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L'Islam et les fondements du pouvoir dans l'Egypte des années 1920

( Télécharger le fichier original )
par Sophia El Horri
Ecole normale supérieure de Lyon - Master 1 d'histoire des idées 2011
  

Disponible en mode multipage

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- Sous la direction de M. MAKRAM ABBES, maître de conférences à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon.

L'université d'Al Azhar : bastion de l'orthodoxie sunnite.

L'Islam et les Fondements du Pouvoir dans

l'Egypte des années 1920

- Mémoire présenté par Mlle EL HORRI SOPHIA pour l'obtention du master 1 d'Histoire des Idées.

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REMERCIEMENTS

La première personne que je tiens à remercier est Mr. Makram ABBES, maître de conférences à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon, qui a su me donner assez de liberté pour accomplir mon travail, tout en y gardant une lecture critique et avisée. Les échanges continuels, souples et si enrichissants ont constitué la clé de la réalisation de ce mémoire.

Par ailleurs, je dédie ce mémoire à mes très chers parents qui tiennent une place immense dans mon coeur et qui ont toujours été là pour me soutenir. Vous êtes pour moi la véritable école de la vie. Que Dieu vous protège.

A une personne unique au monde, Kamal, mon amour pour toi est sans limite.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION

4 à 8

PREMIERE PARTIE : La question du califat, une institution dominatrice, temporelle et illégitime

9 à 40

I. L'ISLAM ET LES FONDEMENTS DU POUVOIR

10 à 27

II. L'APRE DEBAT AUTOUR DE LA QUESTION DU CALIFAT

28 à 31

III. LE CALIFAT, SYMBOLE DE TYRANNIE ET DE DECADENCE AU XIXème SIECLE

32 à 40

 

DEUXIEME PARTIE : Peut-on réellement considérer la thèse de Ali

 

Abderraziq de thèse révolutionnaire et sans précédent ?

41 à 62

I- LE CARACTERE EMINEMMENT MODERNISTE DE L'ISLAM ET LES FONDEMENTS DU POUVOIR

43 à 56

II- L'ISLAM ET LA POLITIQUE, DEUX PROBLEMATIQUES DEJA

 
 

DISTINGUEES ET TRAITEES DE MANIERE SECULIERE

57 à 62

AVANT LE XIXème SIECLE

 

TROISIEME PARTIE : L'ère libérale égyptienne, perspectives politiques du combat d'Ali Abderraziq à travers l'Islam et les Fondements du

63 à 72

Pouvoir

 

I- L'ERE LIBERALE EGYPTIENNE

65 à 67

II- POLITIQUE ET RELIGION DANS LE SCHEMA KEMALISTE

68 à 71

III- LE WAFD SOUTENU ENTRE AUTRES PAR ALI ABDERRAZIQ :

 
 

UN COMBAT POUR LA DEMOCRATIE REPRESENTATIVE

72 à 73

CONCLUSION

74 à 76

BIBLIOGRAPHIE

77 à 80

4

INTRODUCTION

5

Ali Abderraziq (1888-1966) est un théologien juriste musulman, diplômé en sciences religieuses de l'université Al Azhar. Il est cité dans plusieurs ouvrages consacrés à la pensée politique moderne comme référence pour son projet de réforme séculière sans précédent. Malgré sa formation et son statut de recteur de l'université d'Al Azhar, bastion de l'orthodoxie sunnite, il a produit une réflexion nouvelle sur le gouvernement en islam et a relancé les débats sur les relations entre islam et politique, débats toujours valables et qui ont jalonné la pensée politique contemporaine.

En 1925, dans un contexte national et régional mouvementés, paraît L'islam et les fondements du pouvoir1 , un essai de moyenne envergure écrit par Ali Abderraziq, qui s'est révélé être un véritable coup de grisou dans les bibliothèques de l'époque vu le nombre impressionnant de réactions auxquelles Ali Abderraziq a dû faire face. L'ouvrage L'islam et les fondements du pouvoir se posait la question de la légitimité du califat dans les textes et tente de fonder son argumentaire en remontant au temps du prophète pour questionner les raisons d'existence d'un tel modèle politique figé. Les années 1920 sont marquées aussi bien en Anatolie qu'en Egypte par une lutte de toutes parts autour de la question de la conservation ou de la suppression du califat. Ali Abderraziq, bien qu'alim de l'université d'Al Azhar, se prononce avec ferveur contre cette institution qui, selon lui, serait illégitime et purement temporelle. Au contraire, le califat serait selon lui l'instrument d'une domination temporelle et purement politique. L'auteur appelle à l'abandon d'un tel système vétuste et obsolète, et à la reprise des recherches en science politique pour pouvoir élaborer le système politique qui sied le mieux aux musulmans. L'appel à une science politique séculière n'est pas l'élément le plus révolutionnaire de cet essai. En effet, Ali Abderraziq a certes développé une réflexion et une argumentation éminemment modernes sur l'entremêlement entre religion et politique, mais ce n'est pas tant cela que l'objet de sa recherche--le prophète--qui est révolutionnaire. Il n'est pas ordinaire qu'une interrogation critique soit adressée à des représentations fortement ancrées dans les conceptions dominantes, à l'orthodoxie et à ses symboles sacrés.

Comme l'a très bien remarqué Abdou Filali-Ansary, dans son article "Ali Abderraziq et le projet de remise en ordre de la conscience islamique"2, l'ouvrage dont il est

1 'Imara M., Al-islâm wa usûl al-hukm, li 'Ali 'Abd al-Râziq (De l'islam et des fondements du pouvoir, de Ali Abderraziq), al-mu'assasa al-'arabiyya li-l-dirâsât wa-l-nashr, Beyrouth, 1972.

2 Abdou Filali-Ansary , « Ali Abderraziq et le projet de remise en ordre de la conscience islamique », Égypte/Monde arabe , Première série , L'Égypte en débats.

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question a constitué un évènement majeur dans les pays musulmans et a relancé le débat sur la relation entre islam et politique. Ali Abderraziq a réexaminé de façon minutieusement scientifique la conception islamique du pouvoir qui se schématisait par la dichotomie entre l'établissement d'un régime politique moderne ou l'instauration d'un état régi par la foi islamique. Il n'est pourtant pas l'inventeur d'une science nouvelle, ni en matière de théologie ni en matière de politique. Mais il adopte une convergence et une harmonisation intéressantes entre vocabulaire de judicature religieuse et schéma démonstratif plus scientifique, qui s'appuie sur l'histoire et sur une raison plus positiviste.

Le Califat vient d'être aboli en 1924 par Atatürk. Dans le monde arabe, et plus particulièrement en Egypte et dans l'entourage du Roi Fouad, on réclame avec vigueur la restauration de cette antique institution qui remonte à la mort du prophète, bien qu'elle ait grandement perdu de son prestige et de son influence. L'oligarchie arabe désirait la restauration d'un califat arabe après tant de siècles de confiscation de la guidance du monde musulman par les Turcs. Or voilà qu'Abderraziq, avec son livre, remet en question l'opportunité et surtout la légitimité du califat. Avec vigueur et méthode, il pose les questions de la relation du profane et du sacré, du politique et du religieux, de l'histoire et de la foi. Son essai provoque des réactions extrêmement violentes. Il a été, à titre d'exemple, dégradé de son poste de professeur, et s'est vu ôter son droit de plus publier d'autres livres.

Abderraziq ne méconnaissait pas évidemment le fait que le prophète Muhammad avait exercé des fonctions politiques à la tête de la « cité-état » de Médine. Mais, considérant que la révélation confère aux prophètes des pouvoirs plus importants qu'à d'autres mortels, il estime que le pouvoir exercé par le prophète a été totalement différent de celui que peut exercer un autre successeur politique. À partir de cette réflexion, Ali Abderraziq refuse l'idée pourtant véhiculée par l'histoire musulmane- selon laquelle il y aurait un modèle islamique de pouvoir fondé sur les données de la Révélation. Se penchant autant sur la pensée d'Ibn khaldun que sur celle de son contemporain Rachid Rida, il incrimine ce qui est, pour lui, une grande illusion : l'illusion d'une institution infaillible qui a privé les musulmans de chercher par eux-mêmes des solutions efficaces à leurs problématiques politiques. Dès les années 1920, Ali Abderraziq a affirmé que rien n'interdisait aux musulmans de se donner des types de gouvernement leur paraissant mieux appropriés. Les sciences politiques et sociales ont, selon lui, le droit d'être autonomes par rapport aux prescriptions religieuses.

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Il faut lire L'islam et les fondements du pouvoir comme un ouvrage qui interpellerait encore la conscience contemporaine vu les problèmes que traverse la civilisation arabe musulmane. Mais, c'est aussi une oeuvre de son temps, native d'une décennie de crises et de tentatives de structurations. S'il s'intéresse à la question du califat, c'est que le contexte politique y incite. Néanmoins, l'auteur étant expert en questions théologiques, il est plus à même de produire une argumentation efficace et convaincante pour saper la légitimité du califat. Etant un fervent défenseur de la fondation d'un système politique séculier, il n'est pas pour autant le premier à penser en termes de science politique non religieuse. En effet, il s'inscrit dans la lignée de penseurs médiévaux et d'auteurs du XIXème siècle qui réfléchissent à une science politique profane, qu'il a par ailleurs éludés dans son essai. Enfin, les années 1920 apparaissent comme une décennie charnière de la vie politique et sociale en Egypte : le pays assiste à la rédaction de la première constitution de son histoire, et devient le théâtre de luttes politiques entre monarchistes conservateurs et libéraux nationalistes. Ali Abderraziq réalise à travers l'écriture et la publication de son essai en 1925 une initiative citoyenne qui répond à son engagement envers les libéraux en Egypte et à son occasion de déconstruire une conscience islamique qui, selon lui serait fondée sur l'illusion de pouvoir invoquer un passé qui demeure dans les mentalités comme un âge d'or glorieux. Il est ainsi primordial d'analyser de plus près la profusion extraordinaire qu'a connue la vie politique en Egypte pendant la décennie.

Nous commencerons notre analyse des fondements du pouvoir en islam par l'examen des arguments et thèses présents dans l'essai de Ali Abderraziq. Nous tenterons d'expliquer comment l'auteur procède pour refonder la conscience islamique du pouvoir entre un modèle irréalisable, le califat en tant que guidance légitime du monde musulman, et une réalité inacceptable, la nécessité d'un système politique temporel qui réponde aux enjeux et problèmes de son époque. L'essai devient le conflit vivant entre expression traditionnelle et un contenu caractérisé à la fois par une quête de la vérité, une grande verve et un net souci de précision. Il tente de démontrer tout au long de cet ouvrage l'illégitimité du califat, qu'il ramène à un niveau terrestre, pragmatique et temporel d'expression d'une domination au nom de préceptes religieux inexistants dans les textes sacrés. Ali Abderraziq se révèle être un acteur réformiste interne et inhérent à l'orthodoxie qui tente de favoriser dans sa démarche le rationalisme contre des représentations traditionnelles héritées et imposées qui se révèlent fausses.

8

Nous tenterons ensuite de démontrer en quoi sa campagne contre le califat en faveur d'un système de représentation politique séculière s'inscrit dans la lignée de penseurs qui ont réfléchi sur des questions politiques qui échappaient à une logique religieuse. Nous nous pencherons notamment sur Rifa`a Tahtâwî et son intérêt pour la constitution française de 1814, et l'esprit révolutionnaire de 1789. En effet, sa traduction de la charte de 1814 sur les concepts clés de la civilisation française, qui lui était au départ étrangère, a permis d'exporter les principes des Lumières égalité, liberté et laïcité auprès de l'intelligentsia égyptienne. Nous tenterons de comparer les démarches de ces deux penseurs qu'un siècle sépare et pourtant proches par les enjeux réformiste et pédagogique qu'ils véhiculent. Il existait évidemment une pensée politique séculière dans le monde arabo-musulman avant 1830, mais elle n'avait pas pour visée une éducation aussi populaire et massifiée de cette discipline comme elle existe chez Tahtâwî par exemple. L'objectif était, autant pour Ali Abderraziq que pour Tahtâwî, de réunir le débat théorique et la controverse politique sur la même arène, et qu'à long terme l'une influence l'autre.

Enfin, notre troisième partie se concentrera sur l'ère libérale égyptienne, période charnière qui s'étend de 1923 jusqu'en 1952, et qui a été une véritable école de la politisation dans toutes les couches de la société. Il est utile aussi de rappeler le contexte dans lequel ont germé les luttes autour du califat, en Egypte mais aussi en Turquie avec le modèle politique kémaliste.

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PREMIÈRE PARTIE

La question du califat :

Une institution dominatrice, temporelle et illégitime

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A. L'Islam et les Fondements du Pouvoir

L'oeuvre de Abderraziq intitulée L'Islam et les Fondements du Pouvoir3, est moderne à bien des égards. Elle a été produite par un cheikh de l'université conservatrice d'Al Azhar et porte sur des questions considérées par les plus conservateurs comme sacrées et donc non sujettes à l'examen scientifique et à l'évaluation. Elle est en outre porteuse d'une initiative politique nouvelle : le droit du peuple égyptien à disposer du système de gouvernement qui lui sied le mieux, opposé à un système politique figé dans le temps et hérité depuis le VIIème siècle.

L'Islam et les Fondements du pouvoir est un examen, point par point, de la légitimité du califat et a fortiori de tout régime mêlant droit public et islam. L'essai constitue un combat, une lutte qui ne dit qu'implicitement son nom : celle de la sécularisation. Bien entendu, ce combat n'est pas nouveau au premier quart du XXème siècle ; il a été maints fois théorisé et même normalisé en tant que loi, en France ou en Turquie. Néanmoins, la démarche séculière que propose Abderraziq par une négation et une délégalisation du califat est moderne et absolument pas désuète. Mais elle est surtout le fruit d'un réformisme interne qui n'est ni le fruit des avancées de la France ou de la Grande Bretagne sur ce projet, ni le résultat de la propagande kémaliste en Anatolie et en Egypte. Cette première partie se donne comme objectif d'analyser tous les arguments de l'auteur pour déconstruire le mythe entourant l'institution califale. Il apparaît que son argumentaire n'est tiré ni d'ouvrages de Carl Shmitt ni de ceux de Max Weber, desquels Abderraziq n'avait pas, semble-t-il, une maîtrise assez conséquente. Il appuie alors sa démonstration sur des sources inhérentes à la communauté musulmane à savoir le texte sacré, la sunna et certaines exégèses. L'auditoire à convaincre n'est pas tant l'Europe que les musulmans de son temps qui ne voyaient aucune alternative politique à l'institution califale, par manque de réflexion et par peur du blasphème.

Sa démonstration est doublement efficace car non seulement il se présente comme spécialiste de cette question en évoquant des domaines dans lesquels il est a priori expert grâce à sa qualité de cheikh, mais en plus il adopte le même langage que ses compatriotes afin de montrer qu'une alternative politique est possible. Il réalise enfin, et ce sera le sujet de ma troisième partie, une chance d'initiative historique nouvelle, en tant que citoyen égyptien « libéré » de la tutelle ottomane et britannique.

3 Ali Abderraziq, L'Islam et les Fondements du pouvoir, deuxième traduction d'Abdu Filali-Ansary, éditions La découverte, série Islam et société, 1994.

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I. Droit public et Religion : deux domaines distincts

Avant d'aborder le questionnement principal de ce récit : à savoir la remise en cause de la nécessité de l'institution califale dans les Etats musulmans, il convient d'abord de proposer une définition de ce processus historique souvent abordé qu'est la sécularisation4. Celle-ci se présente tant sous la forme d'un désenchantement du monde en réponse au déclin de l'hégémonie religieuse qu'à travers les traits de la modernité scientifique et la transformation des structures politique et sociale.

En 1985, Marcel Gauchet publie Le Désenchantement du Monde5, un ouvrage qui marque profondément les sciences sociales des religions et suscite un grand nombre de réactions. Cependant, son oeuvre ne porte pas exclusivement sur la religion : son objectif est de retracer l'histoire de l'homme démocratique, depuis ses origines jusqu'à ses doutes, afin d'en saisir les caractéristiques. Cette recherche constitue l'axe principal de son oeuvre et explique l'omniprésence de problématiques liées à la religion : si l'on veut comprendre la modernité, il faut la redéfinir rigoureusement en fonction de « la sortie de la religion ». L'étude de la religion est, selon lui, nécessaire à la pensée de la société car lorsque se pose la question de la communauté ou de la société, force est de constater l'importance du rôle unificateur et fondateur de la religion : pour Marcel Gauchet, la religion est une forme du rapport des hommes au vivre-ensemble, un mode de vivre-ensemble même auquel d'autres modes peuvent se substituer. Si la religion n'est pas une condition nécessaire à l'existence de la société, c'est toutefois une constante des sociétés humaines qu'il s'agit d'appréhender comme phénomène historique défini par un commencement et une fin.

Cependant, le passage d'une vérité révélée à une religion choisie pose un nouveau problème à la société, celui de la relation entre l'autorité spirituelle et la puissance terrestre qui entrent ainsi en concurrence, et aboutit finalement à la construction de l'Etat temporel contre la domination de l'autorité religieuse. Modernité politique et modernité religieuse sont donc corrélées, s'influencent et se transforment réciproquement, ce qui participe à réinventer

4 A ce sujet, le livre très synthétique de Jean Claude Monod Sécularisation et laïcité apporte une introduction très pertinente sur les principales bases de ce processus, ainsi que ces différentes déclinaisons. Collection « Philosophies », édition PUF, 2007.

5 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, édition Gallimard, 1995.

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la religion. L'enjeu n'est pas tant de supprimer la religion que de l'inclure à l'appareil étatique : l'inclure au système politique, pour en limiter les effets.

La maturation qui s'est ainsi produite dans l'esprit d'Abderraziq est du même ordre, car il ne considère pas le califat comme la rencontre de la religion avec le monde mais comme le système de domination qu'il symbolise. La problématique essentielle de son ouvrage est bien la recherche d'un vivre-ensemble sans fondement religieux dominant ; l'interrogation qui structure sa recherche est fondamentale : quels rapports entretenir avec le paradigme fondateur et avec le système de représentations normalisées sensées régir l'ordre social ?

La sécularisation peut être étudiée comme un déclin historique et sociologique de l'hégémonie religieuse. La sociologie allemande a ainsi défini la sécularisation, à partir des thèses de Weber, de Marx mais aussi de Comte, comme affaiblissement de l'importance de la religion organisée comme moyen de contrôle social6. Une société sécularisée est une société où la loi, le savoir et le pouvoir sont séparés, et est pensée comme l'aboutissement même de l'histoire moderne. La science et ses progrès se révèlent être la pierre de touche de ce processus. En effet, les méthodes de la science nouvelle et son recours à l'autorité de l'empirisme et de l'expérimentation contre l'autorité de la révélation et de la tradition, son exigence de validation intersubjective, ses démonstrations validées, avaient rejailli sur l'existence d'un autre mode de lecture des symboles les plus probants de la religion. L'auteur Ali Abderraziq, bien qu'appartenant au corps des Azharites, adhère à cette modernité de la science et de la recherche. Bien que sacrées, la personne du calife et celle du prophète sont questionnées et mises en équation dans une démonstration quasi géométrique.

Néanmoins, dans nos analyses, nous prendrons garde à ne pas confondre le processus de sécularisation européen avec ce qui a pu se passer et motiver Ali Abderraziq après l'abolition du califat en Anatolie par Mustafa Kemal. Bien entendu, la sécularisation est un processus qui n'a pas de terre de prédilection mais l'on peut retrouver les traits décrits précédemment dans plusieurs sociétés. L'auteur n'évoque pas le mot « séculier » ou « laïque » / « «lmânî » ou « lâ'ikî » ou encore « zamanî » dans la version originale. Pourtant, dans la traduction d'Abdu Filâlî Ansâry, nous retrouvons le mot « laïque » 7 en tant que

6 Bryan R. Wilson, Religion in secular society, 1966, Londres, Penguin, p 14.

7 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du pouvoir, traduit par Abdou Filali-Ansary, op. cit. p 167

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traduction choisie pour « lâ dinî », qui signifie littéralement « non religieux ». Il semble donc que le traducteur ait pris position dans le choix de ce terme, nous émettons deux hypothèses pour ce choix. Tout d'abord, comme Abdou Filali-Ansary l'a noté lui-même, le terme laïque était la traduction officielle pour « lâ dinî » au début du XXème siècle avant la généralisation du terme « `almânî » ; sa traduction avait donc pour but de reproduire justement les concepts de l'époque sans tomber dans un écueil anachronique. Notre seconde hypothèse porte sur le fait que « laïque » signifiait seulement le contraire de « religieux », le premier étant l'antonyme du second. Dans ce cas, « séculier » aurait pu être utilisé et aurait pu qualifier le mot « gouvernement ». À partir de leur forme adjectivale, ces termes sont proches par extension, car ils signifient tous deux un pouvoir temporel non soumis à l'autorité ou à l'influence de la religion. Mais dans leur forme nominale « sécularisation » et « laïcité » se distinguent conceptuellement. S'il n'existe pas de tels termes dans l'essai de Ali Abderraziq, c'est que « almânyia » et « lâ'«kiya » manquaient comme substantifs et que leur idée même n'était pas décantée. Inversement, il est possible que le terme laïque dans sa forme adjectivale ait été utilisé dans la traduction car le concept de « laïcité » n'avait pas encore été connu ni généralisé dans ses principes. Cette dernière peut être comprise comme une sécularisation complète des institutions, comme le parachèvement institutionnel et juridique des divers processus de sécularisation. Quant à la traduction de « sécularisation » par « `almaniya », il important de rappeler que la source linguistique de ce terme vient du mot « `alm » qui s'oppose à « habr », « prêtre », et désigne donc l'homme qui ne tient pas de fonctions religieuses. Cette différenciation dans les termes est d'une même ordre que la distinction entre clergé « séculier » et « régulier », et montre que très tôt dans le corpus littéraire arabe, il existe des disciplines qui ne sont pas caractérisées par aucun contenu religieux ni théologique.

Dans l'ouvrage Sécularisation et laïcité 8de Jean Claude Monod, l'auteur rappelle que la sécularisation n'a pas que des acteurs au sein de l'Etat, ceux-là même qui prônent ce principe contre une religion dominante. En effet, la sécularisation peut être impulsée de l'intérieur, et il existe des formes de réformisme séculier qui n'émanent pas d'une laïcisation politique. Dans le cas de L'islam et les Fondements du Pouvoir, Ali Abderraziq fait partie du corps des cheikhs d'Al Azhar, avec une autorité religieuse reconnue et légitime dans le pays. Ses attaques envers le califat témoignent d'une volonté de supprimer cette structure

8 Jean Claude Monod, Sécularisation et laïcité. Collection « Philosophies », édition PUF, 2007

dominatrice et vétuste. Au moyen de son statut et de sa formation, il fait indéniablement partie du corps religieux et se lance pourtant dans un examen logique et rationnel sur le prophète, figure sacrée, et tente de délégitimer sévèrement l'institution califale. L'essai constitue par conséquent une sorte de profession de foi civile, qui émane d'un acteur interne au système religieux, avec un discours inhérent au système qu'il dénonce.

II. L'impossibilité de déduire du message prophétique la nécessité de l'institution califale

Dans cet essai, l'auteur signale dans une première partie l'origine controversée des pouvoirs du calife et tente de remettre en cause la légitimité des califes à gouverner. Si le calife est le successeur du prophète dans sa mission, alors tout le problème est de s'interroger sur « l'exacte nature de la mission du prophète »9. Or, c'est bien là l'innovation d'Ali Abderraziq : ne pas écarter le prophète comme objet d'étude historique, par convention ou pas peur de toucher à la dignité du prophète. Si la nature de la mission du prophète était religieuse, cela exclut de fait la constitution d'un Etat. Il démontrera par la suite que rien ne justifie la constitution d'un Etat islamique par respect des préceptes religieux car rien ne le laissait croire dans les textes religieux. C'est ainsi qu'il conclut que le califat est une institution politique plus qu'une fonction religieuse, née dans un contexte de troubles et d'expansions territoriales. Le califat serait selon Ali Abderraziq la constitution d'un Etat arabe sur la base d'un appel religieux, ce qui en ferait une institution étrangère à la religion. L'auteur en appelle donc à une remise en cause globale du système de gouvernement islamique dont le calife est la clef de voûte et à l'édification d'un système de gouvernement réaliste, temporel et qui lancerait l'Egypte dans la course au progrès entre nations.

L'essai est constitué de trois grandes sections « Le califat et l'islam », « Islam et gouvernement » puis « Califat et gouvernement à travers l'histoire » toutes trois divisées en trois sous-chapitres.

1. Le califat et l'Islam

À chaque début de chapitre, l'auteur présente les différents points qu'il traite. Pour ce premier chapitre, il explicite sa méthode, qui est de définir d'abord l'institution du califat et ce qu'elle porte en elle comme enjeux au niveau tant politique que religieux. Sans définition et replacement des termes dans leur contexte, l'auteur ne peut prétendre à les

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9 Ali Abderraziq, L'Islam et les Fondements du pouvoir, op. cit. p 99.

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réévaluer et à critiquer l'usage qu'il en a été fait, au tout début de l'islam jusqu'à la période qui le concerne le plus, à savoir l'après indépendance égyptienne.

2. La nature du califat

En effet, l'auteur revient sur la racine linguistique du mot « califat » : KH-L-F et détermine ses différentes déclinaisons morphologiques et sémantiques. Dans une des acceptions, celle qui intéresse évidemment le plus le point de vue de l'auteur, le califat (khilafa) est « le remplacement d'une personne en raison de son absence, de sa mort, de son incapacité, etc. {É} Le calife est le détenteur du pouvoir suprême »10. Ensuite, l'auteur donne les définitions d'Al-Baydawi et d'Ibn Khaldun, et il en ressort que le califat est la direction des croyants selon la loi islamique, la garantie de la sauvegarde de la religion et de ses préceptes après la mort de l' « auteur de la loi sacrée ».

La fonction du califat est de prolonger l'oeuvre du prophète, celui qui a reçu la révélation divine, et qui avait la tâche de la transmettre de la part de Dieu et d'appeler l'humanité à l'embrasser. Les définitions citées montrent également que la tâche confiée au prophète était un projet politique, défense de la religion et gouvernement des croyants apparaissent corrélés. La tâche du calife est, selon les mêmes auteurs, d'autant plus légitime et « en droit » qu'il est considéré comme le représentant du prophète : « il a droit à assumer la direction générale des affaires de la umma 11» et de ce fait il est droit d'exiger aussi l'obéissance totale, et à disposer d'un pouvoir absolu. Aucun être humain, aux yeux des musulmans, ne peut s'élever à ce stade. Il semble que non seulement la `umma confère ce pouvoir et cette dignité au calife mais aussi qu'il la possède aussi comme une propriété inhérente. Une question reste encore inexpliquée : d'où est-ce que le califat tient un pouvoir aussi étendu? Deux théories s'opposent : la première considère que le calife tient son autorité directement de Dieu; l'auteur cite certains vers qui désignent le calife comme l'ombre de Dieu sur terre, l'élu providentiel qui accède au califat ainsi qu'il y a été prédestiné. La seconde désigne le calife comme le dépositaire du pouvoir de la umma ; le théologien Al Kasani décrit ce processus dans son livre Al Fawa'id al-bahiya fi tarajim al hannafiyya : le délégataire de pouvoirs agit en vertu de la délégation qui lui est donnée et au nom des droits que détient la

10 Idem p 53

11 Idem p 55

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personne qui l'a délégué. Son mandat expire dès que l'acte qui est à l'origine de sa délégation devient nul. La communauté confie le pouvoir au calife pour gouverner selon ses intérêts et si ce dernier décide de destituer un juge par exemple, il le peut selon la légitimité que lui a octroyée la communauté.

Le respect et l'obéissance au calife équivalent au respect et à l'obéissance face à l'islam et à Dieu, c'est ainsi que dans cette acception là, « désobéir à l'un revient à désobéir à l'autre »12. On peut dès lors pousser jusqu'à comparer sa puissance à l'ordre du divin. Il concentre en lui tous les pouvoirs, qu'ils soient temporels ou religieux, et en dehors de sa personne, nul n'est disposé à avoir le pouvoir. Le partage des pouvoirs n'existe donc pas dans le système califal, du moins à travers ces diverses définitions. Cela voudrait-il dire que le calife n'a aucune limite ? Qu'est ce qui l'oblige dans ces fonctions ? Y a-t-il un droit du calife ? De la même manière que la loi religieuse le place dans cette position, elle en limite aussi l'étendue. Le calife ne peut outre passer la loi islamique, il ne peut l'enfreindre, il se doit de gouverner selon des principes vertueux, pour son salut à lui, mais aussi pour celui de tous les croyants. Les raisons qui l'amènent au pouvoir sont celles aussi qui le régissent. Il ne peut donc pas, par ces mêmes lois, devenir un despote. Un calife qui commet l'injustice ou qui se rend coupable de concupiscence se destitue lui-même d'office et devient alors antinomique.

Après ces définitions sur l'institution califale, son rôle originel, et ses limites, Abderraziq procède, toujours selon Al Baydawi et Ibn Khaldun, à certaines distinctions conceptuelles. Ces auteurs ont ainsi mis en lumière les différences fondamentales entre califat et royauté. La royauté est un paradigme et un système de pouvoir différent de celui du califat ; qu'elle soit naturelle ou rationnelle, la royauté consiste à astreindre à un droit positif, posé soit selon les désirs et desseins du roi soit selon des lois normatives rationnelles visant à la cohésion et à la paix du corps politique. Le califat, quant à lui, tire son pouvoir de la loi islamique, et vise ainsi qu'il a déjà été annoncé à la réalisation du bien aussi bien dans le bas monde que dans l'au-delà. Mais une question demeure : le califat a-t-il toujours été en conformité avec sa définition ? A-t-il toujours observé ses règles et ses lois inhérentes à son existence ? Il apparaît alors que la frontière entre royauté et califat n'a pas toujours été clairement délimitée à travers l'histoire et a subi une gradation certaine jusqu'à n'exister que par le nom : Ibn Khaldun déclare alors dans le premier livre de sa Muqaddima, que les motivations califales se sont transformées en motivations de type royal : l'application du droit

12 Idem p 54.

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absolu et la contrainte. La période débutant de Mu`âwiya jusqu'à Harûn Al Rachid s'est traduite par un système de type royal veillant entre autres à l'observance de la religion. Par la suite, l'entremêlement a été encore plus radical car le pouvoir califal s'est dissous dans le pouvoir royal. Le califat a été alors utilisé comme instrument de domination, car le terme a gardé son prestige et sa haute dignité dans l'imaginaire arabe.

3. Le statut du califat

La proclamation d'un calife apparaît, selon les auteurs précédemment cités du moins, comme une obligation sous peine de commettre un pêché collectif. Le califat apparaît nécessaire car il ne laisse pas la communauté abandonnée à l'anarchie d'une part : la coutume devenant loi, la proclamation d'un calife a adossé son caractère obligatoire. D'autre part, la proclamation d'un imam est le gage du respect et de l'application des règles fondamentales émises par le Législateur à savoir la défense de la religion, des vies humaines, de la raison, de l'intégrité des lignages et des propriétés et enfin, de l'honneur. Mais ces points de vue présentent une certaine faiblesse, c'est que s'appuyant sur la loi islamique, ils ne peuvent citer aucun verset du Coran relatif à l'obligation de l'institution califale. Les théologiens se sont alors contentés, en vue d'expliquer le caractère obligatoire du califat, de développements aux allures logiques et rationnelles. N'en déplaise à Rachid Rida, l'auteur déclare aussi que rien dans le Hadith et donc dans la sunna ne légitime l'obligation d'un tel système13 : « Le califat, n'a pas été négligé seulement par le Coran, qui ne l'a même pas évoqué, il a été ignoré tout autant par la sunna, qui n'en fait aucune mention »14. Certaines évocations des termes « imamat », « allégeance », « communauté », mais rien ne laisse penser, même à la lecture de certains propos du Prophète, que la loi islamique reconnaît le principe du « grand imamat » comme un intérim strictement semblable des fonctions du Prophète. Pour déconstruire ce raisonnement largement répandu, quand bien-même les hadiths seraient authentiques, et les termes auraient le même sens que lui prêtent les partisans de l'obligation de l'allégeance à un calife, l'auteur argue que même en évoquant un certain type de gouvernement, ce dernier ne sera pas pour autant un fondement dans la loi inspirée de Dieu.

Rien ne prouverait explicitement que l'institution califale puisse être considérée comme l'un des dogmes religieux. En outre, et pour renforcer son propos, Ali Abderraziq

13 L'auteur donne notamment l'exemple de versets du coran sur-interprétés et présentés

comme la preuve de l'obligation de la proclamation d'un imam : Coran IV, 59 ; Coran IV, 83

14 Idem p 67.

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pose une série de questions rhétoriques tendant à infirmer les arguments adverses : « Ne sommes-nous pas tenus par la loi religieuse d'être généreux envers les mendiants, respectueux envers les pauvres ? Un homme sensé peut-il conclure qu'il faudrait nous forcer à avoir parmi nous des pauvres et des mendiants ? »15. L'affirmation de l'obligation du califat selon la loi islamique est une interprétation et un consensus entre théologiens lourd de conséquences car il détermine un système politique figé dans le temps découlant d'une prétendue loi islamique.

4. Le califat d'un point de vue social

S'il ne s'agit pas d'un verset ou d'un hadith, d'ou tient-on cette obligation ? Les auteurs précédemment cités divergent sur l'origine d'une telle obligation et il semble que c'est un accord unanime après la mort du Prophète qui ait été à l'origine de la proclamation d'un imam, pour que la communauté ait toujours quelqu'un pour la prendre en charge. C'est la réitération de cette délégation du pouvoir par la `umma qui a fait du système califal une loi.

L'enthousiasme des musulmans pour les sciences surprend, aucune science, selon Abderraziq n'avait un apport aussi modeste et faible que la science politique. La notion de pouvoir, étant l'objet propre de la science politique : sa source, sa nature, ses fondements, son utilité, ses objectifs, ses effets moraux, intellectuels et matériels n'ont pas bénéficié de réelles réflexions, d'évaluations car les fondements du pouvoir ont été posés comme irréfutables, figés et non « négociables ».

L'opposition politique est née avec le califat, car le calife ne peut perdurer sans le recours à la force et à la contrainte : le calife n'avait pour entourer son siège que des lances et des épées, que des armées dont les arsenaux et la puissance étaient impressionnants. Le sultan Mehmet V, à son grand dam, n'a-t-il pas vu le califat disparaître au moment où sa force s'est dissolue et que l'armée a rejoint Mustafa Kemal ? Y a-t-il eu une seule génération de musulmans qui n'a pas vécu la destitution d'un calife, ou une lutte de pouvoir intestine pour s'emparer du pouvoir califal ? Le calife, devenu roi et enseignant les principes islamiques, ne pouvait espérer une soumission et une obéissance durable à un être autre que Dieu, sans le recours à la force et le contrôle. En outre, l'argument selon lequel le califat serait la garantie de la sauvegarde des principes religieux est nul, car même en temps d'instabilité et de vacance de ce poste, les principes religieux n'étaient pas moins respectées que dans une autre région où le califat s'était maintenu ou détaché. En effet, et l'auteur s'appuie sur des chroniques

15 Idem p 70.

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historiques pour le démontrer, depuis le milieux du troisième siècle de l'hégire, le califat a perdu progressivement les territoires qui lui étaient soumis, au point que son influence s'est limitée aux remparts de sa capitale Baghdâd : le Khorassan et les régions situées au-delà de l'Euphrate sont passés sous la domination d'Ibn Saman puis de ses descendants, le Bahrein est passé aux Qarmates, le Yémen à Ibn Tabataba, Ispahan et la Perse aux Bouyides, Ahwaz et Wasit à Mu'izz al-Dawla, Alep à Seif Al-Dawla, l'Egypte à Ahmad ibn Tulun puis, à sa suite, aux rois qui ont pu s'y imposer et en faire un royaume indépendant comme les Fatimides , les Ayyubides, les Mameluks et autres.

Le califat, tel qu'on l'a vu, ne serait, selon les arguments qu'a présentés Abderraziq, ni une institution fondée sur des articles de la foi religieuse, ni un système que justifie la raison.

III. Islam et gouvernement

Dans cette deuxième section de L'Islam et les Fondements du pouvoir, l'auteur se concentre sur le fonctionnement des différentes institutions qu'implique le gouvernement et l'Etat, comme la justice, pendant une période peu étudiée qui est celle du gouvernement du prophète. Comment rendait-il justice ? Comment gouvernait-il ? Peut-on affirmer que la gouvernance du prophète n'était qu'une période extraordinaire ?

1. Le système du pouvoir au temps du prophète

Ce premier chapitre traite, ainsi que nous l'avons dit, s'intéresse au fonctionnement de la judicature au temps du Prophète. Spécialiste et chercheur dans le domaine de l'arbitrage et du règlement des contentieux, il n'est pas étonnant que l'auteur cherche à retrouver les fondements du droit islamique en plongeant dans ses débuts et ses origines. Le droit naît avec la société et la communauté, car il est le principal régulateur social. Or, la société musulmane n'est pas née ex nihilo, elle était préexistante à l'avènement de l'Islam, et possédait déjà certaines coutumes et certaines normes. Il n'est donc pas étonnant de retrouver pendant la Jahiliya et le début de l'Islam les mêmes formes de judicature. Il a été demandé au Prophète d'examiner des affaires et d'en rendre les jugements ; à défaut de pouvoir avoir une idée claire de la manière dont s'organisait certaines affaires judiciaires par le prophète ou ses envoyés, l'auteur conclut que les envois de délégations de juges n'était ni continu ni étendu dans ses pouvoirs. Ainsi, ce qui est rapporté sur ce sujet permet simplement de conclure que le prophète donnait de temps en temps, à certaines personnes, des délégations

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limitées, telles que le commandement des troupes, la gestion des biens, la direction de la prière, l'enseignement de la prière, l'enseignement du Coran ou la prédication religieuse. Mais les témoignages n'évoquent pas les autres fonctions constitutives d'un Etat, comme le maintien de l'ordre. Nous ne pouvons pas dès lors conclure l'existence d'un gouvernement du Prophète à cette période. De même, alors que les chroniqueurs dressent la liste des collaborateurs, des juges, des généraux, des gouverneurs des différents califes, leurs propos et précisions sur le gouvernement du prophète deviennent ambigus et obscurs.

Si la finalité de son argumentation n'est pas encore très claire, Abderraziq la dévoile en déclarant que son but, à travers ces recherches-là, est de s'interroger sur la nature du rôle du prophète, en plus d'être le messager de Dieu. Etait-il un chef de gouvernement au sens politique qu'on lui accorde ? Etait-il roi ?

D'autre part, c'est à la fin de ce chapitre que l'autre formule ses inquiétudes quant à la levée des boucliers des conservateurs qui seraient contre ce genre de recherches présupposant que ce qui découle de la religion est un donné immuable et figé. Aussi exprime-t-il sa volonté, légitime de par sa profession, de sonder l'histoire jusqu'à ses débuts afin de montrer si le gouvernement du calife est légal, de par la loi islamique. Si le calife est le représentant du prophète dans toutes ses fonctions, il faudrait d'abord savoir si le prophète exerçait un rôle éminemment politique pour se prononcer sur la légitimité du calife au sommet de l'Etat.

2. Prophétie et pouvoir

L'auteur tente dans ce chapitre de déterminer si le prophète pouvait être considéré comme un roi. A tous ceux qui considèrent la personne du prophète sacrée, le chercheur répond qu'il n'y a « aucune raison de considérer qu'une telle entreprise constitue un danger pour la religion, ou qu'elle est de nature à ébranler la foi de celui qui s'y engage ». Admettre que le Prophète, en plus d'assurer son rôle de messager, était un roi ne touche pas aux dogmes fondamentaux et relève de son travail de chercheur. Cette démarche porterait les traits de la modernité scientifique.

Tout d'abord, l'auteur examine les arguments qui font de la mission du prophète une mission totalement différente de celle de roi. Bien que la mission prophétique octroie au porteur du message divin une disposition toute particulière dans la société, il n'en est pas moins que la place d'un roi est d'un tout autre ordre. D'une part, un prophète n'est pas

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séparable de la société dans la quelle il se révèle en tant que tel, mais ses relations avec le pouvoir ne se traduisent pas forcément par une prise de pouvoir. A titre d'exemple, Abderraziq évoque la soumission de Jésus fils de Marie à César : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu !16 ». Mais cela signifie-t-il d'autre part que le prophète Muhammad était-il simplement un prophète et non un roi ?

Il semble que pour le commun des musulmans la prophétie a été aussi l'acte inaugural de l'Etat musulman. Le commun des musulmans tendrait à croire, aux dires de l'auteur, que le Prophète était un « roi messager de Dieu », ce qui entremêlerait intimement les deux fonctions : les dires des théologiens l'ont fait déduire que l'Islam était un acte d'unification politique, que religion et Etat étaient dès l'origine en fusion. Cette affirmation n'a rien d'étonnant car un Etat, même fondé par la religion, n'en reste pas moins un Etat : avec des institutions temporelles pour la gestion des affaires municipales, privées, publiques, intérieures, la défense de la communauté. Le modèle étatique en vigueur en ce temps là et reproduit par Rifa'a al-Tahtawi reprend tant les services attachés au prophète que les fonctions liées au Grand Imamat, qui étaient les plus élevées de l'Etat. Il ne fait pas de doute, selon lui, que le gouvernement du Prophète comportait certains semblants du gouvernement temporel et certaines apparences de pouvoir monarchique. L'exemple le plus emblématique et que le jihad, action armée contre ceux, parmi le peuple, qui s'étaient opposé à la religion. De son vivant, il avait déjà commencé les offensives contre l'Etat byzantin, ce qui ne laisse planer aucun doute sur son pouvoir en tant que premier général. La guerre sainte, au delà de son acception religieuse, était aussi une offensive impérialiste, pour étendre le royaume et défendre l'Etat naissant. De plus, la violence ou la guerre ne constituent pas réellement le meilleur moyen pour l'exhortation religieuse et l'appel à Dieu : « Apelle au chemin de ton Seigneur par la sagesse et l'édification belle. Discute avec les autres en leur faisant la plus belle part 17». Si donc, le Prophète a fait appel à la force, sa décision est éminemment politique, temporelle et non une question religieuse, métaphysique ou céleste.

Pour les convaincus, une question demeure : l'édification d'un Etat était-elle inscrite dans le projet prophétique, ou est-elle un projet ajouté au message de départ ? L'auteur Ibn Khaldun, précédemment cité, considère l'islam comme une religion particulière à savoir qu'elle est à la fois un appel adressé à toute l'humanité, une législation et un principe de réalisation de cette même législation. Mais si le prophète était réellement un roi, ou si du

16 Nouveau Testament, Matthieu, 2

17 Coran, XVI, 125

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moins il a enclenché un processus qui devait se parachever par la mise en place d'une telle institution, pour quelle raison cet « Etat » était-il dépourvu des dispositifs essentiels à tout pouvoir temporel ?

Cette réflexion est peut-être due à l'ignorance ; les chroniqueurs ne nous ont vraisemblablement pas fait parvenir ce pan de l'histoire. Par ailleurs, le Prophète n'avait pas besoin d'un système achevé, ferme et rigoureux, s'il avait de son côté l'inspiration divine. Ces questionnements sont en tout cas les oppositions auxquelles fait face une pareille thèse.

3. L'islam est un message de Dieu et non un système de gouvernement, une religion et non un Etat

Constatant que des obstacles se dressent contre sa recherche historique, l'auteur postule que le prophète n'était pas un roi, mais uniquement le messager de Dieu, chargé de transmettre un appel purement religieux : il ne fut ni roi, ni fondateur d'empire, ni encore prédicateur attelé à l'édification d'un royaume.

Tout d'abord, l'autorité que s'est acquise Muhammad n'est pas due à son pouvoir temporel mais bien à la position que lui a octroyée la mission prophétique. En effet, le messager est élu, il n'a aucune tare et jouit d'un certain charisme, rien en lui n'est sensé repousser les siens. Outre cela, il appartient au peuple auquel il délivre le message, et possède des qualités pour délivrer de matière optimale le message. De par ce charisme imposant, le rang d'envoyé de Dieu est encore plus puissant que celui de roi, car sa fonction implique qu'il puisse pénétrer l'âme et à l'intimité des coeurs.

Usant de versets coraniques18, Abderraziq montre que l'oeuvre spirituelle du messager ne dépassait pas les limites d'une prédication dénuée de pouvoir temporel. De plus, le prophète n'est pas habilité à tyranniser les hommes, il exclue de la même manière qu'il puisse user de contrainte pour lui inculquer la foi. Il ne peut être un chef, au sens temporel du terme, car la contrainte et la domination seraient le propre du gouvernement temporel. Dans la Sîra Nabawiya, il en est de même ; le prophète dit, alors qu'un homme venu lui présenter une affaire tremble de frayeur à sa vue : « Calme toi, je ne suis ni un roi ni un tyran. Je ne suis en fait que le fils d'une femme de Qoreich qui mangeait de la viande salée... ». Par ailleurs, le message divin s'adressant à l'humanité entière, on ne peut imaginer l'humanité entière régie

18 Coran VI, 106-107, X, 99-100

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par un seul gouvernement, il s'agirait là selon Abderraziq du propre des hommes.

Abderraziq conclue ce chapitre en déclarant le message prophétique ne comportait en rien le dessein d'un projet politique temporel, et l'autorité qu'avait le prophète sur les croyants émanait de son charisme et de son rang de messager divin : il n'y a ni gouvernement ni Etat, ni visées de rois ou de princes.

IV. Califat et gouvernement à travers l'histoire

1. Les Arabes et l'unité religieuse

L'islam étant un appel ayant une dimension cosmique, dépassant le strict cadre arabe, il n'a jamais été « un appel pour la cause des arabes ; il n'a jamais été une entité arabe ni une religion arabe », bien que le Coran soit un modèle en arabe, et que son prophète soit arabe. Cela a bien évidemment conduit la révélation à se transmettre dans un premier temps chez les Arabes. Mais l'auteur montre que quand bien même Mohammad a transmis le message divin aux Arabes, rien ne permet de dire que l'unité qu'il existait dès lors était d'ordre temporel, car n'étant pas intervenu dans les affaires sociales et économiques qui préexistaient à la Révélation, les Arabes ne formaient pas un Etat uni. « Tel était l'état des Arabes à ma mort du prophète. Une unité religieuse avec, au dessus, une multitude d' « Etats ».

Mais aussitôt le prophète disparu, cette quasi-unité religieuse s'est peu à peu ténue. Son devoir était de livrer son message en intégralité : comment, dès lors, si la constitution d'un Etat faisait partie de sa mission, aurait-il pu laisser une telle question dans pareille confusion, au point que les musulmans en vinssent rapidement à `s'entretuer ? En outre, le terme de calife ne renferme pas d'un point de vue linguistique l'idée que le successeur du prophète serait nommé par le prophète lui-même ce qui explique les désaccords à la mort de celui-ci au moment d'en désigner un. Le prophète n'a donc en rien organisé la suite, car le Livre sacré constituait une succession pour vivre dans la vertu et les principes religieux. Sa mission s'achevait au moment de sa mort, et il n'aurait jamais évoqué la forme de gouvernement à entreprendre après sa mort. Le califat est, une fois de plus et ce de manière implicite cette fois, discrédité et présenté comme une supercherie, ne découlant ni des textes, ni même du Prophète mais d'un accord unanime, qui n'est pas aussi consensuel qu'il laisserait croire.

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2. L'Etat Arabe

Dans ce chapitre, l'auteur inaugure une étape nouvelle : celle de dire qu'il n'y avait qu'un seul système politique possible après la mort du prophète : un système politique laïque.

Il est surprenant que l'auteur utilise ce terme sans même en proposer une définition substantielle : parle-t-il de sécularisation ou de laïcisation ? Il semble également étrange que l'essayiste utilise ce concept, éminemment moderne. Par laïque, nous supposons que l'auteur fasse référence à un pouvoir politique purement détaché du fondement religieux pourtant unificateur, une autorité purement politique : « Qu'il n'y ait plus de direction religieuse après le Prophète est chose normale et raisonnable à l'évidence. En fait, c'est bien ce qui se produisit à l'époque. »19. Selon Abderraziq, dans une argumentation quelque peu douteuse, les peuplades arabes s'étaient constituées en Etat après l'envoi de « l'Apôtre de Dieu », ne pouvant revenir à cet état de nature anarchique qui serait prétendument la barbarie de la Jahiliya. Abderraziq dresse comme argument d'autorité la volonté de Dieu de réunir toutes les conditions nécessaires pour que les Arabes se fédèrent pour prouver l'existence d'un Etat arabe après la Révélation : « Quand Dieu réunit les conditions nécessaires pour qu'un peuple devienne fort et dominateur, ce peuple ne peut que se renforcer et dominer20 ».

Malgré l'unité religieuse, l'objet des réflexions portait sur « l'édification d'un Etat, la création d'un Etat ex nihilo ». Pour étayer cette idée, l'auteur avance l'argument de la terminologie adoptée par les Arabes : ministres, principautés ; ce qui dénoterait d'une certaine avancée en terme de gouvernement. C'est ainsi que la guerre civile, connue dans l'histoire sous le nom de hurûb ar-ridda, se révèle être une pure lutte politique entre les compagnons du prophète et les tribus refusant de faire allégeance à Abu Bakr, sans pour autant renier l'unité religieuse des Arabes. Cette allégeance n'a été arrachée que par la contrainte et la force aux dits apostats et ce faisant, elle est caractéristique de la fondation d'un Etat d'ordre temporel, un gouvernement arabe, beaucoup plus restreint que le culte musulman qui, lui, a une vocation plus universelle. Pour soutenir cet épisode capital de la fondation de cet Etat arabe qui défendait l'appel à l'Islam, l'auteur décrit la tenue des négociations entre `ansar et

19 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du Pouvoir, op. cit. p 143

20 Idem p144

muhajirûn , selon Tabarî dans son Histoire des Califes : Les `Ansar proposèrent aux muhajirun une forme d'alternance au pouvoir : choisissons un prince parmi vous, puis un autre parmi nous.-Les princes doivent être nommés parmi nous, leur répondit Abou Bakr. Votre groupe fournira les ministres. » Tandis qu'Abu Sufyan s'écriait : « Par Dieu je vois s'élever une tourmente qui ne se règlera que par le sang. Ô clan de `Abd Manaf, en quoi Abou Bakr est-il impliqué dans les affaires qui vous reviennent ? Où sont les deux incapables, les deux méprisables `Ali et al-`Abbas ? ».

Ces entretiens montrent que les discussions n'étaient pas d'ordre religieux mais bien une lutte de pouvoir entre clans refusant de se voir gouverner par les chefs d'autres clans. L'enjeu n'est pas tant de choisir la personne la plus apte à transmettre et consolider la révélation dans la umma mais plutôt de choisir les personnes les mieux à mêmes de défendre les intérêts de chaque clan. Leurs divergences portaient sur des questions temporelles et stratégiques. Aux dires d'Abderraziq, personne parmi l'élite arabe, pas même Abou Bakr, n'aurait confondu sa fonction de chef politique avec une dignité religieuse. Dès lors, l'origine de la fonction politico-religieuse de calife serait née d'affabulations qui auraient hissé la fonction politique au rang de fonction céleste, transformant la désobéissance politique en péché, et la doublant d'une dimension spirituelle et morale.

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3. Le califat islamique

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En procédant par forage sur des termes comme calife et califat, l'auteur a tenté, tout au long des premières sections, de reconstruire leur fondement historique et la raison de leur utilisation. Nous rappelons qu'Abderraziq a affirmé que la création du terme de calife ne remonte pas à une source connue.

Par contre, son acceptation par Abu Bakr, le premier successeur au prophète et à ce titre le premier calife du prophète de Dieu, a ratifié l'appellation. L'identification de ce terme en a fait un statut officiel. Le prophète étant le dirigeant des Arabes, Abu Bakr venant après lui et se dressant lui aussi en tant que roi des Arabes, il fut possible de l'appeler calife de manière absolue, car le califat n'est autre que la succession dans ses tâches politiques et religieuses du prophète de Dieu.

Il a fallu d'abord trouver un terme de prestige après la mort du prophète. Abu Bakr Al-Siddiq l'a choisi en se sachant artisan d'un nouvel Etat, artisan d'une nouvelle unité au sens politique du terme. Il a ainsi voulu représenter toutes les dimensions de ce nouvel Etat au milieu des séditions : d'autant plus que les gens nouvellement convertis venaient de sortir de l'Ere de l'ignorance, Al Jahiliya, et étaient encore marqués par les séquelles du fanatisme et par la rudesse bédouine. Il est étrange par ailleurs qu'Abderraziq, qui exprime le souhait de rechercher aux fondements des origines du pouvoir en Islam, ne critique pas ce terme de Jahiliya épris de connotation idéologique visant à mettre en valeur la période après la Révélation.

Cependant, on comprend que ce terme, même faux, puisse être utile : c'est cet état d'anarchie et de barbarie qui lui a servi comme argument pour avancer que les Arabes ne pouvaient revenir à la désagrégation et devaient par conséquent maintenir l'unification qu'avait amorcée l'Islam : « La prédication islamique a amélioré la condition des peuples arabes sur de nombreux plans. Un peuple renaissant, comme l'étaient les Arabes à l'époque, ne pouvait accepter, une fois l'autorité du Prophète déliée, de retourner à l'état où il vivait auparavant, de redevenir un ensemble de peuplades marquées par l'état de barbarie des nations sauvages, des tribus hostiles »21. Enfin, le titre de calife avait l'avantage de pouvoir contrôler et faciliter le maniement des gens qui venaient de faire allégeance.

Cette formule a été généralisée ensuite à travers une erreur d'acception dans les termes: Abu Bakr assumant le califat du Prophète de Dieu, il devait être reconnu comme un

21 Idem p144

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calife authentique. Cette association renferme un sens très particulier. Car par association d'idées, certains ont décrété qu'Abu Bakr étant calife du prophète, lui-même calife de Dieu, ce premier est prétendument le calife de Dieu. Ce titre porte néanmoins une acception de souveraineté d'ordre divin. Les croyants entourèrent alors ce titre de tout ce avec quoi ils entouraient leur religion. Automatiquement, se dresser contre Abu Bakr c'est se dresser contre l'Islam tout entier. Ceux qui combattaient Abu Bakr étaient alors des apostats. Or, ceux qui se battaient contre Abu Bakr n'étaient pas nécessairement des apostats au sens religieux du terme, vu qu'ils ne reniaient pas la foi islamique. C'est la lutte contre eux pour un motif religieux qui les a transformés en apostats. Or, c'est là, estime Abderraziq que l'erreur fut commise, car la guerre a été déclarée en réalité pour des motifs politiques telle que l'unité et la cohésion du corps politique autour de Abu Bakr. Le refus de se plier au gouvernement de Abu Bakr, de payer le tribut signifiait la non reconnaissance de ce gouvernement en tant que suzerain. Ce qui est important, ce n'est pas tant l'examen des justifications de Abu Bakr pour mener cette guerre contre l'apostasie, ou l'évaluation critique de qui il jugeait être un apostat ou non, que de remarquer que l'acte inaugural de son Etat a été la guerre contre l'apostasie.

Ce titre a donc constitué selon Abderraziq, qui en conclue, une des erreurs dans laquelle est tombé le commun des musulmans, en imaginant le califat était une fonction religieuse et que celui qui était investi du pouvoir sur les musulmans occupait parmi eux la place qui était celle de Prophète de Dieu. Il était de l'intérêt des sultans de répandre cette erreur afin d'utiliser la religion comme une arme pour protéger leurs trônes des rebelles. Obéir aux imams, c'est obéir à Dieu et leur désobéir, c'est désobéir à l'Islam, et donc à Dieu. Ils firent même plus, car ils firent en sorte que le sultan soit le calife de Dieu sur terre et son ombre étendue sur ses adorateurs. Telle a été l'obscurantisme des sultans, qui auraient « défiguré le visage de la vérité », puis tyrannisé la population au nom de cette même religion. En les emprisonnant dans leur tromperie, ils ont privé les musulmans d'autres recours que la religion, en matière d'administration et de politique.

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B. L'âpre débat autour de la question du califat

La publication de L'islam et les fondements du pouvoir a interpellé la conscience islamique égyptienne et arabe au premier quart du XXème siècle. Cet essai apparaît au plus fort du déchaînement des passions autour de la conservation ou de la suppression du système califal et a probablement été à l'origine de l'échec des démarches entreprises pour faire ressusciter cette institution. Ailleurs, le monde islamique vivait en même temps, dans plusieurs de ses parties, des transformations politiques sans précédent.

1. Le califat, entre libéraux et réformistes ? - La défense du califat

Avant l'intervention d'Ali Abderraziq, le débat sur la question du califat avait déjà connu des développements importants sur lesquels nous reviendrons. En 1922, le rôle du califat est restreint à un rôle strictement spirituel en Turquie, mais l'opposition gagne l'Egypte et l'on voit de dessiner trois mouvements de réactions distincts :

- D'abord un strict conservatisme appelant au retour à une institution et à des modèles multiséculaires, illustré par Mustafa Sabri.

- Mais aussi un retour au modèle islamique purifié, incarné par Rachid Réda 22

- Enfin, une révision en profondeur du modèle islamique par le manifeste d'Ankara sur lequel nous reviendrons plus précisément en troisième partie.

Mustafa Sabri, se présente comme le défenseur du retour aux institutions traditionnelles, et était le dernier cheikh al islam du califat ottoman. Devenu un opposant irréductible d'Atatürk et des idées qu'il défendait, il fut obligé de se réfugier en Egypte dès les premiers jours de la révolution menée par ce dernier. Il cherche visiblement à frapper les esprits dans son ouvrage23: il dénonce fébrilement et pêle-mêle des complots chrétiens et juifs, la trahison des éléments athées infiltrés dans les rangs des musulmans, et appelle ses coreligionnaires à retourner à leur communauté face à tous ses ennemis héréditaires. Son

22 Le moyen orient au XXème siècle, P. Derriennic, éditions Armand Colin.

23 Mustafa Sabri, Dénonciation des ingrats contestataires de la religion, du califat et de la umma, Le Caire 1924

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réquisitoire ne comporte toutefois aucune tentative d'explication des évènements d'alors, aucune proposition d'action.

Plus écouté et plus pénétrant était le discours de Rachid Réda, disciple et associé de Muhammad `Abduh, et rédacteur en chef de la revue Al Manar24. L'islamisme était dès lors considéré comme mouvement de contestation. Jamal Ad-dine al Afghani voyait en l'islamisme, un puissant levier de contestation contre la politique anglaise en Orient. Par la suite, les mouvements réformistes prirent des directions diverses permettant des lectures parfois contradictoires du fait religieux contenu dans l'oeuvre riche et ambiguë de Abdou et Afghani.

- Le califat, une réaffirmation de l'identité arabe

Après la vive émotion provoquée par la suppression du califat par Mustafa Kemal en 1924, Rachid Réda prend une tournure beaucoup plus conservatrice que son contemporain Ali Abderraziq dans sa revue Al Manar, pour une restauration du califat arabe.

Réda était alors la principale figure du mouvement réformiste, qui s'était donné la haute ambition de travailler à la renaissance de l'Islam et avait fini par obtenir une large reconnaissance après la mort de `Abduh. Dans une série d'articles, regroupés ultérieurement en un ouvrage, le califat ou Grand imamat, Réda développe et formule explicitement une synthèse de ce que l'institution gardienne de l'orthodoxie, la classe des ulémas, avait fini par élaborer au cours de plusieurs siècles d'accumulation et d'exposition aux expériences politiques les plus diverses.

Réda explicite donc ce que le modèle islamique implique en matière d'organisation du pouvoir, les termes de cette « constitution implicite » qui s'était formée dans les esprits des fuqahâ' et des ulémas. Son argumentation, appuyée par de nombreuses références aux thèses développées par les penseurs musulmans orthodoxes au cours des siècles passés, aboutit à des conclusions qui, à son avis, découlent directement des conceptions orthodoxes et doivent s'imposer dans les circonstances de l'époque. Le rejet du

24 Henri Laoust, Le Califat dans la doctrine de Rachid Rida : traduction annotée d'al khilafa aw al-imama al `uzma, le califat ou l'imamat suprême, librairie d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonneuve, Paris, 1986. Vingtième siècle, revue d'histoire, No. 82, Numéro spécial: « Islam et politique en méditerranée au 20e siècle » (Apr. - Jun., 2004), pp. 103-118.

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despotisme, l'adéquation avec la volonté populaire, le respect des normes éthiques fondamentales constituent selon lui les principales caractéristiques de ce modèle.

Ces « aspects modernes » du système politique islamique tel qu'il aurait dû être mis en oeuvre font qu'il n'a rien à envier au modèle occidental. Les jeunes élites occidentalisées pêchent par ignorance lorsqu'elles attribuent à l'islam lui-même l'absence de ses traits dans les régimes islamiques concrets. Réda insiste sur les spécificités irréductibles du régime islamique : la législation y est d'origine divine ; hors d'atteinte des hommes qu'elles que soient les circonstances ou les raisons, soustraites donc à jamais à l'arbitraire, aux passions passagères et à l'erreur. Il en résulte un système fondé dans l'absolu où tous les hommes sont égaux, rejetant les allégeances nationalistes. La charia est considérée comme un cadre législatif indépassable, le garant ultime de l'ordre islamique.

Réda retient également dans son exposé des dispositions plus contestables, telle la nécessité, admise par quelques théologiens, que ce soit un qorayshite qui occupe le poste de calife. Il invoque également les privilèges et la protection mal comprise qu'accorde la chari'a à la femme, les vertus particulières des arabes par rapport aux autres peuples -notamment turc et persan- qui les rendraient mieux qualifiés pour les rôles directeurs.

Le principal avantage du système islamique par rapport aux systèmes occidentaux serait, à ses yeux, son enracinement dans la parole de Dieu, c'est-à-dire dans une prédication d'origine surhumaine et une éthique fondée sur a bonté divine. La légitimité invoquée est donc absolue, et non relative à la volonté des hommes. Le modèle, interdit de constituer des entités politiques sur la base d'appartenances ethniques, et rejette par conséquent tout ce qui peut devenir principe d'exclusion, notamment le nationalisme qui peut attiser des passions belliqueuses comme celles qui embrasaient le monde à l'époque.

Réda achève en déclarant que le modèle islamique n'a pu être mis en oeuvre dans l'histoire passée, hormis de très courts intermèdes. Il évoque à ce propos plusieurs raisons historiques, dont certaines renvoient à des causalités positives (étendue de l'empire), tandis que d'autres sont plus proches des « explications » moralisantes traditionnellement répandues par les théologiens. Le modèle islamique reste au demeurant le meilleur à ses yeux, le plus à même de répondre aux besoins des sociétés modernes, de garantir la conformité de leur organisation avec les desseins divins. Il finit par proposer, des mesures concrètes pour pouvoir le mettre en oeuvre, telle que la création d'une école de formation aux experts

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susceptibles de coopter celui qui a le plus de qualités pour occuper le poste de calife. Il adresse enfin des mises en garde à l'égard des turcs et à tous ceux que l'occident séduit, contre le mirage d'un Etat dépouillé de toute religion.

Dans Al fikr `al `arabî fî `asri `an-nahda d'Albert Hourânî 25, l'auteur s'attache à dresser un panorama des penseurs et hommes d'action qui ont oeuvré dans le sens du changement des mentalités politiques religieuses. De ces réformateurs, on retient généralement les noms d'Al Afghani (1839,1897), de Muhammad Abduh(1849-1905) ou encore de Rachid Réda(1865-1935). L'analyse la plus précise nous semble être celle consacrée à Rashid Réda, bien qu'en réalité, la galerie qu'Albert Houranî nous fait explorer comporte au moins une cinquantaine d'écrivains et politiques. Chacun d'eux est présenté à l'intérieur d'une progression chronologique et ses idées sont analysées de manière approfondie à travers ses publications originales.

Dans une logique panislamique, Rachid Réda considère que la particularité des musulmans par rapport aux Européens est qu'ils sont unis par la religion mais aussi par un lien plus profond grâce à l'Islam. L'islam est ainsi compris comme religion mais aussi comme communauté, et revêt alors un aspect politique. L'islam a alors été un élément fondateur de cette communauté politique, désormais délimitée sur le territoire, avec une histoire commune et une langue commune qui entretient qui plus est un lien liturgique avec le culte islamique. Cette unité est d'autant plus forte, indissoluble et inusable qu'elle serait fondée sur une vérité partagée par tous les musulmans, et qui serait formulée par l'islam. Aussi l'union des musulmans menace-t-elle de se désagréger si le même modèle politique et religieux n'est pas adopté. Ainsi, bien que remonté contre la toute jeune Turquie à cause de l'abolition du califat, Rachîd Réda appelle à l'unité entre turques et arabes, peuples les plus importants en Islam, et prône une unité juridique et politique en faisant renaître le califat. Quant aux minorités religieuses, qui vivraient ainsi sous le joug d'un Droit qu'ils ne partageraient pas, Rachid Réda déclare que le sort des chrétiens et des juifs en pays musulman leur est plus profitable que leur vie dans des Etats séculiers, car l'Etat musulman serait fondé sur la justice et la loi islamique, garante des droits et libertés de ces mêmes minorités. Quant à l'Etat laïc, il serait le résultat d'anarchies perpétuelles, qui ne leur octroieraient pas les mêmes droits et les mêmes libertés.

25 Albert Hourânî, `Al fikr `al `arabî fî `asri `an-nahda, , Beyrouth, édition Bayt `an nahâr linnachr, troisième tirage, 1988.

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C. Le califat, symbole de tyrannie et de décadence au XIXème siècle

Un grand mouvement de libération intellectuelle et sociale a agité le XIXème siècle en Egypte. Face aux occupations étrangères de plus en plus colonialistes, une vague intellectuelle et sociale prône un réformisme en profondeur. Le mouvement dès lors appelé Nahda naît de la tentative de réaction du monde musulman à une intrusion occidentale expansionniste. La défense seule face à cette ingérence n'est pas suffisante car il faut trouver, à terme, ce qui garantirait une indépendance culturelle, économique et politique du monde arabo-musulman.

Jamâl ad-Dîn al-Afghânî et Al Kawâkibî ont été de ces penseurs qui prônaient un retour au génie originel de l'Islam, aussi développerons-nous dans cette perspective un éclaircissement sur le retour encouragé par les mouvements réformistes : un retour à la rationalité qui constituerait l'essence de la Révélation islamique. L'Europe dominait alors le monde entier, car la souveraineté existe là où la science croît. Rationaliser la politique et la justice, et critiquer la dégénérescence de la Raison dans le despotisme incarné par l'empire ottoman, telle est la tâche d'Al Kawâkibî (1849-1902), syrien réfugié en Egypte à partir de 1899.

Liant le problème de la décadence et celui du despotisme, l'auteur de `Umm al-qurâ affirmait que la tyrannie politique et le délaissement du principe islamique de shûra (consultation) étaient les premiers facteurs ayant engendré la décadence du monde islamique. Dans tabâ'i`'al `istibdâd wa masâri`'al `isti`bâd (les caractéristiques du despotisme et les luttes contre l'assujettissement), Al-Kawâkibî, dans une démarche de recherche originelle, liste dans le premier chapitre « Qu'est ce que la tyrannie ?26 » les différentes acceptions des termes et ses différentes utilisations, bien que la tyrannie politique en soit, sinon la plus emblématique, la plus durement ressentie. Différents termes sont utilisés comme synonymes : tahakkum, tasallut, `isti`bâd, auxquels on oppose des termes tels que : égalité et souveraineté nationale. Pour Al-Kawâkibî, le Sultan Abdülhamid II était l'incarnation de ce despotisme qui maintenait le monde musulman dans son état léthargique.

Le tyran ou le régime tyrannique concentre tous les pouvoirs, restreint toute liberté et ne craint ni représailles ni châtiment pour ses actes. Le cas le plus emblématique

26 Al-Kawâkibî, tabâ'i`'al `istibdâd wa masâri`'al `isti`bâd, préface par `As `ad Sahmarânî, édition dâr al-nafâ'is, publié en 2003, p 37.

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demeure, selon Al Kawâkibî, l'autocrate tyrannique absolu, héritier du trône, chef des armées, et dépositaire du pouvoir religieux. La tyrannie et l'injustice ne disparaissent jamais, quelle que soit la force exercée sur les gouvernés, quelque soit son degré d'importance. Aussi retrouve-t-on des exemples qui illustrent ce phénomène dans le proto-islam ou encore sous la troisième république en France de 1871-1940 ; l'analphabétisme et l'autorité policière et militaire sont autant de moyens qui permettent à l'autorité tyrannique de tromper la population et de s'établir en monarque absolu, avant que le peuple ne s'en rende compte. Il pose alors un droit qui est certes légal dans le système où il est introduit, mais tout à fait indigne dans sa légitimité morale. Il est l'expression d'un intérêt particulier contre l'intérêt général. Cet absolutisme masque un crime contre la liberté et le Droit.

Dans ce même ouvrage, Abd al-Rahman al-Kawâkibî définissait le despotisme comme : « une caractéristique du gouvernement sans frein, celui qui se comporte dans les affaires de ses sujets comme il le souhaite sans crainte d'avoir à rendre des comptes ou d'être sanctionné ». Il affirmait : « On dit que les despotes parmi les hommes politiques bâtissent leur despotisme sur la base de ces considérations car ils effraient les gens par leur gloire personnelle et leur orgueil. Ils les humilient par la répression, la force et la spoliation jusqu'à ce qu'ils leur soient assujettis et qu'ils agissent pour eux ».

Face au despotisme des gouvernants, Abd al-Rahman al-Kawâkibî en appelait au droit pour assurer la liberté et l'égalité des puissants et des faibles : « Le plus utile de ce qu'a atteint le progrès dans l'être humain est la maîtrise des principes fondamentaux des gouvernements réguliers, la construction d'un barrage solide au visage du despotisme selon l'idée qu'il n'y a pas de puissance au-dessus du droit, et qu'il n'y a pas d'autorité en dehors du droit. Le droit est le lien solide d'Allah. Selon l'idée que la législation est entre les mains de la nation, celle-ci ne se réunit pas autour de l'égarement. Selon cette idée, les tribunaux jugent les sultans et les bandits de la même manière 27». Il énonce dès lors une thèse révolutionnaire selon laquelle la justice et le droit fondateur de l'Etat étaient complètement indépendants du domaine exécutif, organe de l'Etat qui devrait par ailleurs être soumis à un mandat et réitérable après consultation de la nation. Outre cette stricte division des institutions étatiques et des pouvoirs qu'elles octroient aux gouvernants, l'auteur postule la stricte égalité juridique et civile entre tous, que l'accusé à la barre soit un petit voleur occasionnel, un baron du trafic ou un dignitaire politique sensé être intouchable grâce à sa hiérarchie.

27 Al Kawâkibî, tabâ'i ` `al `istibdâd wa masâri`'al isti bad , op cit. p 26

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Pour Abd al-Rahman al-Kawâkibî, le despotisme était la cause principale du détachement des musulmans des préceptes islamiques au cours de l'histoire car l'islam dans ses principes fondamentaux s'oppose à l'autocratie des gouvernants. De fait, al-Kawâkibî en appelait à l'islam contre le despotisme des dirigeants musulmans : les despotes auraient selon lui peur de la science, jusqu'à craindre que les gens ne comprennent le sens des mots :« Il n'est de divinité qu'Allah », et ne sachent pourquoi ce verset est privilégié, et pourquoi l'islam est fondé sur lui. L'islam est fondé sur le fait qu'il n'est de Dieu que Dieu, c'est-à-dire que personne d'autre que Lui ne saurait être véritablement adoré, personne d'autre que le créateur suprême. Or, l'adoration signifie l'humiliation et la soumission. Dès lors, la signification du verset « Il n'y est de Dieu qu'Allah » est que personne d'autre qu'Allah ne mérite qu'on s'humilie et qu'on se soumette à lui. Comment les despotes pourraient-ils tolérer que leurs sujets connaissent ce sens et agissent selon lui ?

C- L'affaire Abderraziq à l'université « Al Azhar »

L'ouvrage L'islam et les fondements du pouvoir eut un retentissement capital, non seulement sur la scène idéologique et religieuse, mais aussi sur la scène politique en constituant une des péripéties des luttes de pouvoir entre différentes forces politiques en Egypte pendant les années 192028.

Certaines des réactions suscitées étaient virulentes et acerbes et s'attaquaient au caractère éclectique des arguments d'Abderraziq et la sélection des exemples employés. L'ouvrage a en effet donné lieu au jugement de l'auteur pour ses idées.

1. Les « chefs d'inculpation » contre le cheikh Abderraziq

Le conseil des Grands Ulémas d'Al Azhar s'est réuni en Juin 1925 à la suite du dépôt de pétitions à propos de l'essai, ou plutôt du brûlot, d'Ali Abderraziq. Ce dernier s'est par ailleurs employé à répondre à ces critiques une à une, entraînant ainsi ses interlocuteurs non pas sur le terrain du jugement moral, mais sur celui du débat et de la controverse scientifiques. Mais il apparaît que ces accusations virulentes révèlent par-dessus tout l'attachement des Azharites à un modèle politico-religieux bien précis et leur susceptibilité lorsque les représentations dominantes sont interrogées et évaluées.Les pétitions présentent

28 Voir Partie 3,

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les postulats d'Ali Abderraziq comme des allégations et affirmations fausses, contraires à la religion. Celles-ci peuvent être ramenées à trois grands axes.

- Le caractère sacré du Prophète

Abderraziq a rejeté la représentation dominante fondée sur l'idée de l'existence d'un modèle islamique de pouvoir basé sur les données de la révélation et, par conséquent, directement lié aux croyances religieuses fondamentales. Il n'a accordé aucune importance aux représentations présentes dans l'esprit des musulmans sunnites et exposées par les fuqahâ' et les théoriciens car il s'agissait d'une utopie clairement décriée par Abderraziq. Cette illusion se serait traduite par l'attachement à un idéal irréalisable qui n'a, de jure, jamais pu advenir au cours de l'histoire, sauf pour des périodes de très courte durée, et a servi de soutien à des attitudes de soumission très connues. La théorie qui a effectivement réussi à s'imposer, c'est précisément celle qui justifie toutes les formes de pouvoir, qui accepte le fait accompli quel qu'il soit en brandissant le slogan du « califat bien guidé » ou plutôt, en s'appuyant sur l'illusion de l'institution infaillible dont il faut attendre le retour. Le fait même qu'il s'attaque à la personne du prophète-- non pas en tant que personne surhumaine, à la dignité sacrée, porteuse du message divin, mais en tant qu'objet d'étude, d'analyse soumis aux questionnements le plus temporels et les plus prosaïques-- a suffi à remonter le corps des Azharites contre lui et sa méthode de recherche.

Dans la deuxième partie de l'ouvrage consacrée à la nature du régime du prophète, l'auteur examine le système politique que le prophète a dirigé : était-ce un Etat bien ancré dans le territoire, bénéficiant des institutions officielles appartenant à un Etat dit « moderne »? Ou était-il dirigeant et gouvernant uniquement grâce à l'immense pouvoir et dignité que lui conférait son statut de prophète ? En réponse à l'allégation Azharites prétendant qu'Abderraziq a qualifié le système politique du prophète comme étant empreint d'ambiguïté, l'auteur affirme que ces interprétations étaient fausses, et qu'elles ne constituaient en vrai dans son essai qu'une objection à ceux qui prétendaient que le prophète était aussi un chef d'Etat : « il est donc clair que nous ne prétendons pas que le régime politique à l'époque du Prophète était empreint d'obscurité, d'ambiguïté, de confusion, d'imperfection et qu'il provoquait la perplexité »29. De même, l'auteur répète à plusieurs reprises son argument de défense, pour accentuer son objection : « nous ne soutenons

29 Ali Abderraziq, L'Islam et les Fondements du pouvoir, op cit. p162

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nullement que le régime politique du prophète était empreint d'obscurité... »30. De même, il semble que les objections qui sont adressées à Ali Abderraziq résultent d'une mauvaise lecture de son oeuvre. Ainsi, lorsqu'il lui est reproché de nier le caractère politique du pouvoir du prophète, ce premier répond qu'il a été explicitement dit dans son ouvrage que « son commandement et son autorité étaient absolus »31. Mais cela voulait-il dire, obligatoirement, que le califat, lui, était légitime ?

- La mission du Prophète, mission aussi bien religieuse que politique

Dans la quantité impressionnante de réactions suscitées par la publication de l'ouvrage, les critiques les plus importantes et les plus sérieuses sont celles qui portaient essentiellement sur son caractère « éclectique » et sur le fait que l'auteur aurait ignoré, d'une part, les versets et les paroles du Prophète (had»th) sur la question du pouvoir dans l'islam, et, d'autre part, l'expérience réelle vécue par le Prophète lui-même à Médine. Il convient de préciser en premier lieu que, contrairement à ce que l'on a prétendu, Abderraziq n'a jamais ignoré cette phase de la vie du Prophète. Bien au contraire, il en a donné une interprétation que l'on pourrait qualifier, comme l'ont d'ailleurs fait certains, comme la théorie la plus importante de l'auteur et la plus novatrice dans l'environnement islamique, à propos de la prophétie. Abderraziq insiste sur le fait que la révélation confère aux prophètes un pouvoir plus vaste et plus important que celui des chefs temporels, mais que ce pouvoir est de nature totalement différente, ce qu'il s'emploie à faire dans la deuxième partie de son essai32.

Selon cette théorie, le pouvoir du régime des prophètes, auquel aucun régime humain ne peut se comparer, aurait un caractère exceptionnel et unique. Il existerait, selon cette manière de voir, des périodes exceptionnelles de l'histoire au cours desquelles les prophètes introduisent des changements dans la société en fonction de ce qu'impose la révélation divine. Il ne s'agit cependant pas d'un système politique durable pouvant se

30 Idem p163

31 Idem p163

32 Hourani A., Arabic Thought in the Liberal Age 1789-1939, Cambridge University Press, Cambridge, 198(...)

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perpétuer après la disparition de ces prophètes et au-delà de la révélation, ou pouvant régir la vie des hommes en temps normal.

Il en résulte que le processus engagé à la mort du Prophète est d'une tout autre nature. Il s'agit d'un processus temporel, d'une évolution historique fondée sur des interprétations, des comportements et des choix effectués par des hommes qui ont tenté d'exploiter tous les changements résultant de la lutte du Prophète pour édifier un État temporel au vrai sens du terme.

Abderraziq aborde la théorie du califat chez les penseurs musulmans tardifs, d'Ibn Khaldun à Rachîd Ridâ, son contemporain, et il l'aborde dans sa forme finale : les musulmans attendent le retour de l'institution infaillible qui conférera un caractère islamique à tout régime ou à tout État de fait (c'est-à-dire à tout ordre imposé par la force), du simple fait que ce régime se réclame de l'islam ou qu'il se donne pour objectif l'application de la Shari'a.

Cette théorie du califat n'était en fait qu'une captation ; elle recouvrait ou complétait la théorie selon laquelle tout ordre établi doit être accepté pourvu qu'il déclare son respect de la Shari'a. C'est pourquoi le dialogue entre Abderraziq et Ibn Khaldun est, dans une large mesure, dense et détaillé. C'est en effet ce dernier qui a proposé la théorie relative à ce type de transition. Il distingue, comme nous le savons, trois niveaux ou trois types de régimes politiques : le califat, régime religieux direct conforme au modèle de l'islam véritable ; la monarchie, fondée sur la force brute ou le despotisme aveugle et, entre les deux, une monarchie qui utilise la force mais oeuvre dans le cadre de la Shari'a. Ibn Khaldun conclut que le premier étant difficilement réalisable, il faut oeuvrer en vue de le restaurer à long terme ; le deuxième ne peut être admis par la raison ; le troisième est le plus réaliste et peut être adopté durant la phase de transition.

Mais en ce qui concerne les cheikhs d'Al Azhar, l'entremêlement entre politique et religieux est véritable. Ni la mission du prophète ni la chari'a ne sont strictement spirituels et intemporels. L'Etat et le système de gouvernement du prophète n'était donc ni ambigu, ni obscur, et possédait des structures existantes et ancrées. Ceci ferait du prophète non plus seulement un chef spirituel mais aussi un chef politique.

2.

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Le califat des califes "bien dirigés", un gouvernement aux bases purement politiques

La thèse même du livre est le caractère exceptionnel du gouvernement du prophète ; celui-ci avait une autorité d'essence et d'inspiration religieuses. C'est bien la mission prophétique, selon Abderraziq, qui légitime l'autorité religieuse. Si nous procédons à des distinctions conceptuelles, cette autorité religieuse, s'oppose de fait à une autorité de type laïque, qui n'a fondement ni dans une vérité révélée ni dans une mission prophétique. Après la mort du prophète, il n'a plus d'autorité religieuse légitimée par le caractère prophétique, il est donc « tout à fait concevable qu'une autorité d'un genre nouveau, n'ayant aucun rapport avec la transmission du message divin et aucun pouvoir sur la religion, apparaisse par la suite»33. L'auteur démontre, à travers ces concepts, qu'il n'y a pas d'autorité religieuse en dehors du caractère prophétique, ou en dehors de la légitimité du message divin. À la mort du prophète, rien ne justifiait la subsistance d'un pouvoir basé sur la religion, car sa légitimité avait disparu avec la disparition de son porteur à savoir le prophète. « Laïque » signifie alors : régime politique séculier n'ayant pas autorité en matière de théologie.

3. Le caractère désuet et obsolète de « Al Azhar » face à l'université du Caire

La principale qualité de l'auteur, n'étant pas des moindres vu la nature de l'essai et qui lui donne toute l'autorité et le défi qu'on lui a reconnus, est d'être un `alim et un cadi formé à l'université d'Al Azhar. Il poursuit ainsi jusqu'au bout une carrière classique de lettré traditionnel, et portait donc le titre de cheikh al Azhar qui le désignait comme défenseur de l'orthodoxie et de l'ordre social islamique. Mais, et ceci fait par ailleurs la différence avec les autres Azharites, sa formation a été jumelée par des tentatives d'enseignement pluridisciplinaire : il est ainsi intéressant de noter qu'en parallèle de sa formation à Al Azhar, il fréquentait aussi les rangs de la nouvelle université du Caire, en contact avec quelques approches occidentales. Il est d'autant plus intéressant de noter ce parallélisme car il dénote le caractère moderne de l'écriture d'Ali Abderraziq ; les traditions et les fonctions des deux différentes universités étaient ainsi différentes. Dans la première, on forme des lettrés

33 Ali Abderraziq, L'islam et les fondements du pouvoir, op cit. p 167

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classiques, maîtrisant les sciences religieuses, dans la seconde, d'autre part, il est question de former de jeunes gens qui maîtrisent et manipulent des enseignements plus techniques.

L'université du Caire a été d'une importance cruciale dans la construction de l'Egypte du XXème siècle. En effet, elle a éduqué la plupart des hommes politiques, des élites culturelles, des docteurs et des avocats. Fondée en 1908, d'abord privée puis publique à partir de 1925 à l'initiative du roi Fouad et en compétition pendant plusieurs années avec l'université d'Al Azhar, l'université du Caire, d'inspiration européenne, devint rapidement un modèle pour le reste des pays arabes.

4. Les deux bastions de l'enseignement face à l'ère libérale égyptienne

Dans le côté Est du Caire, Al Azhar se dresse depuis environ mille ans. Elle est le symbole de la science des Arabes, et pérennise les savoirs de la civilisation arabo-musulmane. Vers l'Ouest a été construite la nouvelle université, construite sur la rive occidentale de la ville, et ayant pour but de concorder, réunir, rassembler et relier la science des Arabes et les enseignements européens34.

Dès la fondation de ces deux universités, il apparut clairement que la nouvelle université se plaçait sous le signe de la modernité, et du dynamisme du savoir. L'ouverture, aussi, était de mise par l'enseignement systématique des principales langues européennes. La pédagogie s'emparait de la modernité philosophie ; aussi le professeur Taha Husayn empruntait-il souvent le doute hyperbolique cartésien à son compte, pendant ses séminaires. Les sources et références scientifiques dans chaque discipline changeaient, et ne demeuraient jamais les mêmes. Au contraire, l'université d'Al Azhar clamait que ses livres étaient vrais de tout temps et en tout lieu.

L'endroit choisi et l'architecture même ont été pensés sciemment de façon à ce que l'université nouvelle s'oppose de manière symbolique et ferme à l'université d'Al Azhar. Alors que cette dernière admettait un certain nombre de rues tortueuses et sinueuses avec une quantité élevée de culs de sac dans les quartiers médiévaux du Caire, l'université égyptienne adoptait un modèle architectural typiquement occidental.

34 Voir les différents départements et facultés de l'université du Caire, Cairo university and The Making of Modern Egypt, dirigé par Donald Malcolm Reid, p 80, édité par The American University in Cairo Press, 1991.

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5. L'université d'Al Azhar : le califat comme idéalisation d'une grandeur passée

Alors que l'université du Caire, récente et moderne, se dresse puissante par les fournées de diplômés prometteurs qu'elle produit, l'université d'Al Azhar commence à souffrir d'une étiquette conservatrice, anti-libérale, et devient impopulaire dans le contexte de la montée en puissance des constitutionnels libéraux tels que Lutfi Al Sayyid ou encore Muhammad Husayn Haykal et du parti du Wafd.

Ainsi que le montre l'essai d'Ali Abderraziq mais également le contexte politique en Egypte et en Turquie, la bataille autour du califat fait rage. La réaction des musulmans à la chute du califat est très diverse : tout un courant de pensée progressiste accueille la nouvelle avec enthousiasme, jugeant que l'organisation califale était stérile et illégitime. Un autre courant plus conservateur, voyait en la disparition du califat une « catastrophe ». Très vite, des comités de défense du califat pullulèrent en Inde, en Egypte ou en Arabie saoudite. Le 25 Mars 1924, soit quelques jours après l'abolition, les oulémas d'Al Azhar se réunissent. Les monarques comme le roi Fouad ou le chérif Hussein, c'était une chance pour s'approprier le califat et s'en montrer comme les dignes successeurs. La question intéressait aussi les britanniques et les français qui administrent alors de grandes populations musulmanes au Maghreb, au Proche-Orient et sur le sous continent indien. La consultation des archives du Ministère français des affaires étrangères montre l'ampleur de la bataille livrée entre les différents responsables musulmans. On sait par ailleurs que deux comités du califat se sont réunis en Egypte, et l'un deux était administré par le recteur de l'université Al Azhar.

Bien qu'il ait été cheikh à l'université d'Al Azhar et qu'il évolue dans le domaine de la théologie, Ali Abderraziq s'apparenterait plus à l'esprit critique des enseignants et proches de l'université du Caire. En effet, sa méthode ainsi que son domaine d'analyse prennent le parti du dynamisme de la recherche et de la démonstration, et considèrent la séparation entre politique et religieux vérifiée et porteuse de progrès.

C'est donc en tant que cheikh d'Al-Azhar, théologien armé de savoir et des techniques de raisonnement traditionnels, qu'Ali Abderraziq se penche sur la question du califat. Depuis la publication de son ouvrage, les remous auxquels l'ouvrage a donné lieu ne peuvent plus être ignorés, et le problème ne peut plus être abordé comme auparavant. L'approche adoptée par cet auteur a en effet relancé : le débat sur des bases entièrement

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nouvelles. En effet, son ouvrage se caractérise d'abord par le retour aux représentations prédominantes dans le monde musulman depuis l'avènement du califat, c'est-à-dire depuis la mort du Prophète ; ensuite l'auteur remonte dans le temps pour questionner ces représentations dominantes dans la conscience islamique en remontant au temps du prophète, sensé délimiter le statut et la légitimité du calife qui vient lui succéder. Ne pouvant rien trouver dans les textes, coran ou sunna, qui puisse expliquer l'origine du califat et sa légitimité, l'auteur a recours dans une troisième partie à la raison pour trancher la question et parvenir à une argumentation solide.

Abderraziq a repris les représentations qui, durant des siècles, étaient restées ancrées dans l'esprit des musulmans, sans jamais les comparer aux régimes et modèles dominants hors du monde musulman. Il s'est intéressé à la problématique initiale du pouvoir telle qu'elle s'est imposée à l'esprit des musulmans. Pour évaluer les pratiques, de ces derniers et établir des comparaisons, il ne s'est pas servi de références étrangères mais s'est fondé uniquement sur celles que les musulmans avaient connues au cours de leur longue histoire. Il est donc parti de la problématique initiale et ne l'a traitée qu'en fonction des modèles et concepts utilisés par les musulmans eux-mêmes. Il apparaît dès lors comme un acteur réformiste interne à l'orthodoxie qui réussit à faire fusionner l'arène intellectuele et l'espace de la vie politique ; il a ainsi probablement asséné un coup fatal au califat en produisant un essai qui démonte de manière virulente l'illégitimité de cette institution, en l'adressant à un public en masse, non plus seulement aux religieux, ni aux intellectuels, ni aux politiques.

L'essai a fait l'objet d'un grand nombre de réactions, notamment parmi ses pairs à l'université conservatrice d'Al Azhar, et en dehors parmi les plus conservateurs et les fervents défenseurs de la réappropriation du califat par les arabes. Nous avons pu remarquer par ailleurs qu'Ali Abderraziq adoptait une démarche et une méthode nouvelles qui avaient plus trait au modèle d'enseignement à la nouvelle université du Caire qu'à celui d'Al Azhar. De même, son combat politique auprès du Wafd pour un régime constitutionnel libéral, qui garantit une représentation politique démocratique en Egypte, laissait présager son parti pris face à la question du califat. Il produit par cet ouvrage, L'islam et les fondements du pouvoir, une action engagée, citoyenne responsable, intellectuelle militante et réalise enfin une initiative de déconstruction du passé vétuste ; il pose ainsi, par son argumentation et ses thèses, les premières briques de la nouvelle Egypte, indépendante, moderne et séculière.

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DEUXIÈME PARTIE

Peut-on réellement qualifier la thèse d'Ali Abderraziq de thèse révolutionnaire et sans précédent ?

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Notre objectif dans cette deuxième partie est de montrer qu'Ali Abderraziq appartient à une dynamique, et que sa thèse et sa méthode modernistes sont tant des produits de son époque contemporaine que la postérité d'une « renaissance » arabe au courant du XIXème siècle. Après avoir identifié les traits caractéristiques de la modernité, nous tenterons de montrer en quoi il est possible de les retrouver à partir du XIXème siècle dans l'empire ottoman. Au demeurant, cette modernité sera surtout enclenchée par une rencontre brutale avec l'Occident, et la constatation d'un grand retard entre l'empire ottoman et les empires européens britannique et français. Il serait intéressant d'analyser dans une seconde sous partie les traces et les phénomènes de modernité présents avant le XIXème siècle, pendant le moyen âge dans le monde arabo-musulman. Aussi, si la sécularisation est comprise comme un trait de l'Etat moderne, pourrons-nous démontrer que l'islam et la politique étaient des concepts séparés depuis l'âge classique, et bien avant la Nahda. Ceci, bien entendu, va à contre courant d'une des idées d'Ali Abderraziq selon laquelle il n'y eut jamais eu aucune tentative de développer la science politique de la part des arabes, basée sur les progrès de la philosophie ou encore de l'apport des grecs en philosophie politique.

I- Le caractère éminemment moderniste de L'islam et les fondements du pouvoir

1. Qu'est ce que la modernité ?

La modernité n'est ni un concept sociologique, ni un concept historique, ni même politique. Elle est un mode de civilisation caractéristique, s'opposant à la tradition.

La modernité se spécifie dans tous les domaines : État moderne, technique moderne, musique et peinture modernes, moeurs et idées modernes - comme une sorte de catégorie générale et d'impératif culturel. Née de certains bouleversements profonds de l'organisation économique et sociale, elle s'accomplit au niveau des moeurs, du mode de vie et de la quotidienneté. Mouvante dans ses formes, dans ses contenus, dans le temps et dans l'espace, elle n'est stable et irréversible que comme système de valeurs. Ainsi on retrouve une constance dans ses traits, bien qu'on ne puisse pas proprement parler de lois de la modernité.

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Néanmoins, il est possible de retrouver des traits communs et une idéologie liée au concept de modernité.

On pourrait évidemment dresser une genèse et une évolution historiques de la modernité dans ce qui est supposé être sa terre natale et d'accueil : l'Europe occidentale. Mais nous nous concentrerons sur un amalgame souvent commis dans les thèses essentialistes. Les concepts de la modernité sont autant de dénominateurs communs que l'on a pu distinguer à travers des exemples historiques de civilisations données, reconnues comme modernes, bien que ce qualificatif soit plus ancien que le terme même de modernité apparu à la fin du XIXème siècle.

a. La modernité inaugurée par Tahtawi

Durant les années 1820, Tahtawi séjourna à Paris dans le cadre d'une mission d'étude dépêchée par Mohammed Ali Pacha. A son retour, il publie un livre qui lui assura succès et postérité : L'or de Paris35. Cet ouvrage est un texte à l'esthétique limpide, dépourvu des fioritures verbeuses qui caractérisent le style dit « décadent ». Dans son livre, Tahtawi fait la synthèse de ce qui est le meilleur des produits de la modernité en France, notamment la citoyenneté et la démocratie représentative ; cette thèse aura un immense impact sur les intelligentsias arabes. Tandis qu'en pleine égyptomania les écrivains-voyageurs, Chateaubriand, Nerval ou Flaubert, se laissent ensorceler par l'Orient, les étudiants boursiers du pacha sont fascinés par la modernité européenne. C'est la première description de l'Europe des Lumières par un intellectuel arabe. Le «Tocqueville de l'Orient» y confronte tout ce qu'il découvre (sciences, histoire, hygiène, stratégie...) aux idéaux de l'Islam. Heureusement impressionné par l'idéal révolutionnaire d'égalité et de liberté (il traduit entièrement la Charte constitutionnelle de 1814), il est aussi le premier penseur arabe à distinguer les concepts de « patrie » (watan) et de « communauté musulmane » (oumma).

Bien qu'il n'eût été à Paris qu'en qualité d'imam, Tahtawi n'a pas manqué, dans son analyse, de s'intéresser de près à la langue française en en livrant des traductions et des recherches linguistiques de transposition. Il étudia aussi des ouvrages d'histoire antiques ainsi, que les philosophes grecs anciens. Mais le plus capital reste son intérêt pour le siècle

35 Tahtawi, Rifâ'a al-, L'Or de Paris, Sindbad, Paris, 1988

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des lumières français et sa lecture du Contrat social de Rousseau. Ce n'est pas pour autant que certaines idées maîtresses du siècle des Lumières étaient totalement étrangères à qui a été éduqué en Egypte ; l'accomplissement de l'homme en tant qu'individu au sein d'une société, ou qu'une société juste repose sur un idéal d'égalité étaient autant de principes familiers à la pensée égyptienne de l'époque. Cependant, d'autres idées constituaient une innovation certaine. En effet, Tahtawi montre à travers ses ouvrages que le peuple peut, sinon doit, participer au processus de prise de décision, au gouvernement. Il paraît alors essentiel à notre auteur d'éduquer le peuple au gouvernement. Si les traditions étaient appelées à changer, les lettrés et autres hommes éduqués seraient à l'origine de cette transformation.

Il emprunte certes certaines idées des philosophes des Lumières comme Montesquieu ; mais il sait les adapter aux Égyptiens pour qu'ils en tirent leurs propres leçons. En effet, lorsqu'il s'inspire de la nécessité des limites géographiques pour fonder la communauté politique et l'esprit de communauté, il en conclue que c'est l'esprit de communauté qui est à l'origine de la survie ou de la destruction de l'Etat36. Sa traduction de Montesquieu relève selon Albert Hourani37 d'un choix personnel, car sa réflexion sur la pensée politique est jalonnée par des interrogations comme les raisons de la durée de certaines civilisations ou de certains Etats. Il adopte d'ailleurs la même réflexion que Montesquieu : « La vertu politique dans la République est l'amour de la patrie », c'est d'ailleurs ainsi que Montesquieu justifie l'exception romaine : l'amour des romains pour leur patrie relevait d'une idolâtrie cultuelle.

À partir de 1870, il publia plusieurs ouvrages plus généraux, dont un sur la société égyptienne qui attire notre attention. Il marque la transformation de la pensée de l'auteur d'une marque libérale à un radicalisme plus conservateur. Ce livre s'intitule Manâhij al `Albâb al-misryia fî manâhij al `âdâb al-`asryia ; il y livre ses thèses sur le chemin dans lequel devrait s'engager l'Egypte. L'exposé qu'il y fait ne constitue pas une innovation aux thèses conservatrices, mais va à contre-courant des idées de L'Or de Paris. En effet, il justifie ses thèses par les dires du prophète et ceux de ses compagnons, il considère le pouvoir politique d'un regard traditionnel, en refusant d'adopter un point de vue libéral, malgré sa présence pendant les « trois glorieuses » qui ont vu Charles X, roi ultra, être renversé en 1830. Selon lui, le souverain a un pouvoir exécutif absolu, si celui-ci est en concordance avec

36 Montesquieu, L'esprit des lois, livre V, chapitre 2.

37 Albert Hourani, Al fikr Al `arabî fî `asr an Nahda, chapitre 4, p 94. Editions Bayt an Nahâr li an-Nachr, 1988.

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la chari'a, qui permet son contrôle et sa limitation. Par contre, l'idée d'une souveraineté populaire ne disparaît pas de son esprit, vu la longue description qu'il fit des évènements de Paris en 1830, sauf qu'elle ne concordait pas, à son avis, avec la situation de l'Egypte. Certes, l'homme au pouvoir était un autocrate musulman, mais ce n'était pas tant le statut du souverain qu'il fallait changer que la façon d'exercer le pouvoir qui n'était pas juste. La chari'a est le Droit du souverain et sa charte, elle conditionne l'exercice de son pouvoir et il doit obéissance à ses principes. Ce qui est plus gênant dans sa démonstration, et que nous trouvons surprenant, c'est qu'en voulant justifier la supériorité de la chari'a par rapport au souverain, il en appelle à la séparation des trois pouvoirs par Montesquieu. En utilisant ce concept, Tahtawi le dépouille de son essence historique à savoir la nécessité pour Montesquieu d'en finir avec une monarchie absolue, alors que Tahtawi lui-même prône une autocratie absolue éclairée.

Par ailleurs, dans ce même ouvrage, il reprend les différentes catégories reconnues traditionnellement dans la société : le souverain, les spécialistes de Droit et de Religion, l'armée, et les agents économiques. Il s'intéresse d'ailleurs à l'importance de la deuxième catégorie : le souverain se doit de s'entourer de spécialistes de ces disciplines, et de les consulter au moment de la prise de décision. Quant aux savants, leur savoir n'est vrai ni de tout temps ni en tout lieu, aussi devront-ils se tenir au courants des avancées, des inventions, et des nouvelles avancées. Il rejoint Abderraziq dans l'idée qu'Al Azhar doit s'adapter au savoir de son temps, et ne peut continuer à refuser les nouvelles disciplines sous prétexte qu'elles ne sont pas religieuses, car elles peuvent faire montre d'une avancée certaine pour l'ensemble de la société.

Mais son point de vue traditionaliste sur cette question ne nous renseigne pas sur les concepts mobilisés et théorisés par ce dernier, et qui pourraient nous permettre de définir les traits de la modernité arabe. En effet, nous tentons de montrer dans quelle mesure Abderraziq s'inscrit dans cette postérité de la Nahda. Aussi examinerons-nous les principaux concepts parus dans l'Or de Paris et ceux mis en valeur par sa traduction de la charte de 1814, qui marquait le retour de la monarchie en France, après les épisodes révolutionnaire et impérial.

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b. Le concept de liberté et de laïcité chez Tahtawi

Selon Louis `Awâd38, nous pourrions résumer la philosophie de Tahtawi en trois axes : « `al hurryia », « `al qawmyia » et « al-zamanyia/ al `ilmanyia ».

Tout d'abord, le premier objectif de Tahtawi dans L'Or de Paris est de rappeler l'existence du concept de « hurryia » dans la culture arabo-musulmane, ce terme n'a donc pas été créé ex nihilo. Il tente ainsi d'en enraciner les fondements dans l'imaginaire des lecteurs et des étudiants. Il étaye son propos par une réplique de `Umar `ibn `al-khattab à `umar ibn `al `âss : « Pourquoi as-tu asservi les gens alors qu'ils sont nés libres ? ». Il est par ailleurs intéressant de voir comment Tahtawi et Abderraziq se rejoignent, car en empruntant des concepts « modernes » tels que la liberté et en voulant rappeler qu'il s'agit d'un système de valeurs déjà existants dans l'histoire arabe, ils usent d'une argumentation traditionnelle qui dénote un réformisme interne à l'Islam. Pour en revenir à la citation, Tahtawi commente ces propos : « Ainsi peut-on comprendre que la liberté est présente aussi dans la culture arabe depuis très longtemps ». Cependant, « hurryia » et « libertés » n'ont pas la même acception. Le terme de « hurryia » ne s'utilise dans la langue d'origine que comme antonyme de « `abd », qui désigne une relation légale de possession d'un être humain. « `Al huryia » existe soit par la naissance soit par l'acquisition. Mais cela désigne la définition juridique de ce terme. Qu'en est-il de son acception politique et sociale ?

Malgré la grande richesse linguistique de la langue arabe, on ne retrouve pas de synonymes de « hurryia » politique comme on en trouve pour « gouvernement tyrannique » : despotique, autocratique, dictatorial... Outre cela, on ne retrouve le terme « hurryia » utilisé comme versant antinomique de « régime autoritaire et absolu » que dans la période moderne. De plus, la liberté de l'homme n'a jamais été un principe ou un idéal politique et social, dans toutes les révolutions qui ont éclaté dans le monde arabe avant le XIXème siècle. Lorsque l'on croisait ce terme dans le corpus littéraire ou dans l'histoire des arabes, il n'est question que de clarification juridique des relations entre maître et esclave. C'est ainsi que « hurryia » au sens politique et social contenu dans le mot « libertas » se révèle être le résultat du contact avec la civilisation européenne. Tahtawi, au moment d'écrire L'Or de Paris, se rendit compte du fossé entre ces deux termes aux connotations et profondeurs différentes, et dut résoudre ce problème quand il s'attela à la traduction du « code civil » français et de la charte de 1814.

38 Louis `Awâd, `al mu'attarât `al `ajnabyia f» `al `adab `al `arab», éditions Institut des études supérieures arabes, publié en 1966.

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C. La traduction de la charte de 1814 par Tahtawi

Afin de mieux expliquer ce concept de liberté et d'égalité, héritages de la révolution française, Tahtawi traduit les principaux articles de la charte de 1814, mélange de monarchie constitutionnelle et de conservatisme légitimiste de l'Ancien régime.

Le préambule de cette charte aurait pu être aisément transposé sur la lutte de pouvoirs entre constitutionnels et monarchistes pendant les années 1920 en Egypte, dans laquelle Ali Abderraziq fut acteur. En effet, la charte de 1814 renie certes l'épisode révolutionnaire, mais elle constitue un compromis libéral à plusieurs égards. Les thématiques des Lumières restent présentes bien que diminuées. La volonté populaire est reconnue dans « le voeu de nos sujets pour une charte Constitutionnelle », ainsi que le principe d'égalité des hommes (« tous les Français vivent en frères »). La séparation des pouvoirs (qui ne sera pas effective) et la représentativité sont évoquées avec l'annonce d'un système bicaméral supportant le roi dans sa tâche (il s'agit donc d'une monarchie constitutionnelle). De plus, le Préambule fait l'éloge des progrès toujours croissants des lumières, les rapports nouveaux que ces progrès ont introduit dans la société, la direction imprimée aux esprits depuis un demi-siècle .

La reconnaissance de l'esprit des Lumières accompagnée de la reprise de certaines thématiques est une manière d'affirmer de plus grandes libertés politiques. Selon Tahtawi, le but est de lever le voile sur le fonctionnement politique français de l'époque, d'en expliquer le système, qu'il trouve par ailleurs « merveilleux », aux égyptiens. On retrouve plusieurs évocations du terme « `ibra », au sens d'exemple, ce qui prouve son admiration pour la plupart des droits fondamentaux énoncés dans la charte et sa volonté de persuader ses lecteurs égyptiens de la nécessité d'en adopter les principes. Il déclare dans L'Or de Paris p 148 : « Cette charte a subi plusieurs changements et amendements depuis la dernière crise datant de 1831. Elle a été révisée pour satisfaire une aspiration plus grande de la part du peuple français pour la liberté et l'égalité.{...} Le premier article qui pose que les Français sont égaux devant la Loi, constitue ce qui a de plus digne et noble en France {É} Ce premier article gouverne la justice, rend justice aux opprimés, et apaise l'esprit du pauvre homme qui devient l'égal des plus riches devant la Loi.{É} La liberté est, dans leur acception, ce que nous appelons « `adl » et « `insâf », et ceci car le gouvernement par la liberté qui met en place

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l'égalité devant la Loi et le Droit. Le gouverneur est non seulement l'égal du gouverné, mais les lois sont les seules à être supérieures à tous... ». Il ajoute par la suite que la liberté d'expression, de savoir, et de conscience, étaient limitées par la liberté d'autrui, les sphères de liberté ne doivent pas se gêner les unes les autres. Il était capital pour l'auteur de définir la liberté dans ses champs politique et social car la signification de ce terme était obscure et méconnue en Egypte. Mais l'auteur, issu de cette même société, n'a rien trouvé de mieux que de rapprocher les concepts d'égalité devant la Loi et de liberté comme s'il s'agissait de synonymes, alors que les deux, bien que corrélés, ne sont pas toujours réalisés en même temps : il existe des sociétés libérales sans égalité, et des sociétés égalitaires sans liberté.

Tahtawi était le premier à faire découvrir les droits de l'homme aux Egyptiens, et le premier à leur faire connaître les plus grandes doctrines politiques qui se trouvaient en Europe. Il fit une description élogieuse du libéralisme politique et en expliqua les différents aspects. De plus, il défendit l'idée d'égalité entre citoyens devant les droits et les devoirs, l'égalité des chances et le reste des libertés fondamentales.

Quant à la « zamanyia » et au principe de « laïcité », Tahtawi note que la constitution française se fonde sur des bases profanes et séculières, non sur un contenu théologique : « Le livre qui contient la Loi française s'appelle « charte » qui signifie en latin « feuille ». {É} La majorité de son contenu ne provient ni du Livre sacré, ni des évangiles. Et on ne sait comment leurs esprits sont arrivés au postulat que l'égalité devant le Droit était la cause de la stabilité de l'Etat. » L'étonnement de Tahtawi qu'on pourrait qualifier de philosophique révèle la surprise de découvrir un autre système de gouvernement, autre que théocratique. Il montre par ailleurs qu'il est possible de régir un Etat par la loi de l'intérêt général et avec un droit égalitaire et équitable, sans que ce système ne repose sur des bases théocratiques. Ce système est au contraire le pur fruit de la Raison et de la philosophie politique séculière.

Dans son ouvrage Manâhij `al `albâb `al misriya, Tahtawi prône une éducation politique populaire, et une transmission à l'ensemble de la population des principes les plus fondamentaux en matière de science politique. Cet apprentissage s'inscrit dans le sillage de l'intérêt général et collectif.

Il paraît évident, après l'exposition des thèses de Ali Abderraziq et celles de Tahtawi, que ces deux penseurs, tous deux issus d'une éducation religieuse conservatrice

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égyptienne, ont les mêmes objectifs, à un siècle d'écart. Ils appartiennent ensemble à une modernité qui a pour objectif de remodeler la conscience islamique, d'encourager l'enseignement d'une science politique et de sciences profanes à travers une éducation populaire, afin que tous deviennent citoyens et prennent part, directement ou indirectement à une communauté politique souveraine.

Tandis qu'Abderraziq axe sa réflexion sur la question du califat, gouvernement temporel et tyrannique qui n'aurait aucune base légitime dans les textes, Tahtawi, quant à lui, s'interroge sur les principales découvertes qu'il a faites en France : à savoir, la découverte de l'idéal révolutionnaire de 1789, dissous dans la charte de 1814. Il ne fait aucun doute que les deux textes sont aussi adressés aux mêmes destinataires, c'est-à-dire les Égyptiens de leur époque : Tahtawi poursuit une méthode très pédagogique, qui tente de clarifier les concepts les moins connus empiriquement par les égyptiens, et Abderraziq développe une démonstration avec des références partagées parmi les égyptiens lettrés pour défendre l'idée d'un gouvernement « laïc » et qui consacrerait la souveraineté populaire. En outre, leurs ouvrages ont, tous deux, influencé l'opinion publique : le premier car ses descriptions, son récit et sa réflexion étaient inédits, et le second car Abderraziq fait publier son essai au plus fort d'une bataille politique entre le Wafd et la monarchie. Ils peuvent tous deux être lus à travers une lunette conjoncturiste, et être ramenés à un contexte précis : l'envoi de Tahtawi en tant qu'imam en France après la campagne napoléonienne en Egypte, l'abolition du califat en Turquie, la question de la première constitution en Egypte et l'engagement politique de Ali Abderraziq ainsi que de toute sa famille auprès des libéraux sécularistes. Mais il n'est pas possible ni juste de les envisager sous cette perspective à elle seule, car à travers l'exposé des idées de Montesquieu par Tahtawi ou encore les rapports que devraient entretenir l'islam et les questions politiques, ces deux auteurs énoncent des principes fondamentaux et donc abstraits et universels.

L'égalité devant la loi, la Liberté, les liens de pouvoir entre Droit public et religion, ne sont-ils pas des problématiques toujours d'actualité, éminemment modernes, et universelles car touchant au bon fonctionnement de la cité et à une gouvernance juste ?

d. La modernité introduite par les tanzimat

L'Egypte, en particulier, s'est déjà dégagée un siècle auparavant de l'emprise ottomane et affirmée comme entité nationale à la personnalité distincte.

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Même si elle est rapidement tombée sous domination occidentale (occupation anglaise depuis 1882), elle avait déjà connu le contact direct avec l'occident et surtout, dès le XIXème siècle une entreprise de modernisation à pas forcés, sans précédents dans le sud de la Méditerranée, sous la direction de Muhammad `Ali. Ce dernier, d'abord pacha, puis vice-roi héréditaire d'Egypte et fondateur de la dynastie khédiviale de ce pays, était un Albanais ottoman qui s'était engagé dans l'armée comme simple soldat avant de s'élever dans la hiérarchie jusqu'au grade de commandant. Ce sont les campagnes napoléoniennes qui l'amenèrent en Egypte. Jusqu'à la fin de sa vie, il demeura illettré mais une fois qu'il eût arraché le contrôle de l'Egypte aux turcs, il modernisa à la fois son armée et son gouvernement en suivant les modèles européens. Il fut à l'origine d'un certain nombre de campagnes militaires couronnées de succès couplées d'adroites manoeuvres diplomatiques louvoyant entre les puissances européennes et la Sublime Porte.

Son fils Ibrahim Pacha, et lui-même ont réussi à faire reconnaître le caractère héréditaire et dynastique de sa domination sur l'Egypte. Ses descendants, khédives, puis rois d'Egypte, régnèrent sur la vallée du Nil jusqu'au renversement du Roi Farûq en 1952.

Dans le face à face avec la puissance colonisatrice, elle semblait avoir arraché au début des années 20 de ce siècle, après plusieurs révoltes et maints remous politiques, la reconnaissance de son indépendance et, en même temps, le droit de se doter d'une organisation politique similaire à celle des puissances occidentales elles-mêmes. La constitution de 1923 paraissait être l'aboutissement heureux de longues luttes, le dénouement d'une crise majeure. Devenue une monarchie constitutionnelle, l'Egypte entamait une vie politique caractérisée par la mise en place d'institutions libérales : élections, Parlement, presse etc.É

Le retour de la question du califat dans ce contexte devait perturber une évolution qui paraissait bien engagée. La vacance du poste de calife aiguisa mainte convoitise et nourrit beaucoup d'appréhension parmi les détenteurs du pouvoir dans les pays islamiques. Une compétition secrète s'engagea entre divers régimes, dont la monarchie égyptienne, qui crut tenir là une opportunité de se tenir un titre plus prestigieux, de bénéficier d'une reconnaissance à l'échelle du monde islamique, et de s'octroyer ainsi une légitimité d'un tout autre ordre que celle qu'elle avait déjà.

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Face aux ingérences toujours plus profondes de l'Europe, l'empire ottoman ne reste pas inactif. Il connaît tout à la fois un mouvement de résistance, qui se renforce au fur et à mesure que la présence occidentale se fait plus forte, et une fascination qui le conduit à s'inspirer de cet occident tant honni pour entreprendre toute une série de réformes regroupées sous le terme de tanzimat (employé comme un singulier dans les écrits du XIXe siècle en français même s'il s'agit d'un pluriel).

Très tôt, se trouvent dénoncés les privilèges dont jouissent les étrangers dans l'empire. Une résistance passive s'organise telle la contrebande des tabacs plus ou moins encouragée par le pouvoir pour contourner la régie contrôlée par les Puissances. Des grèves éclatent dans les entreprises étrangères et plusieurs boycotts de marchandises sont organisés. L'entrée en guerre de l'empire ottoman aux côtés de l'Allemagne en 1914 pourra elle-même être interprétée comme une forme de lutte contre la présence impériale des Puissances alliées.

Face aux défis intérieurs et extérieurs et à la lente désagrégation de l'empire sous les coups de l'occident, le pouvoir se tourne aussi vers ce même occident pour chercher remède à ses maux. Pour le sultan et ses sujets, le système ottoman demeure le meilleur au monde mais la négligence des techniques et formes d'organisations modernes répandues en Occident est à l'origine de la décadence de l'empire. Il convient donc de se les approprier, de les mettre au service de l'unité et de la puissance de l'empire.

Dès la fin du XVIIIe siècle, sous l'impulsion du sultan Selim III (1789-1807) un premier mouvement de modernisation est entrepris dans une tentative de restructuration de l'appareil militaire, sous la direction d'experts venus de France, d'Angleterre et d'Allemagne. Dans le même esprit, Selim fonde les premières écoles techniques, notamment l'école navale d'ingénieurs et l'école de génie militaire. Se sentant menacé face à toute forme de pénétration occidentale, le peuple se laisse emmener par les Janissaires, les ulémas et les softas. Selim est déposé et toutes les réformes sont annulées.

Mahmut II (1808-1839) entreprend la seconde vague de réformes, suspendue à la suppression du corps des Janissaires, qui sont tous massacrés en 1826. Il modernise la bureaucratie et crée des écoles de type moderne, libérées de l'emprise du "clergé" pour donner une base solide à cette nouvelle armée.

Une seconde idée héritée de la révolution française, celle de liberté, va susciter une certaine opposition au sultan, auprès de jeunes intellectuels. Membres de la bureaucratie

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ottomane pour beaucoup, ils habitent plutôt la capitale et ont été formés à l'occidentale (à la française principalement). Soucieux de réformes libérales des structures du pouvoir, ce ne sont pas des nationalistes. Jusqu'à la 2e moitié du XIXe siècle, "la classe dirigeante turque ottomane de l'empire ne manifestait aucune conscience nationale, alors même que les effets du nationalisme parmi les nationalités sujettes s'étaient déjà fait sentir avec l'indépendance de la Grèce et l'autonomie de la Serbie"

2. La méthode moderne de l'auteur dans cet essai

Ainsi que nous l'avons évoqué en première partie de ce mémoire, Ali Abderraziq poursuit une méthode très particulière dans cet essai. Son argumentation est géométrique et minutieuse ; aussi répond-elle à un idéal rationnel de recherche. Eclairer les consciences des égyptiens commence par la forme choisie.

Le plan est très clair : l'essai se divise en trois grands chapitres dans lesquels trois points sont à chaque fois développés. L'essai commence par un grand chapitre qui expose les concepts et termes fondamentaux : le califat à l'origine, sa définition, sa légitimité et son pouvoir au niveau social. Il s'agit là de planter les premières fondations de sa démonstration, pour mieux déconstruire les thèses auxquelles il s'oppose. Son argumentation suit une évolution plus précise au fur et à mesure qu'on avance dans les chapitres : les titres tendent à êtres plus problématiques et commencent à forer en mers plus profondes en vue du problème essentiel : le califat peut certes être de droit religieux au point de vue des règles qu'il fait appliquer, mais il n'est en aucun cas un gouvernement spirituel ou religieux puisqu'il s'agit précisément d'un gouvernement et donc d'une structure politique temporelle.

Si le premier chapitre intitulé « Le califat et l'islam » est un exposé des différentes définitions du terme de califat et du statut de calife, le deuxième « Islam et gouvernement » et le troisième « Califat et gouvernement à travers l'histoire » ramènent la question du califat à des bases plus prosaïques et temporelles. L'auteur montre ainsi que le coeur du problème est politique. Si le prophète bénéficiait d'un statut particulier au sein de la communauté, il n'y a pas de raison à ce que cela se perpétue, surtout si les raisons d'un tel pouvoir n'existent plus. L'islam a certes consacré le prophète en chef d'Etat et en prédicateur du message divin, mais il ne légitimerait pas le système de gouvernement du califat, qui se dirait héritier du pouvoir du prophète. Ce niveau de démonstration ainsi franchi, l'auteur

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s'attaque plus précisément à la question du gouvernement du califat, qu'il juge usurpateur et tyrannique.

Ces deux derniers chapitres sont énoncés en groupes nominaux binaires, ce qui accentue la dichotomie entre les différents termes du sujet et les rendent ainsi plus problématisés. Dans ces intitulés de chapitres, ce n'est pas tant les principaux concepts qui posent problème, sinon cela n'aurait abouti qu'à un vaste catalogue de définitions sur ces concepts. En effet, là n'est pas le coeur du problème, car c'est bien l'articulation et la coordination, par la conjonction « et », de ces termes dans les titres qui paraissent intéressantes, et demeurent pour le moins obscures. Certes il y a un lien et une corrélation entre « gouvernement » et « islam », mais cela ne dit pas « gouvernement sans islam » ou encore « gouvernement dans l'islam » : dans le contenu, ces questions sont abordées, mais Abderraziq tente justement de rassembler toutes les thèses pour mieux les évaluer. La raison se fait juge des théories, non pas en les éliminant de prime abord, mais après constatation et soulèvement des problèmes qu'elles posent.

A travers sa forme, l'essai laisse le sentiment d'une structure architecturale construite avec minutie et un sens géométrique avérés : trois grandes parties, dans lesquelles sont développées trois sous-parties. En outre, le contenu des trois chapitres est très équilibré : nous retrouvons en effet le même nombre de pages d'un chapitre à l'autre (20 pages), bien que la troisième partie soit un peu plus courte, car il s'agit là du postulat des propres thèses d'Ali Abderraziq.

a. La recherche d'Abderraziq: une volonté de reconstruire les principes

fondamentaux sur des bases plus fermes

La méthode poursuivie par Abderraziq dans le traitement de ce thème n'est pas totalement le produit de circonstances précises : nous ne retrouvons pas de dates ou de faits historiques contemporains à son époque. Quoiqu'on en dise, il ne s'est pas enfermé dans une conjoncture donnée. Le problème se situe selon lui au niveau de la Raison universelle. L'argumentation se fonde sur des principes fondamentaux, tout en essayant d'en montrer les conséquences et effets qui en découlent sur le plan religieux, politique et intellectuel.

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Son étude emprunte de la rigueur à la science et n'admet aucun des postulats que, des siècles durant, les fuqahâ' et leurs théoriciens avaient considéré comme faisant partie de la conception islamique du pouvoir. Cependant, il remonte aux principes islamiques, aux proto-islams et pose très clairement les questions, comme en témoigne la suivante : « Le Prophète était-il un roi ? » La dimension didactique de Ali Abderraziq apparaît à travers ces questions, l'objectif est de proposer l'argumentation la plus ficelée et la plus claire possible. En effet, concernant le contenu des chapitres, l'auteur s'efforce d'être le plus clair et le plus exhaustif possible. De plus, le lecteur peut très facilement se repérer dans son essai. Non seulement la structure est régie par une symétrie minutieuse, mais il précise en dessous de chaque sous-chapitre les différents paragraphes qui y sont développés

Il soumet ensuite les réponses, explicites ou implicites, à un raisonnement total : les thèses traditionnelles sont-elles logiquement admissibles ? Il se place dans une dynamique de refus de la coutume, de l'autorité des arguments. Tout est ré évaluable, et soumis à un examen précis sous plusieurs perspectives. Sa manière toute cartésienne de traiter cette question rappelle celle de Descartes sur la question de la méthode. Il recherche la clarté la plus totale et refuse d'admettre tout préjugé qui n'aurait pas d'abord été soumis à un examen rationnel. Il n'admet que ce qui est rationnel et logique et s'efforce d'écarter tous les doutes. Les questions directes sont une forme assez privilégiée par Ali Abderraziq qui les déploie à différentes occasions. Certaines, implicites ouvertes, annoncent des définitions à venir : « qu'est ce que le califat ? ». D'autres, moins implicites sont nécessaires pour marquer l'aspect révolutionnaire de la réflexion : « Le prophète était-il un roi ? » Enfin, le troisième type de questions posées dans cet essai sont fermées et apparaissent surtout en troisième partie de l'essai qui est, on le rappelle, la partie la plus personnelle de l'ouvrage. En effet, ces interrogations révèlent une pensée vive et dynamique lorsque l'auteur émet ses propres réflexions sur les insuffisances de telle ou telle thèse. Ainsi, dans le sous-chapitre « califat et gouvernement à travers l'histoire »39, le septième paragraphe présente quatre questions à la suite toutes commençant par « comment le prophète aurait-il puÉ ? », ce qui donne un certain rythme à son énoncé. Cette accumulation a pour objectif de mettre en lumière les incohérences des thèses traditionalistes pro-califat. Si le prophète, sensé transmettre le message divin dans sa totalité, n'a « jamais fait allusion à quelque chose qu'on pourrait appeler un Etat islamique ou un Etat arabe », c'est qu'il n'était pas question d'une telle structure politique. Se dresser ainsi contre la prétendue incohérence du prophète dans un élan quelque peu surfait par les accumulations

39 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du pouvoir, op cit. p 140

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montre plus tacitement que les thèses traditionalistes, qui placent le califat comme une stricte continuité de l'Etat de Mohammed, sont contradictoires. C'est par ces différents procédés que l'auteur joue de manière subtile avec les arguments de la tradition, les déconstruit et prône à leur place une nouvelle orientation politique.

b. La dissolution de la conscience islamique établie

L'essai d'Ali Abderraziq présente de nombreuses similitudes avec un ouvrage commandé par la grande assemblée d'Ankara en 1924 et intitulé : Al khilafa wa-sultat al umma. Il a été traduit en arabe par Abdelghani Sunni et publié au Caire la même année. Ali Abderraziq s'y réfère de manière explicite, et cet ouvrage qu'Abdou Filali Ansary renomme Manifeste d'Ankara40 vise clairement à justifier d'un point de vue religieux la décision d'ôter au calife tous ses pouvoirs temporels et de le maintenir comme une autorité spirituelle suprême de tout l'islam. Le califat apparaît dès lors comme un pouvoir contractuel par lequel la communauté délègue à une personne la dignité et les pouvoirs d'un successeur du prophète. À cet égard, la communauté reste le véritable dépositaire du pouvoir.

L'auteur se rapproche tellement des thèses du « Manifeste d'Ankara » qu'on est en droit de se demander par moments dans quelle mesure il reprend l'argumentaire qui y est présent. Il semble par ailleurs, selon Abdou Filaly Ansary pousser l'argumentation du manifeste « à ses extrêmes conséquences, à la développer et la compléter pour mieux asseoir les thèses qu'elle défend »41.

Il essaie d'aborder directement les bases implicites sur lesquelles sont fondés ces concepts pour en prouver le caractère arbitraire et pour pouvoir les écarter une fois établie leur nature factice. C'est un procédé qui se caractérise par la dissolution d'une fausse problématique plutôt que de l'affronter ou de s'enfermer dans son cadre.

À ce propos, le philosophe Abdul Filaly Ansary déclare : "La conscience islamique a été largement influencée Ñ voire essentiellement formée Ñ par les événements historiques qui se sont déroulés pendant les décennies ayant suivi la mort du Prophète. Ou plutôt, les représentations relatives à ces événements, et qui sont restées ancrées dans les esprits, sont étroitement liées aux croyances religieuses fondamentales. La lutte pour le pouvoir qui opposa 'Ali et ses fils à Mu'âwiya et son clan a profondément marqué l'imaginaire

40 Idem, préface p 17.

41 Idem p 20

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des musulmans Ñ chiites et sunnites confondus Ñ, débouchant sur une vive opposition non seulement entre ces deux groupes, mais également entre la réalité vécue et un idéal irréalisable"42.

L'histoire de ce premier groupe, à qui on a octroyé une place démesurée dans la conscience religieuse, détermine les cadres des préceptes religieux qui se confortent dans des représentations de cette période.

Aussi Abderraziq s'exhorte-t-il à distinguer ce qui avait été jusqu'alors confondu la confusion entre représentations et phénomènes historiques; le fait que Muhammad soit désigné dans le Coran comme le dernier des prophètes et qu'à sa mort la religion est définitivement adaptée et par ailleurs l'histoire qui, quant à elle, est une évolution temporelle, qui n'a rien de sacré. L'auteur mobilise d'ailleurs deux catégories de discours, le premier moral et le second a plus trait à une représentation plus pratique. En effet, l'auteur ne nie pas que l'islam puisse offrir des orientations et des préceptes essentiels à l'élaboration et la construction des bases politiques unificatrices, néanmoins, il n' y a rien dans les textes sacrés qui puisse être considéré de l'ordre de principes généraux et de normes fondatrices, qui ressembleraient à un modèle de constitution.

II- L'Islam et la Politique, deux problématiques déjà distinguées et traitées de manière séculière avant le XIXème siècle

On a pris depuis fort longtemps l'habitude de désigner un certain nombre de traités politiques médiévaux par le terme générique de « miroirs des princes ». Bien que les ouvrages et les spécialistes abondent sur le sujet, il est rare de retrouver une définition de ce terme générique ou l'origine de la désignation par « miroir /speculum »43. Néanmoins, l'existence d'un tel genre littéraire est capitale car « les miroirs » marquent l'autonomie de la science politique envers la sphère religieuse, avant la modernité politique qu'on inaugure communément avec Machiavel.

42 Abdou Filali-Ansary, « Ali Abderraziq et le projet de remise en ordre de la conscience islamique », Égypte/Monde arabe, Première série, L'Égypte en débats, mis en ligne le 08 juillet 2008.

43 Einar M‡r Jónsson, « Les « miroirs aux princes » sont-ils un genre littéraire ? », Médiévales [En ligne], 51 | automne 2006

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L'existence d'une telle science, profane, viendrait contredire ce qu'Ali Abderraziq reproche aux arabes. En effet, l'auteur montre que la traduction de la République de Platon par les Arabes ne leur a pas permis de retenir les principaux fondements du vivre ensemble en communauté politique. En outre, l'auteur ajoute que selon lui, leur principale erreur était de ne pas s'être mis assez en concurrence avec d'autres nations, et n'avoir pas tiré de leçons de leur expérience : « Rien dans la religion n'interdit aux musulmans d'entrer en compétition avec les autres nations dans toutes les sciences de la société et de la politique44 ». Ils n'ont pu « édifier les règles de leur royauté et l'ordonnance de leur gouvernement conformément à ce que les esprits humains ont inventé récemment, et que les expériences des nations ont démontré être ce qu'il y a de plus solide en matière de bons principes de gouvernement45 »

L'auteur invite à entrer en compétition avec les autres nations, pour une progression plus pérenne : est-ce que cela se vérifie dans l'histoire ? Les arabes n'ont-ils donc jamais observé et évalué le développement d'autres sphères politiques ? N'ont-ils jamais institué une science qui aurait engagé leur Etat dans une démarche politique moderne, opposée, ou du moins indépendante, à toute judicature religieuse ?

A- Plus qu'un genre littéraire, l'inauguration d'une science politique profane : d'un code de gouvernance

L'ouvrage Islam et politique à l'âge classique de Makram Abbès se concentre sur la pensée du pouvoir et du gouvernement dans la pensée politique de l'islam. Cette étude montre que la sécularisation n'est pas un pur produit du monde occidental et qu'il existait bien un espace de discussion purement politique en islam, qu'il fait débuter au VIIIème siècle, période d'installation de la dynastie abbasside au pouvoir. L'ouvrage montre à travers trois traditions l'existence d'une discipline politique positive, qui aurait permis la maturation d'une pensée politique séculière dès le Moyen-Âge.

Les traditions des « âdâb sultâniya » (règles de la conduite du pouvoir politique) ou des « âdâb `al mulûk » (règles de la conduite des rois) sont le produit de la stabilisation de l'empire arabe à partir de la fin du califat omeyyade. Ces ouvrages s'inspirent des savoirs

44 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du pouvoir, op cit. p 156

45 Idem p 156

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hérités de l'Antiquité grecque qu'ils remobilisent et exploitent dans la culture arabo-musulmane.

Dès lors, il apparaît que l'accusation que porte Ali Abderraziq à l'encontre des arabes dans les premiers et derniers chapitres de son essai sont fausses. Dans le chapitre « Le califat d'un point de vue social », l'auteur déclare :

"L'histoire de l'activité scientifique chez les musulmans montre à l'évidence que, par comparaison aux autres sciences, les sciences politiques étaient nettement négligées. Leur place était, parmi les autres disciplines, la plus modeste. Nous ne trouvons aucun auteur ou traducteur qui se soit consacré à ses sujets. De même nous ne trouvons dans la production des musulmans aucune recherche consacrée aux systèmes de gouvernement ou aux fondements du politique"46.

Il est possible que l'auteur n'ait pas eu connaissance d'une certaine littérature consacrée aux règles de conduite des rois ou encore à la guerre, mais il paraît surprenant qu'Ali Abderraziq élude l'apport en matière d'analyse politique et historique qu'a apporté Ibn Khaldûn à la pensée politique en Islam, bien qu'il le cite à plusieurs reprises.

De même, lorsque Ali Abderraziq accuse les Arabes de n'avoir pas été assez attentifs à l'expérience des autres nations, l'approche historique des « miroirs des princes », équivalent occidental des « âdâb sultâniya » viendrait démentir cette allégation. En effet, les miroirs se basent sur des exemples historiques, sur des chroniques, des récits de guerres, pour en tirer les enseignements fondamentaux dans le domaine du gouvernement des affaires de l'empire : "Une particularité du genre est donc la convocation de la culture historique pour aborder aussi bien des sujets comme l'art de gouverner, que ceux qui portent sur les vertus des Grands ou l'administration du royaume. Les exploits militaires d'Alexandre, et les modèles de bonne direction du royaume puisés notamment chez les rois perses, comme Chosroes Anûshirwân (531-579), sont constamment convoqués dans ces ouvrages."47

En effet, comment enseigner à un jeune prince ou à un roi dans quels cas déclarer la guerre si au préalable les règles énoncées ne sont pas étayés par des faits historiques avérés ? Dans le Livre de la couronne, le chapitre « Devoirs des rois » se divise en deux

46 Idem. p 72.

47 Makram Abbès, Islam et Politique à l'âge classique, collection Philosophies, édition PUF, 2009.

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parties : d'abord l'auteur énonce la règle de conduite, concise et normative : « Une règle de conduite des Rois est d'utiliser la ruse dans leurs guerres ». Ensuite vient le passage de l'exemple historique qui, dans ce chapitre, citait la tradition de la ruse chez les rois persans.

Quant à la dénonciation que fait Ali Abderraziq du califat, nous avons déjà montré en première partie que le califat était décrié au XIXème siècle pour être tyrannique et justifier les pires dominations par l'argument religieux. Mais l'ouvrage Islam et Politique à l'âge classique nous apprend que , dès le VIIIème siècle, plusieurs auteurs, dont Al-Ta`âlibî qui est l'auteur des Règles de la conduite des Rois, critiquent l'attribution de caractères divins et sacrés aux califes. Les miroirs ne semblent pas se consacrer à la justification théologique de la nécessité du pouvoir, mais plutôt à une explication positiviste de cette nécessité. « Convoquée dans tous les textes, cette référence constante à la nature humaine témoigne, par ailleurs de la positivité de cette tradition et de l'existence, en Islam d'une pensée politique qui s'est nourrie de l'étude et des principes de son fonctionnement. »48 Ils s'intéressent donc bien aux fondements du pouvoir en les justifiant par des arguments naturalistes, et par une démarche positiviste.

Il est étonnant que notre essai, pourtant publié par un spécialiste des questions juridiques et théologiques, élude toute la tradition historique de cette pensée politique en islam. Nous émettrons quelques hypothèses concernant l'absence de ces données dans l'essai. Tout d'abord, à part leur démarche positiviste et profane, il n'y a rien qui laisserait croire qu'Ali Abderraziq se sente appartenir à cette tradition-là. En effet, il n'est en aucun cas question dans son essai de ruse ou de prudence en temps de guerre. Son objectif principal est de refonder la conscience islamique, de joindre la lutte des intellectuels à la lutte politique et non de conseiller un prince sur la meilleure façon de gouverner. De plus, l'initiative de Ali Abderraziq dans cet essai pourrait être qualifiée d'action engagée et militante pour un certain idéal politique qu'il portait. Il s'adresse à un auditoire large, lettré, arabe, et conscient de réaliser une chance d'initiative historique. Les auteurs des miroirs, eux, s'adressent aux gouvernants et aux dépositaires du pouvoir.

B- Donner aux Hommes l'enseignement qui leur permettra de choisir le régime qui leur sied le mieux

48 Makram Abbès, Islam et Politique à l'âge classique, op. cit. p 44.

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Le thème du conseil et de l'enseignement politiques par des conseillers et des philosophes avisés est très présent dans le genre des Miroirs. L'ouvrage Islam et Politique à l'âge classique note que nombreux sont les « âdâb sultâniya » qui évoquent dans leur titre le terme « conseil ». Ces écrits montrent par ailleurs l'importance de la relation entre les puissants et les savants : il existe des chapitres entiers consacrés à la corrélation entre le pouvoir et ses conseillers. Ainsi, les auteurs conseillent non seulement le prince sur le choix de ses conseillers, la concertation au moment de la prise de décisions, l'écoute qu'il se doit de leur accorder mais aussi les conseillers eux-mêmes qui sont, de par leur statut, surexposés à l'autorité du gouvernant et à sa puissance de manoeuvre :

« D'une manière générale, le conseil (nasîha) et la consultation (mashûra) se présentent comme des devoirs dont dépend la survie même du pouvoir du prince. « La consultation, note Al-`abbâsî, est un art noble parce qu'il est psychologique, et qu'il dépend de la pensée et des facultés intellectuelles, ce qui est le sommet de la noblesse {É}Al Mawardî, lui, surnomme la consultation des conseillers « la justice cachée » parce qu'elle permet d'éviter la prise de décision unilatérale. Loin qu'il s'agisse d'une simple admonestation du prince, ou d'un rappel des lois à observer, le conseil d'applique dans les Miroirs à l'ensemble des décisions qui concernent la conduite effective des affaires du royaume49. »

Ce passage montre à quel point le conseil porte sur des sujets éminemment politiques mais il révèle aussi à quel point le conseiller et le souverain sont dans une relation close : l'enseignement de ces Miroirs ne bénéficie qu'au souverain et aux futurs conseillers qui s'attelleront à la tâche d'éclairer le prince au moment de prendre une décision conséquente, mais il n'apprend pas au reste du monde ce qu'est le pouvoir, comment le gérer.

Inversement, Ali Abderraziq appelle à l'édification d'une science politique séculière qui apprendrait à long terme aux musulmans qui est le véritable dépositaire du pouvoir, comment il s'exerce et surtout comment le limiter. Il se place dans une approche pédagogique plus large que la pensée politique médiévale :

« Aucun principe religieux n'interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d'édifier

49 Idem, p 47

leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l'expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs50. »

Ainsi, la démarche que prône l'auteur s'adresse plus à la communauté musulmane tyrannisée par le système califal. L'édification de cette discipline nouvelle, basée sur l'observation et l'analyse de l'expérience des autres nations et sur la profitabilité rationnelle d'un régime politique, constituerait une libération du joug tyrannique et aboutirait sur le choix d'un système de représentation politique qui soit propice au progrès. Cet essai serait, à l'image de L'or de Paris de Tahtâwî, un appel à une éducation populaire à la science politique. Encore une fois, Abderraziq montre à travers cet appel qu'il est bien le produit d'une décennie pendant laquelle la politisation explose, et pendant laquelle les affaires politiques et la souveraineté deviennent la chose publique.

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50 L'islam et les fondements du pouvoir, Ali Abderraziq, op. cit. p 156.

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TROISIÈME PARTIE

L'ère libérale égyptienne, perspectives politiques du combat d'Ali
Abderraziq à travers "L'Islam et les Fondements du Pouvoir"

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La plupart des commentateurs, toutes tendances confondues, de Muhammad 'Imâra à Ghâlî Shukrî, établissent de fait un rapport entre l'ouvrage de notre auteur et le contexte politique qui prévalait dans la région, notamment en Égypte, dans les années 20. Ils insistent sur ce lien au point que l'ouvrage apparaît comme un épisode dans la série des événements qui ont marqué cette période, ou comme une position cristallisée par les querelles de l'époque. Ils en font un discours conjoncturel, un pamphlet, ce genre littéraire utilisé par d'éminents politiciens et journalistes au plus fort des luttes politiques pour concrétiser des positions déterminées et influencer l'opinion publique.

Cette interprétation reste prisonnière du retentissement provoqué par la parution du livre et qui en fit un événement historique significatif. L'ouvrage eut un impact considérable et fut considéré comme une tentative d'intervention dans la bataille politique alors en cours, pour laquelle les forces politiques en Égypte avaient mobilisé toute leur énergie, y compris l'entrée en lisse des intellectuels de chaque camp.

Il faut dire qu'Abderraziq appartenait à une famille connue pour son engagement politique et son rôle de leader d'une des tendances les plus célèbres de l'époque ; l'on a donc naturellement considéré que l'auteur prenait part à une lutte où le parti libéral était engagé. Or, l'ouvrage contient des indices montrant que le travail a démarré bien avant les événements auxquels on voudrait le lier. L'auteur y précise en effet qu'il a commencé à travailler sur la question des fondements de la justice dans l'islam dès son retour d'Angleterre en 1915, c'est-à-dire dix ans avant la parution de son livre. Il y parie aussi de Mehmet V comme roi de Turquie, alors que ce calife est décédé en 1918. Ajoutons à cela les données et représentations qu'il fournit, la recherche et la critique auxquelles il se livre et, enfin, la structure même de l'ouvrage, c'est-à-dire le type d'argumentation qu'il présente.

Certes, les circonstances historiques ont remis le califat au centre de l'intérêt chez les musulmans comme chez les non-musulmans. L'abolition du califat en Turquie en 1924 est un processus essentiel qui s'est déroulé en plusieurs étapes. La dissolution d'une telle institution n'était pas chose aisée. Aussitôt après, dans plusieurs régions du monde musulman, une série de mouvements se sont déclenchés en vue de la restaurer. Ces changements incitèrent nombre de milieux islamiques à profiter des circonstances pour revoir, réexaminer le mode de fonctionnement de cette institution, dès lors qu'elle n'était plus aux mains des Turcs et devait, croyaient-ils, revenir aux Arabes. Il fallait par conséquent essayer d'adapter le califat à ce que ces mouvements considéraient comme le modèle de l'islam authentique, et

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faire en sorte qu'il servît la cause des musulmans. Tout cela se déroulait dans un contexte marqué par les nombreuses confrontations avec l'Occident, lesquelles, d'une manière générale, prenaient la forme de révolutions nationales contre la colonisation occidentale ou l'hégémonie turque : révolution de 1919 en Égypte, révolution kémaliste en Turquie ou encore la révolution de Muhammad Ben 'Abd al-Karîm al-Khatâbî au Maroc.

En Égypte même, à cette époque, la constitution de 1923 consacrait une nouvelle étape, le passage à une monarchie constitutionnelle fondée sur le pluralisme des partis et la souveraineté de la loi. On allait donc pouvoir cueillir les fruits d'une évolution commencée plus d'un siècle auparavant ; une évolution qui tentait de soustraire l'Égypte au régime traditionnel en vigueur dans les sociétés du sud de la Méditerranée depuis les temps médiévaux, et qui la poussait à adhérer à un nouveau système politique, économique et social, celui que Muhammad 'Alî avait essayé d'instaurer.

Par conséquent, deux processus se croisaient ou se recoupaient : le premier était lié aux divers affrontements avec l'Occident colonisateur et à une redistribution des cartes ou à un redécoupage des entités politiques et des zones d'hégémonie du monde musulman après la première guerre mondiale ; le deuxième Ñ l'instauration, en Égypte, d'un régime politique moderne fondé sur une légitimité constitutionnelle Ñ répondait, dans une large mesure, aux revendications de plus en plus pressantes du peuple égyptien durant les deux premières décennies de ce siècle. A travers ces événements, le monde musulman a vécu ce que l'on a appelé la « fin de l'histoire islamique », c'est-à-dire la fin du modèle politique et social qui a prédominé pendant plusieurs siècles dans les sociétés de la rive sud de la Méditerranée.

La question du califat et de la « discorde » qui l'accompagnait resurgit ; l'évocation de la problématique de la « Grande discorde » vint perturber les deux séries d'événements : celle des affrontements avec le colonialisme et celle de l'instauration, en Égypte, d'un état régi par la foi.

I. L'ère libérale égyptienne

Pendant ce qu'appellent les historiens l'age libéral de l'Egypte, on a intégré au système politique égyptien un modèle constitutionnel occidental. Alors que les élites économiques du pays maîtrisent la pratique démocratique, les individus et groupes provenant de classes sociales moins privilégiées s'engagent aussi dans le terrain politique. La période se caractérise par un apprentissage de la citoyenneté et se transforme en une école de la

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politisation, qui parcourt toutes les couches sociales, et qui met en place une rude compétition entre les différents individus qui forment le corps social51.

Les égyptiens ont alors faim de toujours plus d'autonomie de l'emprise britannique, et de réelles réformes économiques et politiques. La population examine et évalue les différentes idéologies en place dans le monde pour un réel développement socio-économique de l'Egypte et cela inclut des courants comme le libéralisme occidental, la monarchie, le fondamentalisme islamique, le marxisme, le féminisme et le nationalisme séculier.

Néanmoins, les pouvoirs excessifs de la monarchie, l'absence d'une classe bourgeoise nombreuse au pouvoir politique fort, ainsi que la faiblesse d'une classe prolétaire incapable de défendre l'expérience libérale sont tout autant de facteurs qui ont empêché l'épanouissement d'une démocratie pluraliste et donc durable.

L'ère libérale a été marquée par un système politique de mode occidental avec une constitution et un gouvernement parlementaire. La constitution égyptienne a été inspirée de documents occidentaux libéraux et façonnée par des experts égyptiens partisans du roi en Egypte et des Anglais. Les rédacteurs de cette constitution tentèrent d'encadrer et d'endiguer la puissance naissante du parti du Wafd, et de réduire le mouvement populaire massif qui a émergé durant la révolution nationaliste de 1919, et créa une forme limité de gouvernement autogéré dans le pays. Ceci donna lieu à un parlement composé de deux chambres, un sénat et une assemblée de député, élus par le suffrage universel masculin, exception faite de 2/5 du sénat qui était nommé par le roi. Les propositions de lois n'étaient mises en application et acceptées qu'après accord du roi. Si le roi retournait la loi à l'Assemblée pour la faire amender, les députés pouvaient en retour faire passer la loi avec une majorité de 2/3 de l'assemblée. Le roi était alors obligé de la faire passer. Le pouvoir législatif était ainsi partagé par la couronne, et les deux chambres du Parlement.

Le roi Ahmad Fu'âd se méfiait de la constitution et refusait le partage des pouvoirs. Cela était regrettable pour l'Etat nouvellement démocratique puisque la constitution donnait des pouvoirs excessifs au roi. Ce dernier avait le droit de renvoyer des ministres, dissoudre le Parlement, nommer ou destituer des premiers ministres. Pendant près de trente

51 Selma Botman, «The liberal age», in The cambridge history of Egypt, édité par M.W. Daly.

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ans, le roi Fu'ad et son fils Farûq subvertiront le processus constitutionnel et s'opposeront à la vague nationaliste. Par conséquent, tandis que l'Egypte exhibait une constitution au style occidental, sa mise en pratique était souvent entravée et compromise par le palais et ses ministres alliés. Bien que pensée comme un document semi-libéral, la constitution ne pouvait soutenir durablement le contenu démocratico-libéral.

En dépit d'une multiplicité de partis politiques, d'élections, de sessions parlementaires, de libertés de presse, d'association et de regroupement, la constitution était bafouée à répétition, ignorée, altérée et même suspendue. La pratique démocratique était mise à mal parce que ni le parti du Wafd, le principal parti nationaliste, ni aucune autre organisation politique n'ont réussi à exercer une pression sur la domination du roi.

Durant cette période, quatre groupes ont successivement géré la vie politique dans le pays : Le palais, les anglais, le Wafd, et les soi-disant partis de la minorité et plus particulièrement le parti constitutionnel libéral, le parti sa'diste, le parti du peuple (hizb `al shab), et le parti de l'unité (hizb `al `ittihâd).

Contrairement au Wafd, qui pouvait régulièrement reposer sur sa base populaire au moment de signature de pétitions, au moment de marches et de manifestations, les autres forces politiques ne mobilisaient pas assez de personnalités ni assez de foules. Ainsi, les organisations qui pesaient en dehors du courant majeur politique étaient les Frères musulmans, La jeunesse égyptienne, les groupes communistes, les associations de femmes. Ces forces politiques ont elles aussi contribué à la formation du paysage culturel égyptien.

Le parti du Wafd constituait le principal parti nationaliste et dominait le paysage politique en Egypte. De nature tenace, au moins pendant les vingt premières années de son existence, le Wafd défendait par dessus tout le respect de la constitution, gage d'un respect de la démocratie. Le Wafd se voyait ainsi que le désignaient ses partisans comme la représentation de la démocratie libérale en Egypte. Il représentait une force nouvelle en Egypte, en opposition avec le leadership Turco-circassien, qui avait dominé auparavant. Les wafdistes étaient des autochtones égyptiens qui provenaient aussi bien de la classe moyenne rurale que des élites professionnelles et commerciales. Le parti prétendait pouvoir représenter du monde de toutes les classes sociales confondues et de toutes les régions géographiques confondues. Le Wafd attirait les musulmans mais aussi les coptes à leurs rangs, ce qui, dans le temps, était un accomplissement remarquable.

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Avec une doctrine libérale bourgeoise, le Wafd était partisan de la sécularisation, ce qui réglait la question copte et les relations de la minorité copte avec l'Etat. Bien que le parti n'ait eu le pouvoir que sept année entre 1922 et 1952, il était imbattable qu'elle que soit la date à laquelle se tenaient des élections libres.

Ce parti a été fondé en 1918, et n'était au départ qu'une simple organisation nationale représentative pour l'indépendance. Il cristallisa tous les mécontentements contre l'envahisseur britannique et réunit des partisans de plusieurs classes, partant du simple paysan au grand propriétaire foncier, ou encore de l'employé urbain au commercial ou à l'intellectuel. Le parti était dirigé par Saad Zaghloul, et pouvait compter sur son soutien populaire, grâce à son réseau de militants plus ou moins fortunés.

En Janvier 1924, 90% des sièges sont remportés par le Wafd. Le roi demande à Saad Zaghloul de mener un gouvernement en tant que Premier ministre. Une crise surgit au printemps et Zaghloul se fait limoger par les intérêts anglais dans la région du Soudan. Après des victoires électorales à répétition, Zaghloul ne sera plus jamais autorisé à être Premier ministre.

II. Politique et Religion dans le schéma kémaliste

Le 29 octobre 1922, Mustafa Kemal annonce sa décision de séparer le califat du sultanat afin d'abroger ce dernier en démontrant que « la souveraineté nationale appartient à l'Assemblée nationale ». Le 1er novembre, la grande assemblée de Turquie abroge le sultanat et deux semaines plus tard élit un nouveau calife. La prochaine étape décisive est donc celle de la République. La république, en tant qu'idée de progrès ultime germait déjà dans l'esprit de Mustafa Kémal, mais il a d'abord commencé par préparer un terrain propice à cette révolution de la politique et des moeurs. Les mots d'ordre étaient la défense de la partie, l'esprit militaire, la défense nationale et la résistance nationale.

Une fois le traité de Sèvres effacé et la disparition de l'empire ottoman effective selon les conditions turques, les symboles de la nouvelle Turquie se mettent en place. Au début du mois de septembre de 1922, on assiste à la création du Parti républicain du Peuple, comme incarnation dans la nation toute entière de « l'esprit révolutionnaire ».

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Pour logique et naturelle qu'elle puisse paraître dans ce contexte, la proclamation de la république turque ne se fait pas sans péripéties le 29 octobre 1923. Beaucoup d'esprits, même dans le cercle proche de Mustafa Kemal, n'en veulent pas ou du moins pas tout de suite vu l'absence d'axe spécifique sur la République dans les six points de la profession de foi du CHP (parti de Mustafa Kemal). Les oppositions, elles, brandissent l'arme idéologique, à l'encontre d'un modèle institutionnel importé de l'étranger et méconnu. Les oppositions d'ordre plus politique déclarent que si proclamation de la république il y a, il sera le seul candidat aux présidentielles, et pourra les transformer en plébiscite.

« Et maintenant, la bataille du califat commence » titrait le quotidien Tanin le 11 novembre 1923 à Istanbul.Mais cette bataille est déjà engagée. Dans les nombreux voyages que fait Mustafa Kémal en Turquie profonde, il n'hésite pas à déclarer : « le califat est un symbole du monde islamique et non turc ».

D'une rigueur militaire, l'opposition kémaliste au califat est d'abord géostratégique : elle voit dans le califat une charge dont il faut se débarrasser. Les opposants qui défendent la sauvegarde traditionnelle du titre de calife avancent l'argument selon lequel, pour peser dans le monde islamique et vis à vis des puissances européennes, un petit pays comme la Turquie ne peut compter que sur le califat. Or cette vision de la Turquie ne peut se détacher de l'identification par les autres, d'admettre la Turquie autrement que dans les yeux des autres.

A point nommé, une faute de ses adversaires vient renforcer le projet kémaliste. Début décembre 1923, une lettre envoyée de Londres demande au gouvernement turc le rétablissement du califat. C'est ainsi que les kémalistes purent démonter une thèse du complot sur la question califale. Londres : c'est Istanbul occupé et Mossoul refusée.

Le 3 mars 1924, le califat est aboli par l'Assemblée générale. Le même jour, les députés adoptent deux autres textes, également proposés par Kemal : le premier portant sur l'unification de systèmes scolaires, et le second sur la suppression des institutions religieuses. La Turquie devient laïque.

La laïcité est une valeur sûre du kémalisme. Elle est d'abord un choix personnel, celui d'un homme non préoccupé par les questions métaphysiques ainsi qu'il est possible de le voir dans son journal intime Mes jours qui passent, écrit pendant l'été 1918.

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La laïcité de Kemal est aussi un engagement politique, comme les radicaux de la troisième république, il assimile religion et instruction religieuse, institution religieuse et pouvoir, pouvoirs et menaces contre son projet.. A l'instar de ses cousins français, Kemal multiplie les interdictions contre toute forme d'expression publique de la religion, y compris des confréries dissoutes en 1925. Les imams deviennent fonctionnaires, eux-mêmes contrôlés par l'Etat, ce qui pose évidemment un problème. Kemal qui dénonce le pouvoir idéologique l'instrumentalise comme un vaste appareil idéologique d'Etat.

Dans son article 2, la constitution de 1924 réaffirme l'Islam comme la religion de l'Etat turc, et il faudra attendre le point de non retour en 1928, privant l'Islam de son statut constitutionnel, et 1937, pour que le laïcisme accède à un statut constitutionnel.

A la Mort d'Atatürk, la République turque se targuera d'être le premier et seul pays musulman légalement laïque. Mais cette réalité reste nuancée avec la multiplication des aumôneries militaires, ou encore la bénédiction des troupes allant en Corée en 1950.

- Le laïcisme turc

Ayant reposé pendant longtemps sur la puissance politique et militaire des sultans ottomans, l'islam moyen oriental, en tant que philosophie, doctrine juridique et mode de vie s'embourbe à la fin du XIXème siècle et au début du XIXème dans une crise. L'islam apparaît incapable de remodeler ses institutions et son discours.

Durant la période de régime autoritaire (1924-1946), où l'expression publique et politique de l'Islam fut réprimée et où les réformes à la fois structurelles et symboliques furent menées successivement, diverses formes d'opposition politique et surtout religieuse ne pouvaient pas manquer de voir le jour. L'expérience du parti républicain progressiste au sein même du parti républicain du peuple, le CHP, en est emblématique. Ce parti, qui n'a duré que huit mois, revendiquait la liberté d'expression religieuse, la décentralisation et la libre entreprise. Sous prétexte de l'attentat contre la personne du président et de révoltes kurdes, le parti fut interdit et ses huit membres emprisonnés.

D'autres formes d'opposition, notamment chez les kurdes furent très ressenties pendant cette période : le nationalisme kurde et la turquisation à outrance de la Turquie ont cristallisé leur mécontentement et leur sentiment d'isolement.

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L'opposition religieuse, et c'est là tout l'objet de notre propos, était réfugiée dans certains pays arabes, et notamment en Egypte. Mustafa Sabri Efendi, déjà signalé à l'époque jeune turc ayant occupé plusieurs fois des fonctions à responsabilité, se réfugia en Egypte où il publia des ouvrages en arabe d'une virulence acerbe contre les réformistes dans le monde musulman. Par ailleurs, il ne cessait de mettre en garde les turcs des dangers de la laïcité et du chaos qui règnerait dans le monde musulman, après la suppression du califat. Sans le manifester publiquement, Mehmet Akif Ersoy, auteur de l'hymne national, poète et militant politique engagé auprès des jeunes turcs et du parti Union et Progrès, se réfugia, lui aussi, en Egypte en évitant de mettre sa notoriété a service du régime kémaliste.

À l'occasion d'une série de réformes vestimentaires ayant pour but la stigmatisation de l'habit traditionnel, l'adoption du costume occidental dit « civilisé » et surtout l'interdiction du fez et l'obligation du port du chapeau, « la présidence religieuse islamique du royaume d'Egypte » rappela en Mars 1926 les termes des propos du Prophète par la plume du recteur de l'université Al Azhar en direction d'Ankara, et déclara infidèles les kémalistes, comme l'a fait abondamment Mustafa Sabri dans ses écrits. La manière de se vêtir était assimilée à une trahison, à une adoption par un musulman de principes non musulmans. « C'est pourquoi celui qui porte le chapeau par une tendance vers la religion d'un autre et par mépris de la sienne est un infidèle de l'avis unanime des musulmans. »

Même si la grande majorité des Égyptiens semblaient apprécier l'action kémaliste en Turquie52, la naissance en Egypte du mouvement des Frères Musulmans dans cette période (1928) est également liée de manière indirecte aux réformes turques : il fallait prévenir le monde musulman contre ce chemin jugé dangereux.

En Turquie même, en 1930, l'affaire « Menemem » précipita le régime vers des mesures encore plus répressives contre les confréries dont les dirigeants furent arrêtés et punis. D'autres oppositions réactionnaires ont vu le jour tout au long des années 1930 et 1940, ce qui indique la vitalité du soufisme en Turquie. L'interdiction de l'enseignement religieux ne l'a pas empêché de persister dans l'arrière pays, dans des confréries aux réunions et à l'existence même rendue illégale par le régime.

Le khalife matérialisait la permanence de l'umma , la communauté des croyants, unie malgré

52 François Georgeon, Kémalisme et monde musulman (1919-1938) : quelques points de repère, numéro spécial des cahiers du GETC (Kémalisme et Monde musulman), n°3, Automne 1987.

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les vicissitudes de l'histoire. Comme protecteur de la religion musulmane, il symbolisait aussi le lien entre la religion et l'État. En obligeant théologiens et penseurs musulmans à se demander si le khalifat était nécessaire à l'islam, la décision de la Grande Assemblée nationale posa la question des rapports entre religion et politique dans les nouveaux États.

III. Le Wafd soutenu entre autres par Ali Abderraziq : un combat pour la démocratie représentative

Ali Abderraziq est issu d'une famille de riches propriétaires terriens, connue pour son engagement en faveur du courant libéral égyptien. Son père, Hassan Pacha `Abderraziq était un des fondateurs du parti « `Al `umma », puis un des chefs historiques du parti des libéraux constitutionnels, crée après la dissolution du premier. Il comptait parmi les proches du Muhammad `Abduh et était lié à Lotfi al-Sayyid, autre grande figure du réformisme de l'époque. Son frère aîné était un philosophe connu et estimé. Il avait eu une double formation, traditionnelle et moderne, dans une université française, et était à l'avant garde de l'élite intellectuelle de l'époque. Cette élite s'affirmait à l'époque pour une ouverture et un dialogue avec l'Occident, pour l'abandon des attitudes traditionnelles et dépassées azhariennes, pour la raison universelle et la rationalité exigeante, qui semblaient justement être à l'origine de la puissance et de l'avancement de l'Occident. Muhammad Abduh, son maître à penser, avait commencé à avoir une influence réelle au sein de l'université Al Azhar, et à détacher un important nombre des ses « docteurs » des méthodes et conceptions surannées. Un premier clivage est apparu : traditionnalistes et partisans du renouveau. Incontestablement, les frères Abderraziq faisaient partie de ces derniers et étaient parmi les plus fervents partisans du « réformisme islamique ».

Le combat d'Ali Abderraziq à travers son essai tombe sous le sens, car s'il incrimine le califat comme une institution qui est devenue tyrannique et autocratique, c'est au nom d'une certaine liberté d'initiative politique. Les années 1920 sont une incroyable décennie de foisonnement de la pensée politique et de la politisation de tous les pans de la société. Les militants nationalistes pour l'indépendance de l'Egypte sont toujours le moteur de la vie politique au courant des années 20. La première constitution de l'Egypte est l'occasion pour eux de fixer les limites de pouvoir de chaque acteur dans la vie politique. Même si le roi

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garde une certaine hégémonie politique, il est législativement limité par les deux chambres et la constitution qui notifie ses pouvoirs. Ali Abderraziq, alors issu d'une famille à la culture de l'engagement forte, peut réaliser en tant que citoyen mais aussi en tant que penseur une initiative pour participer au changement de son pays. Il a d'ailleurs été probablement à l'origine de l'abandon du califat, bien que les Arabes y aient vu une nouvelle chance de guidance du monde musulman, guidance religieuse à défaut d'être civile.

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CONCLUSION

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Plusieurs philosophes et penseurs arabes contemporains citent L'islam et les fondements du pouvoir comme une oeuvre tournant qui aurait relancé les débats autour de la problématique de l'islam politique. Cet ouvrage d'Ali Abderraziq a constitué, ainsi que nous l'avons présenté dans nos analyses, une véritable affaire médiatique, politique et morale en Egypte lors de sa parution en 1925 car il s'attaquait de manière virulente au califat, et à plus forte mesure, à ses défenseurs au Proche-Orient.

Ce n'est pas tant sa condamnation de l'institution millénaire du califat qui a secoué les positions des plus conservateurs que sa méthode de recherche scientifique et son souhait de détruire l'accumulation de fausses représentations dans la conscience islamique du pouvoir. En effet, pour démontrer l'illégitimité du califat d'un point de vue religieux, il se place dans une posture de doute permanent, et interroge point par point les différentes justifications à un tel pouvoir. Tout d'abord, il commence par définir le terme « calife » et tente d'en sonder l'origine. Il montre que ce terme remonte logiquement au premier calife, Abu Bakr Al-Siddiq, et qu'il a été forgé pour des raisons strictement politiques et temporelles. En effet, il fallait au chef de la jeune nation arabe un titre prestigieux qui lui eut permis de rassembler les tribus arabes autour d'une seule et même guidance. L'auteur ne remet pas en cause le contenu religieux de ce pouvoir, mais insiste sur le fait que la forme de ce gouvernement elle-même était fondée sur une base politique et militaire, donc non religieuse. Nous préférons ce dernier adjectif à « laïque », terme employé par Abdou Filali-Ansary dans sa traduction de cet essai.

Cependant le caractère révolutionnaire de cet essai ne réside pas dans le fait que l'auteur ait publié ce « pamphlet » contre le califat. En effet, nous avons cité à titre d'exemple la dénonciation du califat, comme institution tyrannique justifiant sa domination au moyen de l'arme religieuse, par Abd-Rahmân Al Kawâkibî. Il ne s'agit donc pas d'un essai sans précédent, bien que nous ne remettions pas en cause les perspectives éminemment modernes de son travail. Ainsi, nous avons montré dans nos analyses que l'esprit révolutionnaire d'Ali Abderraziq se concentrait dans sa volonté de tout soumettre à l'examen scientifique, en n'admettant rien pour supposément vrai. Cette représentation idéale et positiviste de la recherche l'a amené à se poser la question de la place politique qu'occupait le

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prophète aux premiers temps de l'Islam. Ainsi, s'il était roi, et c'est en ces termes qu'il se pose la question, cela voudrait dire que le califat aurait une certaine légitimité à se poser comme souverain de la nation arabe. Pourtant, Abderraziq montre qu'un roi n'est dignitaire d'un véritable pouvoir que s'il est à la tête d'un Etat, fort d'une unité du territoire, de la culture et d'un certain nombre d'institutions visant la stabilité et la pérennité de l'Etat. Or, rien ne laisse prétendre que le prophète Muhammad était à la tête d'une telle structure , néanmoins il devait son statut de chef à sa fonction exceptionnelle de messager divin. À partir de cette définition, l'auteur montre que rien ne justifiait le maintien d'un Etat religieux après la mort du prophète, car la mort de celui-ci marquait la fin du message divin.

En outre, Ali Abderraziq s'oppose à plusieurs de ses pairs et contemporains, à l'image de Rachid Rida, lorsqu'il déclare de manière ferme que rien dans le Coran ou la Sunna n'imposait la mise en place d'un tel régime, sous peine d'être en dehors de la droite ligne religieuse. C'est ainsi que l'auteur prône l'adoption du système politique qui sied à chaque nation, et encourage les musulmans à adopter le régime politique qui leur permette de s'engager durablement dans la course au progrès.

L'auteur s'inscrit par ailleurs dans une discipline particulière dans laquelle plusieurs penseurs avant lui se sont lancés : depuis le VIIème siècle, il existe un espace de discussion politique séculier, produit à la fois par des conseillers proches des souverains, des philosophes mais aussi, et cela peut paraître surprenant, des juristes musulmans. Mais c'est réellement Tahtâwî, dans sa démarche d'exploration et d'observation de la civilisation française et des remous révolutionnaires au XIXème siècle en France, qui a attiré notre attention. L'intérêt qu'il a porté aux concepts d'égalité, de liberté et de laïcité dans la charte constitutionnelle de 1814 avait pour but d'enseigner aux égyptiens de son temps, alors lancés dans les grands plans de modernisation de Mehmet Ali Pacha, avait pour but d'apprendre de l'expérience française tout en l'adaptant aux spécificités de la province autonome d'Egypte. Dans certains passages de L'or de Paris, Tahtâwî défend la participation du peuple à la prise de décision politique, directement ou indirectement, ce qui rend nécessaire une éducation à la souveraineté populaire. De même Abderraziq encourage les musulmans à choisir collectivement les conditions politiques dans lesquelles ils veulent évoluer, sans que celles-ci soient imposées par la vérité révélée. Les deux appellent conjointement, à un siècle de différence, à l'élaboration d'une science politique didactique et massive, car l'éducation populaire au fait politique est la clé de l'autonomie de l'individu, le garant de sa liberté et de son égalité.

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Ali Abderraziq accomplit à travers cet essai son engagement à la fois intellectuel et politique. En effet, comme nous l'avons montré, il fait preuve d'un esprit réformiste à l'intérieur même de la sphère religieuse. Ainsi, dans ce cas, à la différence du schéma kémaliste de laïcisation, il s'agit d'un acteur interne à l'orthodoxie qui procède à une critique rétrospective des représentations inhérentes à la conscience islamique du pouvoir. Mais le contenu de l'essai, bien qu'à vocation généraliste et universaliste, ne peut être séparé du contexte d'abondance politique extraordinaire et conjoncturelle que traverse l'Egypte pendant cette décennie. Il a ainsi réussi à faire fusionner l'arène intellectuelle et l'espace politique autour de cette question de liberté de choix politique, sans que cela soit imposé par l'orthodoxie, surtout si l'institution politique choisie par cette dernière est jonchée de représentations faussées.

Ali Abderraziq a réussi à formuler les problématiques essentielles autour de la question de l'islam politique, sans tomber dans un strict alignement sur la pensée occidentale, et dépasse des dichotomies manichéennes qui dénotent une mauvaise connaissance de la culture arabo-islamique. Cet auteur, ainsi que ceux que nous avons cités, ne réfléchissent pas à travers une grille de lecture purement occidentale de la sécularisation, et n'opposent pas islam à modernité, ou islam à laïcité, comme nous pouvons très souvent croiser dans les publications d'introduction à la pensée politique de l'islam de certains « nouveaux penseurs de l'islam » . Ces dernières ne sont pas légion dans le monde arabe mais sont largement diffusées en Occident, car elles ne sont pas porteuses d'un projet politique concret, réaliste et pertinent sur les situations politiques parfois sclérosées de certains pays arabes.

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