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Les figures de la rétrospection et les modes de reconstitution dans l'oeuvre dramatique de Samuel Beckett

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par Marion Canelas
Université Paris III Sorbonne nouvelle - Master 2 recherche en Etudes théà¢trales 2010
  

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CHAPITRE II

LA RECONSTITUTION DU PERSONNAGE BECKETTIEN

ET LA RETROSPECTION COMME VISION D'ENSEMBLE

Le souvenir est un fait ponctuel issu de la mémoire cognitive. Point d'appui à la reconstitution quotidienne ou ludique, il peut convoquer une émotion bénigne mais n'entraîne pas d'analyse. Il demeure disponible et se manifeste sans heurt chaque fois qu'il est utile. Le ressouvenir, quant à lui, émane, sinon d'un effort, du moins d'un mouvement volontaire. De plus, il se charge d'une signification plus globale du sentiment d'existence. Dans une égale comparaison entre souvenir et ressouvenir, Kierkegaard marque bien la différence de portée et d'amplitude temporelle entre les deux types de remémoration :

« Au lieu de dire : "Appris dans la jeunesse, gardé dans la vieillesse" [ce qui pourrait s'appliquer au souvenir], on pourrait proposer : "Mémoire aux jeunes ans, ressouvenir en son vieux temps. " »1

La durée du mouvement rétrospectif s'étalonne sur la distance temporelle qui sépare le moment « présent » de l'instant remémoré2. C'est pourquoi l'insignifiance des actes repris quotidiennement n'exige même pas de temps de mémoire, et c'est pourquoi aussi le ressouvenir, qui provient de plus avant, retient plus longtemps l'attention de celui qui se souvient. Alors que la précision et la concision du phénomène d'habitude sont proportionnelles à celles du souvenir, le ressouvenir appelle, dans un rapport inverse de proportions égales, une reconstitution ample et profonde.

1 Sren Kierkegaard, Stades sur le chemin de la vie, in OEuvres, op. cit., p. 806.

2 Voir Gérard Genette, « Ordre », in Discours du récit suivi de Nouveau discours du récit, Paris, Editions du Seuil, « Points Essais », 2007, p. 37-38.

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Le ressouvenir naît d'une impulsion rétrospective volontaire et comprend toujours une visée globalisante, que ce soit de son objet ou du temps passé depuis la disparition de ce dernier.

« Le ressouvenir est en effet l'idéalité, mais, comme tel, il exige un effort, il implique une responsabilité bien autre que la mémoire indifférente à cet égard. Il a mission d'empêcher toute solution de continuité dans la vie de l'homme, et de l'assurer que son passage sur la terre s'effectue uno tenore [d'un trait], d'un souffle, et peut s'exprimer dans l'unité. »3

Mouvement de l'âme entière vers le passé (au sens, ici, de vécu ; d'intégralité de la vie écoulée), il convoque bien plus qu'une courte série d'activités. Le déploiement par la pensée de l'action remémorée nécessite un environnement propice à la rétrospection et un moment de la vie qui induise l'examen personnel.

Le déploiement spatial du ressouvenir

En écho à la phrase de Stephen Dedalus dans Ulysse : « Fermons les yeux pour voir »4, le narrateur de Comment c'est déclare à plusieurs reprises : « je me vois [É] ferme les yeux pas les bleus les autres derrière et me vois »5.

Dans le théâtre de Beckett, il est beaucoup de moments où, bien que les yeux « visibles » soient ouverts, il n'y a que « les autres », « derrière », qui regardent. Les yeux du crâne, ceux de l'intérieur, qui ont accès au monde du passé, contenu dans la tête. Comme le dit Martin Esslin,

« perdus hors du monde, ces personnages portent enfermée en eux, comme sous un couvercle, l'essence de leur

3 Sren Kierkegaard, Stades sur le chemin de la vie, ibid.

4 James Joyce, Ulysse, trad. d'A. Morel assisté de S. Gilbert, (revue par V. Larbaud et l'auteur), Paris, Gallimard, 1937, p. 39.

5 Samuel Beckett, Comment c'est, Paris, Les Editions de Minuit, 1961, p. 12, 43 et 44.

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expérience vitale, fusionnée en un nombre minimal d'images-clefs. »6

Enfermés sous le crâne, ces ressouvenirs constituent la véritable prière que profère l'être beckettien ; celle-ci est plus puissante et bien plus emplie de foi que le Notre Père récité par coeur et par habitude. Retrouvailles avec le temps passé, ces retours sur soi-même sont un baume d'avoir été contre la souffrance d'être. Ainsi, Winnie « ferme les yeux » (de son visage) pour « appeler devant l'oeil de l'esprit » (OLBJ, 70) un de ses ressouvenirs.

Le plus souvent, la situation spatio-temporelle particulière des personnages est particulièrement propice à cette introspection. En effet, après ses pièces dites « grandes » (par leur volume), Beckett impose de plus en plus un cadre crépusculaire à ses drames. Jusqu'alors on attendait le soir (EAG, FDP, TCQT, OLBJ), mais à partir de La Dernière Bande, il est déjà tombé lorsque la pièce s'entame. Krapp apparaît « Un soir, tard » (LDB, 7) ; dans ...que nuages..., lorsque V « [pensait] à elle, c'était toujours la nuit », celle-ci l'ayant « ramener au logis » (QN, 41-42) ; à la « fin d'une longue journée » semblable à celle de Berceuse (B, 41) ; enfin, le Fragment de théâtre II se déroule intégralement sous « un ciel nocturne très clair » (FDT II, 37). Lorsque la situation dramatique n'est pas précisée, les indications scéniques la remplacent, évoquant de même une fin de journée : par exemple, une « faible lumière diffuse » (So, 29), ou une « légère baisse de l'éclairage » répétée (B, 46, 49) jusqu'à son extinction (B, 52).

La solitude et le soir se substituent alors à la fermeture des yeux qui voient : les yeux qui se rappellent ne sont plus dérangés par le jour, n'ont plus de distraction et peuvent remplir leur rôle, se tourner aisément vers l'intérieur du crâne. Le début du poème d'Heinrich Josef von Collin, éponyme de la pièce Nacht und Tra·me, expose l'effet lénifiant du soir :

6 Martin Esslin, « Voix, schémas, voix », trad. par N. Godard, in Cahiers Renaud-Barrault, n°93, Numéro spécial Samuel Beckett, Paris, Gallimard, 1976, p. 14.

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« Nuit bénie, tu descends, / Et la vague des rêves nous submerge aussi, / Tandis que l'obscurité envahit l'espace, / Et que s'apaisent les hommes et leur souffle. »7

L'agitation physique comme occupation du temps n'a plus lieu d'être, les personnages atteignent l'heure où il leur est permis de penser au passé sans la douleur aiguë qui accompagne le jour. Quand Beckett prête à Hamm une envie de poésie (FDP, 110-111), il l'invite à se souvenir du « Recueillement » de Baudelaire :

« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. / Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici [É] Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici. [É] Entends, ma chère, entends la Nuit qui marche. »8

A l'heure de l'apaisement, le difficile regard sur les années perdues devient plus soutenable, la douleur une amie. On retrouve sa mémoire comme on retrouve un foyer. « L'instant poétique du regret souriant », souligné par Bachelard, c'est

« le moment même où la nuit s'endort et stabilise les ténèbres, où les heures respirent à peine, où la solitude à elle seule est déjà un remords. [É] Le sourire regrette et le regret sourit, le regret console. »9

Le ressouvenir, par son statut répétitif, rappelé chaque soir ou chaque nuit, est devenu familier au personnage solitaire. Il porte sur des événements lourds, il contient de la douleur, mais libère de la fatalité. Le crépuscule appose à la rétrospection une douceur qui la rend précieuse, et même désirée.

Au soir et à la solitude s'ajoute une posture physique que le personnage adopte pour faciliter encore l'invasion de sa tête par les instants cruciaux de sa vie. L'être est lui-même « tel le jour le soir venu » (So, 32), en suspens et en repos ; « Reste là comme ne pouvant plus bouger. Ne voulant plus bouger. Ne

7 Note de la traductrice, Edith Fournier, in Nacht und Träume, p. 50.

8 Charles Baudelaire, « Recueillement », in Les Fleurs du mal, in OEuvres complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1980, p. 127.

9 Gaston Bachelard, L'Intuition de l'instant, Paris, Le Livre de Poche, « biblio essais », 1992, p. 108.

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pouvant plus vouloir bouger. » (So, 33). Assis à une table visible (N und T, 51) ou invisible (QN, 39), ou sur un tabouret, courbé sur un magnétophone (TDF, 27), « tête penchée appuyée sur la main droite » (IDO, 59), ou encore assis dans une berceuse (B, 41), le souvenant prend une position qui le laisse tout entier à son intériorité, annule s'il en était besoin les restes de monde qui l'entourent. Parfois cela ne suffit pas ; le ressouvenir paraît encore trop loin, aussi faut-il le soutenir d'une reconstitution physique, d'un appel par le corps d'aujourd'hui aux gestes d'autrefois. La berceuse, par exemple, est reprise comme un modèle. Elle apaise et conforte le souvenir non pas seulement parce qu'elle est un objet reposant de façon générale. Elle est la berceuse particulière,

« celle de sa mère / celle où sa mère assise / à longueur d'année / tout de noir vêtue / de son plus beau noir vêtue / allait se berçant / se berçant / jusqu'à sa fin » (B, 49).

Le siège à bascule participe de la reconstitution nécessaire au ressouvenir, tout autant que la robe de soirée noire revêtue par imitation. Il s'agit pour F de retrouver « l'idéalité » du moment qu'elle ressasse, en rassemblant les détails concrets qui le constituait. Le déguisement devient performatif ; par la force de la reconstitution du décor et du costume, la situation matériellement rebâtie fond de fait le personnage dans sa projection mentale.

La gestuelle peut endosser un rôle similaire, soit qu'elle favorise le mouvement rétrospectif, soit qu'elle supplée le récit du souvenir. James Knowlson, citant une lettre à Thomas MacGreevy, rapporte que l'auteur lui-même a éprouvé l'effet de déambulations solitaires sans but :

« Beckett estime que l'esprit succombe alors à "une mollesse agréable et mélancolique, devient un carrefour pour les souvenirs, d'enfance surtout, un moulin à larmes". »10

Si pour le dramaturge, la sensation envahissante qu'apporte l'errance constitue une surprise, ses personnages semblent connaître les bienfaits de la mobilité vaine, l'aide qu'elle apporte lorsqu'ils souhaitent retrouver un passé lointain.

10 James Knowlson, Beckett, op. cit., p. 192.

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Alors, eux ne « succombent » pas ; au contraire, grâce à un exercice du corps connu et maîtrisé, ils entraînent expressément leur esprit dans la « mollesse agréable et mélancolique » nécessaire au ressouvenir.

Dans Pas, May « ressasse tout ça », « dans sa pauvre tête » (P, 10 et 16), en opérant des allers-retours mesurés et chaque fois identiques, qui doublent son mouvement de pensée par un mouvement physique similaire. Depuis « l'âge tendre », elle tourne en rond ; et dans sa tête, et dans la vieille demeure. De surcroît, son ressouvenir perpétuel réclame un appui qui dépasse sa concrétisation spatiale ; May a besoin d'en saisir la représentation : « il faut » que la réalisation sonore de son parcours lui revienne en tête. La mère explique comment :

« le sol à cet endroit, nu aujourd'hui, était jadis sous tapis, une haute laine. Jusqu'au jour où, la nuit plutôt, jusqu'à la nuit où, à peine sortie de l'enfance, elle appela sa mère et lui dit, Mère, ceci ne suffit pas. La mère : [É] que peux-tu bien vouloir dire, May, ne suffit pas ? May : Je veux dire, mère, qu'il me faut la chute des pas, si faible soit-elle. La mère : Le mouvement à lui seul ne suffit pas ? May : Non, mère, le mouvement à lui seul ne suffit pas, il me faut la chute des pas, si faible soit-elle. » (P, 12).

L'environnement a subi une transformation (et comme souvent chez Beckett, il s'agit là encore d'un dépouillement, d'une mise à nu) afin d'être plus propice à la rétrospection et à la déambulation, indissociables et également circulaires, de May. Le ressouvenir a définitivement pris le pas sur la réalité sensible, il l'a envahie, imprégnée et changée en son faire-valoir.

Le déplacement ou le geste acquièrent un statut de substituts de parole, palliant l'impossibilité d'énoncer ce qui tourne sous le crâne, ou s'y mélange. Les trois femmes de Va-et-vient, comme on l'a noté plus haut, subissent l'interdiction d'évoquer verbalement le passé sous peine d'être exclues et pourtant persévèrent jusqu'à l'intervention de Vi. A la fin de la pièce, confirmant et contournant ce poids de la parole impossible, elle questionne une dernière fois en vain l'inviolabilité du temps révolu et, devant le silence obstiné de Ru et Flo, demande une sorte de compensation :

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« On ne peut pas parler du vieux temps ? (Silence.) De ce qui vint après ? (Silence.) Si nous nous donnions la main - de cette façon à nous ? » (V-et-V, 42).

Bien qu'il n'accède pas à l'oralité explicite, le désir du ressouvenir est commun aux trois femmes : à cette invite de Vi, ses deux compagnes répondent en reconstituant le geste qui, « de leur façon à elles », les replonge tout à coup dans le « vieux temps » inénarrable. Ce contact les laisse d'abord mutiques, mais la phrase finale de Flo contient, dans une énonciation au présent, une lourde et longue portée d'évocation. « Je sens les bagues », référence elliptique à un passé partagé, respecte le tabou verbal tout en prouvant la résurgence que provoque le geste : instantanément, cette reconstitution tactile révèle aux personnages toutes les images inaccessibles par le biais des mots.

Dans certaines pièces de Beckett, la prédominance est donnée à la situation spatiale. Alors, c'est elle qui détermine la force du ressouvenir. Le pèlerinage physique implique le mouvement rétrospectif, et parfois réciproquement. Henry, par exemple, vient s'asseoir « de l'autre côté de la baie » comme à un point de vue précis, un site particulièrement orienté, pour se remémorer l'époque passée, le soleil dans son dos (C, 39). Dans d'autres cas, de même que leur esprit est resté enfermé dans des moments révolus, le corps des personnages a demeuré dans des lieux pleins de traces, appuis et tremplins pour le ressouvenir. Dans Solo, le Récitant n'a pas quitté la chambre dont jadis les images « d'êtres chers » tapissaient le mur. Ce dramaticule est pour Beckett l'occasion de projeter sur le décor une représentation de la mémoire et de son impossible effacement : les traces pâles laissées par les photographies arrachées restent chacune attribuée au disparu qui lui correspond. Le désir de l'oubli a eu beau décrocher les appels concrets de la mémoire - les souvenirs, au sens cette fois de choses matérielles conservées de l'ancien temps -, le ressouvenir perdure et rend sa place à chacun des fantômes :

« Jadis à chaque vide un visage. Là son père. Ce vide grisâtre. Là sa mère. Là tous les deux. Souriants. Jour des noces. Là tous les trois. Cette tache grisâtre. Là tout seul. Lui tout seul. Plus maintenant. Oubliés. En allés. Arrachés et déchirés menu. » (So, 32).

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Cette tentative d'oubli comprend l'impossibilité de sa réalisation : personne n'est capable de faire disparaître la multitude d'êtres que contient la mémoire.

La rétrospection « pour se tenir compagnie »

Le soliloque crépusculaire, en plus d'apporter une union entre l'être et sa douleur, jette des ponts entre tous les mois qui le composent. Par sa profondeur et son étendue, le ressouvenir permet d'opposer à la finitude du moment l'infinité des choses et des êtres que la mémoire renferme. Il établit un lien entre les différentes phases de la vie du solitaire, permet le surgissement d'un moi caché par l'habitude. A la suite d'une très belle métaphore sur le vent en tant qu'il est comme l'être, aujourd'hui perpétuellement assigné à la même ritournelle, mais ayant traversé mille variations pour en arriver là, Kierkegaard évoque les voix qui surgissent à la faveur du soir, ou de l'obscurité d'une scène de théâtre :

« Pour échapper à son être réel, le moi caché exige un milieu éphémère et subtil comme en offrent les ombres, où les mots bruissent dans une sorte de murmure sans écho. Tel est le

milieu qu'est la scène, ainsi propre aux fantasmagories du moi caché. »11

En effet, sur la scène qu'il aime à plonger dans la pénombre, Beckett entrecroise le bruissement de voix diverses, appartenant à un même être, qui mettent en évidence son éclatement et sa multiplicité. Dans Cette fois, la voix du Souvenant, unique mais divisée en trois points de provenance, l'interroge d'en haut :

« jamais le même après cela jamais tout à fait le même [É] te marmonnant tu ne seras jamais le même après ceci tu n'as jamais été le même après cela [É] jamais le même mais le même que qui bon Dieu t'es-tu jamais dit je de ta vie [É] as-tu jamais pu te dire je de ta vie » (CF, 13-14).

11 Sren Kierkegaard, La Reprise, op. cit., p. 714.

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La « double absence de la faculté de percevoir comme de celle d'être perçu »12 que pointe instamment cette question tient du pur paradoxe puisqu'en le nommant « tu » la voix prouve une certaine existence du « je ». Se raconter des souvenirs, c'est encore se reconnaître existant. Et un seul, même soi, suffit à faire un autre.

« Le problème de la solitude est que ce deux-en-un a besoin des autres pour recouvrer son unité : l'unité d'un individu immuable dont l'identité ne peut jamais être confondue avec celle de quelqu'un d'autre. »13

Certes mais, peut-être comme une réponse à la nécessité soulignée par Hannah Arendt, le dispositif énonciatif du ressouvenir établi par Beckett démarque nettement le soi-même et l'alter ego. La voix est celle du souvenant, mais les modalités d'adresse sont là pour les distinguer brutalement. La deuxième personne impose déjà une distance remarquable, par l'agression vocative qu'elle constitue (CF, DJ, Ca). Mais la troisième personne creuse un fossé plus grand encore, celui de l'auto-illusion ou auto-persuasion selon le cas (en une dissociation de la volonté des moi de l'être que nous approfondirons dans le chapitre suivant). Ainsi, l'identité des deux entités Souvenant / Voix n'est pas proprement caractérisable - on ne peut pas définir ce qu'est chacune en elle-même -, mais leur rapport d'altérité est suffisamment posé pour qu'elles apparaissent distinctes, chacune perçue et percevant.

La partition du moi en plusieurs telle qu'Hamm ou la Voix la désignent,

« parler, vite, des mots, comme l'enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble, dans la nuit » (FDP, 92-93) ;

« devisant tout seul se divisant en plusieurs pour se tenir compagnie là où jamais nul ne venait » (CF, 20),

est fondée sur la solitude, et établit donc une contradictoire quête de l'unité de soi par la convocation de ses multiples composants. Le personnage beckettien

12 Catherine Naugrette, Paysages dévastés, Le Théâtre et le sens de l'humain, Belval, Circé, « Penser le théâtre », 2004, p. 74.

13 Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. Le système totalitaire, citée par Catherine Naugrette, ibid., p. 152.

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éprouve le besoin de se raconter son histoire pour se calmer14, c'est-à-dire pour se rassurer en se rappelant qu'il est un grâce aux plusieurs qu'il a étés. Par le ressouvenir de ce qu'on fut, ou de ce qu'on a déjà exprimé et que l'on se répète, il s'agit de se re-saisir entier. Voilà le rôle du ressouvenir : ramener l'être à sa condition monolithique première, malgré son morcellement actuel. En lisant quelques auteurs allemands, Beckett réagit au traitement qu'ils font de « l'inévitable thème rebattu du voyage vers soi » :

« Comment pourrait-on aller vers ce dont on ne peut s'éloigner ? Das Notwendige Bleiben [Le Sur-place nécessaire] ressemble plus. Il est aussi dans le personnage de Murphy attaché à son siège, abdication devant les lanières du moi, simple matérialisation du ligotage de soi. [É] Murphy n'a aucune liberté de choix, autrement dit il n'est pas libre d'aller contre son inclination. »15

Solidement lié à lui-même, le personnage de Beckett n'opère de détours par le souvenir que pour se sentir mieux seul ; à la fois plus fortement et plus tranquillement. La voix qui lui raconte ses souvenirs ne le dédouble qu'en ceci qu'elle lui permet de se voir se remémorant, comme le démontrent les occurrences de « à qui d'autre » - sous-entendu « Équ'à soi ? » -, dans Berceuse (pp. 41, 42, 43, 44, 45 et 48) et dans Cette fois (pp. 11 et 13 [deux fois]). La parole désincarnée, extraite du personnage, le révèle à lui-même à la fois comme être présent qui se souvient de tous ceux qu'il a étés et pourtant toujours propriétaire de ses moi disparus ; « petit tas à l'arrière moi tous ceux que je vois moi tous les âges », dirait le narrateur de Comment c'est16.

Pour mieux « se diviser en plusieurs » et se « parler ensemble », certains des personnages dissocient eux-mêmes leur voix de leur attention - et donc leur temps de parole de leur temps d'écoute - grâce à l'enregistrement. C'est le cas dans La Dernière Bande et dans Berceuse où, comme une extension du crâne, une bande magnétique diffuse les mots anciens de celui qui écoute.

14 Voir Samuel Beckett, « Le Calmant », in Nouvelles et textes pour rien, Paris, Les Editions de Minuit, 1958, p. 40.

15 James Knowlson, Beckett, op. cit., p. 328.

16 Samuel Beckett, Comment c'est, op. cit., p. 134.

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Rituel pour les deux personnages, il s'agit pour la femme d'une ritournelle qu'elle se passe tous les soirs, réclamant sa reprise (« Encore » [B, 41, 44, 46 et 49]) comme un enfant le fait précisément d'une berceuse, d'une chanson qui apaise, efface la journée et prépare au sommeil. Krapp, lui, « se tient compagnie » dans une cérémonie anniversaire. Les « bobiiines » (LDB, 11, 12, 28) elles-mêmes lui procurent de la joie en tant que représentation matérielle de ce que renfermait son crâne plus jeune. A sa guise, il opère des allers-retours, cherche en sa propre histoire ses moments préférés. Le soliloque résonne en un dialogue à triple fond : le Krapp d'aujourd'hui commente en lui-même les remarques qu'il a enregistrées, trente ans plus tôt, à propos du jeune homme qu'il avait été. Avec la cinglante ironie de la répétition, « difficile de croire que j'ai jamais été ce petit crétin » (LDB, 17), jugement de Krapp adulte sur le Krapp jeune, réitéré par Krapp vieux au sujet de Krapp adulte (LDB, 27), met simultanément trois Krapp en présence par des rebonds dans la portée du ressouvenir.

Dans le reflux de tous les moi surgit aussi le moi d'avant, l'être accompagné que la plupart de ces personnages, aujourd'hui solitaires, ont été un jour. Cette compagnie révolue est elle aussi à reconstituer. Les morts ou disparus, contenus en mémoire, présents dans la tête par l'image qu'elle en conserve, sont convoqués comme des parties du moi. Malone, déjà, laisse venir à lui ces ombres du passé : « Tous les gens que j'ai entrevus de près ou de loin peuvent défiler à partir de maintenant, cela est évident. »17 Au théâtre plus encore que dans le roman, dans un monde où il n'y a plus rien à espérer des quelques dernières présences réelles, les personnages de Beckett se tournent vers les absents. La résolution du Souvenant de Cette fois, « pas question de demander plus un seul mot aux vivants tant que tu vivrais » (p. 17), présente l'apparition d'êtres sinon morts du moins non-vivants - des revenants au sens littéral, revenus du passé - comme un phénomène normal, préférable même à la concomitance des contemporains. Cette familiarité avec les absents est

17 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les Editions de Minuit, 1951, [« Double », n°30, 2004, p. 165].

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développée au point que le souvenir du « Musée des Portraits » apparaît au Souvenant comme un moment essentiel. La recherche de la compagnie des disparus lui est si nécessaire qu'il va jusqu'à tenir pour un « tournant » de sa vie solitaire l'instant où il s'était trouvé « aux côtés » de morts inconnus :

« quelqu'un célèbre de son vivant [É] derrière le verre où peu à peu devant tes yeux écarquillés à vouloir y voir clair peu à peu un visage pas moins qui te fait pivoter sur la dalle pour voir qui c'est là à tes côtés » (CF, 12-13),

« cette fois seul avec les portraits des morts noirs de crasse et d'antiquité [É] jusqu'à ce qu'on te flanque dehors sous la pluie à l'heure réglementaire » (CF, 16).

Hors de la cohorte des ombres anonymes, les intimes, parfois chers, reviennent eux aussi, que ce soit sur l'appel du personnage ou à la faveur d'un endroit où ils peuvent se retrouver. Dans Watt, il est question de ces lieux « loin de tout où vos morts marchent à vos côtés »18 ; or effectivement, le souvenant beckettien recherche ou évite la compagnie de « ses » morts comme on le fait avec celle des vivants. Dans Impromptu d'Ohio, l'homme a voulu

« misé sur l'étrangeté. Pièce étrange. Scène étrange. Sortir là où jamais rien partagé. Rentrer là où jamais rien partagé. C'est là-dessus, pour un peu moins souffrir, qu'il avait un peu misé. » (IDO, 61).

Pourtant, même dans les lieux vides de sa souffrance, sans empreinte du passé partagé avec l'être cher disparu, il ne peut se défaire de l'obsession qu'il lui voue. L'injonction faite par la femme disparue19 le hante plus encore que s'il occupait toujours l'espace qui leur a été commun. Par une visite en rêve, elle l'a mis en garde : « Il avait vu le cher visage et entendu les mots muets, reste là où nous fûmes si longtemps seuls ensemble, mon ombre te consolera. » (IDO, 62). L'entêtement de l'homme à ne pas honorer le rendez-vous fixé par la personne absente, à ne pas vouloir se laisser apaiser par l'objet même de sa

18 Samuel Beckett, Watt, Paris, Les Editions de Minuit, 1968, p. 40.

19 Rien n'indique dans la pièce qu'il s'agit d'une femme, mais nous nous en tenons ici à la confidence de Samuel Beckett recueillie par James Knowlson in Beckett, op. cit., p. 836 à propos du « cher visage » : « C'est Suzanne ».

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souffrance en acceptant sa compagnie, provoque en lui la terreur (p. 63). Mais elle ne laisse pas le choix au survivant, lui impose sa présence :

« Une nuit devant lui, assis tout tremblant la tête dans les mains, un homme parut et dit, On me dépêche - et de nommer le cher nom - aux fins de te consoler. Puis de la poche de son long manteau noir il tira un vieux volume et lut jusqu'au lever du jour. » (IDO, 64).

Ainsi, l'homme, jusqu'alors en fuite devant ce qui pourrait le faire se ressouvenir, est assigné au travail de mémoire par la morte elle-même qui malgré lui oblige l'Entendeur à retrouver l'unité de son moi, dont elle fait définitivement partie. La « consolation» de sa douleur consiste à réentendre chaque nuit le procédé erroné qu'il avait d'abord expérimenté - se désunir de la femme disparue que sa mémoire renferme - et celui qu'il lui faut maintenant adopter : accepter son souvenir comme une part de lui-même.

Egalement habité par une mémoire implacable, le Récitant de Solo ne parvient pas à se défaire de « ses » morts bien qu'il s'acharne à en effacer les traces et s'efforce de les déprécier, hésitant chaque fois qu'il les dénomme :

« Funérailles de - il allait dire êtres chers. » (So, 30) ; « Images de - il allait dire êtres chers. » (p. 32) ; « Tous les - il allait dire êtres chers. » (p. 32) ; « Quel - il allait dire être cher. » (p. 34) ; « De quel - il allait dire être cher. » ; « Etre cher - il allait dire être cher en route. » ; « Etres chers - il allait dire êtres chers fantômes. » (p. 36).

Non seulement sa mémoire les conserve intacts (rappelons-nous les traces que laissent les photographies sur le mur, aussi nettes que celles des visages dans son crâne), mais elle en fait même le centre de toute pensée : « Ne fut jamais d'autres questions. Jamais qu'une seule question. Les morts et en allés. » (p. 37).

Cette nécessaire présence des morts malgré l'effort que produit le vivant à les soustraire de son souvenir apparaît clairement dans Dis Joe :

« Et te voilà à présent... Une seule passion... Tuer tes morts dans ta tête... [É] Attention de ne pas te trouver à court... Jamais pensé à ça ?... Dis Joe... Si tu étais à court de nous... Plus âme morte qui vive à éteindre... » (DJ, 85).

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Même lorsque le rapport aux disparus se fonde sur l'hostilité, leur compagnie n'en est pas moins indispensable pour le souvenant. « Tuer ses morts dans sa tête » est une singulière espèce de rétrospection, mais prend part au processus de libération de l'être (par épuisement, comme toujours chez Beckett) face à l'éternel retour de ceux qui le hantent. Il s'agit en réalité de se libérer de soi-même, c'est-à-dire de l'appel renouvelé compulsivement aux chers disparus. Sur ce point, Henry est sans doute le plus emblématique des personnages de Beckett : multipliant les efforts pour faire venir son père mort auprès de lui, reconstituant les bruits du passés qui pourraient l'attirer (la mer, les sabots de cheval, et même la lumière : « écoute la lumière, ta chère lumière » [C, 3839]), il l'interpelle en vain et lui adresse des reproches paradoxaux (« Père ! (Un temps.) Marre de causer avec toi. » [C, 47]). Quand Ada l'interroge sur son occupation du moment, il explique :

« Je faisais mon possible pour être avec mon père. [...] Je veux dire pour qu'il soit avec moi. [...] ADA. - Alors ? HENRY. - Il ne répond plus. ADA. - Tu l'as eu à l'usure sans doute. (Un temps.) Tu l'as eu à l'usure vivant et tu l'auras bientôt à l'usure mort.» (C, 64).

A la fois enchaînés à ses fantômes et détestant venir les retrouver, Henry ne peut se soustraire à eux, comme il ne peut résister au besoin de venir s'asseoir devant la mer qu'il abhorre et dans le murmure de laquelle il revient sans cesse écouter les voix de son passé.

Citons à nouveau Malone pour terminer l'exposé du rapport contradictoire qu'entretiennent les personnages vivants de Beckett avec les « en-allés » qui font partie d'eux, - à la fois exigeant leur coprésence et visant leur disparition définitive :

« C'est ma vie, ce cahier, ce gros cahier d'enfant, j'ai mis du temps à m'y résigner. Pourtant je ne le jetterai pas. Car je veux y mettre une dernière fois ceux que j'ai appelés à mon secours, mais mal, de sorte qu'ils n'ont pas compris, afin qu'ils meurent avec moi. Repos. »20

20 Samuel Beckett, Malone meurt, op. cit, p. 168.

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L'inventaire et l'élimination mentale des êtres de la vie passée participe de la réunion des plusieurs qu'est le moi beckettien afin qu'il puisse, enfin entier, se projeter dans sa propre mort.

Le memento mori permanent et le panorama mémoriel interdit

La sentence « souviens-toi que tu as à mourir » est une injonction superflue pour des personnages à tel point tournés vers leur fin et dans l'espoir perpétuel de son avènement. Dans le théâtre de Beckett, la mort est même, comme un objet de foi, la certitude qui fonde la raison de vivre - de continuer - de ses fidèles. L'existence s'oublie, la notion de vie s'efface, devant l'effort toujours répété de guetter le signe fatal et libérateur. Le rapport étroit qu'entretiennent les vivants avec les disparus renforce s'il en était besoin cette permanente fréquentation de la notion de mort. Sous l'empire de cette condition de « mourant de l'avant » (So, 31), le rappel de la finitude de l'être est caduc, la sentence est renversée : la promesse de mort ne produit aucune modification du mode d'existence ; elle ne fait qu'apporter la mensongère et douloureuse illusion qu'on cernera enfin la vie au moment de la perdre.

« Je me suis lourdement trompé en supposant que la mort en elle-même constituait un indice, ou même une forte présomption, en faveur d'une vie préalable. »21

Ce qui effraie le personnage beckettien, ce n'est pas l'imminence de la mort en tant que telle, - il la réclame et pour le moins s'y attend (« Ah y être, y être ! », FDP, 93) -, mais bien plutôt la déréalisation de la vie qu'elle apporte. Le memento mori ici, n'est donc pas « souviens-toi que tu mourras », ni « souviens-toi que tu as fini de vivre », mais « souviens-toi que tu as vécu » ; c'est-à-dire - et je le donne ici sous la belle formule de Roland Barthes : « je

21 Samuel Beckett, L'Innommable, op. cit., p. 92.

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n'ai pas à me représenter que j'ai fini de vivre, j'ai à me représenter qu'il est réel que j'ai vécu »22.

Or le problème des créatures beckettiennes se concentre précisément dans l'effroi que leur procure une trop grande portée de la mémoire. Elles semblent ne pas avoir accès au souvenir lointain et global, qui s'annule dès lors qu'on s'y essaie. L'affirmation d'un plus-que-parfait réveille une « vieille terreur » en celui qui se rappelle : « Rien de ce qu'il avait jamais fait tout seul n'avait jamais pu être défait. [É] Si longtemps après que comme si jamais été. » (IDO, 63). Le Lecteur lui-même s'oblige à un temps d'arrêt après chacune des deux phrases pour s'efforcer d'en saisir la vertigineuse rétroprojection. Toute tentative d'apercevoir la vie passée dans sa totalité la met systématiquement à distance, la rend irréelle, inconcevable : Maddy Rooney rêve du moment de

« dégringoler dans la vie éternelle en [se] rappelant, [se] rappelant... (la voix se brise)... tout ce piètre malheur... comme s'il n'avait jamais... été... » (TCQT, 29),

tandis que dans Cette fois, le Souvenant joue à

« essayer voir ce que ça donnerait pour changer n'avoir jamais été ce que ça pourrait bien donner n'avoir jamais été l'éternelle vadrouille tout au truquage de l'être en chose » (CF, 17).

En effet, l'inaptitude des personnages à se représenter qu'ils ont vécu tient à l'objectivation qu'ils font de leur propre existence. Incapables de se sentir vivants, ils en cherchent un signe par le biais d'une mémoire à courte amplitude. Le déroulement du temps ne leur apparaît que sous la forme d'une compilation de détails et jamais dans son étendue plénière. Comme chargés d'une valise emplie de feuilles de papier fin, ils se rappellent comment chacune s'y est glissée mais restent incrédules devant leur totalité. Pour exprimer son incompréhension, Clov utilise une autre métaphore :

22 Roland Barthes, Le Neutre, Leçon n12, Paris, Leçons au Collège de France, 1978.

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« Les grains s'ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c'est un tas, un petit tas, l'impossible tas. » (FDP, 15-16).

Soulignons ici impossible car le qualificatif contient l'inefficacité de la mémoire cognitive devant la preuve ; son inaptitude à concevoir la durée quand bien même son résultat serait éloquent. Winnie est en butte à son impression « d'avoir été toujours celle que je suis - et être si différente de celle que j'étais » (OLBJ, 61) et, partant, à son incompétence à appréhender la façon dont le temps a comblé l'intervalle. « Je pensais autrefois qu'il n'y avait jamais aucune différence entre une fraction de seconde et la suivante. », enchérit-elle, (OLBJ, 71). Hamm abonde en son sens, reprenant le fil des premières pensées de Clov :

« Instants sur instants, plouff, plouff, comme les grains de mil de... (il cherche)... ce vieux Grec, et toute la vie on attend que ça vous fasse une vie. » (FDP, 93).

Cette réflexion dépeint l'impossibilité des personnages à souscrire à la thèse de Thomas De Quincey à propos de la mémoire :

« Qu'est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? [...] Des couches innombrables d'idées, d'images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la

lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n'a péri. »23

Outre l'évidente absence du romantisme de De Quincey chez Beckett, cette représentation de la mémoire en surfaces mêlées met à jour par contraste la vision en épaisseurs cloisonnées qu'est celle des personnages beckettiens. Ils ne parviennent pas à considérer le passé dans son homogénéité. De surcroît, les couches successivement ajoutées au cours de la vie pour former un souvenir global, désignées légères et translucides par De Quincey, leur paraissent une superposition de chapes de plomb. Maddy décrit sa soudaine lucidité sur la condition humaine :

23 Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, in OEuvres complètes, op. cit., p. 297.

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« Dîtes-lui que j'allais à sa rencontre quand tout m'est retombé dessus, comme une cataracte. Dîtes-lui, Votre pauvre femme vous fait dire que tout lui est retombé dessus, comme une avalanche. » (TCQT, 18).

Par ses références éclectiques, Madame Rooney renverse tout à fait l'idée exaltante de la vie en tant que beau parchemin filigrané sur lequel il faudrait se pencher. Au contraire, les deux termes de comparaison connotent une chute soudaine et imprévisible. Lourd plafond jusqu'alors suspendu, la représentation de la vie dans son ensemble s'abat sur le personnage et le fige. Le mot cataracte confère à ce mouvement mémoriel une violence extrême qui s'ajoute au poids et à l'implacable déferlement de l'avalanche, celle qui emporte tout.

La conception de la vie « instants par instants » caractérise le type de mémoire convoqué : lorsqu'ils s'essaient à une globalisation, les personnages de Beckett n'aboutissent jamais qu'à une totalisation. Imprégnés des lectures schopenhaueriennes de leur auteur, ils ont l'obsession de « l'acquittement » de la vie.

« L'affirmation de la "réalité invisible" [qu'est pour eux l'approche de la mort] qui fait de la vie du corps sur terre un pensum maudit et dévoile le sens du mot defunctus »24

n'éclaire en rien la globalité de leur existence et les poussent seulement à une vérification de l'accomplissement de leur fonction de vivants. Minimisant la portée de leur réflexion, ils procèdent en fait à une reconstitution dont le sens est défini dans le Dictionnaire culturel en langue française par cette formule :

« RECONSTITUTION [É] 3 Admin. (en France). Reconstitution de carrière : dossier administratif dans lequel on reconstitue la vie professionnelle d'un fonctionnaire en vue de sa retraite, de l'homologation de ses titres de travail obtenus à l'étranger, etc. »25

24 Allusion faite à la phrase de Schopenhauer : « La vie est une tâche à accomplir ; en ce sens, defunctus est une belle expression. », in Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 127.

25 Alain Rey (sous la dir. de), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert - Sejer, 2005.

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La puissante inclination beckettienne pour l'inventaire agit une fois de plus, fournissant le bilan, mais empêchant la synthèse. La parfaite lucidité de Molloy sur ce point semble hanter tout le personnel dramatique :

« Pour les détails, si on s'intéresse aux détails, il n'y a pas à désespérer, on peut finir par frapper à la bonne porte, de la bonne manière. C'est pour l'ensemble qu'il ne semble pas y avoir de grimoire. Peut-être qu'il n'y a pas d'ensemble, sinon posthume. »26

La mémoire aiguë ne laisse pas de place à la mémoire souveraine qui comprendrait l'existence dans sa complétude. La première s'inquiète de moments précis et ponctuels quand il faudrait, pour se représenter la vie dans son unité, faire appel à une rétrospection plus puissante, parce que moins pointilleuse. Cette « mémoire par excellence » est décrite par Bergson comme ceci :

« Elle emmagasinerait le passé par le seul effet d'une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la reconnaissance intelligente, ou plutôt intellectuelle [É] ; en elle nous nous réfugierions toutes les fois que nous remontons, pour y chercher une image, la pente de notre vie passée. »27

La majeure partie des personnages de Beckett ne parvient pas à cette idéalité de l'écoulement de la vie. Néanmoins, dans sa première pièce, Eleutheria, l'un d'eux ne s'est pas encore défait d'une certaine largeur de point de vue :

« M. KRAP. - Je suis la vache qui, devant la grille de l'abattoir, comprend toute l'absurdité des pâturages. Elle aurait mieux fait d'y penser plus tôt, là-bas, dans l'herbe haute et tendre. Tant pis. » (E, 29).

Sa conclusion annonce le peu de cas que tous ses successeurs font de la vision globalisante de l'existence, préférant le souvenir syncopé du détail à la mémoire panoramique. Celle-ci, parce qu'elle requiert des tremplins événementiels qui ne peuvent pas prendre forme dans le monde beckettien, leur est de toute façon interdite. La mort est présente depuis trop longtemps, son

26 Samuel Beckett, Molloy, op. cit., 1951, p. 39.

27 Henri Bergson, Matière et Mémoire, op. cit., p. 86.

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influence est trop infuse pour provoquer le souvenir panoramique du mourant dans la tête de ces personnages. Le « mouvant panorama », dit Bergson, se déroule non seulement

« chez des personnes qui voient surgir devant elles, à l'improviste, la menace d'une mort soudaine »

mais, de plus, chez des personnes capables

« d'une conversion brusque de l'attention [É], quelque chose comme un changement d'orientation de la conscience qui, jusqu'alors tournée vers l'avenir et absorbée par les nécessités de l'action, subitement s'en désintéresse. »28

Autrement dit, le panorama mémoriel qui mythiquement précède une mort violente et inattendue ne peut survenir que dans un esprit attaché à la vie, préoccupé par elle et jusqu'alors oublieux de sa finitude ; conditions qui excluent de fait le personnage beckettien, depuis toujours tourné vers le passé et démuni de tout pouvoir d'action. L'événement n'advient plus dans l'univers sensible, la collision dramatique n'a plus lieu concrètement et ne peut donc convoquer la mémoire finale normalement assignée à la conscience lors d'un danger violent. Dans les pièces de Beckett, l'environnement matériel et l'action sont tellement exténués que la perception du concret, même sous un jour inédit, ne procure pas de réflexion existentielle. Seule la mémoire conserve un pouvoir de collision lorsqu'elle perce soudainement l'esprit du sujet par un détail enfoui qui délivre sa profonde et inouïe signification.

L'épiphanie ou la révélation d'un sens à la rétrospection

Chez Beckett, la vision panoramique n'est pas un mode de pensée volontairement invocable. Mais, parfois, de la révision des détails successifs qui ont formé le passé, un élément surgit avec vigueur :

28 Henri Bergson, « La Perception du changement », in La Pensée et le Mouvant, op. cit., p. 170.

« Tout revient. (Un temps.) Tout ? (Un temps.) Non, pas tout. (Sourire.) Non non. (Fin du sourire.) Pas tout à fait. (Un temps.) Une partie. (Un temps.) Remonte, un beau jour, de nulle part. (Un temps.) Des nues. » (OLBJ, 25).

Si les tentatives de totalisation du souvenir accablent l'être, Winnie pointe ici comment un élément particulier « remonte » parfois de façon isolée et spontanée, en s'élevant à sa rencontre. De la masse informe qu'est la mémoire du personnage et qu'il traîne comme un fardeau, se détache soudain un détail volatile qui percute la conscience, dans le sens que Gaston Bachelard précise ainsi :

« Une percussion s'explique par une force infiniment grande qui se développe dans un temps infiniment court. [La vie] est une forme imposée à la file des instants du temps, mais c'est toujours dans un instant qu'elle trouve sa réalité première [É], quand l'attention condensée resserre la vie sur un seul élément, sur un élément isolé. »29

La « condensation » qui s'opère autour d'un ressouvenir jusqu'alors oublié, ou tenu à l'écart, donne alors à la remémoration le statut de réminiscence. Quelque chose qu'on avait en soi ressurgit avec limpidité, comme si l'amnésie n'était toujours que feinte, attendant seulement un déclenchement pour déverser les images retenues. Cette révélation puissante qui se déploie en un instant constitue la figure temporelle joycienne par excellence : l'épiphanie. L'étymon grec de ce terme (epiphania) donne raison à Winnie : la réminiscence « remonte » en surface (epi, sur), révélant son éclat (phanein, briller ; phanos, lumineux)30. En considérant le schéma de la mémoire dessiné par Bergson31, le processus épiphanique se conçoit bien comme la réunion en une seule surface d'une mémoire habituellement verticale. Le plan P, qui représente le présent, est soudainement rejoint en S (point de départ de la remémoration), par la totalité des images-souvenirs contenues dans le cône de

29 Gaston Bachelard, L'Intuition de l'instant, op. cit., p. 22-23.

30 Alain Rey (sous la dir. de), Dictionnaire culturel en langue française, op. cit.

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31 Henri Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p 181.

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mémoire ABS. Le palimpseste décrit par De Quincey se reconstitue en un instant : la lisibilité de l'intégralité de l'existence se concentre en un seul présent. L'épiphanie suspend le perpétuel déplacement du point S Ð actualité du sujet, toujours emportée par le courant du temps Ð, pour laisser s'y déployer les circuits mémoriels d'une vie entière. Elle est l'instant prégnant qui rassemble tous les autres, l'image révélée de l'unité des temps de l'être. Sa puissance crée un hors temps : celui de la manifestation du réel à partir de l'idéalité mémorielle.

Voilà le phénomène qu'éprouve Krapp dans La Dernière Bande, à la faveur d'« un soir, tard », celui de ses soixante-neuf ans. Mais Samuel Beckett ne saurait le mettre en place sans en compliquer les épaisseurs de sens et en multiplier les phases de saisissement. Alors que Krapp décide de se livrer rituellement Ð comme à chaque anniversaire Ð à la réécoute de bandes enregistrées antérieurement avant de jeter lui-même un regard « en arrière vers l'année écoulée, avec peut-être Ð [il] l'espère Ð quelque chose de [son] vieux regard à venir » (LDB, 19), son attention est retenue par un détail du registre dont il n'a apparemment pas souvenir : « Maman en paix enfin... Hm... La balle noire... (Il lève la tête, regarde dans le vide devant lui. Intrigué.) Balle noire ?... » (LDB, 12). Il opte donc pour cette bobine. Le récit qui y est consigné, celui des jours précédent la mort de sa mère, avait, au moment de l'enregistrement, relancé en Krapp l'idée de sa propre mort Ð « Une petite balle de caoutchouc, vieille, noire, pleine, dure. (Pause.) Je la sentirai, dans ma main, jusqu'au jour de ma mort. » (p. 22). Son défaut de mémoire l'oblige aujourd'hui à un retour sur cette affirmation. La confiante pérennité que le jeune Krapp avait allouée à sa sensation est annulée par l'oubli du vieux Krapp.

De même, la révélation que Krapp jeune a connue et retranscrite, soumise à la réception de celui qu'il est devenu, en subit la réaction :

« Spirituellement une année on ne peut plus noire et pauvre jusqu'à cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n'oublierai jamais, où tout m'est devenu clair. La vision, enfin. Voilà j'imagine ce que j'ai surtout à

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enregistrer ce soir, en prévision du jour où mon labeur sera... (il hésite)... éteint et où je n'aurai peut-être plus aucun souvenir, ni bon ni mauvais, du miracle qui... (il hésite)... du feu qui l'avait embrasé. Ce que soudain j'ai vu alors, c'était que la croyance qui avait guidé toute ma vie, à savoir Ð (Krapp débranche impatiemment l'appareil, fait avancer la bande, rebranche l'appareil) Ð grands rochers de granit et l'écume qui jaillissait dans la lumière du phare et l'anémomètre qui tourbillonnait comme une hélice, clair pour moi enfin que l'obscurité que je m'étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur Ð (Krapp débranche impatiemment l'appareil, fait avancer la bande, rebranche l'appareil) Ð indescriptible association jusqu'au dernier soupir de la tempête et de la nuit avec la lumière de l'entendement et le feu Ð (Krapp jure, débranche l'appareil, fait avancer la bande, rebranche l'appareil) » (LDB, 22-23).

La citation est longue mais le compte-rendu de l'épiphanie du jeune Krapp mérite d'être étudié dans son intégralité pour mieux appréhender l'attitude de Krapp au présent. D'abord à l'écoute, il « s'impatiente » à l'entame de l'exposé de « la croyance qui avait guidé toute [sa] vie ». Il supporte la description du contexte avant de réitérer son geste excédé Ð faire avancer la bande Ð lorsque la voix expose la signification profonde de sa prise de conscience. Sans surinterprétation, cet évitement du sens est notable en tant qu'il met en regard les Krapp successifs et leur état d'esprit respectif face à l'épiphanie. Il semble que cette figure rétrospective n'accepte qu'un court recul : le Krapp qui l'a ressentie au cours de l'année en est encore saisi au moment de la restituer, tandis que celui qui l'entend après trente ans n'en reconnaît plus le sens ni la puissance, et les lui dénie peut-être.

Bien vite pourtant, le vieux Krapp est rattrapé par un autre souvenir, vraisemblablement mis en retrait par sa mémoire, et que le jeune Krapp lui rappelle : l'après-midi passé avec Bianca dans le fond d'une barque sous le soleil flamboyant, le visage dans ses seins et la main sur elle ; et surtout, ses yeux fermés pour dire oui à la séparation, et l'instant où elle les a ouverts à sa demande, dans l'ombre qu'il créait, penché sur elle. Et, alors qu'il refusait le récit de la révélation de ses trente-neuf ans, Krapp est saisi par l'image que sa jeune voix lui remémore. Leur rapport s'inverse : tout à l'heure, le Krapp

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présent entendait sa voix d'antan avec trop de distance pour se laisser ébranler de nouveau ; ici, il semble que ce soit le jeune Krapp qui n'a pas encore assez de recul pour ressentir le moment dans son essence. L'homme d'aujourd'hui en tout cas en est profondément bouleversé.

« Les yeux qu'elle avait ! (Rêvasse, se rend compte qu'il est en train d'enregistrer le silence, débranche l'appareil, rêvasse. Finalement.) Tout était là, tout le Ð (Se rend compte que l'appareil n'est pas branché, le rebranche.) Tout était là, toute cette vieille charogne de planète, toute la lumière et l'obscurité et la famine et la bombance des... (il hésite)... des siècles ! (Pause. Dans un cri.) Oui ! » (LDB, 28).

Malgré sa réticence à adhérer d'abord aux sensations de celui qu'il a été, Krapp ne peut contenir la réminiscence émotionnelle qui le submerge, éclairant tout à la fois l'instant oublié soudain reparu à la mémoire et tous ceux qui l'ont précédé, qui l'ont suivi et qui adviendront. « Ce ressouvenir est précisément le reflux de l'éternité dans le présent »32, dirait Kierkegaard.

Les deux révélations rejoignent par leur effet sur le sujet la conception romantique que Baudelaire donne de ce qui ne s'appelle pas encore l'épiphanie :

« Quelques secondes ont suffi à contenir une quantité de sentiments et d'images équivalente à des années. Et ce qu'il y a de plus singulier dans cette expérience [É], ce n'est pas la simultanéité de tant d'éléments qui furent successifs, c'est la réapparition de tout ce que l'être lui-même ne connaissait plus, mais qu'il est cependant forcé de reconnaître comme lui étant propre. »33

Leur différence réside dans le traitement de la langue qui les relate. En effet, l'épiphanie joycienne se caractérise en ce qu'elle est une figure de mots. Dans L'OEuvre ouverte, Umberto Eco analyse « les poétiques de Joyce » et en précise un trait important :

« L'armature scolastique sur laquelle repose l'esthétique de Stephen sert, en réalité, à étayer une conception romantique du verbe poétique, attaché à la révélation et à la fondation

32 Sren Kierkegaard, La Reprise, op. cit., p. 699.

33 Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, in OEuvres complètes, op. cit., p. 298.

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lyrique du monde. Un romantisme selon lequel le poète seul peut donner une raison aux choses, un sens à la vie, une forme à l'expérience, une fin au monde [É]. L'épiphanie est à la fois une découverte du réel et sa définition à travers le langage. »34

Or la distinction entre les deux épiphanies de La Dernière Bande apparaît au premier regard dans leur volume : la révélation enregistrée se déploie avec amplitude et Krapp adulte exprime en un long flot de parole la grandeur de son émotion ; celle du Krapp actuel se concentre en trois phrases et un cri.

Outre le prime abord typographique, le traitement poétique témoigne plus profondément du jeu que Beckett fait subir à la figure. L'épiphanie du jeune Krapp nous est rapportée dans un style qui convoque la symbolique romantique : la nature et l'âme du sujet connaissent la même emphase, la tempête intérieure suit le rythme du vent qui souffle sur la grève. L'image de l'instant tient part égale avec son contenu de sens pour l'être qui s'y confronte. La révélation elle-même est exprimée dans cette mystique lyrique, jouant des contrastes (« tout m'est devenu clair » au coeur de la tempête ; l'écume qui jaillit dans la lumière du phare fait prendre conscience que « l'obscurité [refoulée en soi] est en réalité le meilleur »). Le vieux Krapp quant à lui ne prend pas en charge la description du tableau qui déclenche son épiphanie. Il subit seulement l'étonnement Ð au sens étymologique Ð du spectateur. L'expression du choc ressenti, de la clairvoyance soudaine, a la fulgurance de son émotion : une ellipse pour la remémoration (« Les yeux qu'elle avait »), puis un éclair, le temps d'une phrase anaphorique (« Tout était là, toute cette vieille charogne de planète, toute la lumière et l'obscurité et la famine et la bombance [É] des siècles ! »).

Ainsi, les deux Krapp sont également rappelés à « cet instant parfait » décrit par Diderot comme le tableau idéal à représenter :

« Nécessairement total, [É] ce sera un hiéroglyphe où se liront d'un seul regard (d'une seule saisie, si nous passons au théâtre, au cinéma) le présent, le passé et l'avenir. [É] Cet

34 Umberto Eco, L'OEuvre ouverte, trad. par C. Roux de Bézieux avec le concours d'A. Boucourechliev, Paris, Editions du Seuil, « Essais », 1965, p. 196-197.

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instant crucial, totalement concret et totalement abstrait, c'est ce que Lessing appellera [É] l'instant prégnant. »35

Seulement, l'un nous est montré au présent de sa prégnance, alors même que « tout remonte » en lui, tandis que l'autre nous la rapporte en un effet de mémoire doublé. Et si nous nous référons à la définition joycienne de l'artiste comme

« celui qui est capable de dégager dans toute sa précision l'âme subtile de l'image d'entre les mailles des conditions qui la déterminent et de la réincarner selon les conditions

artistiques choisies comme les plus conformes à son nouvel office »36,

l'effet de mémoire est peut-être triple. Incontestablement, le véritable « acteur » de l'épiphanie est toujours le poète. C'est lui qui réalise et touche à « l'âme profonde des choses », bien qu'il opère un détour par le personnage auquel il offre une révélation face à un objet fictif. L'épiphanie prêtée au jeune Krapp est donc nécessairement empreinte de la révélation qu'a connue Samuel Beckett au même âge. Bien qu'il se défende avec insistance d'une quelconque similarité entre elles, sa parole poétique projette dans la « vision » de Krapp au bout de la jetée celle qui lui est apparue dans la chambre de sa mère37. En conséquence, la charge romantique attribuée au récit de la première épiphanie semble provenir de sa correspondance de sens avec celle qu'a ressentie le poète. L'obscurité reconnue comme sienne et bénéfique par le jeune Krapp coïncide avec le « nouvel office » sous lequel Beckett place son travail poétique après sa révélation. En d'autres termes, ce que Krapp entrevoit au bout de la jetée perdure en l'esprit du poète au moment de l'écriture. Ce sens inouï demeure la ligne de pensée de son oeuvre ; voilà peut-être pourquoi elle se déploie avec tant de force langagière. Dans cette optique, la seconde épiphanie, celle du vieux Krapp, porteuse des trois niveaux de mémoire, serait l'application poïétique de la résolution à l'obscur : placé dans la pénombre du

35 Roland Barthes, L'Obvie et l'Obtus - Essais critiques III, Paris, Editions du Seuil, « Point essais », 1992, p. 89.

36 James Joyce, Stephen le héros, cité par Umberto Eco, ibid., p. 199.

37 Voir l'analyse de la « révélation reconnue telle par Beckett » in James Knowlson, Beckett, op. cit., p. 452-453.

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soir de sa vie, le personnage est devenu hermétique à toute résolution. Son épiphanie une fois accomplie, sa conclusion n'a rien de commun avec celle de Krapp jeune qui abandonne tout retour en arrière « maintenant [qu'il] a ce feu en [lui] » (p. 33). L'amertume du vieux Krapp face à sa nostalgie ne fait que l'y ramené : « Sois de nouveau, sois de nouveau », répète-t-il, « Tout cette vielle misère. (Pause.) Une fois ne t'a pas suffi. » Et de réécouter le passage de la barque...

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