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Crimes sexuels sur enfants en Indre-et-Loire à  la fin du XIXème siècle

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par Timothée Papin
Université François-Rabelais (Tours) - Master 2 Histoire contemporaine 2011
  

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QUATRIÈME PARTIE : JUSTICE ET JUGEMENT

Chapitre I : Mécanismes et manipulations de la parole de l'enfant

« Les témoins sont les yeux et les oreilles de la justice. » Jérémy Bentham.

En guise d'épilogue logique, il reste a étudier d'un peu plus près les facteurs pris en compte lors du procès. Ce sont là des éléments difficiles à cerner puisque son déroulement n'est pas retranscrit dans les dossiers d'archives - hormis quelques pièces rémanentes mais sans grand intérêt. Les secrets du jugement final sont bien gardés, et l'historien doit se contenter d'hypothèses et non de quasi-certitudes. Qui plus est, les comptes-rendus d'assises conservés aux Archives nationales ne sont pas tous arrivés jusque dans leurs cartons : ceux de la Cour d'appel d'Orléans, dont dépendent les trois tribunaux de l'Indre-et-Loire, ont été perdus. Ils auraient apporté d'appréciables informations sur le jugement rendu par les jurés, car le procureur de la cour, qui rédige ces textes, donne son opinion sur chaque procès, et surtout sur sa conclusion. Le juge d'instruction a également droit de cité dans ces rapports. Les deux magistrats sont parfois très sévères avec le jury populaire, relançant chaque fois le débat sur la présence de représentants du « peuple ». Les motifs de ce courroux auraient apporté un supplément d'information a l'historien.

Trêve de lamentations. Cette dernière partie est donc consacrée à tout ce qui a pu retenir l'attention des magistrats comme des jurés, et qui entre en ligne de compte dans le jugement. Puisque celui-ci prend en considération bon nombre des éléments humains que nous avons détaillés dans les chapitres précédents, cette ultime partie est plus brève que les précédentes. Elle s'attache a mettre en lumière les faits et décisions qui ont pu influencer le jugement final et l'arrêt rendu. En premier lieu elle décrit les aspects qui composent un interrogatoire, et les moyens employés par les deux parties opposées pour influer sur celui-ci, et donc sur le jugement final.

Manoeuvres lors de l'interrogatoire

Après les premières dépositions recueillies par la gendarmerie ou la police, viennent les interrogatoires menés au tribunal par le juge d'instruction. Dans le premier cas les paroles sont libres et pas toujours pertinentes, alors que dans le second la conversation est bien plus organisée puisque c'est le magistrat qui l'oriente. Il serait toutefois dommageable de prendre en considération uniquement les feuillets se rapportant a l'instruction du tribunal. En effet ces premières déclarations sont faites sans concertation préalable avec qui que ce soit - famille de la victime, de l'accusé, maire etc. - ce qui les assure d'une authenticité plus grande. On peut d'ailleurs comparer les évolutions de discours entre les deux témoignages. Toutefois la raison de cette nécessaire prise en compte peut être encore plus simple : la versatilité des témoignages. En effet il est rare qu'une même personne dise deux fois la même chose, et certaines nuances sur des détails peuvent s'avérer très utiles au juge et intéressantes pour l'historien.

Pour asseoir sa légitimité, la Justice doit interroger un maximum de témoins et ainsi multiplier les versions925. En effet il est de coutume de suivre l'adage romain « Testis unus, testis nullus » pour décrédibiliser les témoignages uniques. Pour arguer du bien fondé de sa démarche, l'institution judiciaire s'adresse aux forces de l'ordre, qui sont chargées de l'enquête préliminaire et donc de faire le tri parmi les témoins. Ils ont l'importante mission de retrouver tous ceux qui pourraient être utiles a l'instruction, que ce soit à propos des faits incriminés ou au sujet des antécédents et des rumeurs concernant l'un ou l'autre des protagonistes de l'affaire. Ils se doivent de mener leur enquête avec discrétion : « Il importe dans cette affaire de ne pas donner au témoin l'éveil sur les doutes qui semblent s'élever sur sa moralité », recommande un juge dans sa commission rogatoire926.

925 GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 24.

926 ADI&L, 2U, 627, affaire Charot.

Cependant contourner la vigilance des témoins n'est pas toujours chose aisée. La principale difficulté réside dans la volonté d'une bonne partie de ne pas s'impliquer. Benoît Garnot énumère les multiples raisons a l'origine d'une telle réticence927 :

« Dans l'immense majorité des affaires, plaignants, victimes et témoins sont issus du même lieu, de la même communauté rurale ou urbaine. Outre que la plupart des témoins entretiennent donc avec les accusés des rapports antérieurs, qui peuvent aller de l'amitié à la haine, il est toujours difficile de témoigner contre son voisin, qu'on sera amené à côtoyer encore quotidiennement pendant longtemps. L'objectivité ne peut exister dans une communauté étroite où les habitants ont tissé des liens multiples d'intérêts, de soumission, de convoitises ou de haines. »

Les services de l'État se heurtent parfois à un mur du silence qu'il est difficile de surmonter. (( En résumé beaucoup de voisins doivent connaître quelques choses mais ne veulent rien dire », déplore un gendarme928. Cela entrave gravement la conduite de l'instruction car le contexte manque, et en outre cela isole encore plus la victime.

Mais la multiplication des témoignages et donc des pistes n'est pas toujours une bonne chose pour l'instruction. A cause d'eux, il n'est pas rare de voir une série d'interrogatoires (( cannibalisée » par des faits et jugements pas en lien direct avec l'évènement a l'origine de la procédure. Mais le juge se doit, malgré sa volonté d'orienter les récits, d'écouter tous ceux qui pourraient amener au dossier ne serait-ce qu'un semblant d'information, qui pourrait faire basculer l'issue du procès d'un côté comme de l'autre. Telle est la difficulté pour le magistrat instructeur : il doit orienter la conversation afin de ne pas se disperser et perdre un temps précieux, tout en ne négligeant aucune piste.

Le recueil de la parole de l'enfant agressé est soumis au tact du juge d'instruction. Il est en adéquation avec les publications de psychologie qui montrent que l'enfance est une période autonome et qu'il faut le traiter comme tel. En raison de l'âge de la victime il requiert une méthodologie différente, qui n'est pas toujours appliquée d'ailleurs. Bien entendu la première chose à faire est de rassurer la victime. En effet pour les multiples raisons que nous avons évoquées tout au long des pages précédentes, la victime n'est pas dans un climat de confiance au moment d'aborder verbalement ce qu'elle a subi. La première étape consiste a la rassurer pour que l'échange soit instructif et que l'enfant

927 Benoît GARNOT, «Les témoins sont-ils fiables ? », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant la justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 429-435, p. 433.

928 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.

dépasse les sentiments de honte et de culpabilité qui sont les siens. Si sa situation émotionnelle apparaît au juge comme étant peu propice à un entretien, il peut au préalable être aidé d'une personne en qui la victime a confiance. L'inspecteur du service des enfants assistés dit espérer faire parler une jeune fille - qu'il décrit comme au étant au désespoir et ne faisant que pleurer depuis plusieurs jours -, « l'enfant ayant en *lui+ une confiance absolue »929. Bien que le magistrat ait assez d'expérience pour connaître les éléments précédents, et en tenir compte, il attend tout de même une certaine énergie dans les déclarations - du moins celle-ci est toujours vue d'un oeil bienveillant. Une attitude contraire l'est beaucoup moins, ce qu'illustre la note d'un juge qui indique que la victime « n'a pas été devant *lui+ très énergique dans ses déclarations »930. Toutefois un tel comportement n'est pas rédhibitoire dans l'esprit du magistrat.

Dans l'intimité de la salle d'interrogatoire, celui-ci doit user d'un vocabulaire adapté a l'âge de son interlocuteur. Quand celle-ci est jugée trop jeune - deux ans dans les deux cas recensés - elle n'est même pas interrogée, ni lors de l'instruction ni lors de la tenue du procès. Lorsqu'elle est un petit peu plus âgée, le juge peut décider de la tutoyer, de lui poser des questions courtes et précises, en se servant de mots et de notions facilement appréhendables, tel que « méchant » par exemple. Il faut dire que le lexique qui est généralement celui des enfants ne leur permet pas de raconter l'évènement correctement. « Il m'a montré son ventre et je ne sais quoi », annonce une enfant de neuf ans931. Nous avons déjà eu un aperçu de ce problème lors du chapitre consacré aux difficultés de la dénonciation spontanée. Bien sûr l'expérience du magistrat lui permet de savoir ce qu'une petite fille entend par « il m'a mis un morceau de viande dans la main »932. Mais la situation devient plus ardue lorsque l'enfant ne peut même pas mettre des mots sur ce qui s'est passé. « Je ne sais pas ce qu'il m'a fait », déclare une petite de cinq ans933. Difficile d'apprécier le sens réel de cette affirmation, cependant on peut se risquer à penser que la victime a ressenti quelque chose, mais ne sait pas comment formuler cette sensation. Rien d'étonnant puisqu'Anne-Marie Sohn à démontré à travers son étude que la moitié des fillettes ont une ignorance totale de tout ce qui a trait au

929 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.

930 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.

931 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.

932 ADI&L, 2U, 680, affaire Bodet.

933 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.

sexe934. Elle ajoute que près des deux tiers des enfants censurent leurs propos face à la justice935.

Sur ce point le rôle du juge est délicat, car il doit amener la victime au plus près de la vérité, tout en respectant la pudeur des mots nécessaire lors d'un dialogue avec un enfant. C'est ce pourquoi il se doit de bien orienter la conversation, les mots impudiques doivent venir de la bouche de la victime et non de la sienne, afin de ne pas les apprendre malgré lui à un enfant innocent. De tels préceptes sont également à mettre au crédit des enquêteurs. Un gendarme note dans son rapport : « Nous avons interrogé avec tous les ménagements que commande le respect à la pudeur »936. Alors que les magistrats se montrent très sévères sur le délicat sujet de la corruption de l'innocence, il serait dommage qu'ils en soient malencontreusement eux-mêmes a l'origine. Sur la non moins périlleuse question de l'éjaculation, un juge demande : « Quand le curé vous tenait la main vous a-t-il quelque fois salie ? »937. Ce dernier utilise un registre semblable à celui de l'enfant, restant dans le vague et la métaphore. Lors de la confrontation, il doit rester ferme sur ce point afin d'éviter toute dérive graveleuse. Prenons l'exemple de la petite Marthe, huit ans, qui accuse sans gêne l'homme en face d'elle de lui avoir « fait sucer la bitte »938. Impossible de savoir quelle est la réaction du juge devant tant de désinvolture, toujours est-il qu'il goûte moins la réponse de l'accusé qui nie et lance : « Demandez-lui comment c'est fait ». Il rétorque immédiatement : « La question que vous voulez poser à cette petite fille, ne nous paraît pas utile en raison de l'âge de cette enfant, vous feriez mieux de dire la vérité que de chercher à les pousser dans des questions obscènes ».

Entre également en jeu la honte, décidément très gênante dans la recherche de la vérité, qui mène a l'autocensure. Les enfants connaissent le danger que représentent les mots grossiers, surtout pour leurs fesses, et hésitent a en user pour décrire l'attentat. Placés devant des adultes, qui plus est impressionnants de par le prestige associé à leur profession - bien qu'il faudrait au préalable démontrer que ce charme opère sur de si

934 SOHN (1996-a), p. 143. Si l'on inclut une connaissance partielle, cette proportion monte aux deux tiers

des petites filles.

935 Ibid., p. 12. Un adulte sur dix seulement en fait de même. L'étude a été réalisée a partir de 7 000 dossiers d'archives judiciaires.

936 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

937 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

938 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.

jeunes victimes -, ils peuvent perdre leur assurance et ne pas oser blesser la pudeur que le tribunal est chargé de défendre. Par exemple, cette petite écolière de neuf ans qui avoue avoir mis la main dans le pantalon de l'accusé, mais qui refuse de révéler ce qu'elle y a fait939. Certains enfants ont donc tendance a ne dire qu'une partie de la vérité, celle qui leur semble la plus avouable, pour mieux passer le reste sous silence.

De nombreuses victimes ne vont pas aussi loin dans la confidence et nient, pour des raisons semblables, toute agression. De telles configurations arrivent le plus souvent lorsque l'enfant a été contraint d'apporter sa contribution a l'acte, par la masturbation ou la fellation par exemple. De semblables conduites sont cependant bien souvent repérées par celui qui pose les questions. Alors qu'il est souvent allé chez un ramoneur chinonais connu pour son attirance pour les - très - jeunes éphèbes, un jeune garçon de onze ans nie farouchement tout rapprochement criminel, malgré les aveux de ses camarades940. « *Il+ n'a pas dit un mot de vérité, qu'il a certainement dû faire autre chose avec l'inculpé ~, lâche, excédé, le commissaire chargé par le juge de l'interroger.

Même lorsque le témoin avoue une chose pour en cacher une autre, il dévie de la vérité et fait déjà un pas vers le mensonge. Celui-ci concentre à la fin du XIXème siècle les critiques d'une partie des spécialistes en psychiatrie, qui ne placent aucune confiance dans les témoignages d'enfants. Au début du siècle suivant, Ernest Dupré, un de leurs plus célèbres représentants, développe la théorie de l'enfant mythomane - terme dont il est d'ailleurs l'inventeur941. Celle-ci proclame que cet être n'est pas un témoin fiable quand bien même il est animé d'une intense conviction dans sa déclaration. La suspicion est telle qu'un professeur en médecine - très proche d'ailleurs de celui cité précédemment - n'hésite pas a affirmer en 1898 que « le nombre de faux attentats excède et de beaucoup, le nombre des attentats réels »942. Il ne fait pas dans la demimesure et avance même que six à huit accusations sur dix sont reconnues comme

939 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

940 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

941 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 413.

942 Léon THOINOT, Attentats aux moeurs et perversion du sens génital, Paris, Octave Douin éditeur, 1898, p. 227. L'ouvrage en disponible en intégralité sur le site internet Gallica.

infondées943. Il cite les pages suivantes plusieurs cas certes avérés de mensonge, mais qui semblent assez ingénieux pour n'être pas aussi communs que l'auteur le suggère.

Pour se prémunir d'une fausse accusation, le juge d'instruction a donc parfois recours a une quelconque autorité - parents, maîtresse d'école, garde-champêtre, médecin - afin de savoir si l'enfant n'a pas pour habitude de mentir effrontément. « *...+ Je crois bien que c'est vrai car il ne me semble pas que ma fille puisse mentir à ce point », déclare une mère de victime944. Les séances d'interrogatoire peuvent être multiples et variées afin d'en comparer les résultats. Un commissaire a procédé de la sorte pour interroger un petit garçon de six ans : « Vu le jeune âge de l'enfant, nous l'avons interrogé a plusieurs fois différentes, à chaque fois il a fait les mêmes déclarations, même en présence de sa mère »945. On remarque d'ailleurs que le policier a une même méfiance vis-à-vis du témoignage de l'enfant que les docteurs précédemment cités, ce qui témoigne de l'imprégnation de ces théories au-delà du milieu universitaire et de la médecine légale. La suspicion a ce sujet n'est d'ailleurs pas le seul apanage des savants, des magistrats et des officiers de la force publique, car certaines affaires montrant des dissensions dans le voisinage. On accuse volontiers les parents d'avoir manipulé la parole de leur enfant afin d'obtenir une compensation financière ou de régler de cette manière un différent.

Sans en exagérer l'importance, il faut reconnaître que les mensonges de la part des enfants ne sont pas rares. Mais dire qu'ils relèvent tous de la volonté propre de leurs initiateurs serait malhonnête. La suggestion, voire l'autosuggestion, exercent une influence certaine chez les victimes de moins de dix ans946.

La première est principalement à mettre au crédit des parents de la victime. Ils peuvent profiter d'une situation - vulvite due à une hygiène défaillante, accident - pour attaquer en justice une personne avec qui ils n'entretiennent pas de cordiales relations. Dans les cas d'inceste, il n'est pas rare de voir la mère accuser un malheureux d'être a l'origine des séquelles physiques de sa fille, alors qu'elle en connaît parfaitement l'auteur. La vengeance apparaît également comme un motif valable de dénonciation calomnieuse : il

943 Ibid., p. 226. L'auteur n'indique pas de quelle source il tient ces estimations.

944 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

945 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc. C'est peut-être là la conséquence du fait que l'accusé soit une femme, la rareté de telles procédures ayant peut-être éveillé la méfiance du policier.

946 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 264.

arrive que des parents créent eux-mêmes chez leur enfant les symptômes habituels d'un attentat à la pudeur. Notre corpus nous offre le cas d'un frère, jaloux du riche amant de sa jeune soeur, qui se masturbe devant elle, éjacule sur sa chemise et dit : « Maintenant on pourra dire que *l'accusé+ t'a fait quelque chose »947. Les proches peuvent aussi faire un récit erroné, mais en toute bonne foi, car on est forcément influencé par ses absences d'accointance vis-à-vis de tel ou tel individu. La déformation de la réalité est un aspect à prendre en compte : c'est là un demi-mensonge. La base qui a servi à ce développement calomnieux est bien réelle, mais la tentation est grande d'exagérer les faits. La situation émotionnelle dans laquelle se trouve l'individu contribue a la naissance de ce mensonge : une mère avoue avoir, sous l'effet de la colère, étendu a deux autres de ses filles les crimes qui ne concernent que son aînée948.

Il ne faut pas voir dans tous les parents de victime d'affreux manipulateurs, loin de là. Ce serait oublier toutes les retombées négatives d'un attentat, sur la réputation de l'enfant comme sur celle de ses géniteurs. Il ne faut pas non plus sous-estimer ce que coûtent de telles révélations, psychologiquement parlant. Interrogée à ce sujet, une mère répond poliment : « Non monsieur, pas une mère ne serait capable de faire dire de pareilles choses à son enfant »949. Mais tous n'ont pas les mêmes scrupules et le même attachement a l'innocence de leur enfant.

Dans l'intérêt de celle-ci, certains parents incitent leur enfant a se taire, ce qui n'est pas sans rappeler les éléments présentés lors de la partie évoquant la dénonciation. « Tu ne diras pas autre chose que ce que je te dirai de dire ! » ordonne une mère apparemment très proche de l'accusé950. Ce cas de figure apparaît souvent quand la famille entretient avec le prévenu des relations obscures. Dans le cas précédent, le commissaire et le juge suspectent les parents des petites victimes de lui avoir livré leurs propres enfants avec contrepartie financière. Parfois ils ne reculent même pas devant la violence pour soumettre ces derniers à leur volonté. « Je t'apprendrais, a dire ce qu'il ne faut pas », tonne une mère contre sa fille qui n'a pas respecté ses consignes, et qui reçoit une gifle

947 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

948 ADI&L, 2U, 640, affaire Richard. Le crime évoqué se trouve être incestueux.

949 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

950 ADI&L, 2U, 720, affaire Bocquené.

en récompense951. Celle-ci ne mesure pas les risques que représentent une telle action, car elle l'a faite devant les yeux de tous, dans la chambre des témoins au sein même du tribunal.

Mais souvent de telles manoeuvres n'abusent pas le juge, qui se fait insistant et demande ouvertement à la victime si sa parole est bien libre. Parfois il n'a même pas besoin d'en arriver a cet étape tant les enfants dévoilent insouciamment les conseils qu'on leur a donnés. C'en est même parfois comique : « Il ne faisait que m'embrasser, d'ailleurs je ne puis rien dire, mon papa m'a défendu de causer », déclare un petit garçon952. Une affaire est au-dessus des autres de ce point de vue et semble même à peine croyable. Deux soeurs agressée par un marchand de journaux ne rendent pas facile la tâche du juge à cause des conseils de leurs parents953. Ceux-ci cherchent sans doute à éviter d'attirer l'attention car la rumeur les accuse de recevoir chez eux des hommes qui se livreraient sur leurs filles à des « actes ignobles ». Toujours est-t-il que la parole des enfants n'est pas franche, puisque toutes deux nient les faits reprochés a l'inculpé, et accusent le gendarme de les avoir obligées à faire de telles déclarations. Pourtant le prévenu a avoué, ce qui donne une confrontation dantesque, celui-ci s'évertuant a donner les détails de l'agression et la victime prétendant les yeux emplis de larmes qu'on ne lui a rien fait. Le greffier note même : « L'inculpé essaie même de rappeler les circonstances au témoin ». La seconde des deux soeurs, moins intelligente, ne peut garder plus longtemps le secret. « Pourquoi votre mère ne veut-elle pas que vous le disiez ? ~ s'enquiert le magistrat. Elle la jeune fille de répondre maladroitement : « Ce n'est pas vrai, il ne m'a rien fait, il ne m'a pas assises sur ses genoux ». Elle finit tout de même par avouer, entre deux sanglots, et ajoute : « Il a fait cela aussi a ma soeur, mais elle ne voudra pas vous le dire ».

Le second point est moins courant et met en jeu des mécanismes complexes dont nous ne feront pas la description. Cependant on peut relever à travers des exemples concrets certains aspects qui amènent au mensonge. Le premier d'entre eux concerne une catégorie prisée par les criminels sexuels : les idiotes. Si une majorité d'entre elles a sans

951 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat. Il y a fort à parier que ces remontrances soient dues à un arrangement en amont avec la femme de l'accusé. En effet elles ont toutes deux été aperçues dans la même auberge, le jour même des dépositions. De plus lors de son interrogatoire elle a affirmé que sa fille n'a jamais parlé qu'aux gendarmes et au juge, alors que devant elle et son mari elle a toujours nié les faits.

952 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.

953 ADI&L, 2U, 748, affaire David.

doute réellement été victime de telles violences, certaines ont tout inventé, sans doute influencées par quelque élément difficilement identifiable. « Ma fille aînée est idiote et vous lui ferez dire tout ce que vous voudrez », déclare une mère de famille954. Il est vrai qu'au préalable la jeune fille a accusé un homme de l'avoir violée, et amenée devant le juge elle s'est mise a pleurer et s'est rétractée. La faiblesse psychique de tels individus résiste mal à la pression qui accompagne un interrogatoire. Ces cas sont néanmoins rares, et appartiennent assez souvent aux affaires dans lesquelles il y a plusieurs victimes. Influencé par le récit que ses camarades ont fait, l'enfant peut être tenté de s'insérer dans cette dynamique de dénonciation, afin de faire partie d'un groupe soudé dans l'adversité.

Pour des êtres psychologiquement faibles comme le sont les enfants, les interrogatoires peuvent engendrer une tension qui déstabilise le témoin. Le récit fait par ceux-ci se trouve dans le même état, ce qui donne lieu à de multiples retournements de situation. Souvent ils justifient ces erreurs par le trouble provoqué par l'interrogatoire, et sans doute par ce que représentent les forces de l'ordre. Il faut dire que ceux-ci ne sont pas toujours impartiaux, et usent de leur position pour obtenir de l'enfant le récit qu'ils ont envie d'entendre. « Le commissaire de police est bien capable de tout pour faire avouer les enfants », lâche un témoin955. Et on peut avancer également que se remémorer l'attentat n'est pas toujours agréable pour les victimes, ce qui engendre un surplus d'émotion qui nuit a l'authenticité du récit. Parfois les victimes n'ont pas compris la question, ce qui est plausible au regard de leur difficulté à appréhender ce qui est relatif à la sexualité. Les modifications au cours de la narration ne sont pas rares mais il ne faut pas nécessairement y voir le signe d'une volonté de la part de la part des enfants de raconter tout et n'importe quoi. S'ils se contredisent, c'est qu'il est difficile pour eux de proposer un récit structuré. Une fillette de huit ans se fait d'ailleurs l'écho de ces problèmes : « Je ne pourrais vous affirmer que les faits se sont passés dans l'ordre oü je vous les ai racontés »956. Un autre confond les mois et les années, dit que l'agression remonte a deux ans alors qu'il ne s'agit que de deux mois, et une troisième déclare ne

954 ADI&L, 2U, 748, affaire David.

955 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier. D'après un jeune enfant, le commissaire lui aurait dit que s'il ne disait pas la vérité il irait en prison.

956 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.

plus se souvenir du jour exact de l'attentat957. Cette dernière s'attire par conséquent la méfiance du gendarme qui l'a interrogée, lequel note : « La petite fille *...+ ne se rappelant même pas du jour que le viol a eu lieu, ce qui paraît même dérisoire car depuis un mois seulement. Quoique illettrée elle devrait au moins se rappeler du jour ». Elle finit tout de même par se le remémorer devant le juge car dit-elle, son petit frère n'était pas a l'école ce jour-là. Les psychologues parlent d'effacement de la mémoire a distance de l'évènement, ainsi que de diminution de la « mémoire des faits ~ au profit d'une « mémoire de scénario »958. Bien entendu de telles hésitations ne sont pas rédhibitoires, mais garder un récit inchangé est un argument de poids que les procureurs se plaisent à souligner dans l'acte d'accusation : « [La victime] confirme plusieurs fois sa déclaration au magistrat instructeur sans jamais varier dans ses dépositions »959.

Devant toutes ces tergiversations, le juge se doit de garder son sang-froid et de ne pas braquer le témoin, car celui-ci pourrait perdre l'envie de bavarder. En effet au fil des parfois nombreuses séances d'interrogatoire, la victime a le temps de penser aux conséquences de ses paroles, et de changer d'avis au gré de ses conclusions sur ce sujet. C'est ce pourquoi les rétractations sont bien plus nombreuses dans les affaires incestueuses, car l'enfant hésite toujours a dire la vérité, de peur que cela ne mette la famille entière dans l'embarras.

Les liens qui l'unissent a son père créent une ambivalence des sentiments, qui lui font craindre que celui-ci aille en prison. Aussi pour éviter toute influence qui nuierait à la recherche de la vérité, l'inceste requiert des précautions particulières. Il faut interroger la victime avant que les parents ne soient au courant de la dénonciation, afin d'éviter une concertation en famille. Après avoir été informé de l'affaire, un procureur demande au commissaire d'enquêter « discrètement » - le mot est souligné dans la lettre - et de faire vite, « de manière a entendre l'enfant avant que son père n'ait pu l'influencer »960. Même lorsque l'homme est en détention dans l'attente de son procès, il ne faut pas baisser la

957 ADI&L, 2U, 698, affaire Beurg, 618, affaire Ledoux.

958 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 264.

959 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

960 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain. Les procureurs attirent l'attention des jurés sur de telles précautions dans l'acte d'accusation : « Il est a remarquer que *...+ la jeune *victime+ a été entendue par le magistrat instructeur avant d'avoir vu ses parents ~, annonce l'un d'eux. (ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.).

garde : « L'inculpé est invité à ne pas parler à ses correspondants de sa famille au sujet de l'affaire », note un procureur961.

Si le juge doit préserver le témoin de l'influence néfaste exercée par l'accusé, il doit aussi appliquer cette règle à lui-même, et ne surtout pas proposer à l'enfant une hypothèse. En effet celui-ci, croyant bien faire, aurait vite fait de répondre par l'affirmative a cette question, peut-être également pour écourter un entretien qui lui est douloureux. Le magistrat doit donc être patient et ne pas précipiter des révélations qui pourraient s'avérer erronées. Il doit procéder de la manière suivante : « Où vous a-t-il embrassé ? », demande-t-il à son interlocutrice962. Le greffier note qu'elle répond avec hésitation et timidité : « A mon devant ». On cerne bien ici l'ambivalence dans laquelle se trouve la petite fille : elle ne sait pas si sa réponse va « plaire » au juge, si au contraire elle va le choquer, etc.

Nous avons vu les multiples discours que nous offrent les jeunes témoins de ce type d'affaire. Il nous reste a voir ceux qui justement n'en ont aucun, et restent muets devant le juge. Nous avons expliqué pourquoi, pour de jeunes enfants, il peut être impressionnant d'avoir a parler d'un sujet grave devant des adultes inconnus et a l'aspect non moins grave. Un greffier note dans le compte-rendu de l'interrogatoire d'une enfant de quatre ans seulement : « Ici l'enfant montre par un geste que *l'accusé+ l'a chatouillé au bas du ventre. A ce moment l'enfant paraissant intimidé et n'articulant pour ainsi dire aucune parole nous avons fait rentrer [sa mère] »963. Les mères sont donc d'appréciables auxiliaires pour le juge d'instruction, qui s'en servent pour mettre en confiance leur jeune interlocuteur.

Bien que l'instruction soit organisée sur le mode de procédure inquisitoire, la confrontation des différentes versions ressorties des interrogatoires est un atout dans la quête de la vérité. Elle est d'autant plus utile lorsque ni la victime ni l'accusé avouent les faits qui les ont amenés au tribunal - ce qui n'est pas aussi rare qu'on pourrait le croire. Un gendarme note en guise d'épilogue a l'interrogatoire d'une jeune victime : « Il résulte des renseignements que nous avons recueillis auprès des voisins *...+, que celle-ci

961 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

962 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.

963 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.

cacherait une partie de la vérité *
·
·
·+ »964. De telles révélations, une fois répétées en salle d'interrogatoire, mettent une pression supplémentaire sur les épaules de celui ou celle qui s'évertue a nier.

L'arme suprême du magistrat, si l'on peut dire, réside dans l'utilisation de la confrontation directe entre l'accusé et le témoin - qui n'est pas toujours la victime. Le choc émotionnel qu'entraîne la vue de l'autre protagoniste de l'attentat est assez souvent bénéfique a l'instruction, c'est pourquoi les juges ne se privent pas d'en user très souvent. Il est d'ailleurs bénéfique pour la crédibilité d'un enfant de se montrer impressionné lors de l'entrevue, les juges s'en servant également pour mesurer le degré de véracité à appliquer à ses déclarations précédentes. Et de fait, ce sont eux qui se montrent le plus souvent submergés par l'émotion, et de loin. Seul un accusé a paru « ému ~ et n'a pas dit grand-chose, un autre est devenu « d'une pâleur extraordinaire » et n'a pu nier les faits qu'en tremblant, et enfin un dernier a répondu « d'un air embarrassé » et est apparu « très abattu »965. Les enfants, et on le comprend, sont bien plus sensibles a ce genre d'entretien, et réagissent de trois façons. Soit ils restent sur leurs positions et se montrent même très énergiques voire en colère, soit ils sont profondément troublés. Dans ce cas ils peuvent être paralysés par la peur, comme un petit garçon de huit ans qui fait noter au greffier : « Nous constatons que l'enfant en présence de l'inculpé paraît intimidé et n'ose pas parler ni même lever les yeux sur l'inculpé »966. Il faut dire que les accusés font tout pour déstabiliser la petite victime, allant parfois jusqu'aux menaces. « *Il+ cherche a l'intimider en l'insultant en lui disant qu'elle mériterait un coup de fusil », note un greffier967. Pas étonnant que les larmes soient fréquentes, en témoigne cette retranscription précise : « Et ici, l'enfant en présence de l'inculpé pleure et veut quitter la chambre d'instruction, nous sommes obligés de la retenir et d'appeler la mère derrière laquelle l'enfant se cache paraissant ne pouvoir supporter la vue de l'inculpé »968. Inutile de dire que de telles manifestations émotives ont un effet plus que positif sur l'opinion du juge, qui y voit un signe fort en faveur de la crédibilité du témoin.

964 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.

965 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux, 643, affaire Ouvrard, 619, affaire Arnault.

966 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

967 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

968 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.

Le recueil des propos des témoins n'est pas de tout repos pour le juge d'instruction, qui doit composer avec leurs états d'âme. Il doit également s'assurer que leur parole est libre et sans contrainte. En effet les enfants sont une fois encore victimes de leur faiblesse psychologique. Alors que l'agresseur a déjà profité de son insouciance, il est de nouveau la cible d'abus, de manipulations malhonnêtes, pour tirer un quelconque profit de sa déclaration. Le tact et l'expérience du juge n'est pas de trop pour démêler le vrai du faux. Et lorsque le passé de la victime n'apparaît pas aussi blanc qu'il devrait l'être, cela complique encore les choses.

Une victime réellement innocente ?

La société de la fin du XIXème siècle met un point d'honneur à ce que la sexualité reste éloignée du monde des enfants. La première approche que constitue la masturbation est très fortement décriée par les gardiens de l'ordre moral. La définition qu'en donne le Grand Larousse est d'ailleurs sans équivoque : elle ne donne que les conséquences de cette pratique, qui sont horribles, celle-ci entraînant maladies et souffrances qui vont abréger la vie du fautif969. Il y a une raison à ces descriptions terrifiantes : l'hygiénisme. Les médecins qui portent ce courant sont très influents dans la seconde moitié du siècle, qui voit se multiplier les théories à ce sujet970.

Cette vision on ne peut plus négative influence logiquement les examens médicaux. L'expert recherche systématiquement, outre les symptômes du possible attentat, ceux qui prouveraient des pratiques solitaires. Précisons que ces investigations ne concernent que les victimes de sexe féminin. Ceci est d'autant plus étonnant que la masturbation est assez répandue chez les garçons, et ce même a l'école971. Lors de l'examen, des grandes et petites lèvres flétries, un clitoris volumineux ainsi qu'un écoulement muco-purulent, sont la marque de cette infamie. Difficile cependant de les différencier de celles produites par un attouchement criminel. On voit même dans ces pratiques une sorte de

969 SERVAIS (1993), p. 143-144. Dans son édition de 1880, le Littré parle lui d'une habitude « nuisible à la santé ».

970 On constate déjà au XVIIIème siècle un tel ostracisme : un médecin déclare en 1771 que la masturbation féminine est a l'origine d'une infection des organes génitaux engendrant un écoulement fétide et purulent. (Yvonne KNIBIEHLER, Catherine FOUQUET, La femme et les médecins, Paris, Hachette, 1983, p. 144-145.).

971 FARCY (2004), p. 108.

prédéfloration972. Les préjugés sont également présents, en témoigne la description d'une jeune fille « à l'air délurée qui s'avance sans honte pour subir la visite médicale »973. Quelques lignes plus loin le médecin outrepasse encore son rôle, disant des victimes « qu'elles connaissaient la valeur des mots et sont aussi instruites que la femme mariée ».

Les citoyens ordinaires ont une vision bien plus pondérée, voire bienveillante, de ces premières expériences. Elles semblent d'ailleurs être monnaie courante, tant chez les filles que chez les garçons974. Jusqu'à la préadolescence, les adultes ne s'émeuvent guère de ces attouchements, mais a la puberté le regard n'est plus le même, les enfants euxmêmes prennent conscience de leurs actes975. Effectivement nos sources ne comportent aucun témoignage faisant état de cette dépréciation, même si le respect de la pudeur est peut-être a l'origine d'un tel silence.

Dans notre corpus, les cas de masturbation avérée sont, au contraire de ce qu'affirme la psychose hygiéniste, rarement avérés. Environ 2,5% des victimes féminines se sont vues attribuées des pratiques d'onanisme lors de leur examen médical. Par contre, on découvre à travers les témoignages que le lien entre onanisme et acceptation de l'attentat n'est pas une invention. Il semble que ces deux faits résultent tous deux d'une curiosité parfois non dissimulée pour la sexualité.

Lorsque le médecin légiste examine le corps de la victime présumée, il se contente d'en décrire l'aspect général - robuste, frêle - ainsi que les signes de puberté, quand ils sont présents. Le seul jugement qu'il se permet est de dire si oui ou non ces traits sont en adéquation avec l'âge de la patiente. Mais c'est déjà beaucoup, puisque cela insinue qu'une fille au développement avancé est tout à coup suspecte. La question de la masturbation revient encore, mais surtout cela laisse à entendre que la jeune fille a pu se montrer consentante lors de la relation, voire pire : la provoquer. C'est la grande hantise des jurés depuis l'introduction de l'attentat a la pudeur sans violence : condamner un homme qui a eu la faiblesse de répondre aux sollicitations d'une jeune dépravée.

972 SOHN (1996-a), p. 39. En ce qui concerne les garçons, on pense que c'est la conséquence d'un dérèglement mental. Les légistes font donc souvent la relation entre l'onanisme auquel se livrait l'accusé dans son enfance, et l'attentat à la pudeur dont il est inculpé.

973 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet. L'enfant a treize ans, et est pubère depuis six mois.

974 SOHN (1996-a), p. 159.

975 Ibid., p. 161-162.

Quant aux citoyens ordinaires, s'ils montrent dans une certaine mesure une attention pour ces critères physiques, ils se concentrent plutôt sur son attitude. C'est ce pourquoi l'enquête de moralité concernant la victime et sa famille est apparue au milieu du XIXème siècle976. Elle a pour but de tirer profit du foisonnement de détails provenant des témoignages issus de la communauté villageoise ou de quartier, afin d'affiner le portrait de l'enfant agressé. Ainsi, le juge d'instruction sait a quoi s'attendre, et comment s'y prendre avec la jeune victime.

Jean-Claude Farcy note que la jeune fille de la campagne se doit d'être « gaillarde mais non provocante, aimable mais non aguicheuse, respectueuse en apparence, des prérogatives masculines ))977. Les qualificatifs sont nombreux pour reprocher son attitude à la petite victime : « polissonne )), « effrontée )), « légère )), « avancée )), « délurée )), « dévergondée )), « vicieuse )), « débauchée )), etc. De telles descriptions sont souvent exagérées, puisque le seul fait d'être gaie et d'aimer la plaisanterie, ainsi que les « propos inconvenants )), est considéré comme un signe de légèreté de la jeune fille, note Anne-Marie Sohn978. L'auteur indique également que la première qualité exigée d'une fillette est un comportement sexuel irréprochable979. Elle nuance cette description en ajoutant que les victimes d'inceste ne sont jamais jugées de cette façon, tant le crime est contrenature980. Des gendarmes notent même : « *...+ Cette enfant n'a pas de raison d'accuser son père s'il n'était pas coupable ))981. Par contre, il existe une discrimination « négative )) a l'égard des jeunes domestiques, qui du fait de leur rang social peu élevé, ont la réputation d'être des « filles faciles ))982. Aussi les relations entretenues avec la jeunesse sont scrutées et on retrouve cette recherche d'une dépravation précoce chez les magistrats. L'un d'eux demande a la gendarmerie d'enquêter afin de savoir si les jeunes victimes - pourtant âgées entre six et huit ans - « ont l'habitude de courir avec les garçons de leur âge et de se livrer avec eux soit à des amusements soit à des

976 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 413.

977 FARCY (2004), p. 90.

978 SOHN (1996-a), p. 193.

979 Ibid., p. 74. L'auteur précise que ce thème est primordial surtout dans les jugements portés sur les

enfants de milieu modeste.

980 Ibid., p. 78.

981 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

982 FARCY (2004), p. 64.

conversations obscènes »983. Le pervertissement est une fois encore au coeur des investigations du juge, mais il n'est pas sûr que les enfants qui en sont les auteurs le voient de la même manière, tout est donc question de point de vue.

En effet, bien qu'elles soient conscientes que cela n'est pas forcément correct - l'une d'elles l'a considéré comme un péché avant sa communion -, ce n'est pas pour autant qu'elles y voient une faute grave qui pourrait jeter le discrédit sur leurs accusations. Une fillette avoue sans gêne s'être « amusée ~ avec des petits garçons lorsqu'elle avait cinq ans, sans toutefois dévoiler ce en quoi consistaient ces « saletés »984. Elle ajoute qu'avec sa jeune camarade elles jouaient à se mettre l'une sur l'autre et a relever leurs jupons, tout en se touchant - elle n'a pas voulu dire oü. Quand le juge lui demande « Qui donc vous a appris ces mauvaises choses-là ? », elle répond innocemment : « Nous sommes appris toutes les deux avec [ma camarade] ».

Ces prises de renseignements illustrent bien que le procès est tout autant celui de l'accusé que celui de sa victime supposée. Les autorités n'hésitent pas a dessiner un portrait peu avantageux de ces dernières, comme ce maire qui en préambule prévient : « L'opinion publique et les voisins sont en faveur de *l'accusé+ contre toutes ces petites filles »985. Les lignes suivantes sont encore plus évocatrices : « *Elles+ sont tout ce qu'il y a de moins intéressant. Elles ont tous les jours sous les yeux les exemples les plus immoraux et je suis persuadé qu'il y a longtemps qu'elles s'amusent et qu'elles ne sont innocentes en rien ~. L'édile ajoute en guide d'épilogue qu'elles « connaissent tous les degrés du vice ». Au chapitre des dégradations morales, et aussi surprenant que cela puisse paraître, figure le fait d'avoir déjà été victime d'un attentat a la pudeur. Cette méfiance est sans doute née tout simplement de l'impression qu'il est impossible d'être plusieurs fois victime, que c'est forcément là le signe d'une provocation de la part de la petite fille. Le climat de suspicion qui entoure les victimes trouve son point culminant dans l'affaire Robin : la jeune Anasthasie est depuis longtemps victime des agissements de son grand-père, chez qui elle a le malheur de vivre depuis la mort des ses parents986. Alors que tous les voisins sont au courant de la dramatique situation et qu'aucun ne lève

983 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.

984 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.

985 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.

986 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

le petit doigt, il s'en trouve un pour se draper du cynisme le plus repoussant. L'enfant se plaignant de maux de coeur et d'estomac, il lui répond : (( Et petite saleté, c'est la vie honteuse que tu mènes avec ton grand-père qui te cause ces maux. Tu couches avec lui toutes les nuits ~. En lâche en s'éloignant : (( Vous dites comme les autres », signe du mépris qu'on lui réserve quotidiennement. Pour conclure, le témoin précise sans honte que la fille en a été blessée car elle n'est jamais revenue chez lui.

Ainsi, non seulement jugées sur leurs attitudes récentes ou anciennes, et surtout sur des rumeurs pas toujours vérifiées, les petites filles sont aussi victimes de la réputation de leurs parents - cependant on remarque que la mère est bien plus concernée. Plein de morgue, un juge de paix indique que l'immoralité de l'une est notoire : (( Avant son mariage, elle a eu un enfant, de son mariage elle en a eu un autre et depuis son veuvage, trois. Cela doit suffire pour établir sa moralité »987. Ces renseignements arrivent même avant ceux de la victime a proprement parler, ce qui signifie bien que l'adage (( les chiens ne font pas des chats » a une influence certaine lorsqu'il s'agit d'évoquer la conduite de la petite fille. On pourrait certes avancer que de telles enquêtes de moralité ont pour but de déceler de possibles tentatives d'extorsion de la part de parents peu scrupuleux. En effet il arrive qu'en guise de réponse a la requête du magistrat instructeur les forces de l'ordre notent qu'une famille est pauvre, vit de l'assistance publique, etc. Mais ceci ne doit pas faire oublier que de telles allégations ont des retombées sans doute négatives sur la victime, qu'on soupçonne d'être mal éduquée car pauvre, menteuse car mal éduquée, et ainsi de suite.

Revenons a l'exemple cité plus haut de cette femme sans morale qui fait des enfants a droite à gauche. Il est intéressant ici d'effectuer une comparaison avec un accusé, qui bien que marié pour la quatrième fois, ne semble pas provoquer l'ire de la population a travers les renseignements. Il faut dire que le mode de vie répandu chez les petits paysans et les ouvriers n'est pas bien vu par certains milieux relativement aisés. Les folkloristes par exemple voient dans cette cohabitation un élément nocif : (( La vie en commun de toute la famille, parents et enfants, parqués dans une pièce unique, est, au point de vue moral, une mauvaise chose ; elle met sous les yeux des enfants de fâcheux

987 ADI&L, 2U, 614, affaire Lhuillier. Le maire de la commune rajoute, parlant de l'accouchement récent de la mère de la victime : (( Il y a tout lieu de croire que ce ne sera point là le dernier ».

spectacles et pourrait les conduire à une promiscuité bestiale »988. Il est vrai que Martine Segalen nous explique que le manque d'intimité dû a la pièce unique n'est pas pour autant un facteur de gêne989. Les époux ne ressentent pas forcément le besoin de s'isoler dans une chambre : la sexualité n'est pas bornée dans l'espace, pas plus que limitée par la nuit.

Être un enfant naturel n'arrange pas les choses, bien que plus d'un quart des nouveaunés de la dernière décennie du siècle soient concernés990. Inutile de préciser que l'infidélité est également très mal vue : « Les enfants n'auraient guère pu recevoir de bons principes de leur mère », note un gendarme991. Peu importe au final si celle-ci a fait preuve de discrétion vis-à-vis de sa fille, ce n'est pas le problème. Outre la débauche de leurs filles, on reproche fréquemment a certains parents de ne pas assez s'en occuper et de les laisser courir les rues sans surveillance. L'enfant se retrouve donc associé aux « erreurs » de ses géniteurs. Afin de ne pas voir dans ces renseignements une somme de propos méprisants et relevant surtout de la rumeur, donnons un exemple qui prouve qu'ils ont parfois du bon. La petite Claudine, âgée de quatre ans, aurait montré son sexe devant tout le monde et surtout aurait voulu toucher celui d'un petit garçon, car a-t-elle dit, l'amant de sa mère faisait bien de même sur cette dernière, et inversement992.

Ainsi, l'attitude de la victime, ainsi que son histoire personnelle, sont sans cesse vues comme pouvant être a l'origine de l'attentat. L'historienne des femmes Yvonne Knibiehler abonde en ce sens en écrivant que « le sexe faible tout entier est perçu comme fautif en permanence, en tant qu'objet de tentation pour le sexe fort »993. Nos sources dégagent en effet l'impression qu'on ne passe rien aux victimes : le moindre accroc dans leur portrait aura certainement des conséquences.

Par conséquent, le meilleur moyen d'obtenir un acquittement n'est pas de prouver son
innocence, mais de ruiner la réputation de la victime présumée, et ainsi faire soupçonner
sinon le consentement de celle-ci, tout du moins la provocation. Pour un tel objectif, rien

988 Cité dans SEGALEN (1980), p. 141.

989 Ibid., p. 55-56.

990 FARCY (2004), p. 94.

991 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.

992 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.

993 KNIBIEHLER (2002), p. 204.

de tel que la fausse rumeur. Bien que le recours à celle-ci-ci soit relativement rare, cela a indéniablement des conséquences sur l'issue du procès, en faveur de l'accusé comme de la plaignante. Malheureusement même en cas de manipulation avérée, l'aboutissement n'est pas toujours heureux pour l'enfant agressée.

L'exemple le plus marquant concerne la jeune Marie, agressée dans les douves du château d'Azay-sur-Cher, et dont nous avons déjà parlé994. En premier lieu, le nombre de témoins cités a comparaître n'augure rien de bon : trente-huit, ce qui est très au-delà des normes, puisque la moyenne se situe entre sept et huit - sachant que la plupart du temps il y a une ou deux places réservées aux forces de l'ordre et au médecin légiste. On comprend mieux pourquoi un tel chiffre quand on apprend qu'un homme à la réputation peu flatteuse a lancé les ragots les plus abjectes sur la malheureuse, ce qui fait dire à sa maîtresse que « depuis l'affaire, on *la+ traînait dans la boue ~. En effet cette rumeur n'est apparue qu'après la dénonciation, et met en pièces le crédit accordé à la jeune fille, qu'on décrit aussi comme étant réservée et timide. La rumeur a pris une importance bien plus grande grâce a l'intervention du maire de la commune, qui l'a colportée allègrement, tout en défendant l'honneur de l'inculpé. Le juge d'instruction l'a d'ailleurs convoqué a ce sujet, et il se défend d'avoir dit quoi que ce soit lorsque le magistrat lui fait remarquer qu'avec son autorité cela aurait donné a poids certain a ces paroles. Malgré toutes ces apparentes manoeuvres, l'accusé est acquitté.

Cette section consacrée à la réputation des enfants victimes illustre une fois de plus le parcours semé d'embûches qui se dresse devant eux jusqu'à la conclusion du procès. Bien que les risques encourus ne soient pas identiques, et toutes proportions gardées, coupable et victime arrivent au procès avec un même objectif : se défendre. Bien sûr, les magistrats partent avec un bon a priori au sujet de l'enfance, car elle rappelle sans cesse l'innocence. Mais si le moindre doute s'insinue, ils n'hésitent pas à user des moyens mis à leur disposition pour s'assurer de la crédibilité des propos de la victime. Et si celle-ci est réellement entachée par quelques mots ou aventures sulfureuses, rien ne dit que son opinion soit changée à propos de la culpabilité de l'accusé - qui reste pour le magistrat l'élément central d'une instruction et d'un procès.

994 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.

-o-o-o-

Puisqu'il est reconnu, tout au moins parmi les fonctionnaires de l'ordre et de la justice, que l'enfant a une personnalité a part, son interrogatoire se distingue quelque peu des autres. Toutefois dans les grandes largeurs il reste semblable a celui d'un témoin adulte, mais il requiert certaines précautions qui en font un art somme toute particulier. Le juge doit faire preuve de persuasion mais ne doit pas se montrer trop imposant car il décontenancerait son interlocuteur.

A côté de cela, il doit enquêter, pas toujours dans les mêmes proportions, au sujet de la victime elle-même. Il doit garder une certaine distance vis-à-vis des renseignements donnés, car ils sont parfois le fruit de faits pas vraiment fondés, ou d'interprétations douteuses. Cette démarche pourrait nous inciter à dire que les magistrats se méfient des enfants et de leurs paroles, suivant ainsi l'avis de médecins légistes de grande renommée. Cela serait sans doute une erreur, car il semble qu'au contraire, ils gardent un a priori positif sur les enfants, même lorsque leur réputation n'est pas parée de vertu. S'ils se décident à de telles investigations, c'est plutôt afin de satisfaire le jury qui lui, se montre très pointilleux sur ce sujet. En effet comme le résume en 1901 le juriste Émile Garçon, « l'attentat a la pudeur est punissable quelle que soit la moralité de la victime. Il importerait peu que ce fût une fille publique si son consentement a réellement fait défaut »995.

995 Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p. 416.

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