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étude sociologique du processus de décision dans le cas de figure d'une IVG

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par Sarah Zysman da Silveira
Université de Caen Basse- Normandie - Master 2 sociologie 2013
  

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Résumé

Françoise a 5 enfants, dont 2 avec son mari, Patrick. Deux des trois autres enfants vivent avec le couple. Le petit dernier n'a que quelques mois. Retard de règles, un test confirme la grossesse : cette nouvelle apporte beaucoup de souci pour le couple, dans un contexte qu'ils jugent défavorable. La question de la santé de Françoise et de la viabilité de l'embryon est très présente et sera déterminante dans le processus de décision.

Evolutions autour d'un fait marquant

Pour l'analyse de cette deuxième situation, nous proposons un découpage en seulement deux séquences, séparées par la survenue d'un événement marquant. Les faits principaux de la première séquence sont:

- La découverte de la grossesse,

- Les discussions au sein du couple,

- Les démarches entreprises ensemble dans un premier hôpital, mais qui ne donneront pas lieu à une IVG,

- Les démarches entreprises par Françoise pour une IVG médicamenteuse en cabinet privé, qui n'aboutissent pas non plus,

- Les démarches entreprises pour une IVG chirurgicale avec anesthésie générale dans un autre hôpital.

C'est à ce moment-là qu'intervient l'événement marquant, à savoir des pertes de sang qui inquièteront énormément Françoise et Patrick. La deuxième séquence débute avec elles. Dans cette deuxième séquence, Françoise consulte les médecins de l'hôpital où elle a pris rendez-vous pour l'IVG. Sans être

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catégorique, l'avis médical est que ces pertes de sang peuvent laisser présager une fausse couche, même tardive, ou une grossesse à risque. Ces craintes conduisent Françoise à se rendre à l'intervention programmée, se décidant définitivement seulement une heure avant.

Revenons en détail sur ce découpage séquentiel. Dans le récit des deux actants, nous identifions plusieurs rationalités qui dialoguent entre elles. Dans un souci de clarté, nous allons les séparer et les expliquer, en respectant le découpage séquentiel. Dans cette sous-partie nous détaillerons les différentes rationalités présentes et les effets de surcodage, en nous focalisant sur ces deux moments distincts: avant et après les pertes de sang. Nous commencerons donc par les rationalités présentes dans la première séquence. Pour Françoise nous présenterons sa volonté de ne pas pénaliser ses 5 enfants. Face à ses arguments, nous étudierons les réponses de Patrick et sa position. Puis, nous verrons l'importance qu'a pour Françoise le cadre de la vie de famille face à la question de l'avortement. Ensuite nous aborderons la deuxième séquence et les risques concernant la santé.

Dans les passages qui suivent, le texte en bleu correspond aux propos de Françoise, le texte en vert à ceux de Patrick.

Voici comment Françoise présente leurs positions, en début d'entretien : « Moi j'étais plus dans l'optique de peut-être pas le garder, Patrick était plus dans l'optique de le garder, en me laissant moi le libre choix ». Examinons comment s'expriment les rationalités qui conduisent à ce constat.

Lorsqu'elle a su qu'elle était enceinte, Françoise s'est inquiétée de la gestion du quotidien, dans lequel il y avait déjà 5 enfants. Ce souci se décline en deux aspects complémentaires: le temps et l'argent.

- Temps: « quand ils sont tous rapprochés t'as pas le temps de t'en occuper correctement comme quand ils ont beaucoup d'écart ». « T'es toute la journée dans les couches, les biberons tu les donnes l'un derrière l'autre à la chaîne (rire). Je sais pas où il est l'épanouissement personnel,

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hein. Moi, j'aime bien faire des risettes, avoir le temps de s'occuper aussi ».

- Argent: « les principales questions qu'on se posait c'est: est-ce qu'on va pas en pénaliser 5, déjà 5 c'est pas facile, financièrement, à assumer, donc un de plus ».

A cette logique s'ajoute la crainte de donner une image d' « élevage de gosses », selon les termes d'une de ses amies.

Comme annoncé précédemment, pour Patrick, au départ, cette grossesse devait aboutir à un enfant supplémentaire. « Patrick il était plus heu : "t'es enceinte tu gardes, un de plus" (rire) ». « Ah moi, ma première réaction c'était: on le garde ». « Moi je garde toujours tout, moi ».

Il oppose donc aux propos de sa femme des contre-arguments réalistes ou fantaisistes, comme nous pouvons le remarquer dans le dialogue suivant:

« Moi à la base, j'étais plus dans le contexte : après il faut assumer tout le monde

et pas priver les uns pour donner aux autres.

- ah ben, c'est sûr. Après il faut se serrer la ceinture un peu, c'est clair. Mais bon

- Après, la génération actuelle, le gamin il veut son scooter et que tu peux pas le

payer... Si il veut faire des études et que tu peux pas lui payer ses études et que

tu lui dis toujours non, c'est pas mieux non plus

- eh ben hop au boulot ! Tu vas payer tes études, une partie...

(...)

- Si tu lui donnes à manger des pâtes et des patates tous les jours...

- eh ben il mangera des pâtes et des patates tous les jours!

- Le côté matériel, moi. Je pense que, un de plus il faut changer la bagnole

- on prendra une remorque

- Les chambres... y a tout qui change, aussi.

- maintenant ils font des trois lits superposés ! (rire)

- Tu vois, quand on parlait d'élevage tout à l'heure, ça y ressemble (rire) ».

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Ainsi, bien que Françoise bénéficie du « libre choix» accordé par son mari, les positions concernant l'issue de cette grossesse sont polarisées.

Deuxième rationalité présente dans le discours de Françoise: celle du cadre marital au service d'une vie de famille, dans lequel on accueille les enfants qui viennent. Ainsi, ne pas poursuivre la grossesse a été ressenti comme une inégalité de traitement vis-à-vis des fruits de leur union. Ce qui est difficile, c'est « de se dire qu'on fait partir l'enfant de son mari. Et je pense qu'on le vit pas, personnellement, quand on a déjà des enfants... Si c'est un premier, qu'on n'a pas d'enfant, on le vit peut-être pas de la même façon, je sais pas». « A la base on n'est pas pour l'IVG, hein. Voilà. Après ça dépend des circonstances, hein. Mais quand on est mariés et qu'on a une vie de famille...86 ça n'a pas été pris comme ça. Quand il y a déjà des enfants... On n'était pas dans ce schéma... ». « En ce qui concerne l'avortement, nous n'étions pas forcément favorables, puisque nous étions mariés, avec des enfants, et nous avions pris la décision de garder le petit dernier qui n'était pas forcément attendu, donc il est vrai que nous avons beaucoup culpabilisé de ne pas avoir la même démarche pour cette grossesse ».

C'est également ce qui l'aura marquée, lors de l'entretien pré-IVG au premier hôpital où elle s'est rendue, celui dont elle n'a « pas du tout aimé l'approche » : « La psy elle m'a dit: "pourquoi vous faites partir celui-ci, vous avez pas fait partir les 5 premiers. Pourquoi celui-ci ?" C'était même pas une question, c'était une affirmation. Elle me fait: "c'est vous qui décidez, mais vous avez pas fait partir les 5 premiers" ».

Patrick ne s'exprime pas sur ce point mais le discours de Françoise laisse penser qu'ils partagent la même opinion.

A ce moment de la chronologie, nous constatons que le processus décisionnel est dans une impasse. D'une part, les discussions du couple sont arrivées à un statu quo, et un poids moral les aloudit. D'autre part, les démarches entreprises en vue d'une IVG n'aboutissent pas, comme s'il y avait une impossibilité de

86 Souligné par nous.

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passer à l'acte. En effet, les démarches ont été par trois fois effectuées, toujours dans le but d'une IVG, avec des modalités différentes. La première fois n'a pas abouti car le regard de l'équipe médicale (essentiellement celui de la conseillère conjugale et familiale) a été perçu comme trop culpabilisant. La deuxième fois, Françoise s'est retrouvée dans l'impossibilité de prendre, elle-même, les cachets abortifs donnés par la gynécologue. La troisième fois, le couple prend rendezvous pour une IVG chirurgicale avec anesthésie générale sans être sûr de s'y rendre. L'anesthésie générale devrait permettre à Françoise d'avoir un rôle moins actif. Son mari explique: « elle n'est plus partie prenante parce qu'elle réfléchit pas, elle est plus là, c'est le médecin qui fait le travail... parce que bon, prendre les cachets, comme ça, c'est dur quoi ».

C'est à ce moment de la situation étudiée que Françoise a des pertes de sang. Ce phénomène, survenant en début de grossesse, peut être anodin ou lourd de conséquences selon les cas87. Pour Françoise et Patrick, ces saignements sont source d'une grande inquiétude. Toutefois, leur angoisse respective ne repose pas sur la même projection des implications qu'ils peuvent avoir.

Pour Françoise, les risques concernant sa propre santé sont perçus comme un obstacle supplémentaire à la gestion de la vie de famille (« Parce que gérer en plus une grossesse compliquée... »), mais ce sont surtout les risques concernant l'embryon, sa viabilité, qui ont un impact sur elle: « Et du coup je suis allée voir sur des sites et quand y a des saignements comme ça en début de grossesse, on peut les perdre à 5, 6 mois... » ; « ou alors le doute de se dire: je vais être

87 Cf. Interview de Noëlle Thaler, gynécologue obstétricienne à l'hôpital de Longjumeau: « Dr Thaler: Les saignements provoquent une véritable angoisse, surtout quand il s'agit d'une première grossesse... et c'est tant mieux! Ils peuvent être le signe de problèmes très graves. Cette peur qu'ils provoquent est souvent salvatrice puisqu'elle pousse les femmes à en parler à leur spécialiste. Heureusement, il existe une foule de causes bénignes à l'origine des pertes de sang. » Et « si la cause du saignement n'est pas grave, il faut le considérer comme un avertissement, et privilégier un repos salutaire. Pour les pathologies plus inquiétantes dont nous avons parlé, il y a deux cas de figure. Soit il s'agit d'une fausse couche ou d'une grossesse extra-utérine, alors le médecin est relativement impuissant quant à la survie de l'embryon, soit le foetus est suffisamment âgé pour que l'on envisage une césarienne. Dans les cas de placenta bas inséré, la grossesse sera surveillée. Mais dans plus de 90 % des cas, le placenta migre en position normale avant le terme. Toutefois, s'il s'agit d'un placenta prævia, il peut justifier une hospitalisation prolongée qui conduira à une naissance par césarienne, le risque d'hémorragie étant trop important ». Sur le site internet :

www.doctissimo.fr/html/sexualite/hygiene-feminine/articles/se_7466_saignements_grossesse_itw.htm, consulté le 28 août 2013.

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enceinte jusqu'à 5 mois, je vais peut-être le perdre, et là le foetus sera formé. C'est encore plus dur. Donc autant le faire tout de suite et puis... ».

Les risques concernant la santé sont pris très au sérieux par Patrick, qui en fait même une question vitale: « Après, bon, son état de santé s'est dégradé, c'est vrai que, y avait un risque, ça aurait été une grossesse couchée, à la maison... et risquer sa vie88 et risquer aussi celle du bébé, c'était dangereux, quoi ». Dans son discours, ce qui prédomine c'est le risque encouru par la femme davantage que

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par l'embryon : « La santé de la maman, ouh là, une grossesse, c'était une

grosse interrogation ». « Si la femme va bien, c'est sûr. Après, niveau santé, ben c'est niveau santé, c'est autre chose, c'est un autre choix. Mais si la femme elle est en bonne santé, tout baigne, tout va bien... ».

Chacun met en relief dans son discours l'importance décisive de cet événement. Pour Françoise, c'est ce qui lui a permis de passer à l'acte : « Et après, ce qui a déclenché ma décision moi, j'ai eu des pertes de sang en fait, donc consultation à l'hôpital, là-bas ils savaient pas trop se prononcer. Peut- être que ça sera une fausse couche, peut-être que ce sera une grossesse à risque, peut-être que j'arriverai à terme, ou pas à terme. Puis les saignements se sont accélérés donc heu, je suis montée à, sur l'IVG, quoi ». « Ce qui m'a décidée, c'est les saignements qui se sont provoqués. Jusqu'à la dernière minute, je savais pas si... J'avais pris rendez-vous, mais je savais pas si je ferais ».

Pour Patrick, c'est ce qui lui a permis de s'approprier la décision d'interrompre la grossesse. S'il considérait le contexte général peu favorable, c'est sur l'aspect de la santé qu'il a basé sa décision.

(Françoise était en train de parler de l'aspect financier, quand son mari l'interrompt) : « Moi personnellement c'est pas, c'est un point qui a marqué, mais. Moi, c'était la santé ».

88 Souligné par nous.

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Dans ce processus de décision les rationalités présentes dans la situation initiale aboutissent à une impasse. Ce qui fait évoluer la décision, c'est un phénomène que chaque actant s'est approprié à sa façon, le traduisant dans sa propre rationalité. De cette façon, la décision a pu être mise en acte, dans un rapport de forces tendu pour la femme concernée. En effet, c'est l'hésitation qui prédomine et Françoise explique: « Dans le doute, je me suis décidée une heure avant l'intervention de me rendre à l'hôpital pour mettre fin à cette grossesse ».

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Remise en cause de certains présupposés de l'enquête

Pour chaque entretien réalisé, nous avons envisagé la situation décrite sous l'angle de l'étude de cas. Pour certaines de ces situations, des obstacles matériels ont rendu cette forme d'analyse impossible, notamment lorsque nous n'avons pu interroger les personnes qui ont participé à la décision. Mais d'autres situations ne s'y prêtaient pas en elles--mêmes. Ce constat a remis en cause certains présupposés de cette enquête.

Premièrement, la femme concernée prend parfois sa décision seule, sans inclure de proches dans ce processus. Ce cas de figure, nous l'avons rencontré avec Charlie et Héloïse. Cet aspect sera repris dans une partie suivante de l'analyse où nous étudierons les rôles mis en place par une situation d'avortement.

Par ailleurs, la situation vécue par Héloïse remet en cause un autre présupposé, celui de la temporalité. Nous avons considéré, lorsque nous avons fixé la problématique de cette recherche, que la grossesse (sa suspicion, sa découverte) constituait l'événement fondateur de la situation. En effet, même si elle s'insère dans un contexte plus large, la grossesse paraissait marquer le début du processus de décision qui allait mener à l'IVG. Dans la plupart des situations étudiées ce fut le cas.

Néanmoins, celle d'Héloïse nous a indiqué que fixer a priori un début (arbitraire, donc, puisque a priori) au processus de décision peut se révéler inadéquat pour saisir le vécu des interviewés.

Ainsi, la grossesse d'Héloïse a constitué un élément d'une situation plus large, commencée avant, terminée après et englobant d'autres éléments. Le récit commence ainsi : « Avant cet épisode j'étais assez en crise de couple. On était sur le point de se séparer, mais c'était pas fait, on vivait encore ensemble. Et donc j'avais un amant et, ça doit être je pense une des premières fois où on a eu une relation sexuelle... ». Ayant des doutes sur l'efficacité du préservatif, Héloïse achète la pilule du lendemain. Ce faisant, elle prend une contravention de stationnement et ne s'en rend pas compte. Son mari, présent chez eux à un moment où il était censé être au travail, la voit jeter un emballage dans la

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poubelle des voisins. Le procès verbal sur la voiture attire son attention, car Héloïse ne devait pas se rendre à la ville indiquée dessus. Sa curiosité piquée à vif, il regarde quel est l'emballage jeté un peu plus tôt, et se rend compte ainsi que sa femme a une aventure (car eux-mêmes font chambre à part).

« Et donc là il avait une preuve que j'avais une liaison avec quelqu'un donc il savait que c'était lui. Là on a décidé de vraiment, vraiment se séparer ».

Sensible aux hormones, Héloïse, qui pensait pourtant avoir évité une grossesse, fait un test qui se révèle négatif. Quelques jours plus tard, pour en avoir le coeur net (les symptômes persistant), elle fait une analyse de sang. « (...) j'étais vraiment bien enceinte. Donc là c'était... émotionnellement c'était assez difficile parce que je vivais déjà une situation compliquée. J'étais en pleine séparation du papa de ma fille, avec un amant ». « Bah là du coup je me suis pas posé la question trente-six fois de est-ce que je vais garder le bébé ou pas donc pour moi c'était sûr que j'allais avorter, mais bon je l'avais jamais fait donc je savais pas encore vraiment comment m'y prendre. En tout cas j'en ai informé et le père de ma fille avec qui je vivais encore - on n'était plus dans la même chambre mais on vivait encore sous le même toit - et l'homme qui était le papa du bébé dont j'allais avorter. Et puis j'ai appelé au centre IVG de l'hôpital pour savoir un peu plus comment ça allait se passer ».

Le rôle de l'IVG, dans la situation plus large qu'elle vit, est difficile à déterminer pour Héloïse : « Je sais pas comment ça se serait passé sans cet épisode en fait. Oui il y a vraiment un avant et un après, mais est-ce que c'est que dû à ça, vu que c'est déjà un moment de ma vie assez compliqué. Là comme il y a vraiment un avant et un après parce qu'on s'est séparé pile à ce moment-là, du coup je suis rentrée dans mon appart à moi. On s'est vraiment séparé physiquement à ce moment-là. Je suis rentrée dans mon appart le lendemain de l'IVG. Comme on s'est séparé physiquement pile à ce moment-là, évidemment il y a un avant et un après. Mais est-ce que c'est dû à ça ou pas. Enfin, voilà, on avait déjà prévu de se séparer mais sans vraiment avoir mis l'effet et là ça a accéléré les choses, ça a accéléré la séparation en elle-même donc évidemment il est énorme le avant/après mais est-ce que y aurait pas eu la même chose juste un peu plus tard, quoi ».

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L'anticipation

Analyser les processus de décision au moyen de l'étude de cas nous a permis d'avoir une vision plus juste, il nous semble, et plus en adéquation avec le vécu des individus, de l'anticipation d'une éventuelle parentalité.

Dans cette sous-partie, nous aborderons le thème de la contraception et nous reviendrons sur cette vision si répandue de la « bonne gestion de sa vie ». Au terme de cette recherche, nous pouvons confirmer qu'envisager une IVG sous le seul angle de l'échec de contraception est trop réducteur. Les individus et les couples ne sont pas toujours dans une situation où ils sauraient a priori s'ils souhaitent avoir un enfant, à ce moment-là et dans ces conditions de vie. Cette question n'est pas en permanence à l'ordre du jour. Ils n'ont pas forcément eu l'occasion de se la poser. Il faut également prendre en compte la dimension « magique » de la procréation.

En ce qui concerne la contraception, nous avons déjà noté que ce sont les femmes qui sont, dans les faits, le plus souvent « en charge» de cet aspect relationnel. Les femmes ayant participé à cette enquête utilisaient toute sorte de méthodes : pilule, préservatif, connaissance de leur cycle, retrait... Et certaines combinaient les méthodes. Certaines femmes n'utilisaient aucune contraception, mais cette affirmation dépend beaucoup de ce qui est considéré comme une méthode de contraception ou non. Ainsi, face à la question de la contraception, lors de l'entretien de pré-enquête, Sophie annonce: « Pas de contraception, hein, bien évidemment ». Plus tard dans l'entretien, nous avons découvert que cette assertion pouvait être réinterprétée. «Moi je me contentais de compter mes jours, quoi, tout bonnement quoi. Et d'utiliser la bonne vieille méthode du retrait. Qui ne marche pas, j'en ai la confirmation ». Ainsi, compter les jours et pratiquer le retrait ne sont pas considérés comme des moyens de contraception par Sophie. Il y a, dans les représentations, une différenciation entre les méthodes officielles, celles qui sont mises en avant dans les discours de santé publique (pilule, préservatif, stérilet) et les méthodes non médicalisées, qui, nous venons de le voir, ne sont parfois même pas considérées comme méthode de

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contraception à part entière. Sophie dira également: « Et puis les garçons que je fréquentais étaient vraiment pas portés sur le préservatif non plus. Moi au départ j'insistais un peu et puis après j'ai laissé tomber », rappelant l'asymétrie de la prise en charge de la contraception au sein du couple.

Parmi les femmes qui disent n'avoir pas utilisé de contraception, il y a celles pour qui il a suffi d'une relation sexuelle pour tomber enceinte. Ainsi, Charlie explique : « On utilisait le préservatif et puis ce jour-là, non. C'était comme un bonus, quoi ».

Alors que pour Françoise, l'absence de contraception était un état de fait prolongé: « Moi qui disais, le mois prochain je vais mettre un stérilet, le temps a passé, tous les mois je disais : je vais faire mettre mon stérilet, j'y allais jamais et puis voilà, quoi ».

Ses propos indiquent que la contraception n'est pas forcément une priorité dans la gestion du quotidien, et que si la volonté de se prémunir d'une grossesse existe, le passage à l'acte (ici, prendre rendez-vous pour la pose d'un stérilet) est soumis aux contraintes matérielles de la vie ordinaire.

Lorsque la contraception est mise en défaut dans la situation de grossesse, il est courant que les personnes concernées deviennent méfiantes vis-à-vis de la méthode utilisée et souhaitent en changer: « Ce qui a changé: j'ai mis un stérilet. Je faisais la contraception naturelle depuis des années, depuis dix ans je crois et ça marchait super bien. Sauf pour le dernier enfant justement. Que j'ai été enceinte et que je me demande toujours comment d'ailleurs. Mon médecin m'a dit que des fois on pouvait ovuler en dehors du cycle. Des fois il y a des doubles ovulations ». Gloria

« Maintenant on prend un anneau et plus la pilule ». Thierry

« Donc, heu, il m'est arrivé depuis que j'aie d'autres relations et ça a été protection sur le coup et pilule du lendemain. Le plus possible que je pouvais prendre c'était ça », explique Emilie, qui avait utilisé un préservatif lorsqu'elle est tombée enceinte et qu'elle a fait sa seconde IVG.

Pour Jonathan, ce qui a changé depuis les deux IVG de son ex-compagne: « Je me méfie de certaines méthodes de contraception, notamment le préservatif ».

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Il entre en compte, pour plusieurs personnes interrogées, une dimension magique de la procréation selon laquelle une grossesse survient dans la mesure où elle a été décidée, comme si l'opération de la volonté était performative. Les propos ci-dessous expliquent comment cet enchantement opère:

« J'étais très amoureux, très insouciant aussi. Très euphorique. Une vie très agréable, très confortable. Très insouciante. Trop ». « Ben effectivement je faisais pas attention, elle non plus. C'était très, très fort en fait, donc du coup, bon elle, elle savait qu'elle voulait plus d'enfant. Moi aussi. Donc, en fait, même si on n'a rien fait pour pas en avoir... Je sais pas comment expliquer, on avait une espèce de confiance dans la vie, que. C'était très mental en fait. C'était des idées. En fait on pensait que, comme on voulait plus d'enfants, on n'en aurait plus. Sauf que la vie est pleine de ressources et pleine de surprises. En fait, ça nous a confirmé à tous les deux qu'on était très fertiles ». Daniel

« Un enfant ça ne pouvait advenir que si moi je le voulais. C'est tout. Point ». « J'étais persuadée moi, j'avais une certitude (...) c'est de, que j'aurais un enfant, que je serais enceinte que si moi, Sophie, je le décidais. Et qu'il pouvait absolument pas paraître comme ça, qu'il pouvait pas apparaître comme ça, sans que moi, je l'aie décidé ». Sophie, entretien de pré-enquête

Autre vision « magique» de l'engendrement, mais dont l'effet serait l'inverse du précédent, est celle qui consiste à considérer que lorsqu'une grossesse survient, cela signifie que l'enfant doit venir au monde, comme si son existence avait été décidée en dehors de la volonté du couple. Dans ce cas, la découverte de la grossesse devrait être une source de joie, ce que Thierry appelle « l'effet wow » : « En revanche, je fais aussi partie de ceux qui pensent que quand ça doit arriver, ça doit arriver quoi. Quand tu dois tomber enceinte, tu dois tomber enceinte. Parfois y a ce côté un peu magique aussi de la chose quoi. Tu l'attends pas et puis ça arrive, mais nous, dans notre cas ça n'a pas fait l'effet de, ça a pas fait l'effet wow, si tu veux, on n'a pas sabré le champagne quand on l'a su quoi. C'est aussi une des raisons qui m'a fait dire que c'était beaucoup trop tôt ».

« Mais... moi j'avais toujours dit que je me ferais jamais avorter. Et donc oui, ça a changé mon point de vue, puisque comme je suis tombée enceinte sans le

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vouloir et que du coup, voilà. (Pour quelles raisons vous pensiez que vous ne le feriez pas ?) Parce que je voulais toujours plein d'enfants et voilà : si je tombe enceinte je le garde. S'il est là, c'est qu'il doit être là89. Et donc là, ça m'a fait changer d'avis ». Gloria

Cette vision « magique », Daniel la transforme pour qu'elle corresponde à l'avortement vécu: « Après, moi, l'IVG, je peux voir ça aussi comme le choix d'une âme qui s'incarne quelques jours, qui fait l'expérience de vivre quelques jours au lieu de vivre 80 ans ou 100 ans. Voilà, après, tout ça, ça me permet de déculpabiliser un peu. Que c'est pas que mon choix à moi, ou que le choix de Gloria, cet acte. Ça peut être aussi le choix de l'âme qui va s'incarner dans cet enfant et qui sait que, en nous choisissant nous comme parents, elle ne pourra pas vivre longtemps parce qu'on veut plus d'enfants et qu'elle a choisi de faire l'expérience de l'IVG elle aussi ».

Ainsi, loin de la « bonne gestion» de sa vie privée, les propos recueillis nous montrent que l'anticipation d'une grossesse se situe entre plusieurs logiques, et que le « projet» n'est qu'une manière parmi d'autres d'envisager une conception. La contraception, quant à elle, n'est qu'un élément du quotidien.

De plus, nous avons pu remarquer pour certaines des situations étudiées que la grossesse interrompue a été l'occasion de se poser la question dont nous parlions plus tôt: la venue au monde d'un enfant est-elle souhaitée? Dans notre échantillon, certaines personnes ont découvert à ce moment-là qu'elles souhaitaient avoir un enfant avec leur compagnon ou compagne. D'autres se sont rendu compte qu'ils n'envisageaient pas leur partenaire comme un parent potentiel, pour des raisons diverses, qui pouvaient aller de la peur de « perdre la femme pour la mère » à l'inadéquation culturelle entre les familles d'origine. Dans d'autres cas de figure encore, les conjoints se sont rendu compte à cette occasion qu'ils n'avaient pas la même vision de l'évolution de la composition familiale. Nous ne développerons pas davantage cet aspect, qui n'est pas au

89 Souligné par nous.

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coeur de notre thématique et qui impliquerait d'avoir été plus systématiquement exploré lors des entretiens.

Nous pouvons donc relativiser la conception selon laquelle les individus sauraient clairement qu'ils ne veulent pas d'enfant à cette période de leur vie et feraient tout pour se prémunir d'une grossesse. Malgré tout, cela est parfois le cas, et même ainsi, il existe une part d'imprévisibilité bien difficile à prendre en compte pour les personnes concernées. Ainsi, bien qu'Héloïse sache qu'elle ne souhaite pas d'enfant à cette période de sa vie - période de rupture, Héloïse était en train de quitter son mari - et qu'elle utilise le préservatif et la pilule du lendemain lors d'une relation sexuelle avec son amant, elle tombe pourtant enceinte. Autre exemple d'imprévisibilité: Emilie, qui a arrêté de prendre sa pilule et se réjouit, avec son compagnon, de la grossesse qui s'annonce, a avorté à la limite du délai légal suite à un revirement de son compagnon qui a changé d'avis et ne veut pas qu'elle poursuive sa grossesse.

Plusieurs éléments nous éloignent de la vision cartésienne de l'existence. D'une part, les intentions des individus sont multiples et répondent à des rationalités diverses qui s'imbriquent et se superposent. D'autre part, l'imprévisibilité est une composante des situations de vie et les actions, même répondant à une rationalité cartésienne, ne sont pas maîtrisables jusqu'au bout.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard