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Le nominalisme de Guillaume d'Ockham et la naissance du concept de droits de l'homme

( Télécharger le fichier original )
par Yann Kergunteuil
Université catholique de Lyon - Master 2 2006
  

Disponible en mode multipage

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Yann KERGUNTEUIL

Mémoire de Master 2

préparé sous la direction de MM. les Professeurs
Roger KOUDE et Paul MOREAU

LE NOMINALISME DE

GUILLAUME D'OCKHAM

ET LA NAISSANCE DU CONCEPT

DE DROITS DE L'HOMME

Université Catholique de Lyon
Institut des droits de l'homme

2005 / 2006

2

L'auteur du présent mémoire déclare sur l'honneur qu'il s'agit d'un travail personnel, préparé et rédigé par lui. Toutes les citations et emprunts ont été présentés de manière appropriée.

Ce travail a été présenté aux autorités de l'Institut des Droits de l'Homme de Lyon pour être validé sur le plan universitaire. Cependant, les opinions et idées qui y sont exprimées n'engagent que leur auteur.

3

Je dis qu'aucune chose hors de l'esprit, ni par elle-même ni par quelque chose d'ajouté, réel ou de raison, ni de quelque manière qu'on la considère ou la conçoive, n'est universelle. De sorte qu'il y a autant d'impossibilité à ce qu'une chose hors de l'esprit soit, de quelque manière que ce soit, universelle, qu'il y a d'impossibilité à ce que l'homme, de quelque manière qu'on le considère et selon quelque manière d'être que ce soit, soit un âne.

4

GUILLAUME D'OCKHAM

INTRODUCTION p. 6

5

PREMIERE PARTIE

L'ONTOLOGIE NOMINALISTE p. 9

I) QU'EST-CE QU'UNE SUBSTANCE ?

p. 10

A. Aux origines de la substance

p. 11

B. La querelle des universaux

p. 16

C. La substance ockhamienne

p. 21

 

II) LE MONDE SELON OCKHAM

p. 32

A. Dieu.

p. 32

 

B. Le monde

p. 39

C. La connaissance

p. 45

 

Considération intermédiaire

p. 51

DEUXIEME PARTIE

 

LES REPERCUSSIONS DE L'ONTOLOGIE NOMINALISTE

p. 53

I) NAISSANCE DE LA MODERNITE JURIDIQUE

p. 54

A. La naissance du droit subjectif

p. 54

B. L'essor du positivisme juridique

p. 63

 

II) LA THEORIE POLITIQUE D'OCKHAM ET LE CONTRACTUALIME

p. 75

A. Une théorie politique moderne ?

p. 75

B. Nominalisme et contractualisme

p. 84

 

CONCLUSION

p. 99

6

Introduction

Les droits de l'homme n'ont pas toujours existé. Le mot lui-même est d'un usage récent, puisque ce n'est qu'au XVIe que l'on a trouvé trace de son emploi selon l'acception moderne qu'on lui connaît.

« Pour ce qui est de la chronologie, l'expression jura hominum (au sens subjectif) apparaît pour la

première fois à ma connaissance, chez Volmerus, Historia diplomatica rerum Bataviarum, col. 4759, de 1537.1 »

Cette dernière date apparaît bien tardive pour une idée que l'on affirme universelle et intemporelle, surtout si l'on garde à l'esprit que l'histoire n'a pas commencé à Rome ou à Athènes, mais en Mésopotamie, avec la mise au point autour de 3200 de l'écriture d'Uruk. Ne peut-on donc pas parler de « droits de l'homme » avant la Renaissance en Occident ?

Le droit en tout cas existait. Défini comme technique, comme ensemble rationnel et systématique de règles régissant les rapports humains, il puise sa source dans la République romaine. Ce fut le travail des jurisconsultes de le penser, usant pour cela des catégories héritées de la philosophie grecque2. Par ailleurs, il est clair que l'idée chez l'homme de sa valeur toute particulière, comme point haut de la Création, est aussi ancienne que la mémoire et les mythes. Ainsi l'homme est-il interlocuteur (kumanyon) de dieu en Afrique, troupeau de Dieu en Egypte, ou encore destinataire de la nature au Proche-Orient et en Grèce3. Faut-il déduire de cette coexistence ancienne du droit et de la morale que l'idée de droits de l'homme soit très antérieure à la Renaissance ?

1 Michel Villey, Le droit et les droits de l'homme, Presses Universitaires de France (PUF), Paris, 1983, p. 159. Cette remarque n'est pas de M. Villey. Elle est issue d'une lettre qu'un de ses amis lui envoya suite à la lecture du manuscrit.

2 Voir à l'appui de cette thèse les travaux de Jean-Marie Carbasse (Introduction historique au droit, Paris, PUF, 1998) ou de Michel Villey (voir bibliographie).

3 Respectivement : Aminata Traoré, Le viol de l'imaginaire, Paris, Hachette (coll. Pluriel), 2002, p. 181 ; « Grégoire Kolpaktchy, Livre des Morts des Anciens Egyptiens, Paris, Stock, 1993, p. 213 : « N'usez pas de la violence contre les hommes à la campagne comme en ville car ils sont nés des yeux du soleil, ils sont le troupeau de Dieu » ; La Bible, Luc 12,6 : « Est-ce que l'on ne vend pas cinq moineaux pour deux sous ? Pourtant pas un d'entre eux n'est oublié de Dieu. Bien plus, même vos cheveux sont tous comptés. Soyez sans crainte, vous valez mieux que tous les moineaux » ; Le Coran, LV 9/10 : « La terre, Il l'a établie pour l'humanité » ; Aristote, Les Politiques, I, 3 § 22 : « C'est exclusivement à la nature d'assurer la nourriture à l'être qu'elle crée ; et, en effet, tout être reçoit les premiers aliments de celui qui lui transmet la vie. Voilà aussi pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds naturel que tous les hommes savent exploiter ».

7

L'objet de cette recherche est d'étudier l'origine du concept de droits de l'homme. On voit dès à présent l'importance d'une définition appropriée de ce concept, puisque ne pas s'efforcer d'en préciser l'acception nous pousserait au hors sujet. Ainsi, définir les droits de l'homme comme le fait pour une société de régler les rapports entre ses membres tout en ayant conscience d'une valeur particulière de la vie humaine, c'est finalement condamner les droits de l'homme au relativisme moral : toute pratique pourrait alors affirmer respecter les droits de l'homme, ceux-ci étant le fruit de la définition que la société donnerait de l'« homme ». On diluerait alors les droits de l'homme dans la morale. A l'exacte opposé, on pourrait s'efforcer de définir les droits de l'homme en ne recourant qu'au droit. Cet excès inverse aboutit cependant aux mêmes absurdités : le droit « pur » étant une technique, une hiérarchie de norme kelsenienne, un système totalitaire pourrait alors s'approcher aussi près de l'idéal des droits de l'homme qu'un état démocratique ou libéral.

Cette double aporie indique que pour cerner les droits de l'homme, il ne faut pas réduire l'expression à l'un de ses termes ; que l'on donne la primauté aux « droits » et l'on se limite au champ juridique, pour aboutir au positivisme juridique ; que l'on se contente de l'« homme » et l'on se limite au champ moral pour s'enferrer dans le relativisme. C'est donc à l'articulation des concepts de droit et d'homme que nous demanderons une sortie de l'impasse. Nous suivrons pour ce faire la voie tracée dans les années 80 par Michel Villey : les droits de l'homme seraient nés d'une confusion entre les sphères du droit et de la morale, d'un oubli de leur spécificité respective, au prix d'une dénaturation du droit et d'une illusoire objectivation de la morale.

« Le concept libéral moderne de « propriété » (art. 544 de notre Code civil) naîtra au contraire de la fusion de la doctrine théologique du dominium et de la notion juridique romaine de proprietas (res). On verra plus loin comment LOCKE mêle astucieusement, contre toute logique, les deux concepts1 »

L'intérêt de cette intuition réside dans la fécondité des questions qu'elle soulève : s'il y a eu confusion puis fusion de deux sphères auparavant dissociées, comment les définir ? Qu'est-ce que le droit ? La morale ? Quelle est la nature du fruit de leur rencontre ? Pourquoi et comment a-t-elle pu avoir lieu ? Qui en furent les acteurs ? Surtout, cette perspective nous resitue dans un temps, et donc un espace : quand et où cette confusion s'est-elle produite ? En résumé, quels mouvements de la pensée peut-on suspecter être à la source de l'expression « droits de l'homme » chère au XIVe siècle ? Si les droits de l'homme n'ont pas toujours existé, quand sont-ils nés ? C'est pour répondre à ces questions que Villey convoque le nominalisme de Guillaume d'Ockham (1285 - 1349) :

1 Michel Villey, op. cit., p. 130 note 2.

8

« Le nominalisme est la destruction de l'ontologie d'Aristote. Encore qu'Occam1 personnellement n'ait pas entendu la prendre pour cible, qu'il tire argument d'Aristote contre le « réalisme » extrême, il ruine sa philosophie, sa politique et son droit (...). Voici le moment où la culture de l'Europe bascule : la philosophie, les sciences, la logique. Quant aux juristes, ils renonceront à chercher le droit dans la « nature » ; puisque le droit n'existe plus en dehors de la conscience des hommes, il cesse d'être objet de connaissance. Il faudra, comme Hobbes, le construire artificiellement, à partir des individus. Nous venons d'atteindre à la crête, à la ligne de partage des eaux : en arrière vous avez le

droit, au-devant les droits de l'homme2 ».

Dans les pas de Michel Villey, le thème de cette recherche s'éclaircit : il s'agit d'étudier les répercussions du nominalisme ockhamien dans la philosophie du droit. L'acception moderne des droits de l'homme défend que chaque individu serait par nature titulaire de droits inaliénables que toute société doit reconnaître et préserver. La thèse que nous défendons dans ce travail est que l'influence sur la modernité de la métaphysique de Guillaume d'Ockham fut décisive quant à l'avènement de ce discours. Si la métaphysique ockhamienne conduit à repenser les sphères du droit et du politique, dans quelle mesure est-il légitime d'y voir une source de la théorie des droits de l'homme ? Selon cette perspective, comprendre les droits de l'homme requiert de comprendre le nominalisme. Or ce dernier n'est pas plus la doctrine d'un penseur que le dogme d'une école. Il est un mouvement de pensée dont la définition même fait question. L'étudier via la pensée de Guillaume d'Ockham est-il seulement légitime ? Le contenu, la qualité, et la radicalité de ses écrits permet de le penser, reste à le montrer.

Le présent travail est scindé en deux mouvements. L'objectif est de cerner dans un premier temps la métaphysique nominaliste afin de préparer une analyse de ses implications politiques et juridiques. Si le concept de droits de l'homme a transformé la théorie politique occidentale, le nominalisme a-t-il élaboré les concepts ayant conditionné cette mutation ?

1 Le nom de Guillaume lui vient de sa ville natale, Ockham, dans le comté de Surrey, à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Londres. L'écriture latine et française de son nom étant `Occam', il est possible d'écrire Guillaume d'Ockham ou d'Occam.

2 Ibid., pp. 119 et 120.

- Première Partie -

9

L'ONTOLOGIE NOMINALISTE

10

CHAPITRE 1 :

QU'EST-CE QU'UNE SUBSTANCE ?

Comment comprendre l'apport du nominalisme ockhamien à la théorie des droits de l'homme ? Comment saisir cette pensée alors que la majorité de ses textes n'ont pas été traduits du latin, qu'ils sont difficiles d'accès ou financièrement inabordables1, que leur lecture présuppose une connaissance des débats obscurs au sein desquels ils s'insèrent ? De plus, Ockham est avant tout homme d'Eglise, et l'architecture de sa pensée a pour clef de voûte une théologie bien particulière. L'entreprise apparaît donc difficile :

« Les théologies philosophiques médiévales tentent de penser l'être premier qu'elles appellent Dieu de manière à rendre compte de sa nature, de son action et tout à la foi des choses qui peuvent en dériver. (...) Toute affirmation théologique d'un métaphysicien médiéval (...) comporte au moins une triple signification, l'une qui relève formellement de la science de Dieu, la seconde qui relève des sciences du monde et de l'homme, la troisième enfin qui relève de la science des moyens noétiques, logiques et linguistiques mis en oeuvre pour l'établir. (...) Il en résulte qu'il est très difficile d'interpréter correctement une oeuvre de pensée médiévale. Pour la définir en elle-même, il faut tenir compte de chacun de ses trois plans de signification, évaluer leur importance relative dans les divers corps de doctrines spécifiques qu'ils peuvent former2. »

Tout n'est pas cependant qu'adversité. Bien que peu nombreux, d'éminents spécialistes se sont intéressés à Guillaume d'Ockham tout au long du XXe siècle. Les traductions de plusieurs textes importants et l'analyse d'extraits fondamentaux sont ainsi disponibles. De plus, Ockham s'étant opposé tout au long de sa vie à ses prédécesseurs, notamment à Thomas d'Aquin et Duns Scot, leur lecture éclaire, par contraste, ses thèses.

Mais surtout, il est possible de s'appuyer sur sa compréhension de la Création. A la croisée du monde et du divin, son étude permet un accès décisif aux thèses du venerabilis inceptor3, puisqu'en découle une nouvelle définition de la substance et la non-existence de la catégorie de la relation. Le postulat de cette première section est que ces deux piliers de la philosophie d'Ockham sont fondateurs de la pensée moderne des droits de l'homme.

1 C'est le cas de plusieurs des textes traduits en anglais, comme l'Opus nonaginta dierum ou les Quodlibétales.

2 André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale : études thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes, Leiden, E.J. Brill, 1991, pp. 168-169.

3 Ce nom fut donné à Guillaume d'Ockham vers la fin du XVIe siècle. Signifiait « vieux débutant », c'est un clin d'oeil amical de la part de ses disciples au fait qu'il soit ne soit jamais passé maître dans les grades universitaires.

11

A. Aux origines de la substance

La définition nominaliste de la substance est en opposition avec la structure même de la pensée antique car elle dissocie l'être singulier de l'ordre au sein duquel cette dernière l'enchâssait. Le Moyen Age fut en cela une époque transitoire de l'histoire des idées où l'âge classique trouva les éléments théoriques lui permettant d'élaborer le concept moderne d'individu. L'acception ockhamienne de la substance constitue-t-elle un point d'appuie pour les philosophes de la modernité ? En quoi est-elle nouvelle ? Cela dépend des acceptions antérieures de la substance. En bon scolastique, Ockham s'inscrit dans une histoire qu'il prétend interpréter judicieusement. Au Moyen Age, le savoir ne peut se passer d'une lecture approfondie et commentée des grands textes1. A cela s'ajoute, pour les hommes d'Eglise dont fait partie Ockham l'exégèse de la Bible. Hors du commentaire, de l'expositio et de la reportatio2, point de salut. D'où la nécessité d'une présentation de l'histoire du concept de substance pour en comprendre les enjeux chez Ockham.

La question de la nature du réel est commune aux sciences de la nature, à la philosophie et à la théologie. A l'image d'autres concepts tels que la vérité ou la bonté, le terme `réel' est aussi fréquemment employé que retors à la définition. Cette question prend chez Aristote la forme d'une quête de l'« Etre » : comprendre le réel, c'est comprendre l'Etre, l'être du monde et des êtres qui le composent. La question du réel devient ainsi celle de l'Etre, mais cette dernière est encore trop abrupte pour être féconde. C'est donc en réponse à la question de l'Etre que le concept de substance intervient :

« Et, en vérité, l'objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, la question toujours posée : qu'est-ce que l'Etre ? Revient à ceci : qu'est-ce que la substance ? (...) C'est pourquoi, pour nous aussi, notre objet capital, premier, unique pour ainsi dire, sera d'étudier ce qu'est l'Etre pris en ce sens3 »

La substance serait donc la clef de l'Etre, et finalement du réel. Cette approche est fondatrice de toute la philosophie occidentale car elle est au coeur des écrits aristotéliciens. Son influence est particulièrement puissante sur les auteurs du haut et bas Moyen Age. Les textes du Philosophe étant perçus comme décisifs pour accéder à la vérité, leur interprétation devint l'objet des querelles au sein desquels Ockham rédige son oeuvre.

1 « On ne soulignera jamais assez le rôle qu'ont joué à ce point de vue les Sentences de Pierre Lombard et l'autorité de Saint Augustin. Il était à peine concevable de contredire ouvertement Aristote. Il ne l'était en aucun cas de contredire Saint Augustin ni Pierre Lombard ». André de Muralt, op. cit., p. 169.

2 L'expositio est la présentation d'un auteur via l'étude d'une de ses oeuvres, la reportatio un ensemble de notes prises par les auditeurs. Ockham a par exemple rédigé une Expositio un librum Perihermenias Aristotelis, et une partie des cours de Duns Scot est regroupée dans les Reportata parisiensia.

3 Aristote, Métaphysique, Z, 1, 1028 b.

12

Qu'est-ce alors que la substance ? C'est une traduction de l'intraduisible ï?óßá, terme pouvant également signifier « substrat » et « essence ».

« La substance est prise en deux acceptions ; c'est le sujet dernier, celui qui n'est plus affirmé

d'aucun autre, et c'est encore ce qui, étant l'individu pris dans son essence, est aussi séparable : de

cette nature est la forme ou configuration de tout être1 »

Cette définition est sibylline et équivoque. Que signifie-t-elle ? La première acception, le « sujet dernier », est ontologique : la substance est ce qui peut subsister par soi-même, c'est-à-dire le composé d'une matière et d'une forme structurant toute entité individuelle. Ceci revient à la considérer comme un principe de permanence, « comme une nécessité physique avant même de constituer une nécessité métaphysique [car] pour tout changement il faut un «quelque chose» qui ne change pas et par rapport auquel le changement soit identifié2 ». Cette définition permet de penser le réel en accord à notre rapport sensible au monde. Qu'un arbre perde ses feuilles en hiver ou qu'un caméléon change de couleur, cet arbre et ce caméléon restent les mêmes. Ceci revient à distinguer deux modes d'êtres : d'un côté « celui des choses qui ne peuvent exister sans être en relation avec autre chose qu'elles-mêmes (accidents, qualités, propriétés) », de l'autre « celui des choses qui existent par elles-mêmes, et qui constituent ainsi le foyer ou le support des premières3 ». Si l'on se rapporte à l'étymologie latine, il y d'une part le « sub-stare », « ce qui se tient dessous », d'autre part ce qui se fixe sur ce support, et ne peut exister sans lui. La seconde acception est logique : la substance est ce qui peut être conçu par soi-même, c'est-à-dire la forme substantielle, séparable de la matière uniquement par la pensée. Cette distinction est capitale car si la forme n'existe ontologiquement qu'incarnée dans la matière, la structure de toute chose est au coeur du sensible. L'intuition aristotélicienne est donc que le monde est un, et que Platon était dans l'erreur en défendant la coexistence d'un monde intelligible et d'un monde sensible. Il intériorise ainsi la dualité du réalisme platonicien au sein même des êtres naturels. L'équivocité de la définition est donc justifiée car en distinguant acception ontologique et acception logique, Aristote articule une structure de l'être (la substance est le composé indissociable de matière et de forme) et une structure de la connaissance (la substance d'une, à proprement parler, c'est sa forme). Cette double définition est la seule manière de dire l'être puisque l'être, lui-même, n'est pas un concept univoque.

1 Aristote, op. cit., A, 8, 1017 b 20-25.

2 Laurent Gerbier, « La substance » : http://www.cerphi.net/lec/subst.htm

3 Ibid.

13

L'acception logique de la substance est d'une importance métaphysique décisive car en affirmant la finalisation de toute forme d'une part, et en définissant d'autre part logiquement la substance des êtres comme leur forme, Aristote les intègre à un tout dont ils deviennent des parties :

« L'analyse d'une substance composée la résout en ces deux éléments que sont la matière et la forme. (...) Ces deux causes ne sont pas d'égale importance, car la matière est une capacité d'être, qui ne se réalise que par et dans la forme ; la forme, cause formelle et finale, est ainsi ce qui définit l'essence de la chose1 »

Car Aristote est animé par la conviction qu'une perfection supra-humaine, divine, organise la nature. La forme de chaque être est ainsi mue par une même fin en vue de laquelle « il faut faire chaque chose. Et cette fin est le bien de chaque être, et d'une manière générale, c'est le souverain Bien dans l'ensemble de la Nature2 ». Ce souverain Bien auquel toute chose aspire est l'énigmatique premier moteur immobile :

« puisque ce qui est mû et meut est un moyen terme, il doit y avoir un extrême qui meut sans être mû, être éternel, substance et acte pur. C'est bien ainsi que meuvent le désirable et l'intelligible; ils meuvent sans être mus. Le suprême Désirable est identique au suprême Intelligible (...). La cause finale meut donc comme objet de l'amour, et toutes les autres choses meuvent parce qu'elle sont mues elles-mêmes (...). Mais puisqu'il y a un moteur lui-même immobile, existant en acte (...) il est le Bien, et ainsi il est principe du mouvement (...). Tel est le principe auquel sont suspendus le Ciel et la nature3 »

L'éternel ballet des astres est la preuve sensible qu'une perfection préside aux mouvements du grand tout. Pour reprendre l'expression de Pascal Marin4, la Nature est le sol qui porte l'homme, le toit sous lequel il habite, qui a un sens par sa présence même. Au « pourquoi », elle répond « parce que ». La finalité traverse la Nature, son sens se donne à qui se contente de la regarder à l'oeuvre :

« ceux qui se posent la question de savoir s'il faut ou non honorer les dieux et aimer ses parents n'ont besoin que d'une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non n'ont qu'à

regarder5 ».

La plante, l'animal, l'homme, la cité politique... autant d'entités en quête de leur état de pleine actualité, de leur entelecheia6. Le premier moteur est ce qui meut l'être, la fin de toute substance, son bien, sa cause finale. On se demande spontanément comment ce moteur premier peut mouvoir toute chose, mais la question est mal posée car sa formulation incite à rechercher une observation

1 Pierre Pellegrin, Le vocabulaire d'Aristote, Paris, Ellipses, 2001, p. 51.

2 Métaphysique, á, 2.

3 Ibid., Ë, 7. ibid.

4 Cours sur Aristote, correspondance personnelle.

5 Topiques, I, 105 a 5-7.

6 « Ainsi l'Etat vient toujours de la nature, aussi bien que les premières associations, dont il est la fin dernière ; car la nature de chaque chose est précisément sa fin ; et ce qu'est chacun des êtres quand il est parvenu à son entier développement, on dit que c'est là sa nature propre, qu'il s'agisse d'un homme, d'un cheval, ou d'une famille ». Les Politiques, I, 1, § 8.

14

dans la nature. Or le premier moteur ne s'observe pas. Il se déduit, il est une nécessité : puisque tout mouvement est causé, il faut qu'il y ait une cause, il faut un moteur premier. Pour montrer que ce moteur est commun à toute chose, Aristote raisonne par analogie. Il va de soi pour Aristote que nos facultés humaines d'intelligence et de désir sont orientées vers le réel et la perfection. L'homme ne peut désirer l'illusion et le moins parfait sans être malade. De manière analogue mais cette fois pour l' actualité qui définit et meut toute substance, le premier moteur immobile est le suprême intelligible et le suprême désirable. Chaque substance se meut selon une dynamique de la puissance et de l'acte, et comme de toute la force de son acte la substance est désir du plus haut de l'acte, qu'elle tend à être « plus », elle tend vers le plus parfait. Le plus parfait, voilà précisément ce qu'est le premier moteur, principe naturel et principe heuristique qui explique mais que l'on n'explique pas, qu'on déduit mais ne n'observe pas directement. Le ciel et la nature gravitent autour de lui, le premier moteur immobile met le réel en tension par son acte. Ainsi il meut toutes choses sans être mû lui-même. Il est aussi le Bien et la fin de toute substance. En définissant la substance comme forme, Aristote enchâsse toute chose dans un ordre hiérarchisé, un cosmos1 ; « la nature ne fait rien en vain2 », le tout ne se réduit pas à la somme de ses parties car leur fin est commune et leur coexistence coordonnée3.

C'est contre cette pensée d'un cosmos hiérarchisé et éternel qu'Ockham réagit, dix-huit siècles plus tard. Il lui faut d'une part adapter ces croyances au dogme chrétien de la Création et de la toute-puissance divin. D'autre part, une telle conception est en décalage avec tous les domaines de la société. Les incapacités du réalisme aristotélicien à penser l'époque médiévale appellent une pensée nouvelle dite nominaliste, au creux de laquelle il semble possible d'identifier les prémices de l'individu moderne.

1 Du grec Icótjpoç signifiant : « bon ordre; ordre de l'univers ». Et plus précisément : Icótjpoç, ioç, ov : qui est en bon ordre, bien ordonné, bien réglé ; et par extension un sens moral (prudent, sage, décent, convenable, des moeurs bien réglées, honnête) et politique employé notamment au sujet des citoyens (qui s'acquitte régulièrement de ses devoirs).

2 Les Politiques, I, 1, § 9.

3 « C'est exclusivement à la nature d'assurer la nourriture à l'être qu'elle crée ; et, en effet, tout être reçoit les premiers aliments de celui qui lui transmet la vie. Voilà aussi pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds naturel que tous les hommes savent exploiter » Les Politiques, I, 3, § 22.

15

Aristote est l'un des géants sur les épaules duquel les penseurs du Moyen Age se tenaient pour penser le monde. L'enjeu de ses textes est loin d'être purement métaphysique. Ils se révélèrent au fil des siècles des références faisant autorité. L'Eglise, érigée progressivement en pouvoir politique depuis le IVe siècle, surveillait de près les oeuvres accessibles aux étudiants et l'orthodoxie de leur interprétation. Ainsi, le concile de Sens en 1140 interdit-il, sous peine d'excommunication, la lecture et le commentaire public ou privé de ses livres naturels1. Puisque la société médiévale n'était que peu différenciée, que le politique, l'économique et le religieux étaient intimement liés, chaque pas dans l'un de ces domaines signifiait de probables répercussions sur les autres.

Ceci explique l'extraordinaire complexité des textes scolastiques et la rigueur de leur méthode. Visant une description du monde qui tienne compte des vérités déjà établis par les maîtres, le savoir était comme une cathédrale dont on ne pouvait modifier une partie sans affecter le tout. Les théologiens souhaitant avancer des idées leur étant propres rivalisaient par conséquent d'innombrables subtilités dont la fonction était de modifier l'orthodoxie sans qu'elle en paraisse affectée. La philosophie de Duns Scot atteignit ainsi un enivrant degré de complexité. Mais bien qu'Ockham soit né dans ce monde, sa pensée ne s'y restreint pas car c'est à son époque :

« entre 1250 et 1350 très précisément, que sont apparues les prémices de la situation intellectuelle contemporaine, c'est-à-dire aussi bien le déclin d'une conception philosophiquement unifiée des savoirs humains possibles (...) que l'essor du savoir formalisé univoque qui prétend régner exclusivement aujourd'hui2 ».

La substance se trouva progressivement à l'étroit au sein du système du grand tout. Mais comment desserrer l'étau du monde sans attaquer frontalement l'aristotélisme ? Comment faire coexister les idées de cosmos et de liberté humaine alors que la dépendance de l'homme à l'égard de la nature allait s'amenuisant ? Ce fut tout l'enjeu de la querelle des universaux dont Guillaume d'Ockham se révéla être un acteur décisif. Michel Villey va plus loin et soutient que ses thèses firent basculer la philosophie occidentale du réalisme des Pères de l'Eglise vers le nominalisme, l'aiguillant sans en avoir l'intention vers le nouvel horizon des droits de l'homme. Mettre à l'épreuve cette hypothèse exige donc l'étude des positions qu'il défendit et de son rôle dans cette querelle.

1 C'est-à-dire la Physique, le De anima et la Métaphysique.

2 André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 39.

16

B. La querelle des universaux

La critique des droits de l'homme par Joseph de Maistre (1753-1821) est célèbre pour sa mise en cause de l'ontologie du sujet moderne. En affirmant qu'à la différence de « l'homme » des nouveaux textes français, seuls des hommes existent, ce penseur contre-révolutionnaire tente de neutraliser la démarche du texte français : à supposer que le sujet même n'existe pas, les droits qu'on lui prête ne sauraient être que chimères1. La question de l'universel a cependant été posée depuis de nombreux siècles au moment où les conservateurs du XVIIIe s'en emparent. A partir du XIe siècle, l'ontologie des Pères et du haut Moyen Age fut remise en question par de nouvelles conceptions du monde. Le débat est extrêmement complexe car ce n'est pas sur le terrain directement politique mais sur le plan logique que la confrontation eu lieu. Elle fut retenue par l'histoire comme la querelle des universaux. La définir permet d'en comprendre la portée. Quel fut l'apport d'Ockham dans cette lutte intellectuelle ? En quoi ses positions concernent-elle la naissance de l'individu moderne ?

Cette querelle comporte deux problèmes : le statut des universaux et le principe d'individuation des singuliers. Les universaux sont pour les scolastiques les termes généraux (ou idées) donnant accès à la nature (genre et espèce) ainsi qu'aux propriétés (différence, propre, accident) des choses2. Ainsi, Socrate appartient-il au genre animal, à l'espèce humaine dont la différence spécifique est la raison, a-t-il en propre le sens du beau, et est par accident triste ou enjoué. Le grand problème est au Moyen Age celui de leur nature : les universaux sont-ils des mots ou des réalités existants hors de notre intellect ? L'animalité, l'humanité, le sens esthétique ne sont-ils que des sons ou bien des êtres réels ? Les scolastiques découvrirent ces questions en lisant le commentaire que fit Porphyre (234-305) des Catégories, bien qu'il recule devant la difficulté de la question3. Elles déclinent un même problème intemporel : la valeur des déterminations que l'esprit impose aux choses. « Il s'agit de comprendre comment les termes et les énoncés, éléments de tout

1 « La Constitution de 1795, comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être persan : mais quant à l'homme, je déclare ne jamais l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu ». Joseph de Maistre, Considérations sur la France, 1796.

2 Une bonne définition de chaque universel est disponible sur http://www.cosmovisions.com/

3 « Les genres et les espèces existent-ils en soi ou seulement dans l'intelligence ; et dans le premier cas sont-ils corporels ou incorporels; existent-ils, enfin, à part des choses sensibles ou confondus en elles ? Je ne le dirai point ». Isagogen Porphyrii commenta, éd. Brant, p. 159, l. 3-8. Ce texte était accessible au Moyen Age grâce à la traduction latine rédigée par Boèce (480-524).

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savoir, renvoient aux choses réelles1 ». Cette querelle complexe. L'enjeu de son exposition est d'identifier la naissance du sujet des droits de l'homme au Moyen Age, non à l'âge classique.

Il est impensable pour les scolastiques de répondre à la question des universaux sans référence aux écrits d'Aristote. Il s'agit donc en partie d'une querelle de leur interprétation, qui est pour sa part des plus épineuses au regard, d'une part de son absence de solution claire chez le Philosophe, d'autre part des traductions et commentaires dont disposaient les commentateurs médiévaux. Le bas Moyen Age n'a pas tant affaire à Aristote qu'à l'aristotélisme qui emprunte pour sa part à toutes les doctrines antiques ainsi qu'au néo-platonisme2. Porphyre ayant été le disciple le plus fidèle de Plotin, il est certain que l'Isagoge donne une lecture néo-platonisante et réaliste du Stagirite3 dont l'influence dura plusieurs siècles. Or si Aristote fut effectivement réaliste, ce n'est aucunement selon l'acception qu'on lui prêta au Moyen Age :

« En tant qu'il a admis la matière indéterminable, peu différente de celle de Platon, et la nécessité, du point de vue de la science, de séparer la forme de la matière, l'idée générale de l'individu, Aristote a été réaliste. C'est par là (...) qu'il a favorisé au Moyen âge, par les équivoques possibles sur sa doctrine, l'éclosion d'un réalisme aussi outré que celui qu'il combattait chez Platon4 ».

Dans une perspective dichotomique, est « nominaliste » celui pour qui les universaux sont de simples mots et « réaliste » qui défend leur existence hors de l'intellect. Mais une perspective continuiste définissant chaque auteur par rapport aux autres peut également être envisagée, auquel cas une thèse peut apparaître réaliste ou nominaliste selon la doctrine à l'aune de laquelle elle est comparée. Duns Scot sera alors nominalisme par rapport à Thomas, réaliste par rapport à Ockham, quant à lui réaliste par comparaison à Hobbes. Le nominalisme n'est plus alors le camp qu'à rallié un auteur dans la querelle, mais plutôt une position intermédiaire entre deux extrêmes dont le nom est fonction du point de vue adopté. Le nominalisme est donc un terme équivoque. Pour des raisons d'exposition, on rendra néanmoins compte de la querelle des universaux selon l'approche dichotomique. Qu'est-ce alors que le réalisme ? Quelles en sont les implications politiques ?

1 Joël Biard, Introduction à la Somme de logique, Mauvezin, Editions T.E.R, 1988, p. VIII.

2 « On a coutume de faire d'Aristote le maître du Moyen âge. C'est une exagération manifeste. Car, du IXe siècle au XVe, on peut constater que des emprunts ont été faits - directement ou indirectement - à toutes les doctrines antiques, stoïcisme, éclectisme, même épicurisme, platonisme et surtout néo-platonisme. En second lieu, Aristote, quand il est étudié, est presque toujours interprété à l'aide des commentateurs néo-platoniciens ». François Picavet, art. « Péripatétisme », Imago Mundi : http://www.cosmovisions.com/Peripatetisme.htm

3 Comme le montre l'introduction de Louis Valcke au Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre de Guillaume d'Ockham. Sherbrooke Centre d'études de la Renaissance, Université de Sherbrooke, 1978, p. 10 sq.

4 Louis Enjalran, art. « Nominalisme », Imago Mundi : http://www.cosmovisions.com/Nominalisme.htm

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Il existe de multiples positions réalistes. Jusqu'au XIIe siècle par exemple, les deux réalismes les plus répandus défendent l'un, l'universalité des choses dans leur essence, l'autre l'universalité des choses par non-différence. Pour le premier, le monde est une hiérarchie logique qui a en son sommet le plus général et que l'inférieur singularise par palier. En ce sens :

« le supérieur (genre, espèce) est une essence, une substance, en soi une et la même (...) qui joue le rôle de matière à l'égard des formes des inférieurs qui viennent la diversifier ; (...) Un peu à la façon d'une même cire qui prend tantôt figure d'homme et tantôt figure de boeuf, la même substance générique ou spécifique est matière à la fois de plusieurs formes, qui en font plusieurs espèces ou individus1 ».

C'est principalement à ce courant que l'on fait référence quand on parle aujourd'hui du réalisme médiéval. Il était plus fréquent, moins complexe et plus facile à conceptualiser que le second2.

Le réalisme revêtant une pluralité de formes, on voit qu'il serait plus exact, à l'image du nominalisme, de parler des réalismes. Cependant, une unité traverse les différents réalismes qui éclorent jusqu'au XIVe, car tous « s'accordent à mettre dans les individus une nature en quelque façon universelle ; le désaccord apparaît sur la manière dont cette nature se distingue de l'individu où elle se réalise3 ». L'unité du réalisme tient également à ses implications politiques. Si les réalistes de la chrétienté diffèrent de ceux de l'Antiquité, ne serait-ce de par leurs croyances en un Dieu Père créateur, ils partagent avec eux la certitude que le monde est un tout ordonné et hiérarchisé. Si la Création divine remplace la p?ónç (physis) aristotélicienne, elle ontologise mais conserve l'ambiguïté conceptuelle de l'o?aia : l'individu est la déclinaison d'un modèle issu de l'entendement divin, il occupe une place sur la scène de la Providence. En ce sens, un cosmos chrétien s'est substitué au cosmos païen, mais la hiérarchie des êtres (inanimés, végétaux, animaux, humains, anges) comme la finalité de leur existence respective demeure. C'est l'ensemble de cet édifice que les thèses nominalistes de Roscelin et Abélard mirent à mal au XIe et XIIe siècles, et que la méthode ockhamienne condamna avec une rigueur impitoyable au XIVe siècle.

Quels sont les fondements de la critique du réalisme par Guillaume d'Ockham ? En quoi ruina-t-il la métaphysique antique, faisant ainsi basculer l'Occident vers sa modernité ? L'intuition

1 Paul Vignaux, Dictionnaire de théologie catholique, « Nominalisme », Paris, Letouzey et Ané, 1930, p. 720.

2 Ce second courant reconnaissait pour sa part que les choses ne sont pas universelles dans leur essence, mais il affirmait qu'en chaque singularité se maintient une nature commune. S'il ne servirait à rien de l'exposer ici, on précisera simplement que dans sa perspective, les unités d'un même groupe de choses peuvent être dites singulières pour autant qu'elles se distinguent (chaque homme est en ce sens un individu), et universelles pour autant qu'elles ne diffèrent pas, mais conviennent entre elles par leur ressemblance (l'humanité se trouve alors être l'universel commun des singularités). Ibid. p. 721 sq.

3 Ibid., p. 734.

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fondamentale du nominalisme est que le langage réaliste postule inutilement des entités derrière les mots qu'il utilise. Ainsi :

« Claude Bernard était nominaliste lorsqu'il affirmait qu' «il n'y a aucune réalité objective dans les mots : vie, mort, santé, maladie. Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce qu'elles représentent à notre esprit l'apparence de certains phénomènes»1 ».

De même, ce n'est pas parce que nous utilisons `genre', `espèce', `humanité', que les genres, les espèces, l'humanité existent réellement. Ockham demande à la logique de démontrer cette intuition, ce qui explique que Paul Vignaux voit en elle le socle commun fondant « l'unité du nominalisme : sa théologie n'est qu'une application de sa métaphysique, elle-même assurée sur sa logique2 ». Si l'apport de la logique est décisif, c'est qu'en étudiant les conditions de possibilité de la pensée, elle permet de dissocier ce qui est de l'ordre du réel et ce qui relève des structures de notre connaissance. C'est tout l'enjeu de l'étude ockhamienne de la signification :

« on entend par signe tout ce qui étant appréhendé fait connaître quelque chose d'autre3 ».

L'esprit est alors renvoyé à « quelque chose d'autre » que le signe ; le signe est le signifiant qui signifie un signifié. Par exemple, le drapeau d'un pays signifie, renvoie l'esprit à un territoire, à un peuple, à une histoire. Pour étoffer cette première définition du signe, il faut se rapporter à la théorie ockhamienne de la suppositio4 :

« Ce qui est décisif, c'est une juste compréhension de la théorie de la suppositio, cette propriété des termes qui, au cours des deux siècles précédents, est venue au premier plan de la réflexion logique. Par suppositio, il faut entendre la propriété qu'a un terme (écrit, parlé ou conceptuel) d'être mis pour une chose dans une proposition5 »

La suppositio est donc cette fonction de signification que le terme remplit dans la proposition. Selon les Sentences6, il en existe trois types qu'analyse Paul Vignaux :

- la suppositio materialis, « quand le mot se prend pour le son dont il est fait » ; par exemple : « `homme' est un mot formé de deux syllabes » ;

- la suppositio personalis : « quand le mot se prend pour les choses mêmes qu'il signifie », par exemple : « l'homme court » ;

- la suppositio simplex : « quand le mot est pris, non pour des individus, mais pour quelque chose de commun » ; par exemple : « l'homme est une espèce ».

1 Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, Sherbrooke, op. cit., p. 22 (introduction).

2 Paul Vignaux, op. cit., p. 759.

3 Guillaume d'Ockham, Somme de logique, op. cit., p. I, 1.

4 Suppono, is, ere, : placer sous.

5 Somme de logique, op. cit., p. VII (introduction).

6 Guillaume d'Ockham, Sent. I, dist. II, qu. 4.

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La suppositio simplex intéresse tout particulièrement Ockham puisqu'elle illustre que l'unité de la suppositio est une unité de signification, sans être pour autant une unité réelle. A la façon d'un élastique rassemblant des cartes extraites de jeux différents, le signe unifie la multiplicité sur le plan de la signification, non pas sur le plan numérique. Quand je dis « l'homme est une espèce », j'unifie dans la pensée des individus singuliers sous le terme `espèce', mais je ne peux en déduire pour autant qu'à cette unification correspond une entité réelle extérieure à l'esprit.

Le concept, dès lors, peut être défini : il est une visée, un acte de l'esprit conférant une unité de signification (l'homme) à plusieurs choses singulières visées simultanément (des individus), en vertu de leurs ressemblances. Le concept `universel' est ainsi la visée commune pour l'esprit des ressemblance entre singularités :

« Il [l'universel] n'est universel que par sa signification, car il est le signe de plusieurs. (...) Il est dit universel par cela, qu'il est capable d'être prédiqué de plusieurs, non pour soi-même, mais pour ces plusieurs1 »

Les universaux perdent toute réalité, à l'exemple du genre :

« ce qui est attribué à des choses multiples et spécifiquement différentes n'est pas une chose qui est de l'essence de celles auxquelles il est attribué, mais une intention dans l'âme, qui signifie naturellement toutes les choses auxquelles elle est attribuée2 ».

La révolution ockhamienne consiste donc à établir un parallèle entre le langage et la pensée via le concept de signe : le langage articule les signes linguistiques comme la pensée articule les signes mentaux, à la simple différence que le langage relève de la convention quand la pensée est naturelle. Cette sémiologie permet à Ockham de dissocier sémiologie de l'esprit et ontologie :

« Avec cette conception sémiotique de l'universel le pas décisif est fait, le pas hors de l'ontologie. (...) Comme prétendue « chose hors de l'esprit », l'universel n'est rien, rien qu'une absurde « entité collective », c'est-à-dire un être de raison, une ombre portée par les signes sur les étants. Comme signe, il laisse intouchée la singularité des étants, expulsé qu'il est du domaine de l'ontologie3 ».

L'apport majeur d'Ockham est d'avoir franchi ce pas, d'avoir dépassé l'obstacle épistémologique qui condamnait ses prédécesseurs à d'invraisemblables raisonnements quant à la nature de la connaissance humaine et de la hiérarchie des êtres. L'universel n'est pour Ockham que le fruit d'une mise en série des singularités ; « Penser, c'est signifier »4. Il redécouvre ainsi, car il ne semble pas qu'il l'ait lu, les intuitions d'Abélard qui affirmait avant lui que les universaux sont des signes du réel, non le réel lui-même.

1 Somme de logique, I, 14, p. 48-49.

2 Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., chap. 2, § 5.

3 Pierre Alféri, Guillaume d'Ockham, le singulier, Paris, Minuit, 1989, p. 59.

4 Paul Vignaux, op. cit., pp. 756-757.

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Armé de ces intuitions fondatrices, Ockham peut offrir la relecture des pensées majeures qui lui sont antérieures. Concernant Aristote, il réinterprète le commentaire de Porphyre afin d'en donner une lecture conforme à son opinion. Les réalismes de Thomas d'Aquin et de Duns Scot sont quant à eux poussés dans leurs derniers retranchements, afin d'en montrer l'impossibilité. La méthode est toujours la même : lire les textes des docteurs à l'aune des principes logiques, notamment du principe de non-contradiction, comme nous allons le voir. Dans le cas du commentaire de l'Isagoge, Ockham pointe la nécessaire distinction de la lettre et de l'esprit du texte afin qu'il conserve son intelligibilité1. Pour ce qui est du thomisme et du scotisme, il montre que les raisonnements élaborés à partir des axiomes de ces pensées perdent toute cohérence pour peu qu'on les mène jusqu'à leur terme. Il prépare ainsi les armes conceptuelles de la pensée moderne de l'individu. Sur les ruines des thèses de ses prédécesseurs, Ockham énonce une conception de la substance absolument nouvelle.

C. La substance ockhamienne

La sémiologie nous enseigne que les universaux n'ont pas d'existence ontologique mais logique. N'existe par conséquent que des singuliers. Bien qu'il ne soit pas encore temps de les étudier, on imagine d'ors et déjà les implications sociopolitiques d'une telle approche. Mais cette logique est-elle pour sa part fondée ? Ockham n'a-t-il pas beau jeu de présenter son raisonnement comme cohérent sans finalement en faire la démonstration ? Cette question peut être adressée au fondement de toute théorie et, après tout, on ne voit pas comment le venerabilis inceptor pourrait s'en dispenser. Pour emporter notre conviction, Ockham s'attaque aux pensées magistrales antérieures. Sa méthode est simple : en montrer les limites, et même l'absurdité. Il s'agit ainsi de commencer par dire ce que la substance n'est pas, avant, peut-être, d'en venir à décrire ce qu'elle est. Mais comment le nominalisme ockhamien peut-il ébranler les plus grands réalismes ? Pour répondre, divisons en trois groupes le courant réaliste2.

1 Au risque d'aller complètement à l'encontre des thèses du néo-platonicien, comme au sujet de sa définition de l'individu. Cf. Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., chap. 3, § 15.

2 C'est la méthode de Pierre Alféri dans son étude magistrale : Guillaume d'Ockham, le singulier, op. cit. Lire « L'ontologie dans un nouveau cadastre » p. 29 sq.

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Par ordre croissant de complexité se présente en premier lieu un réalisme grossier d'après lequel l'universel est « une chose intrinsèque et essentielle aux choses singulières auxquelles il est commun et réellement distinct d'elles1 ». Ainsi, l'universelle `humanité' serait-elle à la fois réellement dans chaque homme singulier, et réellement hors de tout homme. Elle existerait hors de l'esprit, en Dieu par exemple, comme une chose réelle, à l'image des Formes du monde intelligible de Platon. Désarmante de simplicité, la réponse d'Ockham s'appuie comme nous l'avons vu sur le principe d'identité :

« toujours, entre tout et une partie, il y a une proposition, de sorte que, si le tout est singulier et non commun, alors chaque partie est de la même manière singulière selon la proportion, car une partie ne saurait être plus singulière qu'une autre ; donc soit aucune partie de l'individu n'est singulière, soit

toutes le sont ; et puisque certaine l'est, donc toutes2 ».

Paul Vignaux précise que ce type de réalisme peut lui-même être scindé en deux approches également vouées à l'échec :

« Il y a deux manières de mettre, entre l'universel et l'individu où il se réalise, une distinction réelle : ou bien il est dans tous, ou bien il varie de l'un à l'autre, comme la partie change avec le tout. Dans le premier cas, l'universel se ferme sur soi et constitue un individu de plus. Dans le second, l'universel

devient aussi singulier que l'ensemble où il est pris3 ».

Ces thèses sont notamment attribuées à Henry de Harclay et Guillaume d'Alnwick, deux disciples dissidents de Duns Scot. Ockham n'a pas de mots assez cinglants pour les qualifier : ista opinio est simpliciter falsa et absurda4. Elles ont pour ancêtres commun la conception platonicienne souffrant quant à elle d'incohérence chronique, au point que « nul ne peut la saisir s'il a l'esprit sain5 ». Impossible donc que la chose universelle soit à la fois inhérente et distincte des singuliers dont on voudrait qu'elle fût le modèle.

Un second type de réalisme tenta de déplacer sur le plan de la raison le problème des universaux. Plus nuancé, il est qualifié de timide, mitigé ou modéré par les commentateurs. Il est lui aussi polymorphe. Ses variantes ont pour point commun de poser qu'une nature universelle est réellement dans l'individu mais que seule l'action de l'intellect peut la distinguer. Pour saint Thomas la forme est en puissance et incomplètement présente en l'individu, et l'intellection vient la libérer de la matière (cause pour sa part de la singularisation) et la dévoile. Ainsi, le genre et l'espèce : « subsistent dans les singuliers hors de l'esprit de façon incomplète et potentielle et c'est l'esprit qui les rassemble en les pensant, les fait passer de la puissance à l'acte et de l'incomplétude

1 Sent. I, dist. II, qu. 4, pp. 99 et 101.

2 Sent. I, dist. II, qu. 5, p. 158

3 Paul Vignaux, op. cit., p. 739.

4 Sent. I, dist. II, qu. 4.

5 Ibid., p. 118.

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à la complétude ». Pour Durand de Saint-Pourçain, l'universel est la chose singulière elle-même métamorphosée par la seule considération de l'intellect. Ockham rétorque qu'alors « n'importe quelle chose singulière peut prétendre à devenir universelle. Ainsi, par ce mystérieux pouvoir de l'intellect, Socrate peut être universel». Pour Henry de Harclay enfin, un même étant serait singulier selon un point de vue et universel selon un autre : « l'universel ne serait que le singulier confusément conçu ». Il suffit à Ockham de montrer les aberrations de cette approche pour la discréditer, car si « le singulier devient universel lorsqu'il est confusément conçu, alors n'importe quel singulier peut devenir commun à un autre singulier en devenant universel : Socrate est Platon conçu confusément ». Que l'on place Henry de Harclay à la fois du côté des réalismes grossier et mitigé peut surprendre mais révèle un aspect historique important et « montre seulement combien ce débat est complexe, un même philosophe pouvant défendre, en fait, plusieurs positions1 ».

Le troisième et dernier type est le réalisme subtil. Exposé dans toute complexité par Duns Scot, il représente la forme la plus achevée que prit le réalisme au Moyen Age. Le nominalisme se doit par conséquent d'en montrer les limites. Ockham connaissait parfaitement cette pensée, au point qu'on ait pu croire qu'il avait été l'élève du doctor subtilis. Quelles en sont les idées forces ? Le réalisme grossier ne parvient pas à franchir le gouffre entre universel et singulier. Afin d'éviter que l'un des termes de l'équation n'exclue l'autre, le réalisme subtil a besoin d'un intermédiaire rendant la singularisation possible. Cette fonction est remplie par l'eccéité qui complète et contracte la forme spécifique (la chevalité) et donne à l'individu (le cheval) son unité finale de singulier2. Contre Averroès, la nature ou forme spécifique n'est donc pas identique chez tous les individus d'une même espèce puisque contractée par l'eccéité ; avec Averroès, la nature commune est une res indifférente aux catégories d'universel ou de singulier, « elle ne trouve sa complétude [d'universel] que dans l'intellect qui la pense3 ». Si pour Scot l'universel est une chose « réelle », c'est seulement en ce qu'il se distingue formellement de la chose singulière. La forme et l'individu sont formellement différents simplement parce qu'un supplément de forme s'est ajouté de l'un pour

1 Pour l'ensemble de ces citations : Pierre Alféri, op. cit., p. 55 sq. Les thèses d'Ockham relatives au réalisme modéré sont exposées en Sent. I, dist. II, qu. 7.

2 Le terme `eccéité', issu du latin ecceitas (de ecce, « voici ») est défini par le Robert électronique 2.1 comme le principe qui fait qu'une essence est rendue individuelle. Jacques Chevalier souligne pour sa part que « Le terme fameux d'haecceitas, qui figure dans les Reportata parisiensia, ne se rencontre pas, à vrai dire, dans les ouvrages écrits de la main de Scot. Lorsqu'il veut désigner cet acte ultime qui détermine la forme de l'espèce à la singularité de l'individu, et qui fait qu'en dernier ressort l'universel dans le singulier n'est autre chose que le singulier (Ox.2, d. 42, qu. 4, n. 6), il emploie les termes « entitas positiva per se determinans naturam ad singularitatem », « ultima realitas individui » ». Histoire de la pensée, T. II « La pensée chrétienne », Paris, Flammarion, 1956, p. 435 note 1.

3 Pierre Alféri, op. cit., pp. 47-48.

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« former » l'autre. L'eccéité est ainsi la condition de possibilité de la singularité, elle est un supplément de forme ajouté à l'essence commune :

« Et néanmoins, cette dernière espèce (species specialissima) est douée d'une unité propre, correspondant à son entité, à son degré d'être, et ne requiert pas l'individualité pour se compléter. D'où il suit que, dans un même et seul être individuel, cet homme ou ce cheval, l'entité singulière (heccéité de cet homme ou de ce cheval) et l'entité spécifique (humanitas, equinitas) existent à titre de réalités formellement distinctes, et que l'universel possède ainsi dans le singulier même un fondement réel, indépendamment de tout acte intellectuel, bref qu'il se présente en lui avec la marque propre de l'individualité : car chaque homme a son humanité, bien que la notion abstraite et

universelle d'humanité soit un produit de l'intellect1 ».

Le problème est qu'en posant cet intermédiaire, Duns Scot est condamné à poser un second intermédiaire entre l'entité spécifique et l'eccéité d'une part, et l'eccéité et l'entité singulière de l'autre. Le réalisme scotiste n'est ainsi protégé d'une régression à l'infini qu'en fonction du degré d'obscurité de son principe clef, ce qui revient finalement à ne rien expliquer, si ce n'est qu'Ockham ait combattu cette position sur son absence de cohérence2 :

« Cette réfutation [de Duns Scot], bien que son enjeu soit ontologique, est, dans sa forme, une réfutation logique. Dans cette critique, la logique d'Ockham s'exerce bien comme une discipline transcendantale, qui établit au préalable ce qui revient à l'ontologie et ce qui ne lui revient pas, la situant dans un grand cadastre philosophique. La réfutation du « réalisme de l'universel » ne présuppose en effet aucune conception ontologique, n'a recours à aucune thèse ontologique déjà reçue. Elle tient toute sa force de l'économie de ses moyens, qui se résument en fait à un seul : le principe de contradiction, appliqué sans merci3 »

La logique nous enseigne que la distinction est par définition non-identité. Si l'identité entre les éléments a et a' n'est pas parfaite, c'est qu'en partie ou en totalité, a s'oppose à a'. Appliqué à la thèse scotiste, ce principe est destructeur car en la révélant dans son absurdité, il supprime l'alternative entre distinction réelle et distinction de raison que représentait l'hypothèse de l'eccéité : si l'humanité en tant que nature commune est formellement différente mais réellement identique à l'humanité contractée en Socrate,

« on admet que la contradiction prouve tantôt une distinction réelle, tantôt une distinction formelle, il n'y a plus de raison pour ne pas mettre partout des distinctions formelles, nulle part des distinctions réelles4 ».

On supprime donc toute distinction réelle entre les étants comme le remarque également Pierre Alféri5, on s'interdit de conclure à la distinction entre deux choses du monde. Pour être une véritable distinction, c'est-à-dire pour avoir une teneur ontologique, il faudrait que la distinction

1 Jacques Chevalier, op. cit., p. 433.

2 Il s'élève ainsi contre ceux qui affirment que « la nature humaine (universelle) est présente en Socrate, mais qu'elle y est «contractée» en Socrate par une différence individuelle, qui, cependant, n'est que formellement, et non réellement distincte de cette nature » Somme de logique, I, 16.

3 Pierre Alféri, op. cit., p. 39.

4 Paul Vignaux, op. cit., p. 743.

5 Sent. I, dist. II, qu. 6, pp. 173-174.

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formelle soit réelle ! Ockham condamne l'eccéité à ne pouvoir être qu'un être réel ou de raison. Perdant son potentiel explicatif, ce concept perd sa raison d'être.

En définitive, c'est en soumettant les différentes formes de réalisme à la question de la distinction qu'Ockham pointe leur absurdité. Aucune n'est en effet capable d'expliquer comment plusieurs singuliers peuvent avoir une nature commune sans violer le principe de non-contradiction. Quelque soit la méthode, que l'on distingue l'universel du singulier réellement (réalisme grossier), en raison (réalisme modéré) ou formellement (réalisme subtil), l'aporie est la même. On comprend mieux que la tradition puisse parler de la méthode de déconstruction de tout réalisme par le venerabilis inceptor comme du « rasoir d'Ockham ». Cette expression renvoie à son axiome méthodologique clef, le principe d'économie1, selon lequel « on ne doit jamais multiplier les êtres sans nécessité » :

« pluritas numquamest ponenda sine necessitate2 ».

L'idée sous-jacente est la suivante :

« Recourir à l'universel pour expliquer l'individuel a pour seul effet de dédoubler artificiellement les êtres, sans expliquer quoi que ce soit. Il s'ensuit que tous les principes qui ne sont pas nécessaires à

l'explication d'une chose sont superflus et doivent être rejetés3 ».

Le principe d'économie va de pair avec l'analyse du langage, notamment de la suppositio. Il est la conséquence métaphysique de la sémiotique ockhamienne, dans un même refus de la réification des abstractions et de la multiplication des entités consécutives aux projections dans l'être des catégories du langage. Encore faut-il justifier cette correspondance. L'enjeu est de taille puisqu'en fondant cet axiome, il nous serait possible d'évaluer la pertinence de la substance ockhamienne. Nous savons à présent que l'universel n'est pas la substance des choses, mais nous sommes encore dans l'ignorance de ce qu'elle est. Ockham donne-t-il une définition positive de ce qu'est la substance ?

Une fois de plus, c'est la théorie de la signification qui éclaire. Nous avons vu que l'universel n'est pas substance pour la simple raison qu'il n'existe pas réellement, qu'il est une intentio animae. La substance est par conséquent nécessairement singulière :

« Il faut savoir qu'aucun universel n'existe en dehors de l'âme réellement dans les substances individuelles, ni ne fait partie de la substance ou de l'essence de celle-ci 4 ».

1 Paradoxalement, c'est à Duns Scot qu'André de Muralt attribue, citation à l'appui, le premier usage systématique de ce principe. Cf. L'enjeu de la philosophie médiévale, p. 74.

2 Pour précisions, cf. Pierre Alféri, op. cit., p. 106 note 155.

3 Peter Kunzmann, Franz Burkard et Franz Wiedmann, Atlas de la philosophie, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 89.

4 Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., chap. I, § 2.

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Ce en vertu de l'axiome inlassablement répété :

« Omnia res extra animam est realiter singularis et una numero1 »

Définir le singulier, c'est ainsi définir la substance. Ockham le caractérise de trois manières, selon son unité, sa spécificité et son unicité :

« «Singulier» et «individu» s'entendent de trois manières : premièrement, on dit singulier ce qui est une seule chose en nombre et non plusieurs choses » ;

« deuxièmement, on dit singulière la chose hors de l'esprit qui est une et non plusieurs et n'est pas signe d'une autre » ;

« troisièmement, on dit singulier le signe propre à un seul, qui est appelé terme discret2 ».

Cette dernière définition renvoie strictement à la sémiologie. Elle indique qu'au niveau du langage, il y a bijection entre les signifiants linguistiques et les signifiés réels. Les noms propres, communs et les démonstratifs désignent uniquement des étants singuliers, ils ne signifient qu'une seule chose. Les deux autres définitions sont ontologiques : la première souligne que tout être, et pas seulement les êtres vivants, peut être qualifié de « singulier » ou d'« individu ». Les ressemblances entre les êtres ne sont à ce sujet pas des objections valables, comme nous le verrons au sujet de l'analyse que fait Ockham de la relation3 ; la deuxième énonce que doit être dissocié de l'ontologie tout ce qui se trouve dans l'esprit4. La substance, c'est donc l'être singulier, non le genre universel ou l'espèce commune : « il n'est pas vrai que la nature de la pierre soit véritablement dans la pierre. La nature de la pierre est la pierre5 ». Reste à savoir comment sortir de la question du fondement des définitions elles-mêmes. Ockham peut-il éviter d'avoir à définir ses définitions, régressant ainsi à l'infini ?

La réponse d'Ockham a de quoi surprendre : la singularité étant par définition dépourvue de signification, elle peut être signifié par le langage, mais elle ne renvoie ontologiquement qu'à elle-même. Ainsi, la singularité ou substance ne se démontre pas. Les commentateurs s'accordent sur ce point :

« Il n'y a de réel que le ceci : cette pierre, cette rose, cet homme. Cette thèse peut être développée et défendue, elle ne peut être, à proprement parler, fondée. Ce qu'elle énonce est indérivable, la singularité des étants se donne comme telle et ne se déduit de rien, elle ne se démontre pas. Tous les

1 Traduit par Pierre Alféri : « toute chose hors de l'esprit est réellement singulière et une en nombre ». Sent. I, dist. II, qu. 6, p. 196, l. 13.

2 Quodl. V, qu. 12, p. 529 (section : « Si l'universel est singulier », p. 528-531). La deuxième définition se retrouve en Somme de logique, I, 19, p. 66 : « On dit singulière la chose qui est une en nombre et non plusieurs et n'est pas signe d'une autre » ; La troisième en Somme de logique, I, 14, p. 48 : « Singulier, ce qui n'est pas susceptible d'être le signe de plusieurs ».

3 Voir le présent travail : partie I, chapitre II, section B, 2.

4 Voir le présent travail : partie I, chapitre I, section B.

5 Pierre Alféri, op. cit., p. 63.

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prétendus « modes d'être » distingués dans l'ontologie réaliste traditionnelle doivent être critiqués comme de simples modes de signifier, des manières de se référer à l'étant dans son unique mode d'être1 ».

Que la singularité « se donne comme telle » signifie qu'elle apparaît comme la réalité première et ultime des étants à quiconque ne les confond pas avec les séries singulières de son esprit. Louis Valcke rappelle pour sa part qu'on est confronté au même horizon indépassable concernant la nature de la substance : elle est elle-même l'indissociable composé d'une matière et d'une forme chacune singulières, mais ceci ne peut faire l'objet d'une démonstration, c'est une nécessité logique et métaphysique en dehors de laquelle on se perd dans l'inexplicable. Ceux qui n'en sont pas convaincus se voient rappeler à l'autorité d'Aristote :

« Cette autorité rend évident qu'il n'y a rien dans l'individu si ce n'est la matière particulière et la forme particulière2 ».

Pierre Alféri confirme cette réinterprétation ockhamienne du Stagirite3.

C'est Paul Vignaux cependant qui donne l'explication profonde de la singularité de la substance. Que la substance singulière soit l'unique réalité s'explique par la grammaire même de notre rapport au monde. Notre libre agir n'intervient dans le processus de la connaissance qu'au moment d'établir des conventions4. Ainsi le concept de cheval peut-il avoir autant de noms que de langues. A contrario, le processus antérieur à la convention est strictement naturel :

« Ne disons pas que l'intellect produit l'universel : il est plus vrai de dire que l'objet, agissant de proche en proche, l'engendre dans l'âme. L'esprit n'est pas ce qui conçoit, mais ce où naît le concept5 »

Que la substance soit singulière est donc une condition de possibilité de la connaissance elle-même. Toute connaissance part nécessairement du sensible, les donnés sensibles fournissent à l'esprit les informations dont la représentation du singulier (cette pierre, Pierre) dans l'âme dépend

1 Ibid., p. 29.

2 Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., chap. 1, § 2. Si l'argument d'autorité accepté par Ockham a aujourd'hui de quoi surprendre, sa valeur n'est pas la même au Moyen Age, comme l'explique André de Muralt : « Chez les grands scolastiques, l'argument d'autorité n'avait pas en soit une valeur théorique mais sa grande importance découlait très logiquement de la conception que l'on se faisait de la philosophie. La philosophie n'était aucunement affaire d'opinion personnelle ; elle est un discours contenant une vérité objective, elle est un corpus doctrinal solidement établi, et face auquel l'opinion personnelle du philosophe n'importe pas - pas plus que ne pourrait importer l'opinion personnelle du lecteur d'Euclide, face à tel de ses théorèmes. Ce n'est donc pas l'autorité qui fonde la valeur ou l'importance du discours, c'est au contraire la vérité du discours qui fait de son auteur une autorité ». L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 28.

3 Il renvoie pour cela en Sent. I, dist. II, qu. 7, p. 237 : « La théorie d'Aristote concernant les « substances secondes », espèces et genres, était donc bien seulement l'objet d'un malentendu. Selon Ockham, Aristote n'a pas pu vouloir dire que les universaux étaient de véritables substances ; ne réservait-il pas le terme, en son sens le plus propre (kurios) aux choses singulières ? ». Op. cit., p. 62, note 66.

4 Paul Vignaux, op. cit., p. 753 « L'universalité des mots est un produit de l'art, universale ex institutione, mais non celle des concepts. La production de l'universel est une oeuvre de la nature dans l'âme ».

5 Ibid.

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absolument. C'est encore la substance singulière qui rend possible la mise en série des étants conduisant à l'élaboration des concepts généraux (des pierres, l'humanité). La connaissance serait impossible sans le signe, et donc sans le singulier. Elle débute avec le singulier car naturellement, il est signifiant sans être pour sa part signifié. Il serait impossible à l'esprit de créer des concepts si tel n'était pas le cas1.

Quelles sont les répercussions d'une telle conception de la substance ? Pour la tradition scolastique, la substance est ce qui se tient sous l'étant, ce qui le caractérise, ce sans quoi il ne peut être ce qu'il est. Un arbre doit ainsi avoir (ou être, mais l'idée est au fond identique) une essence d'arbre (des racines, un tronc) pour en être un. Cette essence est le substrat de propriétés et d'accidents variables (avoir de feuilles, être en fleur, être élagué). Cette perspective dissocie alors la chose de son essence. L'universel existe indépendamment de la chose, que le chêne de mon jardin disparaisse ne change en rien l'essence « arbre ». Ockham est contraint par sa logique de dénoncer les deux piliers de cette approche que sont, d'une part le présupposé de l'existence des universaux, d'autre part l'affirmation que l'essence serait nécessaire et l'existence contingente, qu'il est possible de les dissocier. Quelle que soit l'origine de cette thèse, on peut comprendre qu'elle se soit épanouie au sein d'un imaginaire marqué par l'idée d'un Dieu créateur contemplant les essences avant d'éventuellement les produire, comme c'est par exemple le cas chez Thomas. Pour montrer qu'une semblable distinction est inintelligible, Ockham fait remarquer que si accidentel il y a (l'arbre peut avoir ou non des feuilles), l'existence ne peut en faire partie :

« L'existence n'est pas un accident « car alors l'existence de l'homme serait une qualité ou une quantité [les deux principales sortes d'accidents], ce qui est manifestement faux, comme le montre la simple observation2 ».

L'existence fait-elle alors partie de la substance ? Ce serait incohérent : la substance peut être définie comme la matière, la forme ou leur composé, or l'existence n'est aucune de ces alternatives.

Unique porte de sortie : cesser de dissocier la chose de son essence. Puisque seules les singularités existent, l'existence et l'essence sont une seule et même chose. L'essence disparaît avec le singulier car il n'y a aucun modèle universel lui étant coexistant, et le singulier est son essence :

« L'essence et l'existence ne sont pas deux choses. Mais ces deux termes, «chose»et «être», signifient une seule et unique chose, l'un de façon nominale et l'autre de façon verbale, ce pourquoi l'un ne

peut être convenablement employé à la place de l'autre, car ils n'ont pas la même fonction1 ».

1 Sur ce point difficile, voir le présent travail : partie I, chapitre II, section C, 1.

2 Somme de logique, III, II, 27, p. 553.

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Il n'y a que le singulier, on ne sort pas des questions du langage, «essence» et «existence» sont deux points de vue de l'esprit sur la chose et leur fonction diffère : l'un signifie le singulier en tant que substantif (l'arbre), l'autre est tant que verbe (l'arbre est), mais comme le souligne Pierre Alféri, dire « cet arbre est un platane » et « cet arbre est » (ou « existe »), c'est dire la même chose :

« un jugement d'existence est toujours un jugement d'attribution, fût-ce implicitement, car rien n'est, rien ne se manifeste sans être telle ou telle chose et sans se donner comme tel. Inversement, tout jugement d'attribution, pour autant qu'il porte sur le réel, implique un jugement d'existence, le non-existant ou le néant n'ayant pas de propriété. Il n'y a donc d'essence qu'existante2 »

Ce raisonnement ne tient qu'à condition de démontrer l'inexistence du néant. Une fois de plus, la logique fonde le raisonnement. Qu'est-ce en effet qu'une essence qui n'existerait pas ?

« La réponse est simple : rien du tout. Car pour être une essence, l'essence doit bien être, c'est-à-dire « exister » d'une manière ou d'une autre. Si elle n'est pas du tout, elle n'est pas essence, car il n'y a pas d'attribution possible dans le néant. Tel est en effet le principe très ockhamiste appliqué ici : si A n'existe pas, « A = A » n'est pas vrai ; l'identité elle-même n'a pas de sens dans le non-existant. Que l'essence « peut ne pas être » veut donc dire qu'elle put ne pas être une essence : c'est une absurdité3 »

L'essence est donc identique à l'existence, elle est la chose singulière. La révolution conceptuelle du rasoir d'Ockham se mesure à son exigence : que soient repensés tous les grands concepts de l'ontologie traditionnelle. Ainsi :

« «essence», «être», «existence», «entité» ou «étant», tous les dérivés du verbe «être», en viennent à signifier la chose singulière, la res singularis dans son irréductible simplicité, dans son unité numérique qui est aussi la pure transparence de l'être. Cette unité, cet être indivis de l'étant coïncide avec lui-même, certains concepts le désignent à la manière des noms («essence» ou «chose»), d'autres à la manière des verbes («être» ou «exister»). Dire une telle transparence, c'est d'abord nier toute distinction de « mode d'être » dans le singulier : le singulier se confond parfaitement avec l'être, qui

se confond parfaitement avec l'étant et avec l'essence. Il n'y a aucune hiérarchie ontologique4 ». On aperçoit finalement les conséquences politiques qu'induit ce bouleversement de la notion de substance. Avec la querelle des universaux, c'est en fait le passage de l'Antiquité à la modernité qui se joue. `Substance', « être une substance » change radicalement de signification avec Ockham. Le singulier est libéré de la hiérarchie ontologique caractéristique des philosophies grecques et chrétiennes antérieures, l'essence ne prime plus sur l'existence, l'être sur l'étant, l'archétype sur la créature. En expulsant l'universel de l'ontologie vers la sémiologie, Ockham desserre l'étau dans lequel le singulier se trouvait pris, d'où la certitude pour Michel Villey que :

1 Somme de logique, III, II, 27, p. 554.

2 Pierre Alféri, op. cit., p. 72.

3 Ibid.

4 Ibid., pp. 73 et 74.

« peu d'études [soit] plus nécessaires pour l'histoire de la philosophie du droit que celle du nominalisme confronté à son opposé, le réalisme de saint Thomas. (...) Là se trouve la clé du

problème fondamental (même aujourd'hui, quoi qu'on en dise) de la philosophie du droit1 »

L'étant n'est plus la partie d'un cosmos mais le composant d'un univers. La substance se retrouve face à elle-même, aussi isolée que la toute-puissance divine est absolue. Elle demeure bien entendu créature de Dieu, mais ce dernier n'agit plus au regard ou par l'intermédiaire de modèles. L'ordre des choses ne relève plus que d'une pure volonté dont la décision est naturelle parce que divine, mais finalement arbitraire.

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1 Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, Paris, 2003, p. 223.

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Ce premier chapitre appuie, sans pour autant valider, l'intuition de Michel Villey : la pensée de Guillaume d'Ockham est bien destruction de l'ontologie d'Aristote, le XIVe siècle annonce le passage du cosmos antique à l'univers moderne et voit la culture de l'Europe basculer. Peut-on se considérer pour autant à la ligne de partage des eaux, qu'en arrière nous avons le droit, au-devant les droits de l'homme ? L'ontologie ockhamienne semble pourtant prendre le parti de la critique de Joseph de Maistre. Comment pourrait-on en effet soutenir, d'un point de vue métaphysique, que seuls les singuliers existent, et dans le même temps, affirmer que « l'homme » ait des droits ? La pensée d'Ockham, au lieu d'être une source des droits de l'homme sert-elle au contraire de fondement à la métaphysique de ses opposants ?

Il est encore trop tôt pour répondre à cette question. Dans la première partie de sa vie, Ockham s'est avant tout attelé à l'édification d'une théologie. La substance isolée n'a pour l'instant qu'une signification métaphysique. L'homme est seul face à Dieu. Les droits de chacun ne l'intéressent pas encore. En revanche, il est acquis que son ontologie marque une rupture avec ses prédécesseurs. L'ontologie seule ne permet pas d'évaluer l'apport d'Ockham à la théorie juridique et politique moderne. Son influence est fonction de la nature des relations que chaque singularité entretient avec les autres substances. Des substances isolées peuvent-elles constituer un monde ? Comment penser les rapports entre des entités radicalement étrangères les unes aux autres ? La substance ainsi comprise est-elle appelée à devenir le sujet moderne auquel on attribuera au XVIe siècle des droits naturels subjectifs ?

Il apparaît logique que les référents moraux traditionnels soient remis en cause dès lors que les étants singuliers n'ont d'autre modèle qu'eux-mêmes et que le monde lui-même n'est plus hiérarchisé. Mais pour établir un lien d'Ockham à la théorie moderne des droits de l'homme, il faudrait montrer qu'en plus de changer de référents moraux, son nominalisme porte en germe l'idée selon laquelle chaque individu a une valeur intrinsèque en dépit de ses imperfections et de son isolement. La Création, telle que la conçoit Ockham, permet d'approfondir cette question. Refusant la catégorie aristotélicienne de la relation sans pour autant détruire tout ordre des choses, elle marque l'avènement d'un monde nouveau. Est-ce celui des droits de l'homme ?

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CHAPITRE 2 :

LE MONDE SELON OCKHAM

L'étude des répercussions du nominalisme sur la pensée des droits de l'homme soulève une difficulté chronologique. Ockham est un auteur du XIVe siècle alors que les droits de l'homme, balbutiant au XVIe, prennent leur essor théorique au siècle suivant, pour finalement s'imposer politiquement à partir de la fin du XVIIIe siècle. Pour faire face à ce problème, une possibilité est de chercher dans son oeuvre des prises de positions sans appel en faveur de l'individualisme juridique et politique par exemple.

Mais si la lecture des textes exige dans une certaine mesure qu'on leur fasse violence, ce serait certainement une erreur que de chercher un lien aussi direct. Ockham ne s'est pas intéressé aux questions juridiques pour elles-mêmes mais parce qu'elles étaient l'enjeu de rapports de forces théologiques et politiques. Il avait pour objectif la défense des intérêts de l'ordre franciscain, non de bouleverser les fondements du droit hérités de l'Antiquité.

L'absence de liens directs ne signifie pas pour autant absence de liens, mais il faut procéder autrement, par l'intermédiaire d'autres concepts. Le postulat de ce deuxième chapitre est qu'en insérant la substance au sein d'un monde nouveau, Ockham fait partie des penseurs qui ont posé les fondements métaphysiques, cosmologiques et épistémologiques de la modernité, et, indirectement, des droits de l'homme. Ses concepts de Créateur et de Création sont-ils nouveaux ? Dans quelle mesure ont-ils participé à l'avènement de la modernité occidentale, et par extension des droits de l'homme ?

A. Dieu

Ayant expulsé les universaux de la sphère ontologique, le nominalisme d'Ockham théorise une substance singulière qui, privée des essences communes, doit retrouver un principe d'unité. En théologien, il recourt donc au divin pour rendre cohérent sa conception de l'individu. Le paradoxe est que le système ockhamien, berceau de l'individu moderne vivant en un monde désenchanté, trouve son origine dans une réflexion théologique. Dieu est la clef de voûte de la pensée d'Ockham : il lui permet de s'extraire des deux apories qui enferraient sa conception de la substance.

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1. Les apories de la substance ockhamienne

La première aporie réside pour Ockham dans l'impossibilité de dissocier la substance de ses accidents inséparables. Un accident est dit inséparable lorsqu'il n'est pas possible de le retrancher de son sujet (par exemple être noir pour un corbeau) mais qu'il ne fait pas partie pour autant de son essence (c'est-à-dire de sa combinaison d'une matière et d'une forme). A la différence de l'accident séparable (avoir une plume abîmée), il est extrinsèque et pourtant essentiel. Bien qu'être noir ne soit pas dans l'ontologie ockhamienne constitutif de la substance du corbeau, tout corbeau est noir. Pour montrer qu'il s'agit d'un accident, bien qu'il soit inséparable, Ockham avance que la nature peut le soustraire d'un autre sujet sans qu'il soit pour autant détruit1. Mais ceci revient à déterminer la singularité d'un sujet en référence à un autre sujet. Dans un monde de substances absolument singulières, connaître l'accidentalité inséparable de Socrate ne peut en rien éclairer l'essence d'un corbeau. Si la substance est une, spécifique, et unique, Ockham devrait pouvoir dissocier ce qui est essentiel à son essence de ce qui ne l'est pas, sans interroger l'essence d'aucune autre substance.

La seconde aporie est remarquée par Louis Valcke2 et se trouve au coeur même de la substance : Ockham affirme qu'elle est une, tout en soutenant qu'elle est composée d'une matière et d'une forme3. Or nous avons vu dans le cadre de la querelle des universaux qu'il refuse toute distinction formelle ou réelle à l'intérieur des étants4.

Ockham apparaît donc pris en tenaille entre ses concepts aristotéliciens et les exigences de sa recherche d'une substance une :

« L'ontologie du singulier rencontre ici en effet une limite principielle. Ce qu'elle se trouve incapable de penser, c'est le trait le plus fondamental de l'étant comme substance, c'est-à-dire le noyau élémentaire autour duquel le discours ontologique se construit, dans ce qui précisément distingue l'élément ultime, l'on eskaton, de tout le reste5 »

Comme ses prédécesseurs, Ockham ne parvient par à réduire les singularités du monde (ce corbeau, cet homme) à un principe ontologique pleinement explicatif et cohérent. Aristote avait en

1 « Ainsi, bien que la noirceur du corbeau ne puisse en être retranchée sans destruction du corbeau, elle peut néanmoins être retranchée de Socrate sans destruction de Socrate ». Somme de logique, I, 25, p. 83.

2 Introduction au Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., p. 41.

3 « La forme est une chose qui ne peut être par elle-même, mais est toujours dans un composé avec la matière, sans laquelle elle ne peut être ». Ockham, Summulae in libros Physicorum, I, 21.

4 « Une chose est une seule chose numériquement quand elle ne contient pas en elle une multitude de choses distinctes quelles qu'elles soient ». Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, chap. 1, § 2.

5 Pierre Alféri, op. cit., p. 102.

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son temps critiqué les formes platoniciennes. Ockham a quant à lui pour but de redécouvrir des thèses du Stagirite via une critique des thèses thomistes et scotistes, mais lui aussi est incapable de rendre compte de la nature des substances par la portée de sa seule logique. Penser l'être comme singulier au Moyen Age requiert un bouleversement du cadre théorique. La logique nous a permis de comprendre ce que la substance n'est pas (l'universel), mais nous ignorons encore tout de son fondement ontologique. L'étant ne peut qu'être singulier mais nous n'en connaissons pas plus la cause que nous ne comprenons le comment de sa venue à l'être. Ayant atteint sa « limite principielle », l'ontologie logique est dans l'impasse et doit être dépassée. L'individu doit être pensé d'après de nouvelles fondations.

2. Dieu et la toute-puissance

L'époque et la personnalité d'Ockham lui indiquèrent tout naturellement la voie à suivre. C'est dans la théologie que son nominalisme trouve son fondement ultime. Il faut garder à l'esprit qu'en dépit de son parti pris pour la rigueur logique, Ockham se considérait avant tout comme un serviteur de Dieu devant s'incliner face aux vérités révélées. On fait trop souvent du venerabilis inceptor l'un des pères de la modernité, oubliant sa vocation de moine et les aspects mystiques de ses écrits. Or c'est précisément dans la transcendance qu'il trouve la solution ultime des apories que la raison peut soulever. En cela, il est un homme de son temps. Dieu est une évidence imprégnant tous les aspects de la pensée ainsi que les imaginaires. Voilà pourquoi ce que nous considérons de nos jours être un saut logique et ontologique n'est pour Ockham qu'une transition naturelle et légitime. Qui est Dieu pour Ockham ? Son concept permet-il au nominalisme ockhamien de dépasser ses apories ? Ces questions ont pour enjeu l'unité de la substance ockhamienne. Il s'agit d'établir s'il est légitime d'y reconnaître les origines de l'indépendance de l'individu moderne à l'égard du reste du monde.

La connaissance de la nature de Dieu est pour les hommes conditionnée à ce qu'ils peuvent en dire. Que peut dire, que peut savoir l'homme, créature imparfaite ? A la grande surprise du lecteur, Ockham répond en réintroduisant en théologie un principe qui avait pourtant montré ses limites en ontologie : le principe de non-contradiction. Si Dieu « peut » d'innombrables choses, c'est qu'appliqué à sa suprême essence :

« Pouvoir signifie pouvoir faire tout ce qui n'implique pas de contradiction (...) et c'est par la

puissance absolue que l'on dit que cela peut-être fait1 ».

1 Quodl., VI, qu. 1, p. 586.

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La fonction du principe de non contradiction est chez Ockham de fonder cette absoluité qui, bien qu'elle occupe une place à part, a elle aussi besoin d'un fondement. Dans sa perspective, la non contradiction n'est pas une limite apportée à la puissance de Dieu mais au contraire la condition de possibilité de son exercice : elle est ce qui fonde sans devoir être fondé. La première caractéristique de Dieu est ainsi sa toute-puissance. Sur ce point, Ockham a conscience de s'inscrire dans une longue tradition que l'on peut faire remonter au moins à Pierre Damien (1007-1072) et sa Lettre sur la toute-puissance divine1. Bien qu'à son habitude il en tire des conclusions radicalement différentes, Ockham scinde en accord avec ses prédécesseurs la toute-puissance divine en potentia absoluta et potentia ordinata :

« Cette distinction doit être entendue de la manière suivante. On dit quelque fois que Dieu «peut» quelque chose en entendant ce pouvoir comme suivant les lois ordonnées et instituées par Dieu et l'ont dit que Dieu peut faire cela par sa puissance ordonnée. D'autres fois, l'ont entend par «pouvoir» : pouvoir de faire tout ce qui n'implique pas contradiction, soit que Dieu ait décidé qu'il le ferait soit qu'il ne l'ait pas décidé, car Dieu peut faire beaucoup de choses qu'il ne veut pas faire2 »

Cette distinction n'est pas réelle, Dieu ne pose pas deux actes, auquel cas on diviserait son unité. Il s'agit plutôt de deux points de vue sur sa puissance selon qu'on la considère en elle-même ou dans la réalité causale de la nature3. Il faut entendre par potentia absoluta ce que Dieu peut accomplir dans le respect du principe de non-contradiction, et par potentia ordinata ce qu'il accomplit lorsqu'il donne un ordre stable au monde. A proprement parler, il n'existe donc pas deux puissances divines.

Seconde caractéristique de Dieu : son absolue simplicité. Traditionnellement, c'est en distinguant différents attributs, par exemple un entendement infini et une parfaite volonté, qu'on le qualifie. Afin de montrer que l'unité divine n'est pas pour autant brisée, Ockham retrouve la théorie de la suppositio :

« les attributs ne sont que certains prédicats mentaux4 ».

Mais qu'ils soient des visées connotatives n'indique aucunement qu'il faille introduire de pluralité en Dieu. Ockham n'a en fait qu'à renvoyer à ses considérations sur les universaux ceux qui affirment que Dieu est traversé par des distinctions formelles ou de raison. Les multiples noms

1 Cette lettre cherche à savoir si Dieu pourrait détruire le passé en faisant par exemple que Carthage soit et ne soit pas détruite, et répond par la négative. Pierre Lombard (1100-1160) ajoute dans ses Sentences les impossibilités logiques (cercle carré) et naturelles (un homme irrationnel) ainsi que les actes contraires à la nature de Dieu qui, étant un pur esprit parfait, ne peut marcher ou être déficient par exemple). Saint Thomas reprend ces perspectives dans la Somme contre les Gentils, t. 2, II, 22, § 2. Sur les questions relatives à la puissance divine, voir : Olivier Boulnois (dir.), La puissance et son ombre de Pierre Lombard à Luther, Aubier, Paris, 1994.

2 Quodl., VI, qu. 1.

3 Pierre Alféri, op. cit., p. 114.

4 Quodl., III, qu. 2.

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(Etre suprême, Créateur, Père) et concepts (parfaits, absolu, infini, miséricordieux) nous permettent de penser Dieu et d'en parler, mais leur existence est sémiotique, non ontologique. Dieu est un en soi mais pluriel pour l'intellect qui le considère. Cette réponse au problème des distinctions dissipe les questions relatives à un éventuel ordre en Dieu. Tout ordre reposant sur une diversité, la perfection des prétendus éléments divins leur interdit toute hiérarchie. Si l'entendement précédait sa volonté, il serait plus parfait qu'elle et Dieu ne serait plus parfait en tous points1. Or Dieu ne peut qu'être parfait, il ne peut en être autrement à l'époque de la chrétienté. Ockham peut finalement définir la nature de Dieu : il est l'Etre parfait, tout-puissant et absolument simple.

Mais comment s'assurer de son existence ? La théologie fonde la cohérence de la pensée d'Ockham mais quel en est le fondement ? Ockham se montre ici d'une étonnante modernité car à la différence de saint Anselme par exemple, il se refuse à toute démonstration de l'existence de Dieu2. Il reconnaît recevoir cette idée de la foi :

« articulum fidei : Credo in Deum Patrem omnipotentem, quem sic intelligo, quod quodlibet est

divinae potentiae attribuendum quod non includit manifestam contradictionem3 ».

Hors du credo, « on ne peut savoir avec évidence que Dieu existe4 ». Ockham expose et revendique son refus de toute analyse trop poussée des choses divines. Nos attributs ne sont que des signes de la pensée et nous devons veiller à ne jamais nous payer de mots. L'homme n'a tout simplement pas les capacités pour penser rationnellement Dieu, comme l'illustre la question de sa prescience :

« modum quo [Deus] scit omnia futura contingentia exprimere est impossibile omni intellectui pro

statu isto5».

Comment d'ailleurs faire l'analyse rationnelle d'un Dieu dont la simplicité interdit à l'esprit aussi bien la distinction que l'ordre ? Je ne peux que croire que Dieu existe. Ockham n'en doute pas un seul instant. Le fondement ultime de ce nominalisme se révèle être une croyance qui donne un coup d'arrêt à la régression exigeant à l'infini que soit justifié le dernier fondement exposé. C'est seulement après ce saut qu'est l'acte de foi pour l'esprit que le principe de non-contradiction intervient. Quiconque croit doit reconnaître la nature divine comme une exigence logique : de sa perfection découle sa toute-puissance et son absolue simplicité.

1 « omne posterius perfectione est imperfectius, sicut omne prius perfectione est perfectius ». Sent. I, dist. XXXV, qu. 3, O (« tout ce qui vient après la perfection est imparfait plus imparfait, de même que tout ce qui vient avant est plus parfait »).

2 C'est notamment au travers de son Proslogium contenant le célèbre argument ontologique qu'Anselme (1033-1109) marqua l'histoire de la philosophie.

3 Quodl., VI, qu. 4 (« article de foi: je crois en Dieu, le père tout-puissant, que je conçois ainsi : quoi que l'on attribue à la puissance divine, il ne renferme pas de contradiction »).

4 Quodl., I, qu. 9.

5 Sent. I, dist. XXXVIII, qu. 1, D (« la manière par laquelle Dieu sait tout ce qui concerne le futur est impossible à toute faculté humaine de compréhension en vertu de notre essence »).

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Nous avons rejoint le coeur du nominalisme ockhamien. Le Credo est l'acte de foi à la suite duquel l'esprit armé du principe de non contradiction peut se représenter un Dieu qu'il ne connaîtra jamais. Ce concept de Dieu est-il en mesure d'extraire le nominalisme de ses apories ? Assure-t-il aux substances l'unité que la stricte logique ne pouvait leur conférer ? Trouve-t-on dans la pensée d'Ockham un individu fragmenté, ou au contraire d'une unité suffisante pour être susceptible de constituer une ébauche de l'individu moderne ?

3. L'unité de la substance et du nominalisme ockhamiens

Pour assurer l'unité du nominalisme ockhamien, le concept de Dieu doit d'abord montrer la possibilité d'une substance une et unique. Sa puissance doit donc être capable de séparer l'accident inséparable du sujet sans que ce dernier soit pour autant détruit. La toute-puissance divine est donc une caractéristique fondamentale pour l'ensemble de la théologie ockhamienne. Absolue, elle est en mesure de réaliser l'identité ontologique des étants singuliers sans violer le principe de non contradiction :

« L'accident séparable est ce qui peut être retranché par la nature sans destruction du sujet ; l'accident inséparable est ce qui ne peut être retranché par la nature sans destruction du sujet, bien qu'il puisse être retranché par la puissance divine1 ».

Dieu a ainsi la capacité de faire subsister le singulier dans sa pure identité. Dans la mesure où A n'est pas B, Dieu peut maintenir A sans B et vice versa. Le corbeau (A) n'est pas dans son unité substantielle la noirceur (B) car bien qu'inséparable, cet accident n'est pas selon Ockham constitutif de son essence. Dieu pourrait donc faire exister un corbeau incolore, séparant de potentia absoluta le naturellement indissoluble. Sa puissance extrait donc de l'impasse théorique la substance en assurant la possibilité de son unité2.

Ockham veut aller plus loin et soutenir sa nécessité. Il réexamine pour ce faire théologiquement la question des universaux avec deux raisonnements simples. Premièrement, Dieu tomberait sous le coup du principe de contradiction s'il créait par l'intermédiaire de natures communes. Affirmer que Socrate et Platon partagent une même humanité reviendrait à soutenir qu'elle existe en deux lieux simultanément. On verrait chacune des deux humanités :

« se distinguer selon le lieu et la situation (...) ; or personne ne sait en particulier et distinctement que des choses se distinguent essentiellement s'il ne connaît en particulier les principes distinctifs

1 Somme de logique, I, 25, p. 83.

2 Voir le présent travail : partie I, chapitre II, section A, 1.

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intrinsèques : donc ces deux humanités se distinguent par elles-mêmes et, en conséquence, sont par elles-mêmes des «ceci»1 ».

Des « ceci », c'est-à-dire des singularités isolées, seulement identiques à elles-mêmes. Soutenir l'existence de natures communes reviendrait à exiger de Dieu qu'il ne respecte pas la condition de possibilité de sa toute-puissance. Deuxièmement, cette thèse conduirait à son inexistence même. La Création sort et retourne au néant. OEuvrant à l'aide d'universaux, Dieu ne pourrait annihiler un étant (cet homme) sans que soit détruite (car A = A) l'humanité présente dans tous les autres. Il aurait donc choisit de créer selon des conditions s'opposant à sa toute-puissance. Impossible, à moins que Dieu ne soit pas Dieu, et qu'empiriquement, la mort d'un homme signifie la fin de tous. Dieu enfin risquerait de se détruire lui-même « dans une sorte de réaction en chaîne2 » car l'annihilation d'un étant, donc de l'universel en lui, impliquerait la destruction d'une partie de son entendement. Un suicide divin. Absurde. La singularité est bien l'unique mode d'être envisageable, nécessité hors de laquelle l'esprit s'enferre dans la contradiction.

En toute rigueur, Ockham n'a malgré tout pas résolu le problème de l'unité du composé forme/matière. L'une des deux contradictions demeure. « Qu'importe ! » semble-t-il dire : montrer la possibilité puis la nécessité de la singularité suffit. La raison indique le nécessaire sans pouvoir le démontrer, ceci vaut aussi bien pour l'unité intime de chaque étant que pour l'existence ou la nature3 du principe divin qui en est le fondement. C'est finalement en Dieu, non en raison, que se résolvent les apories ontologiques. Sortant la métaphysique ockhamienne de ses impasses logiques, la théologie coupe définitivement la substance du grand tout auquel l'Antiquité et le haut Moyen Age l'intégraient. Il n'y a qu'un Dieu simple d'une part et des choses singulières de l'autre. Le Créateur lui-même n'est soumis à aucun ordre ou vérité, il est absolument libre, les étants lui font face et sont confrontés à l'évidence de cette toute-puissance qu'exprime la dévotion du Credo. La théologie ne produit aucun discours rationnel sur l'ordre du monde, elle est plutôt l'invocation d'une puissance sans limite autre que sa condition de possibilité, le principe de non contradiction.

Le concept ockhamien de Dieu fournit à la pensée médiévale une définition de l'individu comme être singulier, et néanmoins uni, ce qui était exclu dans le cadre d'une ontologie réaliste.

1 Sent. I, dist. II, qu. 5, p. 156.

2 Pierre Alféri (op. cit., p. 112) trace sur ce point un parallèle entre les pensées de Guillaume d'Ockham et de John Wyclif (1320-1384) qui montra que tenir jusqu'au bout la réalité de l'universel « conduisait logiquement à limiter la puissance divine, puisque sa moindre intervention destructrice entraînerait dans le néant toute une nature, toute une série de singuliers, toute une partie de l'entendement divin ».

3 Ockham questionne rationnellement l'existence de Dieu en Quodl. II, qu. 1. Son cheminement est résumé par Paul Vignaux : « Au sens où l'on pourrait montrer de Dieu qu'il n'y en a qu'un, on ne peut démontrer qu'il existe ; au sens où l'on démontre qu'il existe, on ne peut démontrer qu'il n'y en a qu'un ». Voir son article déjà cité p. 779 sq.

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L'analyse détaillée de la substance telle qu'Ockham la conçoit montre la nouveauté radicale de son apport. Il est certain que sa pensée ait été en capacité de fournir à l'Occident le concept d'un individu à la fois singulier et autonome, car si la substance ockhamienne demeure absolument soumise à Dieu, elle s'est affranchie des relations terrestres auxquelles la métaphysique la soumettait jusqu'alors. L'originalité d'Ockham ne s'arrête pas là. Sa définition de Dieu est si originale qu'elle renouvelle complètement la compréhension de sa création. Le monde ockhamien est en rupture avec les conceptions antérieures. Il annonce lui aussi la modernité.

B. Le monde

A la différence du Dieu thomiste ou scotiste, le Dieu d'Ockham n'a pas de schéma intrinsèquement bon de l'ensemble en vertu duquel il crée chaque singulier. Il est un acte pur et infini que la raison peut circonscrire sans jamais le saisir, et devant lequel elle s'incline. La modernité n'a pas fini de tirer les conséquences de cette onto-théologie. Si la substance est enfin une et unique, le monde au sein duquel elle existe a pour sa part perdu l'ordre que philosophes et religieux s'accordaient jusqu'alors à lui reconnaître. Il n'est plus qu'un artefact soumis à l'absolu arbitraire de la seule volonté divine, c'est un monde nouveau. Comment le définir ? Peut-on le dire moderne ? L'individu se trouve-t-il en son centre ?

1. La Création

Que le monde soit issu du néant est pour Ockham une nécessité qui découle autant de la foi (Genèse) que de la raison. Dieu n'est pas démiurge mais Créateur. Pour illustrer le processus selon lequel il oeuvre, Pierre Alféri use d'une analogie : l'action créatrice de Dieu est à chaque singularité ce que l'éclair est à son point d'impact, le monde est comme un champ au-dessus duquel l'orage plane, Dieu agit à tout moment. Ce parallèle rend compte du caractère absolu, immédiat, inconcevable, et bien sûr singulier, de l'action divine. Son pouvoir terrasse :

« la création est simplement de nihilo, de sorte que rien d'intrinsèque et d'essentiel à la chose ne

précède ; de même, dans l'annihilation, rien ne demeure1 ».

Toute autre perspective signifierait pour Ockham une limitation de la puissance divine. Or celle-ci renouvelle continuellement le monde en générant et pulvérisant certains êtres sans que les autres

1 Sent. I, dist. II, qu. 4, p. 116, l. 13-20.

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soient affectés. La rasoir d'Ockham tire un trait sur ce qui obsédait la métaphysique et fut au coeur de la querelle des universaux : « nec est quaerenda aliqua causa individuationis1 », il n'y a pas à chercher de cause à l'individuation puisque Dieu est seule cause de l'être. Ockham répond ainsi à la question de la venue à l'être des étants en évitant les méandres thomistes et scotistes.

A l'image de l'individu contemporain, la substance ockhamienne n'a pas de racines ou d'histoire qui la précède, elle existe pour elle-même, ce qui est diamétralement opposé à la métaphysique traditionnelle. Pour Augustin, Boèce, Thomas, Duns Scot, les singuliers dérivaient des universaux mais participaient à la perfection de ces modèles qui se trouvaient en Dieu comme une règle. Les idées en Dieu étaient son essence même. L'entendement divin permettant la création des existants singuliers à partir d'essences universelles, il était comme un réceptacle d'archétypes éternels, une « forme théologique du ciel des Idées platonicien2 ». C'était finalement Dieu que les choses désiraient à travers leur modèle, ce qui assurait la cohésion de l'ensemble3. Ockham décrit tout autrement la Création et, donnant une définition révolutionnaire de l'idée divine, bouleverse l'ordre attribué jusqu'ici au monde.

L'idée n'est plus une représentation éternelle servant de référent pour l'élaboration des étants, elle est la créature elle-même :

« Je montre que l'idée est la créature même. C'est en effet à elle que participe chacune des plus

petites parties contenues dans la description. Car c'est elle-même qui est connue par le principe

intellectuel actif, et c'est elle que Dieu regarde pour la produire rationnellement4 ».

L'idée, ce n'est pas le modèle, ce n'est pas une idée générale, c'est le singulier dans le moindre de ses détails, jusqu'aux lignes de la main pour un homme. Cette identité de l'idée et de la chose n'est possible que pour Dieu, elle est une nouvelle conséquence de sa toute-puissance. Il est difficile de se représenter cette doctrine. Il faut en fait redéfinir le terme `idée' pour en comprendre l'acceptation ockhamienne. Dire que Dieu se représente une chose au sein de son entendement avant de la créer peut sembler logique, mais c'est encore une fois tenter d'appliquer le langage des

1 Sent. I, dist. II, qu. 6, p. 197, l. 14-15.

2 Cf. André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 117. Sur la question des relations créatures/Dieu via les Idées de celui-ci, l'étude 4 est très éclairante (p. 168 sq.).

3 Ainsi pour saint Thomas, tout être cherche le bien (Somme théologique, Ia, IIae, qu. 66, art. 2), c'est-à-dire « désire Dieu comme sa fin lorsqu'il désire n'importe quel bien, que ce soit par un désir intelligent, par un désir sensible, ou par un désir de nature, lequel est étranger à la connaissance ; car rien n'a raison de bien et de désirable sinon en tant qu'il participe d'une ressemblance avec Dieu ». Ibid., Ia, qu. 44, a. 4, sol. 3. Cf. André de Muralt pour davantage de références, op. cit., p. 235 note 309.

4 Sent. I, dist. XXXV, qu. 5, p. 488. Egalement : « Les idées sont, avant tout, idées des singuliers et ne sont pas idées des espèces, car seuls les singuliers peuvent être produits à l'extérieur et rien d'autre ». Ibid., p. 493. Enfin : « Dieu a des idées en nombre infini, de même que les choses qu'il peut produire sont en nombre infini ». Ibid.

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créatures au Créateur, la logique à la théologie. Si c'est cela avoir une idée, Dieu ne peut en avoir aucune sans qu'une brèche soit ouverte dans sa simplicité. Paul Vignaux précise que l'on peut,

« si l'on y tient, dire que la pierre est en Dieu, mais elle est en Dieu de telle façon qu'elle n'est aucunement Dieu, aussi extérieure à Lui que la blancheur d'un mur est extérieure à l'oeil qui la voit. (...) Pour une doctrine qui éloigne de la simplicité divine l'ombre de toute diversité, la connaissance divine ne peut être qu'une vision radicalement simple d'une multiplicité extérieure à Dieu1 ».

Bien que dans l'impossibilité de comprendre l'exact processus de la Création, l'esprit humain peut comprendre les conséquences d'un acte divin faisant surgir l'être du néant. Aucune volonté divine, aucune forme, pas d'eccéité, d'intermédiaire entre Dieu et ses créatures. L'idée n'est plus le concept général commun de rose mais cette rose que je tiens dans ma main avec la liste exhaustive de ses caractères. L'idée n'est plus un moment de l'entendement mais de la toute-puissance, elle est pratique et non spéculative2.

Il y a donc identité entre le singulier créé et l'idée qu'en a Dieu. C'est l'une des conséquences pratiques découlant de l'identité logique des concepts d'essence et d'existence : chacun est ontologiquement complet car il n'y a pas de divergence entre la visée et le résultat de la toute-puissance divine. La Création libère les étants des archétypes à l'aune desquels ils étaient évalués. En expulsant les universaux du champ ontologique, la philosophie ockhamienne ne prive pas l'individu de ses origines, elle en modifie la genèse. Le singulier n'étant plus que l'idée de lui-même, il gagne en unité et en autonomie ce qu'il perd en relation avec les autres.

2. La relation

En redéfinissant la causalité divine d'après une acception radicale la toute-puissance, Ockham affirme que Dieu n'et tenu par aucune loi, ni par aucun de ses actes. Il bouleverse ainsi les concepts antiques de relation, de possible, et de causalité naturelle. Pour la tradition chrétienne, le monde résulte d'une décision de Dieu qui en constate après coup la bonté3. Mais dépassant une interprétation littérale de la Bible considérant que Dieu tisse des liens entre les êtres (il crée des

1 Paul Vignaux, op. cit., p. 760.

2 « Je dis que la connaissance divine concernant les choses que Dieu peut faire est pratique (...). La production divine peut être dite en un sens une «praxis», car elle dépend assurément de la volonté divine de façon contingente, et, par conséquent la connaissance qui lui correspond peut être dite véritablement une connaissance pratique ». Sent. I, dist. XXXV, qu. 6.

3 Cf. Genèse 1-31 : « Dieu vit tout ce qu'il avait fait. Voilà, c'était très bon ».

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espèces, interdépendantes, et dépendantes d'un milieu), Ockham affirme que la Création est une juxtaposition d'actes singuliers1.

De potentia ordinata, les singuliers entretiennent des liens et forment un ensemble cohérent : la graine appelle la fleur, les causes ont des effets. Cet ordre n'est cependant qu'une des déclinaisons possibles de la puissance absolue, il peut être à tout moment brisé. Les régularités causales existent parce que Dieu les a voulues mais ne sont pas immuables pour autant. Il serait absurde de croire que Dieu a décidé d'aliéner à jamais l'expression de sa puissance. La foudre peut encore frapper. S'il le décide, « Dieu peut créer un singulier incompatible avec les existants selon l'ordre des causes secondes, il peut faire pousser un poisson dans un champ et une vache dans un nuage2 ». Ockham déploie entièrement son onto-théologie. Puisque seuls Dieu et ses créatures existent, les relations ne peuvent pas faire partie du monde. La causalité, dont le premier des aspects selon la puissance ordonnée est la nécessité, relève d'après la puissance absolue de l'accident. Les seules relations existantes sont verticales, fulgurantes, singulières. Elles ne concernent que Dieu et les créatures, jamais les créatures entre elles. Cette thèse peut sembler aberrante. Un parent n'est-il pas cause de son enfant ? Ockham l'accorde seulement concernant la puissance ordonnée, et Louis Valcke précise que :

« la «paternité» n'est pas une entité qui vient s'ajouter à Sophronisque lorsqu'il devient le père de

Socrate, la paternité est simplement le concept au moyen duquel l'intellect pense la relation de Sophronisque à son fils3 »

Dieu pourrait donc accorder la paternité à quelqu'un qui n'est pas père. La relation ne constitue aucune forme de réalité, son existence est uniquement sémiologique4. Grâce à la distinction du langage et de l'ontologie, la parentalité se révèle être, comme la chevalité ou l'humanité, un signe mental qui laisse inchangée la nature singulière de l'étant. L'ordre naturel n'est pas une entité collective, il est la visée conceptuelle d'une collection de singularités.

L'inexistence ontologique de la catégorie de relation appelle une redéfinition du concept de possibilité. La méthode est identique et consiste à en analyser le concept d'après les deux

1 « Je dis que le mot «monde» peut être pris de deux manières : parfois pour l'ensemble total [tota congregatio] de toutes les choses créées ; qu'elles soient des substances ou des accidents ; d'autres fois pour quelque tout composé ou agrégé et cela de nouveau en deux sens, soit en considérant exclusivement les parties qui sont des substances, soit toutes indifféremment ». Sent. I, dist. XLIV, qu. 1, p. 651. Ailleurs, en Expositio super VIII libros Physicorum Aristotelis (prologue, § 17, p. 196), parlant de la science, Ockham affirme qu'elle « n'est pas une autrement que la cité est dite une, que le peuple, l'armée comprenant hommes, chevaux et autres choses nécessaires, que le règne, que la totalité, que le monde ».

2 Pierre Alféri, op. cit., p. 130.

3 Introduction au Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., p. 33.

4 Ockham s'oppose ici frontalement à Aristote car pour ce dernier : « on appelle relatives ces choses dont tout l'être consiste en ce qu'elles sont dites dépendre d'autre chose ». Organon, « Catégories », 6 a.

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perspectives pouvant exprimer la puissance divine. De potentia ordinata, le possible correspond aux alternatives prévues par le Créateur : il est `possible' d'être père ou mère d'une fille ou d'un garçon. Le possible est alors limité aux lois du monde. De potentia absoluta en revanche, ces lois pourraient être radicalement différentes :

« aucune règle ne précède la création pour se l'assujettir, pas même ce principe d'économie que les nominalistes aiment à invoquer contre les métaphysiques du XIIIe siècle (...). Si nos explications humaines sont tenues de respecter le principe d'économie, l'action divine s'en moque : (...) Dieu n'est assujetti à aucun principe d'ordre, pas même celui de ne rien faire en vain1 »

Dieu n'a pas à épargner sa force qui est absolue, aucune contrainte externe ne pèse sur ses actes. Le champ du possible est sans limites, si ce n'est celle du principe de non contradiction2. Ceci explique l'étendue des répercussions métaphysiques et morales de l'onto-théologie d'Ockham. En vertu de sa puissance, Dieu aurait pu faire le monde différemment. Cette approche demeurerait classique pour un monothéisme si le venerabilis inceptor n'ajoutait :

« Je dis que, bien que le monde ne reçoive pas le plus et le moins à la manière dont les qualités accidentelles sont susceptibles de plus ou de moins, néanmoins on peut en faire un meilleur que celui-ci et on peut lui faire des ajouts. De même, on peut faire des ajouts à l'eau et ainsi d'une eau en

petite quantité on peut faire une eau plus grande et donc plus parfaite en ce sens3 »

En plus d'être imparfait, notre monde pourrait être bien meilleur ! Ockham condamne ainsi l'entreprise même de théodicée qui consiste à expliquer en quoi notre monde est le meilleur qui soit. Ne s'arrêtant pas là, il attaque l'argumentation d'Aristote et affirme la possibilité d'une pluralité de mondes4. Ce n'est donc pas à la Renaissance mais au bas Moyen Age que les problèmes de l'incomplétude et de l'unicité du monde ressurgissent. Les réponses inédites qu'y apportent des penseurs tels Richard de Middleton5, Etienne Tempier6, ou Guillaume d'Ockham font basculer la chrétienté dans la modernité. Elles relativisent une limite cosmique qui « est aussi, bien sûr, une limite de la pensée7 ».

Cette remise en cause du cosmos antique a pour point d'orgue la redéfinition de la causalité naturelle dont Ockham desserre l'étau. Jusqu'alors, les quatre causes aristotéliciennes

1 Paul Vignaux, op. cit., pp. 764-765. En soutenant que Dieu peut s'il le souhaite agir en vain, Ockham est en confrontation directe avec Aristote. Voir le présent travail : partie I, chapitre I, section A.

2 La non contradiction étant la condition de possibilité de la puissance divine, elle ne saurait d'ailleurs être qualifiée de contrainte interne qu'improprement.

3 Sent. I, dist. XLIV, qu. 1, p. 660.

4 Sent. I, dist. XLIV, qu. 1.

5 Théologien franciscain, 1249 (env.) - 1300/1308.

6 1212-1279, évêque de Paris.

7 Pierre Alféri qui ajoute en bon médiéviste que « la pluralité des mondes est au XIVe siècle une pensée philosophique nouvelle et n'est plus au XVIIIe qu'une fable inoffensive ». Op. cit., p. 134.

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déterminaient le devenir des étants1, et la supériorité ontologique et explicative des causes finales et formelles avait pour conséquence l'enchâssement de chaque substance dans une harmonie d'ensemble. Ce n'était donc pas une manière de parler que d'affirmer que les singuliers tendaient vers la perfection du premier moteur. Aristote attribuait ainsi à la fin une causalité réellement finale et métaphoriquement efficiente.

Duns Scot et Ockham renversent cette perspective et soutiennent que la cause finale n'est qu'une métaphore, applicable aux êtres pensants, non aux étants en général2. Ils rabattent ainsi la cause finale sur la cause efficiente et substituent à :

« la notion aristotélicienne de causes totales et réciproques, une par soi dans l'exercice même de leur causalité (...), la notion nouvelle de causes partielles et autonomes l'une par rapport à l'autre (...) Ainsi apparaît un mode de pensée, universel, ou du moins univoque, qui permet d'interpréter selon un seul système de relations causales mécaniques l'ensemble des phénomènes qui peuvent tomber sous l'expérience humaine, aussi bien physiques que physiologiques et psychologiques3 ».

Dans l'ockhamisme, la causalité à proprement parler est efficiente, l'univers n'est plus régit que par une cause unique et machinale. Puisque la relation n'existe pas et que la causalité interne n'est que métaphoriquement finalisée, les substances sont définitivement isolées.

C'est ainsi dans un même mouvement qu'Ockham dévoile la singularité des substances et du monde. Il pense un monde ouvert (tout est en permanence possible), désacralisé (il pourrait être autre, et même meilleur) et mécanique (la causalité efficiente prime). Du fait de la toute-puissance de Dieu, le monde lui-même est singulier. Cette onto-théologie a des répercussions épistémologiques sans précédent et résolument modernes sur les perspectives de connaissance.

1 Par exemple, la statue a pour cause :

- matérielle le marbre (sa matière, ce dont elle est faite) ;
- motrice le sculpteur (principe du mouvement et du repos) ; - formelle les règles et rapports techniques et esthétiques ; - finale la glorification d'une déesse.

2 Aristote expose dans le De generatione et corruptione que « la fin meut selon la métaphore » (VII, 324 b 14). Ockham lui répond en Summulae in libros Physicorum, II, 6 : « On appelle proprement cause finale ce qui est projeté ou désiré ou aimé et en vertu de quoi l'agent agit ». Et comme le précise Pierre Alféri (op. cit., p. 94, note 136), cette prétendue cause est encore une métaphore : « Ce mouvement n'est réellement pas autre chose que le fait pour l'agent d'aimer la fin elle-même ; d'où il suit que ce mouvement de la fin n'est pas réel, mais est un mouvement métaphorique » (Sent. II, qu. 3).

3 André de Muralt, op. cit., p. 32.

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C. La connaissance

Ce monde que dévoile le nominalisme s'inscrit dans une certaine continuité avec celui de la tradition biblique. Dieu a placé l'homme au centre de la Création et se définit par sa toute-puissance. Sur les questions relatives à la connaissance néanmoins, Ockham est néanmoins en rupture avec les doctrines antérieures. La science n'a plus selon lui à décrire un ensemble hiérarchisé, elle peut se focaliser sur les mécanismes naturels. Quant aux connaissances théologiques, l'abîme séparant puissances absolue et ordonnée nous permet d'en poser les limites. A l'image de ses thèses métaphysiques, la théorie ockhamienne de la connaissance entretient un lien indirect avec la pensée politique moderne : l'omniprésence métaphysique et épistémologique de la singularité annonce l'ère de l'individu.

1. La science

L'ontologie ockhamienne est révolutionnaire dans ses fondements mêmes. Sa troisième définition du singulier souligne que les termes discrets rendent compte des singuliers grâce à leur fonction déictique1. Contre la lecture traditionnelle d'Aristote dominant jusqu'à saint Thomas, Ockham affirme que le singulier n'est pas ineffable. Du point de vue heuristique, il est possible de faire référence au singulier, de désigner cet homme, cette pierre. Soutient-il pour autant qu'une connaissance du monde soit possible malgré l'inexistence des universaux ?

Il y a pour l'ockhamisme deux types de connaissance : abstractive2 et intuitive. A cette époque, on qualifie d' « intuition » tout rapport direct de connaissance intellectuelle ou sensible3. Concernant la nature du rapport de l'esprit humain aux étants singuliers, Ockham soutient que la première intellection relève nécessairement de la connaissance intuitive (du singulier) et non abstractive (de l'universel). L'esprit ne fait aucun détour par l'universel pour revenir ensuite au singulier. Il combat pour ce faire la thèse classique des trois primautés de connaissance et montre

1 Pour rappel : « troisièmement, on dit singulier le signe propre à un seul, qui est appelé terme discret ». Voir le présent travail : partie I, chapitre 1, section C.

2 Elle correspond à un acte intellectif clair et distinct relatif à l'objet. Contre la théorie classique affirmant qu'elle libère en l'objet sa forme de la matière et donne accès à son essence universelle, Ockham soutient que l'abstraction n'est qu'un contenu noétique qui n'indique rien de la nature du singulier visé. Elle n'est que l'établissement d'un rapport de connaissance indirect sans aucune portée ontologique entre une unité numérique (le singulier, Pierre) et une unité de signification (le concept, l'humanité).

3 A noter qu'intuitif n'est pas synonyme d'évident.

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l'absurdité des positions réalistes1. Le singulier est ainsi reconnu comme objet premier de la recherche du vrai.

Est-il alors possible d'établir des vérités générales au sujet d'un monde où tout est irréductiblement singulier ? Contre l'aristotélisme affirmant qu'il n'y a de connaissance que de l'universel, la triple primauté de l'intellection du singulier incite à voir en Ockham un précurseur des sciences modernes expérimentales :

« Il faut noter que toute discipline commence par les individus (...). De même que toute notre connaissance tire origine du sens, de même toute discipline tire origine des individus2 ».

Cependant, bien qu'Ockham ait influencé la modernité scientifique, il est à noter que son ontologie de la singularité a :

« dès le départ, des exigences paradoxales : elle entend définir et penser la singularité des étants en elle-même et donc en général, mais quant à la connaître, comme une science connaît son objet, elle ne peut, par hypothèse, y prétendre3 ».

La possibilité d'une science pour un système de pensée est tributaire de sa réponse à la question de l'être. Chez Ockham, l'identité des concepts d'essence et d'existence implique l'indétermination fondamentale du verbe `être' et l'identité de tous ses dérivés (esse, ens, entitas, essentia, existere, existentia). Impossible donc de statuer sur les catégories de l'être comme le faisait Aristote puisque le singulier est inconnaissable :

« L'ontologie n'est plus en aucune manière une science ; on ne connaît à proprement parler que des singularités à partir d'une expérimentation singulière4 ».

Ockham détruit donc toute possibilité d'une science de l'ontologie. Toute science est-elle impossible pour autant ? Non, à condition de la redéfinir. Bien que les objectifs d'Ockham soient principalement théologiques, sa pensée peut être considérée comme faisant partie des racines du champ scientifique moderne. La science n'est plus une mais multiple, elle est la reproduction mentale de la multiplicité d'un monde possible parmi d'autres. L'espoir d'une science unifiant

1 La source historique du problème réside dans l'interprétation de « l'antérieur » (Aristote, Catégories). La tradition soutient en effet que seuls les universaux seraient intelligibles à l'esprit humain qui, à la différence de Dieu et des anges, serait incapable de connaître le singulier en tant que tel. Les natures communes auraient ainsi une primauté :

- temporelle (elles seraient antérieures aux idées singulières) ;
- d'adéquation (elles conviendraient mieux à la connaissance) ;

- de perfection (elles seraient supérieurs aux singularités).

Le singulier serait pour sa part ineffable. En cohérence avec son ontologie, Ockham répond que :

- la connaissance du plus commun a pour condition celle du particulier (temporalité et adéquation) ;

- l'existence des abstractions est sémiologique et non ontologique (perfection).

Et donc : « la première connaissance du singulier est intuitive ; le singulier est conçu de façon première » (Sent., I, dist.

III, qu. 6, p. 492). Pour plus de détail, lire « Le singulier est le premier intelligible » (Pierre Alféri, op. cit., § 8, p. 74

sq.).

2 Commentaire sur le livre des prédicables de Porphyre, op. cit., chap. III, § 11, p. 48.

3 Pierre Alféri, op. cit., p. 64.

4 Ibid.

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l'ensemble des connaissances s'évanouit, c'est le début de l'ère des sciences qui, toujours plus spécialisées, conduiront le XXe siècle à la régionaliser en savoirs. Une fois encore, le Moyen Age est à la source de mouvements caractéristiques de la modernité. Cette dernière trouve dans la métaphysique nominaliste les fondements lui permettant d'élaborer un discours réellement scientifique faisant passer au premier plan la technique et l'expérimentation.

2. La technique

Chaque étant nominaliste demeure composé d'une matière et d'une forme. Ockham se place dans la continuité d'Aristote dont il reprend la terminaison, mais à son habitude, il en bouleverse la signification profonde. L'aristotélisme a progressivement considéré la « matière première », qui n'était qu'une abstraction pour Aristote, comme un être réel indifférencié, sans qualités, pure potentialité en attente d'une forme. En vertu du principe d'économie, Ockham refuse tout d'abord cette distinction entre matières première et seconde. Mais surtout, puisque qu'elle énonce, d'une part que la matière est un substrat indestructible sous la pluralité des formes qu'il peut prendre1, d'autre part qu'elle fait pleinement partie de l'essence des singuliers, la tradition devrait lui reconnaître le statut d'être réel et permanent :

« Il ne faut pas s'imaginer que la matière soit d'elle-même seulement en puissance d'être, comme la blancheur est seulement en puissance d'être2 ».

D'un point de vue logique, Ockham en déduit qu'il faut attribuer à la matière la qualité intrinsèque de l'étendue.

« Il est impossible qu'il y ait matière sans extension3 ».

A l'opposé d'Averroès, Ockham fait donc de la matière un être intelligible selon une qualité quantifiable. A la différence des qualités aristotéliciennes telles que la lourdeur ou la chaleur, cette matière peut être mesurée, calculée. C'est toujours comme une quantité finie qu'elle existe au sein d'une substance une et unique :

« L'étant singulier comble ainsi de façon décisive l'indétermination de la matière aristotélicienne. En la pensant de façon essentiellement quantitative, l'ontologie du singulier fonde de façon programmatique une connaissance de la matière en tant que telle. En outre, puisqu'elle est toujours finie et locale dans le singulier, sa connaissance ne peut être elle-même que singularisée, c'est-à-dire

1 Sauf, bien sûr, de potentia absoluta.

2 Summulae in libros Physicorum, I, 15.

3 Ibid., I, 19 ; voir aussi Quodl., IV, qu. 20-28.

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expérimentale. Ainsi est pensée, pour la première fois, la possibilité ontologique d'une physique non

aristotélicienne, expérimentale et quantitative1 ».

Ce nominalisme ockhamien fonde ainsi ontologiquement le programme des sciences modernes. En substituant aux vérités de l'Antiquité des axiomes nouveaux (le rapport de l'esprit au monde est dans un premier temps nécessairement singulier, l'universel n'existe pas, la matière est quantifiable) il marche dans les pas de Roger Bacon (1214-1294)2, et ouvre la voie d'une réduction de la nature à ses qualités mathématiques et physiques.

Ockham repense également le concept de forme. Bien qu'Aristote présente la forme des êtres naturels selon le modèle de la t÷v13 (la forme de l'individu est à la nature ce que le plan est au bâtisseur de la maison), ce n'est qu'une méthode d'exposition, non un parti pris métaphysique. L'art n'est mis sur le même plan que la nature que parce qu'il permet d'en distinguer les principes ; c'est le cas des quatre causes. Ce parallèle ne doit cependant pas faire oublier que c'est en fait la p?rnç qui est au principe de la technique. Pour Aristote, « l'art imite la nature »4. Evidemment plus parfaite, elle unit harmonieusement en son sein ces causes que l'art peut dissocier lorsqu'à son plus bas degré, il n'est qu'un assemblage sans finalité. Aristote limite donc la technique à la manifestation de modèles universels. La statue n'est conforme à sa finalité (représenter par exemple un homme ou un dieu) que si l'essence de son objet en est la cause formelle.

La perspective d'Ockham est toute autre puisqu'il sépare radicalement générations naturelle et artificielle. Alors que la nature fait émerger des formes au sein d'une matière singularisée5, la technique n'est qu'une agrégation de formes naturelles qui ne constitue pas à leur tour un être unique :

« Car l'artisan ne fait rien, sinon mouvoir localement : or, ce faisant, il ne cause pas une nouvelle

chose mais fait seulement être la chose en un lieu où elle n'était pas auparavant6 ».

Il libère donc la pensée de la technique du double enfermement où l'aristotélisme la plaçait :

1 Pierre Alféri, op. cit., p. 97. Concernant l'influence d'Ockham sur la physique de son temps (principe d'inertie et analyse des propositions) : ibid., note 145.

2 Franciscain resté célèbre pour la place qu'il estimait devoir être prise par les mathématiques dans les sciences et ses contributions concernant l'avènement de la méthode expérimentale. Ockham s'en démarque cependant par son souci constant d'accorder ses thèses ontologiques à ses principes théologiques.

3 La « techné » renvoie à notre technique. C'est l'art selon son ancienne acception comme ensemble « de moyens, de procédés réglés qui tendent à une certaine fin » (définition du Petit Robert).

4 Aristote, Physique, II, 2, 194 a 21.

5 « La forme est un acte destiné à être reçu dans une matière » (Summulae in libros Physicorum, I, 23).

6 Summulae in libros Physicorum, I, 26. Et aussi I, 22 : « On dit en effet que la maison est faite ou engendrée, non parce qu'une partie en est totalement nouvelle en elle-même, mais seulement parce que des parties sont assemblées par mouvement local et situées comme il convient, de sorte qu'aucune chose nouvelle n'advient, mais qu'elles sont rassemblées l'une contre l'autre ou l'un sur l'autre comme il convient. De même, c'est seulement par la séparation des parties que l'on dit la maison détruite ».

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« Elle était naturalisée, ancrée dans le même sol ontologique que la génération naturelle ; elle était

universalisée, liée à un nombre fini de modèles formels1 ».

Ockham ayant supprimé la forme de la production des artefacts, tout est désormais possible pour la technique. Elle n'est plus qu'une combinatoire artificielle dont le modèle est la volonté de l'artisan, non quelque essence naturelle qu'il faudrait imiter. Cette redéfinition de la nature de la matière et du rôle de la forme permet l'ébauche d'une épistémologie conséquente : d'une part, les expériences singulières se révèlent possibles, nécessaires, quantifiables, d'autre part, elles intègrent une logique de pensée ayant rabattu sur la causalité efficiente les notions vagues de causalité formelle et finale. La conception ockhamienne de la connaissance ouvre ainsi des perspectives inédites de rigueur scientifique. Elle dégage les conditions de possibilités d'une appréhension rationnelle de la nature en vue de sa maîtrise. Ce mouvement va de pair avec une discrimination des tâches respectives de la raison et de la foi.

3. La théologie

Les écrits ockhamiens s'inscrivent dans une époque marquée par un conflit opposant la dialectique et la foi. Aux Xe et XIe siècles, les vérités antiques sont significativement réinterprétées ; à partir du XIIe siècle, elles sont progressivement dépassées. Ceci ne va pas sans résistances de la part des partisans d'une raison servante de la foi (philosophia ancilla theologiae) :

« Platon ? Je le recrache ; Pythagore ? Je n'en fais aucun cas. Euclide ? Je le congédie de même2 ».

A l'opposé, les pensées de Scot Erigène (IXe siècle) ou Béranger de Tours (mort en 1088) annoncent un retour à la rationalité, et saint Anselme (1033-1109) établit des ponts en tentant de comprendre la foi chrétienne à la lumière de la raison. C'est donc en aval d'un vrai renouveau de la spéculation philosophique qu'Ockham écrit, mais plutôt que de travailler à soumettre l'une à l'autre, il oeuvre à attribuer à chacune son domaine propre.

La démarche ockhamienne est double. D'une part, elle prend le parti d'une stricte application du principe d'identité dans la querelle des universaux. Son ontologie ne relève en cela que de la seule logique. D'autre part, sa théologie a pour ultime fondation un article de foi, le Credo, non une preuve ontologique. Cette dichotomie méthodologique est assumée et s'explique par l'essence divine même :

1 Pierre Alféri, op. cit., p. 93.

2 Cette citation de Pierre Damien (1007-1072) est extraite du traité Que le Seigneur soit avec vous. Cf. Lucien Jerphagnon, Histoire de la pensée, Paris, Tallandier, 1989, vol. 1, p. 354 sq.

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« Que Dieu est une cause libre à l'égard de tout, on doit le tenir comme une croyance, car on ne peut le

démontrer par aucune raison à laquelle un infidèle ne pourrait répondre 1 ».

Dieu ne pouvant être démontré, son existence comme sa nature ne s'inculquent pas à la manière d'un théorème. Ockham en veut pour exemple la question de la sainte Trinité. Comment la nature divine peut-elle être à la fois une et trine ? La seule possibilité est de reconnaître que l'implacable refus opposé à Duns Scot de toute distinction formelle souffre malgré tout une exception : le Père, le Fils et l'Esprit sont réellement identiques et pourtant formellement distincts2. Ceci est absolument incompréhensible. Ockham trace donc un horizon hors de portée pour la raison et choisit de la suivre en tout, sauf où la foi la contredit. Cette position n'était pas rare au Moyen Age mais prend ici une forme particulière car elle refuse, en toute rigueur et de manière symétrique, le recours en ontologie aux mystères de la foi3, et l'usage en théologie des principes de la logique.

Ockham fait ainsi partie des auteurs ayant libéré la pensée occidentale des apories résultants d'une confusion de la raison et de la foi. Si l'ensemble de son système repose en dernière instance sur Dieu, le Credo n'emprisonne pas la raison. Posant que les fondations respectives de la raison et de la foi sont irréductibles, Ockham affirme qu'il est nécessaire d'en dissocier les missions. Au lieu de figer le monde, la toute-puissance divine démultiplie les possibles et rend son ordre contingent. Dans un même mouvement, l'onto-théologie nominaliste expulse la théologie du champ de la connaissance. La foi reste supérieure à la raison mais ne lui dicte plus sa méthode. L'esprit humain ne pouvant franchir le gouffre séparant la Création du Créateur que par un saut dans la foi, la raison gagne une autonomie dont elle ne pouvait jouir aussi longtemps qu'il ne lui était pas reconnu un domaine préservé de l'écrasante tutelle de la théologie. En définitive, Ockham fait de la toute-puissance divine un usage heuristique qui ouvrit à l'Occident les perspectives du raisonnement imaginaire4. Dissociant les vérités rationnelles des vérités surnaturelles, il discrimine les champs religieux et scientifique. C'est un pas important vers la différenciation des sphères structurant la société. Le champ scientifique acquiert une autonomie substantielle vis-à-vis du champ religieux. Ockham libère ainsi la connaissance et laïcise la science.

1 Sent. I, dist. II, qu. 3, p. 55-56.

2 Sent. I, dist. II, qu. 1, F.

3 Sent. I, dist. II, qu. 11. Voir également l'ouvrage de Joël Biard : Guillaume d'Ockham et la théologie, Paris, Cerf, 1999 ; notamment p. 120 sq.

4 La philosophie contemporaine, notamment analytique, recourt très fréquemment aux expériences de pensées dont une fonction clef est de libérer l'esprit du réel en le confrontant aux possibles. Alain de Libéra et Pierre Alféri voient dans la pensée de Guillaume d'Ockham les racines profondes de cette méthodologie. Pierre Alféri, op. cit., p. 97, note 145.

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Considération intermédiaire

Le dépouillement de l'onto-théologie d'Ockham est extrême. D'un côté, les étants irréductiblement singuliers, de l'autre, la toute-puissance divine. Sa modernité réside dans cette opposition qu'il est le premier à penser sans intermédiaires. Cette simplicité retenue par l'histoire comme le « rasoir d'Ockham » est la source d'une triple rupture : a) Rupture métaphysique : penser Dieu selon sa toute-puissance et sa parfaite unité permet de dépasser les apories ontologiques de la substance pour les résoudre sur le plan théologique. L'étant singulier est fondamentalement un. b) Rupture cosmologique : notre monde n'est qu'une addition de substances juxtaposées spatialement. Incomplet, imparfait, il pourrait même ne pas être unique. Les relations n'existent pas, les possibles sont infinis, la causalité naturelle relève de l'accident. Les substances sont unes mais isolées au sein d'un univers où la toute-puissance divine, impénétrable, se substitue à tout principe d'individuation et reste seule à leur faire face. c) Rupture épistémologique enfin : n'étant plus qu'un agrégat arbitraire, ce monde est livré au pouvoir de l'esprit humain. La causalité efficiente régit seule les rapports entre substances, la technique est une pure combinatoire libérée des formes naturelles. Le monde n'est plus un cosmos sacré mais une possibilité singulière.

Ockham annonce ainsi la modernité en redéfinissant la place de l'homme. Ontologiquement, chacun d'entre nous est absolument un et parfait, nous ne correspondons pas aux idées de Dieu, nous sommes ses idées. Heuristiquement, nous sommes capables d'une intellection des singularités, donc du monde, puisque ce dernier s'y réduit. Ockham pose les fondements du sujet, de l'objet, et des sciences modernes qui doivent renoncer à la connaissance totale. Identifiant pour l'ontologie un champ propre bien que plus réduit, Ockham la dégage de l'emprise de la théologie. Circonscrivant leur tâche respective, il laïcise la connaissance. Enfin, bien que l'homme ne soit pas encore maître de la nature, le monde est déjà une vaste machine offerte à son pouvoir scientifique et technique.

Il est risqué d'affirmer un lien direct entre nominalisme et droits de l'homme. Si Heidegger a pu voir chez Ockham les sources de la rationalité instrumentale et technique moderne, il est

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impossible d'établir un lien direct sans une trop grande violence interprétative1. Ockham pense certes un monde nouveau, mais sans avoir conscience des innombrables bouleversements auxquels il participe. Ceux-ci sont trop nombreux, et surtout, son objectif est de défendre ses croyances et son ordre, non de révolutionner la pensée. Ockham veut retrouver la tradition, réinterpréter les grands textes religieux et philosophiques qu'une lecture abusive aurait dévoyés au fil des siècles. En revanche, sa pensée apparaît au terme de ce deuxième chapitre comme une vaste entreprise de déconstruction de l'univers conceptuel de l'Antiquité.

Cette première partie s'est attachée à montrer le caractère novateur de l'ontologie de Guillaume d'Ockham. Les espèces se révèlent n'être que des séries d'étants singuliers, les relations ne sont plus horizontales (terrestres) mais verticales (terre-ciel), un monde arbitraire se substituent au cosmos naturel. Le système d'Ockham déploie une métaphysique à la source des concepts modernes de substance, du monde et de la connaissance. L'ensemble des éléments que nous avons regroupés indique ainsi qu'il est légitime de voir dans cette pensée un pilier de la modernité occidentale, ce qui affermit, sans pour autant valider, l'intuition de Michel Villey. Le nominalisme ockhamien ayant joué un rôle important dans la naissance de l'individu et du monde modernes, il est possible que son rôle soit important quant à l'élaboration de la théorie des droits de l'homme. Peut-on cependant identifier des liens plus clairs, plus directs, entre la pensée d'Ockham et ces derniers ? Pour ce faire, notre hypothèse est qu'il convient de compléter l'analyse de la métaphysique ockhamienne par l'étude de ses versants juridiques et politiques.

1 L'oubli de la question de l'être prendrait selon Heidegger sa source dans l'univocité scotiste de la notion d'être et la réduction ockhamienne de l'être à l'étant. Les étants singuliers seraient dès lors isolés et manipulables. Cf. « Séminaire du Thor » dans Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, pp. 220-221 : « En prélude historique à cet avènement [de la vérité comme certitude et de la Nature comme simple Objet pour un Sujet], on peut constater que la recherche d'une certitude apparaît d'abord dans le domaine de la foi, comme recherche de la certitude du salut (Luther), puis dans celui de la physique, comme recherche de la certitude mathématique de la nature (Galilée) - recherche préparée de loin, sur le terrain du langage, par la séparation nominalisme des mots et des choses (Guillaume d'Occam). Le formalisme occamien, en évacuant le concept de réalité, rend possible l'idée d'une clef mathématique du monde ». Pierre Alféri qui cite ce texte en souligne également les sérieuses limites (op. cit., pp. 139-140, note 218 et 219).

- Deuxième Partie -

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LES REPERCUSSIONS DE L'ONTOLOGIE NOMINALISTE

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CHAPITRE 1 :

NAISSANCE DE LA MODERNITE JURIDIQUE

L'ontologie nominaliste présente au Moyen Age une vision de l'humanité inconnue de l'Antiquité, et préfigurant l'individu moderne occidental : bien que métaphysiquement isolé, tout être est complet, puisqu'il n'a d'autre modèle que sa propre essence dont l'unité est assurée par un Dieu tout-puissant. Que les relations n'aient aucune réalité n'implique pas pour autant que les individus soient seuls. Dieu fait face à tous les êtres singuliers, ce qui assure à chacun l'expérience d'une altérité radicale le transcendant. Pour quelques siècles encore, la valeur suprême aux yeux de l'individu est le divin, non lui-même.

La métaphysique ockhamienne apparaît dans l'histoire de la pensée comme un passage. Le Moyen Age est d'ailleurs souvent considéré comme une époque de transition entre deux mondes, ambivalence que l'on retrouve dans les écrits d'Ockham, aussi soucieux de dépasser les incohérences de son temps que de s'inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs illustres. Ceci explique que les liens établis entre l'ontologie nominaliste et les droits de l'homme soient indirects, théoriques.

A. La naissance du droit subjectif

Il est possible d'expliquer le désintérêt d'Ockham pour les questions pratiques et temporelles par les particularités de sa condition. Les franciscains dédaignaient les problèmes politiques, les considérant de valeur bien moindre que les questions religieuses. Durant la première partie de sa vie, Ockham limite donc la portée de son rasoir aux débats métaphysiques concernant la nature des substances, de la relation et de Dieu. Vers 1320 en revanche, des évènements historiques le poussent à s'intéresser aux débats juridiques. L'histoire le contraint à déployer les conséquences juridiques de son ontologie.

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1. La querelle de la pauvreté

Suite à l'élection du pape Jean XXII, de vives tensions apparaissent entre l'ordre de saint François et le Saint- Siège. Soucieux de vivre dans une pauvreté absolue pour rester fidèles aux principes de leur fondateur, les franciscains affirment avoir un simple usage sans être pour autant propriétaire des biens dont ils jouissent au quotidien. L'Eglise avait au XIIIe siècle soutenu cette approche en acceptant, dans un premier temps, que la propriété soit attribuée à des « amis spirituels » (bienfaiteurs laïcs), avant de prendre finalement elle-même ces biens en charge et d'en devenir propriétaire1. Ceci revenait à dissocier pour tout objet trois genres de propriétés : l'usus (acte même d'user), l'usufructus (droit sur les fruits), et la proprietas (droit permanent sur la substance même de la chose). L'Eglise était à proprement parler seule propriétaire des biens et de leurs fruits, dont les franciscains n'avaient que l'usage. La vie des moines s'accordait donc aux principes établis en 1221 par saint François :

« La règle de vie des frères est la suivante: vivre dans l'obéissance, dans la chasteté et sans aucun bien qui leur appartienne; et suivre la doctrine et les traces de notre Seigneur Jésus-Christ qui a dit : « Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et donnes-en le prix aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens et suis-moi »2 ».

En dénonçant cette construction qui n'était à ses yeux qu'une fiction juridique sans cohérence, Jean XXII exigeait de l'Ordre qu'il accède à la propriété, ce qui signifiait pour certains le renoncement au franciscanisme même. En réaction, les frères les plus radicaux s'allièrent au sein du courant des « spirituels ». La querelle de la pauvreté commençait.

La vie d'Ockham bascule en 1324, année de sa convocation en Avignon pour s'expliquer de certaines de ses positions théologiques et gnoséologiques. Prenant connaissance de la bulle Quia quorundam3, il entre en dissidence contre Jean XXII et rallie progressivement les spirituels en se rapprochant du juriste Bonagrazia et de Michel de Césène, ministre général de l'Ordre. A la

1 Grégoire IX énonce que les franciscains ont l'usage, non la propriété des biens dont ils jouissent (bulle Quo elongati - 1230). De même, ils ont pour Innocent IV l'usage (usus) de biens dont le dominium relève en réalité de l'Eglise (« in jus et proprietatem Baeti Petri », bulle Ordinem Vestrum - 1245). Leurs successeurs ne les contredisent pas : Alexandre IV reconnaît le bien fondé de cette théorie (bulle Virtute conspicuos - 1258), Nicolas III rappelle que les franciscains n'ont que le simplex usus facti des biens qu'ils utilisent, la proprietas revenant à l'Eglise romaine (bulle Exiit qui seminat - 1279).

2 Saint François, Première Règle des frères mineurs, 1 § 1 et 2. Il est possible de consulter l'ensemble de ses écrits à l'adresse : http://www.livres-mystiques.com/partietextes/Fdassise/table.html

3 Cette bulle du 10 novembre 1324 affirme d'une part qu'il est hérétique de soutenir que le Christ n'avait aucun droit sur les choses dont il usait, d'autre part que l'intention des papes précédents n'était pas de séparer la propriété de l'usage de fait, mais uniquement d'attribuer à l'Ordre sa part juste de biens. Les moines étaient donc individuellement propriétaires des biens dont ils jouissaient. Elle fait suite à la bulle Ad conditorem canonum du 2 décembre 1322, où Jean XXII dénonce la doctrine franciscaine de la propriété en matière de choses consumptibles, ainsi que la bulle Cum inter nonnullos, du 12 novembre 1323.

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demande de ses frères, il étudie dans le détail les textes condamnant les thèses franciscaines afin, espère-t-il, de convaincre Jean XXII d'hérésie. Sa colère, et même sa haine envers la papauté croissent au cours des quatre années durant lesquels il est contraint de rester auprès du pape. En 1328, il s'enfuit d'Avignon et se réfugie avec Michel de Césène à la cour de Louis de Bavière. Ce dernier, aux portes de l'Italie depuis 1324, n'avait pas vu son élection reconnue par le pape dont il était le premier ennemi. Les spirituels voyaient en l'empereur un allié de circonstance : à la condition qu'il le défende par l'épée, Ockham le défendrait par la plume1.

L'existence de l'Ordre étant en jeu, les frères mineurs sont contraints de plonger au coeur de débats juridiques extrêmement pointus. Juriste de formation, Jean XXII les attaquait sur un terrain qui n'est pas le leur. Pour continuer à vivre hors du droit, préservés de la propriété qu'ils méprisaient, les moines devraient être capables de justifier juridiquement de la cohérence des bulles du siècle passé. Conscients de ses talents de logicien et de son génie argumentatif, c'est à Ockham que ses frères confient cette tâche. Ses choix l'avaient fait théologien, les circonstances le font juriste.

2. Les premiers droits subjectifs

L'enjeu est pour les franciscains de montrer qu'il est possible d'user des choses sans en être le propriétaire, et que cet usus facti peut être pleinement légitime. Jean XXII a porté un coup sévère à la doctrine franciscaine en montrant le paradoxe d'un usage des choses consumptibles sans propriété (Ad conditorem canonum - 1322). A titre d'exemple, nous sommes propriétaires de fait de ce que nous mangeons ; il est impossible de manger ce qui appartient à autrui, et d'affirmer simultanément que l'on n'exerce aucun droit sur ces aliments. Le pape étend son raisonnement aux Eglises et charges que l'Ordre gère sans limite dans le temps. L'usage permanent d'un bien, c'est-à-dire le droit, signifie que l'on en est le propriétaire. Puisque les biens auxquels les franciscains ont accès ne sont pas des prêts, ils en sont propriétaires. Manger, se vêtir, se voir reconnue la gestion d'une Eglise sans contrainte temporelle, c'est avoir la propriété. Ou alors ce concept même ne signifie rien. Ce retournement de la papauté contre l'Ordre s'explique par l'étendue de son patrimoine et de ses privilèges. Rapidement amassés, ils suscitèrent en réaction la jalousie des autres mouvements, justifiant a posteriori les railleries du Roman de la Rose2.

1 Bien que l'authenticité de ce mot ne soit pas certaine, elle rend compte avec efficacité de la nature de cette alliance : « O imperator defende me gladio et ego defendam per verbo ».

2 Le personnage de Faux-Semblant dénonce dans ce texte écrit vers 1290 ces moines prêchant la pauvreté :

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La conceptualisation du droit exposée par Jean XXII est solide. Dénonçant la fiction juridique du XIIIe siècle, il pousse les frères mendiants dans leurs derniers retranchements. Ceux-ci n'ont d'autre choix que de modifier les paramètres initiaux de la réflexion juridique. Si les concepts hérités de l'Antiquité ne permettent pas aux moines de penser leur orientation de vie, c'est qu'ils sont erronés ou qu'ils n'ont pas été compris. Cette situation de tension conceptuelle illustre la propension de l'esprit humain à modifier le cadre du problème plutôt que de renoncer à ses certitudes. En science, c'est le cas du raisonnement par abduction qui consiste à identifier les causes d'un phénomène par variations successives des principes l'expliquant, jusqu'à élaboration d'une solution valable1. En morale, la conséquence détermine plus souvent le raisonnement que l'inverse. Puisqu'il est toujours possible d'argumenter pour ou contre une position éthique, c'est habituellement la rationalité qui se place au service des certitudes. Ainsi, pour sauver la pauvreté, clef de voûte de son Ordre, l'unique alternative est pour Ockham une redéfinition complète des concepts juridiques hérités de ses prédécesseurs. Ayant passé les trente premières années de sa vie à élaborer un système métaphysique propre, il y puise les ressources requises pour une telle entreprise.

Le but d'Ockham est d'établir une définition du droit étrangère à la propriété. Il y consacre un ouvrage entier, désigné par ses successeurs comme l'Opus nonaginta dierum2. Pour montrer qu'il est légitime de séparer l'usage de la propriété en matière de choses fongibles, il identifie une source nouvelle au droit. Pour la papauté, le droit (jus) est une part que le souverain, et, au-dessus de lui, le souverain pontife, distribue en vertu de la justice, de ce qui est juste (id quod justum est). Chaque droit est une concession pour une durée indéfinie, mais qui peut cesser à tout moment, si le bien commun l'exige. Ockham bouleverse cette approche en intégrant son concept de Dieu à la réflexion juridique. Alors que la tradition distinguait les sphères juridique et morale, confiant la

« Et se font povre et si se vivent

De bons morciaux délicieux,

Et boivent les vins précieux;

Et la povreté vont preschant,

Et les grans richesses peschant...

Et tous jors povres nous faignons...

Nous sommes, ce vous fais savoir,

Cil qui tout ont sans rien avoir ».

Cf. http://fr.wikisource.org/wiki/Boccace. Michel Villey cite ce texte mais différemment (La formation de la pensée

juridique moderne, Paris, PUF, 2003, p. 216). Nous n'avons pas trouvé trace de sa version.

1 Pas même en science, il n'existe de lecture objective des faits. Toutes réflexion est chargée de présupposés, « theory loaded ». Lire à ce sujet l'article décisif de Norbert R. Hanson, « Y a-t-il une logique de la découverte scientifique ? », dans De Vienne à Cambridge, L'héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours, P. Jacob (Ed.), Gallimard, 1990.

2 C'est-à-dire l'oeuvre des 90 jours, durée supposée de sa rédaction, bien qu'il soit impossible de le vérifier. Il fut rédigé à la charnière des années 1332 et 1333.

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première aux hommes et la seconde à Dieu1, la lecture ockhamienne de la Bible fait de Dieu une source de droit2.

Le droit n'a plus une mais deux sources, ce qui implique une double définition du `jus'. Ockham distingue le droit dont Dieu est cause, le jus poli3, et celui que les hommes organisent, le jus fori4. Ces deux types de droit ont une nature commune. Pour le droit romain et thomiste, le droit était une licence dont le dépositaire pouvait à tout moment être privé. Pour Ockham, il est le fruit du décret d'une volonté humaine ou divine octroyant un pouvoir à un individu. Les droits du jus fori (dominium, jus utendi, usufructus) sont ainsi définis en terme de pouvoir. Le dominium est ce pouvoir attribué par une loi positive et pouvant être défendu en justice5. Faire du droit un pouvoir et non une permission renverse le rapport de force entre la société et l'individu. Nul ne peut plus être privé de son droit sans cause ou sans son consentement, ce qu'illustre la définition ockhamienne du jus utendi comme « pouvoir licite d'user d'une chose extérieure, dont on ne saurait être privé contre son gré sans faute ni cause raisonnable, sous peine de poursuite en justice de son adversaire »6. La nature même du droit entendu comme jus fori reconnaît à chaque individu le droit d'engager une procédure judiciaire. A supposer que le souverain interdise à quelqu'un de défendre son droit devant les tribunaux, ceci ne serait légitime que sous conditions. Le droit n'est plus un octroi de la société mais un pouvoir naturel de l'individu.

Les conséquences de cette redéfinition des concepts juridiques fondamentaux apparaissent encore plus importantes dans le cas du jus poli. Le pouvoir provient alors de Dieu et est inhérent à tout homme. Ce droit est pensé sur le modèle de l'entrée de Jésus à Jérusalem :

« Jésus envoya deux disciples en leur disant : «Allez au village qui est devant vous ; vous trouverez aussitôt une ânesse attachée et un ânon avec elle ; détachez-la et amenez-les-moi. Et si quelqu'un vous demande quelque chose, vous répondrez : « Le Seigneur en a besoin », et il les laissera aller tout de suite»7 ».

1 Le Décalogue dit la morale, non le droit. Exode, XIX.

2 Voir le présent travail : partie II, chapitre I, section B, 1.

3 Polus, i, m., le ciel.

4Forum, i, n., a plusieurs significations. En l'occurrence, ce terme se réfère au forum romain, lieu des assemblées publiques et du règlement des affaires judiciaires ou commerciales.

5 « competit hominibus ex jure positivo, vel ex institutione humana », « potestas (...) vendicandi et defendendi in humano judicio » . Opus Nonaginta Dierum, éd. Goldast, in Monarchia, t. 3, p. 999. Cité et traduit par Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, p. 258.

6 « Jus utendi est potestas licita utendi re extrinseca, qua quis sine culpa sua, et absque causa rationabili privari non debet invitus, et si privet fuerit, privantem poterit in judicio convenire ». OND, ibid., p. 997.

7 Matthieu, 21, 1-4. L'édition TOB précise que « Seigneur » désigne ici Jésus, et qu'il s'agit de l'unique occurrence de cette évangile renvoyant au Fils, non au père. L'épisode est aussi relaté en : Marc, 11, 1-11 ; Luc 19, 28-40 ; Jean 12, 12-16.

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S'il serait aux yeux d'Ockham hérétique d'affirmer que le Christ était propriétaire de quelque bien que se soit1, il n'en serait pas moins blasphématoire de nier que son usage des choses ait été légitime. Mais on ne peut reconnaître de droit du Christ sur les biens dont il usait qu'en le pensant comme jus poli. Par analogie, un décret divin nous garantit un accès libre aux biens nécessaires à la survie (nourriture, boisson, vêtements...). C'est un don personnel, comme en témoigne le personnalisme de l'Ecriture sainte chrétienne :

« l'homme dont parle l'Evangile n'est pas seulement le genre humain ou telle espèce particulière, telle catégorie sociale ; il n'est pas seulement une part du groupe social, comme dans la Cité de Platon : Dieu porte amour à chacun des individus, comme un père aime distinctement chacun de ses fils et de ses filles2 ».

Le Créateur fait de chaque individu le titulaire d'un droit particulier. Cette concession divine assure la subsistance de chacun tout en se situant en amont de la propriété. Le jus poli remplit en définitive toutes les exigences des ordres mendiants.

Cette réponse à la papauté a été créée de toutes pièces. D'une part, les circonstances la justifient, d'autre part, elle est le fruit des réflexions d'un théologien dont la spécialité n'est pas plus le droit romain que le droit en général. Ockham n'a pas eu de formation particulière sur ces questions, auxquelles il a en plus été confronté dans un contexte polémique et non d'études. Son cursus a fait de lui un logicien certain que le langage est un outil au service de l'esprit, comme l'illustre son recours à la théorie de la suppositio dans la querelle des universaux3. Il n'hésite donc pas à modifier les définitions classiques du droit, allant à contre-courant des textes romains dont il ne s'inspire pas : « diffinitionem propriam dominii non legerunt in aliqua scriptura autentica4 ». Ockham s'appuie avant tout sur ses convictions religieuses et sur une exégèse littérale de la Bible. Et plus que tout, il appuie son Ordre dont l'existence même lui semble menacée.

Cette réponse n'est-elle pas fragile ? Ce droit pour une personne d'user des choses dont dépend sa subsistance est flou. Comment définir par exemple la qualité de logis ou de nourriture nécessaire à la survie et susceptible d'un usus facti légitime ? Les cas litigieux envisageables ne manquent pas, les franciscains possédaient de fait beaucoup de privilèges et de biens, ce dans un

1 Ce point est un sujet de discorde majeur avec Jean XXII, ce dernier condamnant les vues d'Ockham en 1324 dans la bulle Quia quorundam citée plus haut.

2 Michel Villey, op. cit., p. 207.

3 Voir le présent travail : partie I, chapitre I, section B.

4 OND, op. cit., p. 999 (« On n'a lu de définition propre du droit de propriété dans aucun un texte authentique »). Les orientations de saint François n'étaient d'ailleurs pas pour inciter ses frères à l'acquisition d'une culture diversifiée : « J'avertis les frères et je les exhorte dans le Seigneur Jésus-Christ, qu'ils aient à se garder de tout orgueil, vaine gloire, envie, avarice, soucis et tracas de ce monde, médisance et mauvais esprit, et que ceux qui ignorent les lettres ne se mettent point en peine de les apprendre ». Deuxième Règle des frères mineurs, 10 § 7.

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contexte de compétition entre ordres religieux. Mais la pratique n'est pas le but qui intéresse Ockham. Son objectif est métaphysique, il s'agit d'élaborer un raisonnement justifiant un statu quo juridique pour les statuts de l'Ordre. Dissocier jus poli et jus fori permet de distinguer le pouvoir d'user d'un bien (même consomptible) du pouvoir de le défendre au cours d'une procédure judiciaire1. Les franciscains renoncent au droit des tribunaux humains, mais pas au droit divin dont nul ne peut se délier. Cette polysémie du `jus' dégage un sens large du droit et permet aux frères mendiants de jouir de biens hors de son sens restreint, procédural, c'est-à-dire sans accéder à la propriété.

La force d'Ockham est de forger une distinction juridique dont l'une des branches est inaccessible à l'arbitraire d'un souverain, empereur ou pape. Le jus fori procède de la convention, de la loi humaine positive établie « ex pactione2 ». Son contenu peut varier d'une société à l'autre et, en théorie, les franciscains pourraient choisir de le défendre ou non3. Ce droit relève en conséquence de l'avoir, à la différence du jus poli, fruit d'une décision du Créateur, et ancrée à ce titre du côté de l'être, dans la nature même de l'individu. Le Christ ne pouvait cesser de jouir de ses biens puisque c'est de lui-même que son pouvoir émanait. Le simple usage des commodités nécessaires à la subsistance est antérieur au droit humain. En amont, l'usage et Dieu. En aval, la propriété et les conventions des hommes. L'homme n'est pas créé imago dei4 que symboliquement, notre dépendance envers Dieu induit une proximité ontologique. Par le don du jus poli, Dieu attribue à certaines de ses créatures une parcelle de sa toute-puissance5. Pour la première fois dans l'histoire du droit, l'homme est décrit comme le titulaire de droits ne relevant pas d'une relation, d'un rapport objectif extérieur. Pour la première fois, l'individu est porteur de droits subjectifs. Les

1 Ce qui permet un accord, au moins théorique avec les écrits de saint François : « Je défends formellement, au nom de l'obéissance, à tous les frères, où qu'ils soient, d'oser jamais solliciter de la cour de Rome, ni par eux-mêmes ni par personne interposée, aucun privilège sous aucun prétexte; pour une église ou pour une résidence, pour assurer une prédication ou pour se protéger contre une persécution » ; Testament, § 25. Dans les faits cependant, on voit mal comment l'Ordre, jouissant en permanence de certains biens, pouvait suivre son précepte de pauvreté : « Les frères se garderont bien de recevoir, sous aucun prétexte, ni églises, ni masures, ni tout ce qu'on pourrait construire à leur intention, sauf s'ils ne font qu'y séjourner comme des hôtes de passage, des pèlerins et des étrangers, conformément à la sainte pauvreté que nous avons promise dans la Règle » (Ibid., § 24).

2 OND, chap. 64, p. 1110 sq.

3 En théorie, c'est-à-dire si cela ne leur était pas interdit par l'un de leurs textes fondateurs : « Si dans une contrée on ne les reçoit pas, eh bien! qu'ils fuient dans une autre pour y faire pénitence avec la bénédiction de Dieu ». Saint François, Testament, § 25.

4 Genèse, I, 27 : « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa ». Comme le souligne la TOB : « Dans les textes égyptiens, c'est le Pharaon qui est souvent appelé «image du Dieu», dans la mesure où il reflète la volonté de Dieu face au peuple. Le fait que l'humanité entière est créée «à l'image de Dieu» signifie une démocratisation de cette conception royale » (note r p. 66)

5 Genèse, I, 26 : « Dieu dit : «Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance et qu'il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre !» ».

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droits de l'homme sont nés, la morale et le droit se confondent pour en constituer l'arrière plan théorique que la modernité ne cessera dès lors de décliner.

Cette naissance est paradoxale puisque son auteur n'eut ni conscience, ni l'intention d'y participer. Ockham n'écrivait pas pour défendre l'individu (surtout pas au sens moderne) mais pour protéger son Ordre. Il ne s'agit pas encore de ceux, beaucoup plus larges, que déclareront les textes du XVIIIe siècle. Cependant, en dégageant un droit du sujet, capable de concilier droit et absence de propriété, Ockham jette les fondements de la théorie juridique et politique moderne, trois cent ans avant Grotius et quatre cent cinquante avant la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. L'influence du franciscain ne peut s'expliquer par l'écho, au demeurant confidentiel, de l'Opus nonaginta dierum. Ce sont les répercussions de son nominalisme qui la rendent intelligible1. Mais le rôle joué par Ockham quant à cet avènement n'est dû en rien au hasard et ne doit pas surprendre. La métaphysique nominaliste devait générer tôt où tard des droits subjectifs au regard de ses présupposés. D'abord, en prenant le parti du singulier dans la querelle des universaux, elle fait de l'individu la seule réalité substantielle non contradictoire. Ensuite, elle ne lui oppose pour altérité réelle qu'un Dieu tout-puissant avec lequel un lien personnel est établi. Voir dans le sujet l'unique réceptacle possible de droits est la continuité logique de ces axiomes, ultime étape avant de faire du sujet la source même du droit.

Bien qu'il prétende ne réinterpréter les doctrines antiques et canoniques que pour mieux les défendre, Ockham est en rupture avec l'ensemble des thèses juridiques de ses prédécesseurs. Pour Aristote, le droit (to dikaion) est l'objet de la justice (dikaiosunè). Celle-ci, qu'elle soit relative au monde (justice générale) ou à la Cité (justice particulière), ne peut se penser hors d'un rapport adéquat entre plusieurs entités2. A différents degrés, l'hybris du héros tragique et le vol du petit délinquant ont pour trait commun d'être une remise en cause de l'harmonie d'un tout. Pour rétablir l'équilibre, le juge détermine le droit des parties en litige en effectuant un strict partage des droits et devoirs civils de chacun. Selon la formule consacrée, il s'agit de rendre à chacun le sien : « Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuens3 ». Par conséquent, le droit n'est pas fait pour tous. Un rapport n'a de sens que si ses termes peuvent être liés. Le droit concerne donc le citoyen, non l'esclave, qui est pour sa part hors du droit. De même, il n'est pas le même pour tous. La part qui me revient dans le tout (Cité, cosmos) est proportionnelle à la valeur

1 Voir le présent travail : partie II, chapitre II, section B.

2 Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 1.

3 « La justice est une volonté constante et durable d'attribuer à chacun son droit ». Ulpien, Digeste, I, I, 10 (Libro primo regularum).

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de mes actes. Enfin, le droit est objectif, il est déterminé par l'observation de la nature, par la jurisprudence, et n'est pas ce qui est donné mais confié par le tout à l'une de ses parties.

Ce réalisme juridique se retrouve chez saint Thomas, bien plus fidèle au Stagirite que ne l'est Ockham. Le droit existe dans le monde et c'est la mission du souverain et du juge que de le rechercher dans leurs rapports respectifs avec les sujets et entre les parties du litige. A la différence des autres vertus comme le courage ou la prudence, qui ordonnent l'homme par rapport à lui-même, la vertu de justice l'ordonne à autrui1. Elle ajuste entre eux les éléments d'un ensemble. L'idée d'un droit subjectif est donc contradictoire puisque c'est uniquement après une distribution qu'il est possible d'être investi d'une puissance.

Ockham ne peut que renverser ces raisonnements. La dénégation de toute réalité ontologique à la relation est une pierre angulaire de sa philosophie rendant inconcevable une théorie juridique fondée sur des rapports entre les hommes. Si le juste social ne disparaît pas du champ juridique, il passe au second plan puisque les familles, les villes, et même le monde, n'ont pas d'essence propre mais sont des composés de substances2. La justice ne peut plus espérer trouver le droit dans l'immanence et la jurisprudence n'est plus en mesure de dévoiler l'essence de la justice. Il faut changer de méthode, et c'est le but que se fixe Ockham en rédigeant ses lettres et ouvrages contre Jean XXII. Le monde pourrait être différent, meilleur, transformé à tout instant. La lecture dialectique de la nature est donc une impasse dont Ockham s'extraie en inférant le droit d'une interprétation littérale et logique des textes saints. Le droit ne se découvre plus, il se déduit. Ceci permet au franciscain de concilier ses croyances religieuses en un Dieu tout-puissant avec son génie de la logique. Contrairement à ce qui a pu être écrit, la théorie juridique et les axiomes métaphysiques ockhamiens sont en pleine cohérence, et même se renforcent mutuellement3. L'histoire a poussé Ockham à écrire, mais elle n'a pas forcé sa plume.

1 « par définition, la justice implique rapport avec autrui. On n'est jamais égal à soi-même, mais à un autre. Or, puisqu'il appartient à la justice de rectifier les actes humains, comme on l'a dit, il faut que cette altérité qu'elle exige affecte des agents différents ». Saint Thomas, Somme théologique, IIa, IIae, qu. 58, a. 2. « La justice, parmi les autres vertus, a pour fonction propre d'ordonner l'homme en ce qui est relatif à autrui. (...) Les autres vertus au contraire ne perfectionnent l'homme que dans ce qui le concerne personnellement ». Ibid., qu. 57, a. 1.

2 Voir le présent travail : partie I, chapitre I, section B et chapitre II, section B. Pour le texte d'Ockham, voir par exemple la citation de la note 1 p. 42 du présent travail.

3 Nous suivons en cela Michel Villey : « On s'est parfois montré sceptique sur les relations existant entre la philosophie d'Occam et ses positions juridiques : nos historiens matérialistes tiennent à tout prix à ce que la philosophie ne puisse exercer aucune influence sur le contenu positif du droit, ni jamais rien nous expliquer de l'histoire du droit. Il m'apparaît au contraire que les intellectuels, fussent-ils juristes, ont le grave défaut de tenir à la cohérence de leurs opinions, dans quelque domaine qu'elles s'exercent ». La formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 229.

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Contraints de redéfinir le jus, les franciscains donnent raison à Jean XXII, le droit romain ne tolère pas que l'on puisse user d'une chose sans en être le propriétaire. Ockham trouve alors dans sa métaphysique le concept d'un Dieu tout-puissant qui, en concédant à chaque individu un droit d'usage sur les biens nécessaires à sa subsistance, est à la source d'un droit sans propriété. Ceci revient à lier jus et potestas : tout droit est un pouvoir attribué par une loi positive. Des obligations pèsent alors sur la société qui ne peut plus sanctionner l'individu sans prendre en considération que certains de ses droits, relevant du jus poli, émanent de sa personne. Faire de tout homme le réceptacle d'une parcelle du pouvoir de son créateur est source d'une analogie des rapports humain et divin à leur pouvoir respectif. Ockham est en cela le premier théoricien connu du droit subjectif.

B. L'essor du positivisme juridique

La rigueur, le dépouillement de la pensée d'Ockham la rendent inconciliable avec l'aristotélisme et le thomisme. L'essence du juste ne se découvre plus dans le rapport à autrui. Elle s'infère de l'isolement des singularités. Attribué personnellement, le jus poli est égal et commun à tous. Il est à la fois universel et particulier. Ce droit n'est pas le fruit d'une lecture de la nature mais des textes chrétiens sacrés. C'est une déduction dont la volonté arbitraire de Dieu est le principe.

1. Volontarisme

Le monothéisme est polymorphe, et chaque grand culte se subdivise à nouveau en d'innombrables courants. L'ockhamisme se place dans la lignée des théories s'efforçant d'incorporer la pensée chrétienne au droit romain. La plus influente d'entre elles est celle de saint Augustin. A la différence d'Aristote, il ne définit pas la justice comme recherche d'égalité mais comme obéissance à un commandement divin. La seule vraie loi est celle du Christ1. Puisque c'est toujours Dieu qui nous fait connaître la justice, la foi est le premier des mouvements vers le droit :

« et quoniam et istae singulae species suas habent, in partibus iustitiae fides est maximumque locum

apud nos habet, quicumque scimus quid sit, quod iustus ex fide vivit2 ».

1 Matthieu 12, 18: « Voici mon serviteur que j'ai élu, mon Bien-aimé qu'il m'a plus de choisir, je mettrai mon Esprit sur lui, et il annoncera le droit aux nations ». La TOB précise bien que `droit' (grec krisis, hébreu mishpat) « désigne les ordonnances par lesquelles le Dieu de justice fonde ses rapports d'alliance avec les hommes » (note z, p. 2356).

2 Cité de Dieu, IV, 20 : Ce que M. Villey traduit : la foi n'était chez les Romains « qu'une espèce, une application de la Justice. Elle tient la première place chez nous, qui savons ce que signifie ce mot : le juste vit de la foi ». Ce qui nous semble plus proche du texte que la traduction de M. Saisset ( http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/citededieu/).

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La quête de justice exige de respecter la volonté divine. Encore faut-il y avoir accès. En théologien, Ockham indique pour ce faire de soumettre l'intelligence au texte révélé. Son monde est cependant d'une complexité bien supérieure à l'époque ayant succédé à la chute de Rome. Il requiert un droit savant, capable d'articuler les différents pouvoirs administratifs et politiques, et qu'elle est en capacité d'énoncer suite à la redécouverte en Italie du Corpus juris civilis (XIe siècle), de son analyse (travail des glossateurs - XIIe), enfin de son enseignement dans les universités dont le rayonnement est croissant (XIIIe).

Pour répondre à ce besoin de droit, Ockham reconnaît en parallèle la nécessité des lois humaines1. Ignorant cependant les subtilités de la science juridique, il rapproche puis confond, dans le sillage de l'évêque d'Hippone, le droit (jus) et la loi (lex) divine. Comme dans l'augustinisme juridique, le jus ockhamien désigne un système de lois tributaire de la volonté divine. Mais Ockham en radicalise la contingence car à ses yeux, Dieu se caractérise avant tout par sa toute-puissance. Ceci vide le `jus' grec et romain de sa signification. Le droit ne peut plus être défini comme un accord des jugements humains avec l'ordre immuable. Le jus repose ultimement sur la pure volonté divine. Ockham accorde ainsi sa théorie juridique à sa métaphysique. Sa méthode demeure, il s'agit de se référer au possible bien plus qu'au réel. Ce que nous affirmons être le Bien « en soi » est en réalité contingent :

« Dieu ne pécherait pas même s'il faisait comme cause totale ce même acte qu'il fait maintenant avec le pécheur à titre de cause partielle, parce que le péché n'est qu'un acte que l'homme est obligé d'accomplir ou d'omettre sous peine de châtiment éternel. Mais Dieu n'est obligé à aucun acte et par conséquent, un acte est juste du seul fait que Dieu le commande2 ».

On voit par là que la querelle des universaux dépasse de loin le cadre des débats, soit disant aussi dépourvu d'intérêt que de fin, dont l'histoire a longtemps fait la caractéristique essentielle des scolastiques. Redéfinir la métaphysique antique, c'est bouleverser tout l'édifice moral. Dans la perspective d'Ockham, aucune règle n'est intrinsèquement universelle et intemporelle3. Dieu ne considère aucune règle de sagesse précédant son acte créateur, « ni celle de la perfection infinie de son essence absolument participable et substantiellement aimée, ni celle de sa vérité essentielle constituée en idées intelligibles4 ». L'origine arbitraire du monde et sa structure privée de relations

1 Court traité, III, 10 et 11.

2 Sent., IV, qu. 9 E.

3 « tant que durera l'ordre actuel, il n'y aura pas d'acte parfaitement vertueux qui ne soit conforme à la droite raison ». Sent. III, qu. 12 CCC.

4 André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 242. Cette double négation oppose Ockham à saint Thomas (« l'essence divine est quelque chose qui transcende toutes les créatures. C'est pourquoi l'on peut voir en elle la raison formelle de toutes choses, étant participable et imitable par toutes les créatures, chacune à sa manière ».

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en font un ordre précaire, exposé à chaque instant à l'agir divin foudroyant. Il faut repenser la justice car le droit ne correspond plus à l'incarnation par Dieu de sa raison1, il ne renvoie plus qu'aux conséquences rationnelles de règles positives.

Ockham n'est pas le premier théoricien du volontarisme. Avant lui, d'autres ont soutenu que les normes du vrai et du bien dépendent d'une libre détermination de la volonté divine. M. Villey remarque que Duns Scot soutint avant lui le caractère arbitraire de la seconde table, celle des commandements relatifs aux rapports entre les hommes, au vol, au meurtre, à l'adultère2. Ces actes ne sont des péchés que parce que Dieu l'a voulu ainsi, ils ne sont pas condamnables de manière intrinsèque, le Seigneur peut énoncer des prescriptions contraires, ce que d'ailleurs il fait3. Mais à son habitude, la radicalité d'Ockham le distingue de ses prédécesseurs. Déployant les conséquences de la toute-puissance divine, il étend cette contingence à la première table concernant la relation de l'homme à Dieu et soutient que ce dernier pourrait prescrire même la haine à son égard ou l'adoration d'une idole, un âne par exemple :

« [Dieu] est justice, mais cette justice qu'il est, justicia increata quae Deus est, ne fait nécessité et

obligation qu'à l'égard de Lui-même, dans l'amour nécessaire qu'il a de soi, necessario se diligit ;

devant tout le reste, sa justice est aussi large que sa puissance4 ».

L'ockhamisme est un volontarisme décomplexé. Le Bien n'est ni une forme intelligible, ni un idéal, ni un juste rapport. Il n'est pas non plus ce que la raison prescrit. Le Bien est totalement dépendant d'un vouloir. La volonté humaine n'a pas à s'accorder à ce qui est naturellement bon, puisque la nature est un artefact susceptible d'être bouleversé à tout moment. Ce n'est plus parce qu'une chose est bonne qu'elle est désirée, c'est parce qu'on la désire qu'elle est bonne : bonum quia volitum. Pour déterminer le désir de ses créatures, Dieu parfait leur volonté par un décret a priori dont le contenu n'a aucune valeur en soi. Le mariage, la monogamie, la propriété privée... aucune institution n'est nécessaire à la bonté de la Création. Le monde relève strictement des choix

Somme théologique, Ia, Iae, qu. 14, a. 6 ) et à Duns Scot (cf. P.Vignaux, Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme », p. 766).

1 « De même qu'en tout artisan préexiste une idée des objets créés par son art, ainsi faut-il qu'en tout gouvernant préexiste l'idée d'un ordre pour les actes qui doivent être accomplis par ses sujets. (...) Or, c'est par sa sagesse que Dieu est créateur de toutes choses, pour lesquelles il peut être comparé à un artisan à l'égard de ses oeuvres ». Somme théologique, Ia, IIae, qu. 93, a. 1.

2 Michel Villey, op. cit., p. 206 sq. Pour le texte de Duns Scot : Op. Ox, IV, dist. 15, qu. 3.

3 Ainsi du meurtre : « La ville sera vouée à l'interdit pour le SEIGNEUR, elle et tout ce qui s'y trouve » (Jos 6, 17). La TOB précise : « Dans le cadre de la guerre sacrale, dont la conduite et l'issue victorieuse appartiennent à Dieu, l'homme se doit de ne rien garder pour lui et de tout consacrer par une destruction radicale au véritable vainqueur » (note s p. 455). Ainsi de la prostitution : « Le SEIGNEUR dit à Osée : « Va, prends-toi une femme se livrant à la prostitution et des enfants de prostitution, car le pays ne fait que se prostituer en se détournant du SEIGNEUR » (Osée, 1, 2).

4 Paul Vignaux, op. cit., p. 775. Pour le texte d'Ockham relatif à l'adoration d'un âne et à l'odium dei (haine de dieu), Sent. I, 19.

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d'un Dieu qui eût pu opter pour l'union libre et la polygamie. On comprend mieux qu'Ockham ait pu être dénoncé pour ses écrits et que la papauté ait tenu à en instruire le procès1.

Pour le jusnaturalisme médiéval, une lecture de la nature nous indique l'ordre bon. Les partisans du pape et de l'empereur s'opposent sur la forme. Les premiers (Ptolémée de Lucques, Jacques de Viterbe) affirment qu'une lecture symbolique de la Bible, notamment des passages des deux luminaires et des deux glaives, indique la supériorité du Saint-Siège en tous domaines. Les seconds (Dante, Jean de Paris) dénoncent ces interprétations comme abusives, mais eux aussi restent tributaire de la nature. C'est de l'intérieur, par l'observation, qu'ils s'efforcent de la cerner. Ces deux méthodes partagent un même présupposé qui les rend identiques sur le fond : la morale découle de la nature. Même la doctrine de Marsile de Padoue, malgré la haute valeur qu'elle reconnaît aux lois positives de l'empereur, procède d'une conception de la nature2.

A l'opposé, le système juridique et moral d'Ockham ne procède que des lois divines explicitement exposées dans les Ecritures. Dans le cas de la propriété par exemple, la Bible est pour Ockham sans équivoque : Dieu a d'abord donné à l'humanité la Terre en propriété indivise avant d'en décréter le caractère privé3. La méthode n'est probablement pas nouvelle mais sa radicalité est inédite. Ockham prend le parti d'un strict positivisme juridique : le juste, c'est ce que la volonté du législateur pose. Faire le mal, c'est « faire quelque chose au contraire duquel on est obligé [par le précepte divin]4 ». Dans le système ockhamien, droits subjectifs et positivisme juridique sont fruits d'un même principe. L'exaltation de la toute-puissance fait simultanément de Dieu la source du jus poli et de la loi. Si, pour préserver l'Ordre franciscain de la propriété, Ockham a élaboré une théorie des droits subjectifs, ceux-ci sont le produit d'une décision divine. Afin d'extraire chacun de ses frères, et par extension chaque individu, de l'ordre du cosmos, Ockham ne peut recourir au concept de nature et à ses relations. Il a besoin d'un décret arbitraire, qui plus est divin, dont l'autosuffisance est la force. Ce choix n'a pas à être justifié. Principe, il est ce qui explique et n'a pas à être expliqué.

1 C'est John Lutterel, chancelier de l'Université, qui dénonça Ockham. Ce dernier s'oppose frontalement à saint Thomas dont les positions, sur le mariage par exemple, défendent qu'il s'agit d'une nécessité naturelle (Supplément à la Somme théologique, qu. 41 et 65). En théorie, Dieu pourrait s'opposer au mariage, mais non sans choisir le mauvais, ce qui est absurde. Pour l'ockhamisme au contraire, la polygamie ou l'union libre serait bon si Dieu le voulait ainsi.

2 Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 236.

3 « Dieu dit ; «Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture» ». A ce dominium commun (Genèse, 1, 28) succède la potestas appropriandi (Genèse, 2, 15) : « Le SEIGNEUR Dieu prit l'homme et l'établit dans le jardin d'Eden pour cultiver le sol et le garder ». Le travail étant individuel, ses fruits appartiennent à son auteur. Cf. Guillaume d'Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, III, 7.

4 Sent. II, qu. 3-4, OT, V, p. 59. Traduction par André de Muralt, op. cit., p. 243.

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A l'origine, le positivisme juridique et le droit subjectif sont par conséquent deux concepts solidaires. Les droits ne peuvent émaner du sujet tant que celui-ci ne les a pas reçu de la seule volonté de son Créateur. Il est ainsi nécessaire à Ockham de discréditer doublement le concept de nature. Entendue comme cosmos, elle n'est plus qu'un agrégat arbitraire que régissent les commandements divins. Entendue comme critère de détermination de l'agir, l'action morale nécessaire en vertu de mon essence cède la place à un décret contingent auquel ma substance est étrangère. Ockham fait ainsi de la causalité efficiente l'unique causalité, au détriment des causes formelles et finales1. La morale est dissociée de la nature de l'individu, l'homme ne tend plus vers Dieu par essence, il ne suit désormais qu'un commandement extérieur. Seule compte la morale inférée de la volonté de Dieu, l'ordre naturel n'est plus susceptible de nous indiquer le droit, ou du moins l'observation fait-elle pâle figure en comparaison de la déduction. Le jus découle à présent d'une stricte légalité tributaire d'une pure volonté. Le droit n'ayant plus de fondement que métaphysique, Ockham peut énoncer une théorie juridique affranchie des certitudes héritées de la tradition. Si le positivisme juridique ne contient pas analytiquement le concept de droit subjectif, les droits subjectifs ont en revanche dû s'appuyer sur un positivisme juridique radical afin de pouvoir être énoncés. Seul un décret divin était à l'époque d'Ockham en mesure d'arracher l'homme au réseau des relations naturelles dont le droit naturel antique dépendait.

Cette révolution conceptuelle a lieu de concert avec d'autres bouleversements. Le XIIIe siècle a vu l'homme prendre un premier ascendant significatif sur la nature grâce à l'amélioration des techniques agraires (rotation triennale) et artisanales (outils, machines). L'urbanisation progressive et l'autonomisation des villes offre un mode de vie alternatif à l'existence rurale. L'amélioration des transports favorise le commerce, la comptabilité toscane améliore les transactions2. En parallèle, la redécouverte d'Aristote, la montée en puissance des Universités et de la logique terministe, fournissent de nouvelles armes conceptuelles pour penser ce monde qui, après de longs

1 A titre d'exemple, la finalité est une cause déterminante pour saint Thomas : « 3. Tout être désire Dieu comme sa fin lorsqu'il désire n'importe quel bien, que ce soit par un désir intelligent, par un désir sensible, ou par un désir de nature, lequel est étranger à la connaissance ; car rien n'a raison de bien et de désirable sinon en tant qu'il participe d'une ressemblance avec Dieu. 4. Parce que Dieu est cause efficiente, exemplaire et finale de toutes choses, et parce que la matière première vient de lui, il s'ensuit que le premier principe de toutes choses est unique en réalité ». Somme théologique, I, qu. 44, a. 4.

2 Cf. Michel Le Mené, L'économie médiévale, Paris, PUF, 1997, p. 89 sq. (« L'apparition des structures urbaines et leur emprise sur l'économie »), p. 112 sq. (sur l'essor des techniques). L'auteur souligne d'ailleurs que les ordres mendiants vivaient au coeur de cette civilisation urbaine qui, « devenue (...) le support de toute l'activité économique modifia les schémas de pensée et les aspirations des contemporains » (ibid., p. 163 à 165).

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siècles de repli sur lui-même, s'ouvre progressivement1. L'élaboration par Ockham d'une théorie du droit subjectif fait enfin écho à la réalité politique d'un pouvoir temporel fragmenté selon une pyramide de maîtres ne concevant leur droit qu'à l'aune de l'étendue de leur pouvoir. L'opposition de l'empereur à la papauté est le déclencheur exigeant d'Ockham une théorie juridique renouvelée dont les affluents se trouvent tout au long du bas Moyen Age. Ce dernier n'est pas l'époque obscure, creuse, de l'histoire de la pensée habituellement décrite. Le Moyen Age est un carrefour technique, social, religieux, philosophique, où la modernité occidentale est née. Remplaçant la nature par un Dieu tout-puissant, Ockham libère l'individu sur le plan métaphysique. La conceptualisation contractualiste des droits de l'homme est infiniment redevable de ce glissement de sens du jus dont il fut l'acteur le plus énergique.

2. Une morale de la modernité

La redéfinition ockhamienne du droit (théorie des droits subjectifs) et de ses fondements (positivisme juridique) se répercute sur la morale. Faire reposer la justice sur une volonté absolue rapproche la morale et le droit, sphères que l'Antiquité s'efforçait de dissocier. A Athènes ou Rome, le droit semble n'être jamais intervenu qu'avec pour objectif de résoudre les litiges entre les hommes. Si Aristote différencie justices générale et particulière, seule la dernière renvoie à proprement parler au droit. La justice générale est celle du cosmos et correspondrait plutôt de nos jours à la sphère morale. Ce n'est pas un tribunal mais Athéna qui punit Ajax pour l'õâñéò, la démesure de sa vengeance2. De même, le jus romain ne prescrit rien au maître quant à son esclave ou au père quant à ses enfants. S'ils agissent à leur encontre de manière abusive, ce n'est pas le droit (emprisonnement, amende...) mais la morale qui s'interposera3. Le mérite de cette approche est de donner une signification claire au droit en en délimitant les pouvoirs. Après avoir établi les propriétés de chacun suite à un juste partage des choses, le juge a accompli son office, aux moeurs de jouer leur rôle.

1 Cf. Alain de Libera, La philosophie médiévale, Paris, PUF, 1993, p. 355 sq. (« Le XIIIe siècle ») et p. 419 sq. (« Le XIVe siècle »). Ockham est d'ailleurs l'un des principaux représentants de cette logique terministe (ibid., p. 386).

2 « Athéna. - C'est moi, en jetant devant ses yeux un voile d'images trompeuses, qui ai détourné cette fureur insatiable sur les troupeaux pris à l'ennemi ». « Athéna. - Apprends par cet exemple à ne jamais proférer d'insolences contre les dieux, à ne jamais te gonfler d'orgueil, que tu l'emportes sur autrui par la force ou par l'opulence. (...) les dieux aiment la mesure détestent les coeurs pervertis ». Sophocle, Ajax, 50 sq. et 125 sq.

3 « Il est fréquent que le censeur marque un citoyen de la note d'infamie, pour avoir vendu cruellement un vieux serviteur ». Michel Villey, Le droit et les droits de l'homme, Paris, PUF, 1983, p. 92.

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Ockham brouille cette répartition des tâches en introduisant le concept du jus poli. Puisque les biens nécessaires à la survie relèvent désormais du droit, les termes se confondent. Ainsi, les franciscains n'ont aucun droit (jus fori) sur les commodités dont ils jouissent, mais ils ont le droit d'en jouir (jus poli), et la morale veut qu'il ne leur soit pas demandé de renoncer à en user (simplex usus facti). La plurivocité du jus incite à le déployer dans tous les aspects du quotidien (logement, logis, nourriture), non sans oublier à la longue de quel droit il est question. A la différence du droit romain ou du droit naturel thomiste qui s'efforcent d'établir leurs propres attributions et de s'y tenir, le droit ockhamien est potentiellement dépourvu de frontières. Il ne tient qu'à l'arbitraire de Dieu de fixer le cadre du droit. Ockham établit par conséquent un passage entre morale et droit. Par chance pour ses frères, son interprétation de la volonté divine s'ajuste parfaitement aux intérêts franciscains.

La voie est ouverte. Les théoriciens modernes du droit naturel trouvèrent dans la métaphysique nominaliste un droit pouvant tout justifier. Le contexte du XVIIe étant néanmoins très différent, ils ne recourent plus tant à la volonté divine qu'au concept de nature, qui devient un outil permettant la conversion des conceptions morales en axiomes juridiques. Mais la méthode est similaire, le droit absorbe la morale1. Pour Aristote, la morale reste modeste car elle n'est pas une science. Il s'agit de scruter le monde pour ajuster la définition des règles de l'agir, et il est donc impossible d'appliquer en philosophie pratique une méthode aussi rigoureuse qu'en métaphysique2. C'est à la jurisprudence de donner son contenu au droit. Cette modération cède chez Ockham la place au raisonnement :

« Ce qui s'appelle aujourd'hui la science juridique est la science de la constitution des lois. Le droit se définit pour elle comme essentiellement normatif, et les juristes en arrivent à concevoir la possibilité d'une présentation axiomatisée de leur discipline. Ce qui est tout à fait cohérent, mais repose sur la non-distinction du droit et de la loi, telle que la propose, après Guillaume d'Ockham, Kant, le maître de l'apriorisme, sinon du positivisme juridique. Une telle conception ne peut que s'opposer à la conception aristotélicienne du droit3 »

Le droit n'est plus une activité dont la finalité est l'égalisation proportionnelle ou géométrique, mais un ensemble de décrets logiquement connectés. Au sommet de la pyramide, Dieu, dont les Ecritures nous révèlent la volonté. Vient en premier lieu son don à l'homme du jus poli (accès aux

1 Voir le présent travail : partie II, chapitre II, section B.

2 « tout notre raisonnement sur ce qui concerne l'action doit n'être que général et sommaire, comme nous l'avons dit au début, parce qu'il faut demander des raisonnements appropriées à la nature de la matière traitée. Or ce qui concerne l'activité et ce qui la favorise n'a rien de fixe, non plus que ce qui concerne la santé. Puisque tel est le raisonnement général, il en va de même du raisonnement sur les cas particuliers, qui ne comporte pas de précision ; ces cas particuliers ne relèvent d'aucune connaissance technique ni d'aucune règle ; il faut donc que, dans tous les cas, ceux qui agissent observent les circonstances particulières, comme il en va dans la médecine et la navigation ». Ethique à Nicomaque, II, 2, 3 sq.

3 André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 12.

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biens nécessaires à la subsistance, droit du mari sur son épouse et du père sur ses enfants). Suite à la Chute, il autorise sa créature à établir des gouvernements et propriétés relevant du droit des hommes, le jus fori. Par palier, le droit et la morale sont déduits des commandements divins dont ils sont tous deux ultimement issus. Il ne semble plus y avoir entre les deux de différence de nature.

Ce rapprochement, esquissé chez saint Augustin, trouve avec la philosophie d'Ockham un relais vers l'âge classique. Si les contractualistes ne citent pas Ockham, ils sont grandement tributaires de ce nominalisme. On retrouve par conséquent dans les grands textes juridiques des droits de l'homme contemporain cette confusion des sphères morale et juridique. A titre d'exemples, la Déclaration d'indépendance de Virginie de 1776 reconnaît à chacun le droit de « jouir de la vie » et « de chercher à obtenir le bonheur » (art. 1.) ; la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 exige de tous les êtres humains qu'ils agissent « les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » (art. 1), la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples de 1981 énonce comme un devoir pour l'individu de « préserver le développement harmonieux de la famille et d'oeuvrer en faveur de la cohésion et du respect de cette famille ; de respecter à tout moment ses parents, de les nourrir, et de les assister en cas de nécessité » (art. 29.1). Bien des bouleversements ont été nécessaires pour que des textes juridiques reconnaissent un droit au bonheur, un devoir de fraternité, et même de respect de ses parents ! Ce qui ne relevait que de la morale et de la vertu individuelle fait désormais partie du droit et des interactions sociales1.

Chez Aristote, le droit est l'ajustement d'un rapport à un moment donné, lors du litige. Chez Ockham, à mi-chemin de l'ancienne distinction, il se définit comme un pouvoir octroyé par une loi divine ou politique. Alors que le droit règle les conflits, les droits subjectifs peuvent à tout moment entrer en conflit. Cette conséquence n'est pas encore visible dans le nominalisme ockhamien. Elle n'apparaît que dans un contexte moderne où l'individu occupe le centre et dont tout pouvoir découle. La morale se confond de nos jours au droit de chacun parce qu'elle n'est plus commune. Elle n'est plus cette toile de fond qu'imposait une entité supérieure, le prêtre-roi, le monarque, le pape. Le politique et le religieux dépendent en Occident de l'individu plus qu'ils ne le conditionnent. Les individus déterminent aujourd'hui l'autorité politique ou changent de religion. Puisque la morale n'existe plus, le droit emplit les espaces qu'elle déserte. La morale ayant été rabattue sur le droit de chacun, l'enjeu d'une société moderne est d'articuler les droits de chacun. L'inflationnisme juridique résulte de la subjectivisation du droit. En affranchissant progressivement

1 Aristote, par exemple, est à l'opposé de cette approche : voir le présent travail p. 13 note 5.

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l'individu des tutelles collectives et dogmatiques1, les sociétés modernes se sont condamnées à la perte du langage commun que représentait la morale. Pour régler les interactions sociales, il faut à présent d'innombrables lois dont la quantité varie en fonction du degré d'homogénéité du corps social.

La liberté de l'individu n'a cessé de croître depuis le Moyen Age. Les droits de l'homme s'appuient sur le postulat que tout homme serait par essence libre, ce que les Déclarations soulignent le plus souvent dès leur premier article. Cet axiome n'est pas nouveau, les textes les plus anciens opposent l'animal et l'homme comme l'instinct et la raison, le déterminisme et la liberté. L'originalité d'Ockham réside dans l'importance qu'il lui accorde et la définition qu'il en donne. Pensée sur le modèle de la toute-puissance divine, la liberté est une exigence de la foi. Par amour, Dieu a aliéné sa potestas absoluta et dégagé une sphère de liberté pour les créatures à son image2. Ceci va à l'encontre du principe d'économie. L'ordre naturel est surabondant, la puissance divine est libéralité, Dieu a voulu qu'il y ait d'autres efficients. C'est un argument classique. En donnant à l'homme cette perfection qu'est le choix, il lui confère la responsabilité de pécher ou de bien faire. Mais à son habitude, Ockham en radicalise l'acception traditionnelle.

Pour saint Thomas, l'homme comme tout être naturel est déterminé par sa forme propre, à savoir son âme en quête du souverain bien qu'est la béatitude. Le contenu vers lequel tend son action ne peut en conséquence qu'être le bien, c'est-à-dire Dieu. L'homme est libre des modalités de son action, mais il n'a pas de marge de manoeuvre quant à sa finalité. Chaque créature est animée par le même principe : retourner vers sa perfection. D'autre part, une même action peut procéder de deux agents, le premier étant la cause, et le second l'instrument3. D'après Ockham, ce raisonnement ne rend compte ni de la toute-puissance de Dieu, ni de l'immensité de son don. De potentia absoluta, aucun acte n'est en soi vertueux. Ce n'est pas notre nature mais la révélation qui indique l'amour de Dieu comme notre fin ultime. Le volontarisme ockhamien exige que nous suivions un commandement extérieur, ce qui revient à dissoudre l'ordre naturel téléologique. Prouver que notre liberté est effectivement déliée de toute finalité intrinsèque est problématique. Il

1 Ces tutelles désignent les dogmes ayant régné sans partage sur les corps et les esprits de l'ensemble de la société. Par exemple, sur le plan spirituel, le christianisme d'avant la Réforme, ou sur le plan politique la monarchie absolue de droit divin de l'Ancien Régime.

2 Sent. II, qu. 5 Q.

3 « Dieu est cause de l'acte du libre arbitre ». De malo, qu. 3, a. 2, ad. 4. Sur ces questions, lire : André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, « La métaphysique thomiste de la causalité divine » (septième étude), op. cit., p. 331 sq.

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s'agit pour Ockham d'une évidence doublée d'une nécessité théologique1. Cette dernière est confirmée par la lecture franciscaine des Ecritures :

« La philosophie franciscaine, comme on l'a noté chez Duns Scot, tient d'autant plus à insister sur la valeur de la liberté de l'individu qu'elle lui paraît une exigence de la vie chrétienne. En ce point encore, elle s'oppose à la doctrine d'Aristote : il y a dans l'aristotélisme comme un reflet du régime de la cité grecque, où l'individu n'est encore qu'un élément de la cité ; aussi Aristote enserre-t-il la conduite de l'individu dans le réseau d'une morale close, où tous ses devoirs peuvent en principe être définis. Mais le propre de la morale chrétienne ne saurait être d'obéir à un ordre abstrait que commanderait la raison. Comme Dieu, créés à son image, les hommes ont mission d'exercer une potestas absoluta. L'acte méritoire, pour un chrétien, n'est point tant l'acte commandé : c'est au contraire l'acte gratuit, qui suppose la liberté ; c'est l'acte « surérogatoire », celui qui donne plus que ce qui est dû ; ainsi le bon Samaritain de la parabole charge-t-il l'hôtelier de soigner le voyageur blessé au-delà de ce qui serait dû en fonction de l'argent versé (« quodcumque supererogaveris », selon Luc, 10, 35) ; ainsi saint François ni ses moines n'étaient-ils obligés de faire voeu de pauvreté, de chasteté et d'obéissance - ils s'y donnaient gratuitement2 ».

Si l'homme n'était pas libre en tant que cause efficiente, le christianisme n'aurait aux yeux d'Ockham plus de signification. L'acte moral n'est plus un accord avec notre nature ou avec la nature entendue comme cosmos. Il est assentiment de notre libre arbitre au monde créé de potentia ordinata par Dieu3. L'action morale est en conséquence comme un objet pour la volonté rationnelle d'un individu ainsi hissé au rang de sujet. En déliant la volonté humaine de ses lois internes, Ockham donne naissance à l'individu moderne.

Alors que Dieu inscrit chez saint Thomas la moralité en l'homme, il abandonne chez Ockham l'individu à son libre arbitre. Les potentialités indiquées par une volonté absolue en chacun sont vertigineuses. L'indétermination de la volonté serait insupportable. Elle doit s'aliéner dans une puissance ordonnée, sous peine des pires désastres. Or les limites ne sont plus intrinsèques. Ockham bride le libre arbitre par les commandements divins comme on canalise un fleuve avec des digues. Le devoir est plus rigide car prescrit de l'extérieur, et à la fois plus autonome, dépendant en dernier recours d'un choix4. Cette redéfinition de la liberté comme émanation du sujet est caractéristique de la modernité. La liberté est désormais pensée comme pouvoir infini dont l'individu est la source. Dieu a été remplacé par autrui :

1 Sur l'évidence, lire la section 3 de l'article de Maurice de Gandillac, « Guillaume d'Ockham » dans l'Encyclopédie Universalis. Sur la nécessité théologique, lire : André de Muralt, ibid., pp. 332 à 334.

2 Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 262.

3 Sent. I, dist. XVII, qu. 2. Pour analyse : Paul Vignaux, Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme », p. 771.

4 Cette analogie entre un fleuve et la liberté individuelle moderne est un emprunt à Roger Labrousse. Cf. Introduction à la philosophie politique, Paris, Librairie Rivière et Cie, 1959, p. 133.

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« Article 4 - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la

société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi1 ».

Si les droits de l'homme sont le dogme de la modernité, la nature de cette transcendance est inédite dans l'histoire humaine2. A la différence des dieux, d'un Dieu unique ou d'un monarque, les droits de l'homme unissent le corps social sur une absence. Du bas Moyen Age à aujourd'hui, les sociétés occidentales se sont éloignées de Dieu, maîtrisant toujours mieux la nature au point d'avoir l'illusion de la dominer. L'absence de transcendance commune nous a conduit à nous diviniser nous-mêmes. La rationalité technique progresse, les phénomènes et catastrophes naturelles s'expliquent, la génétique permet à l'homme de créer le vivant. Si la loi, la morale, la religion ou la philosophie s'efforcent de canaliser ce soulèvement de puissance :

« L'instinct vital de la nature humaine rejette cependant cette solution comme une violence inacceptable, ce qui explique enfin pourquoi une certaine « sensibilité » contemporaine en arrive à éprouver toute autorité comme répressive, tout ordre comme injuste3 »

Nous oscillons désormais entre l'autonomie et la loi.

1 Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 26 août 1789.

2 « Une telle conception de la volonté et de la liberté est totalement étrangère à l'aristotélisme pour qui au contraire deux libertés humaines trouvent dans l'amitié le lien de leur perfection et en quelque manière, en raison de leur réciprocité, leur statut d'infinité. Ama et fac quod vis, disait Augustin avec la même profondeur. Il est vrai que pour Augustin, comme pour Aristote, la volonté désire naturellement ce qui lui est bon ». André de Muralt, op. cit., p. 80.

3 Ibid., p. 35. André de Muralt désigne par « cette solution » la tentative kantienne d'articulation de la liberté et la loi morale. Dans cette optique, les slogans de mai 68 illustrent par leur radicalité remarquablement ce conflit entre « moi » et « non-moi », tiraillant l'individu confronté à la gestion de sa propre puissance. La tension qui en résulte s'exprime par un rejet de toutes les structures d'ordre (« le sacré, voilà l'ennemi » ; « Je ne suis au service de personne (pas même du peuple et encore moins de ses dirigeants) », l'affirmation de la prévalence de l'individu (« Jouissez ici et maintenant » ; « Je décrète l'état de bonheur permanent »), un rapprochement de la morale et du droit au point de les incorporer (« La paresse est maintenant un crime oui, mais en même temps un droit »). Deux inscriptions murales résument la quintessence de notre modernité : « La liberté commence par une interdiction : celle de nuire à la liberté d'autrui » ; « Ni maître, ni Dieu. Dieu, c'est moi ». Bien que la finalité de ces slogans soit fondamentalement étrangère aux intentions d'Ockham, ils affirment comme son nominalisme l'inexistence de l'ordre, la primauté du singulier, la proximité de la morale et du droit. Ils sont une des conséquences possibles, en l'occurrence extrême et entièrement laïcisée, d'une métaphysique dont l'homme, entendu comme individu, est le centre. Ces slogans sont extraits d'une compilation réalisée par Michel Lévy : Interdit d'interdire - Les murs de mai 68, Paris, L'Esprit frappeur, 1998. Concernant l'ordre : pp. 31 et 39. Sur l'individu : p. 11 et 33. Sur l'enchevêtrement de la morale et du droit : p. 52. Pour les deux dernières citations : pp. 63 et 55.

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Le fondement de toute réflexion ockhamienne est son concept de Dieu omnipotent. D'une part, il permet l'élaboration de la première théorie connue des droits subjectifs : la querelle de la pauvreté conduit les franciscains à soutenir l'existence des jura poli émanant de tout individu en vertu d'une concession divine. D'autre part, il engendre un positivisme juridique radical, corollaire du refus du concept de relation. Ockham structure ainsi les concepts fondamentaux de la théorie des droits de l'homme à l'âge classique. L'enchevêtrement du droit et de la morale a pour corollaire une nouvelle conception de la liberté affranchie de la causalité finale et d'un ordre naturel intrinsèque, potentiellement illimitée. C'est l'avènement de l'individu abstrait, le droit qui organise son rapport au monde n'est plus une activité mais une pyramide de texte, une hiérarchie de normes au sommet de laquelle trône une pure volonté. L'articulation de ces éléments témoigne d'une intime cohérence de la pensée ockhamienne : la métaphysique en soutient les pans juridique et politique, qui eux-mêmes s'appellent mutuellement.

Ockham avait conscience de l'originalité de ses thèses. Toutefois, il est certain qu'il ne souhaitait, pas plus qu'il n'imaginait, l'ampleur des horizons que sa remise en question du cosmos antique dégagerait. Son nominalisme a conduit l'Occident à redéfinir le statut de l'homme sur des axiomes radicalement nouveaux :

« Pour la première fois, un théologien chrétien ose considérer que Dieu, l'être premier, éminemment parfait, souverainement aimable, infiniment provident, livre l'homme à l'arbitraire de sa toute-puissance, le rassurant à peine par l'aliénation qu'il s'impose à lui-même en se liant en puissance ordonnée. Certains concluront à une anticipation des visions contemporaines de l'homme, jeté dans le néant d'où il ek-siste, abandonné dans l'être dont il ne saisit pas le sens. Rien n'est plus étranger au terminisme occamien que ces frissons imaginaires d'angoisse métaphysique. La leçon a porté pourtant. Elle n'a pas suscité cet acte de foi auquel le franciscain qu'était Occam voulait suspendre toute théologie possible. Elle a engendré, pour longtemps et pour beaucoup, la haine de Dieu, celle qu'Occam envisageait comme l'une des fins possibles de la vie bienheureuse1 ».

La philosophie d'Ockham est un des aboutissements possibles de la pensée chrétienne. Il n'est pas surprenant qu'au bas Moyen Age (époque d'émancipation théorique et expérimentale à l'égard de la nature), ce soit un courant du christianisme (religion pour laquelle Dieu s'est fait homme par l'intermédiaire de son Fils) qui énonce la liberté individuelle absolue à venir. La glorification du pouvoir de Dieu est paradoxalement le signe d'un transfert progressif de sa puissance vers l'être qu'il créa à son image. Elle annonce la divinisation prochaine de l'homme2.

1 André de Muralt, op. cit., p. 248.

2 Quand l'homme est-il devenu Dieu ? Si la question est sans réponse définitive, de multiples pistes sont envisageables, parmi lesquelles la révolution industrielle (XIXe) ou le génie génétique (XXIe). Pour Théodore Monod, Hiroshima marque la fin de l'ère chrétienne qui, s'ouvrant avec Dieu se faisant homme, s'achève avec l'homme se faisant Dieu.

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CHAPITRE 2 :

LA THEORIE POLITIQUE D'OCKHAM ET LE CONTRACTUALISME

La liberté est selon Ockham inhérente au sujet et infinie, à moins qu'elle ne rencontre un commandement extérieur. Afin de ne pas être envahi par les pouvoirs de chacun, il est nécessaire d'intégrer l'individu au sein d'une communauté politique. Est-il cependant possible de coordonner les hommes au-delà de la simple juxtaposition de puissances ? Comment le sujet, esseulé du point de vue métaphysique, peut-il entrer en relation avec ses semblables ? L'enjeu est pour Ockham de montrer que sa théorie est applicable, qu'elle est capable de penser un vivre-ensemble harmonieux. Dans le cas contraire, elle perdrait toute raison d'être car l'objectif ockhamien est de penser un système cohérent sur tous les plans. Après avoir articulé sa métaphysique avec le droit, le défi pour Ockham est d'intégrer la sphère politique à sa réflexion.

A. Une théorie politique annonciatrice des droits de l'homme ?

L'étude des écrits juridiques ockhamiens témoigne de sa participation à l'élaboration du concept de droit subjectif, et donc de son influence sur les droits de l'homme. Retrouve-t-on également dans sa pensée les prémices de la modernité politique ? Le contractualisme procède d'une révolution politique : l'individu n'est plus l'objet mais la source du pouvoir. L'origine du pouvoir permet ainsi d'établir le degré de modernité d'une théorie politique. Quelles sont les thèses ockhamiennes sur ce sujet ? Apporte-t-il une réponse susceptible d'avoir influencé les théoriciens contractualistes ? Différents aspects de la modernité de sa pensée l'indiquent.

1. La nature du pouvoir

En théologien, Ockham ne peut imaginer d'autre clef de voûte que divine à son système. La source de l'autorité politique est donc identique à celle du droit. Conformément au dogme franciscain, Dieu, caractérisé par sa toute-puissance, exprime son pouvoir par un libre décret de sa volonté. Pourquoi les hommes doivent-ils régler politiquement leur coexistence ? C'est ce dont une lecture littérale de la Bible rend compte : dans le jardin d'Eden, le politique n'existe pas car la coexistence est parfaite, Adam et Eve n'ont à coordonner leurs actes. Dieu établit donc les trois

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seules règles nécessaires du dominium collectif et des puissances maritale et paternelle1. Mais la Chute, dévoilant à l'humanité la connaissance et le mal, la livre à elle-même. Dans son infini bonté, Dieu donne à l'homme les moyens de gérer les conséquences du péché originel. D'une part, le pouvoir d'appropriation individuelle (potestas appropriandi) pour limiter les conflits en répartissant les biens2. D'autre part celui d'établir des chefs (potestas instituendi rectores) sans lequel la multitude courrait à sa perte3. Cette puissance publique a pour sa part toute légitimité à établir des lois (potestas condendi leges et jura humana), condition de l'exercice de son autorité. Ces deux pouvoirs attribués à l'humanité sont interdépendants : l'appropriation exige un souverain juge, le chef gouverne en distribuant ou en reconnaissant des propriétés.

Dieu est donc au sommet d'une cascade de pouvoirs qu'il répartit par délégation. La puissance législative est initialement un décret divin, en vertu duquel les conventions positives humaines doivent être établies. Le droit naturel ne signifie donc plus que les conséquences rationnelles des règles positives divines. Ce n'est plus la nature mais les Ecritures qui enseignent le juste. Les lois humaines doivent être déduites des décrets divins arbitraires. Ce positivisme juridique divin réduit tout système politique à n'être qu'un pur instrument au service d'une volonté : le juste n'est plus observé mais promulgué. Le gouvernement n'est plus universel et éternel mais particulier et temporaire. Sa nature n'est bonne qu'aussi longtemps que Dieu le veut. Ce n'est donc plus qu'improprement qu'il est possible de parler de droit naturel. Le droit naturel antique est aussi permanent que le cosmos. A l'opposé, la nature ockhamienne est un agrégat de singularités où tout est possible à chaque instant. User du terme `nature' pour désigner le monde relève de l'oxymore : soumise à la toute-puissance divine, la nature est artificielle4. Premier aspect de la modernité politique d'Ockham : la nature, et par répercussion la politique, relèvent de l'artefact.

1 Sur le communisme originaire : Genèse, I, 28. Sur la soumission de l'épouse à son mari : Le SEIGNEUR « dit à la femme : « Je ferai qu'enceinte, tu sois dans de grandes souffrances ; c'est péniblement que tu enfanteras des fils. Ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera » (Genèse, 3, 16). Ockham y fait référence en Court traité du pouvoir tyrannique, III, 6). Sur la domination des pères sur leurs enfants, il fait référence (Court traité III, 11) à l'Epître aux Ephésiens (6, 1 à 3), traduit par la TOB : « Enfants, obéissez à vos parents, dans le SEIGNEUR, voila qui est juste. Honore ton père et ta mère, c'est le premier commandement accompagné d'une promesse : afin que tu aies bonheur et longue vie sur terre ».

2 Court traité, III, 7.

3 Ibid., III, 11.

4 Comme le note Cyrille Michon : « La possibilité métaphysique de l'annihilation, appelée à jouer un rôle important chez Occam, ou plus tard, chez Descartes, est reconnue par Thomas, mais jamais considérée comme autre chose qu'une hypothèse métaphysique : Dieu ne détruira pas ce qu'il a créé, la nature a sa consistance garantie ». (introduction à la Somme contre les Gentils de saint Thomas, t. 2, La Création, Paris, Garnier Flammarion, 1999, p. 23, note 23). Pour Ockham, elle est au contraire possible à chaque instant.

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Si, conformément au texte paulinien1, Dieu est source de tout pouvoir, comment ce dernier doit-il être réparti ? Ecrivant au coeur d'un conflit opposant depuis plusieurs siècles la papauté et l'empereur, Ockham consacre un ouvrage complet à discriminer l'étendue du pouvoir de chacun2. Suite à la constitution du christianisme en véritable pouvoir politique, les pouvoirs temporel et spirituel prétendent tout deux à l'hégémonie. Alors qu'au XIe siècle, Grégoire VII a remporté la querelle des investitures face à Henri IV d'Allemagne, le temporel gagne progressivement en influence avec les Capétiens, et triomphe au XIIIe siècle. En France, le gallicanisme et Philippe le Bel ont ainsi raison de la théocratie pontificale3. Au service de Louis de Bavière, Ockham s'oppose au pape sans pour autant chercher à le soumettre. Sa croyance influence probablement fortement sa théorie politique. Une lecture littérale de la Bible indique en effet que, le royaume du Christ n'étant pas de ce monde, il convient de rendre à César ce qui lui appartient4.

Ockham opte en conséquence pour une autonomie substantielle des deux pouvoirs. La finalité de l'agir papal est sotériologique. Le Christ n'est pas venu pour instaurer un empire ou défaire les lois existantes. Il s'est détourné des affaires politiques et n'a opposé aucune résistance lors de son arrestation5. Il n'a donc pas donné à son vicaire plus de pouvoir qu'il n'en possédait lui-même. De même, le pouvoir politique n'a pas à s'intéresser aux questions religieuses car les compétences comme l'autorité lui font défaut. A la différence de Marsile de Padoue, partisan d'une dissolution de l'Eglise dans l'Etat, Ockham souhaite coordonner deux puissances qu'il juge irréductibles. Deuxième aspect moderne de sa pensée : une laïcisation de la sphère politique qui se voit attribuée un champ d'action propre.

Si Dieu reste omniprésent dans cette répartition des rôles qu'il a choisi et peut à tout instant réorganiser, la théorie politique d'Ockham témoigne, en cohérence avec ses positions juridiques,

1 Epître aux Romains, 13, 1.

2 Il s'agit du Breviloquium de potestate papae, traduit en français par Jean-Fabien Spitz, sous le titre : Court traité du pouvoir tyrannique, Paris, PUF, 1999. Rédigé entre 1339 et 1340, ce texte est le plus célèbre des écrits politiques ockhamiens.

3 Le gallicanisme défendait une organisation de l'Eglise catholique française autonome vis-à-vis du pape. S'il « reconnaît au Pape une primauté d'honneur et de juridiction », il en conteste la toute-puissance « au bénéfice des conciles généraux et des souverains dans leurs États ».Le versant politique de cette doctrine soutient que le roi tient son royaume directement de dieu, et non du pape.

Voir : http://www.eleves.ens.fr/home/robin/histoire/medievale/eglise/gregorienne1.html

La théocratie pontificale affirmait pour sa part la plenitudo potestatis de l'autorité papale et son droit à intervenir dans les royaumes temporels. Elaborée par Grégoire VII en 1075, elle s'oppose à la théocratie impériale de Charlemagne faisant de l'empereur le représentant de Dieu sur terre. Pour les 27 propositions du texte grégorien, voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Dictatus_pap%C3%A6

4 Sur le royaume du Christ : Jean 8, 23 et 18, 36. Sur le tribut à César : Matthieu 22, 15-22, Marc 12, 13-17, Luc 20, 20-26.

5 Court traité, II, 16 et II, 19 : « le Christ a interdit à tous les apôtres d'exercer le pouvoir des princes du siècle ».

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d'une volonté d'affranchir l'homme de toute nécessité naturelle. Cette pensée libère-t-elle pour autant l'individu d'un point de vue politique, comme elle le faisant sur le plan métaphysique ? La finalité du pouvoir permet de répondre partiellement à cette question. Elle est double et ne fait pour Ockham aucun doute. Tout d'abord, les puissances temporelle et spirituelle doivent oeuvrer pour le bien commun. A l'égard de la communauté des croyants, le pape se doit de n'exiger que ce qu'une vie dans les pas du Christ requiert. L'obligation de subir le martyre, la virginité, le jeûne excessif, l'abandon de tous nos biens dépassent ainsi les attributions du pape :

« Lorsqu'il a confié ses brebis à Pierre, le Christ n'a pas d'abord voulu pourvoir à l'honneur et à

l'avantage de Pierre, ni à son repos ni à son utilité ; mais il a d'abord voulu pourvoir à l'avantage et à

l'utilité de ses brebis elles-mêmes1 ».

De même, l'empereur doit agir en vue de l'intérêt collectif. Les deux agissent à la manière du père sur ses enfants. Leur objectif est d'orienter et pas de dominer la vie de leurs sujets, qui « doivent être avertis de ne pas assujettis plus qu'il n'est nécessaire2 ».

Second objectif de tout pouvoir : travailler à la promotion de la liberté. La liberté est une marque de Dieu en chacun. Elle est avec l'amour et la charité une raison d'être du christianisme. A supposer que le pouvoir du pape soit illimité, les chrétiens en seraient en fait les esclaves. Ceci serait absurde car la loi des Evangiles n'a de signification que comme entreprise de libération3. Seul Dieu lui-même pourrait, de potentia absoluta, retirer aux hommes leur liberté. Le pouvoir temporel doit lui aussi oeuvrer à la liberté des sujets, faute de quoi il serait en opposition au Saint-Siège et à Dieu. Cette double finalité limite intrinsèquement les deux pouvoirs. Par définition, le politique et le religieux sont au service des individus qui ne sont assujettis que parce qu'il en va de leur intérêt. Troisième aspect de la modernité présent chez Ockham : tout pouvoir n'est légitime qu'au service de l'individu.

Ockham ne tient pas compte seulement des idéaux du bien commun et de la liberté. Alors que nombre de ses contemporains raisonnent de manière abstraite, il rejette d'une part le recours aux allégories bibliques pour l'argumentation4, et défend d'autre part fréquemment ses positions sur le terrain de l'efficacité. Le pouvoir du pape doit ainsi être limité pour trois raisons : premièrement, les fidèles n'ont pas tous des capacités identiques de résistances et tout ne peut être exigé de l'un

1 Court traité, II, 5. Pour d'autres exemples de limites au pouvoir du souverain pontife, ibid., II, 6.

2 Ibid., I, IV. Ockham cite en l'occurrence Grégoire Ier, pape de 590 à 604.

3 Deuxième épitre aux Corinthiens, 3, 6 : Dieu « nous a rendus capables d'être ministres d'une Alliance nouvelle, non de la lettre, mais de l'Esprit ; car la lettre tue, mais l'Esprit donne la vie ». Pour un tableau comparatif des alliances ancienne et nouvelle : TOB p. 2802, note n. Pour des citations empruntées aux écrits d'Ockham, voir l'introdution au Court traité par Jean-Fabien Spitz, op. cit., p. 26, notes 1 et 2.

4 Court traité, II, 3, 4 et 5.

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d'entre eux1. Deuxièmement, accepter d'un pouvoir qu'il soit illimité serait contreproductif, car on inciterait du même coup les sujets à la rébellion2, et les croyants à se détourner de la foi. Troisièmement, la nature de l'homme étant peccable, le pape ni l'empereur ne sont infaillibles. A supposer qu'un pouvoir dépasse ses attributions, son commandement ne serait légitime qu'à condition de se plier à la volonté de ses sujets ou à la coutume préexistante3. Ockham s'efforce en permanence d'accoler le droit aux faits. Son recours au raisonnement par l'absurde témoigne de son souci de confrontation des normes aux évidences empiriques. Le pouvoir n'est donc pas limité par sa seule finalité, il lui faut tenir compte du principe de réalité. La méthode d'Ockham constitue le quatrième trait de sa modernité : visant l'efficacité, son argumentation donne une importance majeure à l'immanence en théorie politique.

La définition même du pouvoir témoigne d'un apport ockhamien à la théorie politique moderne. Le pouvoir temporel relève de l'artefact, le pouvoir spirituel est laïcisé, et tous deux sont limités, d'un côté par leur mission respective, de l'autre par le principe de réalité. Pourtant, là n'est pas encore l'apport majeur de sa philosophie politique. C'est le fonctionnement concret de l'association politique qui révèle l'ampleur de son influence sur la modernité.

2. Un contractualisme ockhamien ?

La source du pouvoir réside originairement en Dieu, mais il en délègue par la suite l'exercice. De même que le droit divin est complété par l'apport des lois positives, son pouvoir appelle celui des hommes. Deux raisons à cela : d'une part, droit et pouvoir sont liés puisque pour exister, la norme doit être légitime et le juste avoir force de loi. D'autre part, ce don suprême de la liberté n'a de sens que s'il trouve à s'exercer. Concilier liberté humaine et toute-puissance divine exige d'Ockham qu'il précise en quel sens le pouvoir provient de Dieu. Premièrement, Dieu peut être cause unique et immédiate du pouvoir : Moïse, Josué, saint Pierre reçoivent leur pouvoir

1 « même si les sujets étaient obligés à une obéissance parfaite par le moyen de cette plénitude de pouvoir, et même si cette obéissance parfaite contribuait à leur perfection, il n'en serait pas moins inutile et dangereux que la communauté entière des fidèles soit tenue à une obligation de ce genre (...). Nombreux sont en effet, au sein de la communauté des fidèles, les faibles et les imparfaits, à qui il ne sert à rien d'être tenus à un telle obligation » (Court traité, II, 5). La même logique impose que la punition ou le privilège soient toujours proportionnels à leur objectif (ibid., II, 18).

2 Court traité, V, 12.

3 La faillibilité d'un monarque ne fait pas question pour Ockham, à la différence de celle du pape qu'il prend la peine d'exposer dans le premier livre du Court traité. Pour la justification éventuelle d'un ordre par la coutume, voir l'introduction de Jean-Fabien Spitz, op. cit., p. 53, note 2.

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directement par ordonnance spéciale1. Deuxièmement, Il peut réaliser sa volonté en usant des hommes comme causalité instrumentale. Lors du baptême, le prêtre transmet la grâce de Dieu, de même que les cardinaux réalisent sa volonté lors de l'élection collégiale du pape. Selon la troisième acception enfin, Dieu laisse conférer un pouvoir dont il est le détenteur originaire par un tiers. C'est le cas du pouvoir temporel. A Rome, le peuple désignait son empereur et lui donnait le droit de faire des lois2. Alors cause unique, les hommes choisissent librement leur souverain3.

Cette ébauche d'un constructivisme politique semble déçue par le type d'obligation qui en découle. Le titulaire du droit politique n'étant plus ensuite responsable que devant le Seigneur, il est paradoxalement possible d'entrer :

« volontairement dans la condition servile, qui est aussi une renonciation à cette potestas. Et si l'on use de son pouvoir, c'est à ses risques et périls. Par exemple, si l'on constitue librement au-dessus de soi une autorité politique, il faut ensuite en supporter toutes les conséquences, pour soi et pour ses successeurs, puisque la puissance paternelle est de droit positif divin, et que l'on peut lier ses enfants et ses descendants4 ».

La pensée ockhamienne apparaît dans cette mesure potentiellement liberticide. L'obéissance est en effet un devoir même pour l'esclave, le gouvernement une nécessité. Afin de ne pas contredire la libre nature de l'individu, Ockham introduit une distinction capitale entre exercice régulier (regulariter) et occasionnel (casualiter) du pouvoir que l'on détient sur autrui5. L'autorité du pape et celle de l'empereur sont absolument souveraines quant à leur mission respective. La volonté ne peut défaire à son gré ce qu'elle a établi, le peuple doit respecter ses engagements. Mais cette supériorité régulière ne s'oppose en rien à une infériorité exceptionnelle. De même que l'esclave peut en certaines circonstances s'opposer à son maître par la violence6, le peuple est tout légitime à refuser d'obéir au souverain n'assumant plus la fonction pour laquelle on l'a établi :

« de cela seul que l'empire romain a été un empire véritable et légitime, ceux qui y étaient soumis ne pouvaient à bon droit récuser la soumission qu'ils lui devaient, à moins que les Romains n'aient été

1 Le prénom Josué signifie « le Seigneur sauve », il est un instrument de la volonté divine : « Moïse, mon serviteur, est mort : maintenant donc, lève-toi, passe le Jourdain que voici, toi et tout ce peuple, vers le pays que je leur donne - aux fils d'Israël. Tout ce lieu que foulera la plante de vos pieds, je vous l'ai donné comme je l'ai promis à Moïse » (Josué, 1,2).

2 Pour une citation du texte d'Ockham, voir l'introduction de Jean-Fabien Spitz, op. cit., p. 77, note 1.

3 Ces trois acceptions de l'origine divine de la juridiction sont exposées en Court traité, II, 5. La dernière est déterminante pour la théorie politique ockhamienne : « En troisième lieu, on peut entendre qu'une juridiction ou un pouvoir sont tenus de Dieu seul, non pas lorsqu'ils sont donnés ou conférés, mais après qu'ils ont été donnés ; (...) après leur collation, ils dépendent de Dieu seul, en sorte que celui qui les exerce reconnaît qu'il ne les tient régulièrement de nul autre que Dieu comme d'un supérieur ».

4 Michel Villey, op. cit., p. 266.

5 Court traité, IV, 4.

6 Ibid : « si un esclave voit que son maître veut se tuer avec son propre glaive, il ne doit pas être considéré comme un fidèle s'il n'ôte pas le glaive de ses mains, y compris par la violence »

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en droit de se soustraire à cette domination. En effet, occasionnellement, le maître peut être privé de

la domination qu'il possède sur son vassal1 ».

Que cette potestas ne puisse, après investiture, s'exercer que casualiter ne doit pas faire illusion. Dans le droit fil d'une métaphysique de libération du sujet, Ockham bouleverse la théorie politique et place le peuple à la source du pouvoir :

« est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle2 ».

S'il s'engage à se soumettre à son gouvernement, il en est en réalité le maître. Bien que Dieu soit l'autorité de tutelle régulière du gouvernement, c'est en fait aux singularités qu'il régit que ce dernier est soumis. Cinquième aspect de la modernité de cette pensée : le peuple est souverain.

Utiliser son pouvoir au détriment du peuple, c'est en user contre Dieu. L'équilibre ockhamien des pouvoirs établit en définitive un parallèle entre le « bien commun » du peuple et Dieu. On voit mal d'ailleurs comment ce bien pourrait être commun. La communauté politique est une fiction au service du bien du seul être que la métaphysique nominalisme reconnaisse, l'individu. La seule relation indépassable qui soit est celle qu'il entretient avec la toute-puissance divine. Le corps social est un agrégat que l'artefact du pouvoir politique a pour mission d'articuler dans l'intérêt de la liberté de l'individu. Quand bien même le gouvernement ne résulte pas d'un transfert choisi d'autorité ou d'une guerre, juste ou non, les assujettis conservent toute légitimité à renverser le nouveau pouvoir dans l'éventualité ou celui-ci agirait contre leurs intérêts3. A toute autorité sa tutelle : les théologiens sont au pape ce que le peuple est à l'empereur, la fin au moyen, le droit au fait. Le respect des droits subjectifs et du bien commun est l'horizon suprême de l'action politique selon Ockham.

A la différence des approches d'Aristote et de saint Thomas, le pouvoir légitime ne se découvre pas au sein de relations entre singularités mais de leur isolement respectif. L'autorité est désormais liée au consentement des hommes en vertu de principes légaux déduits d'une lecture littérale de la Bible. Alors que la politique de Marsile de Padoue est encore tributaire d'une conception de la nature comme système, l'individualisme radical d'Ockham exige que « le détenteur du pouvoir coercitif assure la défense des droits et libertés de chacun »4. Le

1 Ibid., IV, 13.

2 Célèbre phrase de Carl Schmitt. Cf. Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 15. Faire du peuple le souverain des circonstances exceptionnelles dès le XIVe siècle est étonnamment moderne. Deux siècles après, certains auteurs, et non des moindres, soutenaient toujours le contraire. Ainsi de Calvin (1509 - 1564) : « fauldroit-il pourtant que leurs enfans fussent obéissans à leur pères, ou les femmes à leurs maritz ? Mais par la Loy de Dieu ilz sont assubjectiz à eux, encores qu'ilz leur soyent mauvais et iniques » Institution de la religion chrétienne, 1536, chap. XVI.

3 Court traité, IV, 10.

4 Cf. Encyclopédie universalis, article « Guillaume d'Ockham » par Jeannine Quillet.

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gouvernement découle d'une volonté, d'abord divine, puis humaine. La volonté humaine est régulièrement (regulariter) soumise au gouvernement, mais lui est occasionnellement supérieure. Ockham place les fondements de la théorie politique au seuil du contractualisme, c'est le sixième aspect moderne de sa pensée.

Quelles sont alors les formes possibles que peut prendre le gouvernement ? Rien ne saurait justifier une soumission du temporel au spirituel. Avant l'avènement du Christ, l'empire romain existait en toute légitimité1. La venue du messie est un évènement théologique et non politique. Les positions ockhamiennes vont encore une fois à l'encontre de celles défendues par Jean XXII dans la bulle Quia vir reprobus. Les deux dimensions de la vie humaine ne doivent pas se confondre. Pour employer des termes contemporains, l'augustinisme politique comme le césaro-papisme ne sont donc pas pertinents dans ce système2. La triple définition de l'origine du pouvoir extrait définitivement la politique de l'emprise de la papauté et radicalise la laïcisation de la sphère politique. Dieu n'intervient désormais qu'après institution du gouvernement. Le système à même d'assurer la paix et le bien de ses sujets avec la plus grande efficacité est la monarchie universelle :

« Mais on suppose toujours que le prince doit se souvenir que ses sujets sont des hommes libres, capables de l'égaler ou de le surpasser en vertu : ce qui élimine d'avance libre arbitre plenitudo potestatis, c'est-à-dire la souveraineté revendiquée par les curialistes pour le pape et par les impérialistes pour César. Donc, la fonction du gouvernant consiste à «conserver les droits de chacun, promulguer les lois nécessaires, désigner les juges inférieurs et les autres officiers»3 ».

A l'image de Dieu, ils délèguent et coordonnent le pouvoir. En dépit de cette apologie de la monarchie, Ockham ouvre théoriquement la voie à la légitimité d'une démocratie des individus, et non seulement des hommes libres comme à Athènes. En vertu de la doctrine biblique de la Création, la liberté n'est plus une condition sociale mais métaphysique.

La révolution du christianisme réside dans son mouvement vers l'universalisme. De même que c'est pour l'humanité que Jésus a donné sa vie, Dieu ne répartit pas, il donne à tous où ne donne pas. Ockham en déduit que ce qui est vrai de la liberté l'est également des institutions socio-politiques. Le mariage, la propriété, l'autorité politique sont soumis à des règles générales sans aucun lien avec la religion du monarque ou des sujets :

1 Court traité, III, 13.

2 L'augustinisme politique affirme la soumission du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, le césaro-papisme l'inverse. Pour le texte même d'Ockham, se référer en Court traité aux livres III (réfutation des thèses politiques de Jean XXII ; chapitre XV notamment) et IV (théorie des trois sources de l'empire).

3 Roger Labrousse, Introduction à la philosophie politique, p. 137. Sa citation d'Ockham est issue des Octo quaestiones de potestate papae. La préférence pour Ockham envers un régime monarchique est également explicite en Court traité, IV, 13 : « celui qui ne désire pas que l'ensemble du monde soit soumis à un seul monarque et qui ne s'y emploie pas de toutes les forces qui conviennent à son rang, celui-là n'est pas un vrai zélateur du bien commun ».

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« il peut exister un mariage authentique chez les infidèles, et il n'est pas vrai que, chez eux, le mariage édifie toujours en vue de la géhenne. (...) il n'est pas nécessaire non plus qu'ils commettent un péché mortel toutes les fois qu'ils châtient leurs épouses ou leur descendance, alors même qu'ils sont tenus de la gouverner et de les contraindre en vertu du droit naturel. Ainsi, un infidèle peut posséder une juridiction temporelle authentique1 ».

La religion concerne la sotériologie et non le droit. Les droits et juridictions sont un don aux hommes en tant qu'hommes, non en tant que fidèles. L'universalisme d'Ockham est le dernier aspect de sa modernité.

En définitive, les éléments clefs de la théorie contractualiste à venir se trouvent déjà chez Ockham. Le politique découle du décret d'une volonté divine et relève de l'artefact, non d'une nature transcendante et éternelle. Cette théorie fait preuve d'un souci constant d'efficacité, d'adéquation au réel, et laïcise l'exercice du pouvoir temporel en faisant des hommes la cause unique de l'institution du pouvoir. Elle accompagne ainsi le mouvement de différenciation des sphères religieuse et politique caractéristique de la modernité occidentale. Le pouvoir politique permet aux hommes de vivre au mieux malgré leur imperfection. Sa finalité est de respecter la liberté et d'oeuvrer en vue du bien de tout un chacun. L'étendue du pouvoir est ainsi redéfinie. Si le souverain temporel et les individus s'obligent réciproquement, la source de l'imperium réside dans la souveraineté du peuple qui consent. L'individu est désormais au fondement de l'ordre social. Il peut exiger de l'autorité qu'elle protège ses droits. Dans le cas contraire, chacun est en droit d'exercer son pouvoir politique occasionnellement (casualiter) souverain. Ce constructivisme politique annonce le contractualisme à l'âge classique. La Chute préfigure l'état de nature, le jus poli les droits naturels subjectifs, il s'agit à présent d'extraire le commun du singulier, le politique de l'individu, les relations de l'isolement, le tout de la partie. Les théories des droits de l'homme à venir s'efforceront elles aussi de définir l'individu avant de l'intégrer à un corps social artificiel. La théorie juridique et politique d'Ockham comporte toutes les prémices de la modernité politique. Dans quelle mesure l'a-t-elle effectivement influencée ?

1 Court traité, III, 12.

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B. Nominalisme et contractualisme à l'âge classique

Le nominalisme d'Ockham est une réponse de la pensée aux mutations du monde médiéval. La complexification croissante de la société dont témoigne le mouvement communal dès le XIe siècle, l'amélioration de la productivité, la redécouverte de l'Antiquité par les textes, l'autonomie croissante des universités, sont autant de paramètres libérant peu à peu l'individu des tutelles théoriques et concrètes qui bridaient jusqu'alors l'expression de sa puissance. Le monde n'est pas encore désenchanté, mais il se rationalise peu à peu. La carte politique se redessine, le pouvoir temporel s'affranchit progressivement de la papauté, et Ockham ne naît que quelques décennies après la Magna Carta1. De l'animisme au monothéisme, de la géométrie d'Euclide à celle de Riemann, les théories qu'épouse une époque sont celles qui lui permettent de penser la réalité. Valider l'intuition de Michel Villey soutenant que le nominalisme serait la pensée ayant structuré notre modernité juridique pour la conduire aux droits de l'homme exige de prouver qu'Ockham ait substantiellement influencé la Renaissance et l'âge classique. Ces périodes font-elles écho aux thèses nominalistes ? Cette pensée avait-elle suffisamment d'ampleur pour faire basculer l'Occident dans la modernité juridique ?

Les voies exactes de diffusion de la pensée d'Ockham en Europe demeurent imparfaitement connues - pourrait-il d'ailleurs en être autrement ? - mais sont avérées. L'influence d'Ockham sur la théorie politique moderne est comparable à celle de Duns Scot en métaphysique2. Les doctrines qu'elle suscite n'en découlent pas par déduction, c'est plutôt sa structure de pensée, logique et axée sur le singulier, qui s'exerce en elles. Dès le XIVe siècle, sa métaphysique se propage dans les universités. Les répercussions politiques ne tardent pas :

« Buridan (mort en 1358), Oresme (mort en 1382), Pierre d'Ailly, mort en 1420 et déjà cité, ont subi fortement l'empreinte du nominalisme. (...) Un témoignage intéressant de la fortune de l'ockhamisme politique est fourni par le Songe du Vergier (1378), qui est une sorte de manifeste de gouvernement du roi Charles V, où sont évoquées dans leur ensemble les questions politiques, et notamment le problème des deux pouvoirs, temporel et spirituel, qui étaient alors au centre des préoccupations. Cet ouvrage, qui est une sorte de compilation de textes « empruntés » à divers auteurs, a très largement utilisé l'oeuvre politique d'Ockham à propos du problème des relations des deux pouvoirs, en transposant les thèses ockhamistes à la situation française3 ».

1 Rédigée en 1215, la Grande Charte est connue comme le premier texte soumettant le roi aux libertés individuelles des « hommes libres », et prévoyant des mesures précises de protection des sujets face à l'arbitraire. Elle annonce l'avènement futur des Déclarations ou Bills et défend un droit isonome et intemporel : « il est de Notre volonté et Nous ordonnons fermement que l'Eglise d'Angleterre soit libre et que les hommes de Notre Royaume aient et gardent les susdites libertés, droits et concessions, en paix librement, paisiblement, et entièrement, à eux et à leurs héritiers, de Nous et de nos héritiers, en tous lieu et occasion, à perpétuité » (art. 63).

2 Sur la réception métaphysique de Duns Scot et Ockham dans la philosophie moderne, lire André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 70 sq.

3 Encyclopédie universalis, article « Guillaume d'Ockham » par Jeannine Quillet.

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Du point de vue théologique, l'essor du nominalisme au XIVe siècle coïncide avec la mise à l'écart du Saint-Siège de la scène politique, particulièrement en France. Du point de vue temporel, grâce aux concepts de droit universel et de droits subjectifs, il transforme en théorie politique l'horizon métaphysique chrétien de liberté individuelle et d'égalité. Quelle fut son influence effective sur les grands penseurs de la modernité ?

1. L'ockhamisme et le droit selon Grotius

Hugo de Groot (1583-1645), dit Grotius, a joué un rôle prépondérant dans la philosophie moderne du droit en changeant d'une part sa méthodologie, et d'autre part la signification de ses concepts fondamentaux. Plusieurs aspects de sa pensée sont redevables de l'ockhamisme. Tout d'abord, le primat de la logique. Une fois identifiés les principes du droit, la raison oeuvre à la mise en évidence de leurs conséquences. Le plan du De jure belli ac pacis (1625) l'illustre. Chacun des trois livres renvoie à un principe fondamental du droit moderne. Grotius identifie l'essence de la guerre et de son droit (livre I), définit les guerres justes (livre II) et analyse leur conduite légitime (livre III). L'essence de la guerre renvoie à la liberté de l'homme car il faut définir ses droits et devoirs. La guerre juste renvoie à la propriété, source et fin des conflits marchands du XVIIe siècle. La conduite légitime de la guerre renvoie au comportement approprié en cas de conflit (dédommagement ou réparation). Une fois ces principes identifiés, les chapitres n'ont plus qu'à en énumérer les conséquences. Grotius suit ainsi la méthode ockhamienne consistant à déduire le droit de lois indiscutées.

Cette proximité formelle n'empêche pas une différence de contenu. Alors qu'Ockham affirme ne suivre que les commandements divins, Grotius croit l'esprit humain capable d'isoler des règles éternelles que même Dieu ne saurait changer :

« Tout ce que nous venons de dire [des droits naturels] auroit lieu en quelque manière, quand même

on accorderoit, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu'il n'y a point de Dieu, ou s'il y en a un, qu'il ne s'intéresse point aux choses humaines1 »

1 De jure belli ac pacis, discours préliminaire, § 11.

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En rupture avec la toute-puissance divine ockhamienne, Grotius est cependant dans la continuité de l'ockhamisme de Gabriel Biel (1425-1495) qui affirmait ce même argument deux siècles auparavant1. Ce théologien allemand a d'ailleurs joué un rôle important dans la diffusion européenne du nominalisme. Ses écrits sont un pont entre ceux Ockham et de Grotius. Si pour ce dernier le droit se déduit désormais de la nature de la raison, il accorde toujours, à l'image d'Ockham une place prépondérante à la potestas divine2. Ces deux penseurs ont en commun d'élaborer des systèmes à mi-chemin entre deux univers conceptuels. Le nominalisme est une pensée de l'individu. Qu'il revête différentes formes au cours des siècles est inévitable, mais n'en contredit pas l'unité.

Pour s'en convaincre, la définition grotienne du droit témoigne d'une franche proximité avec celle d'Ockham. Comme cette dernière, elle confond des termes que l'Antiquité s'efforçait de discriminer. Grotius donne une triple définition du droit. L'une rapproche pouvoir et droit, jus et potestas. Le droit est :

« une qualité morale, attachée à la personne, en vertu de quoi on peut légitimement avoir ou faire certaines choses ». « Les Jurisconsultes expriment la faculté par le mot de sien, ou de ce qui appartient à chacun. Pour nous, nous l'appellerons désormais Droit proprement ainsi nommé, ou Droit rigoureux. Ce Droit renferme le pouvoir ; la propriété ; et la faculté d'exiger ce qui est dû3 ».

Il s'agit d'un droit subjectif faisant corps avec un individu dont il est une qualité, non une simple attribution. L'individu est source du droit plus qu'il ne le reçoit. Une autre définition du droit rapproche Grotius d'Ockham en ce qu'ils entremêlent tous deux droit et morale :

« Il y a un troisième sens du mot Droit, selon lequel il signifie la même chose que celui de Loi, pris dans sa plus grande étendue, c'est-à-dire, lors qu'on entend par la Loi, une règle des actions morales, qui oblige à ce qui est bon et louable. (...) Je dis, encore, que la Loi oblige à ce qui est bon et louable, et non pas simplement à ce qui est juste ; parce que le Droit, selon l'idée que nous y attachons ici, ne se borne pas aux devoirs de la justice, telle que nous venons de l'expliquer, mais

embrasse encore ce qui fait la matière des autres vertus4 ».

1 Commentaire des Sentences, II, dist. 3, art. 2 (cité par Michel Villey, op. cit., p. 239). Gabriel Biel reconnaissait Guillaume d'Ockham pour maître et s'efforça de développer les conséquences morales de son oeuvre. Pour approfondissement sur la pensée de Biel, lire Paul Vignaux, Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme », p. 771 sq.

2 « Si Dieu ordonne de tuer quelqu'un, ou de prendre le bien de quelqu'un, il n'autorise point par là l'homicide ou le larcin, deux choses dont le nom seul donne une idée de crime : mais, comme il est le Maître Souverain de la vie et des biens de chacun, ce qu'il commande-là n'est ni homicide ni larcin, par cela même qu'il le commande » (Grotius, op. cit., I, 1, 10, 7).

3 Grotius, op. cit., I, 1, 4 et 5. A noter que cette citation illustre au mieux un regard le droit romain fondamentalement erroné aux yeux de Michel Villey. Pour ce dernier, le droit romain n'était pas faculté individuelle, mais attribution temporaire et conditionnée aux individus. Cf. Le droit et les droits de l'homme, chapitre 5 : « Qu'est le « droit » dans la tradition d'origine romaine ? ».

4 Ibid., I, 1, 9. Ockham confond déjà en son temps loi et droit. Voir le présent travail : partie II, chapitre I, section B, 1.

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Cette absorption de la moralité dans le droit par l'intermédiaire du concept de loi est essentielle à Grotius pour la fondation d'un droit international. Afin de créer des règles communes réglant les rapports entre peuples aux moeurs parfois diamétralement opposées, il est nécessaire d'aplanir les différences en décrivant une hypothétique communauté morale primitive (respect de la parole donnée, de la propriété), pour ensuite en déduire des règles de droit, étrangement conformes aux intérêts commerciaux et militaires des Pays-Bas. Grotius apporte à l'Occident ce qu'Ockham offre à son Ordre : une théorie aussi avantageuse qu'exigée par les circonstances. Difficile de dire si ce sont les intérêts qui guident les théories ou l'inverse. On peut cependant constater qu'une théorie solide mais contraire aux intérêts dominants lors de son énonciation n'a souvent qu'une faible portée1. Grotius utilise en fait les principes moraux millénaires (ne pas voler, respecter autrui...) dans leur version chrétienne pour les intégrer à un droit qu'il lui faut redéfinir du point de vue de la raison2, et non de l'observation de l'inaccessible loi naturelle antique.

Le XVIIe siècle occidental a besoin d'un droit pragmatique et efficace. Ses théoriciens ont la certitude d'être désormais en capacité d'identifier la nature et le contenu de ce droit que l'Antiquité romaine, procédant par jurisprudence, avait renoncé à définitivement énoncer3. Cette prévalence de la raison humaine s'explique par la croissance exponentielle de son emprise sur le monde. Grotius est cartésien avant la lettre. Son De jure belli ac pacis réalise déjà le projet d'une démonstration claire et distincte à partir de vérités indubitables. Son plan est à la sphère juridique ce que ceux des Regulae ad directionem ingenii (1628) et du Traité des passions de l'âme (1649) sont respectivement pour l'épistémologie et la morale. Il s'agit d'identifier des axiomes que la logique permet ensuite de déployer.

Au final, les théories grotienne et ockhamienne définissent le droit de l'individu et l'articule à la sphère politique par un procédé similaire :

« A la vérité, chacun a naturellement droit de résister, pour se mettre à couverts des injures qu'on veut lui faire ; comme nous l'avons dit ci-dessus. Mais du moment qu'on est entré dans une Société Civile, établie pour maintenir la tranquillité publique, l'Etat acquiert sur nous, et sur ce qui nous appartient, un droit supérieur, autant qu'il est nécessaire pour cette fin. Ainsi l'Etat peut, pour le bien de l'ordre et du repos public, interdire l'usage illimité de ce droit envers tout autre personne4 »

1 Las Casas (1474 - 1566) ne parvint pas à réellement protéger les Indiens des colons. Même les édits et lois des rois portugais et espagnols ne le purent.

2 « Car le mot Droit ne signifie par autre chose que ce qui est juste (...). Or l'Injuste, c'est ce qui est contraire à la nature d'une société d'Etres Raisonnables ». Grotius, op. cit., I, 1, 3, 1.

3 Ce que le Digeste exprime clairement en L, 17.1 : « Non ex regula jus sumatur, sed ex jure quod est regula fiat » (« le droit n'est pas tiré de la règle, mais du droit qui existe est tirée la règle »).

4 Grotius, op. cit., I, 4, 2, 1.

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Malgré son conservatisme et l'étendue des pouvoirs qu'il accorde au monarque, Grotius reconnaît lui aussi que le droit des sujets est potentiellement « illimité », que seule une liberté individuelle est légitime à restreindre une autre liberté individuelle, et qu'un droit de résistance au souverain existe dès lors que ce dernier n'agirait pas dans le respect de sa finalité. L'objectif du politique est identique dans les deux systèmes. Il ne s'agit plus d'améliorer la vertu des citoyens mais d'assurer leur coexistence par une politique artefact1.

Le sujet d'Ockham ou Grotius n'est pas encore le sujet moderne absolument libre. Leurs systèmes s'appuient encore sur une transcendance que le cogito fera vaciller. Alors que Descartes reconstruit le monde autour de la seule conscience d'un sujet qu'il projette ainsi irréversiblement vers la modernité, Ockham et Grotius soumettent encore l'individu à une puissance tutélaire. Mais les deux parties du conflit moral moderne sont déjà co-présentes chez eux :

« Pour ce qui est de l'homme, [Ockham] en vient parallèlement, et Descartes une fois encore le suit très fidèlement, à définir la volonté humaine comme une puissance de l'âme non finalisée essentiellement, comme une puissance libre absolument de toute détermination objective, à qui Dieu impose de fait, dans un acte souverain indifférent, une loi morale. (...) De là est né cet antagonisme apparemment radical de l'autonomie et de la loi, de la spontanéité et de la règle, de la liberté et de l'autorité, qui marqua notre monde de son alternance, parfois sanglante, et dont nous n'avons pas fini d'éprouver les conséquences concrètes dans notre vie quotidienne, personnelle, politique ou

religieuse2 ».

Nous oscillons aujourd'hui entre la nécessité du respect d'une loi extrinsèque commune et notre soif inextinguible d'autonomie absolue. Kant lui-même n'a pu harmoniser ces deux pôles de l'agir que par l'exemple3. Le divin, le transcendant interdisait à l'homme la démesure. Mais comment circonscrire l'appétit individuel de puissance si Dieu même n'est plus en mesure de tempérer sa créature et que nos passions font le droit ? Vingt ans après Grotius, ce dilemme hante la philosophie de Hobbes (1588-1679) où le nominalisme occupe une place centrale.

1 La politique est un artefact puisque suite à la chute hors de l'Eden, l'homme se découvre sous une nature nouvelle, livré à lui-même.

2 André de Muralt désigne par « cette solution » la tentative kantienne d'articulation de la liberté et la loi morale. Cf. L'enjeu de la philosophie médiévale, op. cit., p. 35.

3 C'est le fond de la critique nietzschéenne : « Sans même vouloir examiner la valeur d'affirmations comme celle-ci : «Il y a en nous un impératif catégorique», on peut se demander ce que signifie pareille affirmation de la part de celui qui la profère. (...) plus d'un moraliste cherche à exercer aux dépens de l'humanité sa puissance et son imagination créatrice; plus d'un, et Kant peut-être est du nombre, donne à entendre par sa morale: «Ce qui est respectable en moi, c'est que je sais obéir, et il ne doit pas en être autrement pour vous que pour moi» » (Par-delà le bien et le mal, § 187)

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2. Le nominalisme de Thomas Hobbes

Le XVIIe siècle anglais est traversé par d'intenses conflits religieux et politiques. La bourgeoisie exerce une pression croissante en réaction à la tentation absolutiste de la monarchie et contraint Charles Ier à la signature de la Petition of right (1628)1. Le Parlement n'étant malgré cela plus convoqué que dans l'intérêt du roi, une révolution violente conduit à la décapitation du souverain en 1649. Ce contexte se double d'un climat économique de lutte acharnée pour la captation des richesses. Les incessantes querelles du monde tel que Hobbes l'observe lui inspirent une anthropologie sombre2. Parvenir à la paix devient pour lui une obsession. Il élabore pour ce faire une théorie politique parmi les plus célèbres, mais dont la majorité de ceux qui s'y réfèrent ignore les sources nominalistes. A la différence des penseurs de l'Antiquité, Hobbes ne peut recourir à l'analyse de la nature en général. La nature, rationalisée et scientifique, est à présent silencieuse sur le plan métaphysique. Ce silence avait conduit Grotius à introduire en son sein une morale qu'il prétend après coup découvrir3. La méthode hobbesienne est marquée pour sa part par l'empirisme anglais. Beaucoup plus pragmatique, il observe les hommes tels qu'ils sont et infère sa théorie de leurs comportements bruts. Quels liens cette pensée entretient-elle avec celle d'Ockham ?

Un lien méthodologique tout d'abord. Pour les deux penseurs, il n'est de connaissance naturelle possible qu'inférée du singulier4. Hobbes connaît bien la théorie ockhamienne de la connaissance pour avoir étudié plusieurs années la scolastique à Oxford, université où Ockham s'était formé avant d'y enseigner. Mais, laïc et non franciscain, vivant au sein d'une société bien

1 Ce texte travaille à la soumission du pouvoir à des impératifs supérieurs au simple bon vouloir royal : « il est déclaré et arrêté par un statut fait sous le règne d'Edouard 1er, et connu sous le nom de statut de tallagio non concedendo, que le Roi ou ses héritiers n'aient de taille ou aide dans ce royaume sans le consentement des archevêques, évêques, comtes, barons, chevaliers, bourgeois et autres hommes libres des communes de ce royaume; que, par l'autorité du Parlement, convoqué en la 25e année du règne du roi Edouard III, il est déclaré et établi que personne ne pourrait être à l'avenir contraint de prêter malgré soi de l'argent au Roi, parce que l'obligation était contraire à la raison et aux libertés du pays » (art. 1).

2 Hobbes était aussi obsédé par l'objectif d'une vie longue que saisit d'effroi au regard de la barbarie de son époque : « Certains hommes sont d'une nature si cruelle qu'ils prennent plus de plaisir à tuer des hommes que toi à tuer un oiseau » (in Jon Aubrey, Briev Lifes, Londres, 1949, p. 157, cité par Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes, Paris, Le Serpent à Plumes, 1998, p. 4.

3 « une de ces choses propres à l'homme, est le désir de la Société, c'est-à-dire, une certaine inclination à vivre avec ses semblables, non pas de quelque manière que ce soit, mais paisiblement et dans une communauté de vie aussi bien réglée que ses lumières lui suggèrent ; (...) ce soin de maintenir la Société d'une manière conforme à l'Entendement Humain, est la source du Droit proprement nommé, et qui se réduit en général à ceci : Qu'il faut s'abstenir religieusement du bien d'autrui, et restituer le profit qu'on peut en avoir entre les mains, ou le profit qu'on en a tiré : Que l'on est obligé de tenir sa parole : Que l'on doit réparer le dommage qu'on a causé par sa faute : Et que toute violation de ces Règles mérité punition ». Grotius, op. cit., Discours préliminaire, § 8, p. 7 sq.

4 Pour Ockham, Voir le présent travail : partie I, chapitre II, section C, 1.

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plus complexe et différenciée, il peut en déployer les conséquences avec beaucoup plus d'envergure. Il dégage une science sociale rationnelle dont le fondement n'est plus Dieu mais la nature de l'individu :

« Car, de même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on ne la démonte, et si l'on ne considère à part la matière, la figure, et le mouvement de chaque pièce; ainsi en la recherche du droit de l'État, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c'est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu'est-ce qui les rend propres ou incapables de former des cités, et comment c'est que doivent être disposés ceux qui veulent s'assembler en un corps de république1 ».

Comme chez Ockham, la nature de l'individu détermine le politique. La diffusion européenne du nominalisme a influencé la méthode résolutive-compositive de l'Ecole de Padoue dont Hobbes est familier (il y a séjourné en compagnie de Galilée).

Cette proximité méthodologique se retrouve sur le terrain juridique. Les auteurs passés, n'ayant pas prêté attention à la nature humaine, ont été incapables selon Hobbes de penser le droit pour lui-même. Comme Ockham, il considère qu'ils se sont payés de mots alors que ces derniers ne sont qu'outils de la pensée2. Une redéfinition de ces concepts fondamentaux du droit s'impose. Elle est d'autant plus aisée pour un auteur qui n'est pas juriste, à l'image d'Ockham. Féru de sciences, d'épistémologie, d'histoire ancienne et religieuse, Hobbes est doté d'une culture encyclopédique encline à l'unification des différentes branches du savoir. Il définit ainsi les termes juridiques à la lumière de la nature immanente, et non de l'Ecriture sainte comme Ockham :

« Le DROIT DE NATURE, que les auteurs nomment couramment jus naturale, est la liberté que chaque homme a d'user de son propre pouvoir pour la préservation de sa propre nature, c'est-à-dire de sa propre vie ; et, par conséquent, de faire tout ce qu'il concevra, selon son jugement et sa raison

propres, être le meilleur moyen pour cela3 ».

Le droit n'est plus que pouvoir (power). La justice aristotélicienne des rapports s'efface définitivement au profit de la seule confrontation des puissances. L'individu est désormais la source et la fin de ses droits, par conséquent inaliénables. Les caractéristiques du jus poli submergent tout le territoire juridique. Hobbes établit une équivalence entre la liberté chrétienne et le droit de l'individu, mais à la différence d'Ockham, pour qui seul l'usus facti des biens

1 De Cive, préface.

2 « Les mots sont les jetons des sages, qui ne s'en servent que pour calculer » (Léviathan, IV). « Que dirons-nous maintenant si peut-être le raisonnement n'est rien autre chose qu'un assemblage et enchaînement de noms par ce mot est ? D'où il s'ensuivrait que, par la raison, nous ne concluons rien du tout touchant la nature des choses, mais seulement touchant les appellations, c'est-à-dire que, par elle, nous voyons simplement si nous assemblons bien ou mal les noms des choses, selon les conventions que nous avons faites à notre fantaisie touchant leurs significations » (Objection quatrième aux Méditations métaphysiques).

3 Léviathan, XIV.

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nécessaires à notre conservation est inhérent à notre nature, Hobbes soutient le caractère potentiellement illimité de tout droit.

Chaque droit est en théorie infini en raison de son foyer. Alors que pour Ockham le droit est don, il est pour Hobbes inféré d'une passion : la crainte de l'avenir.

« tout comme Prométhée (mot qui, traduit, signifie l'homme prudent) était attaché sur le mont Caucase, lieu d'où l'on voit très loin, où un aigle, se nourrissant de son foie, dévorait le jour ce qui s'était reconstitué pendant la nuit, l'homme qui regarde trop loin devant lui par souci du temps futur a tout le jour le coeur rongé par la crainte de la mort, de la pauvreté, ou d'une autre infortune, et son angoisse ne connaît aucun repos, aucun répit sinon dans le sommeil1 ».

Cette peur est telle qu'elle engendre un droit sur toute chose (jus in omnia). L'incertitude engendre la crainte, la crainte le droit. Le droit est donc absolu et rien ne peut légitimement s'opposer à ma quête de sécurité :

« Et parce que la condition de l'homme (...) est d'être dans un état de guerre de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu'il n'y a rien dont il ne puisse faire usage dans ce qui peut l'aider à préserver sa vie contre ses ennemis, il s'ensuit que, dans un tel état, tout homme a un droit sur toute chose, même sur le corps d'un autre homme2 ».

Le droit surgit par comparaison de puissance. Considérer le juridique selon la stricte immanence implique pour Hobbes que le simple fait d'être mortel confère des droits à l'individu. Ce n'est plus en tant que titulaire d'une parcelle de la potestas absoluta divine que j'ai des droits, mais en tant que sujet à la peur. Dieu même ne saurait me contraindre à renoncer à ma recherche désespérée, incessante de puissance. Pour Nicolas Israël3, l'anthropologie de Thomas Hobbes réalise dans la sphère juridique ce que Descartes accomplit en métaphysique. Le timeo (« je crains ») est au droit ce que le cogito (« je pense ») est au monde : un point fixe à partir duquel le sujet peut construire un système en complète autonomie. Quand bien même Dieu me tromperait-il en permanence, j'ai la certitude de mon existence au moment où je la conçois4. Quand bien même le tout-puissant m'ordonnerait-il de renoncer à mon droit sur toutes choses au péril de ma sécurité, j'ai le droit de me soustraire à son commandement. Mon droit est absolu car ma liberté en vue d'assurer ma conservation est totale.

La perspective hobbesienne est radicale mais ne rompt pas pour autant le nominalisme ockhamien. Hobbes accomplit, accompagne, adapte cette pensée à un monde nouveau. L'individu

1 Léviathan, XII.

2 Léviathan, XIV.

3 Ancien Professeur de philosophie à l'Université Jean Moulin Lyon III.

4 Dieu « ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit » (Méditation Seconde).

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demeure isolé face à un Dieu tout-puissant, et titulaire, en dépit de toute association politique, de droits inaliénables :

« l'objet des actes volontaires de chaque homme est quelque bien pour lui-même. C'est pourquoi il existe certains droits tels qu'on ne peut concevoir qu'aucun homme les ait abandonnés ou transmis par quelques paroles que ce soit, ou par d'autres signes. Ainsi, pour commencer, un homme ne peut pas se dessaisir du droit de résister à ceux qui l'attaquent de vive force pour lui enlever la vie : car on ne saurait par là concevoir qu'il vise quelque bien pour lui-même. On peut en dire autant à propos des blessures, des chaînes et de l'emprisonnement1 ».

L'apport hobbesien réside dans l'étendue du droit subjectif. Si l'identification des biens du jus poli était déjà difficile chez Ockham, elle était au moins envisageable, d'une part car elle ne concernait que l'accès aux biens minimum, d'autre part car la question du politique ne se posait pas réellement. Le cas échéant, les moines étaient enjoins à fuir en une contrée moins hostile. Ce problème est insoluble dans le système de Hobbes. Dieu même ne peut que constater les accumulations individuelles de puissance. Dans la quête éperdue de puissance, il est impossible de séparer le nécessaire du superflu2. La crainte que m'inspire ma propre faiblesse découple finalemnt les concepts de Dieu et de droit subjectif : mon droit est généré par ma seule nature. Hobbes laïcise ainsi la théorie juridique ockhamienne. Elle peut désormais servir de socle à la théorie des droits de l'homme.

La proximité politique du nominalisme et des droits de l'homme revêt trois aspects. Elle concerne en premier la définition de la loi, désormais produit de la seule volonté3. Cette volonté peut être celle de Dieu (Ockham), du Léviathan (Hobbes) ou du peuple, mais la nature n'est plus un système dont il faut scruter le sens. Il n'est pas d'interdictions ni d'obligations en dehors de la loi4. Pour Aristote, la nature génère la lex sur lequel la cité calque le jus. L'état de nature hobbesien

1 Léviathan, XIV. Sur la toute-puissance divine, lire le chapitre VIII.

2 Pour Ockham, voir le présent travail : partie II, chapitre I, section A, 1. Pour Hobbes : « par sécurité, je n'entends pas ici la seule préservation, mais aussi toutes les autres satisfactions de la vie, que tout homme pourra légalement acquérir par sa propre industrie ». Léviathan, XXX.

3 Chez Ockham : voir le présent travail : partie II, chapitre 1, section B, 1.

Chez Hobbes : « par LOI CIVILE, il faut entendre ces règles dont la République, oralement ou par écrit, ou par un autre signe suffisant de la volonté, a commandé à tout sujet d'user pour distinguer le bon et le mauvais [right and wrong] , c'est-à-dire ce qui est contraire et ce qui n'est pas contraire à la règle » (Léviathan, XXVI) et « aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera » (ibid., XIII).

Dans la Déclaration de 1789 : « La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation » (art. 6).

4 Pour Hobbes : « là où aucune convention n'a précédé, aucun droit n'a été transmis, et tout homme a droit sur toute chose et, par conséquent, aucune action ne peut être injuste. Mais quand une convention est faite, alors la rompre est injuste, et la définition de l'INJUSTICE n'est rien d'autre que la non-exécution de convention [the not performance of covenant]. Et tout ce qui n'est pas injuste est juste » (Léviathan, XV).

Pour la Déclaration de 1789 : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas » (art. 5). Cet article est particulièrement saisissant des répercussions du nominalisme sur les droits de l'homme. Il pourrait être incorporé dans le texte du Léviathan en plusieurs chapitres (XII ou XXVI par exemple) sans dénoter.

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renverse ce rapport, de la nature découle le jus et de la cité la lex. Les volontés individuelles étant désormais source unique des lois, la loi divine n'est plus au sommet de la pyramide des normes comme dans le système d'Ockham. C'est dans sa forme radicale, sécularisée, que le positivisme détermine la sphère politique. Deuxième similitude, la liberté nominaliste est potentiellement infinie, et ne peut être circonscrite que dans l'intérêt commun des singularités s'efforçant de constituer un corps politique1. L'individu n'accepte l'aliénation de sa liberté qu'en vue de gagner en qualité ce qu'il perd en étendue. Troisième aspect, dans l'éventualité où la puissance publique n'agirait pas de manière caractérisée pour le bien de tous ses administrés, chacun d'eux recouvrerait instantanément son pouvoir dans toute son ampleur. Le nominalisme fonde sur la nature de l'individu - et non sur la nature - un droit de résistance qui peut s'exprimer devant les tribunaux ou par la fuite permettant de se soustraire à l'autorité (Ockham), par le recouvrement de son jus in omnia (Hobbes), ou par le combat dans ses multiples formes possibles (Déclaration de 1789)2. Un contrat n'est jamais établi sans rétention, quels qu'en soient les termes ou les circonstances, je conserve certains de mes droits. L'édifice politique nominaliste n'est-il pas dès lors beaucoup plus fragile que les constructions réalistes ? Du fait de son nominalisme, Hobbes est confronté aux mêmes problèmes qu'Ockham. Une association politique ayant la volonté individuelle pour point de départ peut-elle être stable et pérenne ?

Le défi consiste pour le nominalisme de Hobbes à établir un contrat à partir d'une passion. La crainte de la mort violente étant à la fois la justification et le moteur de l'association, elle risque également de la détruire à tout moment. Hobbes dissocie les Républiques d'institution et d'acquisition3. La première ne semble néanmoins être qu'une possibilité logique car dans l'état de nature, il est impossible, voire suicidaire, de renoncer le premier à son droit sur toutes choses. Comment passer de la juxtaposition des libertés individuelles à leur coordination en un corps social ? La République d'acquisition est une piste plus pragmatique, l'unité politique résultant nécessairement, à un moment ou un autre, d'un coup de force. Le dilemme du nominalisme est

1 Pour Hobbes : « On entend par LIBERTE, selon la signification propre de ce mot, l'absence d'obstacles extérieurs, lesquels peuvent souvent enlever à un homme une part du pouvoir qu'il a de faire ce qu'il voudrait, mais ne peuvent l'empêcher d'user du pouvoir qui lui est laissé, conformément à ce que lui dicteront son jugement et sa raison » (Léviathan, XV).

Pour la Déclaration de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits » (art. 4).

2 Chez Ockham, voir le présent travail : partie II, chapitre 1, section A, 2. Chez Hobbes : Léviathan, XIV. Dans la Déclaration française : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression » (art. 2) ; la remise en cause d'un ou plusieurs de ces droits rendrait légitime l'opposition au souverain.

3 Léviathan, XIX (institution) et XX (acquisition). Cette distinction classique est également présente chez Ockham en Court traité, IV, 10.

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ensuite de parvenir à établir un contrat qui tienne en respect l'individu sans pour autant bafouer ses droits fondamentaux. La solution de Hobbes témoigne en tout cas de son influence sur la théorie des droits de l'homme. Contrairement à ce qui est souvent écrit, la monarchie absolue hobbesienne n'est pas une tyrannie : les devoirs du souverain sont nombreux et contraignants1, mais surtout, l'édifice politique dépend ultimement, casualiter disait Ockham, de la volonté des individus. S'il est vrai que les occasions légitimes de se retirer de l'association politique sont strictement définies2, elles existent. Pour tout nominalisme politique, le sujet possède à l'égard du souverain un pouvoir analogue à celui de Dieu sur la Création3. Les circonstances varient d'un auteur à l'autre, selon sa tolérance au désordre, peut-être aussi de l'intensité des conflits de son époque. Mais un principe commun de tout nominalisme est de faire de l'individu la source et la fin de l'association politique. Si les grands auteurs contractualistes ne s'accordent évidemment pas sur une métaphysique commune, ils reconnaissent à l'individu des droits subjectifs, et sont par conséquent tributaires du nominalisme. Là est la véritable influence du nominalisme sur la théorie des droits de l'homme.

L'oeuvre de Hobbes est d'une importance capitale car elle place la nature et la volonté humaines comme fondements uniques de la pensée politique. Reconstituant l'édifice politique à partir d'une passion individuelle (timeo), il fonde le droit naturel, mais la nature n'est plus Création (Ockham, Grotius), elle est pure nécessité. Ainsi, il « ancre la raison et la société civile dans la vie4 ». La conjonction de la métaphysique nominaliste et de la rationalisation du monde, à laquelle d'ailleurs il participe, induit deux caractéristiques de la modernité. Premièrement, une radicalisation du positivisme juridique : le volontarisme divin ockhamien a cédé la place au volontarisme strictement humain. Hobbes est beaucoup plus moderne que Grotius car en plongeant les racines du droit dans la nature de l'individu, il pense un droit dissocié de la moralité. Alors que Grotius soumet la volonté et le droit à la nature, Hobbes réduit la nature du droit à notre volonté. Il adapte en fait le nominalisme à la modernité :

« un extrême nominalisme, pour lequel les notions de juste et de droit ne sont rien que des termes, qui n'ont de sens que référés aux volontés et appétits des individus, seules réalités actuelles, ou comme produits d'une création arbitraire du prince ; un nominalisme pour lequel les cités ne peuvent être que créations artificielles5 ».

1 De Cive, XIII ; Léviathan, XXIV et XXX.

2 Léviathan, XIV et XXI.

3 « De même que Dieu crée le monde, continûment à chaque seconde, ainsi l'existence de Léviathan est-elle une création continue des volontés individuelles ». Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, p. 584.

4 Dominique Colas, La pensée politique, Paris, Larousse, 1992, p. 221.

5 Michel Villey, op. cit., p. 566.

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Deuxièmement, il laïcise la théorie politique. Bien que les Ecritures soient omniprésentes dans ses ouvrages, le religieux n'interfère pas dans la sphère temporelle à laquelle il est d'ailleurs soumis1. Ces deux aspects décisifs sont en puissance contenu dans le nominalisme ockhamien. Dès lors que la loi n'est plus le produit que d'une pure volonté, elle ne dépend potentiellement que des hommes. L'incessant recul de la puissance papale depuis le XIIIe siècle a dégagé la voie à un nominalisme laïc. Ce n'est pas le moindre des paradoxes qu'une doctrine élaborée en grande partie par un moine glorifiant la toute-puissance de Dieu soit devenu la trame théorique permettant de penser un monde désenchanté ou la créature et non le Créateur fait loi.

3. Nominalisme, contractualisme, et droits de l'homme

Hobbes a adapté puis transmis le nominalisme à la modernité. Ce courant habite les pensées politiques majeures depuis le XVIIIe siècle. L'enjeu du présent travail étant circonscrit au rôle joué par le nominalisme de Guillaume d'Ockham sur la conceptualisation moderne des droits de l'homme, nous n'indiquerons que quelques pistes en vue d'une recherche entièrement dédiée aux aspects nominalistes de la pensée contractualiste.

Le nominalisme marque tout d'abord l'ontologie contractualiste. Théoriser l'individu, c'est affirmer l'égalité des droits subjectifs de chacun. Ceci est vrai chez Ockham, chaque homme étant créé à l'image de Dieu, et se retrouve chez Hobbes ou Spinoza. Dans le Léviathan, l'égalité est physiologique, puisque tous les hommes ont un pouvoir de nuisance identique à l'état de nature, et psychologique, puisque la crainte de l'avenir régit uniformément l'agir individuel2. Dans les écrits spinozistes, l'identité de la nature et de la condition humaines exige un corps social d'individus égaux en droit3. La théorie des droits subjectifs conduit nécessairement à l'universalité des droits

1 Sur la soumission hobbesienne du religieux au politique : Léviathan, LII.

2 Chapitre XIII.

3 Traité politique, X, 8 et VII, 27 : « Je réponds que tous les hommes ont une seule et même nature. Ce qui nous trompe à ce sujet, c'est la puissance et le degré de culture ». Rappelons que de cette identité de la nature humaine, on ne saurait inférer un réalisme de Spinoza. Son ontologique est explicitement et radicalement nominaliste, comme le prouve sa définition de l'essence : « Je dis que cela appartient à l'essence d'une chose qu'il suffit qui soit donné, pour que la chose soit posée nécessairement, et qu'il suffit qui soit ôté, pour que la chose soit ôtée nécessairement ; ou encore ce sans qoi la chose ne peut ni être ni être conçu, et vice versa ne peut sans la chose être ni être conçu » (Ethique II, definition 2). On peut rapprocher cette dernière définition de la nature du singulier ockhamien proposée par Paul Vignaux : « Aucune chose n'est différente de soi : tout ce qu'elle possède à la fois, elle le possède de la même façon. C'est sans doute l'intuition centrale, l'âme du nominalisme. Aussi les éléments qui composent l'individu : substance et accidents, matière et forme, sont-ils aussi singuliers que l'individu même. A l'intérieur de son essence, il n'y a d'aucune façon, et l'esprit ne peut trouver d'aucune manière, une nature spécifique indifférente à la singularité ». Paul Vignaux, Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme », p. 783 sq.

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du sujet. Puisque les droits découlent de la nature singulière de sujets égaux, ils sont eux aussi égaux. Cet arrière plan métaphysique est au fondement des articles relatifs à l'égalité dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits1 », parce que leur nature même implique des droits. L'ontologie nominaliste est bien en cela destructrice de l'ontologie réaliste de l'Antiquité. Les droits de chacun ne dépendent plus de la place qu'il occupe dans la hiérarchie du cosmos, mais du simple fait qu'il est homme.

En second lieu, le nominalisme influence directement la méthode contractualiste. Inférer le système politique de la nature de l'individu, non du corps social naturel, est une préoccupation commune du nominalisme et du contractualisme travaillés par la même tension interne : comment un individu isolé, et dont la liberté est potentiellement illimitée, peut-il faire société ? Comment le loup devient-il citoyen ? Ce problème demeure dans la pensée sociale et politique contemporaine, confrontées au communautarisme, à l'inflationnisme juridique, à un déficit de « vouloir-vivre ensemble ». Comment canaliser les droits naturels que nous reconnaissons à l'individu ? Pour Hobbes, Spinoza ou la Déclaration de 1789, il s'agit de capter la puissance du sujet au profit de la concorde sociale. Les lois ne sont plus légitimes que pour s'opposer au chaos, elles abandonnent l'objectif antique d'amélioration de la vertu des citoyens2. Les sociétés modernes ne peuvent offrir de type moral idéal à suivre car en abandonnant la doctrine des universaux, elles ont renoncé à ces référents communs à l'aune desquels des comportements pouvaient être moralement ou juridiquement sanctionnés.

Troisième aspect de l'influence du nominalisme sur le contractualisme, le primat du vouloir sur toute autre faculté de l'âme humaine. L'individu de Hobbes, de Spinoza, le corps social de Rousseau déterminent, comme le Dieu ockhamien, le principe de leurs actions sans référence extrinsèque à leur volonté. Le but est bon parce que voulu, non, comme chez saint Thomas, voulu parce que bon. Le sujet spinoziste recherche en vertu de sa nature ce qui « augmente sa puissance

1 Art. 1 (nous soulignons).

2 Chez Hobbes : « En effet, l'utilité des lois (qui ne sont que des règles autorisées) n'est pas d'empêcher les gens de faire toute action volontaire, mais de les diriger et de les maintenir dans un mouvement tel qu'ils ne se fassent pas de mal par l'impétuosité de leurs propres désirs, par leur imprudence et leur manque de discernement, comme des haies sont installées, non pour arrêter les voyageurs, mais pour les maintenir dans le [droit] chemin ». Léviathan, XXX.

Pour Spinoza aussi, il y va du pouvoir individuel de celui du groupe : « Si deux individus s'unissent ensemble et associent leurs forces, ils augmentent ainsi leur puissance et par conséquent leur droit ; et plus il y aura d'individus ayant aussi formé alliance, plus tous ensemble auront de droit ». Traité politique, II, 13.

Pour la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société (art. 5).

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d'agir1 », mais le contenu peut varier, ou être opposé d'une circonstances ou d'un individu à l'autre. Le mécanisme du désir est le même chez le pervers que chez le saint. La morale individuelle n'est donc plus en mesure d'intéresser le politique que lorsqu'elle nuit à la paix sociale, d'où son reflux progressif dans la sphère privée. Sur le plan politique, la primauté de la volonté place l'autorité sous la tutelle permanente de ses administrés. La puissance de l'Etat est désormais fonction de l'attachement des sujets au pouvoir temporel. Ce volontarisme conduit à une soumission de principe de l'autorité au peuple. Mais hors périodes d'élections (pour les démocraties) ou de crises, le droit est désormais réduit à la volonté du souverain. Si les décisions humaines relatives au droit demeurent chez Ockham soumise à la volonté divine, elles ne résultent plus que des hommes au pouvoir chez Hobbes et Spinoza2. Le droit s'est progressivement détaché de la nature et ne relève aujourd'hui que d'un vouloir immanent :

« il n'importe guère que l'existence d'une loi naturelle morale soit maintenue au point de départ (comme le faisait Hobbes, et comme le font encore aujourd'hui Roubier, Dabin, Prélot), ou soit niée (comme elle l'est par Kelsen), du moment que dans le droit on s'accorde à n'en pas tenir compte, mais à se régler exclusivement sur la décision étatique3 ».

Le positivisme juridique radical n'a depuis l'âge classique plus de comptes à rendre qu'aux singularités. Le souverain établi un droit dont les individus sont à la foi la source et le but. La modernité juridique est autoréférentielle.

La confusion du jus et du pouvoir introduite par Ockham a dégagé l'horizon juridique moderne. L'individu règne sans partage sur son bien, ce qu'illustrent les définitions désormais classiques de la propriété. Ainsi des articles 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen :

« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité » ;

et 544 du Code civil :

« La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements »

L'histoire du droit occidental suit celle de l'affranchissement de l'individu des tutelles limitant l'expression de sa puissance. Il est aujourd'hui sans temps, sans lieu, sans transcendance, tout-

1 A la différence de Hobbes pour qui le vouloir détermine le principe de mon action, le désir est pour Spinoza la force motrice en quête de puissance : « les désirs qui proviennent de la raison et ceux qui sont engendrés en nous par d'autres causes, ceux-ci comme ceux-là étant des effets de la nature et des développements de cette énergie naturelle en vertu de laquelle l'homme fait effort pour persévérer dans son être ». Traité politique, II,5.

2 Chez Hobbes : Léviathan, XVII. Chez Spinoza : « Le droit en effet se mesure à la puissance, comme nous l'avons montré au chapitre II. Or la puissance d'un seul homme est toujours insuffisante à soutenir un tel poids ». Traité politique, VI, 5.

3 Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 615.

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puissant. La sécurité l'obsède, il n'accepte ni la mort, ni la vieillesse, qu'il tente parfois de combattre en accumulant des biens dont il peut jouir selon ce droit absolu auquel, pour reprendre les mots de Michel Villey, son égoïsme naturel aspire depuis les origines.

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Conclusion

Guillaume d'Ockham est le premier penseur dont les écrits témoignent à la fois d'un franchissement de la barrière antique séparant le droit de la morale, et d'une confusion des notions de droit (jus) et de pouvoir (potestas). Son élaboration d'une théorie attribuant à l'individu des droits du simple fait qu'il soit homme ouvre une ère de redéfinition des concepts fondamentaux du droit et marque l'avènement de la modernité juridique occidentale. Elle en est tributaire quant à sa méthode (positivisme juridique) comme à son contenu (droits subjectifs).

La théorie politique d'Ockham est également marquée d'une grande modernité. Chaque homme étant naturellement libre et capable d'évaluer si le dépositaire de l'autorité publique remplit justement ses fonctions, le peuple est souverain. Le pouvoir politique trouve en l'individu sa source et sa finalité. Il faut y voir l'annonce des théories contractualistes qui recevront les thèses ockhamiennes grâce à la diffusion, dès le XIVe siècle, du nominalisme en Europe. L'étude des grandes théories politiques de l'âge classique témoigne de l'influence de la pensée nominaliste sur la modernité. L'influence de l'ockhamisme sur Grotius, Thomas Hobbes ou encore Spinoza valide la thèse des sources ockhamiennes de la théorie des droits de l'homme.

La pensée juridique et politique d'Ockham est redevable pour sa part d'une métaphysique nouvelle en son temps. Le concept ockhamien de substance puise sa source dans la pensée d'Aristote dont il critique une lecture réaliste. En s'appuyant sur une compréhension radicale de la toute-puissance de Dieu, et sur une démonstration logique axée sur les principes de non contradiction et d'économie, Ockham pense chaque étant dans son unité, sa spécificité et son unicité. Le monde n'est plus cosmos, ce qui bouleverse la place de l'homme en son sein.

L'histoire personnelle du venerabilis inceptor a la particularité de rendre compte du lien entre la métaphysique ockhamienne et ses implications temporelles. Si l'Ordre franciscain n'était pas entré en conflit avec la papauté, il aurait été plus difficile d'identifier le rôle déterminant joué par le nominalisme dans l'avènement des droits de l'homme. La querelle de la pauvreté fut l'occasion exigeant d'Ockham qu'il déploie les conséquences juridiques et politiques de son parti pris pour la singularité dans la querelle des universaux.

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Le nominalisme ockhamien n'est bien sûr pas en mesure de rendre compte seul des différents aspects du monde contemporain. Il est d'ailleurs lui-même tributaire de la révolution chrétienne, affirmant l'égalité et la liberté des hommes, et de la transformation médiévale des modes de vie. Ce courant de pensée permet néanmoins de comprendre que la valeur particulière et sacrée attribuée depuis les origines à la vie humaine n'ait pris de valeur juridique qu'au XVIe siècle. Après la mort d'Ockham, la diffusion européenne du nominalisme dans les différents domaines du savoir a conduit à la transposition progressive en doctrine des répercussions juridiques de l'ontologie de la singularité. L'influence du nominalisme sur le droit culmine au XVIIIe siècle. Les droits subjectifs, inaliénables de l'individu sont alors au fondement des théories contractualistes et des Déclarations qu'ils influencent. Il apparaît en définitive justifié de voir dans le nominalisme ockhamien un point de basculement de la culture occidentale vers sa modernité.

Le rôle du nominalisme dans l'avènement des droits de l'homme est d'avoir, dès Ockham, projeté les normes morales ancestrales dans la sphère juridique. La nouveauté de la théorie des droits de l'homme n'est pas morale mais juridique. Elle consiste à lier les moeurs et le droit, à considérer l'individu comme intrinsèquement possesseur de droits inaliénables, à penser le collectif à partir de l'individu, à s'affranchir progressivement de Dieu pour appuyer sa démonstration. Dans cette acception précise, les droits de l'homme n'ont pas toujours existé. S'il est vrai que le combat contre l'injustice est intemporel et universel, il ne s'est juridicisé en prenant l'individu pour axiome qu'en Occident. Une telle affirmation ne remet pas en cause que cette perspective puisse s'étendre aux autres cultures, civilisations, continents (l'individualisme peut émerger en tout lieu). Une telle affirmation ne remet pas non plus en cause qu'il soit possible de reconnaître aux attributs moraux une validité juridique sur d'autres bases que l'individualisme exacerbé occidental. En fait, le nom même de `théorie de droits de l'homme' constitue un obstacle épistémologique pour qui en cherche l'origine dans l'histoire de la pensée. Cette désignation peut en effet sous-entendre qu'une seule formulation des droits de l'homme serait possible, et qu'on ne saurait dès lors les décliner dans diverses sociétés sans les occidentaliser. Nous ne le pensons pas.

Afin de questionner la valeur de l'apport du nominalisme à la théorie juridique, il faudrait à présent préciser les modalités exactes de son influence sur un plus grand nombre de philosophies contractualistes. Est-il en effet possible de réellement faire société en ne reconnaissant que l'individu pour composant du corps politique ? Le droit du sujet était probablement la réponse la plus adaptée aux besoins de la modernité occidentale, est-il pour autant en capacité d'élaborer une théorie juridique cohérente ? Puisque l'horizon du droit est l'idéal de justice, et non le légal, la

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question est donc de savoir si, en pensant le commun exclusivement à partir d'un individu non situé, le droit d'inspiration nominaliste est en mesure de coordonner, et non simplement juxtaposer, les droits et libertés de chacun. La croissance de l'individualisme et des inégalités dans le monde indique qu'il y a urgence à ce que la pensée s'empare de cette question.

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Vie de Guillaume d'Ockham

Naissance ( 1285).

Etudes en philosophie et théologie à Oxford, au couvent des frères mineurs, puis à l'université.

1318-91 : le Commentaire des Sentences (de Pierre Lombard).

1321-22 :

- Expositio aurea : commentaires de l'Isagogè de Porphyre et des Catégories et du De l'interprétation de Aristote.

- Le Centiloquium theologicum.

1323 : Summa totius logicae (Somme de logique).

1321-23 : La Prédestination, la préscience divine et les futurs contingents (travaillant à développer des problèmes logiques à partir des problèmes théologiques).

1323-24 : Summulae in libros Physicorum (Exposition sur les livres de la physique d'Aristote).

Disputes en Avignon (1324-28)

1324-25 : les Quodlibetales (Questions sur divers sujets).

Fuite d'Avignon. Ockham se met au service de Louis de Bavière.

1332-33 : Opus nonaginta dierum (L'oeuvre des 90 jours) sur le droit subjectif.

Combat d'Ockham contre la papauté.

1333-34 : Tractatus de dogmatibus papae Johannis XXII.

1334 : Epistola ad fratres minores apud Assisium congregatos (où Ockham explique de sa rupture

avec la papauté pour les écrits du Saint-Siège sur la pauvreté du Christ).

1335 : Contra Johannem XXII.

1335-37 : Compendium errorum Johannis XXII.

1335-39 : Defensorium contra errores Johannis XXII, papae.

1337 : Tractatus ostendens quod Benedictus XII nonnullas Johannis XXII hereses amplexus est.

1338 : Allegationes de potestate imperiali (écrit avec plusieurs maîtres en théologie).

1338-40 : An rex Angliae pro succursu guerrae possit recipere bona Ecclesiarum.

1338-43 : Dialogus inter magistrum et discipulum de imperatorum et pontificum potestate (Dialogue entre un maître et son disciple). La clef de voûte de la foi chrétienne est la liberté.

1339-40 : Breviloquium de principatu tyrannico (Court traité du pouvoir tyrannique). 1339-42 : Super Potestate somni pontificis octo quaestionum decisiones.

Mort de Guillaume ( 1349).

1 Les dates n'indiquent pas la durée de la rédaction mais la période au cours de laquelle l'ouvrage a vraisemblablement été rédigé.

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BIBLIOGRAPHIE

Guillaume d'Ockham

Opus nonaginta dierum et dialogi, Lyon, Jean Trechsel, 1495 (disponible à la Bibliothèque municipale de Lyon en trois éditions)

Dans le cadre des Opera Philosophica et Theologica de l'Institut franciscain Saint Bonaventure de New York (Cf. Pierre Alféri, op. cit., p. 475 sq.) :

- Commentaire des Sentences de Pierre Lombard (I) : Ordinatio sive Scriptum in librum primum Sententiarum, (G. Gál, S. Brown, G.I. Etzkorn, F.E. Kelley, quatre vol., 1967, 1970, 1977 et 1979).

- Commentaire des Sentences de Pierre Lombard (II et III) : Reportatio sive Quaestiones in secundum et tertium librum Sententiarum, (G. Gál, G.I. Etzkorn, F.E. Kelley, R. Wood, deux vol., 1981 et 1982).

- Quodlibeta Septem, (J.C. Wey, 1980).

Prologue du commentaire des Sentences, traduit par André de Muralt : L'enjeu de la philosophie médiévale : études thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes, Leiden, E.J. Brill, 1991, p. 353 sq.

Commentaire sur le livre des Prédicables de Porphyre, Sherbrooke Centre d'études de la Renaissance, Université de Sherbrooke, 1978.

Somme de logique, Mauvezin, Editions T.E.R, 1988.

Breviloquium de potestate papae, Paris, Vrin, 1937 (traduction française par Jean-Fabien Spitz, sous le titre : Court traité du pouvoir tyrannique, Paris, PUF, 1999).

Sur Ockham

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Guillaume d'Occam : sa vie, ses oeuvres, ses idées sociales et politiques, Paris, Vrin, 1949.

Beretta Béatrice, Ad aliquid : la relation chez Guillaume d'Occam, Fribourg, Editions universitaires, 1999.

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Vignaux Paul, Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme », Paris, Letouzey et Ané, 1930.

104

Autres ouvrages

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Ethique à Nicomaque, Paris, Garnier Flammarion, 1965. Métaphysique, Paris, Vrin, 1991 (2 vol.)

Bérubé Camille, La connaissance de l'individuel au Moyen Age, Montréal-Paris, Presses de l'Université de Montréal, 1964

Bodin Jean, La République, Paris, Le livre de Poche, 1993.

Carbasse Jean-Marie, Introduction historique au droit, Paris, PUF, 1998.

Chevalier Jacques, Histoire de la pensée, t.2 « La pensée chrétienne », Paris, Flammarion, 1956.

Cicéron, De la république, Paris, Gallimard, 1994.

Colas Dominique, La pensée politique, Paris, Larousse, 1992.

Coleman Janet (dir.), L'individu dans la théorie politique et dans la pratique, Paris, PUF, 1996.

Dante, La monarchie, Paris, Belin, 2000.

De Libera Alain, La philosophie médiévale, Paris, PUF, 1993.

De Muralt André, L'enjeu de la philosophie médiévale .
· études thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes
, Leiden, E.J. Brill, 1991.

Dumont Louis, Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983.

Gilson Etienne, La philosophie au Moyen Age, Paris, inc., 1922.

Jean Duns Scot .
· introduction à ses positions fondamentales
, Paris, Vrin, 1952.

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Kriegel Blandine, Les droits de l'homme et le droit naturel, Paris, PUF, 1989.

Labrousse Roger, Introduction à la philosophie politique, Paris, Librairie Rivière et Cie , 1959.

Las Casas Bartolomé de, Très Brèves relation de la destruction des Indes, Paris, Editions Chandeigne, 1995.

Le Mené Michel, L'économie médiévale, Paris, PUF, 1997.

Lévy Michel, Interdit d'interdire - Les murs de mai 68, Paris, L'Esprit frappeur, 1998. Lindqvist Sven, Exterminez toutes ces brutes, Paris, Le Serpent à Plumes, 1998. Locke John, Two treatises of goverment, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Nietszche Friedrich, Par-delà le bien et le mal, Paris, Le livre de Poche, 1987.

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Pellegrin Pierre, Le vocabulaire d'Aristote, Paris, Ellipses, 2001.

Platon, Le Politique, Paris, Garnier Flammarion, 1969. La République, Paris, Garnier Flammarion, 2002.

Renaut Alain et Sosoé Lukas, Philosophie du droit, PUF, Paris, 1991.

Renoux-Zagamé Marie-France, Origines théologiques du concept moderne de propriété, Genève, Droz, 1987.

Rousseau Jean-Jacques, Du Contrat Social dans Rousseau, OEuvres complètes, T. III, Paris, Gallimard, 1964.

Saint Augustin, La Cité de Dieu, Paris, Seuil, 2004 (2 vol.).

Saint Thomas, Somme théologique ( http://pedagogie.ac-toulouse.fr/philosophie/phpes/saintthomas.htm) Somme contre les Gentils, t. 2 La Création, Paris, Garnier Flammarion, 1999.

Spinoza Baruch, Traité politique, Paris, Garnier Flammarion, 1966. Ethique, Paris, Garnier Flammarion, 1965.

Vignaux Paul, Philosophie au Moyen Age, Paris, Armand Colin, 1958.

Villey Michel, Leçons d'histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1962.

Le droit et les droits de l'homme, Paris, PUF, 1981 (1983).

Les Carnets (1958-1988), Paris, PUF, 1995.

La formation de la pensée juridique moderne, Paris, PUF, 2003 (cours 1961-1966).

Yacoub Joseph, Les droits de l'homme sont-ils exportables ?, Paris, Ellipses, 2005.

106

TABLE DES MATIERES page

SOMMAIRE 5

INTRODUCTION 6

1ère PARTIE L'ONTOLOGIE NOMINALISTE 9

I) Qu'est-ce qu'une substance ? 10

A. Aux origines de la substance 11

B. La querelle des universaux 16

C. La substance ockhamienne 21

II) Le monde selon Ockham 32

A. Dieu 32

1) Les apories de la substance ockhamienne 33

2) Dieu et la toute-puissance 34

3) L'unité de la substance et du nominalisme ockhamiens 37

B. Le monde 39

1) La Création 39

2) La relation 41

C. La connaissance . 45

1) La science 45

2) La technique 47

3) La théologie 49

Considération intermédiaire 51

2ème PARTIE LES REPERCUSSIONS DE L'ONTOLOGIE NOMINALISTE 53

I) Naissance de la modernité juridique 54

A. La naissance du droit subjectif 54

1) La querelle de la pauvreté 55

2) Les premiers droits subjectifs 56

B. L'essor du positivisme juridique 63

1) Volontarisme 63

2) Une morale de la modernité 68

II) La théorie politique d'Ockham et le contractualisme 75

A. Une théorie politique annonciatrice des droits de l'homme ? 75

1) La nature du pouvoir 75

2) Un contractualisme ockhamien ? 79

B. Nominalisme et contractualisme à l'âge classique 84

1) L'ockhamisme et le droit selon Grotius 85

2) Le nominalisme de Thomas Hobbes 89

3) Nominalisme, contractualisme et droits de l'homme 95

CONCLUSION 99

Vie et oeuvres de Guillaume d'Ockham 102

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Image de couverture : "L'astronome"

Jan VERMEER (1632-1675)

Citation de Guillaume d'Ockham p. 4 : Sent. I, dist. II, qu. 8.






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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery