailleurs l'unique évocation de ce type dans nos sources puisque seuls les médecins légistes semblent s'y intéresser et en parler.

Le pervertissement des petites filles et des jeunes demoiselles passe également par la
fière évocation du membre viril. De telles situations amènent parfois, quand elles sont

787 ADI&L, 2U, 637, affaire Musnier.

788 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

789 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet. La petite avoue avoir écrit ce petit papier, mais précise que c'est l'accusé qui lui a appris tous ces mots.

exagérées, a se demander s'il n'y a pas une touche d'érotomanie dans de telles pratiques. L'admiration des agresseurs pour leur propre objet phallique ne se dément pas, et ils tentent par là même de provoquer un semblable engouement chez leur victime. Évidemment ceci a également un objectif fonctionnel qui est d'attirer l'enfant a le toucher, voire à le masturber. Vient ensuite l'évocation de la fonction du membre érectile vis-à-vis de la gent féminine. L'autosatisfaction grimpe encore d'un cran lorsqu'un journalier soixantenaire qui exhibe fièrement son sexe dit que « c'*est+ bien joli que c'*est+ pour amuser les femmes » 790. Il récidive quelques années plus tard, annonçant « que les femmes aim[ent] bien ça quand elles [sont] grandes ».

Il faut à présent en dire plus sur cet âge fameux où les fillettes deviendront des femmes et pourront elles aussi s'amuser avec cette curieuse chose. Les agresseurs restent très terre-à-terre sur ce sujet et font preuve de bien moins d'imagination que lorsqu'il s'agit de nommer leur verge. Aucun ne mentionne les règles, tous en revanchent évoquent les poils pubiens. L'aisance avec laquelle ils parlent des leurs - « Mets-y donc ta main tu verras comme il y a du poil »791 - prouve l'importance symbolique qu'ils y apportent. Peut-être parce que la caractéristique est commune aux deux sexes, elle incarne la nubilité pour la fille et le « pouvoir sexuel » pour les garçons. « Tiens, voila le plaisir du ménage, regarde donc ça ne te fera pas de mal et quand tu seras grande tu auras du poil à ton cul [à prendre ici au sens de poil pubien] tout comme moi », proclame sans vergogne un scieur de long792. On peut relever au passage l'ambivalence du discours corrupteur : alors qu'il reconnaît que les plaisirs de la chair sont réservés aux grandes personnes, il n'a cure d'en révéler l'instrument a une enfant. Il semble ne pouvoir résister a l'envie d'être le premier a révéler a la petite fille ce qui en fera une grande.

Bien évidemment le rôle dévolu à la femme par la société toute entière est de perpétrer l'espèce en offrant au monde de beaux enfants. C'est l'étape suivante du discours corrupteur, mais arrêtons-nous un instant pour remarquer que ces hommes, si prompts dans leur agression à vouloir éviter toute grossesse de la jeune fille, parlent bien souvent de cet objectif de procréation au moment de débaucher la victime. Lorsque le but de la discussion est purement éducatif - quand ne se cache pas derrière la promesse d'un

790 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault.

791 ADI&L, 2U, 674, affaire Grosbois.

792 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

attentat imminent -, ils ne sont pas plus nombreux à évoquer le plaisir charnel que la mission reproductrice. Peut-être est-ce là une volonté de garder la confiance de la petite interlocutrice en restant dans le cadre dans lequel la sexualité est traditionnellement confinée - du moins dans les conversations avec les enfants. Et si certains soulignent l'amusement lié a l'activité sexuelle et prennent soin d'associer la femme dans les voluptés de la chair, d'autres sont plus volontiers misogynes. Émile Trouvé n'a que dixneuf ans mais a déjà une idée bien précise du rôle dévolu selon lui à la gent féminine793. Devant témoin il n'hésite pas a exposer ses projets concernant la jeune domestique de douze ans qu'il se plait a séduire au point de la rendre semble-t-il consentante à ce qui était au début un acte criminel en bonne et due forme. Un témoin déclare que le jeune homme a dit « qu'il allait la dresser en s'amusant cette année et que plus tard elle ferait une fameuse putin, qu'il était bon maître d'école ». Voila donc le seul exemple avoué d'instrumentalisation de la jeune fille comme « objet sexuel ». La plupart, bien que similaires sur le fond, s'en distinguent sur la forme, comme ce cultivateur qui dit a sa victime consentante que le Bon Dieu a fait les petites filles exprès pour qu'on leur fasse cela794.

Plus nombreux sont ceux qui voient dans leur jeune victime une future mère voire un futur père, et qui comptent bien lui apprendre comment le devenir. L'exemple que nous avons trouvé concernant un garçon ne va pas aussi loin dans la description de la fabrication des enfants que ceux qui s'adressent aux filles. Un enfant de dix ans se voit dire « Tu bandes, tu ferais bien des enfants » par son voisin qui pourrait être son grandpère795. Mais puisque la plupart des victimes sont de sexe féminin, ces dernières sont bien plus nombreuses à subir de tels discours. Ici l'éducation délaisse le membre viril pour s'intéresser de plus près au sperme, dont l'importance n'est jamais démentie dans l'esprit des hommes, et pas seulement celui des abuseurs d'enfants. Certains se font vagues comme ce vigneron de soixante-trois ans qui montre son sexe en apprenant aux petites filles que c'est par là que les enfants sortent796. D'autres mêlent la théorie a la pratique et lancent au moment fatidique : « Regarde bien ce qui va sortir de là-dedans, c'est avec ça

793 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

794 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.

795 ADI&L, 2U, 674, affaire Landais.

796 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.

qu'on fait les enfants ))797. Comme ce n'est visiblement pas assez, on peut rentrer encore plus dans les détails à la manière de ce domestique qui explique après éjaculation à ses trois interlocutrices qu'il faut quatre verres de cela pour concevoir un enfant798. Quand certains ajoutent à cela des dessins représentant un homme et une femme faisant l'amour799, il ne reste en somme plus que la pratique pour que ces jeunes enfants perdent totalement leur innocence. C'est le stade auquel est arrivée une fillette de six ans qui annonce - fièrement ? - à sa mère : « Tu me disais que c'était le bon Jésus qui envoyait les enfants mais c'est papa qui m'a fait ))800. C'est ce que regrette une mère de famille qui se confie au curé du village, lui avouant que sa fille de dix ans « était instruite dans tous les menus détails sur ce qui concerne les choses du sexe ))801.

Cette méthode est régulièrement employée par les auteurs de crimes incestueux, sans doute par ce que leur position naturelle d'éducateur de leurs enfants les y pousse plus sûrement que les autres. Leur sensation d'omnipotence et leur volonté de faire de leur fille leur bien personnel et inaliénable les incite à vouloir être leur premier amant, et avant toute chose, le premier à leur révéler comment elles ont été conçues. Un couvreur amboisien en est le parfait exemple, voici son discours : « Prend une serviette, je vais te faire comme je fais à ta mère, je vais te montrer comment se fait un petit enfant, tu n'es pas assez bête de croire qu'ils viennent par le chemin de fer au moins comme cela tu le sauras *
·
·+ ))802.

Dernier exemple de corruption, et pas des plus rares, celui qui consiste à inciter les enfants à se faire des attouchements entre eux. Cette situation relève indéniablement de la perversité de celui qui en est a l'origine. Si l'un d'eux ne fait que conseiller a un petit garçon de relever les jupons des filles, d'autres n'hésitent pas a aller plus loin803. Nous avons recensé plusieurs cas de cet acabit, dont celui d'un homme qui demande a une petite victime de masturber son petit frère, ou un autre qui incite à en faire de même sur

797 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

798 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard.

799 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

800 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

801 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.

802 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

803 ADI&L, 2U, 672, affaire Picard.

des petites filles : « Quand tes petites soeurs seront couchées, tu relèveras leur chemise et tu mettras un doigt dans leur derrière »804.

La corruption de la jeunesse obéit à une volonté double : premièrement, l'adulte souhaite avoir la primauté sur l'éducation sexuelle de la jeune victime. Bien que cela soit impossible à vérifier dans la plupart des cas, il semble que cette manoeuvre ne cache pas nécessairement un viol a court ou long terme. Le plaisir d'apprendre à son prochain, qui plus est des choses interdites, prime. Deuxièmement, l'agresseur veut créer un lien avec sa victime, afin que celle-ci s'enthousiasme en retour. C'est l'expression se rapportant le plus a l'exhibitionnisme, qui a pour but de susciter l'admiration afin de redonner confiance en lui à l'agresseur. Bien que de telles manoeuvres ne constituent pas un crime du point de vue pénal, en réduire la signification serait maladroit. Elles restent très mal vues, aussi bien par les citoyens ordinaires que par les magistrats. Ambroise-Rendu nous offre l'exemple d'un président de cour d'assises qui semble accorder bien plus d'importance a la notion de pervertissement de la jeune victime qu'à celle d'attentat physique, qui ne souille que le corps805.

Attirer et maîtriser l'enfant

Nous avons analysé en amont comment les criminels sexuels séduisaient leur jeune victime, ou bien la violentaient pour mieux la duper. La recherche d'une petite fille ou d'un petit garçon que l'on connaît et qui aura confiance, ou bien d'une idiote, sont des atouts pour parvenir à ses fins806. Soit parce que ces ruses ne sont pas suffisantes, ou tout simplement parce que l'abuseur n'a pas jugé bon de s'en servir, il existe une autre moyen de forcer la confiance de la future victime : les menaces ainsi que les promesses et les rétributions.

Il faut bien noter que les intimidations dont il est ici question ne mènent pas toute à une violence exercée sur la victime. Dans la majorité des cas la victime s'exécute et évite le châtiment promis. Il est impossible de quantifier ces brutales approches car tous les enfants n'en parlent sans doute pas. En revanche lorsqu'ils le font, on peut évaluer les proportions que prennent telles ou telles menaces.

804 ADI&L, 2U, 713, affaire Elmanouvsky, 647, affaire Ligeard.

805 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 174.

806 Un viol sur cinq et 6% des attentats à la pudeur touchent une idiote. (SOHN (1996-a), p. 252).

Le moins qu'on puisse dire, c'est que les attoucheurs n'ont pas peur des mots : dans quatre cas sur dix, ils terrorisent l'enfant en le menaçant de mort. Les formules employées peuvent être classiques comme plus originales, ce qui n'est pas forcément une mauvaise idée car cela peut impressionner encore plus la victime, car on n'emploie pas le terme, assez vague finalement, de « mort », mais un autre qui renvoie plus à une réalité. On trouve, pêle-mêle, des hommes qui brandissent un couteau, qui parlent de pendaison, d'étouffement, ou encore de jeter les enfants dans un puits. Il est important de souligner que ces formes de pression sont surtout le fait des pères incestueux, qui savent que leur victime ne peut fuir leur présence et donc cette épée de Damoclès. Viennent ensuite d'autres formes d'intimidation qui regroupent plus d'un tiers du total, et toujours dans le registre de la violence physique : on parle de battre la petite victime, avec les mains, un fouet ou encore une règle d'école. Plus en retrait, les chantages à la prison : dans 13% des affaires l'accusé a sans scrupules menacé de prévenir les gendarmes ou d'envoyer l'enfant derrière les barreaux. Enfin, dernier groupe représentant un cas sur dix, celui des menaces incertaines, dans un futur plus ou moins lointain : un jeune homme tente d'épouvanter sa victime en lui annonçant que si elle ne consent pas a se laisser toucher, son camarade lui fera la même chose que lui essaie déjà de faire807. La plupart du temps, l'agresseur se contente d'annonces comme « Tu me le paieras » ou « Je te retrouverai ». Cette technique pour soumettre l'enfant a sa volonté n'est pas la plus répandue, bien plus souvent le criminel emploie une voie plus louche, celle des promesses et des rétributions.

Celles-ci sont un peu simples à chiffrer car elles laissent des preuves matérielles - sauf dans le cas d'une promesse sans effet. Quatre victimes sur dix ont été approchées de la sorte. On peut classer ces présents en trois catégories : l'argent, les objets, et la nourriture et les boissons. Dons et promesses confondues, le première groupe regroupe 43% du total, contre 21% pour le deuxième et 36% pour le troisième808.

Le numéraire proposé est, à la façon des règlements infrajudiciares, dépendant de la
volonté et de la bourse de l'agresseur. L'amplitude constatée est importante, allant de la

807 ADI&L, 2U, 679, affaire Chamballon.

808 Si l'on sépare les dons effectués des promesses non-tenues, les chiffres sont sensiblement les mêmes : tout au plus il y a une plus grande propension a proposer de l'argent quand il s'agit de ne pas le donner ensuite.

pièce d'un sou - équivalente à cinq centimes de franc - aux pièces de plusieurs francs. Toutefois dans la majorité des cas, surtout quand la victime est très jeune, on ne parle que de centimes. Anne-Marie Sohn a été plus loin dans la description, fixant le prix « d'achat )) d'un enfant entre dix et vingt-cinq centimes809. On en trouve même qui se paient le luxe d'un cynisme invraisemblable : « Je te donnerais bien dix sous, mais je ne peux pas, je n'ai que des pièces de vingt sous sur moi », annonce un jeune journalier à sa victime810 ! Beaucoup de celles-ci vivent dans des familles aux revenus modestes, ce que leurs bourreaux savent bien, c'est pourquoi l'argent leur apparaît comme un bon moyen pour corrompre l'enfant, ou d'éviter une possible dénonciation. Ces derniers peuvent se laisser tenter par ce qui leur apparaît comme une certaine forme d'autonomie vis-à-vis des parents.

Dans la deuxième catégorie se trouvent les objets les plus divers, proposés en fonction du sexe de la victime, de son âge ou de ses goûts. Comme les filles composent la majorité de celles-ci, les habits, et notamment les robes, ainsi que les bijoux, occupent une place de choix dans cet inventaire. On trouve également des fleurs, des objets moins féminins comme des jouets ou des images, obtenues en classe, et même des consommables à résonance plus masculine, les cigarettes par exemple.

La nourriture et la boisson ont une importance semblable a celle de l'argent dans la tête de l'enfant. La pauvreté dans laquelle il vit parfois le prive des plaisirs sucrés offerts aux autres, aussi les récompenses les plus courantes sont des fruits - souvent des poires et du raisin -, des friandises ainsi que des gâteaux. La proposition peut viser les aliments de base, que la victime est contente de ramener chez ses parents car cela lui donne l'impression d'être utile au fonctionnement de la famille et d'en défendre la pérennité. Les pommes de terre et le pain sont donc les comestibles les plus fréquemment offerts, sans doute également parce c'est ce que les abuseurs ont sous la main811. Pour ce qui est des boissons, les propositions de ce type sont rares, et ne concernent que les garçons.

809 SOHN (1996-a), p. 75. Ces données ont été calculées sur la période antérieure à 1914.

810 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.

811 Le pain est une denrée de base, en 1880 chaque Français en consomme 295 kilogrammes par an, donc près d'un par jour. Par la suite ce chiffre décline, la consommation devient plus variée. (BARJOT, CHALINE, ENCREVÉ (1995), p. 348.).

La majeure partie des enfants abusés accepte la contrepartie offerte, sans penser à mal la plupart du temps. Une jeune fille de douze ans avoue sans honte : (( cela me plaisait beaucoup car il me faisait toujours des cadeaux »812. Une autre se fait encore plus explicite : (( Si je l'ai fait c'est l'appât des sous qu'il me donnait qui m'a décidé », racontet-elle813. Sans en comprendre les tenants et aboutissants, une poignée de victimes se donne a l'agresseur avec l'innocence qui sied à son statut. (( Je me suis laissée faire ne sachant pas que c'était mal », explique une fillette de neuf ans814. Une fois encore, la pudeur d'une partie de la société au sujet de la sexualité, et du corps en général, est a l'origine de telles situations. (( J'ignorais complètement la chose a laquelle il m'avait initié », se défend un jeune homme abusé dans sa jeunesse815. Néanmoins chez certaines, idiotes, la raison n'est pas d'ordre culturel : (( Elle a dû se laisser faire sans avoir conscience de la gravité des actes auxquels se livrait *l'accusé+ »816.

D'autres sont en revanche plus vénales et pratiquent une sorte de prostitution appliquée aux mineurs. De la sorte on découvre des jeunes filles qui recherchent, faisant fi de la pudibonderie de l'époque, à profiter de l'attirance de certains hommes pour les corps pas encore formés. Un exemple illustre parfaitement ce point, et a pour décor la ville de Tours, ce qui n'est pas anecdotique puisque c'est visiblement le lieu de prostitution le plus connu du département. La jeune Mathilde, a peine âgée de treize ans, et fille d'une prostituée, (( accoste », selon le terme employé par les témoins, des inconnus sur les quais, en compagnie de ses amies du même âge817. Lorsqu'elle voit passer un domestique d'une quarantaine d'années, elle dit a ses camarades qu' (( il a l'air cochon », et lui demande de les suivre dans un coin reculé.

Le consentement peut même, dans certains cas assez rares, être le fait d'un réel plaisir éprouvé par l'enfant. « C'est toujours volontairement que je me suis donnée à lui », avoue une jeune fille de douze ans818. Une autre du même âge protège même cette relation interdite, informant une domestique qui lui fait des remarques que cela ne la

812 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

813 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

814 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.

815 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

816 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.

817 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard.

818 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

regarde pas819. Parfois ce sont elles, qui déjà touchées par le même homme, finissent par se laisser faire et demandent a ce qu'il s'amuse en leur compagnie. En règle générale une telle relation s'établit avec une adolescente, ou presque, mais ce n'est pas pour cela qu'elles sont réglées et donc « femmes ~ sexuellement parlant. En effet cet état n'est pas forcément nécessaire pour ressentir les prémices des plaisirs de la chair : « Toute muqueuse génitale excitée chez l'enfant engendre un plaisir qui est d'ordre physiologique, par sécrétion d'une hormone, l'ocytocine », explique un psychiatre820. Sigmund Freud écrit en 1905 dans La Sexualité infantile que celle-ci n'est pas la réalisation directe d'une activité sexuelle, mais plus généralement d'une recherche du plaisir821. Attention toutefois à ne pas inverser les rôles : « Les enfants sont toujours ceux qui souffrent de l'exploitation sexuelle, même quand ils participent volontairement et avec enthousiasme aux rapports sexuels », défend une psychiatre822.

La situation opposée mais rarissime, a savoir l'absence de plaisir, peut pourtant amener aux mêmes abus. Puisque la victime n'a pas mal, au contraire de la majorité, elle ne conçoit pas que l'acte auquel elle se soumet puisse être tout de même répréhensible. Cette position n'est pas sans rappeler celle occupée par une partie de l'opinion et des parents, face a l'absence de conséquences physiques observables. Euphrasie, petite fille d'une demi-douzaine d'années, en est le parfait exemple : « Cela ne me faisait pas trop de mal, mais cela ne me faisait pas trop de bien non plus », déclare-t-elle823. La découverte des sens et la curiosité sont donc a l'origine de ces situations.

La victime n'est curieuse des attouchements dont elle est l'objet justement parce qu'elle ne se sent pas victime d'un acte répréhensible aussi bien moralement que pénalement. La recherche du plaisir emprunte des chemins dont elle ne saisit pas l'inadéquation a son âge. « *...+ Je voulais voir ce que c'était », répond une petite fille au magistrat qui lui demande pour quelle raison elle ne s'est pas débattue824. Comme Fénelon deux siècles plus tôt dans son Traité de l'éducation des filles, les abuseurs semblent se dire que « la

819 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

820 SIMON (2004), p. 45.

821 Nadeije LANEYRIE-DAGEN (dir.), Les grands évènements de l'histoire des enfants, Paris, Larousse, 1995.

822 Suzanne M. SGROI (1986), cité dans Yves-Hiram L. HAESEVOETS, L'enfant victime d'inceste : de la séduction traumatique à la violence sexuelle, 2ème édition, Bruxelles, De Boeck université, 2003, p. 117.

823 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.

824 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.

curiosité des enfants est un penchant de la nature *...+ ; ne manqu*ons+ pas d'en profiter ».

Il n'est pas étonnant que la victime ne comprenne pas la gravité de ces actes, car n'ayant pas les connaissances suffisantes sur ce sujet, elle n'y voit qu'une sorte de jeu éducatif. Certaines s'en font d'ailleurs l'écho devant le magistrat instructeur sans aucune honte : « Je ne résistais pas, car cela m'amusait », déclare une jeune fille abusée par son père, puis devenue consentante825. Les garçons semblent être assez imprégnés par ce mode de pensée, sans doute parce que les exemples que nous avons trouvés ne comportent que des actes de masturbation réciproque. Cela les fait même rire, signe sans doute que leur ressenti physique n'est pas celui que l'agresseur aurait attendu. Cet esprit du jeu influence grandement la jeune victime, qui participe activement a ce qu'elle ne sait pas être un crime. Âgée de huit ans, une Tourangelle ne contredit pas l'accusé lorsqu'il raconte qu'une fois qu'elle a relevé ses jupons sur sa demande elle a demandé a ce qu'il lui fasse voir le sien826. Une fois que l'homme s'est exécuté, elle aurait même ajouté : « Je voudrais bien toucher aussi ». La curiosité des enfants n'est plus a démontrer et les mène parfois sur des chemins dangereux.

L'acte leur semble si ludique que les petites victimes en entraînent innocemment d'autres. Une petite, victime des agissements de son père, lui amène ses camarades de classe, sans paraître traumatisée par cette faveur qu'on lui demande827. Dans une autre affaire une des fillettes ne refuse pas les propositions malhonnêtes qu'on lui a formulées, précisant par contre : « Je veux bien mais après ma petite camarade »828. Pire encore, cette corruption a parfois des conséquences au sein même de la famille, en témoigne une adolescente qui, abusée par son père demande un jour a sa jeune soeur : « Pourquoi ne veux-tu pas le faire avec papa ? Moi ça me fait du bien ! »829.

Si l'immense majorité des enfants victimes d'attentat reste sans défense face aux
atteintes dont ils sont l'objet, une petite partie de ceux-ci, souvent âgés, se débat tant
bien que mal. Bien évidemment, le déséquilibre des forces fait que jamais il ne peut

825 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.

826 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

827 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain.

828 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

829 ADI&L, 2U, 747, affaire Sarton.

prendre le dessus sur son agresseur, cependant il peut, par sa vaillance ainsi que son endurance, l'amener a abandonner ses odieux desseins. On comprend bien toute l'importance de la révision pénale de 1832, car face a un adulte non seulement il faut que l'enfant ait la force de se défendre et surtout d'en imprimer les marques sur le corps de son agresseur, mais aussi il faut qu'il en ait eu seulement l'idée. Et lorsqu'il s'agit de défendre son intégrité physique et morale, les petites filles et les petits garçons ne manquent pas de ressources. La plupart du temps ils menacent d'appeler parents et gendarmes, se contentent de mettre des coups de pieds ou des gifles a l'assaillant, parfois en criant « a l'assassin !». D'autres font preuve de plus d'originalité : on peut lancer des pierres et même des mottes de terre, menacer de faire mordre le chien, voire même de faire pipi dans la main.

Les abuseurs, conscients de ces possibilités de révolte, anticipent parfois, comme ce domestique qui prend soin d'arracher les sabots de sa malheureuse proie afin d'en éviter toute utilisation à son encontre830. De la même façon, un certain nombre d'agresseurs s'emploie au préalable a neutraliser la victime, en lui tenant les mains et lui entravant les mouvements des jambes - ce qui peut laisser des traces sur le corps de l'enfant et amener a une qualification d'attentat a la pudeur avec violence. Dans une affaire incestueuse, le père maîtrise sa fille et se contente d'attendre qu'elle s'essouffle pour la violer. Dans près de 3% des cas, il l'empêche de crier, soit en mettant sur sa bouche un linge, soit sa main, voie même en lui serrant la gorge - cette manière de procéder étant la marque du viol. Dans de rares cas, l'abuseur ne s'embarrasse pas de telles brutalités, et fait boire du vin au préalable ou des liqueurs à sa victime : « Il les faisait boire jusqu'à leur faire perdre la raison »831.

Ainsi l'enfant, lucide sur ses chances en cas de lutte, préfère parfois ruser, ce qui peut effectivement avoir une incidence puisque certains agresseurs n'osent pas employer a outrance leur force physique, et se retirent. Malgré tout, ce déséquilibre inhibe la plupart du temps la jeune victime, qui se laisse faire, ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle consente à quoi que ce soit. « La frayeur de la victime lui enlevait la force de crier », écrit

830 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.

831 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

un procureur832. Elle se contente de pleurer, de crier voire d'implorer, ce qui peut suspendre l'agression dans certains cas. Malheureusement, tous ces moyens offerts à la victime n'ont souvent aucun effet, et laissent l'agresseur en user a sa guise.

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Si les agresseurs sexuels se prêtent déjà mal au petit jeu de la classification, que dire de leurs victimes. Ce statut dépendant de l'attentat et donc de la volonté de son auteur, l'enfant abusé n'est pas réellement acteur du crime. Aussi puisque sa personne et sa personnalité sont assez peu déterminantes dans l'agression, en étudier les contours perd de son intérêt. Ce n'est pas parce qu'une petite fille est servante qu'elle se fait attaquer, mais parce qu'on la voit avant tout comme un être doublement fragilisé, par sa condition d'enfant ainsi que de domestique.

La corruption de la jeunesse n'obéit pas tout a fait aux mêmes règles. Elle sert avant tout chose a servir le narcissisme de l'agresseur, qui éduque pour mieux dominer. Cette domination est toujours l'objectif final de l'abuseur, seulement les chemins empruntés pour y arriver ne sont pas toujours identiques. Quoi qu'il en soit, une multitude de contraintes s'offrent a lui afin de forcer l'enfant : verbale, visuelle, tactile, et bien sûr physique833. Quand certains préfèrent la rapidité alliée a la force, d'autres privilégient l'agression « en douceur » : la mise en confiance de la victime, les liens - paternels, de camaraderie ou d'éducation corruptive - noués, puis par une gradation des actes jusqu'à la satisfaction de cette passion.

832 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.

833 SIMON (2004), p. 40-47.

Chapitre III : L'attentat et ses conséquences

A présent que nous avons présenté les lieux de l'agression, ses deux protagonistes ainsi que les méthodes employées pour y arriver, il reste à rentrer dans le vif du sujet. Tant de paramètres matériels et humains entrent en jeu et doivent être décryptés, alors que l'attentat ne dure généralement qu'une poignée de secondes, quelques minutes tout au plus. En revanche, leur incidence sur l'existence de l'agresseur comme celle de la victime est bien plus étendue.

De la masturbation au viol, panorama des diverses pratiques sexuelles

L'ensemble des dossiers de procédures nous offre un tableau diversifié des pratiques sexuelles relatives a l'attentat a la pudeur et au viol. Celles-ci, bien que parfois l'oeuvre de personnages pervers, ne sont jamais extrêmes dans le sens oü on l'entendrait aujourd'hui. Par exemple, bien que la pratique ait été codifiée antérieurement à notre période d'étude par le célèbre marquis de Sade, on ne trouve aucune trace d'attentat a caractère sadique. Cependant, une partie des usages que nous avons rencontrés est considérée a l'époque comme une débauche marginale et qu'on se doit de marginaliser. Nous les avons classées par ordre inverse de gravité - sans doute de manière subjective, mais en essayant de les regrouper par type - mais dans la chronologie de l'attentat. En voici la liste : exhibitionnisme, baisers, caresses, masturbation « autonome » de l'agresseur, masturbation de la victime par ce dernier, puis inversement. Ensuite viennent les rapports buccaux composés de la fellation et du cunnilingus, ultérieurement les attouchements, tout d'abord de la victime sur son bourreau, puis inversement, avec la main ainsi que la verge. Enfin, les attentats les plus graves : sodomie, viol et tentative.

A la manière d'un véritable attentat, commençons par les pratiques préliminaires. Après avoir parfois conversé avec sa victime et tenté de la séduire ou bien de la mettre en confiance - « Tu es bien gentille », « Tu es bien mignonne »834 -, l'agresseur peut soit montrer son sexe, soit tenter de la séduire par des baisers et des caresses. Nous ne reviendrons que brièvement sur l'exhibitionnisme car nous avons parlé de ses atours dans

834 ADI&L, 2U, 696, affaire Léanté.

un chapitre antérieur, nous nous contenterons de donner quelques chiffres. Il est d'ailleurs difficile de faire une évaluation de leur nombre réel car la limite est floue entre exhibition véritable et simple exposition des parties sexuelles, avant un acte plus grave par exemple. Toujours est-il que près d'une victime sur cinq est concernée par un fait de cet acabit. Si le procès pour attentat à la pudeur débouche sur un acquittement, la magistrature se réserve le droit de poursuivre l'accusé en correctionnelle pour ces actes d'exhibition, a condition qu'ils se soient produits dans un lieu public.

Avec les baisers débutent les contacts physiques à proprement parler. Ceux-ci sont la marque d'une recherche d'affection, et l'espoir de voir ce geste accepté montre combien les agresseurs sexuels recherchent avant tout le consentement de leur victime. Celles-ci sont 18% à avoir été abusées de la sorte, et cela suffit pour engager des poursuites pour attentat à la pudeur835. Il faut dire qu'au XIXème siècle la majorité de la population rejette le baiser sur la bouche, bien qu'à la fin de cette période il tende a se diffuser836. Les acteurs du crime sont peu prolixes sur la zone où il est déposé, sans doute sur la bouche la plupart du temps, mais rien ne permet de donner des proportions plus précises. On peut signaler que le baiser avec la langue est banni des habitudes et n'est jamais mentionné dans notre corpus.

Si beaucoup de baisers sont placés sous le signe du consentement car proposés et non imposés, on ne peut pas en dire autant des caresses. Elles représentent la première contrainte véritable exercée sur la victime, bien que cette dernière ne la ressente pas comme une atteinte grave à sa vertu. Elles sont mentionnées par plus de 8% des victimes, mais leur aspect secondaire a sans doute poussé certaines à les passer sous silence dans leurs dépositions et interrogatoires. La majorité de ces contacts se fait au niveau des cuisses, sorte de prélude à un attouchement des parties sexuelles. On en trouve parfois au niveau du ventre, et très rarement sur les seins, que l'agresseur peut également embrasser - bien que cela soit extrêmement rare, le seul exemple que nous ayons trouvé étant celui d'une relation incestueuse. Au même titre que les baisers, les caresses sont la marque d'une approche « douce », qui tente de mettre la victime en confiance, en donnant a un crime l'apparence d'une relation ordinaire.

835 Arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 1881.

836 SOHN (1996-a), p. 94.

Dernière étape des approches préliminaires, la masturbation. Tout d'abord celle de l'accusé qui satisfait tout seul sa passion : elle est citée par à peine 4% des victimes. Elle n'est pas nécessairement empreinte de pédophilie contrairement aux apparences, car parfois c'est de cette manière que les abuseurs parviennent a l'éjaculation si les autres moyens employés n'y ont pas amené. Ce n'est donc pas la vision d'un enfant, même en partie dénudé, qui a produit la jouissance.

Plus nombreux sont les cas oü c'est a la victime de manipuler ainsi le sexe de son agresseur : plus de 14% de celles-ci l'ont évoquée. Soit l'abuseur en fait la demande explicite - « Branlez ~, ordonne un maître d'école837 -, soit il prend la main de l'enfant - assez jeune la plupart du temps - et la pose sur son sexe, en montrant comment s'y prendre. Cette pratique est surtout le fait de l'attentat a caractère homosexuel, puisqu'environ les deux tiers des victimes sont de sexe masculin - ce qui signifie que plus d'un garçon sur deux est abusé de cette manière, contre seulement une fille sur vingt environ. Les instituteurs et les ecclésiastiques sont friands de ces usages car comme la grande majorité des attouchements ont lieu au milieu des autres enfants, il est commode de rester entièrement habillé. Aussi les maîtres et les curés enlèvent les coutures de leurs poches de pantalon, permettant ainsi a la victime d'y passer sa main sans trop attirer l'attention.

Dernier cas de masturbation, bien plus rare et pour cause, celui de l'agresseur sur la victime, forcément masculine. Plus d'un cinquième de celles-ci ont dénoncé de tels actes. Leur moyenne d'âge, neuf ans et demi environ, illustre le décalage des abuseurs avec les réalités physiologiques. Du reste aucun garçon n'a déclaré avoir joui a la suite de l'attentat, bien que cette information soit a placer au conditionnel a cause de la honte ressentie. Dans tous les cas cette situation montre une fois de plus que l'adulte tente de donner à ce crime les allures d'une relation profitable aux deux parties. De plus, la masturbation apparaît comme moins grave aux yeux de la population - nous aurons l'occasion d'en reparler -, ce qui renforce peut-être le sentiment d'impunité de l'agresseur.

837 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

Le sexe buccal apparaît davantage comme une perversion pour les contemporains de notre corpus. Cependant Lacassagne parle d'une « grande extension » prise par ce type de coït838. Son évocation s'accompagne de commentaires sur son aspect scandaleux et d'obscène839. L'Église place ces pratiques au même rang que la sodomie, c'est-à-dire à une place méprisée et rejetée. Elles sont a l'initiative des hommes que ce soit pour la fellation ou le cunnilingus, et ne se pratique qu'entre adultes expérimentés. C'est pourquoi imposer par la force ces rapports à une petite fille « montre le lien entre domination, sadisme et censure érotique »840. La première est peu répandue et n'a pas encore acquis la renommée qui sera la sienne grâce au président Félix Faure. Effectivement la majorité des femmes, de tous milieux d'ailleurs, la refuse841. Même son de cloche chez les jeunes filles : « *...+ Je ne suçais pas parce que je trouvais cela sale », témoigne une victime d'une douzaine d'années842. En effet, une raison d'ordre pratique existe également pour comprendre ce dégoût attaché à la sexualité orale : l'hygiène intime hasardeuse n'est pas pour arranger les choses843. Un ouvrier tourangeau qui apprécie visiblement le cunnilingus puisqu'il l'a pratiqué sur trois de ses quatre victimes, déclare ne pas avoir voulu lécher la dernière parce qu' « elle avait des boutons, que c'était trop gras et que c'était comme de l'huile »844. Un autre fait preuve de pragmatisme : « *...+ Après m'avoir lavée il me passait sa langue a mon c... et me suçait », déclare une jeune fille845.

Quantitativement, la fellation est bien moins représentée que le cunnilingus : plus de 4% des enfants ont dû se résoudre à la première, contre plus de 7% pour la seconde846. Quelles peuvent être les raisons de cet important écart ? Premièrement, les petites filles semblent moins révoltées par le cunnilingus, peut-être parce qu'elles voient moins cela comme une agression. Deuxièmement, il faut prendre en compte le haut-le-coeur éprouvé par certaines victimes lors de la fellation, qui les en dégoûte naturellement.

838 LACASSAGNE (1906), p. 739.

839 SOHN (1996-a), p. 96.

840 Ibid., p. 98.

841 Ibid., p. 97.

842 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

843 SOHN (1996-a), p. 100.

844 ADI&L, 2U, 717, affaire Moreau.

845 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

846 Qui plus est la totalité des enfants peut être victime d'attentat par fellation, quand le cunnilingus ne concerne que les filles. Ainsi, si on rapporte le nombre de cunnilingus a l'effectif féminin seulement, on s'aperçoit que 9% des filles abusées l'ont été de cette manière.

Troisièmement, il est plus aisé pour l'agresseur d'imposer un cunnilingus qu'une fellation car la première ne requiert pas une participation active de la part de la victime. La seconde est partagée à peu près équitablement entre filles et garçons. Seul un abuseur a pratiqué une fellation directement sur deux de ses victimes. L'amplitude d'âge de celles-ci est très importante, puisque sur les douze enfants agressés de cette manière, une a quatre ans, deux en ont cinq, et nous en avons répertoriées trois d'une douzaine d'années. Cette constatation ne se retrouve pas chez les filles sur lesquelles l'accusé a pratiqué un cunnilingus : la majorité n'est pas très âgée, et la moyenne se situe un peu en-dessous de huit ans. Ce dernier chiffre indique bien que nous sommes dans le domaine de la duperie, les petites filles se laissant faire car ne comprenant pas le sens de ces baisers et de ces léchages.

Les attouchements, contrairement aux pratiques buccales, sont bien plus répandus. Il en existe trois, le premier d'entre eux étant celui pratiqué, sous la contrainte, par la victime sur son bourreau. Il ne faut pas réduire le toucher dans ce sens à la seule masturbation, et d'ailleurs dans la plupart des cas il n'y a pas de lien entre les deux. Ces gestes, sortes de caresses sur le sexe de l'agresseur, ont été pratiquées par près de 13% des victimes. Celles-ci sont très jeunes pour la plupart, la moyenne d'âge se situant aux alentours de huit ans et cinq mois. Une nouvelle fois cela témoigne de la douceur qui caractérise, du moins en apparence, l'attentat sur un jeune enfant. L'agresseur semble également plus enclin à prendre le temps d'une relation basée sur l'éducation - la corruption diront les autres - de l'enfant.

Deuxième catégorie d'attouchements, les plus fréquents, ceux pratiqués avec la main. Par leur commodité et leur rapidité d'exécution, ils représentent le choix de la facilité pour les agresseurs. Ces agressions sont également faciles à dissimuler, toujours en prenant l'enfant sur ses genoux, ou en se cachant derrière un muret, un buisson, ou même derrière un parapluie. Avantage supplémentaire, ces attentats laissent beaucoup moins de traces sur la victime, et lorsque c'est le cas elles disparaissent assez rapidement. « Personne est capable de s'en être aperçu », affirme un homme en avouant avoir mis trois ou quatre fois son doigt dans le vagin d'une enfant847. Un tel sentiment d'impunité n'est pas rare et explique l'attirance des agresseurs pour cette pratique. Six victimes sur

847 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.

dix ont été abusées de cette façon, les attouchements manuels étant soit une sorte de préliminaire avant le coït complet, soit une solution de secours en cas d'échec du viol.

L'agresseur n'a qu'une chose a faire : baisser les jupons de sa victime pour satisfaire son dessein. C'est pourquoi il ruse pour pouvoir le faire plus facilement, par exemple en disant aux petites filles de ramasser des fruits. Il se joue plus aisément d'elles car les victimes de ce type d'attouchement sont beaucoup plus jeunes que la moyenne. Si l'on exclut les affaires où un crime grave - de la classe des trois cités précédemment - a été perpétré en plus de ces attouchements manuels, on obtient un âge moyen de la victime qui s'élève a huit ans et demi848. Il y a peu de choses a dire sur cette catégorie d'attentat a la pudeur, si ce n'est qu'il en existe deux types : soit l'attouchement est une simple caresse appuyée du sexe de la victime, soit l'agresseur enfonce un ou plusieurs doigts dans la « matrice » de celle-ci. Pour ce qui est de la première catégorie, les dépositions, de la part de la victime comme de l'accusé, ne sont jamais précises : jamais on ne dit quelle zone a été attouchée. Nous ne savons donc pas si ces criminels sexuels préfèrent caresser les lèvres ou plutôt le clitoris, par exemple. Seuls les examens médicaux pourraient éclaircir ces zones d'ombre, mais ils restent difficiles a interpréter. Aussi rien ne dit qu'un clitoris gonflé soit le résultat d'un attouchement perpétré précisément sur celui-ci. Pour le second type de manipulation, les dépositions se font parfois plus précises, l'agresseur pouvant indiquer de combien de centimètres son doigt a pénétré dans le vagin de sa victime. Quant aux garçons, leurs témoignages manquent très souvent de précision, bien que certains mentionnent des attouchements sur le gland. En revanche impossible de savoir si ceux-ci ont provoqué une érection chez la victime car ils passent toujours cela sous silence, sans doute par honte. Seuls les agresseurs se félicitent ouvertement de cela.

Quand l'usage des mains ne suffit pas a amener le plaisir souhaité, l'abuseur peut effectuer de semblables attouchements avec sa verge. Cette pratique est assez répandue puisque près d'une victime sur cinq a dû supporter de tels outrages. Attention toutefois a ne pas voir dans ces gestes la seule conséquence d'une tentative avortée d'introduction

848 Nous avons retranché les affaires incluant un crime plus grave, car cela pouvait signifier, comme nous l'avons dit plus haut, que le but de l'agresseur n'était pas d'attoucher la victime mais bien de la violer.

complète849. Ce procédé est bien plus le résultat d'une connaissance de la part de l'agresseur de l'anatomie des petites filles. Sachant qu'il lui est impossible de pénétrer sa victime, celui-ci opte pour une solution intermédiaire. Elle lui offre l'avantage visuel de ressembler a un coït complet, et lui permet, dans un cas sur quatre, d'atteindre tout de même la jouissance souhaitée.

Il nous reste à décrire la dernière classe de pratique sexuelle, celle des coïts. La sodomie est le moins grave car à la fin du XIXème siècle elle n'est pas considérée pénalement comme un viol, et ne peut donc être poursuivie que sous le chef d'inculpation d'attentat a la pudeur. Cependant elle est moralement considérée avec gravité, et rajoute à l'humiliation de la pratique celle de la position sexuelle. La commodité commande a l'agresseur de se placer sur le dos de sa victime, c'est le seul procédé que nous avons relevé dans les dossiers étudiés. Dans un cas sur six il lubrifie au préalable sa verge, soit avec sa salive, soit avec de l'huile. Quantitativement, la pratique est assez marginale : un peu plus de 3% des victimes seulement ont subi ce genre d'outrage - proportion en hausse d'un point lorsqu'on y ajoute les tentatives restées infructueuses. Anne-Marie Sohn fait état d'une proportion encore moindre, puisque sur les 210 dossiers parlant de pratiques « honteuses », seulement six concernent un attentat à la pudeur par sodomie850. Selon les médecins, elle se serait développée à partir des années 1850, mais resterait rare et toujours jugée comme « perverse »851. Elle est surtout marquée par une résistance farouche de la part des femmes852. Aussi fort logiquement la sodomie apparaît comme la marque de l'attentat homosexuel, néanmoins il faut relever que près de 17% des victimes sont de sexe féminin. L'envie de braver les interdits ne semble pas avoir une place prépondérante dans les choix des agresseurs. Anne-Marie Sohn précise que le coït anal est rarement tenté sur de jeunes enfants, mais dans une grande majorité sur des adolescents853. Sur ce point, nos affaires montrent des différences notables puisque seulement la moitié des victimes de sodomie ont dix ans ou plus, et la plus jeune enfant du corpus a été attaquée de la sorte.

849 Dans près de 73% des affaires de ce type recensées, il n'y a aucune tentative de viol.

850 SOHN (1996-b), p. 772.

851 SOHN (1996-a), p. 101.

852 Ibid., p. 100. L'auteur précise qu'elle n'a recensé qu'un seul cas de sodomie consentie, hors du cadre des crimes sexuels, bien sûr.

853 Ibid., p. 43.

Premier d'entre les crimes sexuels et le plus réprimé pénalement, le viol est au XIXème siècle définit de façon restreinte, puisque qu'il faut qu'il y ait eu pénétration complète pour qu'il soit considéré comme tel. Ceci a pour incidence de minimiser leur nombre dans notre corpus, puisque seules 6,7% des 283 victimes recensées ont été violées. Elles sont souvent plus âgées que les autres victimes : près de onze ans, soit une année de plus que l'ensemble des enfants abusés. Rien d'étonnant a cela puisque les médecins légistes avancent que la disproportion des organes sexuels entrave souvent l'accomplissement total de l'introduction. Il faut dire que la plupart du temps celle-ci est brusque et ne peut tirer profit des préliminaires, qui d'habitude courants, sont ici presque absents. De plus, plus la victime est âgée plus elle est autonome, et donc isolée dans les champs du reste de la population locale. Il est très rare que l'agresseur parvienne a la finalité de ses desseins du premier coup. C'est pourquoi ce type d'agression est très présent dans les affaires incestueuses, car le père a le temps de s'employer a forcer petit a petit sa victime. Les relations « complètes ~ comme on les nomme a l'époque, représentent donc l'aboutissement de ce type de relation, caractérisé par un « viol progressif », selon les termes d'Anne-Marie Sohn854. L'auteur ajoute que le coït complet apparaît dans un tiers des cas incestueux, dans notre corpus la proportion est sensiblement la même.

Le caractère restrictif de la définition du viol amène une bien plus forte représentativité des tentatives, bien qu'une infime partie seulement soit jugée comme telle, nous aurons l'occasion d'y revenir. La tentative telle que nous l'avons définie est un viol inachevé, soit parce que l'accusé n'a pu pénétrer la victime a cause de sa résistance ou d'un évènement imprévu - l'arrivée d'un passant, par exemple -, soit parce que son sexe n'était pas proportionné aux parties de l'enfant, ou encore qu'il n'était pas assez rigide. Plus rarement parce que la pénétration, qui a bien eu lieu, n'a pas été complète et n'a pas défloré la victime. L'éventail des possibilités, notons-le, est plus large que celui prévu par l'article 2 du code pénal qui définit la tentative. Un peu plus d'un tiers des victimes sont concernées par un tel acte. Ainsi, c'est près d'un enfant sur trois qui a subi les prémices d'un viol, ou son accomplissement. Ces crimes démontrent néanmoins la spécificité de l'attentat sur un enfant, car le coït « classique ~ n'est pas tenté dans la majorité des cas, quand il est bien souvent l'unique objet de l'agression d'une femme adulte. Les dossiers

854 SOHN (1996-a), p. 66. Le viol est l'étape finale d'un cheminement qui débute par des attouchements, puis se poursuit par la masturbation.

judiciaires nous montrent que ce crime est plutôt rural, puisque seulement un viol sur les dix-neuf recensés a eu une ville pour théâtre. Les hommes de la campagne sont-ils pour autant plus violents et moins mesurés dans leurs objectifs ? Difficile de répondre à une telle question, même s'il est vrai qu'on le représente souvent sous l'apparence d'une brute à la sexualité animale. Certains aspects de la vie rurale influencent plus sûrement ces statistiques : d'une part, plus nombreux sont les lieux préservés des regards extérieurs, et plus isolées sont les victimes potentielles, ce qui donne plus de temps à l'agresseur pour atteindre ses objectifs.

Pour conclure notre tour d'horizon des pratiques sexuelles, arrêtons-nous un instant sur les positions de l'amour criminel. Elles n'ont pas la diversité qu'on leur connaît aujourd'hui, par la faute de préceptes ancrés dans les mentalités. Il existe de nombreux interdits, portés par la morale bourgeoise et l'Église, et relayées par le courant hygiéniste, très en vogue à partir du milieu du XIXème siècle. Les rapports sexuels se doivent d'être mesurés dans la fréquence comme dans la manière. Ainsi, la position du missionnaire est une règle à laquelle il ne faut pas déroger, selon une partie du corps médical855. Robert Muchembled parle à ce propos de « sécularisation de la crainte du péché, transférée dans des conseils d'hygiène physique »856. A la différence de des médecins hygiénistes, les simples citoyens ont une vision moins morale que physiologique des interdits en matière de sexe857. Ainsi, la position de la levrette est ostracisée et limitée a l'inceste, car on l'assimile au monde animal858. Dans notre corpus les victimes féminines se bornent à dire que l'agresseur s'est couché sur elles, ce qui semble indiquer que la position du missionnaire est de loin la plus prisée, même dans le cas d'une relation non-consentie. Un second élément permet de l'indiquer : lorsque l'expert légal découvre des traces de violence dans le vagin, celles-ci se trouvent toujours à la partie postérieure de celui-ci, ce qui signifierait que le pénis y a pénétré alors que l'agresseur était en face de sa victime. Dans le cas d'une position de la levrette, le membre viril aurait plutôt abîmé la paroi antérieure. Une seule victime l'a décrite ouvertement, ce que retrace l'acte d'accusation :

855 ADLER (1990), p. 91-92.

856 MUCHEMBLED (2005), p. 225.

857 SOHN (1996-a), p. 79.

858 Ibid., p. 93.

« *...+ Il forçait son fils a se coucher sur le ventre les jambes fléchies et appuyé sur les coudes, s'étendait sur lui, lui écartait les jambes et le sodomisait »859.

Quoi qu'il en soit, la position du missionnaire est peut-être surtout prisée parce qu'elle de nombreux avantages pour l'assaillant, qui peut maîtriser plus facilement les bras et les jambes de la victime. De plus son poids est un atout non-négligeable sur le corps frêle de jeunes enfants. Le seul bémol qu'on puisse apporter a ces déclarations est le suivant : puisque la morale interdit certaines positions, les victimes, déjà souillées dans leur vertu et leur honneur, n'ont peut-être pas envie de rajouter une marque supplémentaire d'avilissement a leur récit. Une seule avoue que son agresseur lui a indiqué comment se placer pour qu'il puisse la pénétrer, ce qui semble attester la présence d'une autre position que celle du missionnaire860. Une seconde posture est souvent évoquée, qui a trait aux attentats sur de plus jeunes enfants, et sur un mode d'agression non-violent : l'homme prend la victime sur ses genoux ou la place sur lui à califourchon, et essaie de la pénétrer ainsi, le plus fréquemment en profitant de l'ingénuité de la petite fille. De plus n'oublions pas que cela permet de moins attirer l'attention, de la victime comme de possibles témoins, car beaucoup de gens jouent avec les enfants ou les font lire de cette manière.

Dans notre corpus un dossier a attiré notre attention tant la victime fait un récit très précis de la relation, peut-être consentie, qu'elle a eue avec l'amant de sa mère. Rachel a douze ans lorsque s'installe a côté du domicile familial un homme proche de la cinquantaine861. Ce dernier se pare de mystère, toujours est-il qu'il a de l'argent et en fait profiter Rachel et sa mère. Il ne tarde pas à attirer quotidiennement la jeune fille dans sa demeure, et là débute leur liaison, qui s'est maintenue pendant un mois. Celle-ci la raconte de façon très circonstanciée, et fait étalage de l'éventail des pratiques sexuelles qui constituent une telle relation criminelle. « Il s'est déboutonné et s'est secoué cela tombait par terre, c'était tout blanc », explique-t-elle à propos du premier attentat, avant de poursuivre : « Il me faisait secouer aussi jusqu'à ce que cela tombe mais je n'ai jamais arrivé a le faire tomber parce que j'avais la main lasse c'était lui qui finissait, ensuite il s'essuyait avec un mouchoir. Depuis ce jour nous nous couchions tous les deux dans son

859 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

860 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

861 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

lit je ne gardais que ma chemise et lui la sienne il se mettait sur moi et se secouait, il m'ouvrait les jambes le plus que je pouvais pour m'introduire son affaire mais il ne pouvait pas y entrer parce qu'il me faisait mal ». Débutent alors les pratiques de substitution : « Voyant cela il me faisait secouer et se secouait cela me tombait sur le ventre et il s'essuyait avec son mouchoir de poche pour ne pas que ma mère voie cela dans ma chemise ». Ensuite elle détaille la mise en condition, intellectuelle d'abord, puis physique, à travers des raffinements du langage et du corps : « Il m'a appris également que son affaire s'appelait une bitte et que la mienne s'appelait un c... *cul ? con ?]. Avant de commencer a nous amuser il me lavait avec de l'eau chaude. Ensuite me frottait son affaire sur le mien, puis me chatouillait avec son doigt et me demandait si cela me faisait du bien. Je lui répondais que oui, mais cela ne me faisait rien ». Les rapports ne tardent pas à devenir buccaux : « Il ma mis sa b... dans la bouche et me disait d'y passer la langue et de sucer mais je ne suçais pas car je trouvais cela sale. Une fois après s'être secoué il m'a jeté cela dans la bouche et m'a dit qu'il fallait l'avaler, mais je ne l'ai pas fait et je l'ai craché dans mon mouchoir de poche. Au-dessous de sa b... il y avait deux boules dont il ne m'a pas dit le nom et au-dessus il y avait des cheveux. Il m'a dit que cela s'appelait du poil, que le mien commençait à pousser et que si j'allais en Algérie il fallait que je lui en envoie lorsqu'il serait plus long. D'autres fois avant de se secouer et après m'avoir lavée il me passait sa langue a mon c... et me suçait ».

Ce témoignage montre ainsi la progression - ainsi que le mouvement inverse - entre les actes que l'on remarque parfois dans de semblables affaires. Le juge d'instruction ne s'y est d'ailleurs pas trompé : « Vous avez procédé d'après elle pour arriver a vos fins par une sorte de gradation que les enfants ne peuvent guère inventer ». L'acte d'accusation tourne les faits de semblable manière : « *L'accusé + finit par faire passer sa victime par toutes les phases de la dégradation la plus honteuse ».

Afin de clore la section consacrée au déroulement d'un attentat, examinons les durées qui y sont associées. Premièrement, la durée d'une agression : même composée la plupart du temps de plusieurs éléments, celle-ci brille par sa rapidité d'exécution. Beaucoup ne durent pas plus de deux minutes, certains se s'étalent que sur quelques secondes, le temps de surprendre l'enfant, et de se s'en aller. Nombreuses sont les victimes qui pleurent ou crient aux premiers attouchements, ce qui « refroidit »

l'assaillant et écourte d'autant la durée de l'agression. C'est pour ces raisons qu'un enfant laissé sans surveillance ne serait-ce que quelques minutes représente tout de même une cible appréciable. Fort logiquement, plus les agressions sont graves et plus elles mettent de temps à se mettre en place. Le viol est souvent plus long qu'un simple attouchement, bien que cela dépende de nombreux facteurs, qui en modifient la durée : défense de la victime, interruption de la scène par une arrivée impromptue, ou encore temps nécessaire a l'agresseur pour assouvir totalement sa passion. Si bien que l'enfant peut endurer pendant longtemps : « Il est resté sur moi une demi-heure à ce que je crois, car le temps m'a paru bien long », se plaint une jeune fille862. Dans les affaires d'inceste les attentats sont bien plus longs car le père peut se permettre de prendre le temps nécessaire a l'épanouissement de ses envies. Cela peut donc prendre plusieurs heures, au grand dam de la victime.

Second élément chronologique : la répétition des crimes. Beaucoup sont des attentats isolés, car 44% n'ont jamais de suite. On peut mettre cela sur le compte de la peur d'une dénonciation, car l'abuseur est conscient que plus les faits se multiplient et plus ils peuvent s'ébruiter. Les victimes également ont un rôle : soit elles changent leurs trajets pour éviter les zones oü travaille ou habite leur agresseur, soit elles refusent d'aller travailler chez lui, ou encore s'enfuient a sa seule vue. Elles sont 16% a s'être faites attaquer deux fois, une sur dix trois fois. Près de 8% ont eu cette malchance plus d'une dizaine de fois, dont 2,7% à avoir déclaré plus de cent attentats - dont un tiers lors d'une affaire incestueuse. Nous avons même découvert par deux fois une même victime, mais dans deux affaires différentes, agressée a plusieurs années d'intervalle. La fréquence du crime révèle les situations les plus diverses : certaines victimes sont attaquées par le même homme deux ou trois fois en plusieurs années, quand d'autres le sont plus ponctuellement, par le biais de rendez-vous par exemple. Toutefois peu sont réguliers au point d'arriver plusieurs fois par semaine, sauf dans les cas d'inceste oü l'on rencontre des enfants abusés presque quotidiennement. Extrêmement rares sont ceux ayant subi plusieurs attentats dans une même journée.

862 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault. Au final, il s'avère que le crime n'a pas été consommé, ce n'est donc qu'une tentative de viol.

Quant à la durée de la relation criminelle établie entre les deux protagonistes, elle est très variable, a l'image du laps de temps nécessaire a la dénonciation. D'ailleurs ces deux espaces temporels sont la plupart du temps presque identiques, surtout dans les longues relations. Celles de très courte durée, c'est-à-dire d'un jour, sont les plus nombreuses : elles représentent plus de la moitié du total. Et contrairement a ce qu'on pourrait croire, les viols et tentatives ne sont pas synonymes d'attaque sans lendemain, puisqu'un tiers seulement appartiennent a cette catégorie. Il est donc plutôt le fruit d'un long processus, à la manière des incestes.

En définitive, les proportions affichées pour chacune des pratiques ne sont pas surprenantes au regard des portraits d'accusés que nous avons dressés précédemment. Peu sont empreintes de perversion ou de sadisme, ou dénotent une passion refoulée. Les attentats les plus violents et les plus graves ne sont pas les plus fréquents, au contraire de ceux recherchant la participation ou le plaisir de la victime, celui de l'agresseur étant plus lié a l'excitation qu'à de réelles actions sur son « membre viril ». Néanmoins peu ont le temps de développer une liaison en ce sens, et la majorité des attentats reste sans lendemain. Tous les paramètres énoncés ont une influence a posteriori sur la victime, que ce soit physiquement ou psychologiquement.

La chair a l'épreuve de l'attentat

Dans des instructions judiciaires où on fait peu de cas de la victime, les suites de l'agression n'ont d'importance que dans l'optique de constituer un dossier a charge. Ce n'est que lorsque celles-ci sont graves qu'on porte une plus grande attention au malheureux enfant. Certains ont plus de chances que d'autres et pour des faits similaires ne récoltent pas les mêmes châtiments de la nature. Beaucoup de paramètres entrent en compte, la corpulence, la maturité sexuelle de l'enfant, ou la force employée par l'agresseur. Les conséquences psychiques d'une agression proposent le même cas de figure, bien que dépendante en grande majorité de la personnalité de la jeune victime.

Les symptômes physiques d'une agression se décomposent selon la zone touchée : vulve, clitoris, vagin, hymen, anus, et pour les garçons, verge. Pour chacune d'elles nous allons énumérer les aspects faisant suite a l'attentat, et indiquer ce qui a pu les provoquer. Nous ferons également état des proportions dans lesquelles la victime peut déclarer de tels

symptômes. Tout d'abord, signalons que seules 38% des enfants abusés ont subi des dégâts consignés par la suite dans le dossier d'instruction. La proportion est sans doute bien plus importante dans la réalité, mais le temps que la dénonciation ou que l'examen se fassent, les marques peuvent avoir complètement disparu.

Parce que c'est la région la plus vaste, qui englobe les parties génitales et qui est la plus facile à atteindre du fait qu'elle soit apparente, la vulve concentre la majeure partie des dommages liés à un attouchement. Les grandes et petites lèvres peuvent présenter des blessures dues à une pression inappropriée - érythème, tuméfaction - ou à des coups d'ongle - écorchure, égratignure, érosion, excoriation. Lorsque les rapports ont été répétés, les grandes lèvres peuvent afficher un caractère flasque et flétri, ou même être légèrement entrebâillées voire écartées. Un médecin légiste constate « un aspect mollasse et relâché du tissu qui compose les parties génitales externes ; *...+ de nombreux attouchements libidineux ont été nécessaires pour que les parties génitales portent l'aspect qu'elles présentent »863. Cette apparence est également celle qu'on prête aux conséquences de la masturbation, d'oü la difficulté des médecins a évaluer son origine.

Près de la moitié des victimes féminines chez qui on a retrouvé des traces physiques de l'attentat sont atteintes d'une inflammation de la vulve. Les premiers signes sont de couleur : les grandes et les petites lèvres se parent d'un rouge plus ou moins vif selon le degré d'irritation. Il peut également y avoir des boursouflures. Ce qui provoque des démangeaisons avec le frottement des vêtements ou en marchant. Lorsque l'inflammation est assez conséquence, on parle de vulvite, lorsqu'elle est très importante, on ajoute l'adjectif « aiguë », surtout si elle a entraîné l'apparition d'un écoulement. Outre la difficulté à se déplacer, qui peut même aller jusqu'à les obliger a garder le lit pendant de nombreuses semaines, les victimes peuvent ressentir une profonde gêne pour uriner, parfois durant plusieurs jours. Certaines ne cessent de se toucher entre les cuisses, avec frénésie. Dans la très grande majorité des cas la vulvite disparaît au bout de quelques jours.

Lorsque le délai de guérison s'allonge, comme c'est parfois le cas avec la version aiguë de
la maladie, c'est l'écoulement qui en est responsable. Attention toutefois à ne pas le

863 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.

confondre avec un autre, appelé « leucorrhéique ~, qui n'a aucun rapport avec de possibles attouchements, et de couleur blanche, quand celui d'origine criminelle est jaune le plus souvent, et d'apparence visqueuse et épaisse. Les experts légistes le disent fréquent chez les petites filles au tempérament humide - « lymphatique » -, ou qui n'ont pas une hygiène intime des plus poussées. Lui aussi peut engendrer une vulvite, qu'on appelle « spontanée ». De la même façon, l'écoulement d'origine criminelle n'est pas rare puisque plus d'un quart des petites filles chez qui l'attentat a eu des conséquences physiques en présente un. Un médecin en fait la description suivante : « La vulve est baignée par un liquide muco-purulent, qui s'écoule en abondance par l'orifice vaginal et suinte par les surfaces érodées des grandes et des petites lèvres »864. Toujours selon le praticien, cette vulvite aiguë « peut résulter, ou d'une contagion blennorragique, ou de frottements violents et prolongés, opérés par le contact du membre viril d'un adulte ». Ici l'écoulement provient du vagin, mais d'autres cas montrent qu'il tel liquide peut également sortir du méat du canal de l'urètre, le rendant très douloureux et compliquant la miction à défaut de la rendre impossible. « Ça me cuit », déplore une petite fille de cinq ans, agressée deux semaines plus tôt865. Si la plupart des cas montrent un écoulement localisé, certains font état d'une telle abondance de liquide que celui-ci se répand sur le haut des cuisses et la région anale, entraînant les brûlures et les démangeaisons qu'on imagine.

Si la plupart du temps la vulvite disparaît au bout de quelques jours, il existe des complications qui peuvent se révéler très graves. Les possibilités d'en arriver a ce stade sont inversement proportionnelles a l'âge de l'enfant. Une petite fille d'une demidouzaine d'années est atteinte d'une vulvite aigüe ainsi que d'un écoulement866. Trois mois après l'agression son état ne s'est pas amélioré et le flux de muco-pus n'a jamais cessé, si bien qu'elle est admise a l'hospice. Un témoin note que le mal doit être très grand, car elle n'a de cesse d'essayer d'uriner. L'écoulement peut même étendre l'infection a d'autres parties du corps lorsqu'il est persistant. Plus de deux mois après avoir subi de simples attouchements avec les doigts, une enfant de cinq ans est toujours gênée par l'écoulement purulent qu'il a entraîné, et ce malgré la guérison du canal de

864 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

865 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

866 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau.

l'urètre867. Le légiste qui l'a auscultée note alors qu'elle souffre de « violentes douleurs abdominales, compliquées de fièvre, et qui *...+ paraissent devoir être rattachées a l'obtention de l'état inflammatoire a la vessie et aux organes du petit bassin ».

A l'avant de la vulve, le clitoris est assez peu endommagé par les attouchements, ce qu'on peut interpréter comme le signe d'une préférence pour le vagin de la part des agresseurs. Il est vrai que si le « bouton d'amour » comme on le surnomme parfois est connu et reconnu par la médecine depuis l'Antiquité, sa notoriété semble s'arrêter aux portes des facultés et des librairies. Le mot n'est jamais prononcé par les protagonistes de ces affaires, on n'en fait mention que dans les rapports d'expertise. Cette ignorance est donc peut-être sa meilleure protection. Néanmoins quand il est irrité par des frottements ou encore par un écoulement muco-purulent, il gonfle anormalement et devient rouge vif, situation d'autant plus facile a déceler pour le médecin que les victimes sont jeunes et leur clitoris n'a pas encore atteint son complet développement. A la manière des grandes et petites lèvres, l'attentat peut entraîner une flétrissure, qu'on peut alors également considérer comme une preuve d'onanisme. Plus rarement il peut être le siège d'une congestion ou d'une tuméfaction, au même titre que le méat urinaire. Ce dernier est cependant plus volontiers abîmé par un écoulement urétral purulent. Cela implique donc qu'en amont, le canal de l'urètre peut être très douloureux, symptôme de ce qu'on nomme l'urétrite. Dans un cas unique, des attouchements criminels avec la main - souillée toutefois de liquide d'origine blennorragique - ont provoqué une crête de coq sur une petite fille de huit ans, au niveau du méat urinaire868. Ce qui a nécessité une opération chirurgicale, réalisée avec succès quelques semaines plus tard.

Plus en arrière de la vulve, le pourtour du vestibule du vagin est plus rarement touché. En effet le plus souvent il faut qu'il y ait eu viol ou tentative pour qu'il ait subi des dommages. Toutefois l'introduction de doigts peut avoir des effets similaires, à savoir une irritation des parois ainsi que des boursouflements, et plus rarement des petites excoriations sans doute le fait d'un ongle. A l'arrière de cet orifice, à la commissure des grandes lèvres se trouve la fourchette, laquelle peut se déchirer en cas d'introduction violente du pénis. Ces cas sont relativement rares, mais les déchirures ont une amplitude

867 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

868 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.

très variable selon les situations. Cela entraîne en tout cas un saignement qui peut mettre quelques jours a s'arrêter. Dans un viol particulièrement brutal, cette rupture s'est produite sur dix centimètres, prouvant que malgré des disproportions évidentes entre les parties sexuelles d'un enfant et celles d'un adulte, un viol reste possible, si l'on emploie la force nécessaire. La taille du sexe de l'assaillant a bien sûr son importance, puisqu'une déchirure de six centimètres a été produite par une verge ayant un « développement exagéré »869. De telles agressions peuvent avoir de graves répercutions, sur la vie même de la victime.

Cette rupture de la fourchette peut se poursuivre plus en profondeur, a l'intérieur même du vagin : une déchirure de seulement un centimètre de la première peut en entraîner une de six sur les parois du deuxième870. Ces manifestations peuvent être très impressionnantes, en témoigne la grand-mère d'une victime qui a « remarqué quelque chose d'atroce, cette enfant était blessée aux parties sexuelles d'une façon épouvantable »871. Néanmoins la plupart du temps l'expert légiste n'y constate que de légères érosions, ainsi que des rougeurs sur la muqueuse. Mais comme souvent certaines victimes ont moins de chance : « L'inflammation *du vagin+ est telle qu'à la moindre traction la muqueuse donnerait du sang », note un médecin légiste872. Il peut arriver, mais nous ne l'avons recensé que dans un seul dossier, que le vagin d'une petite fille encore vierge - dans ce cas précis âgée de neuf ans - soit dilaté lors de l'examen pratiqué873. S'agit-t-il là d'une dilatation « naturelle » ? Rien n'est moins sûr au regard de l'âge de la victime, et le médecin note que c'est là la conséquence de l'introduction d'un petit pénis ou d'un doigt. Cet élargissement vaginal est en revanche bien plus fréquent lorsque les rapports ont été répétés : le médecin légiste le repère par l'introduction sans aucune difficulté de son index. Ainsi, une petite fille de onze ans abusée à de très nombreuses reprises par son père déclare qu'au bout de la troisième ou quatrième tentative de viol elle n'a plus eu mal, alors qu'elle avait confié a cette époque a un témoin : « Papa me fait mal, il en a une si grosse ! »874.

869 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson. La petite victime est en outre âgée de seulement sept ans.

870 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.

871 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.

872 ADI&L, 2U, 612, affaire Deballon.

873 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.

874 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

Reste l'hymen, sujet de toutes les attentions, du légiste comme des juges, qui est d'une importance capitale car au contraire de certaines traces elle ne disparaît pas avec le temps. Tout d'abord, son pourtour peut être le siège de rougeurs et d'ecchymoses. La membrane en elle-même, quand elle n'a pas été déchirée dans son intégralité, peut présenter les aspects suivants : il peut être rouge et tuméfié, ecchymosé et donner du sang à chaque mouvement, ou encore présenter des éraillures saignantes et des dépressions, ainsi que des excoriations voire de petits ulcères. Le viol ou sa tentative ont pu également le déformer : il peut être gonflé et boursouflé, relâché ou bien encore élargi et aminci. La défloration partielle peut l'avoir presque intégralement déchiqueté. Une victime sur huit a perdu sa virginité dans une agression sexuelle. L'hymen peut rester rouge et tuméfié pendant de longues semaines, malgré la cicatrisation des bords libres de ses lambeaux. La présence à la place de la membrane de petites excroissances - caroncules - est le signe de rapports répétés.

La blennorragie est l'objet d'une véritable psychose a la fin du XIXème siècle, mais reste une conséquence assez rare d'un attentat. Malgré tout elle est recherchée attentivement lors des examens médicaux et a été repérée sur 1,8% des victimes. Cette maladie a de fortes chances de se transmettre lors d'un rapprochement sexuel avec une personne contaminée, mais elle peut aussi avoir l'avoir été par un simple attouchement avec le doigt. L'infection se loge la plupart du temps dans l'urètre duquel émane un liquide purulent qui provoque de très grandes souffrances. Elle peut également amener l'apparition de boutons autour des parties génitales.

« Il me fourre sa chose dans le fondement et me le fait rougir », se plaint un petit garçon875. En effet la pénétration anale et la tentative laissent pour les légistes des marques appréciables - qui peuvent toutefois disparaître complètement au bout de deux ou trois jours -, qui le sont beaucoup moins pour les malheureux qui les portent. Le même enfant, victime d'inceste, raconte que ces agissements criminels le faisaient crier toute la nuit et qu'il ne pouvait pas dormir. Dans la majorité des cas ils ont pour conséquence une grande gêne lors de la marche ou l'impossibilité de s'asseoir, le tout accompagné de démangeaisons, voire d'une « infirmité passagère »876. « Il avait une

875 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

876 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

démarche extraordinaire, il écarte les jambes d'une façon insolite, des accidents plus graves même se manifestaient tels que la perte de matières fécales ~, décrit l'oncle d'un jeune garçon877. Le sphincter anal perd donc de sa tonicité et dans le cas cité précédemment a même rendu l'anus « béant et dilaté ». Il peut en outre présenter des fissures et des excoriations, tout comme la muqueuse rectale. Si les rapports sont répétés les plis de l'anus peuvent totalement s'effacer. Sur le tableau des symptômes sont inscrites des fortes inflammations, des taches ecchymotiques ainsi que des ulcérations de toute la région anale, laquelle peut également subir des lésions qui perdurent encore audelà d'une dizaine de jours si le traumatisme a été violent. Une majorité a également connu une effusion de sang consécutive a l'agression, parfois de grande ampleur : « Elle était remplie de sang ~, témoigne le père d'une petite fille victime d'un acte de sodomie878. A l'origine peuvent être des commotions ou des érosions, dont une a atteint le diamètre d'une pièce de cinquante centimes - cette circonférence bien que non chiffrée semble au vu du discours du médecin d'une assez grande proportion879. De tels agissements peuvent également entraîner une constipation ou a l'inverse des coliques.

Les attouchements ainsi que la masturbation du sexe d'un petit garçon peuvent également avoir de néfastes répercussions sans doute dues à une trop forte pression exercée. Toutefois ces cas sont loin d'être majoritaires, un enfant sur cinq environ rentrant dans cette catégorie. L'inflammation touche la verge comme le gland, parfois dans des proportions impressionnantes. Le médecin qui a examiné le sexe d'un petit garçon d'une dizaine d'années constate « une inflammation considérable de la verge, si bien que celle-ci s'en trouve déformée, comme étranglée a la base, et une tuméfaction recouvre les trois-quarts supérieurs du membre. Le gland est très gonflé et le prépuce déformé par l'irritation »880.

A présent passons en revue les différentes marques qu'un attentat peut laisser sur l'ensemble du corps d'une victime. Les premières concernent l'aine et les cuisses, auxquelles ont peut rajouter le cou, qui peuvent porter des ecchymoses résultant de la violence employée pour maîtriser l'enfant. L'écartement forcé des cuisses risque

877 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

878 ADI&L, 2U, 692, affaire Leothier.

879 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

880 ADI&L, 2U, 611, affaire Valetoux.

d'entraîner des douleurs au niveau des adducteurs. Supporter le poids d'un adulte peut engendrer des courbatures ainsi que des douleurs lombaires et sur les hanches, tout comme des ecchymoses au coccyx. Les maux de ventre pendant plusieurs jours font partie du tableau et ont parfois de graves conséquences : (( Je suis pourri, mon père m'a écrasé, il m'a fait mourir », se lamente le petit Emile sur son lit de mort881. Un peu moins impressionnant mais non sans gravité, une jeune fille a craché du sang pendant deux jours parce que son agresseur lui a appuyé les genoux sur la poitrine pour la maîtriser882. Les pratiques pour lesquelles le corps d'en enfant n'est pas conçu peuvent compromettre son bon fonctionnement en occasionnant une grande fatigue : (( A la suite des attouchements *...+, je ressentis une telle fatigue que pendant huit ou dix ans, j'en fus souffrant », affirme un garçon qui a vu son agresseur le masturber et lui pratiquer une fellation883.

Pour clore cette section intéressons-nous brièvement au ressenti des victimes, qui transparaît souvent au travers de leurs déclarations. Près d'un tiers d'entre elles a déclaré avoir eu mal lors de l'agression, plus d'un tiers a assuré du contraire884. La totalité des filles violées a affirmé avoir souffert, telle cette jeune fille qui déclare : (( La douleur a été assez grande pour que je ressente qu'il avait accompli son dessein »885. Plus étonnant, 16% des victimes de tentative déclarent ne pas avoir eu mal, de même qu'un quart des enfants sodomisés. Signe que l'on trouve des agresseurs modérés dans les moyens employés pour satisfaire leurs passions. Près de quatre enfants sur dix déclarent ne pas avoir eu mal au cours d'un attouchement pratiqué avec la main, la proportion étant étrangement plus élevée - plus de 47% - lorsqu'il a été exercé au moyen de la verge. Lorsque l'on applique de pareils filtres aux âges des victimes on s'aperçoit que les plus jeunes - moins de dix ans - sont ceux qui ressentent le moins de souffrance vis-à-vis de ces attentats. Ce résultat est assez logique puisqu'ils sont victimes d'agressions moins graves que les enfants plus âgés. Mais cela pourrait aussi signifie, bien qu'il soit impossible de le quantifier, que les abuseurs sont plus prudents et moins violents

881 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier. L'autopsie pratiquée a imputé la mort a une méningite tuberculeuse accompagnée de tuberculation pulmonaire. Cependant l'examen n'a pas permis d'établir un lien avec les attentats dont a été victime l'enfant.

882 ADI&L, 2U, 679, affaire Chamballon.

883 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

884 Sur les 283 victimes répertoriées, 43% ne donnent aucune indication de ce type.

885 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.

lorsqu'ils s'attaquent a de très jeunes enfants. Ils adaptent leurs gestes aux caractéristiques physiques de leur victime, dictées par leur âge.

Les conséquences physiques d'un attentat sont très variées, et finalement dépendent bien plus des particularités physiques de l'enfant et des circonstances du crime, que de la nature de l'agression. De semblables attouchements peuvent avoir des conséquences plus ou moins graves selon l'âge de la victime, sa constitution, la violence employée ou encore l'hygiène de l'agresseur. Ces éléments sont également à relier à la variété de l'amplitude de douleur ressentie lors de l'agression. Malgré toute la place abandonnée à ces incertitudes, certains points font preuve de plus de constance : les viols apparaissent comme étant les plus graves au niveau du vagin - fourchette et hymen compris - alors que les attouchements avec la main réservent de sérieux dommages à la vulve. Si ces répercutions physiques ont le mérite de s'effacer pour la grande majorité avec le temps - hormis la déchirure de l'hymen bien entendu -, difficile d'en dire autant des conséquences psychiques.

Du vague a l'âme a la dépravation : « Qui a été torturé reste torturé »886

Comme pour les contrecoups physiques, chaque enfant ne réagit pas de la même manière au crime dont il a été victime. Ce n'est que justice de consacrer quelques pages à ces séquelles morales qui intéressent si peu les juges et dans une moindre mesure la population masculine française. Car si l'examen médical de l'accusé cible parfois son cerveau, celui de la petite victime se contente d'observer « l'origine du monde ». Les légistes d'Indre-et-Loire ne sont pas empreints de la vision de leur auguste collègue Ambroise Tardieu, le premier à prendre en considération la blessure psychique dans l'attentat a la pudeur887.

Une fois le jugement rendu et le procès terminé l'enfant souillé s'en retourne dans l'oubli, mais lui ne peut effacer le souvenir de ce qui a sans doute déjà modifié sa vie à venir. Les feuilles qui composent un dossier d'instruction sont donc avares de ces révélations sur le comportement a posteriori des victimes. Le temps nécessaire à la dénonciation et à l'aboutissement du processus judiciaire est donc ici un précieux allié pour l'historien, qui

886 Citation de l'essayiste autrichien Jean AMÉRY, qui devait bien connaître le sujet puisqu'il s'est suicidé. Cité dans PEWZNER, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 61.

887 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 343.

peut trouver trace de ces troubles psychiques au gré des témoignages de l'instruction. On les classe en deux catégories distinctes mais qui toutes deux illustrent la condition de victime dont l'enfant abusé ne se défait presque jamais au cours de son existence.

Paradoxalement, du moins pour celui qui n'est pas familier des notions de psychiatrie, peu d'enfants abusés se renferment sur eux-mêmes et intériorisent cette souffrance au point de perdre le goût de la vie. Les psychiatres contemporains décrivent de la manière suivante les symptômes consécutifs à une agression sexuelle : « L'enfant peut réagir par un état de stress, qui se manifeste par l'agitation ou la sidération et le repli, une anesthésie des affects, puis la terreur, les régressions, des manifestations psychosomatiques »888. Cela peut même aller jusqu'à déclencher une maladie nerveuse889. Notre corpus présente également l'exemple d'une régression de la victime, qui semble retourner en enfance : une adolescente régulièrement violée par son ascendant fait encore pipi au lit890.

Les affaires incestueuses concentrent ce type de réactions, car cet enfer est quotidien, la victime côtoyant sans cesse son bourreau, ce qui n'a de cesse de lui rappeler une situation qu'elle endure et devra encore endurer. Sans doute le sentiment d'être responsable la ronge également, de même que le poids trop lourd du secret891. En psychiatrie on lui donne un nom : le « transfert de culpabilité ~, qui montre que l'abuseur n'en a aucune, alors que l'enfant la supporte seul892. Une jeune fille abusée pendant sept ans par son père est décrite comme étant toujours triste par sa mère, qui n'arrive pas a lui tirer un mot d'explication893. Le malheureux petit Émile, dont nous avons parlé un peu plus haut, ne voit que la mort pour l'arracher a ses tourments894. Alors que sa mort se rapproche, il perd le peu d'humanité qu'il lui restait encore et déclare à son oncle qui le veille : « Plus tôt je serai mort plus tôt je serai débarrassé ». L'inceste a été considéré

888 Michèle ROUYER, « Les enfants victimes, conséquences à court et moyen terme », in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), p. 84.

889 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier. Malheureusement la mère de l'enfant n'a pas précisé la nature de celleci.

890 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

891 Les psychiatres expliquent en partie cette culpabilité par le fait d'avoir ressenti ou donné du plaisir pendant la relation. (PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 56.).

892 Ibid., p. 61.

893 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

894 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

comme a l'origine de la plus grande dépression narcissique possible895. Un psychiatre a fait d'une de ses patientes une constatation qu'on pourrait appliquer au petit Émile, disant qu'elle se trouvait « au-delà des idées suicidaires comme ceux qui ont déjà fait le deuil d'eux-mêmes ».

Le dégoût de la vie est lié à la culpabilité mais aussi à la honte, qui poursuit comme une malédiction la victime. Puisque c'est d'enfant dont nous parlons, la principale incidence a court terme de cette délicate réputation concerne l'école et les camarades. Abusés par leur maître de classe, les petites filles et les petits garçons peuvent se plaindre d'être malades et refuser d'aller a l'école, sans pour autant en révéler la raison. Mais la situation est parfois inversée, l'enfant voyant sa place parmi ses camarades d'école remise en cause par l'évènement malheureux dont il n'est pourtant pas responsable. Une fillette abusée et qui se confie à une voisine voit celle-ci lui donner une réponse à laquelle elle ne s'attendait sûrement pas : (( Si la soeur savait ça, elle te renverrait de l'école ! »896. Croire qu'il ne s'agit là que d'une défiance religieuse vis-à-vis de tout ce qui a trait à la sexualité serait une erreur. Le cas de la petite Delphine, sept ans et violée par son père, est là pour l'illustrer897. Sur défense de ce dernier, elle n'a jamais mis les pieds a l'école. Dès l'arrestation de son père elle a demandé a y aller, mais la gendarmerie note d'elle n'y est restée que trois ou quatre jours car les parents des élèves se sont plaints. Fins connaisseurs des mentalités humaines, les agents suspectent que ces réclamations aient pour cause le crime dont a été victime Delphine. Finalement, sur avis du préfet le maire de la commune lui interdit l'accès a l'établissement.

Dans son livre Toinou, le cri d'un enfant auvergnat, Antoine Sylvère rapporte l'histoire d'une jeune vachère qui « s'abandonnait au fils de ses maîtres comme les vaincus de la vie s'abandonnent au malheur »898. Violée à quinze ans et menacée de mort, elle finit par se supprimer lorsqu'elle est victime d'un viol collectif : (( Ce soir, ils s'y sont mis a quatre pour s'amuser avec moi. J'en suis tellement honteuse que je vais me noyer ». C'est là certes une manière extrême de résoudre les problèmes nés d'une agression sexuelle, mais qui illustre l'état de détresse de la jeune victime, qui ne voit plus sa vie que comme

895 PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 60.

896 ADI&L, 2U, 683, affaire Grimault.

897 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

898 Cité dans FARCY (2004), p. 51-52.

un long calvaire à endurer. Les pleurs qui durent parfois plusieurs jours - « J'avais la figure toute enflée a force d'avoir pleuré »899 - n'attireront pas forcément la pitié, mais plus sûrement la défiance et l'opprobre populaire. Une adolescente violée s'emporte, indignée, lors de la confrontation avec son agresseur : « Est-ce que vous croyez que ça ne me fait pas du mal à moi-même, car vous avez perdu ma réputation »900.

Une jeune fille l'a bien compris et demande a l'inspecteur du service des enfants assistés : « Je vous prie de me placer dans une autre commune, oü l'on ne saura pas ce que j'ai subi de ce malheureux »901. Une autre, attouchée par son père pendant de longs mois, préfère se retirer au couvant902. Il est effectivement difficile pour une victime d'échapper a ce déshonneur, puisque que la plupart des gens demeurent dans la commune où ils sont nés903. Cela compromet les chances de trouver une place de domestique, et donc met en péril la situation pécuniaire de la victime mais surtout de sa famille. Un vieux cultivateur l'a bien compris et fait du chantage a sa jeune victime, lui disant de ne rien dire sous peine de passer pour une « putain » et de ne plus trouver à se placer904.

Plus difficile encore, une réputation douteuse met à mal les possibilités de mariage. En effet, si la chasteté des garçons n'a que peu d'importance, celles des filles est fondamentale905. Puisque la plupart des unions se font entre personnes d'un même « pays », l'exil est recommandé pour la malheureuse victime. Pire serait la situation si de ce viol naissait un enfant, lequel constituerait un fardeau pour une fille-mère, ainsi qu'une marque d'infamie. Cette crainte est si présente que même les agresseurs en sont conscients : « Tu vois bien que je ne veux pas te faire d'enfant », dit un jeune homme après s'être retiré et avoir éjaculé sur la chemise de sa victime906. La peur de tomber enceinte est présente chez les adolescentes de même que chez leurs mères. La voisine d'une jeune fille de quatorze ans raconte qu'elle est venue la voir en lui montrant le devant de sa chemise tachée, et lui demandant si elle pouvait tomber enceinte907. La

899 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

900 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.

901 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.

902 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

903 En 1886, la moitié des citoyens habitent la commune de leur naissance.

904 ADI&L, 2U, 710, affaire Magloire.

905 FARCY (2004), p. 73.

906 ADI&L, 2U, 651, affaire Bourgouin.

907 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

mère d'une victime un an plus jeune annonce au juge que c'est avec soulagement qu'elle a vu les règles de sa fille revenir908. Cette situation d'infortune aurait pu avoir de graves conséquences pour la jeune Juliette, victime de son géniteur : lorsque sa mère enfin au courant lui a demandé ce qu'elle aurait fait si elle était tombée enceinte, elle lui répond qu'elle se serait noyée, et que personne ne l'aurait su909.

La majorité des victimes ne deviennent pas maussades et ne pensent pas à se supprimer, mais souffrent cependant d'une névrose qui les pousse a extérioriser ce qu'elles ont subi. La plupart du temps cela se traduit par un vocabulaire ordurier peu approprié aux conversations d'enfants. Une petite fille qui se dispute avec deux de ses camarades leur dit « Va donc petite sale sucer la bitte au père Charles », et les deux autres ont un lexique tout aussi fleuri910. Le ton peut être moins vindicatif, et les mots utilisés en parfaite innocence : « As-tu vu la boutique à Besnard as-tu vu sa boutique ? » chantent au passage de leur agresseur deux fillettes de six et sept ans911. Cependant ce langage, bien qu'il heurte les oreilles des adultes, n'en demeure pas moins inoffensif « physiquement parlant ».

En effet bien rares sont les cas oü cette dépravation précoce n'en reste qu'au stade verbal. Les conséquences d'un attentat ont des répercussions sur la manière dont la victime voit son propre corps. Première d'entre elles, l' « activité auto-érotique compulsive bien avant la puberté », comme la surnomment les psychiatres912. Dans le langage du XIXème siècle on parlerait plutôt de corruption, de dépravation consécutive à l'attentat. L'ostracisme ambiant au sujet de la masturbation fait prendre a ces répercussions des dimensions démesurées.

Deuxièmement, une propension particulière a l'exhibitionnisme et au non-respect des codes de la société concernant le corps humain. Une petite fille d'une dizaine d'années a montré son sexe devant tout le monde, et plus grave encore, une autre s'est mise a nu devant pas moins de six jeunes garçons, les invitant a venir s'amuser avec elle913. C'est là

908 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.

909 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

910 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.

911 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard. Le terme « boutique » désignant ici le sexe masculin.

912 SIMON (2004), p. 49.

913 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard, 637, affaire Roubouin.

une autre particularité de l'enfant victime d'abus sexuel : il semble ne plus attacher une importance particulière au code de l'honneur qui sied a son corps, et le donne en quelque sorte en pâture. « Il faudra que je demande a Lebray *l'employé de son père+ a faire ça avec lui, pour voir s'il fait comme papa », confie à une jeune servante une fille de onze ans914.

Cette curiosité peut-être, corruption sans doute, entraîne même parfois des agressions sur d'autres enfants, surtout de la part des jeunes voire très jeunes victimes. Ainsi deux soeurs ont été accusées d'avoir déboutonné le pantalon d'un petit garçon et de lui avoir tiré les parties915. L'une des deux a également « pincé jusqu'au sang ~ celles d'une fillette de quatre ans. Ce ne sont là que des réactions à assez court terme, mais celles sur une période plus lointaine ne sont pas forcément meilleures. Les cicatrices de l'agression et les comportements qui en découlent ne disparaissent pas facilement. Victime à onze ans d'une tentative de viol de son ascendant, Françoise est condamnée quatre années plus tard pour outrage public à la pudeur916. La rumeur court que ce soit à cause de son grandpère qui l'a débauchée qu'elle ait commis cet acte. Enfin, quand leur maturité sexuelle le permet, certaines recherchent des aventures multiples, quand d'autres n'hésitent pas à monnayer leurs charmes917. Elles ont perdu le respect de leur propre corps et peu leur importe celui a qui elles sont prêtes a l'offrir, et pour quelles raisons. Chez les garçons de tels abus peuvent entraîner la recherche de relations homosexuelles918. Sodomisé par son maître d'école, un jeune garçon d'une dizaine d'années continue dans la voie de telles pratiques, avec deux de ses camarades cette fois919.

La rumeur d'une agression ne tardant pas a se répandre, la victime peut attirer les convoitises de ses camarades. Elle est alors prise pour cible et peut risquer un nouvel abus, car l'impression d'impunité qui ressort de l'agression encourage a sauter le pas. Les autres jeunes gens peuvent avoir tendance à profiter de la situation et de la faiblesse

914 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

915 ADI&L, 2U, 620, affaire Enrit et Galland.

916 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault. L'instruction ne nous révèle pas ce en quoi consistait le délit. Toutefois étant donné que l'accusée n'avait pas atteint seize ans, il est possible que les faits incriminés soient assez graves mais n'étant jugés qu'en tribunal correctionnel, ils n'aient pas pris la dénomination d'attentat a la pudeur, par exemple.

917 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

918 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 299.

919 ADI&L, 2U, 747, affaire Piffeteau.

psychologique de la victime. A l'intérieur même du cercle familial peuvent se forger de nouvelles relations entre frères et soeurs. Ce sont justement les sévices subis qui les font se rapprocher920. La mère d'une fillette attouchée confie au juge d'instruction que depuis l'attentat elle dit a son petit frère de quatre ans : « Couche-toi donc sur moi comme a fait le berger »921.

Le mouvement inverse existe également puisqu'il n'est pas si rare de voir un frère violer sa soeur après que celle-ci se soit fait abuser par le chef de famille, instaurant ainsi une sorte de tradition incestueuse. L'histoire la plus évocatrice a ce sujet est sans nul doute celle de la famille Enrit922. La mère étant morte depuis six ans, la cadette de la fratrie, Armantine, une douzaine d'années, est régulièrement violée par son père, qui la prostitue même à des étrangers de passage contre quelques litres de boisson. Elle semble donc être devenue la nouvelle femme de son géniteur. Son petit frère Lucien, de trois ans son cadet, finit lui aussi par rentrer dans cette morbide danse et à avoir des relations avec son aînée. Il va même jusqu'à violer sa plus jeune soeur, Antoinette, trois ans de moins que lui - les faits ont d'ailleurs été confirmés par les examens médicaux. Ledit Lucien raconte même lors de l'instruction, sans honte aucune d'ailleurs, qu'un soir un dénommé Galland - qui porte mal son nom puisqu'il est ici accusé d'attentat a la pudeur sur Armantine -, après avoir fini de s'amuser avec sa soeur, a appelé le chef de famille qui a fait tout comme lui, avant de laisser sa place a son fils lorsqu'il a eu fini. Au-delà de l'apparence on ne peut plus malsaine d'un tel ménage, il faut bien comprendre l'abandon qui caractérise Armantine. Encerclée de toutes parts, elle prend sans doute le parti de se détacher en quelque sorte de son corps, et d'abandonner cette coquille vide aux charognards. On a donc l'impression lointaine d'une relation consentante, mais il y a fort a parier qu'elle n'en a que les apparences.

Les conséquences d'une agression sont donc diverses sur le psychisme et l'existence en général, mais un élément demeure : l'enfant abusé reste la seule victime de l'agression sexuelle. Soit il souffre directement de l'affaire en s'en sentant coresponsable, soit il en subit les conséquences et voit sa réputation s'altérer gravement, soit il cherche dans la dépravation une solution a ce qu'il a enduré et endure encore. Même lorsqu'il donne

920 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 297.

921 ADI&L, 2U, 697, affaire Guiet.

922 ADI&L, 2U, 620, affaire Enrit et Galland.

l'impression d'avoir pris le parti de tirer profit de cette débauche précoce, il reste victime de l'exploitation sexuelle923.

-o-o-o-

L'enfant abusé sexuellement se caractérise par une chose : son faiblesse physique ainsi que son innocence. Elle n'offre pas de multiples profils a examiner, et par conséquent les aspects les plus remarquables sont postérieurs a l'attentat, car celui-ci imprime dans leur chair et dans leur âme le sceau de la victime. On ne se débarrasse pas si facilement de cette condition. Toutefois les incidences physiques peuvent disparaître dans un laps de temps assez court, la défloration restant néanmoins une croix difficile à porter de par sa signification sociale. Finalement les plus grandes peines naissent bien souvent dans les coeurs, meurtris dans leur dignité par ces crimes déshonorants. Incompris de leurs semblables ils resteront des âmes en peine, à moins que le temps ne les débarrasse de ce lourd fardeau.

Conclusion

Il est évident qu'une action, quelle qu'elle soit, dépend bien plus de son initiateur que de sa cible. Le crime sexuel n'échappe pas a cette règle, et repose avant tout sur la volonté d'un homme. L'objet de sa motivation reste le même, c'est l'enfant, le faible, l'innocent. Ces caractéristiques attirent l'agresseur, mais pas dans de mêmes proportions. Celui qui voit ses choix dictés par ses pulsions irrépressibles penche plutôt pour la première. Quant à celui qui aime les enfants, au sens strict du terme, c'est la seconde qui le séduit.

Les armes de chacun ne sont donc pas les mêmes, puisque l'objectif diffère. Les impulsifs ont plus recours a la violence, et sont donc a l'origine d'agressions rapides, et souvent isolés. Les passionnées en général procèdent de manière inverse : ils prennent le temps de séduire leur victime, d'endormir leur vigilance, avant de réellement passer a l'action. Les attentats sont plutôt orientés vers une gradation des actes, qui prend donc plus de

923 Comme l'explique une psychiatre, « la rencontre sexuelle avec l'adulte est toujours traumatisante, du fait de son immaturité psychoaffective, qui ne lui permet pas d'appréhender ces pratiques ». (PEWZNERAPELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p.56.).

temps. Ils sont donc en majorité répétés, et il n'est pas rare qu'ils soient pratiqués sur plusieurs enfants sur une même période.

Les attaques des impulsifs sont soudaines et peuvent difficilement être contrôlées. L'enfant est souvent isolée et ne peut compter que sur elle-même, bien que parfois la chance amène un promeneur qui met fin à la scène. Si tant est qu'on puisse admettre que les passionnés aient une certaine forme de considération pour leurs victimes, les impulsifs en sont bien plus dépourvus. En effet la seule chose qui les intéresse dans l'enfant, c'est son infériorité physique qui l'empêche a priori d'opposer résistance. Les pleurs et les cris ont en revanche un plus grand impact sur la seconde classe. Ceux-ci sont davantage dans l'optique d'une relation classique, basée avant toute chose sur le plaisir réciproque. Bien qu'il souhaite le sien avant tout, il en tire une partie non-négligeable des réactions offertes par la ou le partenaire. La plupart du temps ces attouchements licencieux n'ont pas l'effet escompté sur la jeune victime, mais imaginer qu'elle puisse obtenir du plaisir de ceux-ci suffit aux agresseurs. L'excitation qu'ils tirent de ce spectacle satisfait leurs sens et les mène à la jouissance, physique bien sûr, mentale également. En plus de l'interdit social qu'ils ont outrepassé, ils ont débauché la pureté de l'enfance. Ils ont en quelque sorte créé une nouvelle personne, qui garde l'apparence physique d'un enfant, mais qui en a perdu l'innocence.

La perte de celle-ci est une conséquence de la corruption subie, mais également de l'acte en lui-même. Bien qu'une minorité affirme ne pas avoir saisi la portée des gestes auxquels elle a été soumise, les enfants souffrent généralement d'un crime qui les a fait rentrer trop tôt dans la vie d'adulte. La honte ressentie au sortir de l'agression concentre la réflexion de la victime, qui a conscience de sa participation, même passive, à un acte réservé aux adultes.

Les conséquences physiques sont donc vite reléguées au second plan, sauf dans quelques cas marginaux impliquant une grande violence de l'attentat ou une infection blennorragique, par exemple. Le mal est souvent bien plus haut, imprimé dans l'âme de la victime. En effet elle souffre de sa différence, qu'elle ressent parfois au quotidien a travers les regards et les ragots. Elle n'est plus tout a fait un enfant car elle en a perdu l'innocence, mais n'est pas encore un adulte, car elle n'est pas encore nubile - dans la

très grande majorité des cas. Elle rencontre des difficultés de positionnement social, et se sent rejetée du monde des enfants comme de celui des adultes.

Ces symptômes qui ne laissent pas l'empreinte physique tant réclamée par le jury, font peu de cas lors du procès. Tardieu a pourtant tenté d'aller au-delà de cette situation dans laquelle se trouve confiné l'enfant abusé924. Pour lui il n'est pas seulement un corps portant la preuve de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé, mais une personne qui doit supporter les conséquences de l'attentat. Le procès est donc presque autant celui de la victime que celui de l'accusé, et demande des preuves tangibles. La situation morale de l'enfant abusé passe après l'intérêt supérieur de la morale sociale.

924 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 344.

QUATRIÈME PARTIE : JUSTICE ET JUGEMENT

Chapitre I : Mécanismes et manipulations de la parole de l'enfant

« Les témoins sont les yeux et les oreilles de la justice. » Jérémy Bentham.

En guise d'épilogue logique, il reste a étudier d'un peu plus près les facteurs pris en compte lors du procès. Ce sont là des éléments difficiles à cerner puisque son déroulement n'est pas retranscrit dans les dossiers d'archives - hormis quelques pièces rémanentes mais sans grand intérêt. Les secrets du jugement final sont bien gardés, et l'historien doit se contenter d'hypothèses et non de quasi-certitudes. Qui plus est, les comptes-rendus d'assises conservés aux Archives nationales ne sont pas tous arrivés jusque dans leurs cartons : ceux de la Cour d'appel d'Orléans, dont dépendent les trois tribunaux de l'Indre-et-Loire, ont été perdus. Ils auraient apporté d'appréciables informations sur le jugement rendu par les jurés, car le procureur de la cour, qui rédige ces textes, donne son opinion sur chaque procès, et surtout sur sa conclusion. Le juge d'instruction a également droit de cité dans ces rapports. Les deux magistrats sont parfois très sévères avec le jury populaire, relançant chaque fois le débat sur la présence de représentants du « peuple ». Les motifs de ce courroux auraient apporté un supplément d'information a l'historien.

Trêve de lamentations. Cette dernière partie est donc consacrée à tout ce qui a pu retenir l'attention des magistrats comme des jurés, et qui entre en ligne de compte dans le jugement. Puisque celui-ci prend en considération bon nombre des éléments humains que nous avons détaillés dans les chapitres précédents, cette ultime partie est plus brève que les précédentes. Elle s'attache a mettre en lumière les faits et décisions qui ont pu influencer le jugement final et l'arrêt rendu. En premier lieu elle décrit les aspects qui composent un interrogatoire, et les moyens employés par les deux parties opposées pour influer sur celui-ci, et donc sur le jugement final.

Manoeuvres lors de l'interrogatoire

Après les premières dépositions recueillies par la gendarmerie ou la police, viennent les interrogatoires menés au tribunal par le juge d'instruction. Dans le premier cas les paroles sont libres et pas toujours pertinentes, alors que dans le second la conversation est bien plus organisée puisque c'est le magistrat qui l'oriente. Il serait toutefois dommageable de prendre en considération uniquement les feuillets se rapportant a l'instruction du tribunal. En effet ces premières déclarations sont faites sans concertation préalable avec qui que ce soit - famille de la victime, de l'accusé, maire etc. - ce qui les assure d'une authenticité plus grande. On peut d'ailleurs comparer les évolutions de discours entre les deux témoignages. Toutefois la raison de cette nécessaire prise en compte peut être encore plus simple : la versatilité des témoignages. En effet il est rare qu'une même personne dise deux fois la même chose, et certaines nuances sur des détails peuvent s'avérer très utiles au juge et intéressantes pour l'historien.

Pour asseoir sa légitimité, la Justice doit interroger un maximum de témoins et ainsi multiplier les versions925. En effet il est de coutume de suivre l'adage romain « Testis unus, testis nullus » pour décrédibiliser les témoignages uniques. Pour arguer du bien fondé de sa démarche, l'institution judiciaire s'adresse aux forces de l'ordre, qui sont chargées de l'enquête préliminaire et donc de faire le tri parmi les témoins. Ils ont l'importante mission de retrouver tous ceux qui pourraient être utiles a l'instruction, que ce soit à propos des faits incriminés ou au sujet des antécédents et des rumeurs concernant l'un ou l'autre des protagonistes de l'affaire. Ils se doivent de mener leur enquête avec discrétion : « Il importe dans cette affaire de ne pas donner au témoin l'éveil sur les doutes qui semblent s'élever sur sa moralité », recommande un juge dans sa commission rogatoire926.

925 GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 24.

926 ADI&L, 2U, 627, affaire Charot.

Cependant contourner la vigilance des témoins n'est pas toujours chose aisée. La principale difficulté réside dans la volonté d'une bonne partie de ne pas s'impliquer. Benoît Garnot énumère les multiples raisons a l'origine d'une telle réticence927 :

« Dans l'immense majorité des affaires, plaignants, victimes et témoins sont issus du même lieu, de la même communauté rurale ou urbaine. Outre que la plupart des témoins entretiennent donc avec les accusés des rapports antérieurs, qui peuvent aller de l'amitié à la haine, il est toujours difficile de témoigner contre son voisin, qu'on sera amené à côtoyer encore quotidiennement pendant longtemps. L'objectivité ne peut exister dans une communauté étroite où les habitants ont tissé des liens multiples d'intérêts, de soumission, de convoitises ou de haines. »

Les services de l'État se heurtent parfois à un mur du silence qu'il est difficile de surmonter. (( En résumé beaucoup de voisins doivent connaître quelques choses mais ne veulent rien dire », déplore un gendarme928. Cela entrave gravement la conduite de l'instruction car le contexte manque, et en outre cela isole encore plus la victime.

Mais la multiplication des témoignages et donc des pistes n'est pas toujours une bonne chose pour l'instruction. A cause d'eux, il n'est pas rare de voir une série d'interrogatoires (( cannibalisée » par des faits et jugements pas en lien direct avec l'évènement a l'origine de la procédure. Mais le juge se doit, malgré sa volonté d'orienter les récits, d'écouter tous ceux qui pourraient amener au dossier ne serait-ce qu'un semblant d'information, qui pourrait faire basculer l'issue du procès d'un côté comme de l'autre. Telle est la difficulté pour le magistrat instructeur : il doit orienter la conversation afin de ne pas se disperser et perdre un temps précieux, tout en ne négligeant aucune piste.

Le recueil de la parole de l'enfant agressé est soumis au tact du juge d'instruction. Il est en adéquation avec les publications de psychologie qui montrent que l'enfance est une période autonome et qu'il faut le traiter comme tel. En raison de l'âge de la victime il requiert une méthodologie différente, qui n'est pas toujours appliquée d'ailleurs. Bien entendu la première chose à faire est de rassurer la victime. En effet pour les multiples raisons que nous avons évoquées tout au long des pages précédentes, la victime n'est pas dans un climat de confiance au moment d'aborder verbalement ce qu'elle a subi. La première étape consiste a la rassurer pour que l'échange soit instructif et que l'enfant

927 Benoît GARNOT, «Les témoins sont-ils fiables ? », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant la justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 429-435, p. 433.

928 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.

dépasse les sentiments de honte et de culpabilité qui sont les siens. Si sa situation émotionnelle apparaît au juge comme étant peu propice à un entretien, il peut au préalable être aidé d'une personne en qui la victime a confiance. L'inspecteur du service des enfants assistés dit espérer faire parler une jeune fille - qu'il décrit comme au étant au désespoir et ne faisant que pleurer depuis plusieurs jours -, « l'enfant ayant en *lui+ une confiance absolue »929. Bien que le magistrat ait assez d'expérience pour connaître les éléments précédents, et en tenir compte, il attend tout de même une certaine énergie dans les déclarations - du moins celle-ci est toujours vue d'un oeil bienveillant. Une attitude contraire l'est beaucoup moins, ce qu'illustre la note d'un juge qui indique que la victime « n'a pas été devant *lui+ très énergique dans ses déclarations »930. Toutefois un tel comportement n'est pas rédhibitoire dans l'esprit du magistrat.

Dans l'intimité de la salle d'interrogatoire, celui-ci doit user d'un vocabulaire adapté a l'âge de son interlocuteur. Quand celle-ci est jugée trop jeune - deux ans dans les deux cas recensés - elle n'est même pas interrogée, ni lors de l'instruction ni lors de la tenue du procès. Lorsqu'elle est un petit peu plus âgée, le juge peut décider de la tutoyer, de lui poser des questions courtes et précises, en se servant de mots et de notions facilement appréhendables, tel que « méchant » par exemple. Il faut dire que le lexique qui est généralement celui des enfants ne leur permet pas de raconter l'évènement correctement. « Il m'a montré son ventre et je ne sais quoi », annonce une enfant de neuf ans931. Nous avons déjà eu un aperçu de ce problème lors du chapitre consacré aux difficultés de la dénonciation spontanée. Bien sûr l'expérience du magistrat lui permet de savoir ce qu'une petite fille entend par « il m'a mis un morceau de viande dans la main »932. Mais la situation devient plus ardue lorsque l'enfant ne peut même pas mettre des mots sur ce qui s'est passé. « Je ne sais pas ce qu'il m'a fait », déclare une petite de cinq ans933. Difficile d'apprécier le sens réel de cette affirmation, cependant on peut se risquer à penser que la victime a ressenti quelque chose, mais ne sait pas comment formuler cette sensation. Rien d'étonnant puisqu'Anne-Marie Sohn à démontré à travers son étude que la moitié des fillettes ont une ignorance totale de tout ce qui a trait au

929 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.

930 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.

931 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.

932 ADI&L, 2U, 680, affaire Bodet.

933 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.

sexe934. Elle ajoute que près des deux tiers des enfants censurent leurs propos face à la justice935.

Sur ce point le rôle du juge est délicat, car il doit amener la victime au plus près de la vérité, tout en respectant la pudeur des mots nécessaire lors d'un dialogue avec un enfant. C'est ce pourquoi il se doit de bien orienter la conversation, les mots impudiques doivent venir de la bouche de la victime et non de la sienne, afin de ne pas les apprendre malgré lui à un enfant innocent. De tels préceptes sont également à mettre au crédit des enquêteurs. Un gendarme note dans son rapport : « Nous avons interrogé avec tous les ménagements que commande le respect à la pudeur »936. Alors que les magistrats se montrent très sévères sur le délicat sujet de la corruption de l'innocence, il serait dommage qu'ils en soient malencontreusement eux-mêmes a l'origine. Sur la non moins périlleuse question de l'éjaculation, un juge demande : « Quand le curé vous tenait la main vous a-t-il quelque fois salie ? »937. Ce dernier utilise un registre semblable à celui de l'enfant, restant dans le vague et la métaphore. Lors de la confrontation, il doit rester ferme sur ce point afin d'éviter toute dérive graveleuse. Prenons l'exemple de la petite Marthe, huit ans, qui accuse sans gêne l'homme en face d'elle de lui avoir « fait sucer la bitte »938. Impossible de savoir quelle est la réaction du juge devant tant de désinvolture, toujours est-il qu'il goûte moins la réponse de l'accusé qui nie et lance : « Demandez-lui comment c'est fait ». Il rétorque immédiatement : « La question que vous voulez poser à cette petite fille, ne nous paraît pas utile en raison de l'âge de cette enfant, vous feriez mieux de dire la vérité que de chercher à les pousser dans des questions obscènes ».

Entre également en jeu la honte, décidément très gênante dans la recherche de la vérité, qui mène a l'autocensure. Les enfants connaissent le danger que représentent les mots grossiers, surtout pour leurs fesses, et hésitent a en user pour décrire l'attentat. Placés devant des adultes, qui plus est impressionnants de par le prestige associé à leur profession - bien qu'il faudrait au préalable démontrer que ce charme opère sur de si

934 SOHN (1996-a), p. 143. Si l'on inclut une connaissance partielle, cette proportion monte aux deux tiers

des petites filles.

935 Ibid., p. 12. Un adulte sur dix seulement en fait de même. L'étude a été réalisée a partir de 7 000 dossiers d'archives judiciaires.

936 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

937 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

938 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.

jeunes victimes -, ils peuvent perdre leur assurance et ne pas oser blesser la pudeur que le tribunal est chargé de défendre. Par exemple, cette petite écolière de neuf ans qui avoue avoir mis la main dans le pantalon de l'accusé, mais qui refuse de révéler ce qu'elle y a fait939. Certains enfants ont donc tendance a ne dire qu'une partie de la vérité, celle qui leur semble la plus avouable, pour mieux passer le reste sous silence.

De nombreuses victimes ne vont pas aussi loin dans la confidence et nient, pour des raisons semblables, toute agression. De telles configurations arrivent le plus souvent lorsque l'enfant a été contraint d'apporter sa contribution a l'acte, par la masturbation ou la fellation par exemple. De semblables conduites sont cependant bien souvent repérées par celui qui pose les questions. Alors qu'il est souvent allé chez un ramoneur chinonais connu pour son attirance pour les - très - jeunes éphèbes, un jeune garçon de onze ans nie farouchement tout rapprochement criminel, malgré les aveux de ses camarades940. « *Il+ n'a pas dit un mot de vérité, qu'il a certainement dû faire autre chose avec l'inculpé ~, lâche, excédé, le commissaire chargé par le juge de l'interroger.

Même lorsque le témoin avoue une chose pour en cacher une autre, il dévie de la vérité et fait déjà un pas vers le mensonge. Celui-ci concentre à la fin du XIXème siècle les critiques d'une partie des spécialistes en psychiatrie, qui ne placent aucune confiance dans les témoignages d'enfants. Au début du siècle suivant, Ernest Dupré, un de leurs plus célèbres représentants, développe la théorie de l'enfant mythomane - terme dont il est d'ailleurs l'inventeur941. Celle-ci proclame que cet être n'est pas un témoin fiable quand bien même il est animé d'une intense conviction dans sa déclaration. La suspicion est telle qu'un professeur en médecine - très proche d'ailleurs de celui cité précédemment - n'hésite pas a affirmer en 1898 que « le nombre de faux attentats excède et de beaucoup, le nombre des attentats réels »942. Il ne fait pas dans la demimesure et avance même que six à huit accusations sur dix sont reconnues comme

939 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

940 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

941 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 413.

942 Léon THOINOT, Attentats aux moeurs et perversion du sens génital, Paris, Octave Douin éditeur, 1898, p. 227. L'ouvrage en disponible en intégralité sur le site internet Gallica.

infondées943. Il cite les pages suivantes plusieurs cas certes avérés de mensonge, mais qui semblent assez ingénieux pour n'être pas aussi communs que l'auteur le suggère.

Pour se prémunir d'une fausse accusation, le juge d'instruction a donc parfois recours a une quelconque autorité - parents, maîtresse d'école, garde-champêtre, médecin - afin de savoir si l'enfant n'a pas pour habitude de mentir effrontément. « *...+ Je crois bien que c'est vrai car il ne me semble pas que ma fille puisse mentir à ce point », déclare une mère de victime944. Les séances d'interrogatoire peuvent être multiples et variées afin d'en comparer les résultats. Un commissaire a procédé de la sorte pour interroger un petit garçon de six ans : « Vu le jeune âge de l'enfant, nous l'avons interrogé a plusieurs fois différentes, à chaque fois il a fait les mêmes déclarations, même en présence de sa mère »945. On remarque d'ailleurs que le policier a une même méfiance vis-à-vis du témoignage de l'enfant que les docteurs précédemment cités, ce qui témoigne de l'imprégnation de ces théories au-delà du milieu universitaire et de la médecine légale. La suspicion a ce sujet n'est d'ailleurs pas le seul apanage des savants, des magistrats et des officiers de la force publique, car certaines affaires montrant des dissensions dans le voisinage. On accuse volontiers les parents d'avoir manipulé la parole de leur enfant afin d'obtenir une compensation financière ou de régler de cette manière un différent.

Sans en exagérer l'importance, il faut reconnaître que les mensonges de la part des enfants ne sont pas rares. Mais dire qu'ils relèvent tous de la volonté propre de leurs initiateurs serait malhonnête. La suggestion, voire l'autosuggestion, exercent une influence certaine chez les victimes de moins de dix ans946.

La première est principalement à mettre au crédit des parents de la victime. Ils peuvent profiter d'une situation - vulvite due à une hygiène défaillante, accident - pour attaquer en justice une personne avec qui ils n'entretiennent pas de cordiales relations. Dans les cas d'inceste, il n'est pas rare de voir la mère accuser un malheureux d'être a l'origine des séquelles physiques de sa fille, alors qu'elle en connaît parfaitement l'auteur. La vengeance apparaît également comme un motif valable de dénonciation calomnieuse : il

943 Ibid., p. 226. L'auteur n'indique pas de quelle source il tient ces estimations.

944 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

945 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc. C'est peut-être là la conséquence du fait que l'accusé soit une femme, la rareté de telles procédures ayant peut-être éveillé la méfiance du policier.

946 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 264.

arrive que des parents créent eux-mêmes chez leur enfant les symptômes habituels d'un attentat à la pudeur. Notre corpus nous offre le cas d'un frère, jaloux du riche amant de sa jeune soeur, qui se masturbe devant elle, éjacule sur sa chemise et dit : « Maintenant on pourra dire que *l'accusé+ t'a fait quelque chose »947. Les proches peuvent aussi faire un récit erroné, mais en toute bonne foi, car on est forcément influencé par ses absences d'accointance vis-à-vis de tel ou tel individu. La déformation de la réalité est un aspect à prendre en compte : c'est là un demi-mensonge. La base qui a servi à ce développement calomnieux est bien réelle, mais la tentation est grande d'exagérer les faits. La situation émotionnelle dans laquelle se trouve l'individu contribue a la naissance de ce mensonge : une mère avoue avoir, sous l'effet de la colère, étendu a deux autres de ses filles les crimes qui ne concernent que son aînée948.

Il ne faut pas voir dans tous les parents de victime d'affreux manipulateurs, loin de là. Ce serait oublier toutes les retombées négatives d'un attentat, sur la réputation de l'enfant comme sur celle de ses géniteurs. Il ne faut pas non plus sous-estimer ce que coûtent de telles révélations, psychologiquement parlant. Interrogée à ce sujet, une mère répond poliment : « Non monsieur, pas une mère ne serait capable de faire dire de pareilles choses à son enfant »949. Mais tous n'ont pas les mêmes scrupules et le même attachement a l'innocence de leur enfant.

Dans l'intérêt de celle-ci, certains parents incitent leur enfant a se taire, ce qui n'est pas sans rappeler les éléments présentés lors de la partie évoquant la dénonciation. « Tu ne diras pas autre chose que ce que je te dirai de dire ! » ordonne une mère apparemment très proche de l'accusé950. Ce cas de figure apparaît souvent quand la famille entretient avec le prévenu des relations obscures. Dans le cas précédent, le commissaire et le juge suspectent les parents des petites victimes de lui avoir livré leurs propres enfants avec contrepartie financière. Parfois ils ne reculent même pas devant la violence pour soumettre ces derniers à leur volonté. « Je t'apprendrais, a dire ce qu'il ne faut pas », tonne une mère contre sa fille qui n'a pas respecté ses consignes, et qui reçoit une gifle

947 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

948 ADI&L, 2U, 640, affaire Richard. Le crime évoqué se trouve être incestueux.

949 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

950 ADI&L, 2U, 720, affaire Bocquené.

en récompense951. Celle-ci ne mesure pas les risques que représentent une telle action, car elle l'a faite devant les yeux de tous, dans la chambre des témoins au sein même du tribunal.

Mais souvent de telles manoeuvres n'abusent pas le juge, qui se fait insistant et demande ouvertement à la victime si sa parole est bien libre. Parfois il n'a même pas besoin d'en arriver a cet étape tant les enfants dévoilent insouciamment les conseils qu'on leur a donnés. C'en est même parfois comique : « Il ne faisait que m'embrasser, d'ailleurs je ne puis rien dire, mon papa m'a défendu de causer », déclare un petit garçon952. Une affaire est au-dessus des autres de ce point de vue et semble même à peine croyable. Deux soeurs agressée par un marchand de journaux ne rendent pas facile la tâche du juge à cause des conseils de leurs parents953. Ceux-ci cherchent sans doute à éviter d'attirer l'attention car la rumeur les accuse de recevoir chez eux des hommes qui se livreraient sur leurs filles à des « actes ignobles ». Toujours est-t-il que la parole des enfants n'est pas franche, puisque toutes deux nient les faits reprochés a l'inculpé, et accusent le gendarme de les avoir obligées à faire de telles déclarations. Pourtant le prévenu a avoué, ce qui donne une confrontation dantesque, celui-ci s'évertuant a donner les détails de l'agression et la victime prétendant les yeux emplis de larmes qu'on ne lui a rien fait. Le greffier note même : « L'inculpé essaie même de rappeler les circonstances au témoin ». La seconde des deux soeurs, moins intelligente, ne peut garder plus longtemps le secret. « Pourquoi votre mère ne veut-elle pas que vous le disiez ? ~ s'enquiert le magistrat. Elle la jeune fille de répondre maladroitement : « Ce n'est pas vrai, il ne m'a rien fait, il ne m'a pas assises sur ses genoux ». Elle finit tout de même par avouer, entre deux sanglots, et ajoute : « Il a fait cela aussi a ma soeur, mais elle ne voudra pas vous le dire ».

Le second point est moins courant et met en jeu des mécanismes complexes dont nous ne feront pas la description. Cependant on peut relever à travers des exemples concrets certains aspects qui amènent au mensonge. Le premier d'entre eux concerne une catégorie prisée par les criminels sexuels : les idiotes. Si une majorité d'entre elles a sans

951 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat. Il y a fort à parier que ces remontrances soient dues à un arrangement en amont avec la femme de l'accusé. En effet elles ont toutes deux été aperçues dans la même auberge, le jour même des dépositions. De plus lors de son interrogatoire elle a affirmé que sa fille n'a jamais parlé qu'aux gendarmes et au juge, alors que devant elle et son mari elle a toujours nié les faits.

952 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.

953 ADI&L, 2U, 748, affaire David.

doute réellement été victime de telles violences, certaines ont tout inventé, sans doute influencées par quelque élément difficilement identifiable. « Ma fille aînée est idiote et vous lui ferez dire tout ce que vous voudrez », déclare une mère de famille954. Il est vrai qu'au préalable la jeune fille a accusé un homme de l'avoir violée, et amenée devant le juge elle s'est mise a pleurer et s'est rétractée. La faiblesse psychique de tels individus résiste mal à la pression qui accompagne un interrogatoire. Ces cas sont néanmoins rares, et appartiennent assez souvent aux affaires dans lesquelles il y a plusieurs victimes. Influencé par le récit que ses camarades ont fait, l'enfant peut être tenté de s'insérer dans cette dynamique de dénonciation, afin de faire partie d'un groupe soudé dans l'adversité.

Pour des êtres psychologiquement faibles comme le sont les enfants, les interrogatoires peuvent engendrer une tension qui déstabilise le témoin. Le récit fait par ceux-ci se trouve dans le même état, ce qui donne lieu à de multiples retournements de situation. Souvent ils justifient ces erreurs par le trouble provoqué par l'interrogatoire, et sans doute par ce que représentent les forces de l'ordre. Il faut dire que ceux-ci ne sont pas toujours impartiaux, et usent de leur position pour obtenir de l'enfant le récit qu'ils ont envie d'entendre. « Le commissaire de police est bien capable de tout pour faire avouer les enfants », lâche un témoin955. Et on peut avancer également que se remémorer l'attentat n'est pas toujours agréable pour les victimes, ce qui engendre un surplus d'émotion qui nuit a l'authenticité du récit. Parfois les victimes n'ont pas compris la question, ce qui est plausible au regard de leur difficulté à appréhender ce qui est relatif à la sexualité. Les modifications au cours de la narration ne sont pas rares mais il ne faut pas nécessairement y voir le signe d'une volonté de la part de la part des enfants de raconter tout et n'importe quoi. S'ils se contredisent, c'est qu'il est difficile pour eux de proposer un récit structuré. Une fillette de huit ans se fait d'ailleurs l'écho de ces problèmes : « Je ne pourrais vous affirmer que les faits se sont passés dans l'ordre oü je vous les ai racontés »956. Un autre confond les mois et les années, dit que l'agression remonte a deux ans alors qu'il ne s'agit que de deux mois, et une troisième déclare ne

954 ADI&L, 2U, 748, affaire David.

955 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier. D'après un jeune enfant, le commissaire lui aurait dit que s'il ne disait pas la vérité il irait en prison.

956 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.

plus se souvenir du jour exact de l'attentat957. Cette dernière s'attire par conséquent la méfiance du gendarme qui l'a interrogée, lequel note : « La petite fille *...+ ne se rappelant même pas du jour que le viol a eu lieu, ce qui paraît même dérisoire car depuis un mois seulement. Quoique illettrée elle devrait au moins se rappeler du jour ». Elle finit tout de même par se le remémorer devant le juge car dit-elle, son petit frère n'était pas a l'école ce jour-là. Les psychologues parlent d'effacement de la mémoire a distance de l'évènement, ainsi que de diminution de la « mémoire des faits ~ au profit d'une « mémoire de scénario »958. Bien entendu de telles hésitations ne sont pas rédhibitoires, mais garder un récit inchangé est un argument de poids que les procureurs se plaisent à souligner dans l'acte d'accusation : « [La victime] confirme plusieurs fois sa déclaration au magistrat instructeur sans jamais varier dans ses dépositions »959.

Devant toutes ces tergiversations, le juge se doit de garder son sang-froid et de ne pas braquer le témoin, car celui-ci pourrait perdre l'envie de bavarder. En effet au fil des parfois nombreuses séances d'interrogatoire, la victime a le temps de penser aux conséquences de ses paroles, et de changer d'avis au gré de ses conclusions sur ce sujet. C'est ce pourquoi les rétractations sont bien plus nombreuses dans les affaires incestueuses, car l'enfant hésite toujours a dire la vérité, de peur que cela ne mette la famille entière dans l'embarras.

Les liens qui l'unissent a son père créent une ambivalence des sentiments, qui lui font craindre que celui-ci aille en prison. Aussi pour éviter toute influence qui nuierait à la recherche de la vérité, l'inceste requiert des précautions particulières. Il faut interroger la victime avant que les parents ne soient au courant de la dénonciation, afin d'éviter une concertation en famille. Après avoir été informé de l'affaire, un procureur demande au commissaire d'enquêter « discrètement » - le mot est souligné dans la lettre - et de faire vite, « de manière a entendre l'enfant avant que son père n'ait pu l'influencer »960. Même lorsque l'homme est en détention dans l'attente de son procès, il ne faut pas baisser la

957 ADI&L, 2U, 698, affaire Beurg, 618, affaire Ledoux.

958 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 264.

959 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

960 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain. Les procureurs attirent l'attention des jurés sur de telles précautions dans l'acte d'accusation : « Il est a remarquer que *...+ la jeune *victime+ a été entendue par le magistrat instructeur avant d'avoir vu ses parents ~, annonce l'un d'eux. (ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.).

garde : « L'inculpé est invité à ne pas parler à ses correspondants de sa famille au sujet de l'affaire », note un procureur961.

Si le juge doit préserver le témoin de l'influence néfaste exercée par l'accusé, il doit aussi appliquer cette règle à lui-même, et ne surtout pas proposer à l'enfant une hypothèse. En effet celui-ci, croyant bien faire, aurait vite fait de répondre par l'affirmative a cette question, peut-être également pour écourter un entretien qui lui est douloureux. Le magistrat doit donc être patient et ne pas précipiter des révélations qui pourraient s'avérer erronées. Il doit procéder de la manière suivante : « Où vous a-t-il embrassé ? », demande-t-il à son interlocutrice962. Le greffier note qu'elle répond avec hésitation et timidité : « A mon devant ». On cerne bien ici l'ambivalence dans laquelle se trouve la petite fille : elle ne sait pas si sa réponse va « plaire » au juge, si au contraire elle va le choquer, etc.

Nous avons vu les multiples discours que nous offrent les jeunes témoins de ce type d'affaire. Il nous reste a voir ceux qui justement n'en ont aucun, et restent muets devant le juge. Nous avons expliqué pourquoi, pour de jeunes enfants, il peut être impressionnant d'avoir a parler d'un sujet grave devant des adultes inconnus et a l'aspect non moins grave. Un greffier note dans le compte-rendu de l'interrogatoire d'une enfant de quatre ans seulement : « Ici l'enfant montre par un geste que *l'accusé+ l'a chatouillé au bas du ventre. A ce moment l'enfant paraissant intimidé et n'articulant pour ainsi dire aucune parole nous avons fait rentrer [sa mère] »963. Les mères sont donc d'appréciables auxiliaires pour le juge d'instruction, qui s'en servent pour mettre en confiance leur jeune interlocuteur.

Bien que l'instruction soit organisée sur le mode de procédure inquisitoire, la confrontation des différentes versions ressorties des interrogatoires est un atout dans la quête de la vérité. Elle est d'autant plus utile lorsque ni la victime ni l'accusé avouent les faits qui les ont amenés au tribunal - ce qui n'est pas aussi rare qu'on pourrait le croire. Un gendarme note en guise d'épilogue a l'interrogatoire d'une jeune victime : « Il résulte des renseignements que nous avons recueillis auprès des voisins *...+, que celle-ci

961 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

962 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.

963 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.

cacherait une partie de la vérité *
·
·
·+ »964. De telles révélations, une fois répétées en salle d'interrogatoire, mettent une pression supplémentaire sur les épaules de celui ou celle qui s'évertue a nier.

L'arme suprême du magistrat, si l'on peut dire, réside dans l'utilisation de la confrontation directe entre l'accusé et le témoin - qui n'est pas toujours la victime. Le choc émotionnel qu'entraîne la vue de l'autre protagoniste de l'attentat est assez souvent bénéfique a l'instruction, c'est pourquoi les juges ne se privent pas d'en user très souvent. Il est d'ailleurs bénéfique pour la crédibilité d'un enfant de se montrer impressionné lors de l'entrevue, les juges s'en servant également pour mesurer le degré de véracité à appliquer à ses déclarations précédentes. Et de fait, ce sont eux qui se montrent le plus souvent submergés par l'émotion, et de loin. Seul un accusé a paru « ému ~ et n'a pas dit grand-chose, un autre est devenu « d'une pâleur extraordinaire » et n'a pu nier les faits qu'en tremblant, et enfin un dernier a répondu « d'un air embarrassé » et est apparu « très abattu »965. Les enfants, et on le comprend, sont bien plus sensibles a ce genre d'entretien, et réagissent de trois façons. Soit ils restent sur leurs positions et se montrent même très énergiques voire en colère, soit ils sont profondément troublés. Dans ce cas ils peuvent être paralysés par la peur, comme un petit garçon de huit ans qui fait noter au greffier : « Nous constatons que l'enfant en présence de l'inculpé paraît intimidé et n'ose pas parler ni même lever les yeux sur l'inculpé »966. Il faut dire que les accusés font tout pour déstabiliser la petite victime, allant parfois jusqu'aux menaces. « *Il+ cherche a l'intimider en l'insultant en lui disant qu'elle mériterait un coup de fusil », note un greffier967. Pas étonnant que les larmes soient fréquentes, en témoigne cette retranscription précise : « Et ici, l'enfant en présence de l'inculpé pleure et veut quitter la chambre d'instruction, nous sommes obligés de la retenir et d'appeler la mère derrière laquelle l'enfant se cache paraissant ne pouvoir supporter la vue de l'inculpé »968. Inutile de dire que de telles manifestations émotives ont un effet plus que positif sur l'opinion du juge, qui y voit un signe fort en faveur de la crédibilité du témoin.

964 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.

965 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux, 643, affaire Ouvrard, 619, affaire Arnault.

966 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

967 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

968 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

Le recueil des propos des témoins n'est pas de tout repos pour le juge d'instruction, qui doit composer avec leurs états d'âme. Il doit également s'assurer que leur parole est libre et sans contrainte. En effet les enfants sont une fois encore victimes de leur faiblesse psychologique. Alors que l'agresseur a déjà profité de son insouciance, il est de nouveau la cible d'abus, de manipulations malhonnêtes, pour tirer un quelconque profit de sa déclaration. Le tact et l'expérience du juge n'est pas de trop pour démêler le vrai du faux. Et lorsque le passé de la victime n'apparaît pas aussi blanc qu'il devrait l'être, cela complique encore les choses.

Une victime réellement innocente ?

La société de la fin du XIXème siècle met un point d'honneur à ce que la sexualité reste éloignée du monde des enfants. La première approche que constitue la masturbation est très fortement décriée par les gardiens de l'ordre moral. La définition qu'en donne le Grand Larousse est d'ailleurs sans équivoque : elle ne donne que les conséquences de cette pratique, qui sont horribles, celle-ci entraînant maladies et souffrances qui vont abréger la vie du fautif969. Il y a une raison à ces descriptions terrifiantes : l'hygiénisme. Les médecins qui portent ce courant sont très influents dans la seconde moitié du siècle, qui voit se multiplier les théories à ce sujet970.

Cette vision on ne peut plus négative influence logiquement les examens médicaux. L'expert recherche systématiquement, outre les symptômes du possible attentat, ceux qui prouveraient des pratiques solitaires. Précisons que ces investigations ne concernent que les victimes de sexe féminin. Ceci est d'autant plus étonnant que la masturbation est assez répandue chez les garçons, et ce même a l'école971. Lors de l'examen, des grandes et petites lèvres flétries, un clitoris volumineux ainsi qu'un écoulement muco-purulent, sont la marque de cette infamie. Difficile cependant de les différencier de celles produites par un attouchement criminel. On voit même dans ces pratiques une sorte de

969 SERVAIS (1993), p. 143-144. Dans son édition de 1880, le Littré parle lui d'une habitude « nuisible à la santé ».

970 On constate déjà au XVIIIème siècle un tel ostracisme : un médecin déclare en 1771 que la masturbation féminine est a l'origine d'une infection des organes génitaux engendrant un écoulement fétide et purulent. (Yvonne KNIBIEHLER, Catherine FOUQUET, La femme et les médecins, Paris, Hachette, 1983, p. 144-145.).

971 FARCY (2004), p. 108.

prédéfloration972. Les préjugés sont également présents, en témoigne la description d'une jeune fille « à l'air délurée qui s'avance sans honte pour subir la visite médicale »973. Quelques lignes plus loin le médecin outrepasse encore son rôle, disant des victimes « qu'elles connaissaient la valeur des mots et sont aussi instruites que la femme mariée ».

Les citoyens ordinaires ont une vision bien plus pondérée, voire bienveillante, de ces premières expériences. Elles semblent d'ailleurs être monnaie courante, tant chez les filles que chez les garçons974. Jusqu'à la préadolescence, les adultes ne s'émeuvent guère de ces attouchements, mais a la puberté le regard n'est plus le même, les enfants euxmêmes prennent conscience de leurs actes975. Effectivement nos sources ne comportent aucun témoignage faisant état de cette dépréciation, même si le respect de la pudeur est peut-être a l'origine d'un tel silence.

Dans notre corpus, les cas de masturbation avérée sont, au contraire de ce qu'affirme la psychose hygiéniste, rarement avérés. Environ 2,5% des victimes féminines se sont vues attribuées des pratiques d'onanisme lors de leur examen médical. Par contre, on découvre à travers les témoignages que le lien entre onanisme et acceptation de l'attentat n'est pas une invention. Il semble que ces deux faits résultent tous deux d'une curiosité parfois non dissimulée pour la sexualité.

Lorsque le médecin légiste examine le corps de la victime présumée, il se contente d'en décrire l'aspect général - robuste, frêle - ainsi que les signes de puberté, quand ils sont présents. Le seul jugement qu'il se permet est de dire si oui ou non ces traits sont en adéquation avec l'âge de la patiente. Mais c'est déjà beaucoup, puisque cela insinue qu'une fille au développement avancé est tout à coup suspecte. La question de la masturbation revient encore, mais surtout cela laisse à entendre que la jeune fille a pu se montrer consentante lors de la relation, voire pire : la provoquer. C'est la grande hantise des jurés depuis l'introduction de l'attentat a la pudeur sans violence : condamner un homme qui a eu la faiblesse de répondre aux sollicitations d'une jeune dépravée.

972 SOHN (1996-a), p. 39. En ce qui concerne les garçons, on pense que c'est la conséquence d'un dérèglement mental. Les légistes font donc souvent la relation entre l'onanisme auquel se livrait l'accusé dans son enfance, et l'attentat à la pudeur dont il est inculpé.

973 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet. L'enfant a treize ans, et est pubère depuis six mois.

974 SOHN (1996-a), p. 159.

975 Ibid., p. 161-162.

Quant aux citoyens ordinaires, s'ils montrent dans une certaine mesure une attention pour ces critères physiques, ils se concentrent plutôt sur son attitude. C'est ce pourquoi l'enquête de moralité concernant la victime et sa famille est apparue au milieu du XIXème siècle976. Elle a pour but de tirer profit du foisonnement de détails provenant des témoignages issus de la communauté villageoise ou de quartier, afin d'affiner le portrait de l'enfant agressé. Ainsi, le juge d'instruction sait a quoi s'attendre, et comment s'y prendre avec la jeune victime.

Jean-Claude Farcy note que la jeune fille de la campagne se doit d'être « gaillarde mais non provocante, aimable mais non aguicheuse, respectueuse en apparence, des prérogatives masculines ))977. Les qualificatifs sont nombreux pour reprocher son attitude à la petite victime : « polissonne )), « effrontée )), « légère )), « avancée )), « délurée )), « dévergondée )), « vicieuse )), « débauchée )), etc. De telles descriptions sont souvent exagérées, puisque le seul fait d'être gaie et d'aimer la plaisanterie, ainsi que les « propos inconvenants )), est considéré comme un signe de légèreté de la jeune fille, note Anne-Marie Sohn978. L'auteur indique également que la première qualité exigée d'une fillette est un comportement sexuel irréprochable979. Elle nuance cette description en ajoutant que les victimes d'inceste ne sont jamais jugées de cette façon, tant le crime est contrenature980. Des gendarmes notent même : « *...+ Cette enfant n'a pas de raison d'accuser son père s'il n'était pas coupable ))981. Par contre, il existe une discrimination « négative )) a l'égard des jeunes domestiques, qui du fait de leur rang social peu élevé, ont la réputation d'être des « filles faciles ))982. Aussi les relations entretenues avec la jeunesse sont scrutées et on retrouve cette recherche d'une dépravation précoce chez les magistrats. L'un d'eux demande a la gendarmerie d'enquêter afin de savoir si les jeunes victimes - pourtant âgées entre six et huit ans - « ont l'habitude de courir avec les garçons de leur âge et de se livrer avec eux soit à des amusements soit à des

976 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 413.

977 FARCY (2004), p. 90.

978 SOHN (1996-a), p. 193.

979 Ibid., p. 74. L'auteur précise que ce thème est primordial surtout dans les jugements portés sur les

enfants de milieu modeste.

980 Ibid., p. 78.

981 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

982 FARCY (2004), p. 64.

conversations obscènes »983. Le pervertissement est une fois encore au coeur des investigations du juge, mais il n'est pas sûr que les enfants qui en sont les auteurs le voient de la même manière, tout est donc question de point de vue.

En effet, bien qu'elles soient conscientes que cela n'est pas forcément correct - l'une d'elles l'a considéré comme un péché avant sa communion -, ce n'est pas pour autant qu'elles y voient une faute grave qui pourrait jeter le discrédit sur leurs accusations. Une fillette avoue sans gêne s'être « amusée ~ avec des petits garçons lorsqu'elle avait cinq ans, sans toutefois dévoiler ce en quoi consistaient ces « saletés »984. Elle ajoute qu'avec sa jeune camarade elles jouaient à se mettre l'une sur l'autre et a relever leurs jupons, tout en se touchant - elle n'a pas voulu dire oü. Quand le juge lui demande « Qui donc vous a appris ces mauvaises choses-là ? », elle répond innocemment : « Nous sommes appris toutes les deux avec [ma camarade] ».

Ces prises de renseignements illustrent bien que le procès est tout autant celui de l'accusé que celui de sa victime supposée. Les autorités n'hésitent pas a dessiner un portrait peu avantageux de ces dernières, comme ce maire qui en préambule prévient : « L'opinion publique et les voisins sont en faveur de *l'accusé+ contre toutes ces petites filles »985. Les lignes suivantes sont encore plus évocatrices : « *Elles+ sont tout ce qu'il y a de moins intéressant. Elles ont tous les jours sous les yeux les exemples les plus immoraux et je suis persuadé qu'il y a longtemps qu'elles s'amusent et qu'elles ne sont innocentes en rien ~. L'édile ajoute en guide d'épilogue qu'elles « connaissent tous les degrés du vice ». Au chapitre des dégradations morales, et aussi surprenant que cela puisse paraître, figure le fait d'avoir déjà été victime d'un attentat a la pudeur. Cette méfiance est sans doute née tout simplement de l'impression qu'il est impossible d'être plusieurs fois victime, que c'est forcément là le signe d'une provocation de la part de la petite fille. Le climat de suspicion qui entoure les victimes trouve son point culminant dans l'affaire Robin : la jeune Anasthasie est depuis longtemps victime des agissements de son grand-père, chez qui elle a le malheur de vivre depuis la mort des ses parents986. Alors que tous les voisins sont au courant de la dramatique situation et qu'aucun ne lève

983 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.

984 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.

985 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.

986 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

le petit doigt, il s'en trouve un pour se draper du cynisme le plus repoussant. L'enfant se plaignant de maux de coeur et d'estomac, il lui répond : (( Et petite saleté, c'est la vie honteuse que tu mènes avec ton grand-père qui te cause ces maux. Tu couches avec lui toutes les nuits ~. En lâche en s'éloignant : (( Vous dites comme les autres », signe du mépris qu'on lui réserve quotidiennement. Pour conclure, le témoin précise sans honte que la fille en a été blessée car elle n'est jamais revenue chez lui.

Ainsi, non seulement jugées sur leurs attitudes récentes ou anciennes, et surtout sur des rumeurs pas toujours vérifiées, les petites filles sont aussi victimes de la réputation de leurs parents - cependant on remarque que la mère est bien plus concernée. Plein de morgue, un juge de paix indique que l'immoralité de l'une est notoire : (( Avant son mariage, elle a eu un enfant, de son mariage elle en a eu un autre et depuis son veuvage, trois. Cela doit suffire pour établir sa moralité »987. Ces renseignements arrivent même avant ceux de la victime a proprement parler, ce qui signifie bien que l'adage (( les chiens ne font pas des chats » a une influence certaine lorsqu'il s'agit d'évoquer la conduite de la petite fille. On pourrait certes avancer que de telles enquêtes de moralité ont pour but de déceler de possibles tentatives d'extorsion de la part de parents peu scrupuleux. En effet il arrive qu'en guise de réponse a la requête du magistrat instructeur les forces de l'ordre notent qu'une famille est pauvre, vit de l'assistance publique, etc. Mais ceci ne doit pas faire oublier que de telles allégations ont des retombées sans doute négatives sur la victime, qu'on soupçonne d'être mal éduquée car pauvre, menteuse car mal éduquée, et ainsi de suite.

Revenons a l'exemple cité plus haut de cette femme sans morale qui fait des enfants a droite à gauche. Il est intéressant ici d'effectuer une comparaison avec un accusé, qui bien que marié pour la quatrième fois, ne semble pas provoquer l'ire de la population a travers les renseignements. Il faut dire que le mode de vie répandu chez les petits paysans et les ouvriers n'est pas bien vu par certains milieux relativement aisés. Les folkloristes par exemple voient dans cette cohabitation un élément nocif : (( La vie en commun de toute la famille, parents et enfants, parqués dans une pièce unique, est, au point de vue moral, une mauvaise chose ; elle met sous les yeux des enfants de fâcheux

987 ADI&L, 2U, 614, affaire Lhuillier. Le maire de la commune rajoute, parlant de l'accouchement récent de la mère de la victime : (( Il y a tout lieu de croire que ce ne sera point là le dernier ».

spectacles et pourrait les conduire à une promiscuité bestiale »988. Il est vrai que Martine Segalen nous explique que le manque d'intimité dû a la pièce unique n'est pas pour autant un facteur de gêne989. Les époux ne ressentent pas forcément le besoin de s'isoler dans une chambre : la sexualité n'est pas bornée dans l'espace, pas plus que limitée par la nuit.

Être un enfant naturel n'arrange pas les choses, bien que plus d'un quart des nouveaunés de la dernière décennie du siècle soient concernés990. Inutile de préciser que l'infidélité est également très mal vue : « Les enfants n'auraient guère pu recevoir de bons principes de leur mère », note un gendarme991. Peu importe au final si celle-ci a fait preuve de discrétion vis-à-vis de sa fille, ce n'est pas le problème. Outre la débauche de leurs filles, on reproche fréquemment a certains parents de ne pas assez s'en occuper et de les laisser courir les rues sans surveillance. L'enfant se retrouve donc associé aux « erreurs » de ses géniteurs. Afin de ne pas voir dans ces renseignements une somme de propos méprisants et relevant surtout de la rumeur, donnons un exemple qui prouve qu'ils ont parfois du bon. La petite Claudine, âgée de quatre ans, aurait montré son sexe devant tout le monde et surtout aurait voulu toucher celui d'un petit garçon, car a-t-elle dit, l'amant de sa mère faisait bien de même sur cette dernière, et inversement992.

Ainsi, l'attitude de la victime, ainsi que son histoire personnelle, sont sans cesse vues comme pouvant être a l'origine de l'attentat. L'historienne des femmes Yvonne Knibiehler abonde en ce sens en écrivant que « le sexe faible tout entier est perçu comme fautif en permanence, en tant qu'objet de tentation pour le sexe fort »993. Nos sources dégagent en effet l'impression qu'on ne passe rien aux victimes : le moindre accroc dans leur portrait aura certainement des conséquences.

Par conséquent, le meilleur moyen d'obtenir un acquittement n'est pas de prouver son
innocence, mais de ruiner la réputation de la victime présumée, et ainsi faire soupçonner
sinon le consentement de celle-ci, tout du moins la provocation. Pour un tel objectif, rien

988 Cité dans SEGALEN (1980), p. 141.

989 Ibid., p. 55-56.

990 FARCY (2004), p. 94.

991 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.

992 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.

993 KNIBIEHLER (2002), p. 204.

de tel que la fausse rumeur. Bien que le recours à celle-ci-ci soit relativement rare, cela a indéniablement des conséquences sur l'issue du procès, en faveur de l'accusé comme de la plaignante. Malheureusement même en cas de manipulation avérée, l'aboutissement n'est pas toujours heureux pour l'enfant agressée.

L'exemple le plus marquant concerne la jeune Marie, agressée dans les douves du château d'Azay-sur-Cher, et dont nous avons déjà parlé994. En premier lieu, le nombre de témoins cités a comparaître n'augure rien de bon : trente-huit, ce qui est très au-delà des normes, puisque la moyenne se situe entre sept et huit - sachant que la plupart du temps il y a une ou deux places réservées aux forces de l'ordre et au médecin légiste. On comprend mieux pourquoi un tel chiffre quand on apprend qu'un homme à la réputation peu flatteuse a lancé les ragots les plus abjectes sur la malheureuse, ce qui fait dire à sa maîtresse que « depuis l'affaire, on *la+ traînait dans la boue ~. En effet cette rumeur n'est apparue qu'après la dénonciation, et met en pièces le crédit accordé à la jeune fille, qu'on décrit aussi comme étant réservée et timide. La rumeur a pris une importance bien plus grande grâce a l'intervention du maire de la commune, qui l'a colportée allègrement, tout en défendant l'honneur de l'inculpé. Le juge d'instruction l'a d'ailleurs convoqué a ce sujet, et il se défend d'avoir dit quoi que ce soit lorsque le magistrat lui fait remarquer qu'avec son autorité cela aurait donné a poids certain a ces paroles. Malgré toutes ces apparentes manoeuvres, l'accusé est acquitté.

Cette section consacrée à la réputation des enfants victimes illustre une fois de plus le parcours semé d'embûches qui se dresse devant eux jusqu'à la conclusion du procès. Bien que les risques encourus ne soient pas identiques, et toutes proportions gardées, coupable et victime arrivent au procès avec un même objectif : se défendre. Bien sûr, les magistrats partent avec un bon a priori au sujet de l'enfance, car elle rappelle sans cesse l'innocence. Mais si le moindre doute s'insinue, ils n'hésitent pas à user des moyens mis à leur disposition pour s'assurer de la crédibilité des propos de la victime. Et si celle-ci est réellement entachée par quelques mots ou aventures sulfureuses, rien ne dit que son opinion soit changée à propos de la culpabilité de l'accusé - qui reste pour le magistrat l'élément central d'une instruction et d'un procès.

994 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.

-o-o-o-

Puisqu'il est reconnu, tout au moins parmi les fonctionnaires de l'ordre et de la justice, que l'enfant a une personnalité a part, son interrogatoire se distingue quelque peu des autres. Toutefois dans les grandes largeurs il reste semblable a celui d'un témoin adulte, mais il requiert certaines précautions qui en font un art somme toute particulier. Le juge doit faire preuve de persuasion mais ne doit pas se montrer trop imposant car il décontenancerait son interlocuteur.

A côté de cela, il doit enquêter, pas toujours dans les mêmes proportions, au sujet de la victime elle-même. Il doit garder une certaine distance vis-à-vis des renseignements donnés, car ils sont parfois le fruit de faits pas vraiment fondés, ou d'interprétations douteuses. Cette démarche pourrait nous inciter à dire que les magistrats se méfient des enfants et de leurs paroles, suivant ainsi l'avis de médecins légistes de grande renommée. Cela serait sans doute une erreur, car il semble qu'au contraire, ils gardent un a priori positif sur les enfants, même lorsque leur réputation n'est pas parée de vertu. S'ils se décident à de telles investigations, c'est plutôt afin de satisfaire le jury qui lui, se montre très pointilleux sur ce sujet. En effet comme le résume en 1901 le juriste Émile Garçon, « l'attentat a la pudeur est punissable quelle que soit la moralité de la victime. Il importerait peu que ce fût une fille publique si son consentement a réellement fait défaut »995.

995 Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p. 416.

Chapitre II : Stratégies autour de la défense

La défense de l'accusé empreinte des voies diverses, bien qu'on puisse aisément en résumer la teneur : soit il choisit le chemin des aveux voire de la rédemption, soit il dément avec plus ou moins de pugnacité. Puisque le système judiciaire français impose qu'il faille démontrer la culpabilité de l'inculpé, de nombreuses possibilités s'offrent a la défense pour éviter une condamnation ou la réduire.

Sans coeur et sans reproche

La première d'entre elles consiste a nier tout culpabilité, et ce a un tel point qu'il en révèle le cynisme révoltant de l'accusé. Malgré ou peut-être grâce à la grande gravité pénale que revêt le crime sexuel sur enfant, ils ne sont qu'une minorité a emprunter ce dangereux chemin. Environ les trois quarts d'entre eux sont accusés de crime incestueux, ce qui démontre une fois de plus combien ce type d'agresseur entend ne rendre de comptes à personne.

La première caractéristique de ce triste personnage est de ne jamais avouer sa faute, et de ne reconnaître aucun témoignage voire - fait rarissime - de dénigrer les examens médicaux pratiqués. L'un d'eux, peut-être le plus évidemment coupable de tous, a même confié a son notaire qu'il pensait être acquitté996. Chez certains effectivement, les dénégations sont tant invariables et persuasives - « Je vous le dirais si c'était vrai car je suis franc pour ces choses-là ~, dit l'un d'eux997 - qu'on en vient a se demander si euxmêmes ne sont pas convaincus de n'avoir rien commis de répréhensible. Leur attitude révoltante, qui plus est lorsqu'ils sont le père de la jeune victime, peut même prendre les traits d'une bravade envers le juge et sans doute au-delà, la Justice en tant qu'institution. « J'ai toujours eu soin de mon enfant, Dieu merci je n'ai pas cela a me reprocher », dit le père du petit Émile dont nous avons tant parlé998. Après avoir ajouté que ce dernier avait

996 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier. Il faut dire que les multiples attentats qu'il aurait commis précédemment sur sa fille n'ont jamais pu être prouvés.

997 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.

998 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier. Rappelons qu'au-delà des agressions sexuelles opérées sur son fils, on l'a également accusé d'une grande maltraitance envers lui. Il ne lui donnait presque rien a manger et se montrait très violent envers lui, ce qui est sans doute a l'origine de la mort du malheureux enfant et de sa soeur a qui il a fait subir les mêmes mauvais traitements.

déclaré devant témoins ne jamais avoir été aussi heureux qu'avec son père, il se fait quelques lignes plus loin encore plus abject : « Je m'en voudrais d'avoir fait une chose comme celle-là ». Le manque de respect envers la victime - mais est-ce là le plus grave ? - est encore plus flagrant lorsque le juge met l'accusé en présence du cadavre de son fils, qui imperturbable, renouvelle ses dénégations.

Bien sûr, parler de cynisme implique une interprétation personnelle, et d'autres actes et paroles de criminels mériteraient peut-être ce qualificatif. De toute manière, les points que nous allons soulever relèvent tous plus ou moins de cela, car nier des faits aussi souvent évidents n'est pas le signe d'une grande moralité. Afin d'y voir plus clair dans les « prétextes » et autres « excuses » donnés par les prévenus, nous les avons regroupés en plusieurs catégories : la première, la plus courante, concerne une lâcheté que les féministes seraient tentées de dire « toute masculine » : accuser sa victime, soit de l'avoir provoqué, soit d'avoir été consentante. La seconde, très répandue également, consiste à élargir le champ de l'accusation et de pointer du doigt un peu tout le monde, arguant d'un complot. Troisième solution, mettre en avant un état anormal au moment de l'agression. Enfin la dernière, peut-être anecdotique, mais un minimum intéressante car elle révèle combien les prévenus sont imaginatifs lorsqu'il s'agit de trouver un prétexte ou une excuse à leur faute.

Accuser l'enfant d'avoir été a l'origine de l'attentat constitue une manoeuvre audacieuse, mais qui peut porter ses fruits. A présent que nous sommes instruits des conséquences d'une mauvaise réputation de la victime, on comprend mieux pourquoi cette démarche est ordinaire. « La meilleure des défenses c'est l'attaque ~, comme l'annonce le dicton. Les affaires incestueuses, une nouvelle fois, empruntent beaucoup à cette maxime, car le rapprochement géographique ainsi que les liens qui unissent les deux protagonistes sont de nature à provoquer des rapprochements criminels. Plus largement, non seulement cette tactique détourne l'attention du juge sur les faits principaux de l'instruction, mais cela est a même d'engendrer un doute dans la tête des jurés, ce qui au fond, importe le plus.

Ces hommes n'hésitent pas a se faire passer eux-mêmes pour les victimes de jeunes filles
sans aucune morale. Tout d'abord ils mettent en cause l'attitude de l'enfant, qu'ils jugent

provocante : dans la majorité des cas ce sont des (( paroles libres » ou encore des conversations obscènes, voire des lectures osées. Ils prétendent que c'est la victime qui leur a demandé de leur faire ce dont ils ont aujourd'hui a répondre devant le tribunal. Elle se serait montrée plus qu'entreprenante - (( dégourdie » - et les aurait séduit par leur enthousiasme (( débordant », preuve en est cette affirmation pleine d'élégance d'un vigneron de soixante-et-onze ans : (( Cette fillette mouille comme une femme de vingt ans »999. (( [Elles] me cherchaient, me poussaient à cela », se défend un sexagénaire1000. Afin d'être plus convaincants, les prévenus cherchent a salir le passé de l'enfant, et surtout d'évoquer des relations sexuelles antérieures, avec d'autres personnes. Ils tentent également de faire rentrer ces agressions dans le cadre légal de la prostitution : (( Je connais très bien cette fille, car j'ai couché plusieurs fois avec elle pour quelques pièces d'argent, dit un ouvrier d'une fillette de neuf ans1001. Outre la déstabilisation de cette dernière, cela a pour objectif de prévenir un éventuel diagnostic de défloration lors de l'examen médical. Cependant de telles accusations sont risquées lorsque le juge d'instruction n'est pas de ceux qui voient dans les enfants des créatures manipulatrices. L'un d'eux qui fait face a un flot de paroles diffamatoires finit par mettre en garde leur auteur : (( Vous faites en vérité des réponses telles qu'on dirait que vous cherchez a aggraver votre situation »1002.

Certains prévenus vont encore plus loin et essaient de se faire passer pour plus candides encore que leurs victimes, se disant (( scandalisés » par leur conduite immorale, et prétendant même s'être efforcés de les ramener dans le droit chemin. Ce sont eux les premières victimes de l'attentat, puisque celui-ci s'est fait contre leur volonté et malgré leurs observations. Le juge d'instruction semble tout de même très dubitatif devant de telles révélations : (( Il est assez difficile d'admettre que de tous jeunes enfants aient conçu l'idée de se porter sur vous a des actes obscènes »1003. Les magistrats sont assez ouverts d'esprit pour accepter l'hypothèse qu'un enfant puisse provoquer l'attentat dont il reste victime, mais l'idée qu'il puisse en être carrément l'auteur leur paraît inconcevable. Attention donc a ne pas s'attirer les foudres de ceux-ci, car il ne faut pas

999 ADI&L, 2U, 708, affaire Monpouet. Précisons que ladite enfant n'a que dix ans. 1000 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.

1001 ADI&L, 2U, 743, affaire Latron.

1002 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

1003 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

oublier que ce sont eux qui dirigent et orientent les débats, et peuvent de cette façon influer sur le procès à venir. En somme, une telle stratégie est risquée comme le démontre Ambroise-Rendu : l'historienne relate le procès d'un père qui accuse sa fille de six ans d'être perverse et de l'avoir provoqué1004. L'avocat général note que le jury a été indigné par tout ce cynisme, ce qui l'a peut-être poussé a refuser l'octroi de circonstances atténuantes.

Si les accusations de ce type sont nombreuses, que dire de celles qui mènent à la théorie du complot ? Certes, les communautés villageoises ou urbaines tissent entre leurs membres des liens au quotidien, ce qui entraîne naturellement rivalités et tensions. Mais de là a ce que des personnes s'entendent entre elles pour tendre un piège a un honnête homme, cela semble un peu exagéré. Cependant c'est une raison invoquée par trois accusés sur dix environ. Les hygiénistes qui prônent la méfiance voire la défiance vis-à-vis des témoignages d'enfant semblent avoir inspiré une bonne partie des prévenus. Il est vrai qu'une telle accusation est très facile a lancer, mais beaucoup plus difficile à démontrer. C'est ce pourquoi la plupart de ces manoeuvres ne reposent sur rien de précis, ce sont juste des suppositions, peut-être fondées.

Dans la majorité des cas, la cible de ces allégations n'est pas la victime elle-même, mais ses parents. L'inculpé peut même aller jusqu'à parler de complot ou de machination, accusant les voisins voire le village tout entier, y compris le maire. Dans le cas d'une affaire incestueuse, c'est la mère qui est prise a parti, on dénonce une manoeuvre de sa part pour se débarrasser d'un mari gênant. En dehors de ce cas particulier, les accusations sont de la même veine pour la plupart : on veut envoyer le prévenu en prison par pure vengeance, ou bien pour éviter de payer une quelconque dette. Les histoires d'argent sont un bon prétexte, car nombre d'accusés évoquent le chantage pour soutirer a un honnête homme une bonne somme. C'est tout naturellement qu'un rentier a adopté cette stratégie de défense : il commente les déclarations des victimes, disant que « ce n'est pas mal composé », ainsi que « c'est bien étudié », pour finalement se montrer plus sévère en exposant que « c'est trop mal inventé pour que cela soit vrai ~, et qu'on

1004 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 177.

cherche a lui soutirer de l'argent1005. Arsène Collet, héritier d'une riche lignée, se dit également victime d'une immonde machination, et tente d'accréditer sa thèse en citant un villageois qui lui aurait dit : « Vous êtes bon ! Pourvu que vous n'ayez pas a vous en repentir ! »1006.

Cet accusé ne manque d'ailleurs pas d'imagination pour étayer sa théorie, il est vrai remarquable de détails, qui font presque se demander s'il ne souffre pas d'un délire de persécution. Collet en profite au passage pour écorner la réputation des membres de la famille qu'il dit avoir tant aidée, et ainsi recouvre la plupart des manoeuvres destinées a entamer la crédibilité des témoins à charge. C'est donc à travers une série de lettres envoyées depuis sa cellule au juge d'instruction, qu'il annonce tout d'abord que la jeune victime, Rachel, a été élevée chez son oncle, qui a abusé de ses prérogatives1007. Il accuse au passage celui-ci d'avoir tué une femme, car noircir le tableau n'est sans doute pas inutile, pense-t-il. Sauf que sa version prend des traits encore plus grotesques lorsqu'il avance que Rachel se prostitue à son frère, Raphaël, « et peut-être a d'autres ~. Tant qu'à salir une famille, autant ne pas faire d'exceptions, aussi il raconte que ce dernier apprend a ses petits frères a traiter leur grande soeur de putain. Il semble d'ailleurs en vouloir grandement a l'adolescent, qu'il accuse de vouloir se venger de lui et même de penser a l'assassiner, et ajoute également qu'il l'a volé. Dans une lettre rédigée quelques jours plus tard, il recentre sa stratégie sur la victime : il prétend que la mère de celle-ci lui a confié : « Ah ! vous la croyez meilleure que les autres, elle ne vaut pas mieux. Remarquez-le. C'est elle qui recherche le plus souvent son frère ». Il ajoute qu'il a surpris plus d'une fois la jeune fille en galante compagnie, embrassant un garçon. Enfin, il remet en cause le processus même de la dénonciation, évoquant une manipulation de la part du maire qui l'a recueillie. Celui-ci aurait proposé 200 francs a Rachel si elle avouait ce qu'il lui demandait, et l'aurait même torturée afin de parvenir a ses fins.

1005 ADI&L, 2U, 610, affaire Frileux. Le juge ne se montre pas convaincu : « Je vous engage à dire la vérité et de ne point persister dans cette voie de dénégation », menace-t-il.

1006 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

1007 Le juge d'instruction ne laisse rien passer a l'accusé, pas même cette dénonciation d'un fait pourtant grave : « Quelle que fut votre position dans la famille *...+ vous n'aviez pas le droit de faire a un enfant des questions sur des faits de cette nature que le père lui-même laisse ordinairement à la mère le soin de poser ». Au passage, on remarque combien les pères de famille se désintéressent des affaires de moeurs touchant leurs filles.

Cet exemple porte peut-être la marque de l'exubérance de son principal artisan, cependant la complexité des relations entre les quatre protagonistes de l'affaire - les témoignages de Rachel, de sa mère et de son frère le prouvent - est à même de créer un doute dans la tête des jurés sinon dans celle du juge. La position sociale de l'accusé lui permet également d'exercer une sorte de pression sur la justice, et pour mieux faire encore, il s'apitoie sur son sort : (( Ce qui me fait peur, c'est la souillure de ce nom que toute une génération, la plus honorable du pays, m'avais transmis sans tache », déclare-til. Les magistrats restent généralement de marbre devant de telles accusations, et peuvent même aller jusqu'à dire a l'accusé qu'il ne fait que s'enfoncer un peu plus avec de telles allégations. Et ils manient l'ironie a merveille, comme le démontre ce juge tourangeau : (( Ce serait donc elle qui pour vous nuire se serait fait déflorer et répandre du sperme sur sa chemise par quelqu'individu pour avoir ensuite le plaisir de vous accuser »1008.

Après s'être concentré sur les divers témoins de l'instruction, l'inculpé évoque également sa personne, et les raisons qui pourraient soit prouver son innocence, soit minimiser sa responsabilité. Dans cette catégorie, le principal argument concerne l'état d'ébriété, avec plus de 13% des accusés qui l'évoquent. Cette proportion est plus importante que celle des victimes qui annoncent qu'effectivement l'agresseur était « en ribotte ». Durant l'instruction le juge pose fréquemment la question aux différents témoins et cherche même a savoir quelle était le degré d'ivresse, car un tel fait serait de nature à diminuer légèrement la portée du geste incriminé. (( Si je n'avais pas bu je suis certain que je n'aurais jamais commis un pareil fait », se défend un ouvrier1009.

Dans la même classe d'explications, celles ayant trait a une incapacité physique. Un instituteur tourangeau dit être victime depuis deux mois (( d'une affection qui, par moments [le] met hors de [lui]-même »1010. L'accusé se plaint plus précisément de pertes séminales nocturnes qui stimuleraient exagérément sa libido. Après examen médical, le légiste déclare qu'au contraire cela a pour effet d'éteindre cet appétit sexuel et même d'amener l'impuissance. Cette dernière raison est déjà plus courante, c'est celle employée par un journalier de soixante-deux printemps qui affirme ne plus pouvoir

1008 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard. 1009 ADI&L, 2U, 641, affaire Durand. 1010 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.

toucher à une femme par la faute de rhumatismes goutteux1011. Il ajoute ne plus produire de sperme depuis trois ans. Enfin, un rentier de soixante-quatorze ans avoue les faits mais invoque l'affaiblissement de ses facultés mentales dû a son grand âge1012. Ces explications pourraient avoir de l'influence si la médecine légale n'était pas là pour démontrer le contraire.

Alors les accusés se tournent vers des justifications qui échappent a l'examen scientifique probatoire. Aussi les actes d'exhibitionnisme sont expliqués par le fait qu'il a été surpris au moment d'uriner, ou en train de se « débarbouiller ~ en tenue d'Adam. Puisque la médecine légale est devenue un outil assez efficace, certains prennent le parti de faire des déclarations en adéquation avec les symptômes constatés, mais en essayant de minimiser leur acte. Par exemple, puisqu'il a été prouvé qu'un doigt a été enfoncé dans le vagin d'une petite victime, on prétend qu'il ne l'a été que d'un centimètre. Et lorsqu'il y a eu défloration, on prétend qu'elle a été provoquée non avec la verge mais avec le doigt : (( A l'âge qu'avait ma fille les parties sexuelles sont faciles a blesser même avec le doigt », explique ce journalier1013.

Tous les accusés n'optent pas pour de si pragmatiques justifications, et c'est ainsi qu'ils inventent des histoires tout simplement incroyables. Pêle-mêle on trouve un homme qui se dit ensorcelé, et un autre qui raconte que lorsqu'il a abusé de sa petite-fille, il (( était en rêve )) et croyait que c'était sa femme1014. Viennent ensuite les circonstances et les coïncidences qui prêtent à sourire malgré la gravité des faits : on découvre que les boutons de pantalon ont l'étrange pouvoir de se défaire tous seuls et que par ce même hasard la verge sort du vêtement, ou encore que les jupons ont la propriété de se relever d'eux-mêmes. Et quand cette opération ne peut se faire, on met la main en dessous, mais pas dans le but de (( faire des sottises »1015. Ce vieillard déclare sans rire au juge : (( J'ai

1011 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.

1012 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu. Là encore le médecin légiste contredit la version de l'accusé. 1013 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.

1014 ADI&L, 2U, 719, affaire Dufourg, 744, affaire Robin.

1015 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

bien pu badiner avec cette enfant, j'ai bien pu la coucher par terre et me coucher sur elle mais je faisais cela naïvement et sans aucune intention d'amour sur cette enfant »1016.

Face au risque de voir les interrogatoires se transformer en grand n'importe quoi, le juge d'instruction doit recentrer les témoignages de l'accusé afin de se rapprocher de la vérité. Car son but est naturellement de pousser cet homme dans ses derniers retranchements afin de lui faire avouer son crime. Seulement cette entreprise est bien plus ardue que lorsque l'interlocuteur est un enfant. Le magistrat a beau tourner en dérision les explications du prévenu et lui énoncer la version la plus plausible, beaucoup ne varient pas dans leurs déclarations, et nient jusqu'au bout. Cette stratégie est celle de 43% des accusés. Certains sont réfractaires à toutes les tentatives du juge de faire avancer les choses, comme ce vieil homme qui persiste et signe dans ses dénégations : « J'aurais le cou sous la guillotine que je n'avouerais pas », lance-t-il1017.

Ils sont 23% à faire des aveux partiels, le plus souvent afin de réduire la gravité du crime. Pour se faire, le prévenu diminue le nombre d'agressions, en change le type - une pénétration pénienne devient un simple attouchement - et le mode opératoire - on nie l'emploi de la violence physique -, mais peut également comme le note Ambroise-Rendu, « nier le plaisir éprouvé dans le crime »1018. On peut mettre ceci en relation avec l'insistance des magistrats sur la question de l'éjaculation. Dans une proportion un peu plus large - 28% - les aveux sont complets. Ils sont rarement spontanés, et ne sont que le fruit du travail du juge d'instruction, qui a force de pousser le prévenu dans ses derniers retranchements, finit par obtenir ce qu'il cherche - dans un cas, l'interrogatoire final montre tant d'opiniâtreté de part et d'autre que seize pages manuscrites sont nécessaires au greffier pour le retranscrire. Dans près de 4% des cas, l'inculpé change de ligne de conduite et dément les accusations après avoir pourtant avoué.

1016 Afin de ne pas empiéter sur le développement principal de ce chapitre, nous avons préféré mettre le trio de tête des explications les plus grotesques dans cette note. Sur la troisième marche du podium, un forgeron auquel le juge demande : « Pourquoi serriez-vous la jeune fille par le cou ? ~, et l'accusé répond : « C'était pour plaisanter ». Un vieillard déclare de son côté que s'il a mis son sexe dans la main d'une petite fille, c'était pour la lui réchauffer. Enfin, la palme du loufoque revient a un charretier qui raconte c'est la fillette qui s'est par hasard assise sur son doigt, lequel a donc pénétré de manière toute aussi fortuite dans le vagin de l'enfant. Bien sûr un tel classement est purement subjectif et d'autres explications rocambolesques auraient pu y figurer. (ADI&L, 2U, 700, affaire Troubat, 628, affaire Perrigault, 683, affaire Grimault.).

1017 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

1018 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 102.

Plus de 18% des prévenus vont plus loin dans la démarche et ajoutent aux aveux une sorte de rédemption. Ceux-ci vont des simples regrets aux demandes de pardon, voire au suicide1019. Bien évidemment il nous est impossible de juger de la sincérité d'un tel comportement, cependant on peut penser qu'une majorité l'est. Assez souvent cette démarche s'accompagne d'une justification par l'état d'ivresse, ce qui indique que beaucoup d'hommes censés et dotés d'une morale sont passés a l'acte a cause de l'alcool, alors qu'ils n'y avaient sans doute jamais pensé auparavant. On remarque également une corrélation avec l'évocation du consentement de la victime, comme l'illustrent les propos suivants : « Je regrette beaucoup tout cela ; les grandes me cherchaient, me poussaient à cela »1020. Ils se mettent également en avant en essayant de donner l'image d'un homme presque « prévenant », ou qui a eu honte de son geste - « J'ai réfléchi que je faisais une bêtise », indique un jeune meunier1021. Ils déclarent ne pas avoir violé la petite fille car elle était trop jeune, sans doute aussi à cause de la croyance que c'est impossible : « Que voulez-vous qu'on fasse a des enfants si jeunes ? », semble regretter un rentier1022.

Bien qu'empruntes d'un cynisme certain, ces démarches peuvent être bien vues du jury, toujours prêt a minimiser la peine de l'accusé. Curieusement, 16% des hommes ayant avoué ont été acquittés. En revanche, cela semble avoir peut d'impact quant à l'attribution des circonstances atténuantes, les deux chiffres étant similaires. A propos des aveux, la seule remarque sociologique que l'on puisse faire est que seulement 4% de ceux qui sont entrés sur le chemin du repentir habitent en milieu urbain. Sans vouloir trop s'avancer, on peut évoquer les différences de mentalités, notamment à propos de la religion, qui insiste lourdement sur les notions de rédemption et de pardon. Toujours estil que quelle que soit la sincérité de l'accusé, les conséquences de son geste lui sont bénéfiques. Preuve en est l'affaire Hilaire : condamné par contumace à vingt ans de travaux forcés pour un attentat à la pudeur - dans les faits, une tentative de viol - sur une

1019 En pleine instruction, le procureur de Tours reçoit un télégramme d'un juge de paix qui l'informe d'un viol commis la veille, sur une jeune fille de treize ans. A peine trois heures plus tard il en arrive un autre, qui lui indique que la gendarmerie vient de retrouver le corps du suspect dans un ruisseau, l'homme s'étant selon toutes apparences suicidé. (ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.).

1020 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.

1021 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit.

1022 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.

enfant de trois ans, il est retrouvé six ans plus tard et rejugé1023. Interrogé de nouveau, le jeune homme déclare : « Depuis cette époque [il avait dix-huit ans], je me suis marié ; je me rends compte de l'acte que j'ai commis et je le regrette bien ». En dépit de la gravité exprimée dans la première sentence, le prévenu est acquitté dans ce second procès.

Un accusé sur deux reconnait l'intégralité ou une partie des faits qui lui sont reprochés. Ce chiffre peut paraître assez important et presque inattendu, cependant ce serait oublier les détails du discours qui ont pour but de minimiser la responsabilité de leur auteur. Car si beaucoup entrent effectivement dans la voie des aveux, peu font preuve de repentance. Sans doute est-ce là le signe qu'ils ne comprennent pas la gravité des gestes qu'on leur reproche, ou d'un simple mépris du statut protégé de l'enfance. Cela se traduit dans les réputations qu'on leur prête, car beaucoup ne sont pas exempts de tout reproche avant même de commettre le crime qu'on leur impute.

De l'importance de l'attitude, antérieure comme postérieure au procès

Nous l'avons déjà dit au sujet des victimes, avoir une mauvaise réputation constitue indubitablement un handicap aux yeux du jury populaire. Cette vérité s'applique tout naturellement aux accusés également, bien que dans de moindres proportions. En effet ceux-ci étant en premier lieu jugés sur des faits, cela diminue par conséquent l'influence qu'exercent les renseignements glanés par les forces de l'ordre.

Il faut bien sûr avant toute chose prendre en considération les tensions qui résultent naturellement d'une vie en communauté. Car au vu des données collectées, les accusés n'apparaissent pas blancs comme neige, loin s'en faut. En effet plus de 72% de ceux-ci ont une mauvaise réputation - contre 13% qu'on pourrait qualifier de correcte, et seulement 14% de bonne -, qui peut être la conséquence de plusieurs éléments, parmi lesquels : le caractère léger et la dépravation, la probité qui laisse à désirer, le caractère violent, la propension a l'ivrognerie, et enfin la paresse. Ces cinq catégories principales ont bien entendu un impact différent selon le type d'accusation, car on porte plus attention aux moeurs dans une affaire d'attentat a la pudeur. Mais les autres catégories ne sont pas non plus sans incidence, surtout celle concernant l'honnêteté. Non seulement les voleurs sont

1023 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire. C'est dans le cadre d'une accusation pour vol qu'on a retrouvé sa trace dans un département voisin.

très mal vus, mais en plus ils sont très durement réprimés : un homme a été condamné à quinze jours de prison pour avoir menacé de mort sa femme, et à trois mois lorsqu'il a volé des fruits1024.

Étrangement, les antécédents révélés lors de l'instruction semblent avoir moins de poids que les renseignements obtenus par les forces de l'ordre. On peut en tout cas le penser car les juges n'y font que peu de références, alors qu'ils sont souvent assez nombreux. Certes tous ne concernent pas les moeurs, mais ils aideraient pourtant a cerner la personnalité de l'accusé. La plupart de ceux relatifs a la moralité sexuelle ne concernent que des faits mineurs - propositions inconvenantes, exhibitions, tentatives d'attouchement - mais seraient tout de même susceptibles d'assombrir le tableau du prévenu.

Les données statistiques associées à ces diverses réputations pourraient être riches d'enseignements si elles n'étaient pas tant discutables. En effet pour illustrer ce propos, on peut dire que 22% des hommes à la bonne réputation sont acquittés, contre 17% de ceux qui en ont une mauvaise. De même, les circonstances atténuantes sont octroyées à près de 79% des accusés ayant de bons antécédents, contre plus de 70% en ayant de détestables. On pourrait voir dans ces deux exemples le signe d'une clémence des jurés envers ceux qui ont de bonnes réputations. On leur laisse une chance de se racheter, en quelque sorte. Mais d'autres chiffres invitent a la méfiance : la totalité des condamnations aux travaux forcés - qui représentent, rappelons-le, 7,3% du total - sont à mettre a l'actif de personnes a la réputation détestable. On peut donc se demander si cette dernière n'est pas le fait d'individus prêts a commettre un crime très grave, qui serait ensuite puni des travaux forcés. Ainsi, les mauvais antécédents expliqueraient l'agression et non pas le jugement rendu.

La remarque est également valable, mais dans une moindre mesure, en ce qui concerne les condamnations antérieures. Tout d'abord, sachons que 38% des accusés n'ont pas un casier judiciaire vierge. Pour clarifier les choses nous avons classé les peines prononcées en quatre catégories : affaires de moeurs, de vol, de violence ou faits mineurs. La première regroupe plus de 11% du total, contre 37% pour la deuxième, 18% pour la

1024 ADI&L, 2U, 716, affaire Rossignol.

troisième et enfin un tiers pour la dernière. Bien sûr ici nous ne nous occupons que de la première des quatre. Et quand nous parlons d'affaires de moeurs, il faut le prendre au sens large : un juge d'instruction fait part a un homme que sa dernière condamnation pour complicité d'adultère joue contre lui, alors qu'il est accusé d'attentat a la pudeur sur une fillette de huit ans1025.

Effectivement, les antécédents judiciaires sur les questions de moeurs semblent mal vus du jury, puisque 15% de ceux qui en ont sont acquittés, contre plus d'un sur cinq pour l'ensemble des prévenus. Et ils sont également punis bien plus sévèrement, car ils sont 23% à avoir été condamnés à une peine de réclusions modérée - entre un et six ans inclus -, alors que la proportion pour la totalité des accusés n'est que de 6% a peine. En revanche, ils sont sous-représentés dans la catégorie des peines correctionnelles : 46% écopent d'une peine de prison, chiffre qui est de 58% si l'on prend en compte l'ensemble des inculpés.

Le code pénal prévoit un durcissement des peines en cas de récidive, mais cette notion s'applique a l'ensemble des crimes et non aux seuls viol et attentat a la pudeur. Par exemple pour la justice, si un accusé pour crime sexuel a déjà été condamné par le passé pour un assassinat, il est considéré comme étant récidiviste, bien que les deux actes ne rentrent pas dans le même registre. Par exemple, les textes prévoient que si la seconde condamnation porte sur la réclusion, elle sera commuée en travaux forcés à temps1026. Un problème se pose toutefois à cause de la correctionnalisation : puisque les peines prononcées sont celles qu'on applique ordinairement a des délits, comment relever d'un cran celles-ci - et donc les modifier en peine de réclusion - puisque le code pénal ne prévoit que de les doubler. Un homme condamné à deux ans de prison ne peut donc pas être, selon l'article qui définit la récidive, être condamné a une peine de réclusion lors de sa seconde punition - sauf bien entendu si le jury décide que le second crime mérite, indépendamment de la loi sur la récidive, une peine plus lourde, donc de réclusion ou de travaux forcés. Ainsi notre corpus ne nous permet pas d'appréhender le problème et de trancher en faveur d'un côté ou de l'autre. Difficile de savoir si la fermeté d'une seconde

1025 ADI&L, 2U, 613, affaire Vincent. 1026 Article 56 du code pénal de 1832.

condamnation est due à la sanction antérieure, ou au fait que les jurés aient vu une grande gravité dans ce deuxième crime.

L'attitude de l'agresseur sexuel n'est pas seulement scrutée lors du procès : elle a également son importance lors des recours qui s'offrent a lui après avoir été condamné. Plus d'un sur cinq profite des multiples possibilités contenues dans la loi : dans trois cas sur cinq le prisonnier demande à ce que soit examinée une demande de liberté conditionnelle. Celle-ci peut être accordée en fonction du comportement lors de l'incarcération, ainsi que de la nature de l'attentat et de l'attitude lors du procès. Il faut également que le détenu ait purgé la moitié de sa peine au moins. Les trois quarts de ces requêtes sont acceptées, mais elles concernent principalement les peines de prison. Peu de clémence pour les faits qui ont été reconnus comme très graves, donc.

Moins courants sont les recours en grâce ou en cassation - 18% chacun sur le total des requêtes -, qui sont d'ailleurs satisfaits dans une moindre proportion que les précédents. Plus marginales, les demandes de liberté provisoire, les requêtes en révision du procès, en réduction de peine voire en réhabilitation. Un exemple tiré de notre corpus illustre l'importance que tiennent les circonstances du crime et de son procès dans l'assentiment du magistrat sur les diverses questions évoquées. Pierre Allain, condamné à huit ans de réclusion, dix ans d'interdiction de séjour ainsi qu'à la déchéance de la puissance paternelle pour avoir commis des actes répréhensibles sur ses trois filles, a fait moins de deux ans après son procès une demande de révision de celui-ci1027. Interrogé sur les suites à donner à cette requête, le procureur de Tours écrit : « J'ai soutenu personnellement l'accusation dans cette affaire. J'ai gardé le souvenir de l'impression véritablement poignante causée par les dépositions de ces trois enfants. *...+ J'estime dans ces conditions que la requête du condamné Allain n'est susceptible d'aucune suite ».

Le comportement de l'accusé est un élément important dans le jugement, mais il n'est pas primordial comme les renseignements sur la jeune victime. Les juges eux-mêmes semblent y accorder une prépondérance moindre, et ne cherchent pas toujours à les utiliser pour mettre la pression sur le prévenu lors de son interrogatoire. Pourtant rares sont ceux qui n'ont rien a se reprocher.

1027 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

-o-o-o-

Les stratégies qui s'offrent aux accusés sont peu diversifiées, cependant la manière employée lors des interrogatoires peut avoir son importance. Il ne faut pas oublier que le juge par avec un a priori défavorable sur le prévenu. Aussi celui-ci doit faire preuve de tact lors de ses déclarations. Il ne doit pas s'enfoncer dans des sortes de délires verbaux qui ne font qu'aggraver la défiance du magistrat. Car il sait qu'en cas d'examen médical positif, il ne lui reste plus que sa parole pour prouver son innocence. S'il ne lui est bien sûr pas interdit de se défendre, tout cynisme clairement affiché entraînera sûrement des conséquences défavorables, parfois même au-delà du procès.

Conclusion

La méfiance qui semble habiter la société française a l'égard des témoignages d'enfants repose certes sur des falsifications prouvées par la psychiatrie, mais qui semblent bien loin des proportions avancées par certains médecins légistes. On retrouve dans les acquittements dont cette thèse est a l'origine les mécanismes qu'on retrouvait au début du siècle lors de la vague de relaxes dues à la sévérité du code pénal. Le jury n'arbitre pas de façon objective les faits incriminés. Des éléments extérieurs au procès, à la portée plus universelle donc, influencent grandement ses décisions. En témoignent les 4,4% de poursuites qui se soldent par un acquittement alors que l'accusé a pourtant avoué au cours de l'instruction.

Les habitants du quartier ou du village sont les premiers pourvoyeurs des ragots qui peuvent circuler sur une petite fille - n'oublions pas que les garçons sont moins concernés par cela -, et en ce sens participent à la méfiance ambiante qui nuit aux victimes de crimes sexuels. Les magistrats instructeurs sont également impliqués dans ce processus, puisque ce sont eux qui demandent ces renseignements aux forces de l'ordre. Mais leur rôle ambigu est bien plus représenté par la requête qu'ils font d'enquêter sur la famille de la victime. En effet bien que le comportement des parents ait une répercussion évidente sur celui de leur progéniture, il n'est pas très éthique d'associer les deux, car de cela les enfants ont tout à perdre.

En revanche l'interrogatoire de ces derniers montre bien plus de bienveillance de la part du juge, qui ne se formalise pas vraiment des erreurs de narration qui ne sont pas rares, tout comme les revirements de stratégie. Il cherche a les mettre en confiance afin d'être perçu comme une oreille attentive et accueillante. Il ne faut pas oublier que ce manque de communication, la plupart des enfants en ont souffert dans les jours ou les mois qui ont suivi leur agression. Ils sont donc bien plus prolixes si le magistrat fait preuve de tact et de patience, bien qu'il faille tout de même les guider dans leurs déclarations afin d'en tirer quelque chose d'exploitable pour l'accusation.

Cette dernière manoeuvre est prépondérante lors de l'interrogatoire de l'accusé, car celui-ci cherche à détourner la conversation sur la victime et ses défauts, ou brode des explications en marge de son récit. Bien souvent le magistrat ne se laisse pas influencer par de tels subterfuges, de même que l'éminent Tardieu, qui semble toutefois assez isolé sur ce point. Il souhaite démonter « les objections plus ou moins spécieuses que peut susciter la défense »1028. Mais le jury populaire se montre bien plus réceptif à la version avancée par le prévenu, et même lorsque celui-ci avoue, il peut l'acquitter car des soupçons pèsent - du moins à son sens - sur la jeune plaignante. En somme, de par sa position d'adulte respectable, l'agresseur a un avantage sur la victime, qu'on associe volontiers au concept de l'enfant pervers1029.

1028 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 343. Le médecin mentionne entre autres les déformations que la défense attribue a l'onanisme, et les écoulements soi-disant dus a un manque d'hygiène.

1029 COENEN (2002), p. 76.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Le XIXème siècle est bien une période de progression pour la reconnaissance des droits de l'enfant, c'est indéniable, et reconnu de tous. Seulement ce cheminement est assez tortueux lorsque l'on prend la peine de s'y intéresser dans le détail. Les différents acteurs de la société française ont autant de prises de position sur la question, aussi la réponse à la problématique se doit d'être nuancée.

Sur le papier, tout est pourtant clair, ou presque. Bien que le code pénal ne donne pas de définition précise des crimes que sont le viol et l'attentat a la pudeur, les contours ont été affinés au fil des années et des procès. Grâce a l'apport de la jurisprudence, le cadre juridique est en théorie assez solide pour mener une répression aussi sévère qu'efficace. Mais c'est sans compter sur le jury, qu'on peut qualifier de bourgeois, qui prend des libertés vis-à-vis des textes. Cette relative autonomie a pour conséquence une explosion du nombre d'acquittements, en réponse a une répression pénale jugée trop sévère.

A partir de là, la machine judiciaire s'emballe et se détourne petit a petit de son objectif initial, a savoir faire diminuer le nombre de crimes sexuels sur enfants par le moyen d'une grande sévérité. Il est vrai que le début du siècle semble voir se développer cet attentat si particulier, mais difficile de savoir si des éléments connexes - propension plus importante à la dénonciation - n'ont pas pu influer sur cette progression. Toujours est-il que les conséquences sont en défaveur du jeune enfant, qui voit la reconnaissance de son statut de victime diminuer d'autant que grandit l'impunité de son agresseur.

L'institution judiciaire se voit dans l'obligation de réagir sous peine de voir sa légitimité entachée par la multiplication de ces acquittements scandaleux. Alors qu'en parallèle elle réforme le code pénal afin de mieux répondre aux spécificités de l'attentat sur enfant - lois de 1832 et 1863 afin de lutter contre l'obligation de violence de l'acte pour le réprimer en tant que crime -, elle cherche un moyen de rétablir sinon son autorité, tout du moins la sévérité apparente qui s'y raccroche. Comme l'a dit Montesquieu, « La cause de tous les relâchements tient de l'impunité des crimes, non de la modération des peines ». Un système visant à faire décroître coûte que coûte la proportion de relaxes est

mis en place petit a petit, se perfectionnant a chaque étape. Il s'efforce de satisfaire un peu tout le monde - philosophes, politiques, juristes, jurés et enfin plaignants - grâce à l'introduction de la correctionnalisation.

L'utilité de celle-ci ne tarde pas à être démontrée : les acquittements sont en baisse constante, mais en contrepartie les peines prononcées sont moins sévères et contrastent avec l'intransigeance affichée par le code pénal. Pour alimenter ces procédés de correctionnalisation, la justice va pour la première fois s'intéresser a la victime. Seulement, malheureusement serait-on tentés de dire, cet attachement nouveau à la personne de l'enfant agressé n'est pas forcément pour lui rendre service. On va chercher à rassembler des éléments établissant ses habitudes et sa moralité, ce qui donne fortement l'impression que le tribunal ne juge plus seulement l'accusé. Bien évidemment il ne s'agit pas de parler d'une « chasse aux sorcières » orchestrée par les théoriciens de l'enfance perverse, mais de semblables enquêtes illustrent la suspicion suscitée par les jeunes victimes. Nous ne sommes donc plus en présence d'un mais de deux suspects, qu'on ne range toutefois pas dans la même catégorie. Le jury a donc entre les mains une somme d'informations toujours plus étendue, ce qui lui permet de diversifier les motifs ayant déterminé la sentence. Quitte à rendre les verdicts parfois incompréhensibles, perpétuant la tradition de l'acquittement scandaleux. Albert Bataille, célèbre chroniqueur judiciaire des dernières décennies du XIXème siècle, écrit encore en 1885 : « Il y a longtemps que j'ai cassé de m'indigner contre le jury : je le crois capable de tout »1030.

Afin de raisonner celui-ci, l'institution judiciaire diversifie encore les sources d'informations, et fait pour cela appel à la science, dont les progrès effectués au cours du siècle suscitent bien des convoitises. Le rôle de la médecine légale, bien que restant entravé lors du procès - le médecin n'est cité a comparaître qu'en tant que simple témoin -, prend de l'importance au fil des décennies, sans toutefois devenir systématique, même à la fin du siècle. Les juges et les juristes lui prêtent beaucoup de vertus pour en finir avec les approximations des sources orales. Le légiste Alexandre Lacassagne, citant Francis Bacon, abonde en ce sens : « Les preuves sont un antidote contre le poison des

1030 Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1884, Paris, Dentu, 1885, p. 262. Cité dans Frédéric CHAUVAUD, « D'Albert Bataille a Geo London. La chronique judiciaire et l'indignation, 1880-1939 », p. 79- 103, p. 103, in Anne-Claude AMBROISE-RENDU, Christian DELPORTE (dir.), L'indignation : Histoire d'une émotion politique et morale. XIXème-XXème siècles, Paris, Nouveau Monde éditions, 2008.

témoignages »1031. Seulement, les particularités propres a l'attentat perpétré sur un jeune enfant compliquent la mission de l'expertise. Les traces recherchées ne sont pas simples à authentifier, car elles se confondent parfois avec des symptômes et maladies sans origine criminelle - vulvite, clitoris anormalement développé. Une fois de plus, la suspicion s'empare des adultes, et la science a priori entièrement objective se trouve influencée par le concept d'enfant pervers.

Et que dire de la psychiatrie ? Celle-ci est intégralement consacrée a l'absolution de l'accusé, et bien que les cas concluant à l'irresponsabilité totale soient extrêmement rares, beaucoup permettent d'accorder des circonstances atténuantes. Bien qu'un homme de science aussi éminent qu'Ambroise Tardieu ait tenté d'orienter la discipline vers l'étude de la victime et des conséquences psychiques de l'attentat, jamais de tels examens se pratiqués dans le cadre de l'instruction1032. Ainsi, ces observations vont toujours dans le sens de la défense, quand elles pourraient, pratiquées sur les enfants, amener les juges à prononcer des circonstances aggravantes, lorsqu'il y a eu un grand traumatisme, par exemple. Malgré tout, les magistrats semblent se tenir en dehors de ces débats médicaux, et ne retiennent dans le compte-rendu que les éléments à charge.

Malheureusement le jury populaire semble moins réceptif que ces derniers aux conclusions avancées dans le rapport d'examen. En outre étant imprégné lui aussi des thèses hostiles a l'enfance, il doit porter une attention toute particulière aux signes évoquant une dépravation précoce de la victime. On peut même dire qu'il préfère statuer en dernier lieu a partir des renseignements établis par les forces de l'ordre, plutôt que de placer sa confiance dans le médecin légiste. En outre, « les accusations d'attentat a la pudeur seront d'autant moins acceptées par le jury que l'âge des victimes se rapprochera le plus de treize ans », remarque, lucide, un procureur rouennais1033. Ainsi, les jurés statuent volontiers sur la personne de l'enfant agressé, et non sur les faits eux-mêmes. Sur ce point l'accusé et la victime sont à peu près au même niveau, puisque la trace même de l'attentat semble s'effacer au fur et a mesure que les renseignements sur le passé de l'un ou de l'autre protagoniste sont ajoutés au dossier d'instruction. Ce qui fait

1031 LACASSAGNE (1906), p. 339.

1032 Les premières observations de ce genre apparaissent en 1960. (AMBROISE-RENDU (inédit), p. 431.). 1033 AN BB 20/282, dossier 1, Eure, 1er trimestre, 1865. Cité dans AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 175.

dire à Ambroise-Rendu qu' « au sein de procédures marquées par la suspicion, la plaignante est un problème plus qu'une solution *
·
·
·+ »1034.

Avec une telle culpabilisation de la victime, comment encourager les dénonciations ? L'isolement de l'enfant abusé est un réel frein a la répression des crimes sexuels commis sur sa personne. En effet l'agression est avant tout un rapport de force entre deux individus que tout oppose, et donc propice a tomber dans l'oubli. Tous les enfants ne sont pas assez peureux et honteux pour cacher indéfiniment les actes qu'ils ont subis. Certains font même preuve de promptitude à la dénonciation, peut-être sont-ce là les plus matures. Toujours est-il que la majorité rencontre de réelles difficultés a s'exprimer sur le sujet, sans doute à cause des interdits moraux qui pèsent sur la société toute entière. Comment réguler les moeurs d'un pays quand celui-ci est imprégné d'une gêne, d'une pudeur a toute épreuve a l'égard de sa jeunesse ?

L'équation est, il est vrai, difficile a résoudre. Mettre des mots sur des actes implique d'en reconnaître l'existence, et surtout d'en tirer les conséquences. L'éducation des enfants sur le point sensible qu'est la sexualité relève finalement beaucoup plus de la nonéducation. Filles et garçons sont très souvent livrés à eux-mêmes sur cette question, et l'empirisme apparaît comme la meilleure solution pour se faire un jugement. Peut-être est-ce de cette constatation que découle la méfiance rencontrée par une partie de la population vis-à-vis des témoignages d'enfants au sujet des moeurs. Ce qui est sûr, c'est que le jury ne leur passe aucun écart de conduite, hormis dans les affaires relevant de la relation incestueuse.

L'enfant abusé est donc victime a plusieurs niveaux : son statut en fait a priori une cible facile ce qui débouche en premier lieu sur son agression. Il est ensuite sujet à l'incompréhension des adultes qui l'entourent, voire au mépris et à la suspicion. Enfin, humiliation ultime, sa plainte peut ne pas aboutir, et faire retomber un peu plus sur sa personne le voile de honte qui caractérise les victimes de crimes sexuels.

Alors, que faire ? Dénoncer c'est prendre de multiples risques : être a l'origine de la
dislocation de la communauté - au sens restreint de la famille ou au sens large du
quartier ou du village - ou en être la risée, voire le souffre-douleur. C'est être a jamais

1034 Ibid., p. 178.

marqué du sceau de l'infamie, car elle traînera dans sa vie sociale et familiale le fardeau d'être associée a un crime que la pudeur réprime. Ambroise-Rendu remarque que l'agression sexuelle a pour effet « d'associer la victime et l'agresseur dans la même réprobation morale et sociale »1035. Mais se taire et c'est donner raison a son agresseur, et peut-être l'inciter a recommencer a la prochaine occasion. L'enfant est confronté à une multitude de choix qui auront une influence certaine sur son existence à venir. Lui comme ses parents n'ont cure de la vision universelle de l'institution judiciaire, qui entend faire de chaque procès un exemple pour la population, toutes proportions gardées, bien entendu. De toutes manières, on n'accorde pas un grand intérêt a de telles actions en justice : « avant les années 1880, seuls les grands procès pour meurtre et viol ou les affaires plus modestes impliquant quelque notabilité mobilisent réellement les journalistes », avance Ambroise-Rendu1036. Toujours à la fin du siècle, dans la catégorie des crimes et la hiérarchie imaginaire qui lui est liée, celui de sang l'emporte largement par rapport au viol1037.

Là encore, peut-être est-ce une conséquence du respect à la pudeur qui enveloppe la grande majorité de la population. Sur ce point le monde des adultes compte bien rester cloisonné et laisser en dehors des enfants qui n'ont pas l'âge de telles turpitudes. Afin de ne surtout pas les amener dans la voie de la corruption, on préfère se taire devant des faits que le code pénal considère pourtant comme graves. C'est d'ailleurs sur ce point que se constitue le décalage considérable qui existe entre la pensée des promoteurs du code pénal et celle de l'opinion publique. Montesquieu a écrit que « Les moeurs et les manières sont des usages que les lois n'ont point établis, ou n'ont pu, ou n'ont pas voulu établir ». Ce point de vue est partagé par une bonne partie de la population, qui conteste la nécessaire publicité de tels actes, qui ne regardent pas la puissance publique, qui plus est puisqu'ils n'ont pas entraîné de séquelles inquiétantes sur la jeune victime.

La plupart du temps les attouchements ne sont pas vus comme des faits très graves
puisqu'ils ne sont pas irréversibles, au contraire du viol1038. En outre, les deux tiers des

1035 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009, n°4, p. 165. 1036 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 489-490.

1037 VIGARELLO (1998), p. 204.

1038 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 130.

affaires ne comportent aucune tentative d'introduction du membre viril1039. En conséquence de quoi on ne prête pas de trop mauvaises intentions a l'attoucheur, ce qui atténue une fois encore sa culpabilité.

La réalité n'est d'ailleurs pas si différente, puisqu'une majeure partie des agresseurs ne fait pas usage de la force, et fait marche arrière aux premiers cris ou pleurs de l'enfant. Les carences sexuelles qui touchent une fraction importante des prévenus sont plus à mêmes d'amener de la brutalité dans les approches et dans l'acte en lui-même. Pour l'autre partie, l'illusion d'un consentement est le moteur de l'agression, qui se fait par conséquent bien plus douce et attentionnée. Il ne faut pas croire qu'une telle approche éveille la miséricorde des magistrats, mais en revanche elle a un impact certain sur l'attitude des proches de l'enfant, voire sur la victime elle-même.

En toute logique, toutes ces agressions ne laissent pas d'empreinte visuellement appréciable sur le corps de la petite victime. La plupart du temps même, par sa rapidité d'exécution et le peu de violence qui y est associé, la seule trace laissée par l'attentat est d'ordre psychique. Mais puisque l'on pense, sans doute a tort pour la majorité des cas, que l'immaturité et les années vont faire oublier a l'enfant les outrages subis, on ne s'en soucie guère. Seule la dépravation précoce consécutive a l'agression préoccupe grandement les juges, qui y voient une menace pour la morale sociale. De toutes manières on ne fait pas grand cas des états d'âme des petites victimes, bien qu'il faille nuancer tout de même. Nombreux sont les enfants rudoyés par leurs parents qui ne s'en occupent presque pas. C'est peut-être cette situation qui attire le plus l'attention, comme l'exprime Vigarello, pour qui a la fin du siècle « l'enfance maltraitée l'emporte sur l'enfance violée »1040.

L'indignation populaire est donc versatile du fait de l'originalité inhérente a chaque affaire, mais on peut dire qu'il n'apparaît pas choquant que la justice considère des viols ou tentatives comme des attentats à la pudeur. Ce déclassement dans les termes entretient « la conviction que ces crimes sont plus ou moins avortés, gestes inclassables, graves bien sûr, mais en partie déjoués, manquant d'aboutissement tout en restant parmi

1039 TARDIEU (1995), p. 51.

1040 VIGARELLO (1998), p. 204. Les grandes lois des dernières décennies, surtout celles de 1898, ne concernent que cet aspect de la protection a l'enfance.

les plus répulsifs », note Vigarello1041. On aurait tort de n'attribuer qu'aux hommes de semblables propos : bien que plus attentives aux enfants et aux histoires de moeurs, dont elles sont en quelque sorte les gardiennes, elles ne font pas non plus preuve d'une grande mansuétude a l'égard des plus jeunes. L'approche est d'ailleurs similaire a la ville comme à la campagne, ce qui ressort sur les affaires elles-mêmes. Contrairement à ce qu'affirment les ministres de la Justice successifs, l'attentat a la pudeur sur enfant n'est pas un crime a caractère urbain. Le plus grand nombre d'affaires jugées - qui est du reste très relatif - dans les villes d'Indre-et-Loire est à mettre au crédit des différences liées aux métiers ou a l'organisation de l'habitat. On ne peut souscrire a l'idée que les habitants des communes urbaines soient réellement plus « évolués » au sujet de la défense des intérêts de l'enfance.

Les mentalités, qu'elles touchent a la sexualité, a l'enfance ou plus généralement à l'ensemble du sexe faible, semblent être a l'origine des difficultés a régler le problème des agressions sexuelles sur les jeunes filles et garçons. La société, influencée par la morale bourgeoise et l'Église, qui cherche à éloigner ses membres de toute préoccupation liée à la sexualité non-reproductive, nourrit des tabous qui nuisent à la résorption du problème. Difficile de régler la question en évitant de discuter de ce qui en est a l'origine. Cet obstacle est d'autant plus malaisé a surmonter lorsqu'il implique des enfants. Tout doit être mis en oeuvre afin d'éviter qu'ils n'en apprennent trop le sujet, aussi ils sont comme des oies blanches attendant innocemment de se faire manger. Et puisque la grande majorité des victimes est de sexe féminin, il est nécessaire de souligner la misogynie qui imprègne la société1042. Sans cesse associées à la reproduction et donc au sexe, elles sont considérées comme des tentatrices quand les hommes ne font que céder à ces sollicitations. Inutile de décrire les répercutions qu'une telle philosophie peut avoir sur la bonne marche de la société.

On voit là toute l'importance pour un historien d'aborder le problème en premier lieu du
point de vue des mentalités. Examiner ces comportements avec le recul lié à une étude

1041 Ibid., p. 145. C'est l'absence d'accomplissement sexuel et de risque d'enfantement qui est selon l'auteur responsable de ce mélange des termes.

1042 Deux philosophes de l'époque illustrent bien cette mentalité dans leurs textes : Auguste Compte déclare que la Nature a fait don de l'intellect a l'homme seulement. Pierre-Joseph Proudhon établit pour sa part une dualité entre fonctions de reproduction et de production, qu'il réserve aux individus mâles. (BARJOT, CHALINE, ENCREVÉ, (1995), p. 355.).

générale de la pensée du XIXème siècle permet d'éviter de nombreux contre-sens, conséquences de pratiques judiciaires et de statistiques assez complexes. Un procès est avant toute chose un jugement, aussi doit-on explorer en parallèle les mécanismes de la réflexion humaine de la fin du siècle.

En définitive, celle-ci est constituée de contrastes plus ou moins conséquents entre les différents corps de métiers et donc de pensée qui constituent la société tourangelle. Les plus bienveillants a l'égard des enfants abusés sont sans conteste les services de l'État - forces de l'ordre et magistrats, ainsi que les juristes a l'origine des lois pénales. Bien entendu il existe des exceptions, et il ne faut pas penser qu'ils sont totalement étrangers au climat de suspicion qui entoure les jeunes victimes. Mais eux se montrent a l'écoute, bien que ce soit dans les faits leur premier outil de travail, ce qui relativise cette attention toute particulière accordée a la parole de l'enfant. Malgré ce bémol, nombreux sont ceux qui appuient l'accusation non pas en accablant l'accusé, mais en mettant en avant la sincérité apparente de la victime, et les conséquences physiques sur sa personne1043.

Plus mesurés sont les gens ordinaires qui composent l'essentiel de la société urbaine et rurale. Sans forcément se désintéresser du sujet, ils le prennent en quelque sorte comme un aléa des relations entre les sexes. La pudeur génère un silence gêné qu'on pense être par respect pour l'enfant, alors que ce n'est qu'un moyen de se décharger de ses responsabilités. En outre on ne s'apitoie guère sur le sort de la malheureuse victime, sans doute parce que la plupart du temps elle ne garde de son agression aucune séquelle visible.

A l'opposé de ces positions figure la médecine légale. Bien que n'étant pas fondamentalement hostile aux enfants abusés, elle ne fait pas preuve d'une parfaite objectivité dans ses conclusions. Consciente de ses progrès et du rôle croissant qu'elle est appelée à jouer dans le processus judiciaire, elle tente d'orienter la décision finale du jury. Mais dénaturée par le concept d'enfant pervers qu'elle n'a de cesse de promouvoir, elle se détourne de la rigueur scientifique. Elle cherche inlassablement a s'approcher de la vérité et pour cela crée ex nihio ou presque des symptômes pour amener la preuve

1043 L'historien Frédéric Chauvaud est d'un autre avis : il avance que « très rares sont les membres de la société judiciaire a s'apitoyer sur les victimes, *...+ les tribunaliers s'en désintéressent ». (CHAUVAUD, in AMBROISE-RENDU, DELPORTE (dir.) (2008), p. 91.).

d'attouchements, y compris d'onanisme. En résumé, elle est en décalage avec le reste de la population - sauf sur la question de l'enfant pervers, et encore. Pour elle, les penchants les plus graves sont la masturbation et l'inversion, alors que pour le citoyen moyen ce sont la pédophilie et la bestialité, note Anne-Marie Sohn1044.

En guise de conclusion on peut rejoindre le point de vue exprimé dans sa thèse par Frédéric Chauvaud, lequel soutient qu'à partir des années 1870 la systématisation des sanctions transformerait (( des comportements qui n'émeuvent guère la société rurale » en infractions pénales, et non l'inverse1045. Nous pouvons même, au vu des affaires composant notre corpus départemental, étendre cette opinion aux zones urbaines, qui ne diffèrent pas vraiment des rurales sur ce point. De l'importance de la législation, n'en déplaise à Montesquieu qui prétend que (( plus d'États ont péri parce qu'on a violé les moeurs que parce qu'on a violé les lois ».

Ces dernières sont peut-être - il serait hasardeux de l'affirmer - également a l'origine d'une nouvelle perception de l'enfant. Au fil des décennies on lui porte de plus en plus d'attentions et on le considère comme un être à part. Pour preuve au début du siècle la sortie de l'enfance se fait autour de six ou sept ans, celle-ci étant repoussée à douze ou treize cent ans plus tard1046.

Quel héritage cette époque nous a-t-elle légué ? Celui d'un code pénal très sévère vis-à-vis des agresseurs d'enfants, les textes repoussant continuellement les limites de la répression. L'enfant est bien mieux protégé et pas seulement dans l'optique pénale. Peutêtre sa parole est-elle trop bien considérée d'ailleurs, mais ceci est un autre problème et un autre débat. D'un point de vue plus général, ce portrait du XIXème siècle finissant laisse l'impression d'un décalage flagrant du point de vue des mentalités, qu'il serait facile de critiquer. Nous espérons ne pas en avoir donné l'impression tout au long de ce texte.

1044 SOHN (1996), p. 38.

1045 Frédéric CHAUVAUD, Les passions villageoises au XIXème siècle. Les émotions rurales dans les pays de Beauce, du Hurepois et du Mantois, Paris, Publisud, 1995, p. 82. Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p. 121.

1046 FREDJ (2009), p. 35. A compter des années 1850 on voit naître le concept de (( premier âge », et à la fin du siècle la catégorie de l'adolescence fait son apparition.

ANNEXES

I : Principaux tableaux et graphiques statistiques

1. La médecine légale

16

14

12

10

4

0

8

6

2

1880

1881

1882

1883

1884

1885

1886

1887

Examens médicaux des victimes

1888

1889

1890

1891

1892

1893

1894

1895

1896

1897

1898

1899

Négatif

Positif

Linéaire (Négatif) Linéaire (Positif)

Figure 1.1 : Nombre d'examens médicaux pratiqués sur les victimes, et résultats de ceuxci, selon l'année. Avec deux courbes de tendance linéaire pour compléter.

2. Evolution du nombre de crimes

 

Viol et attentat sur mineur de moins de quinze ans

France

Indre-et-Loire

Année

Nombre

Acquittement

Peine
correctionnelle

Nombre

Acquittement

Peine
correctionnelle

1825

95

27,7%

4,1%

0

0,0%

0,0%

1830

102

41,1%

28,6%

1

100,0%

0,0%

1835

210

30,8%

46,4%

1

100,0%

0,0%

1840

284

23,3%

44,9%

4

0,0%

50,0%

1845

374

27,2%

50,0%

5

0,0%

80,0%

1850

615

25,8%

47,0%

4

25,0%

100,0%

1855

582

18,7%

45,8%

3

0,0%

0,0%

1860

650

15,1%

52,7%

4

25,0%

33,3%

1865

820

17,2%

60,6%

9

11,1%

50,0%

1870

558

19,6%

62,0%

4

20,0%

0,0%

Figure 2.1 : Progression de nombre de crimes sexuels sur enfants jugés en France et en Indre-et-Loire. Pour les chiffres des peines correctionnelles, il faut comprendre en pourcentage du total des peines prononcées - sans les acquittements, donc.

Evolution des crimes sur enfants
en France

1000 800 600 400 200

0

 
 

1825

1855

1835

1865

1851

1845

1870

1830

1860

1840

Evolution des crimes sur enfants
en Indre-et-Loire

10 8 6 4 2 0

 
 

1840

1851

1835

1825

1865

1855

1845

1860

1830

1870

Figures 2.11 et 2.12 : Evolution du nombre de crimes sexuels sur enfants. Pour le graphique « France ~, nous avons relevé les chiffres d'une année sur cinq. Pour le graphique « Indre-et-Loire », nous avons fait la moyenne des données quinquennales - 1825-1829, 1830-1834, etc.

 

France

Viol et attentat avec violence

Attentat sans violence

Année

Nombre

Acquittement

Peine
correctionnelle

Nombre

Acquittement

Peine
correctionnelle

1880

247

13,8%

33,3%

429

26,6%

80,1%

1885

211

16,0%

40,8%

411

30,1%

81,7%

1890

187

19,4%

44,8%

369

30,1%

81,7%

1895

147

19,5%

43,3%

360

34,9%

78,8%

1899

143

23,5%

52,1%

293

28,5%

82,0%

 

Indre-et-Loire

Viol et attentat avec violence

Attentat sans violence

Période

Nombre

Acquittement

Peine
correctionnelle

Nombre

Acquittement

Peine
correctionnelle

1880-

 
 
 
 
 
 

1884

2,6

23,1%

30,0%

8,6

23,3%

81,8%

1885-

 
 
 
 
 
 

1889

1,0

20,0%

75,0%

4

10,0%

70,6%

1890-

 
 
 
 
 
 

1894

2,0

10,0%

77,8%

4,8

25,0%

94,4%

1895-

 
 
 
 
 
 

1899

0,8

0,0%

0,0%

3,4

23,5%

76,9%

Figures 2.2 et 2.3 : Evolutions nationale et départementale des crimes sexuels sur enfants. Pour les peines correctionnelles, même remarque que pour le tableau 2.1. Pour les données nationales nous avons relevé les chiffres d'une année tous les cinq ans, pour les départementales nous avons fait la moyenne des périodes quinquennales indiquées.

18

16

14

12

10

4

0

8

6

2

Evolution du nombre de procès en Indre-et-Loire pour
notre période

Figure 2.4 : Courbe de l'évolution chiffrée des procès pour crimes sexuels sur enfants, pour la période allant de 1880 à 1899.

3. La dénonciation et l'infrajudiciaire

Figure 3.1 : Délais pris pour dénoncer le crime aux autorités.

Dénonciation

 

Nombre

Pourcentage

Spontanée

10

4,7%

D'un jour à une semaine

25

11,8%

D'une semaine à un mois

22

10,4%

De mois à un an

73

34,4%

Un an et plus

82

38,7%

Total

212

 

Nourriture
et boisson
37%

Rétribution donnée

Objets
21%

Argent
42%

Figure 3.2 : Répartition entre les
trois types de rétribution

effectivement donnée aux
enfants abusés.

Nourriture
et boisson
34%

Rétribution promise

Objets
20%

Argent
46%

Figure 3.3 : Répartition entre les trois types de rétribution seulement promise aux enfants abusés.

4. Répartition géographique des crimes

Répartition spaciale des crimes

Figure 4.1 : Un crime plutôt urbain ou rural ?

Crime
urbain
36%

Crime
rural
64%

Nombre
d'habitants

Nombre de
cas

Pourcentage

Total des
habitants

Pourcentage

]0-500]

12

8,3%

4799

1,4%

[500_1000]

33

22,8%

23380

6,9%

[1000-2000]

45

31,0%

40312

11,9%

[2000-5000]

28

19,3%

45884

13,6%

[5000-+]

27

18,6%

71586

21,2%

Total

145

100,0%

185961

55,0%

Figure 4.2 : Ce tableau a pour objectif de mieux visualiser les surreprésentations et les sous-représentations des cinq catégories de communes. Si le total en bas à droite de la figure n'atteint pas les 100% c'est parce que toutes les proportions ont été calculées a partir de la population totale du département. Toutes les villes d'Indre-et-Loire n'étant pas représentées dans ce tableau, seuls 55% des 337 000 habitants du département sont concernés par ce tableau. Les données démographiques sont issues du recensement de 1891.

Les lieux du crime

33,3%

3,9% 10,4% 11,3% 11,3% 2,3% 2,9% 6,5% 10,0% 8,1%

Figure 4.3 : Graphique reprenant la catégorisation des différents lieux du crime. Celui-ci illustre dans quelles proportions on les retrouve dans les dossiers d'archives.

5. Répartition temporelle des crimes

5,3%

5,3%

Figure 5.1 : Variabilité saisonnière de

la criminalité sexuelle.

Hiver
22%

Été

28%

Les saisons du crime

Automne
14%

Printemps
36%

Différences entre les jours de la semaine

23,7%

13,2%

0,0%

Lundi Mardi Mercredi Jeudi Vendredi Samedi Dimanche

15,8%

36,8%

Figure 5.2 : Répartition des crimes en fonction des jours de la semaine.

6. L'accusé

Situation professionnelle

Propriétaire
29%

Employé

71%

Figure 6.1 : Répartition des accusés selon leur situation professionnelle.

Répartition professionnelle

27,4%

11,5%

8,0% 8,0%

3,5% 1,8%

0,9%

16,8%

13,3%

4,4%

4,4%

Figure 6.2 : Graphique illustrant quels sont les métiers exercés par les accusés, et dans quelles proportions.

L'âge des accusés

21,2% 20,5%

18,2%

16,7%

10,6%

9,1%

3,8%

[16-19] [20-29] [30-39] [40-49] [50-59] [60-69] [70-79]

Figure 6.3 : Répartition des accusés selon leur âge lors de la première agression.

Situation matrimoniale des accusés

Marié
54%

Veuf
9%

Célibataire
36%

Divorcé
1%

Figure 6.4 : Répartition des accusés selon leur situation matrimoniale lors de l'instruction.

Nombre d'enfants des accusés

14,7% 14,0%

4,4% 5,1% 3,7% 2,9% 1,5% 0,7% 1,5% 0,7%

50,7%

Figure 6.5 : Nombre d'enfants par accusé, informations relevées au cours de l'instruction.

Supérieure
4%

Instruction des accusés

Facilités
21%

Imparfaite
44%

Nulle

31%

Figure 6.6 : Niveau d'instruction des accusés, selon les renseignements établis lors de l'instruction.

Réputation de l'accusé

Mauvaise
73%

Bonne
14%

Correcte
13%

Figure 6.7 : Réputation de l'accusé d'après les renseignements recueillis. Une moralité correcte signifie que le prévenu n'a pas commis de fait grave, comme un vol par exemple, mais est considéré comme un fainéant.

Condamnations antérieures de l'accusé

36,8%

33,5%

18,1%

11,6%

Moeurs Vol Violence Fait mineur

Figure 6.8 : Proportions pour chaque catégorie de crime ou délit commis auparavant par le prévenu.

7. La victime

Age de la victime

45 40 35 30 25 20 15 10 5 0

0 5 10 15 20 25 30 35 40 45

 
 
 
 
 
 

18 17 16 15 14 13

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

12

 
 
 

11

 
 
 
 

10

 
 

9

 
 
 
 

8 7 6 5 4 3 2 1

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

fille garçon

Figure 7.1 : Répartition des victimes

selon leur sexe.

Féminin
82%

Masculin
18%

Sexe de la victime

Figure 7.2 : « Pyramide » représentant l'âge des victimes lors du premier attentat.

8. L'attentat

Violence de l'attentat

Sans
violence
93%

Avec

violence

7%

Figure 8.1 : Part des actes violents et non-violents, d'après le chef d'accusation employé.

Préliminaires à l'attentat et pratiques sexuelles

12,3%

3,2%

29,0%

1,5%

9,4%

6,1%

6,8%

2,0% 3,6% 1,9%

4,1%

1,9%

8,7% 9,4%

Figure 8.2 : Répartition des pratiques préliminaires et sexuelles. Les pourcentages sont calculés sur l'ensemble des 586 actes recensés sur les 283 victimes présentes dans les dossiers d'archives

9. Le jugement et les suites postérieures au procès

Stratégies de la défense

42,7%

28,2%

 
 
 

22,9%

 
 
 
 
 
 
 

3,8%

 
 
 
 
 

1,5%

 
 
 
 
 
 
 

Avoue Avoue en Dément Dément En fuite

partie (après aveux)

0,8%

Ne se
souvient pas

Figure 9.1 : Différentes stratégies adoptées par le prévenu lors de ses interrogatoires.

Circonstances accordées à l'accusé

Aucune
30%

Atténuantes
62%

Aggravantes
8%

Figure 9.2 : Circonstances accordées ou non au prévenu a l'issue du procès, et motivant le jugement rendu.

Le verdict

58,1%

14,0%

7,4%

Acquittement Prison Réclusion Travaux forcés

20,6%

Figure 9.3 : Pourcentages associés à chaque type de verdict pour les 136 dossiers du

corpus.

Figure 9.4 : Part des diverses demandes faites ou
non par les prisonniers après leur procès.

Procédure après jugement

21%

Oui

79%

Non

Type de procédure engagée

56,3%

34,4%

6,3%

15,6% 15,6%

3,1% 3,1%

Figure 9.4 : Sur le total des vingt-huit accusés ayant demandé une ou des faveurs à l'administration judiciaire et pénitentiaire, part pour chacune des demandes. Pour la liberté conditionnelle, nous avons incluse la part qui a été acceptée.

II : Illustrations

Figure 1 : Toute affaire débute par une dénonciation. Parfois celle-ci est le fait d'une personne qui brise le tabou et envoie une lettre anonyme aux autorités, comme c'est ici le cas1047.

1047 ADI&L, 2U, 730, affaire Challe.

Figure 2 : Parfois l'enfant victime ou sa famille prennent les choses en main. Ici les parents ont été faire visiter leur fille par le médecin avant de se rendre chez le maire. C'est celuici, qui en accord avec eux, a envoyé la présente lettre au procureur de la République1048.

1048 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

Figure 3 : Bien que ce cas ne soit pas très fréquent, lorsque l'agresseur n'a pas été identifié par la victime ou par une personne du voisinage, la gendarmerie doit se lancer à sa recherche1049. Dans une autre affaire finalement jugée par contumace, on ne peut pas accuser les forces de l'ordre de ne pas avoir cherché le suspect1050.

1049 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire.

1050 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier. Leurs vaines investigations ont eu lieu à Blois, Troyes, Le Puy, Valence, Montauban, Perpignan, Beauvais, La Rochelle, Lille, Amiens, Toulouse, Grenoble, Mende, Marseille, Angers, Besançon, Nantes, Auxerre, Caen, Orléans, Melun, Rennes, Foix, Moulins, Mâcon, Avignon, Elbeuf, Dijon, Mont-de-Marsan, Versailles, Aurillac, Chaumont, Arras, Privas, Le Mans, Vesoul, Alençon, Bourg-en-Bresse, Rouen, Pau, Périgueux et enfin Carcassonne.

Figure 4 : Après la dénonciation orale ou manuscrite, le parquet du tribunal envoie aux forces de l'ordre - ici, la gendarmerie - un réquisitoire leur ordonnant de se saisir du suspect, et de l'interroger Lorsqu'ils l'ont trouvé, ils rédigent un document du type de celui ci-dessus1051.

1051 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

Figures 5 et 6 : A la suite de l'arrestation du suspect, les gendarmes se livrent à une enquête dans le voisinage, sur les faits incriminés. Puis ils s'intéressent au passé de l'accusé et de la plaignante, cherchant dans plusieurs directions des informations qui pourraient aider à établir leur moralité. Ils ont alors recours à des documents aussi divers qu'originaux. Ici à gauche, un acte de divorce énonçant les raisons qui ont mené à une telle procédure1052. A droite, un document officiel émanant du ministère de la guerre espagnol, résumant les antécédents du prévenu au sein de l'Armée1053.

Figure 7 : Certains documents traitent des antécédents judiciaires de l'accusé, comme ce feuillet pris dans une ancienne procédure au tribunal correctionnel, pour vol1054.

1052 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet. 1053 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet. 1054 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.

Figure 8 : Les informations complémentaires sont puisées dans le casier judiciaire du prévenu, et compilées dans le feuillet ci-dessus, qui détaille les condamnations antérieures. Dans le cas présent, cet homme en a subi quatre, la première pour vol, la seconde pour abus de confiance, la troisième pour coups volontaires ainsi que diffamation, enfin la dernière pour coups et blessures volontaires1055.

1055 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

Figure 9 : Avec les diverses informations récoltées par les forces de l'ordre, le tribunal établit un document en faisant le résumé1056.

1056 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

Figure 10 : Afin de cerner sous quel chef d'accusation va être menée l'instruction, le juge fait auprès de la mairie de naissance de la victime une demande d'extrait du registre des naissances1057.

1057 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.

Figure 11 : Les interrogatoires peuvent commencer1058.

1058 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

Figure 12 : Afin d'avancer dans l'enquête, le juge peut demander l'aide d'un expert
légiste. Ici, une ordonnance pour un médecin, qui détaille la mission de ce dernier1059.

1059 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.

Figure 13 : L'expert rédige ensuite un compte-rendu de l'examen avec fort détails, puis dresses ses conclusions1060.

1060 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

Figures 14 et 15 : Le juge peut aussi avoir recours aux services d'un architecte pour dessiner les plans du lieu du crime, dont certains sont extrêmement bien réalisés. Ici, une vision du quartier dans lequel réside l'accusé, ainsi qu'une légende on ne peut plus détaillée1061.

1061 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

Figure 16 : Le travail de l'expert architecte peut être différent, comme ici, mais cela reste extrêmement rare. Le croquis ci-dessus a pour but d'aider le juge a déterminer si l'accusé a bien pu se blesser comme il le prétend, oü s'il s'agit là d'un mensonge1062.

1062 ADI&L, 2U, 634, affaire Chollet.

Figure 17 : Une fois l'instruction terminée, débute le procès. L'acte d'accusation est rédigé et exposé par le procureur1063.

1063 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

Figure 18 : A l'issue des débats, le jury est invité a répondre aux questions posées en préambule au procès. Pour chacune, il répond par l'affirmative ou la négative, et fait de même en ce qui concerne l'octroi de circonstances atténuantes ou aggravantes. Enfin, il décide de la peine à appliquer1064.

1064 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

Figure 19 : Parfois l'affaire ne s'arrête pas a l'issue du procès, le détenu ayant la possibilité de procéder a plusieurs types de recours. Il faut alors qu'il argumente pour convaincre le juge1065.

1065 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

Figure 20 : L'issue de telles requêtes n'est pas toujours favorable, mais dans ce cas bien précis elle l'est. Le prisonnier est admis à bénéficier de la liberté conditionnelle1066.

1066 ADI&L, 2U, 708, affaire Monpouet.

III : Bibliographie

Sources

_ Codes pénaux de 1891, 1810, 1832, 1863.

_ Code d'instruction criminelle de 1808.

_ Code civil de 1804.

_ Compte général de l'administration de la justice en France.

_ « La statistique générale de la France », L'atelier de recherche historique, Revue électronique du CRH ( http://acrh.revues.org/index2890.html)

_ Archives départementales d'Indre-et-Loire, sous-série 2U :

_ 601, affaire Damné.

_ 602, affaire Trouvé.

_ 603, affaire Hurson. _ 605, affaire Bailleux. _ 605, affaire Drouault.

_ 605, affaire Ferbeuf.

_ 606, affaire Douel.

_ 608, affaire Hallard.

_ 609, affaire Sauvage.

_ 609, affaire Gaurier.

_ 610, affaire Brault.

_ 610, affaire Fontaine. _ 610, affaire Frileux.

_ 611, affaire Valetoux.

_ 612, affaire Deballon.

_ 613, affaire Cathelin.

_ 613, affaire Vincent.

_ 614, affaire Lhuillier.

_ 614, affaire Petit.

_ 616, affaire Chollet. _ 618, affaire Besnard.

_ 618, affaire Chevallier.

_ 618, affaire Ledoux.

_ 619, affaire Alsace.

_ 619, affaire Arnault.

_ 620, affaire Enrit et Galland.

_ 624, affaire Arnault.

_ 625, affaire Beauvais. _ 627, affaire Charot. _ 627, affaire Feuillet.

_ 628, affaire Perrigault.

_ 629, affaire Renault.

_ 630, affaire Besnard.

_ 631, affaire Leclerc.

_ 634, affaire Collet.

_ 635, affaire Fournier. _ 635, affaire Ganier. _ 637, affaire Gautard. _ 637, affaire Musnier.

_ 637, affaire Roubouin.

_ 638, affaire Mathieu. _ 640, affaire Bouchet.

_ 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.

_ 640, affaire Richard.

_ 641, affaire Durand.

_ 641, affaire Tessier.

_ 643, affaire Chaptinel.

_ 643, affaire Ouvrard.

_ 644, affaire Authier.

_ 645, affaire Clément.

_ 647, affaire Ligeard.

_ 648, affaire Besnard. _ 651, affaire Bourgouin. _ 653, affaire Gorgeard. _ 655, affaire Massaloup. _ 661, affaire Himmelspach. _ 661, affaire Poisson. _ 663, affaire Chanteloup. _ 665, affaire Lebouc. _ 672, affaire Picard.

_ 673, affaire Moreau.

_ 673, affaire Petit.

_ 674, affaire Grosbois.

_ 674, affaire Hardion. _ 674, affaire Landais. _ 674, affaire Maratrat.

_ 679, affaire Chamballon.

_ 680, affaire Bodet.

_ 681, affaire Leliard. _ 683, affaire Grimault. _ 686, affaire Hilaire. _ 688, affaire Champigny. _ 691, affaire Gombert.

_ 691, affaire Guion.

_ 692, affaire Léothier.

_ 696, affaire Léanté.

_ 697, affaire Guiet.

_ 698, affaire Beurg. _ 698, affaire Moret. _ 700, affaire Clisson. _ 700, affaire Lemant. _ 700, affaire Troubat. _ 705, affaire Jamet.

_ 707, affaire Dorise.

_ 707, affaire Moreau.

_ 708, affaire Monpouet.

_ 708, affaire Pineau.

_ 710, affaire Magloire.

_ 711, affaire Catinat. _ 713, affaire Champigny. _ 713, affaire Elmanouvsky.

_ 713, affaire Tricoche.

_ 716, affaire Rossignol.

_ 717, affaire Desouches. _ 717, affaire Moreau. _ 719, affaire Bassereau.

_ 719, affaire Dufourg.

_ 720, affaire Bocquené.

_ 721, affaire Boizard _ 721, affaire Cosson. _ 728, affaire Richard. _ 730, affaire Challe.

_ 731, affaire Bigot.

_ 732, affaire Chaboureau. _ 739, affaire Fillon. _ 739, affaire Jabveneau. _ 741, affaire Lallier.

_ 743, affaire Latron.

_ 744, affaire Poirier. _ 744, affaire Robin.

_ 746, affaire Destouches.

_ 747, affaire Piffeteau. _ 747, affaire Sarton.

_ 748, affaire Georges.

_ 748, affaire David.

_ 748, affaire Lendemain.

_ 749, affaire Fondayau.

_ 749, affaire Marlin.

_ 750, affaire Allain.

_ 752, affaire Bochaton.
_ 754, affaire Mauclerc.

_ 754, affaire Montault.

_ 755, affaire Granier. _ 762, affaire Heurtevent.

Ouvrages généraux d'histoire sociale et économique

_ Dominique BARJOT, Jean-Pierre CHALINE, André ENCREVÉ, La France au XIXème siècle (1814-1914), Paris, Presses universitaires de France, 1995, 688 p.

_ Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Paris, Seuil, 1991, 392 p.

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_ Jean-Claude FARCY, « Témoin, société et justice », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant la justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, 444 p.

_ Louis GRUEL, Pardons et châtiments. Les jurés français face aux violences criminelles, Paris, Nathan, 1991, 141 p.

_ Laurence GUIGNARD, « Aliénation mentale et justice pénale : pour une histoire des représentations judiciaires », L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], mis en ligne le 14 octobre 2009. URL : http://acrh.revues.org/index1750.html

_ Jean-Louis HALPÉRIN, « La défense de la victime en France aux XIXème et XXème siècles », in Benoît GARNOT (dir.), Les victimes, des oubliées de l'Histoire ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, 535 p.

_ André LAINGUI, Arlette LEBIGRE, Histoire du droit pénal : I, le droit pénal, Paris, Cujas, 1979, 232 p.

_ Jean QUÉNIART, « Sexe et témoignage : sociabilités et solidarités féminines et masculines dans les témoignages en justice », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant la justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, 444 p.

_ Gilles TRIMAILLE, « Criminalité et folie, XVème - XIXème siècles », in Benoît GARNOT (dir.), Ordre moral et délinquance de l'Antiquité au XXème siècle, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1994, 517 p.

_ Alain WIJFFELS, « La pratique et les réformes du code de procédure civile (1806) : le syndrome de la "lettre morte" », in Benoît GARNOT (dir.), Normes juridiques et pratiques judiciaires du Moyen-Âge a l'époque contemporaine, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2000, 454 p.

Ouvrages spécialisés pénalistes du XIXème siècle

_ Alfred BERTAULD, Cours de code pénal et leçons de législation criminelle (2ème édition), Paris, Cosse et Marchal, 1864, 700 p.

_ Antoine-Georges BLANCHE, Etudes pratiques sur le code pénal, cinquième étude, Paris, Cosse, Marchal et Cie, 1870, 790 p.

_ Adolphe CHAUVEAU, Code pénal progressif ; commentaire sur la loi modificative du code pénal, Paris, L'Éditeur, 1832, 508 p.

_ Antoine FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du code civil, tome premier, Paris, Videcoq, 1836, 528 p.

_ Faustin HÉLIE, Pratique criminelle des cours et tribunaux, résumé de la jurisprudence sur les codes d'instruction criminelle et pénal, deuxième partie : le code pénal, Paris, Marchal, Billard et Cie, 1877, 630 p.

_ Albert PELLERIN, Commentaire de la loi des 18 avril - 13 mai 1863 portant modification de soixante-cinq articles du code pénal, Paris, Auguste Durand, 1863, 312 p.

Ouvrages généraux d'histoire de la médecine légale

_ Frédéric CHAUVAUD, Les experts du crime : la médecine légale en France au XIXème siècle, Paris, Aubier, 2000, 298 p.

_ Denis DARYA VASSIGH, « Les experts judiciaires face a la parole de l'enfant maltraité : le cas des médecins légistes de la fin du XIXème siècle », Revue d'histoire de l'enfance « irrégulière » [En ligne], Numéro 2 | 1999, mis en ligne le 30 juillet 2010. URL: http://rhei.revues.org/index34.html, 221 p.

_ Yvonne KNIBIEHLER, Catherine FOUQUET, La femme et les médecins, Paris, Hachette, 1983, 333 p.

_ Georges LANTERI-LAURA, Lecture des perversions : histoire de leur appropriation médicale, Paris, Masson, 1979, 160 p.

_ Michel PORRET, « La médecine légale entre doctrines et pratiques », Revue d'Histoire des Sciences Humaines, 2010, juin, n°22, 257 p.

_ Georges VIGARELLO, « La violence sexuelle et l'oeil du savant », préface à Ambroise TARDIEU, Les attentats aux moeurs (1857), Grenoble, Jérôme Millon, 1995, 222 p.

Ouvrages spécialisés de médecine légale du XIXème siècle

_ Joseph BRIAND, Ernest CHAUDÉ, J. BOUIS, Manuel complet de médecine légale ou résumé des meilleurs ouvrages publiés jusqu'à ce jour sur cette matière et des jugements et arrêts les plus récents, 9ème édition, Paris, J.-B. Baillère et Fils, 1874, 948 p.

_ Alexandre LACASSAGNE, Précis de médecine légale, Paris, Masson et Cie, 1906, 891 p.

_ Ambroise TARDIEU, Les attentats aux moeurs (1857), texte présenté par Georges VIGARELLO, Grenoble, Jérôme Millon, 1995, 222 p.

_ Léon THOINOT, Attentats aux moeurs et perversion du sens génital, Paris, Octave Douin éditeur, 1898, 517 p.

_ Gabriel TOURDES, Edmond METZQUER, Traité de médecine légale théorique et pratique, Paris, Asselin et Houzeau, 1896, 956 p.

Ouvrages de psychologie et de sociologie

_ Marie-Aimée CLICHE, « Un secret lentement dévoilé : l'inceste au Québec (1858- 1975) », in Jean-Pierre BARDET, Jean-Noël LUC, Isabelle ROBIN-ROMERO, Catherine

ROLLET (dir.), Lorsque l'enfant grandit, entre dépendance et autonomie, Paris, Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 2003, 983 p.

_ Raphaël HERR, « Petite lecture des "Trois essais sur la théorie sexuelle" », Le Portique [En ligne], 10 | 200, mis en ligne le 06 juin 2005. URL : http://leportique.revues.org/index160.html

_ Yves-Hiram L. HAESEVOETS, L'enfant victime d'inceste : de la séduction traumatique à la violence sexuelle, 2ème édition, Bruxelles, De Boeck université, 2003, 289 p.

_ Ellen KEY, Le siècle de l'enfant, Paris, Flammarion, 1910 (1899 pour l'oeuvre originale), 337 p.

_ Richard von KRAFFT-EBING, Psychopathia Sexualis (8ème édition), traduit de l'allemand par Émile LAURENT et Sigismond CSAPO, Paris, Georges Carré, 1895, 604 p.

_ Martine LAMOUR, « Les abus sexuels a l'égard des jeunes enfants : séduction, culpabilité, secret », in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), 285 p.

_ Serge LEBOVICI, « La théorie de la séduction », in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), 285 p.

_ Michel MANCIAUX, Marceline GABEL, Dominique GIRODET, Caroline MIGNOT, Michelle ROUYER, Enfances en danger, Paris, Fleurus, 2002, 773 p.

_ Evelyne PEWZNER-APELOIG, « Inceste, honte et culpabilité : l'enfant, victime expiatoire ? », in Pierre-François CHANOIT, Jean DE VERBIZIER (dir.), Les sévices sexuels sur les enfants, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1999, 272 p.

_ Michèle ROUYER, « Les enfants victimes, conséquences à court et moyen terme », in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), 285 p.

_ Victor SIMON, Abus sexuel sur mineur, Paris, Armand Colin, 2004, 204 p. Outils

_ Sylvie CHAPERON, « Histoire contemporaine des sexualités : ébauche d'un bilan historiographique », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 84 | 2001, mis en ligne le 01 juillet 2004. URL : http://chrhc.revues.org/index1880.html

_ Jean-Claude FARCY, « Les archives judiciaires et pénitentiaires au XIXème siècle », in Benoît GARNOT (dir.), Histoire et criminalité de l'Antiquité au XXème siècle : Nouvelles approches : Actes du colloque de Dijon-Chenove, 3-5 octobre 1991, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1992, 542 p.

_ Fabienne GIULIANI, « L'écriture du crime : l'inceste dans les archives judiciaires françaises (1791-1898) », L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], mis en ligne le 02 octobre 2009. URL : http://acrh.revues.org/index1582.html.

_ Jean-Clément MARTIN, « Violences sexuelles, étude des archives, pratiques de
l'histoire », in Annales. Histoire, sciences sociales, 51ème année, n°3, 1996, 190 p.

_ Alain REY (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2010, 2614 p.






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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand