CHAPITRE II
LA RECONSTITUTION DU PERSONNAGE BECKETTIEN
ET LA RETROSPECTION COMME VISION D'ENSEMBLE
Le souvenir est un fait ponctuel issu de la mémoire
cognitive. Point d'appui à la reconstitution quotidienne ou ludique, il
peut convoquer une émotion bénigne mais n'entraîne pas
d'analyse. Il demeure disponible et se manifeste sans heurt chaque fois qu'il
est utile. Le ressouvenir, quant à lui, émane, sinon d'un effort,
du moins d'un mouvement volontaire. De plus, il se charge d'une signification
plus globale du sentiment d'existence. Dans une égale comparaison entre
souvenir et ressouvenir, Kierkegaard marque bien la différence de
portée et d'amplitude temporelle entre les deux types de
remémoration :
« Au lieu de dire : "Appris dans la jeunesse,
gardé dans la vieillesse" [ce qui pourrait s'appliquer au souvenir], on
pourrait proposer : "Mémoire aux jeunes ans, ressouvenir en son vieux
temps. " »1
La durée du mouvement rétrospectif
s'étalonne sur la distance temporelle qui sépare le moment «
présent » de l'instant remémoré2. C'est
pourquoi l'insignifiance des actes repris quotidiennement n'exige même
pas de temps de mémoire, et c'est pourquoi aussi le ressouvenir, qui
provient de plus avant, retient plus longtemps l'attention de celui qui se
souvient. Alors que la précision et la concision du
phénomène d'habitude sont proportionnelles à celles du
souvenir, le ressouvenir appelle, dans un rapport inverse de proportions
égales, une reconstitution ample et profonde.
1 Sren Kierkegaard, Stades sur le chemin de la
vie, in OEuvres, op. cit., p. 806.
2 Voir Gérard Genette, « Ordre »,
in Discours du récit suivi de Nouveau discours du
récit, Paris, Editions du Seuil, « Points Essais », 2007,
p. 37-38.
37
Le ressouvenir naît d'une impulsion rétrospective
volontaire et comprend toujours une visée globalisante, que ce soit de
son objet ou du temps passé depuis la disparition de ce dernier.
« Le ressouvenir est en effet l'idéalité,
mais, comme tel, il exige un effort, il implique une responsabilité bien
autre que la mémoire indifférente à cet égard. Il a
mission d'empêcher toute solution de continuité dans la vie de
l'homme, et de l'assurer que son passage sur la terre s'effectue uno tenore
[d'un trait], d'un souffle, et peut s'exprimer dans l'unité.
»3
Mouvement de l'âme entière vers le passé
(au sens, ici, de vécu ; d'intégralité de la vie
écoulée), il convoque bien plus qu'une courte série
d'activités. Le déploiement par la pensée de l'action
remémorée nécessite un environnement propice à la
rétrospection et un moment de la vie qui induise l'examen personnel.
Le déploiement spatial du
ressouvenir
En écho à la phrase de Stephen Dedalus dans
Ulysse : « Fermons les yeux pour voir »4, le
narrateur de Comment c'est déclare à plusieurs reprises
: « je me vois [É] ferme les yeux pas les bleus les autres
derrière et me vois »5.
Dans le théâtre de Beckett, il est beaucoup de
moments où, bien que les yeux « visibles » soient ouverts, il
n'y a que « les autres », « derrière », qui
regardent. Les yeux du crâne, ceux de l'intérieur, qui ont
accès au monde du passé, contenu dans la tête. Comme le dit
Martin Esslin,
« perdus hors du monde, ces personnages portent
enfermée en eux, comme sous un couvercle, l'essence de leur
3 Sren Kierkegaard, Stades sur le chemin de la
vie, ibid.
4 James Joyce, Ulysse, trad. d'A. Morel
assisté de S. Gilbert, (revue par V. Larbaud et l'auteur), Paris,
Gallimard, 1937, p. 39.
5 Samuel Beckett, Comment c'est, Paris, Les
Editions de Minuit, 1961, p. 12, 43 et 44.
38
expérience vitale, fusionnée en un nombre minimal
d'images-clefs. »6
Enfermés sous le crâne, ces ressouvenirs
constituent la véritable prière que profère l'être
beckettien ; celle-ci est plus puissante et bien plus emplie de foi que le
Notre Père récité par coeur et par habitude.
Retrouvailles avec le temps passé, ces retours sur soi-même sont
un baume d'avoir été contre la souffrance
d'être. Ainsi, Winnie « ferme les yeux » (de son
visage) pour « appeler devant l'oeil de l'esprit » (OLBJ,
70) un de ses ressouvenirs.
Le plus souvent, la situation spatio-temporelle
particulière des personnages est particulièrement propice
à cette introspection. En effet, après ses pièces dites
« grandes » (par leur volume), Beckett impose de plus en plus un
cadre crépusculaire à ses drames. Jusqu'alors on attendait
le soir (EAG, FDP, TCQT, OLBJ), mais à
partir de La Dernière Bande, il est déjà
tombé lorsque la pièce s'entame. Krapp apparaît « Un
soir, tard » (LDB, 7) ; dans ...que nuages..., lorsque V
« [pensait] à elle, c'était toujours la nuit »,
celle-ci l'ayant « ramener au logis » (QN, 41-42) ; à
la « fin d'une longue journée » semblable à celle de
Berceuse (B, 41) ; enfin, le Fragment de
théâtre II se déroule intégralement sous «
un ciel nocturne très clair » (FDT II, 37). Lorsque la
situation dramatique n'est pas précisée, les indications
scéniques la remplacent, évoquant de même une fin de
journée : par exemple, une « faible lumière diffuse »
(So, 29), ou une « légère baisse de
l'éclairage » répétée (B, 46, 49)
jusqu'à son extinction (B, 52).
La solitude et le soir se substituent alors à la
fermeture des yeux qui voient : les yeux qui se rappellent ne sont plus
dérangés par le jour, n'ont plus de distraction et peuvent
remplir leur rôle, se tourner aisément vers l'intérieur du
crâne. Le début du poème d'Heinrich Josef von Collin,
éponyme de la pièce Nacht und Tra·me, expose
l'effet lénifiant du soir :
6 Martin Esslin, « Voix, schémas, voix
», trad. par N. Godard, in Cahiers Renaud-Barrault,
n°93, Numéro spécial Samuel Beckett, Paris,
Gallimard, 1976, p. 14.
39
« Nuit bénie, tu descends, / Et la vague des
rêves nous submerge aussi, / Tandis que l'obscurité envahit
l'espace, / Et que s'apaisent les hommes et leur souffle. »7
L'agitation physique comme occupation du temps n'a plus lieu
d'être, les personnages atteignent l'heure où il leur est permis
de penser au passé sans la douleur aiguë qui accompagne le jour.
Quand Beckett prête à Hamm une envie de poésie
(FDP, 110-111), il l'invite à se souvenir du «
Recueillement » de Baudelaire :
« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus
tranquille. / Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici [É] Ma
Douleur, donne-moi la main ; viens par ici. [É] Entends, ma
chère, entends la Nuit qui marche. »8
A l'heure de l'apaisement, le difficile regard sur les
années perdues devient plus soutenable, la douleur une amie. On retrouve
sa mémoire comme on retrouve un foyer. « L'instant poétique
du regret souriant », souligné par Bachelard, c'est
« le moment même où la nuit s'endort et
stabilise les ténèbres, où les heures respirent à
peine, où la solitude à elle seule est déjà un
remords. [É] Le sourire regrette et le regret sourit, le regret console.
»9
Le ressouvenir, par son statut répétitif,
rappelé chaque soir ou chaque nuit, est devenu familier au personnage
solitaire. Il porte sur des événements lourds, il contient de la
douleur, mais libère de la fatalité. Le crépuscule appose
à la rétrospection une douceur qui la rend précieuse, et
même désirée.
Au soir et à la solitude s'ajoute une posture physique
que le personnage adopte pour faciliter encore l'invasion de sa tête par
les instants cruciaux de sa vie. L'être est lui-même « tel le
jour le soir venu » (So, 32), en suspens et en repos ; «
Reste là comme ne pouvant plus bouger. Ne voulant plus bouger. Ne
7 Note de la traductrice, Edith Fournier, in Nacht
und Träume, p. 50.
8 Charles Baudelaire, « Recueillement »,
in Les Fleurs du mal, in OEuvres complètes, Paris,
Robert Laffont, « Bouquins », 1980, p. 127.
9 Gaston Bachelard, L'Intuition de
l'instant, Paris, Le Livre de Poche, « biblio essais », 1992, p.
108.
40
pouvant plus vouloir bouger. » (So, 33). Assis
à une table visible (N und T, 51) ou invisible (QN,
39), ou sur un tabouret, courbé sur un magnétophone
(TDF, 27), « tête penchée appuyée sur la main
droite » (IDO, 59), ou encore assis dans une berceuse
(B, 41), le souvenant prend une position qui le laisse tout entier
à son intériorité, annule s'il en était besoin les
restes de monde qui l'entourent. Parfois cela ne suffit pas ; le ressouvenir
paraît encore trop loin, aussi faut-il le soutenir d'une reconstitution
physique, d'un appel par le corps d'aujourd'hui aux gestes d'autrefois. La
berceuse, par exemple, est reprise comme un modèle. Elle apaise et
conforte le souvenir non pas seulement parce qu'elle est un objet reposant de
façon générale. Elle est la berceuse
particulière,
« celle de sa mère / celle où sa
mère assise / à longueur d'année / tout de noir
vêtue / de son plus beau noir vêtue / allait se berçant / se
berçant / jusqu'à sa fin » (B, 49).
Le siège à bascule participe de la
reconstitution nécessaire au ressouvenir, tout autant que la robe de
soirée noire revêtue par imitation. Il s'agit pour F de retrouver
« l'idéalité » du moment qu'elle ressasse, en
rassemblant les détails concrets qui le constituait. Le
déguisement devient performatif ; par la force de la reconstitution du
décor et du costume, la situation matériellement rebâtie
fond de fait le personnage dans sa projection mentale.
La gestuelle peut endosser un rôle similaire, soit
qu'elle favorise le mouvement rétrospectif, soit qu'elle supplée
le récit du souvenir. James Knowlson, citant une lettre à Thomas
MacGreevy, rapporte que l'auteur lui-même a éprouvé l'effet
de déambulations solitaires sans but :
« Beckett estime que l'esprit succombe alors à
"une mollesse agréable et mélancolique, devient un carrefour pour
les souvenirs, d'enfance surtout, un moulin à larmes". »10
Si pour le dramaturge, la sensation envahissante qu'apporte
l'errance constitue une surprise, ses personnages semblent connaître les
bienfaits de la mobilité vaine, l'aide qu'elle apporte lorsqu'ils
souhaitent retrouver un passé lointain.
10 James Knowlson, Beckett, op.
cit., p. 192.
41
Alors, eux ne « succombent » pas ; au contraire,
grâce à un exercice du corps connu et maîtrisé, ils
entraînent expressément leur esprit dans la « mollesse
agréable et mélancolique » nécessaire au
ressouvenir.
Dans Pas, May « ressasse tout ça »,
« dans sa pauvre tête » (P, 10 et 16), en
opérant des allers-retours mesurés et chaque fois identiques, qui
doublent son mouvement de pensée par un mouvement physique similaire.
Depuis « l'âge tendre », elle tourne en rond ; et dans sa
tête, et dans la vieille demeure. De surcroît, son ressouvenir
perpétuel réclame un appui qui dépasse sa
concrétisation spatiale ; May a besoin d'en saisir la
représentation : « il faut » que la réalisation sonore
de son parcours lui revienne en tête. La mère explique comment
:
« le sol à cet endroit, nu aujourd'hui,
était jadis sous tapis, une haute laine. Jusqu'au jour où, la
nuit plutôt, jusqu'à la nuit où, à peine sortie de
l'enfance, elle appela sa mère et lui dit, Mère, ceci ne suffit
pas. La mère : [É] que peux-tu bien vouloir dire, May, ne suffit
pas ? May : Je veux dire, mère, qu'il me faut la chute des pas, si
faible soit-elle. La mère : Le mouvement à lui seul ne suffit pas
? May : Non, mère, le mouvement à lui seul ne suffit pas, il me
faut la chute des pas, si faible soit-elle. » (P, 12).
L'environnement a subi une transformation (et comme souvent
chez Beckett, il s'agit là encore d'un dépouillement, d'une mise
à nu) afin d'être plus propice à la rétrospection et
à la déambulation, indissociables et également
circulaires, de May. Le ressouvenir a définitivement pris le pas
sur la réalité sensible, il l'a envahie,
imprégnée et changée en son faire-valoir.
Le déplacement ou le geste acquièrent un statut
de substituts de parole, palliant l'impossibilité d'énoncer ce
qui tourne sous le crâne, ou s'y mélange. Les trois femmes de
Va-et-vient, comme on l'a noté plus haut, subissent
l'interdiction d'évoquer verbalement le passé sous peine
d'être exclues et pourtant persévèrent jusqu'à
l'intervention de Vi. A la fin de la pièce, confirmant et contournant ce
poids de la parole impossible, elle questionne une dernière fois en vain
l'inviolabilité du temps révolu et, devant le silence
obstiné de Ru et Flo, demande une sorte de compensation :
42
« On ne peut pas parler du vieux temps ?
(Silence.) De ce qui vint après ? (Silence.) Si nous
nous donnions la main - de cette façon à nous ? »
(V-et-V, 42).
Bien qu'il n'accède pas à l'oralité
explicite, le désir du ressouvenir est commun aux trois femmes :
à cette invite de Vi, ses deux compagnes répondent en
reconstituant le geste qui, « de leur façon à elles »,
les replonge tout à coup dans le « vieux temps »
inénarrable. Ce contact les laisse d'abord mutiques, mais la phrase
finale de Flo contient, dans une énonciation au présent, une
lourde et longue portée d'évocation. « Je sens les bagues
», référence elliptique à un passé
partagé, respecte le tabou verbal tout en prouvant la résurgence
que provoque le geste : instantanément, cette reconstitution tactile
révèle aux personnages toutes les images inaccessibles par le
biais des mots.
Dans certaines pièces de Beckett, la
prédominance est donnée à la situation spatiale. Alors,
c'est elle qui détermine la force du ressouvenir. Le pèlerinage
physique implique le mouvement rétrospectif, et parfois
réciproquement. Henry, par exemple, vient s'asseoir « de l'autre
côté de la baie » comme à un point de vue
précis, un site particulièrement orienté, pour se
remémorer l'époque passée, le soleil dans son dos
(C, 39). Dans d'autres cas, de même que leur esprit est
resté enfermé dans des moments révolus, le corps des
personnages a demeuré dans des lieux pleins de traces, appuis et
tremplins pour le ressouvenir. Dans Solo, le Récitant n'a pas
quitté la chambre dont jadis les images « d'êtres chers
» tapissaient le mur. Ce dramaticule est pour Beckett l'occasion de
projeter sur le décor une représentation de la mémoire et
de son impossible effacement : les traces pâles laissées par les
photographies arrachées restent chacune attribuée au disparu qui
lui correspond. Le désir de l'oubli a eu beau décrocher les
appels concrets de la mémoire - les souvenirs, au sens cette
fois de choses matérielles conservées de l'ancien temps -, le
ressouvenir perdure et rend sa place à chacun des fantômes :
« Jadis à chaque vide un visage. Là son
père. Ce vide grisâtre. Là sa mère. Là tous
les deux. Souriants. Jour des noces. Là tous les trois. Cette tache
grisâtre. Là tout seul. Lui tout seul. Plus maintenant.
Oubliés. En allés. Arrachés et déchirés
menu. » (So, 32).
43
Cette tentative d'oubli comprend l'impossibilité de sa
réalisation : personne n'est capable de faire disparaître la
multitude d'êtres que contient la mémoire.
La rétrospection « pour se tenir
compagnie »
Le soliloque crépusculaire, en plus d'apporter une
union entre l'être et sa douleur, jette des ponts entre tous les mois
qui le composent. Par sa profondeur et son étendue, le ressouvenir
permet d'opposer à la finitude du moment l'infinité des choses et
des êtres que la mémoire renferme. Il établit un lien entre
les différentes phases de la vie du solitaire, permet le surgissement
d'un moi caché par l'habitude. A la suite d'une très belle
métaphore sur le vent en tant qu'il est comme l'être, aujourd'hui
perpétuellement assigné à la même ritournelle, mais
ayant traversé mille variations pour en arriver là, Kierkegaard
évoque les voix qui surgissent à la faveur du soir, ou de
l'obscurité d'une scène de théâtre :
« Pour échapper à son être
réel, le moi caché exige un milieu éphémère
et subtil comme en offrent les ombres, où les mots bruissent dans une
sorte de murmure sans écho. Tel est le
milieu qu'est la scène, ainsi propre aux fantasmagories
du moi caché. »11
En effet, sur la scène qu'il aime à plonger dans
la pénombre, Beckett entrecroise le bruissement de voix diverses,
appartenant à un même être, qui mettent en évidence
son éclatement et sa multiplicité. Dans Cette fois, la
voix du Souvenant, unique mais divisée en trois points de provenance,
l'interroge d'en haut :
« jamais le même après cela jamais tout
à fait le même [É] te marmonnant tu ne seras jamais le
même après ceci tu n'as jamais été le même
après cela [É] jamais le même mais le même que qui
bon Dieu t'es-tu jamais dit je de ta vie [É] as-tu jamais pu te dire je
de ta vie » (CF, 13-14).
11 Sren Kierkegaard, La Reprise, op.
cit., p. 714.
44
La « double absence de la faculté de percevoir
comme de celle d'être perçu »12 que pointe instamment cette
question tient du pur paradoxe puisqu'en le nommant « tu » la voix
prouve une certaine existence du « je ». Se raconter des souvenirs,
c'est encore se reconnaître existant. Et un seul, même soi, suffit
à faire un autre.
« Le problème de la solitude est que ce deux-en-un
a besoin des autres pour recouvrer son unité : l'unité d'un
individu immuable dont l'identité ne peut jamais être confondue
avec celle de quelqu'un d'autre. »13
Certes mais, peut-être comme une réponse à
la nécessité soulignée par Hannah Arendt, le dispositif
énonciatif du ressouvenir établi par Beckett démarque
nettement le soi-même et l'alter ego. La voix est celle du
souvenant, mais les modalités d'adresse sont là pour les
distinguer brutalement. La deuxième personne impose déjà
une distance remarquable, par l'agression vocative qu'elle constitue
(CF, DJ, Ca). Mais la troisième personne
creuse un fossé plus grand encore, celui de l'auto-illusion ou
auto-persuasion selon le cas (en une dissociation de la volonté des
moi de l'être que nous approfondirons dans le chapitre suivant).
Ainsi, l'identité des deux entités Souvenant / Voix n'est pas
proprement caractérisable - on ne peut pas définir ce qu'est
chacune en elle-même -, mais leur rapport d'altérité est
suffisamment posé pour qu'elles apparaissent distinctes, chacune
perçue et percevant.
La partition du moi en plusieurs telle qu'Hamm ou la Voix la
désignent,
« parler, vite, des mots, comme l'enfant solitaire qui se
met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble,
dans la nuit » (FDP, 92-93) ;
« devisant tout seul se divisant en plusieurs pour se
tenir compagnie là où jamais nul ne venait » (CF,
20),
est fondée sur la solitude, et établit donc une
contradictoire quête de l'unité de soi par la convocation de ses
multiples composants. Le personnage beckettien
12 Catherine Naugrette, Paysages
dévastés, Le Théâtre et le sens de l'humain,
Belval, Circé, « Penser le théâtre », 2004, p.
74.
13 Hannah Arendt, Les Origines du
totalitarisme. Le système totalitaire, citée par Catherine
Naugrette, ibid., p. 152.
45
éprouve le besoin de se raconter son
histoire pour se calmer14, c'est-à-dire pour se rassurer
en se rappelant qu'il est un grâce aux plusieurs qu'il a
étés. Par le ressouvenir de ce qu'on fut, ou de ce qu'on a
déjà exprimé et que l'on se répète, il
s'agit de se re-saisir entier. Voilà le rôle du
ressouvenir : ramener l'être à sa condition monolithique
première, malgré son morcellement actuel. En lisant quelques
auteurs allemands, Beckett réagit au traitement qu'ils font de «
l'inévitable thème rebattu du voyage vers soi » :
« Comment pourrait-on aller vers ce dont on ne peut
s'éloigner ? Das Notwendige Bleiben [Le Sur-place
nécessaire] ressemble plus. Il est aussi dans le personnage de Murphy
attaché à son siège, abdication devant les lanières
du moi, simple matérialisation du ligotage de soi. [É] Murphy n'a
aucune liberté de choix, autrement dit il n'est pas libre d'aller
contre son inclination. »15
Solidement lié à lui-même, le personnage
de Beckett n'opère de détours par le souvenir que pour se sentir
mieux seul ; à la fois plus fortement et plus tranquillement.
La voix qui lui raconte ses souvenirs ne le dédouble qu'en ceci qu'elle
lui permet de se voir se remémorant, comme le démontrent
les occurrences de « à qui d'autre » - sous-entendu «
Équ'à soi ? » -, dans Berceuse (pp. 41, 42, 43, 44,
45 et 48) et dans Cette fois (pp. 11 et 13 [deux fois]). La parole
désincarnée, extraite du personnage, le révèle
à lui-même à la fois comme être présent qui se
souvient de tous ceux qu'il a étés et pourtant toujours
propriétaire de ses moi disparus ; « petit tas à
l'arrière moi tous ceux que je vois moi tous les âges »,
dirait le narrateur de Comment c'est16.
Pour mieux « se diviser en plusieurs » et se «
parler ensemble », certains des personnages dissocient eux-mêmes
leur voix de leur attention - et donc leur temps de parole de leur temps
d'écoute - grâce à l'enregistrement. C'est le cas dans
La Dernière Bande et dans Berceuse où, comme
une extension du crâne, une bande magnétique diffuse les mots
anciens de celui qui écoute.
14 Voir Samuel Beckett, « Le Calmant »,
in Nouvelles et textes pour rien, Paris, Les Editions de Minuit, 1958,
p. 40.
15 James Knowlson, Beckett, op.
cit., p. 328.
16 Samuel Beckett, Comment c'est, op.
cit., p. 134.
46
Rituel pour les deux personnages, il s'agit pour la femme
d'une ritournelle qu'elle se passe tous les soirs, réclamant sa reprise
(« Encore » [B, 41, 44, 46 et 49]) comme un enfant le fait
précisément d'une berceuse, d'une chanson qui apaise,
efface la journée et prépare au sommeil. Krapp, lui, « se
tient compagnie » dans une cérémonie anniversaire. Les
« bobiiines » (LDB, 11, 12, 28) elles-mêmes lui
procurent de la joie en tant que représentation matérielle de ce
que renfermait son crâne plus jeune. A sa guise, il opère des
allers-retours, cherche en sa propre histoire ses moments
préférés. Le soliloque résonne en un dialogue
à triple fond : le Krapp d'aujourd'hui commente en lui-même les
remarques qu'il a enregistrées, trente ans plus tôt, à
propos du jeune homme qu'il avait été. Avec la cinglante ironie
de la répétition, « difficile de croire que j'ai jamais
été ce petit crétin » (LDB, 17), jugement de
Krapp adulte sur le Krapp jeune, réitéré par Krapp vieux
au sujet de Krapp adulte (LDB, 27), met simultanément trois
Krapp en présence par des rebonds dans la portée du
ressouvenir.
Dans le reflux de tous les moi surgit aussi le moi
d'avant, l'être accompagné que la plupart de ces personnages,
aujourd'hui solitaires, ont été un jour. Cette compagnie
révolue est elle aussi à reconstituer. Les morts ou disparus,
contenus en mémoire, présents dans la tête par l'image
qu'elle en conserve, sont convoqués comme des parties du moi. Malone,
déjà, laisse venir à lui ces ombres du passé :
« Tous les gens que j'ai entrevus de près ou de loin peuvent
défiler à partir de maintenant, cela est évident.
»17 Au théâtre plus encore que dans le roman, dans
un monde où il n'y a plus rien à espérer des quelques
dernières présences réelles, les personnages de Beckett se
tournent vers les absents. La résolution du Souvenant de Cette
fois, « pas question de demander plus un seul mot aux vivants tant
que tu vivrais » (p. 17), présente l'apparition d'êtres sinon
morts du moins non-vivants - des revenants au sens littéral, revenus
du passé - comme un phénomène normal,
préférable même à la concomitance des contemporains.
Cette familiarité avec les absents est
17 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris,
Les Editions de Minuit, 1951, [« Double », n°30, 2004, p.
165].
47
développée au point que le souvenir du «
Musée des Portraits » apparaît au Souvenant comme un moment
essentiel. La recherche de la compagnie des disparus lui est si
nécessaire qu'il va jusqu'à tenir pour un « tournant »
de sa vie solitaire l'instant où il s'était trouvé «
aux côtés » de morts inconnus :
« quelqu'un célèbre de son vivant
[É] derrière le verre où peu à peu devant tes yeux
écarquillés à vouloir y voir clair peu à peu un
visage pas moins qui te fait pivoter sur la dalle pour voir qui c'est là
à tes côtés » (CF, 12-13),
« cette fois seul avec les portraits des morts noirs de
crasse et d'antiquité [É] jusqu'à ce qu'on te flanque
dehors sous la pluie à l'heure réglementaire » (CF,
16).
Hors de la cohorte des ombres anonymes, les intimes, parfois
chers, reviennent eux aussi, que ce soit sur l'appel du personnage ou à
la faveur d'un endroit où ils peuvent se retrouver. Dans Watt,
il est question de ces lieux « loin de tout où vos morts marchent
à vos côtés »18 ; or effectivement, le
souvenant beckettien recherche ou évite la compagnie de « ses
» morts comme on le fait avec celle des vivants. Dans Impromptu
d'Ohio, l'homme a voulu
« misé sur l'étrangeté. Pièce
étrange. Scène étrange. Sortir là où jamais
rien partagé. Rentrer là où jamais rien partagé.
C'est là-dessus, pour un peu moins souffrir, qu'il avait un peu
misé. » (IDO, 61).
Pourtant, même dans les lieux vides de sa souffrance,
sans empreinte du passé partagé avec l'être cher disparu,
il ne peut se défaire de l'obsession qu'il lui voue. L'injonction faite
par la femme disparue19 le hante plus encore que s'il occupait
toujours l'espace qui leur a été commun. Par une visite en
rêve, elle l'a mis en garde : « Il avait vu le cher visage et
entendu les mots muets, reste là où nous fûmes si longtemps
seuls ensemble, mon ombre te consolera. » (IDO, 62).
L'entêtement de l'homme à ne pas honorer le rendez-vous
fixé par la personne absente, à ne pas vouloir se laisser apaiser
par l'objet même de sa
18 Samuel Beckett, Watt, Paris, Les Editions
de Minuit, 1968, p. 40.
19 Rien n'indique dans la pièce qu'il s'agit
d'une femme, mais nous nous en tenons ici à la confidence de Samuel
Beckett recueillie par James Knowlson in Beckett, op. cit.,
p. 836 à propos du « cher visage » : « C'est Suzanne
».
48
souffrance en acceptant sa compagnie, provoque en lui la
terreur (p. 63). Mais elle ne laisse pas le choix au survivant, lui impose sa
présence :
« Une nuit devant lui, assis tout tremblant la tête
dans les mains, un homme parut et dit, On me dépêche - et de
nommer le cher nom - aux fins de te consoler. Puis de la poche de son long
manteau noir il tira un vieux volume et lut jusqu'au lever du jour. »
(IDO, 64).
Ainsi, l'homme, jusqu'alors en fuite devant ce qui pourrait le
faire se ressouvenir, est assigné au travail de mémoire par la
morte elle-même qui malgré lui oblige l'Entendeur à
retrouver l'unité de son moi, dont elle fait définitivement
partie. La « consolation» de sa douleur consiste à
réentendre chaque nuit le procédé erroné qu'il
avait d'abord expérimenté - se désunir de la femme
disparue que sa mémoire renferme - et celui qu'il lui faut maintenant
adopter : accepter son souvenir comme une part de lui-même.
Egalement habité par une mémoire implacable, le
Récitant de Solo ne parvient pas à se défaire de
« ses » morts bien qu'il s'acharne à en effacer les traces et
s'efforce de les déprécier, hésitant chaque fois qu'il les
dénomme :
« Funérailles de - il allait dire êtres
chers. » (So, 30) ; « Images de - il allait dire êtres
chers. » (p. 32) ; « Tous les - il allait dire êtres chers.
» (p. 32) ; « Quel - il allait dire être cher. » (p. 34) ;
« De quel - il allait dire être cher. » ; « Etre cher - il
allait dire être cher en route. » ; « Etres chers - il allait
dire êtres chers fantômes. » (p. 36).
Non seulement sa mémoire les conserve intacts
(rappelons-nous les traces que laissent les photographies sur le mur, aussi
nettes que celles des visages dans son crâne), mais elle en fait
même le centre de toute pensée : « Ne fut jamais d'autres
questions. Jamais qu'une seule question. Les morts et en allés. »
(p. 37).
Cette nécessaire présence des morts
malgré l'effort que produit le vivant à les soustraire de son
souvenir apparaît clairement dans Dis Joe :
« Et te voilà à présent... Une seule
passion... Tuer tes morts dans ta tête... [É] Attention de ne pas
te trouver à court... Jamais pensé à ça ?... Dis
Joe... Si tu étais à court de nous... Plus âme morte qui
vive à éteindre... » (DJ, 85).
49
Même lorsque le rapport aux disparus se fonde sur
l'hostilité, leur compagnie n'en est pas moins indispensable pour le
souvenant. « Tuer ses morts dans sa tête » est une
singulière espèce de rétrospection, mais prend part au
processus de libération de l'être (par épuisement, comme
toujours chez Beckett) face à l'éternel retour de ceux qui le
hantent. Il s'agit en réalité de se libérer de
soi-même, c'est-à-dire de l'appel renouvelé compulsivement
aux chers disparus. Sur ce point, Henry est sans doute le plus
emblématique des personnages de Beckett : multipliant les efforts pour
faire venir son père mort auprès de lui, reconstituant les bruits
du passés qui pourraient l'attirer (la mer, les sabots de cheval, et
même la lumière : « écoute la lumière, ta
chère lumière » [C, 3839]), il l'interpelle en vain
et lui adresse des reproches paradoxaux (« Père ! (Un
temps.) Marre de causer avec toi. » [C, 47]). Quand Ada
l'interroge sur son occupation du moment, il explique :
« Je faisais mon possible pour être avec mon
père. [...] Je veux dire pour qu'il soit avec moi. [...] ADA. - Alors ?
HENRY. - Il ne répond plus. ADA. - Tu l'as eu à l'usure sans
doute. (Un temps.) Tu l'as eu à l'usure vivant et tu l'auras
bientôt à l'usure mort.» (C, 64).
A la fois enchaînés à ses fantômes
et détestant venir les retrouver, Henry ne peut se soustraire à
eux, comme il ne peut résister au besoin de venir s'asseoir devant la
mer qu'il abhorre et dans le murmure de laquelle il revient sans cesse
écouter les voix de son passé.
Citons à nouveau Malone pour terminer l'exposé
du rapport contradictoire qu'entretiennent les personnages vivants de Beckett
avec les « en-allés » qui font partie d'eux, - à la
fois exigeant leur coprésence et visant leur disparition
définitive :
« C'est ma vie, ce cahier, ce gros cahier d'enfant, j'ai
mis du temps à m'y résigner. Pourtant je ne le jetterai pas. Car
je veux y mettre une dernière fois ceux que j'ai appelés à
mon secours, mais mal, de sorte qu'ils n'ont pas compris, afin qu'ils meurent
avec moi. Repos. »20
20 Samuel Beckett, Malone meurt, op.
cit, p. 168.
50
L'inventaire et l'élimination mentale des êtres
de la vie passée participe de la réunion des plusieurs qu'est le
moi beckettien afin qu'il puisse, enfin entier, se projeter dans sa propre
mort.
Le memento mori permanent et le panorama
mémoriel interdit
La sentence « souviens-toi que tu as à mourir
» est une injonction superflue pour des personnages à tel point
tournés vers leur fin et dans l'espoir perpétuel de son
avènement. Dans le théâtre de Beckett, la mort est
même, comme un objet de foi, la certitude qui fonde la raison de vivre -
de continuer - de ses fidèles. L'existence s'oublie, la notion
de vie s'efface, devant l'effort toujours répété de
guetter le signe fatal et libérateur. Le rapport étroit
qu'entretiennent les vivants avec les disparus renforce s'il en était
besoin cette permanente fréquentation de la notion de mort. Sous
l'empire de cette condition de « mourant de l'avant » (So,
31), le rappel de la finitude de l'être est caduc, la sentence est
renversée : la promesse de mort ne produit aucune modification du mode
d'existence ; elle ne fait qu'apporter la mensongère et douloureuse
illusion qu'on cernera enfin la vie au moment de la perdre.
« Je me suis lourdement trompé en supposant que la
mort en elle-même constituait un indice, ou même une forte
présomption, en faveur d'une vie préalable. »21
Ce qui effraie le personnage beckettien, ce n'est pas
l'imminence de la mort en tant que telle, - il la réclame et pour le
moins s'y attend (« Ah y être, y être ! »,
FDP, 93) -, mais bien plutôt la déréalisation de
la vie qu'elle apporte. Le memento mori ici, n'est donc pas «
souviens-toi que tu mourras », ni « souviens-toi que tu as fini de
vivre », mais « souviens-toi que tu as vécu » ;
c'est-à-dire - et je le donne ici sous la belle formule de Roland
Barthes : « je
21 Samuel Beckett, L'Innommable, op.
cit., p. 92.
51
n'ai pas à me représenter que j'ai fini de
vivre, j'ai à me représenter qu'il est réel que j'ai
vécu »22.
Or le problème des créatures beckettiennes se
concentre précisément dans l'effroi que leur procure une trop
grande portée de la mémoire. Elles semblent ne pas avoir
accès au souvenir lointain et global, qui s'annule dès lors qu'on
s'y essaie. L'affirmation d'un plus-que-parfait réveille une «
vieille terreur » en celui qui se rappelle : « Rien de ce qu'il avait
jamais fait tout seul n'avait jamais pu être défait. [É] Si
longtemps après que comme si jamais été. »
(IDO, 63). Le Lecteur lui-même s'oblige à un temps
d'arrêt après chacune des deux phrases pour s'efforcer d'en saisir
la vertigineuse rétroprojection. Toute tentative d'apercevoir la vie
passée dans sa totalité la met systématiquement à
distance, la rend irréelle, inconcevable : Maddy Rooney rêve du
moment de
« dégringoler dans la vie éternelle en [se]
rappelant, [se] rappelant... (la voix se brise)... tout ce
piètre malheur... comme s'il n'avait jamais... été...
» (TCQT, 29),
tandis que dans Cette fois, le Souvenant joue
à
« essayer voir ce que ça donnerait pour changer
n'avoir jamais été ce que ça pourrait bien donner n'avoir
jamais été l'éternelle vadrouille tout au truquage de
l'être en chose » (CF, 17).
En effet, l'inaptitude des personnages à se
représenter qu'ils ont vécu tient à l'objectivation qu'ils
font de leur propre existence. Incapables de se sentir vivants, ils en
cherchent un signe par le biais d'une mémoire à courte amplitude.
Le déroulement du temps ne leur apparaît que sous la forme d'une
compilation de détails et jamais dans son étendue
plénière. Comme chargés d'une valise emplie de feuilles de
papier fin, ils se rappellent comment chacune s'y est glissée mais
restent incrédules devant leur totalité. Pour exprimer son
incompréhension, Clov utilise une autre métaphore :
22 Roland Barthes, Le Neutre, Leçon n12, Paris,
Leçons au Collège de France, 1978.
52
« Les grains s'ajoutent aux grains, un à un, et un
jour, soudain, c'est un tas, un petit tas, l'impossible tas. »
(FDP, 15-16).
Soulignons ici impossible car le qualificatif
contient l'inefficacité de la mémoire cognitive devant la preuve
; son inaptitude à concevoir la durée quand bien même son
résultat serait éloquent. Winnie est en butte à
son impression « d'avoir été toujours celle que je suis - et
être si différente de celle que j'étais »
(OLBJ, 61) et, partant, à son incompétence à
appréhender la façon dont le temps a comblé l'intervalle.
« Je pensais autrefois qu'il n'y avait jamais aucune différence
entre une fraction de seconde et la suivante. », enchérit-elle,
(OLBJ, 71). Hamm abonde en son sens, reprenant le fil des
premières pensées de Clov :
« Instants sur instants, plouff, plouff, comme les grains
de mil de... (il cherche)... ce vieux Grec, et toute la vie on attend
que ça vous fasse une vie. » (FDP, 93).
Cette réflexion dépeint l'impossibilité
des personnages à souscrire à la thèse de Thomas De
Quincey à propos de la mémoire :
« Qu'est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste
immense et naturel ? [...] Des couches innombrables d'idées, d'images,
de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi
doucement que la
lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait
la précédente. Mais aucune en réalité n'a
péri. »23
Outre l'évidente absence du romantisme de De Quincey
chez Beckett, cette représentation de la mémoire en surfaces
mêlées met à jour par contraste la vision en
épaisseurs cloisonnées qu'est celle des personnages beckettiens.
Ils ne parviennent pas à considérer le passé dans son
homogénéité. De surcroît, les couches successivement
ajoutées au cours de la vie pour former un souvenir global,
désignées légères et translucides par De Quincey,
leur paraissent une superposition de chapes de plomb. Maddy décrit sa
soudaine lucidité sur la condition humaine :
23 Charles Baudelaire, Les Paradis
artificiels, in OEuvres complètes, op. cit., p.
297.
53
« Dîtes-lui que j'allais à sa rencontre
quand tout m'est retombé dessus, comme une cataracte. Dîtes-lui,
Votre pauvre femme vous fait dire que tout lui est retombé dessus, comme
une avalanche. » (TCQT, 18).
Par ses références éclectiques, Madame
Rooney renverse tout à fait l'idée exaltante de la vie en tant
que beau parchemin filigrané sur lequel il faudrait se pencher. Au
contraire, les deux termes de comparaison connotent une chute soudaine et
imprévisible. Lourd plafond jusqu'alors suspendu, la
représentation de la vie dans son ensemble s'abat sur le personnage et
le fige. Le mot cataracte confère à ce mouvement
mémoriel une violence extrême qui s'ajoute au poids et à
l'implacable déferlement de l'avalanche, celle qui emporte
tout.
La conception de la vie « instants par instants »
caractérise le type de mémoire convoqué : lorsqu'ils
s'essaient à une globalisation, les personnages de Beckett n'aboutissent
jamais qu'à une totalisation. Imprégnés des lectures
schopenhaueriennes de leur auteur, ils ont l'obsession de « l'acquittement
» de la vie.
« L'affirmation de la "réalité invisible"
[qu'est pour eux l'approche de la mort] qui fait de la vie du corps sur terre
un pensum maudit et dévoile le sens du mot defunctus
»24
n'éclaire en rien la globalité de leur existence
et les poussent seulement à une vérification de l'accomplissement
de leur fonction de vivants. Minimisant la portée de leur
réflexion, ils procèdent en fait à une reconstitution dont
le sens est défini dans le Dictionnaire culturel en langue
française par cette formule :
« RECONSTITUTION [É] 3 Admin. (en
France). Reconstitution de carrière : dossier administratif
dans lequel on reconstitue la vie professionnelle d'un fonctionnaire en vue de
sa retraite, de l'homologation de ses titres de travail obtenus à
l'étranger, etc. »25
24 Allusion faite à la phrase de
Schopenhauer : « La vie est une tâche à accomplir ; en ce
sens, defunctus est une belle expression. », in Samuel Beckett,
Proust, op. cit., p. 127.
25 Alain Rey (sous la dir. de), Dictionnaire
culturel en langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert -
Sejer, 2005.
54
La puissante inclination beckettienne pour l'inventaire agit
une fois de plus, fournissant le bilan, mais empêchant la
synthèse. La parfaite lucidité de Molloy sur ce point semble
hanter tout le personnel dramatique :
« Pour les détails, si on s'intéresse aux
détails, il n'y a pas à désespérer, on peut finir
par frapper à la bonne porte, de la bonne manière. C'est pour
l'ensemble qu'il ne semble pas y avoir de grimoire. Peut-être qu'il n'y a
pas d'ensemble, sinon posthume. »26
La mémoire aiguë ne laisse pas de place à
la mémoire souveraine qui comprendrait l'existence dans sa
complétude. La première s'inquiète de moments
précis et ponctuels quand il faudrait, pour se représenter la vie
dans son unité, faire appel à une rétrospection plus
puissante, parce que moins pointilleuse. Cette « mémoire par
excellence » est décrite par Bergson comme ceci :
« Elle emmagasinerait le passé par le seul effet
d'une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la
reconnaissance intelligente, ou plutôt intellectuelle [É] ; en
elle nous nous réfugierions toutes les fois que nous remontons, pour y
chercher une image, la pente de notre vie passée. »27
La majeure partie des personnages de Beckett ne parvient pas
à cette idéalité de l'écoulement de la vie.
Néanmoins, dans sa première pièce, Eleutheria,
l'un d'eux ne s'est pas encore défait d'une certaine largeur de point de
vue :
« M. KRAP. - Je suis la vache qui, devant la grille de
l'abattoir, comprend toute l'absurdité des pâturages. Elle aurait
mieux fait d'y penser plus tôt, là-bas, dans l'herbe haute et
tendre. Tant pis. » (E, 29).
Sa conclusion annonce le peu de cas que tous ses successeurs
font de la vision globalisante de l'existence, préférant le
souvenir syncopé du détail à la mémoire
panoramique. Celle-ci, parce qu'elle requiert des tremplins
événementiels qui ne peuvent pas prendre forme dans le monde
beckettien, leur est de toute façon interdite. La mort est
présente depuis trop longtemps, son
26 Samuel Beckett, Molloy, op. cit.,
1951, p. 39.
27 Henri Bergson, Matière et
Mémoire, op. cit., p. 86.
55
influence est trop infuse pour provoquer le souvenir
panoramique du mourant dans la tête de ces personnages. Le « mouvant
panorama », dit Bergson, se déroule non seulement
« chez des personnes qui voient surgir devant elles,
à l'improviste, la menace d'une mort soudaine »
mais, de plus, chez des personnes capables
« d'une conversion brusque de l'attention [É],
quelque chose comme un changement d'orientation de la conscience qui,
jusqu'alors tournée vers l'avenir et absorbée par les
nécessités de l'action, subitement s'en
désintéresse. »28
Autrement dit, le panorama mémoriel qui mythiquement
précède une mort violente et inattendue ne peut survenir que dans
un esprit attaché à la vie, préoccupé par elle et
jusqu'alors oublieux de sa finitude ; conditions qui excluent de fait le
personnage beckettien, depuis toujours tourné vers le passé et
démuni de tout pouvoir d'action. L'événement n'advient
plus dans l'univers sensible, la collision dramatique n'a plus lieu
concrètement et ne peut donc convoquer la mémoire finale
normalement assignée à la conscience lors d'un danger violent.
Dans les pièces de Beckett, l'environnement matériel et l'action
sont tellement exténués que la perception du concret, même
sous un jour inédit, ne procure pas de réflexion existentielle.
Seule la mémoire conserve un pouvoir de collision lorsqu'elle perce
soudainement l'esprit du sujet par un détail enfoui qui délivre
sa profonde et inouïe signification.
L'épiphanie ou la révélation
d'un sens à la rétrospection
Chez Beckett, la vision panoramique n'est pas un mode de
pensée volontairement invocable. Mais, parfois, de la révision
des détails successifs qui ont formé le passé, un
élément surgit avec vigueur :
28 Henri Bergson, « La Perception du
changement », in La Pensée et le Mouvant, op.
cit., p. 170.
« Tout revient. (Un temps.) Tout ? (Un
temps.) Non, pas tout. (Sourire.) Non non. (Fin du
sourire.) Pas tout à fait. (Un temps.) Une partie. (Un
temps.) Remonte, un beau jour, de nulle part. (Un temps.) Des
nues. » (OLBJ, 25).
Si les tentatives de totalisation du souvenir accablent
l'être, Winnie pointe ici comment un élément particulier
« remonte » parfois de façon isolée et
spontanée, en s'élevant à sa rencontre. De la masse
informe qu'est la mémoire du personnage et qu'il traîne comme un
fardeau, se détache soudain un détail volatile qui percute
la conscience, dans le sens que Gaston Bachelard précise ainsi :
« Une percussion s'explique par une force infiniment
grande qui se développe dans un temps infiniment court. [La vie] est une
forme imposée à la file des instants du temps, mais c'est
toujours dans un instant qu'elle trouve sa réalité
première [É], quand l'attention condensée resserre la vie
sur un seul élément, sur un élément isolé.
»29
La « condensation » qui s'opère autour d'un
ressouvenir jusqu'alors oublié, ou tenu à l'écart, donne
alors à la remémoration le statut de réminiscence. Quelque
chose qu'on avait en soi ressurgit avec limpidité, comme si
l'amnésie n'était toujours que feinte, attendant seulement un
déclenchement pour déverser les images retenues. Cette
révélation puissante qui se déploie en un instant
constitue la figure temporelle joycienne par excellence : l'épiphanie.
L'étymon grec de ce terme (epiphania) donne raison à
Winnie : la réminiscence « remonte » en surface (epi,
sur), révélant son éclat (phanein, briller ;
phanos, lumineux)30. En considérant le schéma
de la mémoire dessiné par Bergson31, le processus
épiphanique se conçoit bien comme la réunion en une seule
surface d'une mémoire habituellement verticale. Le plan P, qui
représente le présent, est soudainement rejoint en S (point de
départ de la remémoration), par la totalité des
images-souvenirs contenues dans le cône de
29 Gaston Bachelard, L'Intuition de
l'instant, op. cit., p. 22-23.
30 Alain Rey (sous la dir. de), Dictionnaire
culturel en langue française, op. cit.

56
31 Henri Bergson, Matière et
mémoire, op. cit., p 181.
57
mémoire ABS. Le palimpseste décrit par De
Quincey se reconstitue en un instant : la lisibilité de
l'intégralité de l'existence se concentre en un seul
présent. L'épiphanie suspend le perpétuel
déplacement du point S Ð actualité du sujet, toujours
emportée par le courant du temps Ð, pour laisser s'y déployer
les circuits mémoriels d'une vie entière. Elle est l'instant
prégnant qui rassemble tous les autres, l'image
révélée de l'unité des temps de l'être. Sa
puissance crée un hors temps : celui de la manifestation du réel
à partir de l'idéalité mémorielle.
Voilà le phénomène qu'éprouve
Krapp dans La Dernière Bande, à la faveur d'« un
soir, tard », celui de ses soixante-neuf ans. Mais Samuel Beckett ne
saurait le mettre en place sans en compliquer les épaisseurs de sens et
en multiplier les phases de saisissement. Alors que Krapp décide de se
livrer rituellement Ð comme à chaque anniversaire Ð à la
réécoute de bandes enregistrées antérieurement
avant de jeter lui-même un regard « en arrière vers
l'année écoulée, avec peut-être Ð [il]
l'espère Ð quelque chose de [son] vieux regard à venir »
(LDB, 19), son attention est retenue par un détail du registre
dont il n'a apparemment pas souvenir : « Maman en paix enfin... Hm... La
balle noire... (Il lève la tête, regarde dans le vide devant
lui. Intrigué.) Balle noire ?... » (LDB, 12). Il opte
donc pour cette bobine. Le récit qui y est consigné, celui des
jours précédent la mort de sa mère, avait, au moment de
l'enregistrement, relancé en Krapp l'idée de sa propre mort Ð
« Une petite balle de caoutchouc, vieille, noire, pleine, dure.
(Pause.) Je la sentirai, dans ma main, jusqu'au jour de ma mort.
» (p. 22). Son défaut de mémoire l'oblige aujourd'hui
à un retour sur cette affirmation. La confiante
pérennité que le jeune Krapp avait allouée à sa
sensation est annulée par l'oubli du vieux Krapp.
De même, la révélation que Krapp jeune a
connue et retranscrite, soumise à la réception de celui qu'il est
devenu, en subit la réaction :
« Spirituellement une année on ne peut plus noire
et pauvre jusqu'à cette mémorable nuit de mars, au bout de la
jetée, dans la rafale, je n'oublierai jamais, où tout m'est
devenu clair. La vision, enfin. Voilà j'imagine ce que j'ai surtout
à
58
enregistrer ce soir, en prévision du jour où mon
labeur sera... (il hésite)... éteint et où je
n'aurai peut-être plus aucun souvenir, ni bon ni mauvais, du miracle
qui... (il hésite)... du feu qui l'avait embrasé. Ce que
soudain j'ai vu alors, c'était que la croyance qui avait guidé
toute ma vie, à savoir Ð (Krapp débranche impatiemment
l'appareil, fait avancer la bande, rebranche l'appareil) Ð grands
rochers de granit et l'écume qui jaillissait dans la lumière du
phare et l'anémomètre qui tourbillonnait comme une hélice,
clair pour moi enfin que l'obscurité que je m'étais toujours
acharné à refouler est en réalité mon meilleur
Ð (Krapp débranche impatiemment l'appareil, fait avancer la
bande, rebranche l'appareil) Ð indescriptible association jusqu'au
dernier soupir de la tempête et de la nuit avec la lumière de
l'entendement et le feu Ð (Krapp jure, débranche l'appareil,
fait avancer la bande, rebranche l'appareil) » (LDB,
22-23).
La citation est longue mais le compte-rendu de
l'épiphanie du jeune Krapp mérite d'être
étudié dans son intégralité pour mieux
appréhender l'attitude de Krapp au présent. D'abord à
l'écoute, il « s'impatiente » à l'entame de
l'exposé de « la croyance qui avait guidé toute [sa] vie
». Il supporte la description du contexte avant de réitérer
son geste excédé Ð faire avancer la bande Ð lorsque la
voix expose la signification profonde de sa prise de conscience. Sans
surinterprétation, cet évitement du sens est notable en tant
qu'il met en regard les Krapp successifs et leur état d'esprit respectif
face à l'épiphanie. Il semble que cette figure
rétrospective n'accepte qu'un court recul : le Krapp qui l'a ressentie
au cours de l'année en est encore saisi au moment de la restituer,
tandis que celui qui l'entend après trente ans n'en reconnaît plus
le sens ni la puissance, et les lui dénie peut-être.
Bien vite pourtant, le vieux Krapp est rattrapé par un
autre souvenir, vraisemblablement mis en retrait par sa mémoire, et que
le jeune Krapp lui rappelle : l'après-midi passé avec Bianca dans
le fond d'une barque sous le soleil flamboyant, le visage dans ses seins et la
main sur elle ; et surtout, ses yeux fermés pour dire oui à la
séparation, et l'instant où elle les a ouverts à sa
demande, dans l'ombre qu'il créait, penché sur elle. Et, alors
qu'il refusait le récit de la révélation de ses
trente-neuf ans, Krapp est saisi par l'image que sa jeune voix lui
remémore. Leur rapport s'inverse : tout à l'heure, le Krapp
59
présent entendait sa voix d'antan avec trop de
distance pour se laisser ébranler de nouveau ; ici, il semble que ce
soit le jeune Krapp qui n'a pas encore assez de recul pour ressentir
le moment dans son essence. L'homme d'aujourd'hui en tout cas en est
profondément bouleversé.
« Les yeux qu'elle avait ! (Rêvasse, se rend
compte qu'il est en train d'enregistrer le silence, débranche
l'appareil, rêvasse. Finalement.) Tout était là, tout
le Ð (Se rend compte que l'appareil n'est pas branché, le
rebranche.) Tout était là, toute cette vieille charogne de
planète, toute la lumière et l'obscurité et la famine et
la bombance des... (il hésite)... des siècles !
(Pause. Dans un cri.) Oui ! » (LDB, 28).
Malgré sa réticence à adhérer
d'abord aux sensations de celui qu'il a été, Krapp ne peut
contenir la réminiscence émotionnelle qui le submerge,
éclairant tout à la fois l'instant oublié soudain reparu
à la mémoire et tous ceux qui l'ont précédé,
qui l'ont suivi et qui adviendront. « Ce ressouvenir est
précisément le reflux de l'éternité dans le
présent »32, dirait Kierkegaard.
Les deux révélations rejoignent par leur effet
sur le sujet la conception romantique que Baudelaire donne de ce qui ne
s'appelle pas encore l'épiphanie :
« Quelques secondes ont suffi à contenir une
quantité de sentiments et d'images équivalente à des
années. Et ce qu'il y a de plus singulier dans cette expérience
[É], ce n'est pas la simultanéité de tant
d'éléments qui furent successifs, c'est la réapparition de
tout ce que l'être lui-même ne connaissait plus, mais qu'il est
cependant forcé de reconnaître comme lui étant
propre. »33
Leur différence réside dans le traitement de la
langue qui les relate. En effet, l'épiphanie joycienne se
caractérise en ce qu'elle est une figure de mots. Dans L'OEuvre
ouverte, Umberto Eco analyse « les poétiques de Joyce »
et en précise un trait important :
« L'armature scolastique sur laquelle repose
l'esthétique de Stephen sert, en réalité, à
étayer une conception romantique du verbe poétique,
attaché à la révélation et à la fondation
32 Sren Kierkegaard, La Reprise, op.
cit., p. 699.
33 Charles Baudelaire, Les Paradis
artificiels, in OEuvres complètes, op. cit., p.
298.
60
lyrique du monde. Un romantisme selon lequel le poète
seul peut donner une raison aux choses, un sens à la vie, une forme
à l'expérience, une fin au monde [É]. L'épiphanie
est à la fois une découverte du réel et sa
définition à travers le langage. »34
Or la distinction entre les deux épiphanies de La
Dernière Bande apparaît au premier regard dans leur volume :
la révélation enregistrée se déploie avec amplitude
et Krapp adulte exprime en un long flot de parole la grandeur de son
émotion ; celle du Krapp actuel se concentre en trois phrases et un
cri.
Outre le prime abord typographique, le traitement
poétique témoigne plus profondément du jeu que Beckett
fait subir à la figure. L'épiphanie du jeune Krapp nous est
rapportée dans un style qui convoque la symbolique romantique : la
nature et l'âme du sujet connaissent la même emphase, la
tempête intérieure suit le rythme du vent qui souffle sur la
grève. L'image de l'instant tient part égale avec son
contenu de sens pour l'être qui s'y confronte. La
révélation elle-même est exprimée dans cette
mystique lyrique, jouant des contrastes (« tout m'est devenu clair »
au coeur de la tempête ; l'écume qui jaillit dans la
lumière du phare fait prendre conscience que « l'obscurité
[refoulée en soi] est en réalité le meilleur »). Le
vieux Krapp quant à lui ne prend pas en charge la description du tableau
qui déclenche son épiphanie. Il subit seulement
l'étonnement Ð au sens étymologique Ð du spectateur.
L'expression du choc ressenti, de la clairvoyance soudaine, a la fulgurance de
son émotion : une ellipse pour la remémoration (« Les yeux
qu'elle avait »), puis un éclair, le temps d'une phrase anaphorique
(« Tout était là, toute cette vieille charogne de
planète, toute la lumière et l'obscurité et la famine et
la bombance [É] des siècles ! »).
Ainsi, les deux Krapp sont également rappelés
à « cet instant parfait » décrit par Diderot comme le
tableau idéal à représenter :
« Nécessairement total, [É] ce sera un
hiéroglyphe où se liront d'un seul regard (d'une seule saisie, si
nous passons au théâtre, au cinéma) le présent, le
passé et l'avenir. [É] Cet
34 Umberto Eco, L'OEuvre ouverte, trad.
par C. Roux de Bézieux avec le concours d'A. Boucourechliev, Paris,
Editions du Seuil, « Essais », 1965, p. 196-197.
61
instant crucial, totalement concret et totalement abstrait,
c'est ce que Lessing appellera [É] l'instant prégnant.
»35
Seulement, l'un nous est montré au présent de sa
prégnance, alors même que « tout remonte » en
lui, tandis que l'autre nous la rapporte en un effet de mémoire
doublé. Et si nous nous référons à la
définition joycienne de l'artiste comme
« celui qui est capable de dégager dans toute sa
précision l'âme subtile de l'image d'entre les mailles des
conditions qui la déterminent et de la réincarner selon les
conditions
artistiques choisies comme les plus conformes à son
nouvel office »36,
l'effet de mémoire est peut-être triple.
Incontestablement, le véritable « acteur » de
l'épiphanie est toujours le poète. C'est lui qui réalise
et touche à « l'âme profonde des choses », bien qu'il
opère un détour par le personnage auquel il offre une
révélation face à un objet fictif. L'épiphanie
prêtée au jeune Krapp est donc nécessairement empreinte de
la révélation qu'a connue Samuel Beckett au même âge.
Bien qu'il se défende avec insistance d'une quelconque similarité
entre elles, sa parole poétique projette dans la « vision » de
Krapp au bout de la jetée celle qui lui est apparue dans la chambre de
sa mère37. En conséquence, la charge romantique
attribuée au récit de la première épiphanie semble
provenir de sa correspondance de sens avec celle qu'a ressentie le
poète. L'obscurité reconnue comme sienne et
bénéfique par le jeune Krapp coïncide avec le « nouvel
office » sous lequel Beckett place son travail poétique
après sa révélation. En d'autres termes, ce que Krapp
entrevoit au bout de la jetée perdure en l'esprit du poète au
moment de l'écriture. Ce sens inouï demeure la ligne de
pensée de son oeuvre ; voilà peut-être pourquoi elle se
déploie avec tant de force langagière. Dans cette optique, la
seconde épiphanie, celle du vieux Krapp, porteuse des trois niveaux de
mémoire, serait l'application poïétique de la
résolution à l'obscur : placé dans la
pénombre du
35 Roland Barthes, L'Obvie et l'Obtus - Essais
critiques III, Paris, Editions du Seuil, « Point essais », 1992,
p. 89.
36 James Joyce, Stephen le héros,
cité par Umberto Eco, ibid., p. 199.
37 Voir l'analyse de la «
révélation reconnue telle par Beckett » in James Knowlson,
Beckett, op. cit., p. 452-453.
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soir de sa vie, le personnage est devenu hermétique
à toute résolution. Son épiphanie une fois accomplie, sa
conclusion n'a rien de commun avec celle de Krapp jeune qui abandonne tout
retour en arrière « maintenant [qu'il] a ce feu en [lui] » (p.
33). L'amertume du vieux Krapp face à sa nostalgie ne fait que l'y
ramené : « Sois de nouveau, sois de nouveau »,
répète-t-il, « Tout cette vielle misère.
(Pause.) Une fois ne t'a pas suffi. » Et de
réécouter le passage de la barque...
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