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Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

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par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

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4. Des voyageurs et des récits cosmopolites ?

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(Ces illustrations et les suivantes sont toutes extraites des Quatre livres de Navigations & Pérégrinations de Nicolay )

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L'étonnante variété de l'Orient ne peut se concevoir sans la diversité humaine et culturelle rencontrée par les voyageurs. En effet, il n'y a pas que la nature qui offre au sens du voyageur son infinie variété d'espèce et de plantes, les sociétés humaines, les différentes « nations » du Levant, pour reprendre le terme de l'époque, alimentent les discours des voyageurs : l'« encyclopédie » de l'Empire ottoman, que tentent de dresser les voyageurs, ne serait pas complète, si les écrivains ne mettaient pas en scène la variété des peuples, qui sont sous la domination ottomane. Le caractère très vaste de l'Empire turc, lui confère une variété interne de population assez importante : autant de peuples et nations divers rencontrés par les voyageurs, au cours de leurs pérégrinations. Un simple examen de l'index thématique, réalisé par Alexandra Merle dans son édition des Observations, à l'entrée « nationalités et peuples », nous donne un aperçu de cette diversité, relevons quelques noms de peuples, qui reviennent souvent sous la plume de l'auteur : les Arméniens, les Bulgares, les Égyptiens, les Juifs, les Serbes, les Grecs, les Valaques, ou encore, les Vénitiens. Les Turcs ne sont donc pas le seul centre d'intérêt des voyageurs, ils vont évoquer, tout au long de leurs récits, les Chrétiens d'Orient, les Européens sous domination ottomane, et même, plus naturellement, les habitants des pays visités - ces « autochtones », qu'ils distinguent nettement

des Turcs.

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Ce caractère multiculturel de l'Empire ottoman341 donne une atmosphère assez « cosmopolite » aux récits de voyages, au sens où ceux-ci livre aux lecteurs une image de l'Homme vivante et polyphonique, le voyageur s'étonne alors de la grande plasticité de l'humanité, de ses déclinaisons variées, et parfois contradictoires, d'un territoire à un autre. Cette notion de « cosmopolitisme » est problématique dans le cadre de notre étude, à deux niveaux, celui du récit et celui du monde ottoman. Nous affirmons, que nos trois récits de voyages, chacun à leur manière, ont quelque chose qui relève d'une attitude assez cosmopolite, au sens où les voyageurs manifestent un intérêt pour l'altérité culturelle. Certes, nous verrons que cet intérêt, qui peut même parfois se transmuer en admiration, est limité (notamment à cause des barrières idéologiques & religieuses, du fait des représentations ethnocentriques de l'autre). Mais il n'en demeure pas moins un trait caractéristique des récits, essentiel même, car on ne peut imaginer une expérience de voyage authentique et féconde, sans cette altérité humaine, à laquelle se retrouve sans cesse confronté le voyageur. Cette altérité, comme nous le verrons très prochainement, lui offre un regard nouveau sur lui-même. Nous estimons, par ailleurs, que cette notion de cosmopolitisme est un élément central pour comprendre l'attitude et l'état d'esprit de certains hommes du XVIe siècle. Ne serait-ce qu'à l'intérieur de l'Europe, au XVe et plus encore au XVIe siècle, notamment grâce au développement de l'imprimerie, les échanges se sont intensifiés, parfois dans un état d'esprit proche de ce que recouvre cette notion de « cosmopolitisme », les voyages, les correspondances entre savants et lettrés, peuvent également en être des manifestations342. Essayons de définir brièvement cette notion ; le « cosmopolitisme » renvoie à l'idée d'une diversité culturelle interne à un même espace, d'un mélange & d'échanges féconds, sans qu'il y ait pour autant une fusion, ni un syncrétisme complet, qui homogénéiseraient des cultures distinctes ; dans l'idée de cosmopolitisme, chaque groupe garde

341 Rappelons, que cette dimension « cosmopolite » de l'Empire ottoman est assumée, dans leur mode même de gouvernement, par les Turcs, qui laissent le plus souvent aux peuples soumis leurs lois, coutumes et religions, les obligeant « seulement » à la soumission militaire et au versement d'un tribut (financier, mais également « humain », obligation difficile à accepter pour les populations chrétiennes, qui se voient ravir un certains nombres de leurs enfants pour l'utilité du Sultan). Cette méthode de domination politique, soit dit en passant, était déjà appliquée par les grands empires de l'Antiquité, qui souvent n'exigeaient pas des vaincus l'adoption de la culture des vainqueurs, mais qui, au contraire, encourageait les régions soumises militairement à garder leurs lois, voire leurs structures socio-politiques antérieures (pensons par exemple à l'Empire d'Alexandre le Grand). Par ailleurs, le système de devchirme, ou comme disent les voyageurs du XVIe siècle, « l'institution des janissaires », est problématique, quant à cette notion de cosmopolitisme. Cette institution montre, que le concept de « nation » n'est pas prégnantes pour les Ottomans, l'origine étrangère d'un homme, lorsqu'il a été éduqué à la musulmane, ne lui portera pas préjudice quant à sa carrière, au contraire, de nombreux hauts responsables de l'Empire -notamment la majorité des Grands vizirs- sont issus de ce système.

342 Voir à ce propos, le concept de « culture de la mobilité » chez Daniel Roche, ou l'exemple du caractère très « cosmopolite » d'Érasme, dans Colloquia erasmiana turonensia, volume I., Douzième stage d'études humanistes, Tours, 1969, l'article de A. Gerlo « Erasme et les Pays-Bas »...p.98-99 : « Je désire être un citoyen du monde, égal pour tous, ou plutôt un étranger pour tous » Érasme dans une lettre à Zwingli, Bâle, 1522 ; idem « Je veux être un citoyen du monde entier et non d'une seule ville » 1er Février 1523 à Marc Laurin. De le même ordre d'idée, Dante disait déjà : « ma patrie c'est le monde entier ».

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sa culture propre343, tout en la transformant partiellement sous l'influence de l'altérité, conçue alors, non comme un modèle parfait, mais comme une source d'inspiration (l'idée du respect de la culture de l'autre est donc centrale pour appréhender le cosmopolitisme). L'étymologie de ce mot est intéressante, il vient du grec kosmopolitês, qui signifie citoyen du monde. Cette idée de « citoyen du monde » est pertinente pour réfléchir sur nos sources, car les auteurs eux-mêmes exposent cette idée. Par exemple, Nicolay, dès sa Préface, renoue avec ce concept antique, en vogue dans les milieux lettrés du XVIe siècle, comme le rappelle, par exemple, Étienne de La Boétie (1530-1563), dans son texte le plus célèbre, lorsqu'il affirme « Cette bonne mère [Nature] nous a donné à tous toute la terre, nous à tous logés, en quelque sorte, en même maison. »344. À l'époque de Pierre Belon et Nicolas de Nicolay, un autre voyageur, qui a également parcouru l'Empire ottoman, se baptise lui même le « cosmopolite » (première attestation de ce terme en français) : Guillaume de Postel (15101581)345. Sa pratique des langues étrangères -orientales tout particulièrement-, ses expériences de voyages, et même son projet littéraire et politico-religieux (volonté d'unifier les religions multiples dans le cadre d'une orbis terrarum concordia), font de cet homme un « cosmopolite » de la Renaissance.

Chaque auteur rend compte, à sa manière, de ce « cosmopolitisme » inhérent à ce vaste objet d'étude, qu'est l'Empire ottoman. À cet égard, l'exemple de Nicolas de Nicolay est un des plus intéressant à étudier. Il amène cette diversité à la conscience de ses lecteurs en partant des divergences sensibles, il expose, en effet, les costumes et apparences des différentes nations rencontrées avec ses illustrations (voir quelques unes d'entre elles en tête de cette partie), qui appuient les descriptions textuelles, et donne une image sensible (au sens de plus directement perceptible et appréhendable) de cette diversité culturelle du monde ottoman. Ainsi, l'« étranger » perd son unité grossière, pour amener l'Européen à raffiner sa perception de l'autre, à nuancer son regard sur les peuples d'Orient, qui ne sont pas tous réductibles aux stéréotypes de l'« Infidèle », si prégnant tout au long du Moyen-Âge346.

Les possibilités de contacts directs avec l'altérité sont une des vertus du voyage. En effet,

343 On peut retrouver cette idée de manière concrète avec des séparations spatiales mises en avant dans certains passages de Belon et Parlerne, notamment à Jérusalem, où la partition spatiale entre différentes confessions chrétiennes reflètent cette cohabitation dans la distinction.

344 La Boétie, La servitude volontaire, Arléa, 2003, p.19.

345 Ses pérégrinations orientales donneront lieu à la publication d'un ouvrage célèbre à l'époque : La République des Turcs, 1560.

346 Lire à propos de cette vision littéraire et manichéenne de l' « Oriental », le travail d'Edward Saïd, L'Orientalisme : l'Orient crée par l'Occident, Seuil, 1980, notamment le chapitre II. « La géographie imaginaire et ses représentations : orientaliser l'Oriental », p.76-78 et p.85-89.

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lors de leurs expériences viatiques, les voyageurs sont parfois amené à partager des moments de la vie quotidienne avec des habitants locaux, nous voulons, à cet égard, citer l'exemple de Palerne, qui se lie fortement avec le guide arabe, qui le conduit vers le Mont-Sinaï. Il partage, pour quelque temps, les conditions de vie difficile de celui-ci347, il va avoir la possibilité de l'observer dans son intimité, puisqu'il se retrouve quelque jour chez lui, et rencontre même, à cette occasion, la famille de ce dernier. Il relate ces moments riches en enseignements, dans un chapitre proprement intitulé : « Des quelques façons, d'ont les Arabes usent entre eux »348. Cette expérience de l'altérité permet au voyageur de nuancer son discours et d'avouer :

« Encores que ces nations soyent barbares, & vivent continuellement esloignés de toute conversation civile, si est-ce qu'ils ont certaines coustumes entr'eux, qui sont gentiles & honnestes. Car je remarquois en chemin, que si noz Bedouins, & conducteurs venoyent à rencontrer de leurs compaignons, qu'ils se faisoyent toutes les caresses du monde, & se touchoyent premièrement en la main, puis la baisoyent, & portoyent sur l'estomach, se souhaittans les uns aux autres bon & prospère voyage. »349

De même, un peu loin dans ce chapitre, l'étranger est une nouvelle fois « débestialisé », et il devient, à sa manière, un être humain, capable d'affection et de sentiments. Palerne décrit à ses lecteurs la scène émouvante des retrouvailles entre le guide bédouin et sa femme : « sa femme estant advertie de sa venu, vint plus d'une demy lieuë au devant l'embrasser au dessoubs ses aisselles, puis luy ayant tendu la main, le baisa à la jouë, avec beaucoup de caresse, & l'ayant quicté, baisa sa main. »350. Cette rencontre de l'autre dans sa vie quotidienne, participe grandement d'une attitude cosmopolite du voyageur, d'ailleurs, les échanges entre Palerne et la famille du Bedouin sont remarquables, il raconte :

«...nostre femme Arabe, à laquelle nous donnasmes quelques petits patenostres, & pendans d'oreille de crystal, que nous avions apporté de Venise, d'ont elle faisoit démonstration estre merveilleusement contente, les mettant tantost aux bras, ores aux jambes, regardant où ils sieroient mieux. Elle nous usa de toute la courtoisie, d'ont elle se peut adviser, & si nous fist présent d'un chevreau, qui nous ayda à passer une partie du mauvais chemin. »

Voici donc un exemple très éloquent des liens, qui peuvent se tisser entre les voyageurs et les habitants locaux : au don correspond naturellement le contre-don. Les Bédouins, vivant pourtant de la manière la plus simple, se révèlent courtois et « humains », dans ce discours de Jean Palerne.

347 Conditions de vie qu'il décrit ainsi : « Ces pauvres gens vont errans par les déserts, cherchans les eauës : car estants taries en un lieu, ils chargent tout leur équipage sur un, ou deux chameaux, & s'en vont camper avec leurs tentes, & pavillons en un autre, où il y aye quelque autre pasturage pour leurs chameaux, & quelques chèvres qu'ils tiennent, du laitage desquelles ils se nourrissent... » chap.XL, p.143.

348 Chap.XLI, p.144-146.

349 Jean Palerne, chap.XLI, p.144.

350 Idem, p.144-145.

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Revenons, finalement, à la diversité culturelle des « nations » orientales, que l'on retrouve particulièrement en quelques lieux-clés, comme les villes marchandes ou religieuses, qui sont très souvent des mosaïques exemplaires de « nations » et de cultures. Étudions, tout d'abord le cosmopolitisme religieux, et plus particulièrement, le cas des multiples branches du christianisme, qui cohabitent en Orient. Une ville comme Jérusalem est un lieu parfait pour évoquer le cosmopolitisme oriental, au sens où, comme le rappellent les écrivains-voyageurs, une impressionnante variété de religions et de « nations » y coexistent. Pierre Belon décrit de manière saisissante la mosaïque du christianisme que présente la Ville Sainte351. Il dénombre pas moins de huit « confessions » chrétiennes différentes, dont il détaille les origines géographiques et historiques et dont il mentionne, au passage, quelques particularités de croyances et de cultes. Par cette énumération des multiples mouvements chrétiens de l'Orient (Nestoriens, Maronites, Coptes, Jacobites, Abyssiniens, etc.) Belon confère au christianisme une ampleur assez universelle : son rayonnement historique ne se limite pas à l'Europe, mais bien plutôt à tout le pourtour méditerranéen, si ce n'est à des espaces encore plus lointain, avec des Chrétiens comme les Abyssiniens (originaires d'une région proche de l'Éthiopie actuelle) ou les Géorgiens. Pierre Belon donne à voir des « sectes chrétiennes » différentes qui, tout en maintenant leurs identités et leurs particularités, vivent pourtant en paix et ont chacune leurs lieux de résidence et de cultes attitrés. On ne peut s'empêcher de penser, à quel point ce genre de description pouvait avoir un effet puissant dans le contexte des divisions religieuses européennes, la mosaïque cosmopolite du christianisme à Jérusalem se présente alors comme un message de paix et d'espoir, si ce n'est un appel à l'unité des Chrétiens et à la bonne entente, par delà les contradictions et les divergences formelles ou rituelles352 . Une comparaison dressée par Belon, en observant la composition du monastère du Mont-Sinaï, va également dans ce sens :

« Il est environ soixante caloyers maronites, dont les uns sont Grecs, les autres sont Syriens, les autres sont Arabes, tenant toutefois le nom de caloyers, et vivant à la grecque. Ils sont comme si les religieux allemand, italiens, espagnols étaient avec les français : car aussi bien ils parlent diverses langues, et toutefois n'ont qu'une même religion. »353

Ici, c'est dans un monastère isolé, au coeur d'une montagne sacrée, au sommet d'un haut lieu symbolique de la Bible, que le voyageur français retrouve le modèle d'une unité authentique du

351 Chapitre 85, Second livre, p.379.

352 Dans le même ordre d'idée, Palerne rapporte à propos des habitants de Pera (situé en face de Constantinople) : « bien souvent on verra une Grecque mariée à un Pérot Franc, suivant chascun sa religion, comme icy une Huguenote avec un Catholique... » (Chap.CX, p.269) C'est un cosmopolitisme réel et effectif, qui est présenté ici par le jeune voyageur, cette coexistence pacifique, voir, dans ce cas, ce mariage dans la différence, doit laisser certains lecteurs Français rêveurs et plein d'espoir, quant à l'apaisement des tensions civiles et des guerres religieuses en France.

353 Pierre Belon, second livre des Observations, ch.62, p.341.

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christianisme, par delà ses diversités nationales et confessionnelles. La méthode de Belon est assez explicite et didactique, il tend, par l'exemple, à exalter l'union chrétienne. Étant donné le contexte en Europe et en France, on peut supposer, que derrière cette comparaison habile se dessine un appel implicite à l'unité religieuse par delà les différences. Une fois de plus l'Orient peut servir de modèle à l'Occident, c'est en quelque sorte un miroir tendu aux Européens, l'auteur montre, que l'unité dans la diversité est effective, et donc, par extension, il prouve qu'elle est possible.

Jean Palerne consacre encore plus de pages que Belon, à évoquer la diversité chrétienne de Jérusalem, il intitule son chapitre LXIIII : « Combien de nations, & sortes de Chrétiens il y a dans Jérusalem, et de leurs cérémonies diverses. ». Évidemment, les descriptions de l'altérité chrétienne sont souvent empreintes d'une volonté de faire triompher la vision catholique des auteurs, contre celles des « autres », qui relèvent toujours, de quelques manières, de l'hérésie ou de l'erreur. Mais si les voyageurs défendent le point de vue et les conceptions catholiques, ils vont tout de même décrire, parfois en détails, les croyances et pratiques de leurs cousins chrétiens d'Orient, ce qui constituera, alors, pour l'auteur l'occasion d'évoquer des points dogmatiques de tensions, des sujets qui posent problème en Europe, dans le cadre des conflits religieux. Par exemple, Palerne apprend à ses lecteurs, que les Chrétiens grecs « Nient le purgatoire, & confessent qu'il y a seulement un lieu pour la retraicte des ames, où elles seront jusques au grand jour... »354. On sait à quel point cette question du purgatoire a été décisive dans le schisme protestant, ainsi, face à l' Orient, le voyageur retrouve des problèmes et des conceptions, qui agitent l'Europe du XVIe siècle.

De même, certaines grandes villes marchandes présentent une importante diversité de populations, notamment car les échanges commerciaux induisent la présence, en un même lieu, de nombreux marchands de « nations » différentes, ainsi, dans les villes au trafic important, les voyageurs vont souvent décrire de multiples communautés aux origines diverses. Mais la ville par excellence du « cosmopolitisme » orientale, c'est Istanbul355., ou « Constantinople », comme l'appellent encore les voyageurs du XVIe siècle, en effet, la capitale ottomane condense en son sein

354 Jean Palerne, chap.LXIV, p.181.

355 Cette diversité religieuse, tolérée jusque dans la capitale même de l'Empire, est un exemple frappant pour certains observateurs européens, qui admirent cette tolérance -qui ressort avec d'autant plus de splendeur, par effet de contraste par rapport à l'intolérance croissante en matière de croyances dans le contexte des guerres religieuses européennes- Illustrant cette idée d'un Empire cosmopolite et d'un pouvoir tolérant en matière religieuse, Jean Bodin (1529-1596) affirme : « Le grand empereur des Turcs honore et observe la religion reçue par lui de ses ancêtres avec une aussi grande dévotion que tout prince dans le monde, et cependant ne déteste pas l'étrange religion d'autrui ; au contraire, il permet à chacun de vivre selon sa conscience : oui, et qui plus est, à proximité de son palais à Pera, il souffre quatre religions différentes, à savoir celle des Juifs, celle des Chrétiens, celle des Grecs et celle des Mahométans. » cité par Daniel Goffman, The Ottoman Empire and early modern Europe, Cambridge University Press, 2002 (p.111).

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une grande diversité, tant humaine et culturelle, que matérielle (grâce au commerce qui y amène mille et un produits précieux du monde entier)356. Pour ce qui est des hommes et des savoirs-faire, elle présente au voyageur une variété remarquable, Belon en témoigne, lorsqu'il expose en détails les « divers métiers de Constantinople »357. Palerne évoque, de son côté, l'hétérogénéité de la population d'Istanbul, en ces termes : « Elle est plus peuplée qu'elle ne le fut jamais, sçavoir de Chrestiens, Juifs & Turcs, qui en sont les maistres : & outre ce frenquentée de plusieurs nations comme Francs, Mores, Arabes, Ethiopiens, Indiens, Persiens, Arméniens, Tartares, Géorgiques, Russiens, Moscovites, & autres estrangers, qui y trafiquent par mer, & par terre, de diverses sortes de marchandises... »358. Le glissement du commerce vers la variété de produits disponibles et de richesses visibles à Constantinople était tout naturel, Palerne décrit donc, dans la suite de ce passage, la surabondance des marchés urbains : « Il y a deux forts beaux bazarts couverts, & entre autres y en a un, qu'ils appellent le Bezestan, qu'est une grande loge couverte, où se vendent toutes les marchandises rares, comme orfèvrerie, pierreries, perles, arcs, cimeterres, cousteaux, esguilles, & autres ouvrages damasquinez grandement enrichis, drap d'or & d'argent, martres zebbelines, (...) mords de bride, estriers, harnachement d'argent pour chevaux, & une infinité d'autres choses exequises, & de grand prix. »359 L'auteur passe donc du « cosmopolitisme » culturel, à un cosmopolitisme lié au commerce, qui amène une diversité de « nation », mais aussi de produits 360.

Le voyageur est enchanté par cette diversité, tant culturelle, que naturelle, que lui présente l'Orient, il cherche à la saisir et à en rendre compte aux lecteurs. Mais parmi les nombreux hommes rencontrés au cours de leurs pérégrinations, on ne peut manquer de remarquer, que les voyageurs vont tout particulièrement s'attacher à évoquer les Turcs. Les Ottomans sont au coeur du discours des récits de voyage, ils constituent un centre d'intérêt majeur pour les lecteurs de l'époque ; étudions donc, dès à présent, cette représentation du Turc, qui n'est pas sans soulever de multiples

356 Ce cosmopolitisme remarquable de la ville d'Istanbul peut également s'expliquer par son Histoire. En effet, après la conquête et encore au XVIe siècle, les Sultans ottomans ont mené une politique de repeuplement de la ville, notamment en faisant venir des artisans de nombreux pays. Comme le rappelle brièvement Giovanni Curatola : « Au moment de la conquête ottomane, Istanbul était très fortement dépeuplée si bien qu'un programme de repeuplement fut lancé ; maints immigrés, non seulement des musulmans mais aussi des Arméniens et des Grecs de Morée, affluèrent dans la ville. Cette tendance était destiné à s'accroitre ; avec Selim Ier (1512-1520) et ses conquêtes orientales, les artisans (notamment noueurs de tapis et céramistes) qui vinrent du Caucase et de Tabriz, de Syrie et d'Égypte furent nombreux. En outre, la présence juive fut très importante et souvent sous-évaluée. En effet, après l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492, l'empire ottoman fut leur destination privilégiée. » L' Art Seldjoukide & Ottoman, Imprimerie nationale, Paris, 2010, Chap.V : De Constantinople à Istanbul, (p.149).

357 Belon, Chap.76, Premier livre, p.224-225.

358 Jean Palerne, chap.CI, p.246.

359 Idem, p.246-247.

360 Voir, par exemple, la liste des plantes vendues au marché de Constantinople, que donne Pierre Belon au chap.52, Tiers-livre, p.531.

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paradoxes...

B. « La fascination du Turc » : ambigüité s des rapports aux Ottomans et effets de miroir pour les consciences européennes.

Dès le XVe siècle, et plus encore après la chute de Constantinople (1453), l'extension territoriale et la montée en puissance de l'Empire ottoman attirèrent l'attention des Européens, à la fois, pour la religion musulmane (notamment dans des cercles de théologiens) et pour le pouvoir ottoman (dans des perspectives politiques et diplomatiques). Ce rapprochement se traduit, dans les faits, par la présence en Europe, dès le XVe siècle, d'ambassadeurs ottomans et par des accords avec les Turcs, dans le cadre de rivalités inter-européennes (par exemple entre villes italiennes). Sans détailler ses relations particulièrement actives361, retenons simplement, qu'au début du XVIe, on peut clairement affirmer que les Ottomans étaient déjà intégrés au « concert politique » européen. Cette situation impliquait, de la part des occidentaux, une mise à distance relative des contradictions idéologiques et de la haine religieuse, comme le fait très justement remarquer M. Rodinson : « l'intensité des haines religieuses au sein du christianisme même faisait apparaitre l'Islam comme un cas moins extraordinaire et moins repoussant. »362. Dès le Moyen-Âge, on pouvait observer des interprétations, qui faisaient de l'Islam un schisme ou une hérésie du christianisme, au XVIe siècle, dans ce contexte de réforme européenne et de forte désunion de la chrétienté occidentale, l'Empire ottoman n'apparaissait pas toujours comme le premier ennemi ou l'adversaire le plus dangereux363.

Par ailleurs, la proximité géographique avec l'Empire ottoman, ainsi que les relations politiques et commerciales étroites avec le Sultan, favorisaient une étude plus « objective » du monde musulman, et permettaient des discours moins empreints d'idéologies manichéennes (qui refuseraient apriori de considérer les Ottomans autrement que comme des « Infidèles »). Cette étude des Turcs et de leur Empire devenait une nécessité impérieuse pour les hommes politiques et les négociants, qui avaient besoin de descriptions précises et détaillés, et qui accrurent l'exigence

361 Ses relations diplomatiques et politiques intenses, entre l'Empire ottoman et l'Europe, depuis le XVe siècle, sont bien synthétisées dans l'ouvrage de Maxime Rodinson, La fascination de l'Islam, Librairie François Maspéro, Paris 1980, chapitre 3. La coexistence rapprochée : l'ennemi devient un partenaire et chapitre 4. De la coexistence à l'objectivité.

362 Idem, p.57.

363 M. Rodinson, op.cit, p.57 « A l'heure où les schismes se multipliaient (...) il ne s'agissait plus que de classer celui-ci [l'Islam] dans une hiérarchie où il n'apparaissait pas forcément comme le plus nocif. », même si il y a des nuances à apporter à ce point de vue, l'idée est juste et doit être prise en considération, pour comprendre les rapports ambigües des voyageurs chrétiens à l'Orient musulman.

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d'objectivité, dans les discours sur l'Orient ottoman364. C'est alors, qu'on assiste à des analyses assez rigoureuses du système politique ottoman, des structures militaires et administratives du pouvoir turc, analyses souvent critiques, mais également empreintes d'admiration pour son efficacité dans de nombreux domaines.

À la lumière des textes, la figure du Turc apparait comme essentiellement ambigüe, nous allons donc voir, à présent, en quoi elle fascine le voyageur et l'amène à un discours, où se mêlent la peur et l'admiration, l'attraction pour la civilisation ottomane et les « vertus » des Turcs, tout autant, que la répulsion vis-à-vis de ses croyances et de ses vices365. Ce discours ambivalent est bien à l'image des relations diplomatiques de l'époque, les Ottomans sont les alliés du jour pour les Français, mais ils demeurent des adversaires potentiels et ils restent des « Infidèles » du point de vue religieux. De ce fait, on peut d'ores et déjà affirmer, que le discours de nos voyageurs apparait plus tolérant lorsqu'il se penche sur les moeurs du quotidien, que lorsqu'il évoque les croyances et dogmes religieux ; l'évocation des fondements de l'Islam est toujours accompagnée d'un ton plus rigoureux et sévère, fidélité au Christianisme oblige. Dans ce cas, nous apercevons toute l'ambigüité du rôle de l'écrivain-voyageur, en effet, sa position est assez inconfortable : il doit à la fois être l'interprète fidèle des mondes orientaux, sans pour autant trahir sa patrie d'origine et faire peser sur lui des soupçons de trahison vis à vis de sa culture occidentale et chrétienne. À la curiosité insatiable des voyageurs et des lecteurs sur l'Orient et à l'admiration de la civilisation turque, se mêlent la crainte et la haine des Ottomans, en tant qu'« Infidèles » et ennemis du Christianisme. Ces sentiments partagés se traduisent par les jugements les plus contradictoires sur un même objet, qu'il soit pris sous l'angle de la civilisation ottomane, du pouvoir du Sultan, ou de l'homme Turc, le « phénomène » ottoman fascine, c'est-à-dire, qu'il attire tout en repoussant, qu'il inspire l'admiration, tout autant, que la crainte et la condamnation.

364 Comme le rappelle Esther Kafé dans son article : « Cependant, malgré les diatribes des turcophobes à l'adresse des Turcs, l'intérêt de l'Europe pour la Turquie ne cesse de grandir au cours de ce même XVIe siècle, comme en témoigne l'incroyable quantité de brochures et de livres sur les Ottomans. La caravelle rapide, les navires armés avec les capitaux des marchands-banquiers, qui remplacent la galiote et le brigantin, contribuent, par le développement du commerce, a la prospérité de l'Europe. Les voyages servent en même temps le gout de l'aventure et ils satisfont ce besoin des plus caractéristiques de l'époque, qui est de s'instruire sur les pays et sur les peuples au de la des mers et des terres. » p.175, « Le déclin du mythe turc » in Oriens, Vol. 21/22 (1968/1969), pp. 159-195.

365 À cet égard, notons que les textes français sont plus intéressants et plus riches en nuances, comparés à certains textes espagnols de la même époque, où les enjeux religieux et politiques induisent une vision moins subtile et plus manichéenne du Turc présenté avant tout comme « Infidèle » et adversaire. Voir à ce propos l'étude d'Alexandra Merle dans le Miroir Ottoman.

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"Le don sans la technique n'est qu'une maladie"