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Les apprentissages entre pairs: construction d'une identité plurielle

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par Carine Amouriaux-Menou
Université Rennes 2-Haute Bretagne - Master 2 Education, apprentissage et Didactique. Département des Sciences de l'éducation 2013
  

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4.2.3 Socialisation pré-professionnelle

Les entretiens d'étudiants m'informent sur leurs représentations concernant la formation professionnelle qu'ils ont choisie : « le fait de venir dans cette formation signifie que, quelque part, on a envie d'aider les autres » spécifie Thom, P1. L'étudiant ajoute : « Personnellement je voulais faire un métier paramédical pour aider les autres. Donc aider les autres par le soin ou aider les autres en leur apportant une certaine connaissance, c'est quelque chose qui est normal pour moi et appréciable.221 » Amel, P1, souligne que, devenir pédicure-podologue, « c'est une profession paramédicale, donc, de toute façon, il faut que l'on soit généreux avec les patients et aussi entre nous.222 »

220 Cf. annexes entretiens F. 8.

221 Cf. annexes entretiens T. 42.

222 Cf. annexes entretiens Amel 76.

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Les représentations de ce qu'est le métier avant l'entrée en profession de pédicure-podologue sont singulières à chacun. En effet, les étudiants n'ont pas suivi de formation spécifique permettant l'accès au métier. Lorsqu'on les interroge, seulement 30% ont rencontré un professionnel avant de passer le concours d'entrée. Environ 50% des étudiants pédicures-podologues souhaitaient intégrer une formation en massage-kinésithérapie ; ces personnes sont donc en pédicurie-podologie par défaut, n'ayant pas réussi l'entrée par concours en kiné. Concernant les motivations à entrer en formation en pédicurie-podologie, 80% des étudiants expliquent qu'ils souhaitent devenir des soignants libéraux, 70% désirent exercer une pratique de santé n'engageant pas de pronostic vital, 80% d'entre eux mettent en avant des études courtes, professionnalisantes223.

Les conceptions de l'activité de soignant décrites par les étudiants sont plutôt traditionnelles : celui qui soigne doit être « patient, attentionné, calme, à l'écoute des autres, gentil, aidant, sérieux, rassurant224...» Ces caractéristiques comportementales constituent en quelque sorte des héritages identitaires à partir desquels le futur professionnel construit ses premières représentations. Lorsque l'étudiant choisit une formation au métier de soignant, nous pouvons donc en déduire qu'il pense avoir des aptitudes à l'altruisme et à la bienveillance. La préparation à l'insertion professionnelle ou socialisation pré-professionnelle s'établit sur un mode d'organisation des apprentissages, défini par l'institution, au travers des discours et messages véhiculés par les professionnels formateurs 225 mais aussi par le groupe des pairs étudiants. Si la majorité des étudiants estiment qu'« il faut que l'on soit généreux avec les patients et aussi entre nous226 » et que l'institution prône cette pensée, alors la norme, la règle est celle-ci. Dans la situation étudiée, un étudiant-novice est installé à côté d'un étudiant-expérimenté ; le P1 regarde, pose parfois des questions aux P3 : l'injonction à maîtriser des savoirs est évidente. Les étudiants P3 n'ont pas vraiment le choix ; ils doivent être capables de montrer et d'expliquer comment et pourquoi ils procèdent d'une certaine manière. C'est la crédibilité de l'étudiant P3 qui est en cause lors de ces situations : « quand même, si je ne sais pas lui expliquer [au P1], j'ai l'air

223 Ces pourcentages et propos d'étudiant résultent des enquêtes menées par l'institut de formation en pédicurie-podologie auprès des étudiants entrant en formation. Les chiffres qui m'ont été communiqués par l'administration sont stationnaires depuis cinq ans.

224 Propos d'étudiants recueillis lors d'entretiens informels au cours des stages pratiques de soin et de clinique.

225 Voir propos des formateurs, page 18.

226 Cf. annexes entretiens Amel 76.

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un peu bête ; je suis sensée connaître des choses, sinon, ça veut dire que je ne suis pas encore complètement compétente en podo227...» Les P3 sont donc fortement invités, au travers de l'organisation entre pairs, à endosser le rôle de celui qui sait et qui doit transmettre. Ceux qui ne jouent pas le jeu sont peu nombreux228 : j'ai observé et entendu que ces étudiants, identifiés comme « individualistes229», sont moins appréciés que leurs confrères aidant. La majorité des étudiants considèrent qu'ils doivent s'entraider, et ceux qui ne fonctionnent pas ainsi sont moins bien intégrés dans les échanges amicaux (soirées, weekend organisés par les étudiants). Tom décrit les situations entre pairs : « ça sert à connaître mieux les autres promotions. Sinon, on les croise pas en cours, on les croise rarement pendant les pauses, on les croise dans les fêtes mais les liens se tissent principalement dans les travaux inter-promotions comme les soins, les examens cliniques f...] comme on travaille ensemble, ça créé forcément des liens.230 » Ce mode de fonctionnement entre pairs permet l'intégration au groupe. Si l'étudiant veut être accepté, reconnu dans la communauté de ses pairs, il doit transmettre ses savoirs, donc apprendre à le faire.

La notion « entre nous », évoquée par Amel, caractérise une socialisation pré-professionnelle que je pourrais décrire comme préparatrice à l'appartenance à un groupe de pairs porteur d'une éthique. La constitution du groupe étudiant pédicures-podologues s'effectue à travers des valeurs, comportements propres à une identité particulière, celle véhiculée par un institut. Tous les étudiants pédicures-podologues seront diplômés d'Etat à la fin de leur formation, mais le fait qu'ils sortent de Marseille, Rennes ou Paris les différencie. Les apprentissages professionnels sont pratiquement identiques, issus des textes officiels : mais certains instituts proposent, par exemple, des orientations axées sur des pratiques plus biomécaniques ou davantage posturales dans leurs approches thérapeutiques cliniques. Les cultures institutionnelles créent donc des identités professionnelles légèrement différentes (dans le milieu professionnel, les pédicures-podologues qui sortent de Marseille ne sont pas reconnus de la même façon que ceux de Rennes, par exemple) et la mise en place des situations d'apprentissage (correspondant aux choix pédagogiques des équipes formatrices) influencent également les attitudes, les habitudes des futurs professionnels. Les processus de socialisation des pédicures-podologues ne sont pas

227 Cf. annexes entretiens Cl.6.

228 Propos d'étudiants lors d'entretiens informels.

229 Propos d'étudiants lors d'entretiens informels.

230 Cf. annexes entretiens T.64.

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les mêmes que ceux des autres formations para médicales231 mais les instituts de même formation professionnelle inculquent des cultures de groupe qui peuvent être également très différentes.

Pour autant, cette socialisation pré-professionnelle a ses limites.

L'institut de formation en pédicurie-podologie est une institution, au sens de Max Weber, soit « un groupement dont les règlements statutaires sont octroyés avec un succès relatif, à l'intérieur d'une zone d'action délimitante à tous ceux qui agissent d'une manière définissable, selon les critères déterminés.232 » Mes analyses me permettent d'avancer que les situations entre pairs instituées constituent une forme de socialisation.

Le cas de Lucien, P3, est significatif : ce jeune homme redouble sa troisième année à l'institut où j'ai mené mon observation ; il vient d'un autre institut qui ne pratique pas les apprentissages entre pairs, ce qui veut dire qu'il n'a pas eu l'habitude de fonctionner comme les autres étudiants auprès desquels j'ai enquêté. Au cours de notre entretien, il m'apprend qu'il fait partie d'une fratrie de trois enfants mais qu'il est le benjamin : son frère et sa soeur sont beaucoup plus âgés que lui. Il m'explique qu'il a été élevé par ses parents un peu comme un enfant unique. C'est un jeune étudiant sportif, qui pratique un sport individuel depuis plusieurs années. Lorsqu'il est arrivé dans le nouvel institut de formation, ses habitudes ont été perturbées : « cela n'a pas été évident pour moi, ayant été habitué à travailler seul depuis le début de ma formation [...] ; je trouve cette façon de travailler en binôme moins bien. Elle ralentit le soin, l'émulation entre étudiant peut être négative car tout est plus lent, et la qualité du soin moins poussée. Etre avec des étudiants P1 et P2 moins qualifiés peut donner un sentiment de suffisance car on soigne mieux qu'eux, alors qu'on peut être loin de l'objectif D.E [diplôme d'Etat] et du niveau d'un professionnel. Lorsque ces derniers posent des questions, leur répondre ne m'apporte rien.» Cet étudiant se trouve dans une situation où sa socialisation antérieure n'est pas en adéquation avec celle du nouvel institut dans lequel il termine ses études. Ces propos, recueillis après seulement deux mois de fonctionnement dans le nouvel institut, peuvent alors s'expliquer : « je

231 Rappelons les différences de contenus des référentiels de formation: par exemple, les enseignements en sciences humaines existent depuis très longtemps en formation infirmière ou ergothérapeute, alors qu'ils n'apparaissent pas ou très peu dans les formations des médecins et viennent juste d'apparaître dans les référentiels des pédicures-podologues. Ce qui peut influencer des attitudes morales différentes entre les différents métiers de soin.

232 M. Wéber, Économie et société, tome 1 - Les catégories de la sociologie. Paris. Pocket. 1971. p.94.

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trouve que fonctionner en binôme n'est pas bien, sauf en tout début de P1 pour être rassuré. Ensuite, il y a une gêne dans le soin, la gestion du temps, l'auto-évaluation... est-ce que je serai capable de soigner deux pieds en 45minutes ? La qualité de soin peut être altérée par mimétisme du binôme vers le bas». Durant trois années de formation, Lucien travaillait seul avec un patient, ne fut jamais accompagné par un autre étudiant en première année et le rôle d'accompagnateur en troisième année ne lui fut jamais confié. Comment Lucien peut-il adhérer aux codes du nouveau groupe d'étudiants qu'il fréquente ? Peut-il exister un désir d'assimilation au groupe qui lui permettrait la construction de nouveaux comportements ? Ce jeune homme ne perçoit pas les avantages d'un apprentissage entre pairs, contrairement aux autres étudiants que j'ai interviewés. Si la totalité des étudiants enquêtés sont convaincus que travailler à plusieurs, et surtout en binôme, est important, tous sont d'accord pour exprimer qu'au cours de la formation au métier, il est important d'être seul. Clara explique : « en P3, on n'est pas souvent assez mis tout seul; forcément, à deux, on partage le matériel, on attend que l'autre a fini, parfois on se gène... et du coup, quand on arrivera en remplacement, faudra tout faire en une demi heure, pas facile...233» Charlène précise : « quand on est en P3, on a parfois envie de travailler tout seul, pour voir si on a progressé soi-même [...] quand on est en P3, on attend moins du binôme. Ce qu'il nous apporte (le P1) c'est le fait de lui apprendre quelque chose, mais en échange, il `'nous prend un pied'', quoi ! (rire) au lieu, nous d'avoir les deux pieds, on doit partager.234 » Fanette donne son avis : « dans la formation, je pense qu'il manque une dernière étape, c'est d'être davantage seul pour être autonome, de A à Z, en soins et en clinique. On est trop rarement tout seul. Ce serait bien que la dernière année de formation, on ait davantage de créneaux où l'on soit seul. Parce que, c'est sûr, après on est libéral donc tout seul, et il faut qu'on sache se débrouiller. Alors sur les soins, c'est bien de travailler avec les P1, je trouve ça enrichissant, mais il faut aussi savoir si on est capable de travailler seul.» Certains P1, comme François, partage le même avis que les P3 : « j'ai bien aimé être à chaque fois avec un tuteur mais le fait d'avoir goûté au soin tout seul en fin d'année, j'aimerai bien, si ce sont des soins faciles, être tout seul pour voir si je suis capable de gérer un soin du début à la fin.235 » car, continue-t-il, « même si on sait bien faire à un moment, on reste dans

233 Cf. annexes entretiens Cl. 12.

234 Cf. annexes entretiens Ch. 80.

235 Cf. annexes entretiens F. 90.

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l'ombre du P3 [...] avec le P3, on n'est pas responsable du soin.236 » Etre à deux signifie que la tâche à réaliser est partagée, le résultat aussi, et qu'il est certainement plus difficile de savoir si individuellement, l'étudiant a acquis des capacités, voire des compétences. Les formateurs pédicures-podologues interrogés ne sont pas inquiets : des temps d'évaluations individuelles sont organisés pour les stagiaires au cours de la formation et cela permet à l'équipe pédagogique et à l'étudiant de savoir où il se situe dans ses apprentissages : c'est ce que pensent les formateurs. Les étudiants, eux, souhaitent davantage de mise en situations professionnelles où ils sont seuls pour s'évaluer plus souvent. Pour autant, quand j'interroge les P3 en leur demandant s'il faut supprimer ces temps de formation en binôme, tous me répondent que non, qu'il faut garder cette organisation. Charlène commente : « moi, je trouve ça bien qu'on a aménagé d'être tout seul une fois par semaine quand on est en P3, mais c'est bien d'être à deux aussi; surtout au début, quand on arrive en P3. On sent bien qu'on est les plus grands, on a plus l'habitude, on a nos repères, ça fait longtemps qu'on est là237 ». La possibilité de changer de statut, de devenir le plus expérimenté aux yeux des P1 compense le fait de ne pas être seul dans les apprentissages. Fanette, P3, explique : « après, d'être un P3, c'est bien de coacher car c'est une manière de voir si on a bien compris ce qu'on faisait. Pour moi, j'ai de meilleures notes cette année en soin, à l'oral, j'arrive mieux à expliquer, à justifier ce que je fais et mes choix. En fait, nous, on l'explique aux P1 et aux P2 quand on est en stage, et ça aide à savoir pourquoi on fait telle chose. On est obligé de mettre des mots sur nos actions. Moi, je trouve que je me suis améliorée depuis que j'aide les autres, au moins à l'oral. Expliquer aux autres, ça entraîne.238 » Pourtant, la relation à l'autre dans les apprentissages n'est pas systématiquement vécue comme un élément important de la formation, notamment pour Lucien, P3 qui arrive d'un autre institut. Il explique : « je me sens à l'aise dans la démarche de tuteur mais cela ne m'apporte rien. Au contraire, j'ai l'impression de ne pas me préparer correctement à mon objectif personnel qui est de s'entrainer pour le diplôme d'Etat.239 » Le travail de groupe ne le satisfait pas non plus : « concernant les examens cliniques, j'ai également trouvé désagréable le fait de travailler en groupe. Une passivité s'installe, même lorsque je prends en charge le patient. Ce n'est plus mon patient, mais un cas clinique que je ne

236 Cf. annexes entretiens F. 74 et 76.

237 Cf. annexes entretiens CH. 84.

238 Cf. annexes entretiens F.44.

239 Cf. annexes entretiens L. 12.

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m'approprie pas. Lorsque je prends le patient en charge, ce n'est pas moi qui fait l'interrogatoire, ni les manoeuvres cliniques, je regarde le patient, je laisse la consultation se dérouler. J'ai le sentiment d'être accessoire et d'attendre de devoir restituer des données que je n'ai pas recueillies moi même et dont je ne suis pas sûr de la véracité240.» Le partage, l'altruisme, la confiance dans l'autre ne sont pas des sentiments qu'il a totalement incorporés au cours de ses expériences personnelles antérieures. Lorsqu'il m'explique que « les questions techniques ou de connaissances peuvent aussi bien être posées au professeur directement lors de la validation du soin, et ils [les P1] auront la réponse ou verront le geste technique en direct d'un professionnel expérimenté, alors que la réponse d'un P3 peut encore être défaillante241 », j'en déduis que l'institution qui place le P3 dans un rôle d'accompagnateur légitimise certainement les savoirs de l'étudiant auprès des novices et plus encore, conforte le P3 dans ses compétences professionnelles. Le choix pédagogique d'un travail collectif et notamment de tutorat place l'étudiant dans un rôle d'acteur/auteur. Les P3 deviennent, en quelque sorte, partenaires des formateurs lors de ces stages pratiques. Ce que n'a pas connu Lucien auparavant.

Le cas de cet étudiant est un élément important dans ma recherche. Il pose la question suivante :

Si la socialisation primaire est si importante, si puissante, un individu peut-il intégrer d'autres socialisations ? Comment les composantes d'une socialisation secondaire peut-elle « s'arranger » de celles de la socialisation primaire ? Quelle peut être la cohérence de ces socialisations diverses et successives ?

Pour Murielle Darmon, le problème n'est pas tant de comprendre l'articulation des socialisations plurielles mais d'envisager la dynamique temporelle de socialisations diverses et successives. La question fondamentale serait donc « la cohérence entre les intériorisations originelles et nouvelles, et notamment le fait que la socialisation secondaire doive traiter avec un moi déjà formé et avec un moi déjà intériorisé.242 » La question, largement posée par Claude Dubar, dans son ouvrage La socialisation, chapitre 6, est la suivante : comment et dans quelle mesure la formation professionnelle construit-elle à nouveau l'individu ? De nombreux sociologues243

240 Cf. annexes entretiens L.8.

241 Cf. annexes entretiens L.2.

242 M. Darmon, op. cit., p.72.

243 Citons Claude Dubar, Robert Merton, par exemple.

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évoquent l'importance de ce qu'ils nomment « un apprentissage indirect » au cours duquel « les attitudes, les valeurs et les modes de comportements sont acquis comme des produits dérivés du contact avec les enseignants, les pairs, les patients que les étudiants vont rencontrer tout au long de leur formation244. » Les étudiants n'apprennent pas seulement ce qui leur est enseigné explicitement dans leurs cours ou stages pratiques, ils sont également transformés par leur investissement dans le milieu de formation, leurs interactions avec ses différents membres, l'échange des expériences et des idées, leurs observations. Le résultat du processus final tiendrait dans une capacité à fondre ensemble les normes d'une « culture podologique » (propre à un institut) en un tout cohérent, ce qui sous-entend former un certain type d'individu à une identité particulière245. Cette culture peut se définir comme un ensemble de normes partagées et transmises selon lesquelles les futurs pédicures-podologues sont censés orienter leurs actions. Elle définit donc un univers des possibles, celui des comportements prescrits, préférés, permis ou interdits, et elle codifie les valeurs de la profession. La socialisation anticipatrice, théorisée par des auteurs comme Robert King Merton, peut alors se définir comme l'ensemble des processus par lesquelles les étudiants « acquièrent les valeurs et les attitudes, les intérêts, habilités et savoirs qui sont ceux du groupe dont ils sont, ou souhaitent devenir, membres246». L'individu est socialisé en fonction d'un groupe auquel il n'appartient pas mais souhaite appartenir. Dans le cas de Lucien, cet étudiant manifeste des valeurs qui ne sont pas celles de son nouveau groupe d'appartenance (Lucien préfère travailler seul, juge inutile de demander de l'aide à un pair, préférant solliciter un formateur...) mais qui sont celles du groupe auquel il se réfère encore, celui de son institut d'origine, son « groupe de référence ». Lors de mes observations, j'ai constaté que Lucien était peu intégré dans la promotion de P3, souvent seul. Son attitude a également des incidences sur la perception des formateurs à son sujet : les enseignants sont tous sensibles aux interrelations entre étudiants et valorisent les attitudes d'entraide. Cela signifie que le groupe d'appartenance est bien sûr constitué par les étudiants mais également par l'ensemble des formateurs, ce qui crée une culture d'établissement.

Au cours de mes entretiens, j'ai remarqué que le groupe de stagiaires qui s'oriente très vite vers la perspective des attentes enseignantes est composé des membres des

244 M. Darmon, op. cit., p.75.

245 Notamment, un professionnel altruiste, bienveillant, si l'on se réfère au chapitre concernant les apprentissages des étudiants pédicures-podologues décrits précédemment.

246 M. Darmon, op.cit., p.76.

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fraternités dominantes. Les « indépendants » qui ne font partie d'aucune fraternité ou qui ont été élevés comme enfant unique restent indécis plus longtemps quant aux critères à appliquer et adoptent des comportements que je pourrais qualifier de déviants face à la situation dominante du groupe des fraternités247. Le cas de Chris, totalement et très vite intégré par ses nouveaux collègues P3, pourtant dans la même situation que Lucien, c'est-à-dire redoublant et originaire du même institut que Lucien, illustre ce phénomène. Cet étudiant explique : « je n'avais pas l'habitude [d'être en binôme] alors au début, c'était difficile et puis après on s'adapte. Je me suis dit, « alors là, t'es dans un autre institut, calme, tu te poses, tu expliques comment tu fais, tu regardes ce que fait l'étudiant à coté de toi et tu essayes de donner des conseils248.» Pour Chris, les modes pédagogiques choisis par le deuxième institut correspondent davantage aux socialisations antérieures qu'il a connues et intégrées : « c'est plus sympa d'être ensemble que de se sentir tout seul.» Chris appartient depuis plusieurs années à une fratrie et a développé des habitudes collectives. Selon Everett Hugues qui développe une étude sur la fabrique du médecin dans son ouvrage Boys in white publié en 1961, les cultures profanes et professionnelles coexistent et interagissent à l'intérieur de l'individu. Les deux cas d'étudiants, celui de Lucien et Chris, peuvent être analysés selon cette cohérence entre les intériorisations originelles et nouvelles que j'ai évoquées précédemment. Le fait que la socialisation secondaire doive traiter avec un moi déjà formé et avec un moi déjà intériorisé explique la différence d'adaptation des deux étudiants à un nouvel environnement de formation. Le plus souvent, l'action de l'individu va découler des perspectives précédemment intériorisées. En effet, si les parcours individuels s'inscrivent dans un territoire commun balisé par l'institution qui forme au métier, la socialisation professionnelle n'en est pas moins constamment pénétrée par des éléments qui ont leurs origines ailleurs, notamment dans la socialisation antérieure249.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo