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La démocratie dans les politiques d'Aristote

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par Valentin Boragno
Université Paris X Nanterre - Master 1 2006
  

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Valentin Boragno

M1 Philosophie

Mémoire dirigé par M. J.-F. Pradeau

Juin 2006

La démocratie dans la Politique d'Aristote

Introduction : démocratie et gouvernement constitutionnel

- Le gouvernement constitutionnel est l'objet de la recherche aristotélicienne.

Aristote propose au chapitre VII du livre III un classement des constitutions. Il combine pour cela deux critères : d'une part le nombre du souverain, de l'autre la finalité de la constitution. Celle-ci est une notion fondamentale. Elle permet, en effet, la discrimination entre les constitutions dans lesquelles le pouvoir existe pour lui-même (constitutions déviées) et celles où il l'exerce pour l'ensemble de la communauté (constitutions droites). Dans les constitutions droites, le souverain gouverne en vue de l'avantage commun ( ðñ?ò ô? êïéí?í óõìö?ñïí), dans les constitutions déviées, il gouverne en vue de son avantage particulier ( ðñ?ò ô? ?äéïí)1(*). Au sein des constitutions droites, qui diffèrent selon le nombre du souverain, on trouve la royauté ( âáóéëå?á), l'aristocratie ( ?ñéóôïêñáô?á), et le gouvernement constitutionnel ( ðïëéôå?á), le nom étant commun à toutes les constitutions. Une fois ces constitutions droites définies, Aristote peut évoquer les constitutions déviées.

« Les déviations des constitutions qu'on a indiquées sont : la tyrannie pour la royauté, l'oligarchie pour l'aristocratie, la démocratie pour le gouvernement constitutionnel. Car la tyrannie est une monarchie qui vise l'avantage du monarque, l'oligarchie celui des gens aisés, la démocratie vise l'avantage des gens modestes. Aucune de ces formes ne vise l'avantage commun.2(*) »

La démocratie apparaît donc comme un régime négatif, qui ne peut se définir qu'à partir de son étalon, qui est le gouvernement constitutionnel.

Ce classement est pour ses contemporains d'abord on ne peut plus banal. Le classement qu'il opère selon le nombre du souverain est emprunté à Hérodote, le classement selon la justice au pouvoir est emprunté à Platon. Mais il y introduit malgré tout une nouveauté radicale, qui passe inaperçue du fait de la symétrie de son classement : c'est le gouvernement constitutionnel, trop souvent négligé par les classificateurs :

« il y a une cinquième sorte qu'on appelle du nom commun à toutes (on l'appelle en effet « gouvernement constitutionnel »), mais comme elle ne s'instaure pas souvent, elle reste cachée à ceux qui s'efforcent de dénombrer les espèces de constitutions, et, comme Platon, ils n'ont recours qu'aux quatre susdites dans leurs traités sur les constitutions. 3(*) »

Or c'est précisément ce gouvernement constitutionnel qui est l'objet de la recherche de la Politique, et du notamment du livre IV.

« De sorte qu'il est évident qu'à propos de la constitution c'est à la même science de considérer ce qu'est la constitution excellente, c'est-à-dire quelle est celle qui est conforme à nos voeux si rien d'extérieur ne s'y oppose ; et aussi laquelle est adaptée à quels gens (car pour beaucoup de gens il est sans doute impossible d'atteindre par eux-mêmes la constitution excellente, de sorte que le bon législateur, c'est-à-dire l'homme politique selon le vrai ne doit laisser de côté ni la constitution la plus valable absolument, ni la constitution excellente dans une situation donnée. »4(*)

- la démocratie est la forme la plus proche du gouvernement constitutionnel

Or Aristote parle très peu de la politie en tant que telle. Seuls le chapitre IV, 9, qui parle des manières dont se forme le gouvernement constitutionnel, et le chapitre IV, 7, sur le gouvernement des classes moyennes, s'efforcent de définir le gouvernement constitutionnel. Sinon, il n'est défini que par rapport à la démocratie et à l'oligarchie. C'est pourquoi leur étude permet de comprendre la politie. Celle-ci est un mélange de démocratie et d'oligarchie.

« Il faut maintenant traiter du gouvernement constitutionnel. Sa nature, en effet, est plus manifeste une fois qu'a été déterminé ce qui concerne oligarchie et démocratie, car le gouvernement constitutionnel est, pour parler schématiquement, un mélange d'oligarchie et de démocratie.5(*) »

Elle sera encore plus manifeste si l'on s'attache particulièrement à l'étude de la démocratie. Car, bien qu'il tienne des deux, le gouvernement constitutionnel est plus proche de la démocratie que de l'oligarchie.

« Mais on a l'habitude d'appeler gouvernements constitutionnels les formes qui penchent vers la démocratie, et plutôt aristocraties celles qui penchent vers l'oligarchie. »6(*)

Il n'est même pas rare qu'Aristote renonce à toute précaution de langage et vienne à associer totalement la démocratie de bonne qualité ( äçìïêñáô?á ÷ñçóô?) et le gouvernement constitutionnel ( ðïëéôå?á) :

« Et là où il se trouve que le territoire a une configuration telle que la campagne est séparée de la ville par une grande distance, il est aisé d'établir une démocratie de bonne qualité c'est-à-dire un gouvernement constitutionnel. 7(*) »

On pourrait penser que cette proximité entre les deux constitutions amène à une distinction de type platonicien, qui serait la suivante. Platon 8(*) pense que quand toutes les constitutions sont correctes, la démocratie est la pire, mais quand elles sont défectueuses, la démocratie est la meilleure9(*). La démocratie serait alors une sorte de gouvernement constitutionnel du pire, ou en tout cas un gouvernement constitutionnel adapté à la réalité du monde sublunaire. Et en effet, chez Aristote, la démocratie apparaît en effet aussi comme la plus mesurée ( ìåôñéùô?ôç) des mauvaises constitutions :

« la tyrannie, étant la pire, est celle qui s'éloigne le plus d'une constitution, en second vient l'oligarchie, (car l'aristocratie s'éloigne beaucoup de cette constitution), la plus mesurée étant la démocratie.10(*) »

- la démocratie n'est pas le gouvernement constitutionnel

Et pourtant il est clair que, si proche soient-ils, les deux termes ne désignent pas la même chose. Aristote refuse de faire de la démocratie une sorte de bon gouvernement en comparaison à d'autres constitutions qui lui seraient pire. La démocratie est un régime dévié. Contre Platon, il refuse de considérer une constitution déviée comme bonne :

« Nous, par contre, nous disons que ces constitutions sont complètement viciées, et qu'il n'est pas juste de dire que telle oligarchie est meilleure qu'une autre : elle est moins mauvaise.11(*) »

On a donc, d'une part, une grande proximité, se soldant parfois même par une identité, entre les deux constitutions, et, de l'autre, une opposition radicale, qui est celle du bon et du mauvais. Il serait aisé de comprendre en quoi l'une est bonne, en quoi l'autre est mauvaise, si Aristote venait à énoncer respectivement et de manière antithétique, leurs critères. Mais il n'en fait rien. Le gouvernement constitutionnel reste un régime discret, qui apparaît dans les creux de la démocratie, et dans une moindre mesure de l'oligarchie. Il reste une forme bâtarde, qui ne se définit que par rapport à ses étalons déviants. Pour comprendre le bon, il faudra donc comprendre le mauvais. Pour comprendre le concept, il faudra comprendre la chose, bien existante, avec son cortège d'imperfections, et pourtant si proche de la forme parfaite.

La démocratie, c'est, avant toutes choses, le régime de la liberté, ou plutôt de l'illusion de la liberté. Cette liberté qui consiste à faire ce que l'on veut, et qui incite à règner sans prêter attention aux lois. C'est en vivant selon les lois que l'on devient vertueux, et la vertu est la fin du gouvernement constitutionnel. La liberté serait ainsi devenue, dans la démocratie, une fin en elle-même, alors qu'au mieux, elle n'est qu'un moyen pour accéder à l'excellence. Comment la liberté démocratique entre en conflit avec les lois ? et entre-t-elle forcément en conflit avec elles ? Ce sera l'objet de notre premier point.

L'usage que les démocrates feront de la liberté ne tient pas seulement à leur moralité ou leur immoralité, de même que les démagogues n'adviennent pas seulement grâce à leur perversité et à la stupidité de la foule. Ces déviances ont des causes. Quelle place ménage-t-on aux lois, face à l'omnipuissance du peuple ? Quel mode de vie et quel type de peuple doit-on privilégier pour que la démocratie dure ? Selon les réponses apportées à ces questions, les démocraties varieront, en taille, en ordre, en bien ou en mal. C'est donc cette typologie qu'il nous faudra donc établir en deuxième lieu afin, éventuellement, de juger des formes de démocratie les plus compatibles avec le gouvernement constitutionnel.

La loi doit être respectée. Mais, universelle, elle ne peut gouverner dans tous les cas particuliers que propose la réalité. Il faudra donc aux démocrates établir des magistratures pour pallier à cette insuffisance des lois. Comment les répartira-t-on entre le peuple et les gens compétents, entre les riches et les pauvres ? Quelles seront les conséquences de la répartition de la souveraineté en ce qui concerne la répartition des richesses ? Chacun peut en effet prétendre au pouvoir et aux richesses en fonction de sa qualité propre : science, richesse, ou liberté. Laquelle il faudra privilégier, c'est là la question du rapport de la justice et de la justice démocratique.

Une fois au pouvoir, les pauvres profitent de leur avantage pour spollier les riches, par des confiscations ou par divers procès. Etant les plus nombreux, ils peuvent prétendre à une répartition des richesses en leur faveur. Ils le peuvent en droit, peut-être, - mais ici la question n'est plus celle de la justice, mais celle, très pratique, de la sauvegarde des constitutions - ils ne le peuvent pas en fait. Le juste défini plus haut est ce qui permettra au gouvernement de durer. Quelles mesures concrètes (politiques, économiques, éducatives) faudra-t-il prendre pour ce faire ? Ce seront là des pistes qui nous permettront d'évaluer la distance finale entre démocratie et gouvernement constitutionnel, et de mieux comprendre la nature de leur différence radicale.

1. « La définition du régime populaire c'est la liberté (?ëåõèåñ?á). 12(*) »

La liberté est pour nous une notion intégralement positive. Mais elle comporte, pour Aristote, des acceptions négatives. Pour comprendre que ce principe de la démocratie n'est pas forcément une qualité et qu'il est du moins ambigu, il faut d'abord approcher cette notion par les définitions implicites qu'il en donne, au sein des définitions de la démocratie, aux chapitres III, 8 et IV, 4. On pourra alors étudier les différents sens donnés au mot « liberté » en tant que principe de la démocratie (VI, 1). De ces différents sens découleront différentes caractéristiques communes à toutes les démocraties, qui font l'objet du chapitre VI, 2.

1.1. Approches de la notion de liberté par ses notions contraires

1.1.1. Approche économique : la notion de liberté contre la notion d'aisance (III, 8, 1279 b 11 - 1280 a 6)

Au chapitre III, 8, intitulé par P. Pellegrin « Difficultés à définir la démocratie et l'oligarchie », Aristote essaie de trouver ce par quoi diffère la démocratie de l'oligarchie. Il reprend d'abord pour cela le critère qu'il avait énoncé au chapitre III, 7, selon lequel la démocratie « vise l'avantage des gens modestes »13(*) : le critère économique. La démocratie est la constitution gouvernée par les pauvres ( ?ðïñïé) ; l'oligarchie au contraire (?íáíô?ïò), la constitution gouvernée par les riches ( å?ðïñïé) .

« Une tyrannie est une monarchie exerçant sur la communauté politique un pouvoir despotique ; il y a oligarchie quand ce sont ceux qui détiennent les richesses qui sont souverains dans la constitution, démocratie au contraire, quand ce sont ceux qui ne possèdent pas beaucoup de richesses, mais sont des gens modestes.14(*) »

 La démocratie est en réalité le gouvernement des pauvres plutôt que celui du grand nombre. L'ensemble des pauvres est l'un des sens que l'on peut donner au mot démos, lequel « peut parfois désigner le peuple comme un ensemble politique, mais parfois aussi les gens ordinaires, qu'on oppose à la bonne société. »15(*) Aristote donnerait donc ici au mot « démocratie » le sens d' « ochlocratie », c'est-à-dire du gouvernement des pauvres.

Le terme « pauvre » contient davantage qu'une seule indication économique. Il implique d'autres qualités qui viennent en outre ( óõìâá?íåé) s'y rajouter : d'abord une qualité numérique, qui est le nombre, mais aussi une qualité politique, qui est la liberté.

« Les différences ne viennent donc pas des causes invoquées ; mais ce par quoi diffèrent l'une de l'autre la démocratie et l'oligarchie, c'est la pauvreté et la richesse, et nécessairement, là où ceux qui gouvernent le font par la richesse, qu'ils soient minoritaires et majoritaires, on aura une oligarchie et là où ce sont les gens modestes, une démocratie. Mais ce qui arrive en outre, comme nous l'avons dit, c'est que ceux-là sont peu nombreux, et ceux-ci nombreux, car peu de gens sont aisés, alors que la liberté est le partage de tous : voilà les raisons pour lesquelles ces deux groupes se disputent le contrôle de la constitution.16(*) »

Il ne dit pas : « alors que la pauvreté est le partage de tous », ce qui serait logiquement le contraire de « peu de gens sont aisés », mais « alors que la liberté est le partage de tous ( ?ëåõèåñ?áò ìåô?÷ïõóé ð?íôåò). » On entrevoit déjà le sens qui va être donné à la liberté démocratique, celle d'une liberté pauvre, d'une liberté vulgaire. La définition du démos au pouvoir se compose donc d'une base intangible, constituée par la pauvreté ou la liberté qui sont à peu près synonymes, et d'un attribut secondaire, qui est le nombre.

Liberté est le partage de tous. Libre est synonyme de pauvre. Cette opposition sera réaffirmée au chapitre consacré à la définition finale de la démocratie.

1.1.2. Approche sociologique : la notion de liberté contre la notion de bonne naissance (IV, 4, 1290 a 30 - b 20)

Au chapitre IV, 4, intitulé par P. Pellegrin « Définitions exactes de la démocratie et de l'oligarchie », Aristote renforce sa position établie au chapitre III, 8, en s'opposant à nouveau au critère du nombre, pour ensuite poser celui de la liberté.

« Il ne faut pas poser, comme certains en ont aujourd'hui l'habitude, que la démocratie existe simplement là où la masse est souveraine (car dans les oligarchies aussi, comme partout ailleurs, c'est la fraction majoritaire qui est souveraine), ni qu'il y a oligarchie là où peu de gens sont souverains dans la constitution. 17(*) »

Platon prétend par « des formules aussi simples » ( ?ðë?ò ï?ôùò)18(*) que la démocratie « existe seulement » là où « la masse est souveraine » ( ê?ñéïí ô? ðë?èïò). Dans le Politique, il définit en effet la démocratie comme le « gouvernement du grand nombre19(*) ». Mais, cette définition est erronée du fait de l'existence de contre-exemples, déjà évoqués en III, 8. Si mille riches gouvernent sans partager le pouvoir avec trois cents pauvres, on ne peut soutenir que ces citoyens vivent en démocratie20(*). Par ailleurs, le critère du nombre peut être fondé sur n'importe quelle qualité. Ainsi, les Ethiopiens qui répartissent les magistratures selon la taille ( êáô? ì?ãåèïò)21(*), vivraient en oligarchie parce que les magistrats seraient peu nombreux. C'est absurde, l'oligarchie est le gouvernement des riches.

« Mieux vaut donc dire qu'il y a régime populaire quand les hommes libres sont souverains, et oligarchie quand ce sont les riches. Mais c'est par accident que ceux-là sont nombreux et ceux-ci en petit nombre, car il y a dans les faits beaucoup d'hommes libres, mais peu de riches.22(*) »

Le régime populaire ( ä?ìïò) attribue la souveraineté aux hommes libres ( ï? ?ëå?èåñïé). On voit mal ici en quoi la liberté devrait être le contraire de la richesse. « Liberté », en fait, ne désigne pas une qualité dont jouirait une catégorie d'hommes, mais elle désigne tout ceux qui ne sont pas esclaves, y compris les étrangers : « Eleuthéros (être libre, par opposition au fait d'être esclave) s'appliquait tant aux citoyens qu'aux étrangers, dans tous les types de cités, puisqu'il existait des esclaves dans toutes les poleis indépendamment de leur constitution.23(*)». L'homme libre c'est celui qui n'est pas esclave. Cette nouvelle distinction incite à croire que la démocratie est le gouvernement de tous, à l'exception des femmes et des esclaves, alors que l'oligarchie se limiterait aux riches. On aurait alors, entre démocratie et oligarchie, non plus un rapport d'opposition mais plutôt un rapport de contenant et de contenu.

La démocratie platonicienne est celle du nombre, la démocratie aristotélicienne est celle des hommes libres. Quel sens donner à cette opposition entre les deux philosophes ?

L'élément constitutif d'une définition sera nécessairement la cause principale des qualités qui échoieront par la suite à l'élément défini. Pour Platon, le responsable des qualités, mais surtout des vices de la démocratie, ce sera le nombre. Pour Aristote, le nombre n'est pas un élément aussi déterminant que la conception que la masse a d'elle-même, c'est-à-dire que sa conception de la liberté. Il n'y a donc pas de tare « arythmétique » au coeur de la démocratie, mais plutôt une tare éthique, celle de s'appeler libre alors qu'on est tout simplement pauvre, ou sans hiérarchie. En conséquence, une éducation du nombre sera possible. Ce n'est donc pas le grand nombre qui est mauvais, mais la qualité illusoire qu'il s'attribue : la liberté.

Mais, nouvelle palinodie d'Aristote, ces seuls critères sont à nouveau insuffisants pour bien définir la démocratie.

« Mais ce n'est pas par ces seuls critères qu'on peut définir adéquatement ces constitutions. Par contre, puisque le régime populaire aussi bien que l'oligarchie ont plusieurs parties, il faut bien saisir qu'il y a régime populaire ni quand des hommes libres et peu nombreux commandent à une majorité de gens non libres, [...] ni quand les riches l'emportent par le nombre. [...] Mais il y a aura aussi démocratie quand une majorité de gens libres et modestes seront les maîtres du pouvoir, et oligarchie quand ce sera les gens riches et mieux nés en petit nombre. 24(*) » 

D'une manière remarquable, dans la dernière phrase, Aristote glisse une définition de la liberté, en l'opposant à la bonne naissance. Ceux qui sont libres sont ceux qui ne sont pas « biens nés ». Et si la démocratie est bien le contraire de l'oligarchie, alors elle est le régime des sans naissance ( ?ã?íåéá).

Mais ce seul critère ne suffit pas. Il s'agit d'un type particulier de démocratie, qui convoque d'autres qualités. Oligarchie et démocratie admettent des définitions composées 25(*). Celles-ci ont plusieurs parties ( ðëå?ïíá ì?ñéá)26(*) chacune, respectivement la noblesse, le petit nombre, la richesse, et la naissance libre, le grand nombre, la pauvreté. Les critères sont donc économique, mathématique, et eugénique. Mais aucun d'eux n'est suffisant. D'ailleurs, ils ne sont pas « partes extra partes ». Comment alors composer avec eux ? Il faut retenir la liberté, et donner au mot toute sa polysémie pour résoudre ces problèmes. La liberté est en effet le principe de base de la démocratie, et comme sa substance.

1.2. La liberté est le principe de base ( ?ð?èåóéò) de la démocratie (VI, 2, 1317 a 40 - 1317 b 17)

1.2.1. La liberté démocratique prise comme lieu commun

 « Le principe de base de la constitution démocratique c'est la liberté (c'est en effet, ce qu'on a coûtume de dire, parce que c'est seulement dans une telle constitution que les citoyens ont la liberté en partage, dit-on, toute démocratie).27(*) »

Le mot « liberté » est utilisé à mauvais escient par les partisans de la démocratie ( ï? äçìïôéêï?), et devient un lieu commun. Pour les démocrates, la liberté n'a d'autre fondement que l'égalité entre les citoyens : elle est la liberté fondée sur l'égalité (?ëåõèåñ?á êáô? ô? ?óïí)28(*). Platon, non sans ironie, parodiait déjà, dans la République, les paroles des démocrates, qui se paraient du mot de liberté là où il fallait entendre anarchie : « Dans une cité démocratique, tu entendras dire que la liberté est le plus beau bien de tous les biens, ce pourquoi un homme libre ne saurait habiter ailleurs que dans cette cité.29(*) »

Pour Aristote, la vraie liberté a un tout autre sens que celui donné à cette liberté démocratique30(*). Selon lui, l'homme libre est essentiellement celui qui est à lui-même sa propre fin et n'est pas la chose d'un autre. La condition d'homme libre n'entraîne donc pas nécessairement participation au gouvernement : cette dernière exigence se manifeste seulement dans les démocraties pures 31(*). Il ne suffit pas d'être citoyen pour être libre, il faut savoir se commander à soi-même et aux autres. L'homme libre, c'est celui qui a « la vertu du commandement32(*) ». La liberté est donc un bien moral, lequel peut se traduire en bien social, car l'homme libre c'est aussi le maître. « Nous appelons libre l'homme qui ne travaille que pour lui et non pour un autre.33(*) » La vraie liberté n'a pas de rapport avec la conception démocratique de la liberté. La liberté démocratique n'est pas une qualité individuelle, elle n'est qu'un statut politique.

La liberté démocratique prend deux formes, dont découle de chacune un mode de de gouvernement : le gouvernement par personne ( ?ð? ìçèåí?ò), c'est-à-dire l'anarchie, et le gouvernement à tour de rôle ( êáô? ì?ñïò), c'est-à-dire l'alternance. « Forme » traduit ici ?ñïò34(*), qui signifie plus exactement la frontière ou la limite. Le principe de base qu'est la liberté peut donc s'étendre entre des frontières totalement opposées, bien que celles-ci soient toujours sous le terme « liberté ». Le fait qu'Aristote les juxtapose ne doit pas cacher leur grand éloignement.

1.2.2. La liberté prise comme alternance

« Et l'une des formes de la liberté c'est d'être tour à tour gouverné et gouvernant. En effet, le juste selon la conception démocratique, c'est que chacun ait une part égale numériquement et non selon son mérite, et avec une telle conception du juste il est nécessaire que la masse soit souveraine, et ce qui semble bon à la majorité sera quelque chose d'indépassable, et c'est cela qui sera le juste, car ils disent qu'il faut que chaque citoyen ait une part égale. De sorte que dans les démocraties il se trouve que les gens modestes ont la souveraineté sur les gens aisés ; ils sont en effet plus nombreux, et c'est l'opinion de la majorité qui est souveraine. Tel est donc le signe de la liberté que tous les partisans de la démocratie posent comme caractéristique de cette constitution. 35(*) »

L'alternance, littéralement le fait d'être gouverné partie après partie ( ì?ñåé), est pour Aristote une pratique positive, même s'il n'est pas sûr qu'elle le reste lorsqu'elle est dictée par la conception démocratique du juste. C'est même une caractéristique du gouvernement constitutionnel. Dans ce type de gouvernement, chaque citoyen est à son tour gouverné et gouvernant. Cette alternance est le moyen d'assurer l'égalité des citoyens, non pas l'égalité absolue en capacités et en mérites, mais l'égalité en regard de la loi, c'est-à-dire cette fameuse isonomie que les Athéniens savaient gré à Solon d'avoir apporté à la Cité. L'alternance, dit Aristote, est elle-même une loi. Les monarchies absolues, étudiées au chapitre III, 16, sont injustes, parce qu'elles ne respectent pas cette alternance entre le « gouverner » ( ?ñ÷åéí) et l' « être gouverné » ( ?ñ÷åóèáé).

« Pour les égaux, il n'est pas juste de gouverner, plus que d'être gouverné, et ce qui est juste, c'est donc l'alternance à égalité. Mais cela c'est déjà une loi, car l'ordre est une loi.36(*) »

Le juste n'étant autre que l'égal, Aristote nous livre ici une tautologie. Elle n'en pose pas moins un vrai problème. Car les démocrates qui prétendent jouir de la liberté fondée sur l'égalité, sont-ils réellement égaux, et s'ils le sont entre eux, le sont-ils aussi devant les non-démocrates ? L'alternance pour les inégaux peut être injuste. Or, la conception démocratique de l'égalité est erronée. L'alternance est-elle alors juste en démocratie ? Les régimes fondés sur la « similitude et l'égalité des citoyens », évoqués au chapitre III, 6, qui gagnaient autrefois à pratiquer l'alternance, et que certains commentateurs citent pour faire d'Aristote un démocrate, ne sont pas forcément des démocraties.

 « En des temps plus anciens, [les citoyens] trouvaient juste que chacun prenne à sa charge à son tour les fonctions publiques, et qu'un autre veille en retour sur son bien, tout comme il avait veillé aux intérêts de cet autre quand celui-ci était magistrat. Aujourd'hui, par contre, du fait des avantages que l'on retire des biens publics et du pouvoir, les gens veulent gouverner continuellement, comme si, cela était toujours un gage de santé pour ceux qui gouvernent, si maladifs soient-ils. C'est peut-être cela qui fait qu'on n'a cessé de se ruer sur les magistratures.37(*) » 

On pourrait s'empresser de lire ces passages comme un éloge de l'alternance démocratique. Mais ceux-ci concernent plus vraisemblablement l'aristocratie. Aussi faut-il aller, comme le fait F. Wolff, jusqu'à dire que ce principe de la démocratie, qu'est la liberté par alternance, fait de ce régime une sorte de gouvernement constitutionnel ? « La règle de fonctionnement nécessaire à la seule « démocratie » est ainsi la plus conforme au mode d'autorité proprement politique. 38(*) » Faut-il généraliser l'approbation de l'alternance par Aristote à toutes les démocraties ? Le passage juste cité ne précise pas s'il s'agit d'une démocratie ou d'une aristocratie, car l'alternance peut aussi se pratiquer au sein d'un groupe d'hommes vertueux. L'alternance n'implique pas plus la démocratie que la démocratie n'implique pas l'alternance.

En fait, l'alternance démocratique est réellement une alternance si elle permet l'accès au pouvoir aux différentes parties de la cité. Si elle n'est qu'une alternance entre pauvres, du fait de la supériorité numérique de la masse, alors ce qui semble juste à la majorité sera quelque chose d'indépassable. Or c'est la loi qui doit être indépassable. Dans sa dérive, la règle de l'alternance peut ainsi rejoindre une forme d'anarchie, et qui est le deuxième sens donné à la liberté.

1.2.3. La liberté prise comme le « vivre comme on veut » ( ô? æ?í âï?ëåôá? ôéò

« Un autre signe c'est de vivre comme on veut, car, disent-ils, tel est l'effet de la liberté, étant donné que la servitude c'est de vivre comme on ne veut pas. Voilà donc la seconde caractéristique de la démocratie.

De là est venue la revendication de n'être, au mieux, gouverné par personne, ou sinon de l'être à tour de rôle. Et cela va dans le sens de la liberté fondée sur l'égalité. 39(*) »

C'est cette conception de la liberté qui mène à l'anarchie. Dans la République, Platon développe uniquement ce deuxième aspect de la liberté. « Les traits de l'homme démocratique sont libres, la cité déborde de liberté et de franc-parler, et on y a licence de faire ce que l'on veut. » Pour Aristote, le « vivre comme on l'entend » n'est pas la liberté, au contraire c'est une aliénation. La vraie liberté, celle qui découle de l'autotélie, est la soumission aux lois de la constitution : « Il ne faut pas croire que ce soit un esclavage de vivre selon la constitution, c'est au contraire le salut.40(*) » L'anarchie est forcément inférieure à un autre gouvernement. De même, chez Platon : « La totale liberté et l'indépendance à l'égard de toute autorité sont inférieures, et non de peu, à une autorité que d'autres autorités limitent et mesurent.41(*) »

La nécessité de l'obéissance ne découle pas d'un conformisme politique ou d'un culte voué à l'autorité, mais du principe selon lequel la cité est une communauté naturelle, elle-même intégrée à un univers réglé par des lois. Dans la cité comme dans le monde, les êtres vraiment libres ne sont pas ceux qui se laissent guider au hasard de leurs caprices, réduits à l'errance de leur singularité, mais ceux dont l'action est réglée par l'ordre de la totalité : ce sont les astres plus que les vivants terrestres. « Tout dans l'univers est soumis à un ordre certain [...]. Les choses n'y sont pas arrangées de telle façon que l'un n'ait aucun rapport avec l'autre [...]. C'est qu'il en est de l'univers comme d'une maison bien conduite. Les personnes libres n'y ont pas du tout la permission de faire les choses comme bon leur semble. 42(*) » Obéir à la loi, c'est respecter la totalité.

Par conséquent, obéir à la loi, c'est aussi être libre. En obéissant à la loi, on n'obéit pas à un autre homme. La loi est faite pour les hommes vraiment libres, c'est-à-dire les maîtres. Seul l'esclave obéit un autre homme. Les démocrates obéissent aux décisions intempestives (décrets) de l'Assemblée ou des démagogues, mais pas à la loi. Aussi les citoyens vivant sous le règne de l'anarchie, qui se transforme en démagogie, deviennent eux-mêmes esclaves, ou du moins sujets d'une tyrannie43(*), tout en ayant l'impression d'être libres. Ces démocrates vivent dans l'arbitraire du désordre. Ils ne sont pas intégrés à l'harmonie de la cité, et du cosmos, mais à une sorte d'oeuvre monstrueuse comme, pour reprendre le sarcasme de Socrate, « un vêtement bigarré qui offre toute la variété des couleurs, [et qui] pourra paraître d'une beauté achevée.44(*) »

Mais ce n'est là qu'un aspect de la liberté. Celle-ci n'entraîne pas forcément une démocratie tyrannique. Du principe de base qu'est la liberté découlent nombre de caractéristiques diverses, qui peuvent donner lieu à des formes de démocratie respectant les lois. Sur ce principe de base, lui-même mouvant, peuvent en effet se greffer différents caractères de la démocratie, et qui, malgré leur diversité, restent démocratiques, comme en témoigne leur nom de « démotiques ».

1.3. Les caractéristiques des démocraties ( ô? äçìïôéê?) (VI, 1, 1317 a 17 - 1317 a 39 ; et VI, 2, 1317 b 17 - 1318 a 4)

1.3.1. Présentation des caractéristiques (VI, 1, 1317 a 17 - 38)

« Et d'abord parlons de la démocratie, car on rendra du même coup manifeste quelque chose de la constitution opposée, celle que certains appellent oligarchie. Pour appliquer une telle méthode, il faut saisir tout ce qui a un caractère populaire, c'est-à-dire tout ce qui semble aller avec les démocraties. C'est de la composition de ces éléments http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=du%2Fo&bytepos=447158&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057que les espèces de la démocratie viennent à l'être, et c'est de ce fait qu'il y a plusieurs variétés de chaque forme de démocratie.45(*) »

Construire chaque sorte de démocratie46(*) est le but que se fixe Aristote au chapitre VI, 1. Pour cela, il doit saisir tout ce qui a un caractère populaire ( ð?íôá ô? äçìïôéê?)47(*). Ces « démotiques » sont des nouveaux éléments qui viendront s'ajouter aux trois précédents (liberté, richesse, nombre), et surtout à l'hypothèse de base qu'est la liberté. De leur mélange synthétique naîtront différentes sortes ( ðëå?ïõò äéáö?ñïõò) de démocratie. La traduction de Pellegrin fait penser qu'il y a plusieurs formes de démocratie et que chaque forme a plusieurs variétés.48(*) Aristote parle en effet d'espèces de la démocratie ( ô? ô?ò äçìïêñáô?áò), et parle plus loin de plusieurs variétés ( ðëå?ïõò äéáö?ñïõò). Mais rien ne dit que les deux termes ne sont pas synonymes, et rien ne dit encore moins qu'il y ait entre eux une relation de complément du nom. On préférera la traduction d'Aubonnet.

« c'est de leur combinaison que résultent, de fait, les formes de la démocratie et l'existence de démocraties de plus d'une sorte et différentes entre elles.49(*) »

Les classements que nous opérerons dans la partie suivante seront donc opérés à partir de la composition de ces « démotiques » uniquement. Il y en a deux sortes : les éléments sociologiques, et les éléments institutionnels.

« Car il y a deux causes du fait desquelles les démocraties sont plusieurs: la première est celle qui a été dite plus haut, à savoir les différentes sortes de peuple (car il y a la masse des paysans, celle des artisans, celle des hommes de peine ; si la première s'ajoute à la seconde et la troisième à son tour aux deux autres, il y aura non seulement une différence en mieux ou en pire http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=gi%2Fnesqai&bytepos=447542&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057, mais la démocratie aussi ne sera plus la même. 50(*) »

Sociologiquement, il y a différentes parties dans la cité. Celles-ci dépendent des revenus (pauvres, classe moyenne, riches), mais aussi des métiers (paysans, artisans, thètes). Le dosage de ces parties, lequel sera quantitatif, conduira à former différentes sortes de peuple ( äé?öïñïé ï? ä?ìïé)51(*). Ces différences entraineront des différences de nature entre les démocraties. Si une partie du peuple dépasse une certaine proportion, la démocratie ne sera plus la même ( ô? ì? ô?í á?ô?í) que ce qu'elle a été.

Les démocraties peuvent, par ailleurs, présenter diverses sortes d'institutions caractéristiques à cette constitution ( ô?ò ðïëéôå?áò ï?êå?á ôá?ôçò) 52(*).

« la seconde est celle dont nous parlons maintenant. En effet les éléments qui vont avec les démocraties et qui semblent être caractéristiques de cette constitution font quand ils sont mis ensemble, que les démocraties sont diverses. L'une en effet, aura moins de ces éléments, une autre les aura tous.

Et il est utile de connaître chacun d'eux en vue d'établir celle des démocraties qu'il se trouve que l'on souhaite, et aussi en vue de rectifier. celles qui existent. En effet ceux qui établissent les constitutions cherchent à réunir tous les éléments caractéristiques d'un genre donné de constitution mais en faisant cela ils se trompent.53(*) »

Celles-ci seront énumérées au chapitre VI, 2, 54(*) au paragraphe intitulé par Pellegrin « les caractéristiques à toutes les démocraties » . Leur mise en application, plus ou moins totale, fait que les démocraties sont diverses ( ?ô?ñáò).

Si donc, la définition de la démocratie est composite, il ne faut pas que ceux qui établissent les constitutions s'empressent de réunir tous les éléments caractéristiques d'un genre donné de constitution ( ðñ?ò ô?í ?ð?èåóéí)55(*), c'est-à-dire dans le cas de la démocratie, tous les caractères de la liberté. Le texte porte « caractéristiques par rapport à l'hypothesis », ce qui signifie aussi : « la constitution excellente dans un genre donné »56(*), «  ?ðïè?óåùò » signifiant littéralement : « dans une forme supposée » (au sens étymologique du mot). Il ne faut pas essayer de remplacer une forme défectueuse de constitution par une constitution excellente de même forme, qui serait « la » constitution excellente de cette forme. 57(*)

Il n'existe pas une recette donnée pour obtenir une « forme excellente de constitution ». Celui qui établit la constitution devra composer les éléments en fonction de la démocratie qu' « il se trouve qu'il souhaite » ( ô?÷? âïõë?ìåíïò) établir, ou bien rectifier. Par cette formule, Aristote rappelle ici que les Politiques s'adressent au législateur qui a affaire à des situations chaque fois différentes (« il se trouve »).58(*) L'erreur des législateurs puristes est d'oublier que le propre des organismes composites est d'offrir une infinité de combinaisons possibles.

1.3.2. Enumération des caractéristiques (VI, 2, 1317 b 17 - 1318 a 4)

La démocratie est le régime du gouvernement de tous par tous 59(*), certes. Mais elle ne présente pas forcément une liberté débridée dans l'exercice du pouvoir. Aristote insiste sur la permanence des magistrats au sein de la cité, presque davantage que sur les assemblées populaires, qui sont pourtant la grande particularité des démocraties. « De toutes les parties qui gouvernaient, l'administration était la moins facile à concilier avec l'idée d'une démocratie directe, où la liberté politique se confondait avec le droit de tous à participer. Ce pourrait bien être pour cela qu'Aristote, quand il dresse la liste des principes fondamentaux de la démocratie dans sa Politique, dit fort peu de choses sur l'Assemblée et les tribunaux (ils ne posaient pas de problèmes particuliers à cet égard), mais cite un grand nombre de principes relatifs à l'exercice d'une fonction publique.60(*) » Dans les démocraties qu'il nous présente, tout le monde ne peut pas accéder à la magistrature, tout le monde ne peut y faire ce qu'il veut. Il faut donc à la lecture de ce chapitre VI, 2 remettre en cause cette idée qui voudrait que la démocratie soit la mise en oeuvre du grand n'importe quoi et de l'anarchie. Certes, cette possibilité existe, et on le verra dans la partie consacrée à l'étude du classement des démocraties. Mais il est aussi des démocraties où l'usage que les citoyens font de la liberté est plus fin et aussi plus contraignant.

La liste des caractéristiques démocratiques telle qu'elle est donnée au chapitre VI, 2 étant longue et désordonnée, il nous a fallu la réorganiser, en dégageant trois idées principales, qui viennent contredire les caricatures de la liberté démocratique que le chapitre précédent pouvait laisser entendre : la soumission des magistrats à la règle de l'alternance, leur possible sélection selon leur compétence, et enfin l'importance donnée à la Boulée.

- la soumission des magistrats à la règle de l'alternance

Aristote insiste sur la règle de l'alternance, qui a été énoncée comme principe de la démocratie au chapitre précédent.

« gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun à tour de rôle 61(*)» 

L'égalité devant la loi (isonomie) implique un rapport particulier du citoyen au gouvernement. Celui-ci devra être symétrique, c'est-à-dire que le citoyen sera en même en amont de la loi, puisqu'il la produit ou qu'il l'accepte, mais qu'il sera aussi toujours en aval, c'est-à-dire qu'il devra y obéir. D'une certaine manière, par l'intermédiaire de la loi, le citoyen n'obéit qu'à lui-même. Concrètement, l'alternance implique deux choses. Il faut que d'une part, les magistrats ne prennent pas l'habitude d'être exclusivement en amont de cette loi, et que de l'autre, les citoyens administrés ne prennent pas l'habitude d'être en aval de la loi, c'est-à-dire en se laissant aller à la passivité et au conformisme.

Ces deux exigences se traduisent concrètement par la « rotation » régulière des magistrats. Plusieurs autres caractéristiques favorisent ainsi la rotation, telle l'impossiblité pour un même citoyen d'exercer, en dehors des fonctions militaires, deux fois la même magistrature62(*), telle la « courte durée des magistratures63(*) » ( ô? ?ëéãï÷ñïí?ïõò), telle l'interdiction des magistratures viagères64(*) ( ô? ìçäåì?áí ??äéïí å?íáé) , ou son cantonnement à des fonctions honorifiques65(*), comme pour la fonction de roi dans la démocratie athénienne66(*). Les magistratures sont donc organisées de telle sorte que le magistrat en place ne puisse gouverner suffisamment longtemps pour oublier que sa tâche est d'honorer la loi et non son propre avantage.

- la sélection des magistrats

Aristote introduit également un certain jeu dans le choix des magistratures, dont il se servira pour distinguer les diverses sortes de démocratie. Par ce jeu, une place est laissée aux magistrats compétents. Le tirage au sort des magistratures ( ô? êëçñùô?ò ô?ò ?ñ÷?ò) peut certes les concerner toutes, mais peut aussi ne concerner que celles qui ne demandent ni expérience ni savoir http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=mh%2F&bytepos=450630&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.005767(*). De même, il laisse une latitude dans la fixation d'un cens, ce qui aura une importance par la suite : la magistrature peut certes ne dépendre d'aucun cens ( ôéì?ìáôïò ìçèåí?ò), mais elle peut aussi dépendre d'un cens très petit ( ìéêñïô?ôïõ)68(*). De même, les fonctions judiciaires ouvertes à tous ( ô? äéê?æåéí ð?íôáò) peuvent certes concerner toutes les causes, mais aussi seulement les causes les plus nombreuses, les plus importantes, et les plus décisives, par exemple la vérification des comptes ( å?èõí?í), les affaires politiques ( ðïëéôå?áò), les contrats privés ( ô?í ?ä?ùí óõíáëëáãì?ôùí)69(*). Ainsi, les magistrats en démocratie gouvernent selon la loi de l'alternance, mais celle-ci n'implique pas nécessairement l'accès de tous à n'importe quelle magistrature. Aristote laisse aux magistrats de qualité une porte ouverte pour accéder aux magistratures de la constitution démocratique.

Ces nuances concernant les magistratures, dira-t-on à la suite de Tricot, constituent « une maigre fiche de consolation contre l'omnipotence de l'Etat.»70(*) L'individu reste subordonnée aux volontés de l'Assemblée, qui de fait, a la souveraineté. Les magistratures seraient secondaires par rapport à l'Assemblée. Cette objection sera néanmoins peut-être nuancée en fonction de l'interprétation que l'on fait du passage consacré au rapport entre l'Assemblée et la Boulée.

- rôle de la Boulée : enjeux de la traduction

Regroupant tous les citoyens, l'Assemblée semble maîtresse de la vie politique. Mais elle peut trouver une contrepartie à son pouvoir.

« souveraineté de l'assemblée dans tous les domaines, aucune magistrature ne l'emportant en aucun domaine ou seulement en très peu de domaines, ou souveraineté de l'assemblée sur les affaires les plus importantes71(*) »

Le segment «  ? ô?í ìåã?óôùí âïõë?í êõñ?áí », à propos duquel le manuscrit est douteux, est un écueil interprétatif. Selon l'interprétation qu'on en fait, le rapport entre Boulée et Assemblée n'est plus du tout le même. Selon Pellegrin, le génitif ô?í ?êêëçó?áí reste complément du nom de ce segment de phrase, et le mot âïõë?í a été rajouté avant êõñ?áí à la ligne 1317 b 30. Mais d'autres préfèrent y lire souveraineté de la âïõë?í . Pour éviter ce qui apparaît comme une simple répétition, la plupart des commentateurs rajoutent, à la suite d'Immisch, le mot âïõë?í, et comprennent :

« ou souveraineté d'un conseil sur les affaires les plus importantes »72(*).

  Le sens en est changé, car si le Conseil peut l'emporter, alors les magistrats, et donc l'élite, peuvent conserver une part de pouvoir, face au gouvernement direct du peuple.

Il y a un deuxième problème de traduction important.

« (Des magistratures, celle qui a le caractère le plus populaire c'est le conseil : aucun citoyen n'y touche d'indemnité importante, car quand il y existe une telle indemnité cela enlève tout son pouvoir à cette magistrature: le peuple en effet, quand il est composé de gens touchant une grosse indemnité, évoque devant lui-même toutes les décisions, comme cela a été dit ci-dessus dans l'exposé précédent celui-ci) ;73(*) »

Aristote distingue deux cas selon la rétribution ou non des citoyens. Si les membres de l'Assemblée touche une indemnité importante ìéóèï? å?ðïñ?á, ceux-ci prennent toutes les décisions, et le Conseil, dont la fonction principale était de préparer les délibérations74(*), n'a plus de pouvoir . Aristote en a déjà donné la raison à la fin du livre IV 75(*). Sans préparation des délibérations ( ðñïâïõëå?åéí)76(*) par le Conseil ( âïõë?), les gens du peuple devraient passer beaucoup plus de temps à l'assemblée et ne pourraient rien faire d'autre. C'est ce qui tend à se produire dans la démocratie extrême où il faut alors donner une indemnité aux citoyens. A l'inverse, dans les démocraties où personne ne touche d'indemnité importante, alors le Conseil est la magistrature la plus démocratique ( äçìïôéê?ôáôïí) 77(*).

A ce titre, dans la traduction de Pellegrin, le pronom indéfini « y » peut induire en erreur :

« Des magistratures, celle qui a le caractère le plus populaire c'est le conseil : aucun citoyen n'y touche d'indemnité importante, car quand il y existe une telle indemnité cela enlève tout son pouvoir à cette magistrature. »

L'indemnité importante concerne en effet les membres de l'assemblée et non ceux du Conseil. On préférera donc la traduction d'Aubonnet :

« La plus démocratique parmi les magistratures est le Conseil, mais seulement dans un Etat où il n'y a pas, en abondance, des indemnités pour tous.»

L'idée donc, ici présentée, que les citoyens touchent une faible rétribution, n'est pas descriptive, elle est normative. C'est pourquoi dans la caractéristique suivante, Aristote établit à nouveau une distinction entre le versement d'une indemnité ( ô? ìéóèïöïñå?í)78(*) pour toutes les charges publiques, et la misthophorie pour seulement les principales d'entre elles.

« ensuite versement d'une indemnité au mieux pour toutes les charges publiques - assemblée, tribunaux, magistratures - ou au moins pour les magistratures, les tribunaux, le conseil, les assemblées principaux, ou pour celles des magistratures qui nécessitent des repas en commun.79(*) »

Trop d'indemnités risque de rendre le pouvoir du peuple trop puissant, par le biais de l'Assemblée, surpuissance qui n'est pas une caractéristique obligatoire de la démocratie.

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De la variété des caractéristiques citées, on peut conclure qu'Aristote ne dresse pas un tableau de « la » démocratie, mais qu'il donne les éléments avec suffisamment de latitude pour pouvoir en produire différentes sortes, notamment une démocratie modérée, fondée sur l'alternance et la compétence. Ainsi, les « caractéristiques communes à toutes les démocraties » ne doivent donc pas être toutes mises en application, bien au contraire. « Si tous les éléments énoncés sont pleinement constitutifs de la démocratie, elle sera radicale, du type IV ; s'ils ne sont constitutifs qu'à titre de principes directeurs, elle sera « modérée », de type I, qui est aussi, dans la pensée d'Aristote, le type originel, introduit à Athènes, par exemple par Solon.80(*) »

Les problèmes de définition tiennent à la pluralité des parties des démocraties. Ce terme de « partie » pose lui-même problème, car il recouvre plusieurs éléments. Les parties constitutives des démocraties, ce sont les éléments caractéristiques ( ô?ò äçìïêñáô?áò ?ñïò), c'est-à-dire ce qui, quoi qu'il en soit, distinguera toujours une démocratie d'une oligarchie. Aristote en a donc distingué trois : le nombre, la pauvreté et la liberté, le plus important étant la liberté qui est donné comme le principe-même de la démocratie. Les divers agencements de ces parties constitutives produiront des démocraties plus ou moins riches, plus ou moins nombreuses, et plus ou moins libres. Mais la différence restera du plus au moins, et Aristote ne se donne pas la peine d'établir une typologie des démocraties à partir de ces critères.

C'est pourquoi, la constitution démocratique contient d'autres parties ( ô? äçìïôéê?), parties du peuple et parties institutionnelles. Ici par contre, la variété des mélanges de ces parties produira diverses espèces de démocratie, qui se distingueront notamment de par leur rapport à la loi. En refusant de poser le critère du nombre, de la « masse », comme caractère principal de la démocratie, Aristote suggère un rapport particulier de la démocratie aux lois. La masse ne respecte pas les lois. Si la masse est souveraine en effet, alors les lois ne le sont plus. Or la démocratie est le gouvernement des hommes libres. La définition comporte suffisamment d'ambiguïté pour ménager une place à des espèces qui respectent la loi.

2. Les espèces de démocratie : souveraineté de la masse ou souveraineté de la loi.

Aristote dresse trois typologies différentes des espèces de démocratie : au chapitre IV, 4, au chapitre IV, 6, et au chapitre VI, 4. Chacune des typologies peut contenir quatre ou cinq branches, mais Aristote se concentre surtout sur les deux espèces principales, celles qui sont opposées : la démocratie extrême, et la démocratie mesurée, les formes intermédiaires n'étant que des phases de transition81(*). Sous le même terme se tiennentt donc deux extrêmes : une forme constitutionnelle de gouvernement, et une forme anticonstitutionnelle. Cette déviation tient-il davantage aux espèces de peuple considérées, auquel cas l'action politique serait inefficace, ou au contraire tient-elle seulement à la qualité des institutions ? La qualité d'une démocratie est-elle comme inscrite dans la nature de son peuple ou bien se construit-elle ? Mais peut-être cette distinction pour nous classique entre le naturel et l'artificiel, l'inné et l'acquis, est-elle à reconsidérer chez Aristote, la cité étant elle-même une communauté naturelle ? L'élément discriminant entre les bonnes et les mauvaises démocraties est pourtant assez simple : c'est le respect de la loi.

Conformément à ce qui a été dit à propos des äçìïôéê?, classées selon le peuple et selon les magistrats, les deux critères de classification seront les suivants : l'organisation institutionnelle (chapitre IV, 4) et l'organisation sociologique (chapitre IV, 6, et VI, 4).

2.1. Classification institutionnelle (IV, 4, 1291 b 30 - 1292 a 39)

Les quatre premières espèces de la classification du chapitre IV, 4, respectent les lois. Même si Aristote ne le précise pas pour chacune d'elles, il le sous-entend puisque par la suite, il oppose la cinquième espèces aux précédentes sur le seul critère du non-respect des lois. Le gouvernement se fait sous la souveraineté de la loi ( ?ñ÷åéí ô?í í?ìïí) 82(*), alors que dans la cinquième et dernière espèce, la masse a la souveraineté sur les lois ( ê?ñéïí å?íáé ô? ðë?èïò êá? ì? ô?í í?ìïí)83(*).

2.1.1. Les espèces qui respectent les lois

Ces espèces diffèrent de par la constitution de leur corps civique. Elles apportent chacune une réponse différente à la question : qui est citoyen ?

Dans la première espèce, tous partagent le pouvoir politique84(*). La quatrième espèce lui ressemble puisque tous, à la seule condition d'être citoyens ( ??í ì?íïí ? ðïë?ôçò)85(*), participent aux magistratures. Ces citoyens peuvent être des étrangers faits citoyens.

Dans la deuxième espèce, qui est une démocratie censitaire, seuls peuvent prendre part aux magistratures ceux qui possèdent le cens.

La troisième espèce opère une discrimination, non sur l'argent des citoyens, mais sur leur naissance. Seuls peuvent participer au pouvoir ceux qui sont citoyens incontestablement ( ôï?ò ðïë?ôáò ?íõðå?èõíïé)86(*), c'est-à-dire ceux dont personne ne met en doute qu'ils soient citoyens de naissance.87(*)

Pour Aristote, la citoyenneté est plus un fait qu'un droit : « Il faut reconnaître que sont citoyens même ceux qui le sont injustement.88(*) » En effet, « un citoyen ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire et à une magistrature. »89(*) C'est bien ce qui se passe ici : ces hommes sont citoyens, mais le sont injustement. Ce sera particulièrement vrai dans la cinquième espèce.

2.1.2. La cinquième espèce de démocratie

- La cinquième espèce n'est pas une constitution

« Une autre espèce de démocratie, c'est celle où toutes les autres caractéristiques sont les mêmes, mais où c'est la masse qui est souveraine et non la loi.

C'est le cas quand ce sont les décrets qui sont souverains et non la loi. [...] De plus, ceux qui accusent les magistrats disent que c'est le peuple qui doit trancher, et celui-ci accueille avec joie cette invitation, de sorte que toutes les magistratures sont ruinées. Et on pourrait raisonnablement penser qu'il faut blâmer cette sorte de démocratie en disant qu'elle n'est pas une constitution, car partout où les lois ne gouvernent pas, il n'y a pas de constitution. 90(*) »

Cette démocratie n'est pas une constitution. Le critère de la souveraineté de la loi est fondamental, pour Aristote. Pour Platon, le respect des lois est l'apanage des régimes imparfaits. La loi n'est qu'un pis-aller91(*). Pour Aristote, les lois éduquent. C'est par leur moyen que nous pouvons devenir bons.92(*)

- supériorité de la loi sur le décret

Ce sont les décrets ( ô? øçö?óìáôá) qui favorisent la souveraineté de la masse sur celle de la loi. La loi, qui était à Athènes la réglementation la plus forte93(*), lui est supérieure pour deux raisons : son universalité, et sa longévité.

« Car il faut que la loi commande à tous, les cas particuliers étant tranchés par les magistrats en accord avec la constitution. De sorte que, si la démocratie est bien l'une des constitutions, il est manifeste qu'une telle organisation, dans laquelle tout se règle par les décrets, n'est pas une démocratie à proprement parler, car aucun décret ne peut être universel.94(*) »

 Cette distinction entre universel et particulier correspond à la distinction entre réglementation générale et réglementation d'espèce. Les lois sont des règles qui lient tout un chacun, les décrets s'appliquent à un individu déterminé ou à un sujet ponctuel.

Le deuxième avantage de la loi sur le décret est sa longévité. Une loi universelle doit être immortelle. Dans les Définitions platoniciennes, on lit : « un nomos est une définition prise dans les affaires de la polis par le pléthos (la majorité) sans limitation de durée ; un pséphisma est une décision qui intervient dans les affaires de la polis pour une durée limitée. »95(*) L'émergence des décrets est la cause du non-respect de la loi. Sachant que les décrets étaient promulgués par l'Assemblée, il semble donc que dans cette dernière espèce de démocratie les pouvoirs soient concentrés dans les mains de l'Assemblée, au détriment, comme on l'a vu, du Conseil. C'est l'avantage commun qui en pâtit, au profit de l'avantage de certaines personnes.

- rôle des démagogues

« Cela arrive par le fait des démagogues. Car dans les cités gouvernés démocratiquement selon la loi, il ne naît pas de démagogue, mais ce sont les meilleurs des citoyens qui occupent la première place. Là où les lois ne dominent pas, alors apparaissent les démagogues; le peuple en effet devient monarque, unité composée d'une multitude:, car ce sont les gens de la multitude qui sont souverains, non pas chacun en particulier mais tous ensemble.96(*) »

Aristote écrit donc : « Cela arrive par le fait des démagogues97(*) », et plus loin : « Ces démagogues sont cause que les décrets sont souverains et non les lois.98(*) » et plus loin encore, Aristote suggère qu'ils apparaissent « en conséquence » de la souveraineté de la masse sur les lois : « Là où les lois ne dominent pas, alors apparaissent les démagogues. » Cause, conséquence, ou influence, quelle action ont les démagogues sur le non-respect des lois ?

Il semble que les démagogues soient davantage les profiteurs d'une situation opportune, qui leur préexistait et qu'ils ne font qu'aggraver, que les réels instigateurs de la dérive de la démocratie. Comme le courtisan ou le flatteur qui profite de la faiblesse d'un monarque, le démagogue joue le rôle de catalyseur dans la destruction d'un régime moribond. Ils ont chacun une « influence prépondérante99(*) » sur le peuple et les monarques. L'origine du mal est la place trop importante accordée aux décisions du peuple, c'est-à-dire aux décrets. A l'arrivée du démagogue, le peuple est déjà « despote », ses décrets sont déjà des ordres tyranniques ( ô? ?ðéô?ãìáôá). Le démagogue est, pour nous modernes, une figure forcément négative. Mais comme le rappelle P. Pellegrin, le démagogue, c'est avant tout « le chef du, ou d'un, parti populaire.100(*)» Peut-être pourrait-on aussi traduire : « ceci arrive par le biais des démagogues ». La dernière démocratie serait alors mauvaise, non pas à cause des protagonistes qu'elle hébergerait, mais par nature.

Comment les démagogues peuvent favoriser les décrets ? La loi est, on l'a vu, l'expression de la raison. Le décret est plus passionnel. C'est pourquoi il est favorisé par les démagogues, qui sont des hommes de passion et qui eux mêmes excitent les passions. « Le frelon c'est l'homme plein de passions, et d'appétits gouvernés par les désirs superflus101(*) », écrit Platon. Bien que moins rationaliste que son maître, Aristote fait primer aussi l'exercice de la raison dans la décision, politique ou non. la décision n'est ni l'appétit, ni le souhait, ni l'ardeur : elle présuppose une délibération.102(*) Or quand il est « unifié », le peuple est plus soumis aux passions. Le peuple devient tyran quand il se regroupe, quand il devient un bloc, une unité composée d'une multitude ( ó?íèåôïò å?ò ðïëë?í). Le peuple est bon s'il garde sa diversité, autrement dit quand il n'est pas un troupeau sous les ordres d'un démagogue tyrannique. Il est alors soumis aux passions.

- la « polykoirania »

« De quel gouvernement parle Homère en disant que "le commandement de plusieurs n'est pas bon", de celui-ci ou de celui où beaucoup de gens exercent le pouvoir individuel, cela n'est pas clair. 103(*) »

En soulevant cette difficulté d'interprétation du texte de Homère ( ï?ê ?ãáè?í å?íáé ðïëõêïéñáí?çí104(*)), Aristote souligne en même temps la proximité entre la tyrannie et cette démocratie. La ðïë?-êïéñ?í?á, gouvernement de plusieurs, peut en effet aussi désigner le gouvernement d'une succession de tyrans, comme celui d'une succession de démagogues. Cette hésitation devant la phrase de Homère pourrait bien être le reflet de son hésitation à l'égard de la valeur de la ðïë?-êïéñ?í?á, c'est-à-dire ce que nous appelons la démocratie. Cette citation lorsqu'elle sera reprise et assumée par Aristote dans sa Métaphysique 105(*) sera à l'origine, selon P. Aubenque, d'une lecture anti-démocratique des textes politiques aristotéliciens. Mais il ne s'agit ici que d'une espèce de démocratie. La typologie révèle la primauté donnée au « nomos », et l'importance du chef. D'autres espèces peuvent respecter ces impératifs.

2.2. Les classifications selon les parties du peuple ( ô? ì?ñç ôï? ä?ìïõ) (IV, 6, 1292 b 22 - 1293 a 11)

Au chapitre IV, 6, Aristote inaugure une classification des espèces http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=to%2F&bytepos=283522&wordcount=3&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057de la démocratie et de l'oligarchie, relativement semblable à celle des quatre premières espèces du IV, 4 106(*), au détail près qu'elle se fait selon les parties du peuple au pouvoir. Le critère de classement des parties du peuples n'est pas seulement un critère socio-professionnel. Les différentes parties étudiées tour à tour sont en effet : les paysans, les citoyens de naissance, les hommes libres, et les citoyens des villes dans la dernière espèce. La qualité du gouvernement dépendra du temps, du loisir que chacune de ses parties pourra consacrer à la cité, et surtout de la manière dont elle le consacrera. Dans ce chapitre, Aristote donnera donc une description plus poussée de la démocratie mesurée qu'au chapitre précédent.

- les espèces où le gouvernement se fait selon les lois ( êáô? í?ìïõò)

« Quand donc la partie agricole et celle qui possède une forme mesurée http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=ku%2Frion&bytepos=282705&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057 sont souveraines dans la constitution, le gouvernement se fait selon les lois. Ces gens-là, en effet, ont de quoi vivre de leur travail, mais ne peuvent pas mener une vie de loisir, de sorte qu'ayant établi la loi au-dessus de tout ils ne tiennent pas les assemblées indispensables. Il est permis aux autres de participer au pouvoir quand ils ont atteint le cens défini par les lois, de sorte que tous ceux qui possèdent un patrimoine équivalent au leur ont le droit d'y participer. En soi, le fait de ne pas permettre à tous cette participation est oligarchique, mais il est impossible d'avoir du loisir quand on n'a pas de revenus suffisants. Qu'il y ait là une espèce de démocratie, telles en sont les causes. 107(*) »

Seuls ceux qui ont du loisir, c'est-à-dire les riches, qui paient le cens, peuvent participer au pouvoir. Or, les caractéristiques communes aux démocraties du chapitre VI, 2, ne faisaient pas mention de cette possibilité d'être gouverné par une classe censitaire. Aristote signale lui-même le caractère oligarchique d'une telle constitution : « En soi, le fait de ne pas permettre à tous cette participation est oligarchique », mais il confirme pourtant qu' « il y a bien là une espèce de démocratie ». Une constitution démocratique peut donc reposer sur des citoyens qui « ne tiennent pas les assemblées indispensables108(*) », c'est-à-dire des citoyens absentéistes. « Avoir du loisir » ne signifie pas exclusivement « ne pas travailler ». Le verbe grec ó÷ïë?æåéí a un sens actif. Le loisir est une activité à part entière, d'ailleurs la seule activité qui vaille, et non un moment de repos ou de divertissement. C'est le moment où l'homme libre s'accomplit.

La deuxième espèce ressemble de très près à la première. Il s'agit d'une démocratie de citoyens pauvres et bien nés 109(*), qui correspond à la troisième espèce du chapitre IV, 4110(*). A nouveau, ne gouvernent que ceux qui peuvent en avoir le loisir ( äõíáì?íïõò ó÷ïë?æåéí) 111(*). La loi est respectée pour deux raisons. Le fait que seuls les biens nés participent au pouvoir limite la taille du corps civique. Par ailleurs, le fait qu'ils soient pauvres fait de cette démocratie elle-même un régime pauvre, et donc incapable de payer beaucoup de rétributions. Les assemblées, et donc les décrets, se trouveront limités, et donc la loi se trouvera respectée. Ainsi la pauvreté n'est pas forcément une faiblesse. Au contraire, les démocraties de la dernière espèce sont des régimes riches112(*).

La troisième espèce élargit encore le corps civique, puisque tous, pourvu qu'ils soient libres 113(*) , peuvent participer au pouvoir. Mais, comme les autres, ils n'en ont pas le temps. Ce sont pourtant bien des démocraties : être citoyen en effet ne se réduit pas à la participation au pouvoir. C'est un ensemble de droits, et de privilèges économiques114(*), qui compensent l'absence de participation politique. Dans ces trois espèces, les lois gouvernent, car le peuple ne cherche pas à gouverner en promulgant des décrets. On peut être un bon citoyen sans pour autant avoir « l'assemblée facile ».

- les espèces où la masse est souveraine

« Quatrième espèce de démocratie, celle qui est apparue chronologiquement la dernière dans les cités. Car du fait que les cités sont devenus beaucoup plus importantes qu'à l'origine http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=kai%2F&bytepos=284153&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057 et plus riches de revenus, tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supériorité de la multitude, mais ils y prennent part comme citoyens parce qu'ils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemnité. Et c'est avant tout une masse de ce genre qui a du loisir, car ces gens-là ne sont pas gênés par leurs affaires privées, alors que les riches ont cette gêne, de sorte que ceux-ci, souvent, ne participent ni à l'assemblée ni aux tribunaux. De là vient que c'est la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution, et non pas ses lois.115(*) »

La quatrième espèce est, elle, foncièrement différente des précédentes. Elle n'existe que dans les cités riches et contemporaines d'Aristote. La redistribution des revenus publics ( ðñïó?äùí) en indemnités incite la masse des pauvres à participer au pouvoir. La situation est inversée par rapport aux précédentes. Du fait que les assemblées sont fréquentes et que les riches sont retenus par leurs affaires privées, alors que les pauvres ont tout le temps, les riches se retrouvent en minorité par rapport aux pauvres. Ceux-ci ne se privent pas de promulguer des décrets qui font contravention aux lois. 

Aristote semble penser que les riches sont plus aptes à respecter les lois que les pauvres. Parmi les arguments que donnaient les anti-démocrates en faveur de la classe censitaire, on peut citer l'habitude de manier des sommes importantes, l'éducation qui favorise la discipline et la rigueur, à la différence des nouveaux riches grossiers, et surtout et enfin, le temps qu'ils ont à consacrer à la cité116(*).

Dans ce chapitre, Aristote affirme l'efficacité, toute paradoxale, du désengagement partiel de la masse de la sphère du pouvoir. Est-ce seulement son emploi du temps qui fait qu'une masse est bonne ? ou au contraire celle-ci a-t-elle des qualités déterminées ?

2.3. Classement selon la qualité déterminée ( ô? ðïé?í ôéíá)117(*) de chaque partie de peuple (VI, 4, 1318 b 6 - 1319 b 33)

Les qualités du peuple démocratique ont déjà été présentées en un rapide portrait, caractérisé par la bassesse. « De plus puisqu'une oligarchie se fonde sur la naissance, la richesse, l'éducation, les caractéristiques du régime populaire semblent être le contraire de ceux-ci: basse naissance, pauvreté, grossièreté.118(*) ». La messe semble être dite. Le peuple se caractériserait uniquement par des défauts. Mais une de ces trois qualités n'est peut-être pas inévitable. La âáíáõó?á c'est certes la grossièreté, mais c'est aussi le fait d'être un artisan. Ce type de grossièreté correspondra donc davantage aux démocraties urbaines. Les qualités du peuple démocratique sont donc susceptibles de varier, selon son mode de vie.

2.3.1. Le bon mode de vie des paysans et des pâtres (VI, 4, 1318 b 6 - 1319 a 6)

Ce bon mode de vie fait de la démocratie rurale non seulement la meilleure de toutes les démocraties ( ô?í äçìïêñáôé?í ?ñ?óôç) 119(*), mais en plus un véritable gouvernement constitutionnel. Il consiste en trois caractères de la paysannerie : son caractère ancestral, son absence de loisir, et son acceptation d'un commandement par des magistrats compétents.

- une paysannerie archaïque

« Des quatre sortes de démocraties existantes la meilleure est la première dans l'ordre. C'est aussi la plus ancienne de toutes. Je dis que c'est la première en suivant le même ordre qu'on adopterait pour distinguer les peuples Car le peuple le meilleur c'est celui des paysans, de sorte qu'il est possible d'instituer même  une démocratie là où la masse populaire a une vie agricole ou pastorale.120(*) »

Le classement des démocraties, qui va suivre, obéira donc à un ordre chronologique. Aristote livre ici son sentiment quant à l'évolution historique des démocraties. L'ancien est associé à l'ordre. La meilleure démocratie, celle des paysans, est la plus archaïque ( ?ñ÷áéïô?ôç), la pire est la plus récente (ôåëåõôá?á), mot qui peut se traduire aussi par « extrême ». A d'autres reprises Aristote prône ce modèle de démocratie archaïque. La politie telle qu'il la conçoit, c'est la démocratie traditionnelle « Ce que nous appelons aujourd'hui des gouvernements constitutionnels s'appelaient auparavant des démocraties. 121(*) » A l'inverse la démocratie de ses contemporains est la dernière espèce de démocratie proche de l'anarchie : « Dans la démocratie au sens où on entend de nos jours la démocratie par excellence (je veux dire celle où le peuple est souverain même des lois).122(*) » Il s'inscrit dans un courant répandu à son époque, empreint de nostalgie, notamment à Athènes, à l'égard de la constitution primitive, de la démocratie des pères ( ô?ò ðáôñ?áò äçìïêñáô?áò), nostalgie qui flambait surtout dans les périodes de crise, comme après une défaite militaire123(*). Mais chez Aristote, le passé n'est pas seulement un refuge contre les imperfections du présent. L'amour de l' ?ñ÷á?ïò, qui signifie littéralement « depuis l'origine », ce peut aussi être un amour de l'origine ou encore, étymologiquement, du principe de toutes choses. 

- une paysannerie sans loisir

« Car du fait de la modicité de son avoir cette masse populaire n'a pas de loisir, ce qui fait qu'elle ne peut pas souvent se réunir en assemblée. http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=dia%2F&bytepos=456715&wordcount=2&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057D'autre part, comme ils manquent du nécessaire, ces gens passent leur temps au travail et ne convoitent pas le bien d'autrui, mais il leur est plus agréable de travailler que de s'occuper de politique ou d'être magistrats du moment qu'il n'y a pas de grands profits à tirer des magistratures. Car la plupart de ces gens courent plutôt après le gain qu'après les honneurs. Une preuve en est qu'ils supportaient autrefois les tyrannies comme ils supportent aujourd'hui les oligarchies, pour peu que nul les empêche de travailler ni ne leur prélève rien. Ainsi certains d'entre eux s'enrichissent-ils si vite, alors que même que les autres ne sont pas dans l'indigence. 124(*)»

Du fait qu'il est sans loisir ( ?ó÷ïëïò), le peuple rural participe peu au pouvoir délibératif, et aux magistratures, puisqu'il n'a pas le temps de souhaiter les honneurs. Les paysans sont guidés par des besoins « nécessaires », au sens de primaires. Pourtant la cité n'est pas une association commandée par le seul besoin. Les affaires politiques ( ðïëéôå?åóèáé) visent quelque chose de plus que la satisfaction de ces besoins. Or précisément les citoyens paysans n'ont pas accès à ce quelque chose. Est-ce à dire que le typiquement humain que produit la cité échoierait aux magistrats uniquement, pendant que les paysans travailleraient ? Les biens matériels, l'argent et l'enrichissement, dont jouissent les paysans ne constituent pas une fin digne d'être choisie pour Aristote : seuls les meilleurs devraient-ils accéder à la vraie fin de la cité, qui est la vertu ? Les qualités de ce peuple, estimées qu'à l'aune de la non-participation au pouvoir politique et aux magistratures, sont-elles exclusivement négatives ?

Il faut se garder de caricaturer l'admiration aristotélicienne à l'égard des paysans. Les paysans ne forment pas un peuple d'animaux, asservis par des magistrats compétents, strictement équivalents à des tyrans. Ils sont bel et bien les membres d'une démocratie, c'est-à-dire que tous participent à certaines fonctions politiques.

- une masse participante et des magistrats compétents et contrôlés

Le peuple a deux pouvoirs fondamentaux, desquels dépendra le bon gouvernement : élire les magistrats ( ô?ò á?ñ?óåùò ô?í ?ñ÷?í) et contrôler leur gestion.

« C'est donc pourquoi dans le cas de la démocratie dont on vient de parler il est avantageux (et telle est bien la pratique habituelle) que d'une part, tous choisissent les magistrats, vérifient les comptes, rendent la justice, et que d'autre part, on choisisse les titulaires des magistratures les plus importantes parmi les censitaires, d'autant plus importantes qu'ils paient plus de cens, ou bien qu'aucun cens ne soit exigé, mais que les magistratures soient confiées aux gens qui sont aptes à les exercer. Et il est nécesssaire que des gens ainsi gouvernés soient bien gouvernés.125(*) »

Il faut atténuer le pouvoir populaire en le combinant avec un exécutif plus puissant et compétent, qui gouvernera dans les magistratures les plus importantes ( ô?ò ìåã?óôáò). On évitera ainsi de remettre le pouvoir dans les mains d'incompétents. « Le remède trouvé à l'incompétence populaire est une synthèse, qui par la délégation du pouvoir tend à se rapprocher de nos démocraties indirectes. » 126(*)

Les magistrats ne sont pourtant pas coupés du peuple, d'abord parce que celui-ci les élit, mais aussi parce qu'il a un droit de regard permanent sur leurs comptes. Le peuple n'est pas un groupe d'esclaves dirigés par des maîtres. Il est lié à ses gouvernants par une relation de réciprocité : l'un dirige l'autre, mais l'autre approuve ou réprouve l'autre. Le magistrat est dépendant ( óõìö?ñïí) du peuple.

« Il est avantageux en effet d'être dépendant, c'est-à-dire ne pas avoir la possibilité de faire ce qu'on trouve bon, car la possibilité de faire ce que l'on veut rend incapable de se prémunir contre ce qu'il y a de mauvais en chacun. Dans ces conditions on aura nécessairement ce qui est utile à chacun dans les constitutions: que le gouvernement soit aux mains d'honnêtes gens mis dans l'impossibilité de faillir, sans que la masse en subisse aucun dommage. 127(*) »

Cette vérification, qui avait notamment cours à Athènes128(*), trouve sa nécessité, selon Aristote, dans la nature de l'homme. L'homme, aussi compétent soit-il, porte du mal en lui, le mal humain ( ô? ô?í ?íèñ?ðùí öá?ëïí). Ce sont les lois et la cité qui l'aident à devenir bon. Sa moralité n'a rien à voir avec son intelligence ou sa science. Ce n'est pas parce qu'il est compétent qu'il faut lui accorder une confiance absolue. Le pouvoir chez Aristote n'est pas fondé sur une morale intellectualiste, mais sur l'idée que chacun a un lieu qui lui est attribué et qu'il doit respecter. C'est notamment pourquoi les paysans ne doivent pas se rapprocher de la ville.

- une paysannerie nombreuse et dispersée

« Dans le but d'avoir un peuple de paysans, certaines lois jadis en vigueur dans beaucoup de cités étaient très utiles: elle ne permettait absolument pas que l'on possédât de la terre au-delà d'une certaine limite ou au moins en-deça d'un certain point d'éloignement de la citadelle de la cité.129(*) »

La loi empêche deux choses : la trop grande proximité de la ville, et donc de l'accès aux magistratures, et la trop grande propriété, et donc la désertion des campagnes. Elle crée ainsi le peuple idéal, celui qui est composé de petits ou de moyens propriétaires éloignés du centre urbain.130(*) Plus nombreux seront les paysans, et donc meilleure sera la démocratie, si les propriétés sont de petite taille. La dispersion empêche les hommes d'être trop regroupés, et de former des partis au sein de la cité. Les bergers mènent ainsi également une vie convenable, car, au-delà de leur vertu militaire131(*), ils sont dispersés et ne peuvent se réunir qu'épisodiquement. Cette configuration ne doit pas forcément s'établir par des lois. Elle peut simplement résulter de la géographie.

« Et là où il se trouve que le territoire a une configuration telle que la campagne est séparée de la ville par une grande distance, il est aisé d'établir une démocratie de bonne qualité c'est-à-dire un gouvernement constitutionnel, car la masse est contrainte d'aller installer des établissements dans les champs, de sorte que, même s'il y a une foule de gens fréquentant l'agora, on est bien forcé de ne pas tenir d'assemblée sans la masse du peuple habitant la campagne. 132(*) »

Pour établir ces bonnes démocraties, il faut respecter l'équilibre entre le pouvoir des villes et celui de la campagne, et mettre une distance entre eux. La bonne configuration est celle où la campagne est séparée de la ville par une longue distance. Chacun y a sa place propre. C'est pourquoi, le peuple démocratique des campagnes apparaît comme une sorte de modèle de référence du bon peuple. Ceux, que nous allons étudier maintenant, se définissent en effet comme des déviations de ces premiers.

2.3.2. Le mauvais mode de vie ( ? â?ïò öá?ëïò) des autres sortes de masse (VI, 4, 1319 a 1 - 1319 b 33)

Tout ce qui ne sera pas une démocratie rurale ou pastorale sera moins bien que celle-ci : « pour les obtenir il faut, en effet, dévier sans cesse du type premier, la masse exclue de la vie politique étant sans cesse pire.133(*) » Etudier les défauts de ces masses permettra de mieux comprendre les qualités des paysans.

Alors que la paysannerie archaïque rendait possible une démocratie fondée sur l'ordre, ces démocraties apparaissent comme les régimes du désordre. Plusieurs types de relations naturelles se trouvent renversées : les relations entre l'homme libre et le travailleur, entre le maître et l'esclave, entre le fils de citoyen et le fils d'étranger, entre l'homme et la femme, entre l'enfant et les parents.

- le travailleur des villes, le paysan et l'homme libre

« Par contre, presque toutes les autres sortes de masse populaire qui produisent, les sortes restantes de démocratie sont beaucoup plus mauvaise que ces deux premières. C'est que leur mode de vie est mauvais, du fait que l'activité à laquelle se livre la masse des artisans, des marchands et des hommes de peine ne va de pair avec aucune vertu. De plus à cause des allées et venues sur l'agora et par la ville, toute cette race de gens a, si l'on peut dire, l'assemblée facile. Les paysans au contraire à cause de leur dispersion dans la campagne ne se réunissent pas aussi facilement et n'ont pas le même besoin de ce genre de rencontre.134(*) »

Les « autres masses » sont mauvaises par leurs habitudes, mais aussi par nature. Leur mode de vie favorise l'émergence d'une démocratie d'assemblée, où les décrets l'emporteront sur les lois. L'artisan, pour Aristote, n'est pas seulement mauvais par les modifications institutionnelles que son nombre induit. Le travail manuel ne favorise pas les activités typiquement humaines, que sont les activités politiques, la délibération et le jugement. Il est par nature une sorte d'esclave. Aristote semble au chapitre III, 4, traitant des « vertus de commandement et des vertus d'obéissance », déplorer le temps où les travailleurs manuels ne participaient pas aux magistratures. 135(*) Quant au commerçant, il porte bien son nom grec d'homme de la place publique ( ô? ô?í ?ãïñá?ùí ?íèñ?ðùí). Chez Aristophane déjà, il était l'emblème du démagogue. Sa vulgarité est proche de celle de l'artisan ou du thète, car ces professions sont alors peu différenciées. Le marchand travaille aussi de ses mains. Ainsi, dans les Cavaliers, le Marchand de boudin est aussi désigné sous le nom de Charcutier. Ces travailleurs sont dangereux pour la Cité parce que, par nature, ils sont des sortes d'esclave, mais aussi parce que, par leur mode de vie, urbain et plein de loisir, ils peuvent aspirer à devenir maîtres. Il s'agit alors d'un des nombreux renversements de relations naturelles qu'induit la démocratie. Il en est d'autres.

- l'enfant légitime et l'enfant illégitime

« En vue d'établir cette sorte de démocratie, les dirigeants ont coutume de renforcer le peuple en lui adjoignant le plus de gens possible, c'est-à-dire en faisant citoyens non seulement les enfants légitimes mais aussi les illégitimes c'est-à-dire ceux dont un seul parent est citoyen, j'entends le père aussi bien que la mère, car tout ce monde convient particulièrement à un régime populaire de cette sorte. 136(*) »

Le renversement du lien se fait entre l'homme de la race ou de la cité ou encore l'enfant légitime (ãí?óéïò), et l'étranger ou le bâtard (í?èïò). Cette libéralité dans l'attribution de la citoyenneté ne peut avoir cours que dans les démocraties riches de la dernière espèce. Il faudra en effet que dans un deuxième temps la cité paie les indemnités137(*) : « Quant à la forme extrême, du fait que tout le monde prend part à la vie politique, toute cité n'est pas capable de la supporter138(*) ». Athènes, remarque Hansen139(*), est un excellent exemple de ce que dit Aristote au livre VI de sa Politique sur les démocraties en général : elles commencent par accroître le nombre de leurs citoyens en accueillant les bâtards, les métèques et les esclaves, jusqu'à ce que les gens ordinaires se soient assurés la majorité à l' assemblée ; après quoi elles n'accordent plus la citoyenneté aux étrangers qu'avec une extrême parcimonie.

L'ouverture de la citoyenneté à n'importe qui répond à un calcul politique, visant à favoriser le parti des pauvres, au risque de créer un déséquilibre. Aristote n'est pas contre le fait de donner plus de poids à la masse qu'aux notables « ce qu'il faut c'est augmenter la masse populaire jusqu'à ce qu'elle l'emporte sur les notables et les gens de la classe moyenne 140(*)». Mais il y a un risque de dépasser la limite : « Car dépasser cette mesure c'est augmenter le désordre de la constitution.141(*)» Le désordre est ce qui fait qu'une partie de la cité, en l'occurrence les notables, risque de se coaliser et de rentrer en sédition.

- rupture des relations anciennes : le vivre dans le désordre ( ô? æ?í ?ô?êôùò)

La démocratie extrême rompt deux types de relations naturelles : les relations hiérarchiques au sein de la société, mais aussi au sein de la famille.

« De plus, il semble que toutes les dispositions des tyrannies http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=dhmotika%2F&bytepos=464511&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057conviennent aux régimes populaires, je veux dire par exemple, l'absence d'autorité sur les esclaves (qui pourraient être utiles jusqu'à un certain point à la démocratie extrême), les femmes et les enfants, et le refus de contrôler le genre de vie que chacun veut mener. De ce fait, une telle constitution ne manque pas d'appui car il est plus agréable à la multitude de vivre dans le désordre que dans la tempérance.142(*) »

La division entre partis de la cité n'est pas le seul risque de la démocratie extrême. Aristote craint l'excès de mélange des citoyens, c'est-à-dire la rupture des relations anciennes. Le scandale est, pour Aristote, de remettre en cause la distinction des parties de la cité, en dépassant la juste mesure ( ?ðåñâ?ëëïíôåò). Les parties ne sont pas, comme on l'a vu, uniquement conventionnelles, mais naturelles. Il est scandaleux qu'un thète puisse débattre avec un hoplite, car leurs natures sont différentes. L'un est maître, l'autre est esclave. « Celui qui par nature ne s'appartient pas mais qui est l'homme d'un autre, celui-là est esclave par nature.143(*) » « La nature fait une chose pour un seul usage.144(*) » On est esclave par nature. Chez Platon, il n'y a pas de différence par nature entre les hommes.

Le mélange crée une sorte de corps monstrueux.Les moeurs ici favorisés sont contre-nature. Les relations maritales sont en effet censées être « despotiques145(*) », et le « mâle est plus apte à gouverner que la femelle.146(*) » Aristophane avait anticipé cette remarque d'Aristote avec L'Assemblée des Femmes, qui montre précisément une démocratie aux moeurs carnavalesques, où les femmes ont tous les pouvoirs sur les hommes, ou encore avec Les Cavaliers où les thètes, vulgaires et malhonnêtes, accèdent aux plus hautes magistratures. Par ailleurs, cette popularité de la démocratie auprès des non-citoyens n'est pas un véritable soutien au régime, mais un soutien opportuniste et circonstanciel. Qu'il suffise qu'ils soient bien traités dans la pire des tyrannies, et ils soutiendront la tyrannie147(*). Autrement dit, les lois et les moeurs qui découlent de la démocratie extrême ne sont pas en accord avec l'essence de la constitution. Or précisément, les lois n'ont pas d'autre impératif que celui-là. En effet, le fait que tous soient citoyens fait perdre l'habitude de la hiérarchie et du commandement ( ?íáñ÷?á). De fait, femmes et esclaves sont plus heureux, et accordent leur soutien à ce régime alors même qu'ils ne sont pas citoyens. Cette forme extrême repose donc sur une popularité qui n'a pas lieu d'être.

La société est alors organisée de manière désordonnée ( ?ô?êôùò), c'est-à-dire qu'elle n'est pas en ordre de bataille, ou encore qu'elle manque de structure hiérarchique.

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- le respect de la loi, de l'ordre, de la nature de la cité.

La démocratie est mauvaise quand elle transforme le peuple. La communauté est en effet naturelle. La bonne constitution est celle qui reste naturelle. Tout n'est pas permis à l'homme sous prétexte qu'il vit en cité, bien au contraire la cité n'est qu'une communauté naturelle plus élaborée. Dès lors, comment les institutions peuvent-elles être bonnes ? Que veut dire être en accord avec la nature pour un homme, et a fortiori pour une communauté ?

L'étude des typologies des démocraties révèle avant tout l'importance des qualités intrinsèques aux peuples. Les institutions ne peuvent que renforcer celles-ci ou les rectifier. Le mauvais mode de vie ( ? â?ïò öá?ëïò)148(*) des autres sortes de masse populaire produit des mauvaises démocraties. Ce sont bien les qualités du peuple qui produisent óõíåóô?óé les types de constitutions. Mais elles ne peuvent pas les créer. Un législateur ne peut pas établir n'importe quelle espèce de démocratie n'importe où, car il faut que le peuple y soit d'une qualité déterminée. On retrouve ces distinctions axiologiques au sein même des peuples. Il y a des parties meilleures que d'autres. Il est alors juste de leur accorder plus de pouvoir. Et c'est contre cette exigence que la conception démocratique du juste entre en conflit.

Aristote avait insisté sur le fait que la démocratie ne se définit pas par la souveraineté de la masse, et que cette définition platonicienne était fausse. En effet, là où la masse est souveraine ( ê?ñéïí ô? ðë?èïò), les lois ne le sont plus. Ces deux entités s'opposent. Alors que les libres et les lois peuvent cohabiter. La démocratie n'est donc pas forcément une démagogie, car le peuple n'est pas forcément une masse. Pourquoi les démocraties extrêmes ne respectent-elles pas la loi ? Pourquoi sont-elles mauvaises et injustes ? Pourquoi le légal, et non le légitime, est-il nécessairement bon ? C'est ce qu'il convient désormais d'examiner.

3. Le juste démocratique ( ô? ä?êáéïí ô? äçìïôéê?í)

« Ce qui est juste c'est ce qui est légal et ce qui est équitable.149(*) » En ce qui concerne le respect de la loi, on a vu que celle-ci dépendait de l'importance donnée aux décrets, laquelle était davantage favorisée par certains types de peuple que par d'autres. Il est des démocraties justes, du point de vue du légal. Le terme « légal » ne pose pas de problème. L'égal en pose. Comme le montre Aristote au livre précédent150(*), il y a deux sortes d'égal : l'égalité numérique ( ô?   ?ñéèì?) et l'égalité selon le mérite ( ô? êáô' ?î?áí). L'absolument juste ( ô? ?ðë?ò ä?êáéïí) est le juste selon le mérite. Mais le mérite n'est pas une valeur rationnelle qui se déduirait d'un calcul. Chacun a sa propre conception du mérite, et surtout l'envisage par rapport à lui-même :

 « si les gens sont d'accord sur le fait que l'absolument juste c'est le juste selon le mérite, les divergences surgissent comme on l'a dit plus haut, du fait que les uns, s'ils sont égaux sur un point déterminé pensent être totalement égaux, les autres, s'ils sont inégaux sous quelque rapport, se croient dignes d'être inégaux en tout. C'est pour cela qu'il se forme surtout deux types de constitution : des régimes populaires et des oligarchies.151(*) »

La justice démocratique repose sur un principe erroné, qui est celui de la liberté fondée sur l'égal, et qui revient à dire que tous les hommes se valent, et qu'ils doivent par conséquent également avoir accès au pouvoir et aux richesses. Il faut donc trouver une solution acceptable par les deux partis, une conception de la justice démocratique qui s'accorderait avec le juste selon le mérite. Il est juste qu'un certain type de masse ait la souveraineté, bien que la conception démocratique du juste soit fausse. La théorie des démocrates n'est pas juste en ce qui concerne la répartition des richesses, comme on le verra grâce aux chapitres III, 9 et VI, 2, mais elle peut l'être en ce qui concerne, dans une certaine mesure, la répartition des pouvoirs, comme on le verra ensuite grâce au chapitre III, 11.

3.1. Justice entre pauvres et riches (III, 9, 1280 a 7 - 1280 a 30 et VI, 3, 1318 a 11 - 1319 b 5) 

Ce n'est ni l'opinion de la majorité numérique, ni l'opinion des plus riches qui doit l'emporter, mais celle de la « majorité économique. »

3.1.1. Mauvais jugement des oligarques, mauvais jugement des démocrates (III, 9, 1280 a 7 - 1280 a 30)

Ce chapitre, considéré par certains commentateurs comme un des plus importants de la Politique152(*), est souvent cité pour insister sur l'incompatibilité entre la conception aristotélicienne du juste et la conception démocratique du juste. La démocratie échoue, dans ses principes, à instituer autre chose qu'une justice relative.153(*)»

Démocrates comme oligarques tiennent deux discours opposés, mais en fait ils commettent tous deux le même type d'erreur. Tous deux ont tort, pour une même raison : leur mauvaise conception de l'homme et de la cité.

- mauvaise conception de la personne (III, 9, 1280 a 7 - 1280 b 7)

Les personnes jugées sont forcément différentes, car elles appartiennent à des groupes différents. Or démocrates et oligarques adoptent des critères en usage au sein de leur propre groupe. Les riches prendront la richesse, et donc l'égalité, les pauvres la liberté, et donc l'égal. Ils font ensuite l'erreur de généraliser l'usage de ce critère, uniquement valable au sein d'un groupe, entre tels, à l'ensemble de la cité. Dès lors, les deux parties parlent un langage différent. Elles parlent chacune d'une certaine conception du juste ( äéêá?ïõ ôéí?ò), que par ailleurs elles ne partagent pas, mais ne parlent pas du juste par excellence ( ô? êõñ?ùò ä?êáéïí).

« En premier lieu il faut bien saisir quels critères on donne habituellement de l'oligarchie et de la démocratie, c'est-à-dire ce qu'est le juste oligarchique et le juste démocratique. Car tous parviennent jusqu'à une conception déterminée du juste, mais ils ne dépassent pas un certain point ì?÷ñé ôéí?ò, ce qui fait qu'ils ne parlent pas du juste par excellence dans son ensemble. Par exemple, les uns sont d'avis que le juste c'est l'égal ?óïí ô? ä?êáéïí å?íáé, et c'est le cas, mais pas pour tous mais seulement entre égaux. Aux autres, il semble que l'inégal est le juste et c'est le cas, mais pas pour tous mais seulement entre inégaux. Or ils suppriment le "entre tels" ô? ï?ò et portent un jugement faux. La cause en est que c'est eux-mêmes qu'ils jugent, et que la plupart des gens sont mauvais juges de leurs affaires propres.154(*) »

Les deux groupes commettent ainsi une même erreur en choisissant un critère qui ne vaut qu'au sein de leur groupe et qui n'est pas universel. La tâche du bon juge est de trouver du général. Quel est alors ce critère ( ?ñïò) ? Y en a-t-il seulement un ? il faut trouver une règle de proportionalité, car « Ce qui est juste c'est quelque chose de proportionnel.155(*) » Mais celle-ci peut-elle s'exprimer sous forme mathématique ? C'est que les personnes ne suivent pas les mêmes règles que les choses. On peut être d'accord sur le fait que différentes choses valent le même prix, mais la valeur humaine ne peut s'estimer d'une manière « pragmatique ». Chacun fait bien la distinction, sauf peut-être pour les esclaves, mais n'en trouve pas plus le principe de justice qui doit régir les rapports humains.

« De sorte que, puisque le juste est relatif à des personnes déterminées et qu'on établit la même distinction entre les choses que l'on accorde et les gens à qui on les accorde, comme on l'a déjà dit dans les traités éthiques, tous sont d'accord sur l'égalité entre les choses, mais ils s'opposent sur celle concernant les personnes à qui on doit les attribuer, principalement pour la raison donnée plus haut, à savoir qu'on juge mal de ses propres affaires, et ensuite parce que chacune de deux parties parle de ce qui est juste jusqu'à un certain point en pensant parler du juste absolu. Les uns, en effet, sous prétexte qu'ils sont inégaux d'un point de vue déterminé (par les richesses, par exemple), se croient globalement inégaux, les autres, sous prétexte qu'ils sont égaux d'un point de vue déterminé (par la liberté par exemple) se croient globalement égaux. Mais ils n'abordent pas l'essentiel.156(*) »

Chacun choisira le critère qui l'arrangera, les riches la richesse, les hommes libres la liberté, et se permettra de juger d'un point de vue global ( ?ëùò). Comme critère de justice, la liberté des pauvres ne vaut pas mieux que la richesse des gens aisés. La liberté n'est qu'une sorte de revanche des pauves. Ceux qui n'ont pas d'argent s'offrent une vertu morale fictive qui est la liberté. Le juste pour le pauvre ou pour l'homme libre, le juste pour le riche, c'est le rapport qui prend pour étalon ce que chacun a. Ils oublient que la justice comporte nécessairement quatre termes, soit entre deux choses mais aussi entre deux hommes, lesquels ne sont pas comme les choses. De fait qu'ils se trompent sur la nature de l'homme en en faisant une chose, ils se trompent sur la nature de la cité.

- la mauvaise conception de la cité (III, 9, 1280 b 7 - 1281 a 11)

En jugeant comme cela, ils confondent la cité avec une association de commerce.

« Car si c'était pour accumuler des biens que l'on s'est unis en communauté, on devrait participer aux affaires de la cité dans la mesure où l'on possède des biens, et alors le raisonnement des partisans de l'oligarchie semblerait solide ; il n'est pas juste en effet que celui qui apporté une mine sur cent ait la même part du capital initial ou des intérêts qu'il rapporte que celui qui a donné tout le reste.157(*) »

La cité n'est pas une association financière. Les règles qui régissent une cité et une association commerciale ne sont pas les mêmes. Ce n'est donc pas du côté de la science de la gestion des richesses, la « crématistique », qu'il faut espérer trouver la règle de la justice.

Aristote ici critique le jugement des oligarques, mais juste après avoir précisé qu'oligarques et démocrates commettent la même erreur. Car finalement, la justice démocratique fonctionne à peu près de la même façon. Argent ou liberté, le raisonnement est le même. Chacun a une chose, et généralise son usage et sa valeur de comparaison à l'ensemble de la cité. La liberté est peut-être plus valable que l'argent, qui n'est qu'un symbole. Mais il faut rappeler que la liberté est selon la conception démocratique du juste une erreur, qu'elle ne vaut rien par rapport à ce qu'elle est réellement. Donc, le démocrate, qui arrive avec son capital de liberté, qu'il croit inné, se présente exactement comme l'oligarque qui arrive avec son capital financien pour gouverner. L'erreur des deux candidats à la justice est d'appliquer pour l'homme une démarche mathématique, en prenant pour unité soit l'unité monétaire, soit l'unité individuelle, celle de l'homme, celle de son corps qui semble un. Ils confondent qualité et quantité. Or la justice récompense le mérite, c'est-à-dire la qualité.

Sur quelle conception de la cité la justice doit-elle alors reposer ? Pourquoi vit-on ensemble si ce n'est pour mieux satisfaire nos besoins ?

« Mais si ce n'est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue de vivre une vie heureuse qu'on s'assemble en une cité (car autrement il existerait aussi une cité d'esclaves et une cité d'animaux, alors qu'en fait il n'en existe pas, parce qu'ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchie), ni en vue de former une alliance militaire pour ne subir de préjudices de la part de personne, ni en vue d'échange dans l'intérêt mutuel, car alors les Tyrrhénéens et les Carthaginois, et tous ceux qui ont passé des conventions entre eux seraient comme les citoyens d'une cité unique. 158(*) »

Aristote distingue le vivre seulement ( ôï? æ?í ì?íïí) et le vivre bien ( ôï? å? æ?í)159(*). La finalité de la cité n'est ni commerciale ni militaire, elle est éthique : la fin de la cité, c'est le bonheur et la vertu160(*), et le mode de vie le plus digne d'être choisi concernent les biens de l'âme, non les biens extérieurs 161(*). La cité ne répond pas uniquement à des besoins primaires.  « C'est pourquoi même quand ils n'ont pas besoin de l'aide des autres, les hommes n'en ont pas moins tendance à vivre ensemble.162(*) » C'est là un point de divergence important d'avec la philosophie politique de Platon. « Ce qui donne naissance à une cité, c'est l'impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu'il éprouve d'une foule de choses163(*) » Parce que l'homme n'est pas une bête, il peut espérer trouver dans la cité quelque chose de plus que la satisfaction de ses besoins élémentaires, telles la faim ou la protection face aux ennemis. Quel est ce quelque chose ? Comment alors trouver la juste égalité ?

3.1.2. Le bon jugement de la majorité économique (VI, 3, 1318 a 11 - 1319 b 5) 

Ce ne sont ni les riches ni les pauvres qui doivent avoir le pouvoir. Poser la question de la justice en ces termes mène à un problème insoluble.

« Mais ensuite se présente la difficulté suivante: comment obtiendra-t-on l'égalité? Vaut-il mieux diviser entre mille citoyens les biens de cinq cents et donner un pouvoir égal aux mille et aux cinq cents? ou faut-il ne pas établir l'égalité de cette manière, mais diviser de la même manière qu'auparavant puis prendre un nombre égal de citoyens parmi les cinq cents et les mille, qui auront la souveraineté en matière de répartition des biens et dans le domaine judiciaire.164(*) »

Aucune de ces deux solutions, qui correspondent à l'option démocratique et à l'option oligarchique, n'est satifaisante. Aristote fait l'effort de poser les termes du problème de manière claire. Mais il s'agit là d'une alternative incomplète. Il manque une voie médiane. Pour l'entrevoir, il faut réaffirmer les risques que présentent la conception démocratique du juste.

- le risque de confiscation

Politique et économie sont imbriqués l'une dans l'autre. Dans les dernières espèces de démocratie, les citoyens sont nombreux à se réunir. Ils confisquent les biens pour payer les rétributions, pour continuer à être nombreux à se réunir. Les mesures économiques sont liées au fonctionnement des assemblées.

L'injustice ne concerne pas tant la souveraineté politique, que la répartition des biens privés. La conception démocratique du juste peut être bonne pour le pouvoir, mais mauvaise pour les biens, du moins elle est bonne tant qu'elle n'inquiète pas la répartition des biens ( ô?í á?ñ?óåùí). Il est juste que les plus nombreux aient le pouvoir, il est injuste qu'ils confisquent les biens des plus riches. L'inégalité ( ?íéó?ôçôá) concerne les biens matériels.

« Ces deux positions comportent inégalité et injustice, car si c'est l'opinion du petit nombre qui l'emporte on aura une tyrannie (si, en effet, l'un des gens aisés possède plus que les autres, il est juste, selon la conception oligarchique du juste qu'il commance seul), mais si c'est l'opinion de la majorité numérique, ces gens tomberont dans l'injustice http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=dhmeu%2Fontes&bytepos=454454&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057 en confisquant les biens des riches minoritaires, comme on l'a dit plus haut.165(*) »

Il faut que la majorité économique soit au pouvoir de façon à ne pas créer de déséquilibre, et de confiscations. La justice est mauvaise si elle est partisane, soit du côté des riches, soit du côté des pauvres. Ce n'est donc pas à la majorité numérique ( ï? ðëå?ïõò êáô' ?ñéèì?í), pour laquelle militent les démocrates, de l'emporter.

- Que l'emporte le parti dont la fortune est la plus grande. ( ê?ñéïí ?óôù ô? ô?ìçìá ðëå?ïí166(*) )

C'est la majorité « chrématistique », c'est-à-dire ceux qui ont tous ensemble la fortune la plus grande, qui doit l'emporter.

« puisqu'il se trouve qu'il y a deux partis dont la cité est composée, les riches et les pauvres, ce qui est l'opinion de ces deux groupes ou de la majorité, que cela l'emporte, et si les opinions sont contraires, que l'emporte celle de la majorité, c'est-à-dire de ceux qui ont la fortune la plus grande. 167(*) »

La majorité économique est composée de ceux qui paient le cens le plus élevé, qu'il s'agisse du total d'un grand nombre de faibles cens ou du total d'un petit nombre de cens élévés. Les gens modestes par leur nombre peuvent être plus riches que les riches.168(*)  Il ne s'agit donc pas clairement d'une prise de position pour l'oligarchie, car de cette conception peut émerger une démocratie, mais la conception du juste, ici défendue, elle, est oligarchique. Les riches seront quand même plus avantagés que les pauvres. Et pourquoi ne le seraient-ils pas, un petit peu ?

- convaincre les forts de la justice

Un des objectifs principaux de la constitution juste est d'éviter les spolliations. Elle doit éviter que, de fait, les forts, minorité de très riches ou masse des pauvres, aient tous les droits.

« Mais en ce qui concerne l'égal et le juste, bien qu'il soit vraiment difficile de découvrir la vérité à leur propos, il est pourtant plus facile de l'atteindre que de convaincre ceux qui ont la possibilité de s'approprier plus que leur part. Car ceux qui recherchent l'égal et le juste ce sont toujours les plus faibles, alors que les forts n'en ont cure.169(*) »

Aristote est conservateur, au sens où il souhaite que les riches restent riches et que les pauvres restent pauvres, mais aussi au sens où il souhaite que les riches ne s'approprient pas davantage que de droit. C'est un conservatisme qui vise à convaincre les forts du juste plus qu'à découvrir la justice pour elle-même. Convaincre les forts ( ï? êñáôï?íôåò), est la tâche la plus difficile parce qu'ils ne considèrent que leurs propres affaires, et qu'il est malaisé de leur faire entrevoir l'avantage commun. Aristote ne mise donc pas sur la bonté des citoyens. Réaliste, sa théorie de la justice vise à prévenir ceux qui le peuvent ( ôï?ò äõíáì?íïõò ðëåïíåêôå?í) de s'approprier plus qu'ils ne le doivent.

Il faut apprendre la mesure pour acquérir, et faire le départ entre besoins nécessaires et besoins superflus. La solution acceptable pour toutes est une sorte de ploutocratie démocratique. En disant « Que l'emportent ceux qui ont la fortune la plus », Aristote réconcilie la masse politique et la masse économique. Il conseille de ménager les riches tout en ménageant les pauvres. C'est par ce juste milieu que l'on pourra sauver les démocraties. C'est donc à un groupe, plus nombreux que celui des oligarques, moins nombreux que celui des démocrates, de gouverner. Ce groupe, cette masse, constitué par la majorité économique, prendra des bonnes décisions.

3.2. La justice entre spécialistes et profanes (III, 11, 1281 a 40 - 1282 b 13)

La justice ne consiste pas seulement en l'attribution équitable de biens matériels. Elle n'est pas qu'un problème de répartition des richesses, car, on l'a vu, la cité n'est pas seulement une association économique. La justice consiste également en l'attribution équitable des pouvoirs entre les citoyens. Au chapitre III, 10, intitulé par P. Pellegrin « à qui donner le pouvoir souverain  », cette question est explicitement présentée comme un problème de justice. « Si les pauvres, du fait qu'ils sont majoritaires, se partagent les biens des riches, n'est-ce pas injuste ? Non, par Zeus, puisque cela a semblé juste à l'autorité souveraine. Mais que faudra-t-il appeler le comble de l'injustice sinon cela ?170(*) » L'attribution de la souveraineté est donc un problème de justice, lequel a déjà, en théorie, été partiellement résolu dans la partie précédente. Il reste à voir ce que, en pratique, vaut la masse au pouvoir. Il faut pour comprendre la position d'Aristote l'opposer à celle de Platon.

3.2.1 Critique du paradigme platonicien du médecin (III, 11, 1281 b 38 - 1282 b 13)

Pour Platon des Lois, le gouvernement sans lois est légitime, du moment qu'il est fondé sur le savoir. Toutes les décisions du roi philosophe seront équitables, et les lois trouvent leur incarnation dans la personne d'un homme buté et ignorant 171(*). Les gouvernants doivent être les gens compétents et la masse, étant incompétente, doit être exclue des fonctions de gouvernement. Il serait aussi absurde de laisser le peuple ignorant gouverner que laisser un homme du peuple soigner un malade. Il serait aussi absurde qu'un médecin soit choisi par des profanes qu'un magistrat par des ignorants.

« il semblerait que l'homme à qui il appartient de juger celui qui a prescrit un traitement médical correct, c'est précisément l'homme qui est en mesure de traiter le malade, c'est-à-dire de le libérer de la maladie qui l'habite. Or cet homme c'est un médecin. Et il en est de même pour les autres métiers et les autres arts. De même, donc, qu'un médecin ne doit rendre de comptes qu'à des médecins, de même aussi les autres professionnels ne doivent-ils le faire qu'à leurs semblables. 172(*) »

Platon, dans les Lois,173(*) propose le paradigme suivant. Si pour se faire prescrire un traitement médical correct, le malade n'hésite pas à choisir celui qui est en mesure de traiter le malade ( ô? ?áôñå?óáé), c'est-à-dire la médecin ( ? ?áôñ?ò), pourquoi devrait-il en être différemment pour les problèmes politiques ? De même, pourquoi celui qui est en mesure de gouverner ne devrait-il pas être le gouvernant ?

Celui qui sait, le médecin, ne doit rendre de comptes ( ô?ò å?è?íáò) à personne, si ce n'est à ses confrères, ses semblables ( ôï?ò ?ìï?ïéò), de même un magistrat n'a ni à se faire choisir ni à rendre de comptes, au sens propre du terme, auprès de ceux qui ne savent pas le métier. Le choix des magistrats, au contraire, doit donc, comme pour les autres professions, se faire par cooptation, c'est une affaire de spécialistes174(*).

Pour Aristote, la comparaison ne tient pas. L'homme politique n'est pas comparable à un médecin, le citoyen n'est pas comparable à un malade. La politique serait-elle un de ces métiers ( ô?ò ?ìðåéñ?áò) ou un de ces arts ( ô?÷íáò) qui échappent à ces règles de base ? Quels nouveaux paradigmes Aristote apporte-t-il en réponse à Platon ?

- le médecin et l'homme cultivé

« Or un médecin ce peut être soit le praticien, soit le chef d'école, soit en troisième lieu celui qui possède une culture médicale, car il y a tant de gens cultivés pour ainsi dire dans tous les arts, et nous n'accordons pas moins le droit de juger aux gens cultivés qu'aux spécialistes.175(*) »

L'homme cultivé est aussi à même que le spécialiste de juger. Ce type de savoir permet de juger dans n'importe quel domaine. L'homme cultivé est capable de se soigner tout seul.176(*)

Le bon citoyen se caractérise par sa culture générale. Parce que les affaires de la cité ne sont pas restreintes à un domaine précis, mais au contraire à l'ensemble des sphères de la vie humaine, le citoyen se doit d'être versé dans tous les arts.

- le médecin et celui qui a à faire à la médecine

Le deuxième argument est le suivant. L'usager ( ? ÷ñ?ìåíïò) juge mieux de la qualité du produit qu'il utilise que le fabricant ( ? ðïé?óáò) juge de son propre produit

« De plus, dans certains domaines, le fabricant ne saurait être ni le seul ni le meilleur juge, dans la mesure où ceux qui ne sont pas des techniciens ont aussi à connaître des produits : connaître d'une maison, par exemple, ce n'est pas seulement le fait de celui qui la construit, mais celui qui s'en sert

http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=krinei%3D&bytepos=209188&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057 en juge mieux que lui, et celui qui s'en sert c'est le chef de famille ; de même en est-il du pilote par rapport au charpentier, pour le gouvernail, et dans le cas du festin c'est le convive et non le cuisinier qui jugera le mieux. Il semblerait donc que cette difficulté trouve ainsi facilement une solution adéquate.177(*) »

De même que le convive qui goûte le plat est meilleur juge que le cuisinier, de même les citoyens, qui font les frais du gouvernement d'un magistrat, sont plus aptes à juger de sa compétence qu'il ne l'est lui-même ou que ne le sont ses collègues, et donc de devenir lui-même cuisinier, c'est-à-dire législateur. Car, on l'a vu, on juge mal de ses propres affaires.

Cet argument, pourrait-on objecter, trouve cependant ses limites dans le fait que dans la plupart des cas, les magistrats en démocratie ne pouvaient être élus qu'une fois, et que donc, nul citoyen ne pouvait voter en connaissance de cause. Ils élisaient toujours un magistrat qui n'avait jamais gouverné dans cette fonction. Mais peut-être les bons citoyens apprennent-ils à ne pas tant voter pour une personne particulière que pour ses idées ? Juger des idées d'un autre n'est pas seulement une opération intellectuelle. Cela implique aussi une expérience, c'est-à-dire concrètement le fait d'avoir déjà expérimenté la mise en application de ces idées ou d'autres. C'est en quelque sorte l'expérience qui prime sur le savoir. Et c'est pour cela qu'Aristote compare l'activité politique à des pratiques physiques (alimentation, navigation). On voit pourquoi, par cet aspect, la comparaison ne tient pas. Le médecin est celui qui intervient ponctuellement en réponse à une crise, et le malade le voit le plus rarement possible. L'activité politique est une activité sur le long terme, comme l'est la navigation pour le marin, ou l'alimentation pour le convive. Elle est dans notre nature même d'animal politique. Ces natures mises ensemble en forment une plus grande : une nature collective.

- corps individuel du médecin et corps collectif du pouvoir

Le médecin opère seul. Il possède un savoir individuel. Il n'en va pas de même dans les assemblées. Ce n'est pas la décision de chaque membre qui compte, mais celle du collectif.

« Car ce n'est ni le juge, ni le membre du conseil, ni le membre de l'assemblée qui sont magistrats, mais le tribunal, le conseil, l'assemblée populaire, chacun de ceux-là en étant une partie (par partie je désigne le membre du conseil, le membre de l'assemblée, le juge). De sorte que c'est à bon droit que la masse est souveraine dans des domaines de plus grande importance, car il y a beaucoup de gens http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=o%28&bytepos=210454&wordcount=2&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057dans l'assemblée populaire, le conseil, le tribunal, et le revenu est supérieur à celui de ceux qui exercent les magistratures les plus importantes individuellement ou en petit nombre.178(*) »

Chacun des membres de ces trois institutions ( ? äéêáóô?ò, ? âïõëåõô?ò, ? ?êêëçóéáóô?ò) n'est qu'une partie ( ì?ñé?í) de l'assemblée ( ? ä?ìïò), du conseil ( ? âïõë?), ou du tribunal ( ô? äéêáóô?ñéïí). Or on ne juge pas des parties, mais du tout, c'est-à-dire de la magistrature en tant que telle.

En vertu de la supériorité du jugement collectif sur les jugements individuels, il est juste ( äéêá?ùò) que les magistratures tenues par le peuple l'emportent sur ceux qui exercent les magistratures individuellement ( êáè' ?íá). Par ailleurs, leur légitimité tient également à la masse de leur revenu ( ô? ô?ìçìá), c'est-à-dire du cens que collectivement ils paient. Ainsi, le juste démocratique dans ce cas semblerait bien être absolu dans cette démocratie directe, où l'assemblée populaire est souveraine sur les magistratures individuelles. Peu importe que les juges soient individuellement compétents, pourvu que le tribunal le soit.

L'analogie ne tient pas. Le citoyen n'est pas le malade, que le savoir d'un législateur pourrait soigner. C'est à la limite quelqu'un de méchant que les lois peuvent éduquer, mais avec son propre assentiment, et de manière permanente. Il ne reçoit pas une vérité provenue d'une sphère idéale avec laquelle le philosophe-roi serait en contact. Pour Platon, être méchant c'est être malade, au sens où nul n'est méchant volontairement. Pour Aristote, l'homme peut être savant et méchant. On peut agir mal en connaissance de cause. Dès lors, le savoir n'apparaît plus comme un remède politique. C'est en vivant que l'on apprend à être bon, en vivant selon les lois.

3.2.2. Les paradigmes aristotéliciens (III, 11, 1281 a 40 - b 21)

Lorsque des hommes s'assemblent, la compétence du groupe est-elle supérieure ou inférieure à celle de n'importe quel individu ? Le pouvoir de décision du groupe est-il divisé ou multiplié par le nombre de membres ? Pour Platon, il est divisé : « Tenons pour être débile sous tous les rapports le gouvernement de la multitude, pour être impuissant à rien faire qui soit un grand bien, ni un grand mal ; [...] pour cette raison que l'autorité y est répartie par menues parcelles entre un grand nombre d'individus.179(*) » Pour Aristote, dans certaines conditions, il peut être multiplié.

« Ce qui concerne les autres prétendants au pouvoir, sera l'objet d'une autre discussion. Mais qu'il faille que la masse soit souveraine plutôt que ceux qui sont les meilleurs mais qui sont peu nombreux, cela semblerait apporter une solution qui certes fait aussi difficulté, mais comporte aussi sans doute du vrai. 180(*) »

Que sous-tend cette opposition entre les positions platonicienne et aristotélicienne ?

Quatre comparaisons sont ici convoquées : la masse souveraine est comparée à une tablée de convives, à un corps géant, à un spectateur et à une oeuvre d'art.

- le convive, ou le paradigme de l'acte commun

« Car il est possible que de nombreux individus, dont aucun n'est un homme vertueux , quand ils s'assemblent soient meilleurs que les gens dont il a été question, non pas individuellement mais collectivement, comme les repas collectifs sont meilleurs que ceux qui sont organisés aux frais d'une seule personne. 181(*) »

Le premier argument en faveur de la masse milite pour les qualités collectives d'un groupe, alors même que ces individus ne sont pas des hommes vertueux. Il faut changer de point de vue sur la masse, en considérant ses éléments non pas individuellement mais dans leur ensemble ( ï?÷ ?êáóôïí ?ëë' ó?ìðáíôáò). On peut interpréter cette analogie de la façon suivante. Les repas à frais collectifs ( ô? óõìöïñçô? äå?ðíá) sont meilleurs, non parce qu'il y a plus à manger, non parce que les aliments y sont de meilleure qualité, mais parce qu'on le goûte mieux. La sensation éprouvée par chacun est meilleure, parce que plusieurs personnes sont orientées vers le même acte. La sensation est en effet acte commun du senti et du sentant. Dès lors qu'il y a plusieurs êtres sentants, plus de facultés en puissance passent dans l'acte commun, ce que chacun a son échelle individuelle éprouve. A l'inverse, lorsque le repas est donné, il ne demande pas de qualités de la part du mangeur, qui reste passif. L'image de la nourriture n'est pas choisi au hasard. Elle convoque en effet davantage les sens que l'intellect. Nous partageons tous l'usage des sens, et avons tous une expérience de la vie, alors que nous maîtrisons le langage d'une manière très variable. C'est par l'expérience que la masse peut accéder à un droit de juger.

- l'homme polypode ou le paradigme de la mise en commun

« Au sein d'un grand nombre, en effet, chacun possède une part d'excellence et de prudence, et quand les gens se sont mis ensemble de même que cela donne une sorte d'homme unique aux multiples organes, aux multiples mains et avec beaucoup d'organes des sens, de même en est-il aussi pour les qualités éthiques et intellectuelles.182(*) »

Le peuple forme donc une sorte de surhomme, plus apte que n'importe quel individu à la vie politique. En mêlant qualités et défauts individuels, on obtient une unité d'un autre ordre. Le corps est ainsi constitué sur le modèle du puzzle. Chacun y met sa part ( ì?ñéïí) d'excellence et de prudence. Chaque homme possède certes une part mauvaise, mais chaque homme porte aussi du bon, et le plus mauvais des individus a toujours une petite part à apporter à la communauté. Il ne faut donc pas considérer la justice sous l'angle de l'individu, car non, cet individu n'est pas « égal » à l'homme vertueux, mais sous l'angle de la totalité, car oui, cet individu, au même titre que l'homme vertueux a quelque chose à apporter à la cité. Il est donc juste que tous participent au pouvoir, il est en revanche injuste que tous se voient attribuer la même quantité de biens.

Pourquoi sont-ce les vertus qui forment puzzle et non les vices ? Pourquoi cet ordre de la totalité est-il généralement supérieur, et non inférieur à celui des hommes individuels ?

L'image du corps renvoie à une conception organique de la cité. La cité est une agrégation naturelle de familles, elles-mêmes composées de manière naturelle. « Toute cité est naturelle puisque les communautés premières le sont aussi.183(*) » Il ne faut pas voir l'association humaine comme le fruit d'une décision rationnelle, commune à différents partis. La cité n'est pas le fruit d'une convention, ou d'un contrat. Elle est une communauté naturelle, comparable à un corps indivisible. L'homme vivant à l'état de nature n'est pas un homme. C'est pourquoi on ne peut analyser la cité comme une somme d'éléments individuels, qui se plierait aux opérations mathématiques. Nous sommes à l'opposé de ce que sera le libéralisme moderne, qui voit la société formée par agglomération d'individus égoïstes184(*).

Cet homme géant n'est pas seulement doté de grandes qualités intellectuelles. Il possède toutes les facultés de l'âme. Ce n'est pas aux seuls philosophes d'avoir le pouvoir. L'âme humaine n'est pas uniquement intellective. La fonction intellective repose en effet et dépend des fonctions sensitives et végétatives. Avec la réunion des membres de la masse, et donc des diverses professions, qualités et cultures, la cité devient cette sorte d'âme unifiée. Le gouvernement n'est pas seulement la tête d'un peuple, de la même façon que l'âme n'est pas seulement la tête d'un corps. Même dans les activités purement rationnelles, comme le jugement, les diverses expériences concourent à un résultat meilleur. C'est pourquoi les philosophes, à la différence de chez Platon, ne gouvernent pas, ils éduquent les futurs citoyens. Aristote est un précepteur, pas un gouvernant.

- le spectateur ou le paradigme du jugement commun

« ...C'est aussi pourquoi la multitude est meilleur juge en ce qui concerne les arts et les artistes : en effet, les uns jugent une partie, les autres une autre, et tous jugent le tout. 185(*) »

Le point de vue du spectateur n'est pas tout à fait le même que celui du convive, car il fait intervenir l'âme intellective et non plus seulement l'âme sensitive. Il ne fait pas qu'apprécier, car, dans les concours « musicaux », il débat, juge et vote. Il confronte son point de vue à celui des autres. C'est là un aspect important du bon gouvernement selon Aristote. Il doit y avoir des parties adverses. La mise en commun de point de vue est d'autant plus riche que les partis sont divers. « La délibération sera meilleure si tous délibèrent en commun, le peuple avec les notables, ceux-ci avec la masse.186(*) »

Comme l'intellection, la perception est acte commun du senti et du sentant. Dans le jugement, la chose senti et le spectateur actualisent leur puissance jugeante dans un même acte. Le jugement collectif consiste donc en l'actualisation d'un nombre plus grand de puissances. Il est plus actuel, et donc plus réel.

- l'oeuvre d'art ou le paradigme de l'être commun : de l'âme

« Les hommes vertueux, par contre, l'emportent sur chacun des individus de la foule, de la même manière dont on dit que les gens beaux l'emportent sur ceux qui ne sont pas beaux, et les personnages peints sur leurs modèles réels: par le fait que des traits épars sont rassemblés en un seul individu, puisque si on prend ces traits séparément ils seront plus beaux dans la réalité qu'en peinture, l'oeil chez un tel, une autre partie chez tel autre. 187(*) »

Aristote inverse l'analogie précédente de l'oeuvre d'art. La foule se trouvait devant une oeuvre d'art, elle est désormais l'oeuvre d'art. Celle-ci se compose de chacun des jugements, qui précisément s'appliquaient à estimer l'oeuvre précédente. En effet, l'oeuvre tire sa supériorité de la liberté de composition avec laquelle elle réunit différentes parties188(*), et pourtant il peut y avoir des modèles réels qui présentent des parties plus belles que les personnages peints ( ô? ãåãñáìì?íá). Mais parce que la peinture est composition de belles parties, elles sera plus belle que le modèle. La cité est à l'homme ce que l'oeuvre est au modèle, au sens où tous deux sont plus achevés. La cité est aussi à l'homme ce que l'âme est au corps, au sens où l'âme est harmonie des facultés en puissance du corps. De même, le bon groupe harmonise les différentes puissances de chacun de ses membres. De par cette nature plus proche de l'âme que du corps, le gouvernement collectif présente enfin un dernier avantage : l'indifférence aux passions.

- la masse comme un plat assaisonné : le paradigme de l'indifférence aux passions : (III, 15, 1286 b 5)

La masse est présentée comme plus difficilement corruptible qu'un individu. Elle est en effet moins intéressée, et d'une manière générale, moins sujette aux passions.

« En effet, quand ils sont tous réunis, ils possèdent une juste perception des choses, et mélangés aux meilleurs ils sont utiles aux cités, comme un aliment impur mélangé à un aliment pur rend le tout plus profitable qu'une trop petite quantité d'aliment pur. Par contre, pris individuellement chacun a un jugement imparfait. 189(*) »

Alors que les qualités de la foule sont multipliées, ses défauts sont divisés. Lorsqu'un individu est mauvais, son vice est comme noyé dans la masse. Bien plus, il apporte quelque chose de bon à la masse, comme une goutte de vinaigre qui fait prendre un plat, et le rend ainsi meilleur.

Le grec ne dit pas exactement que chaque jugement est « imparfait », il dit qu'il est « sans fin » ( ?ôåë?ò). Seul l'homme libre sait se fixer sa propre fin. L'homme de la masse a besoin de la collectivité pour avoir une fin à ses actions et à ses jugements, pour les finaliser.

« De plus, la multitude est plus difficile à corrompre : comme l'est une plus grande quantité d'eau, la masse est plus difficile à corrompre que des gens peu nombreux. Or quand un individu est dominé par la colère ou quelque autre passion de ce genre, il est nécessaire que son jugement soit altéré, alors que dans l'autre cas c'est toute une affaire pour que tous ensemble se mettent en colère et se trompent.190(*) »

La masse n'est pas soumise aux mêmes défauts que les individus. Panique, conformisme, lâcheté, il semble pourtant qu'elle ait des défauts graves. Les passions concernent les individus dans leur particularité. Elles s'annulent si le groupe présente de la diversité. S'il est unité composé d'une multitude, alors elles s'additionnent. C'est pourquoi, toute masse n'est pas bonne.

- ces comparaisons s'appliquent à une certaine sorte de masse

Le chapitre III, 11, est souvent considéré comme un passage-clé, notamment par ceux qui font d'Aristote un démocrate. Pour F. Wolff, la souveraineté de la masse est la solution au problème de la bonne constitution : « Tous les prétendants à la souveraineté viennent d'être déboutés au cours du chapitre précédent. La souveraineté populaire serait-elle la solution ? Oui, répond Aristote, en avançant ce que nous appelerons l'argument fondamental (1281 a 42 - 1281 b 15) : la masse, prise en corps, est supérieure aux individus même les meilleurs. »191(*) Oui, la masse est supérieure aux individus, mais, faudrait-il ajouter : si elle présente certaines qualités. De la même façon qu'il existe des beaux tableaux et des laids, et que ceux-ci seront inférieurs aux modèles, alors que ceux-là seront supérieurs, de la même façon, il existe des bonnes et des mauvaises masses.

« Qu'une différence de ce type existe entre la foule et un petit nombre de gens vertueux existe pour tout peuple et pour toute masse, ce n'est pas évident, et dans certains cas, par Zeus, c'est sans doute impossible (car le même argument s'appliquerait aussi aux bêtes sauvages http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=a%28rmo%2Fseie&bytepos=205191&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057, et, en vérité, en quoi certaines foules diffèrent-elles pour ainsi dire des bêtes sauvages?). Mais rien n'empêche que ce que nous avons dit soit vrai, mais vrai d'une certaine sorte de masse. 192(*) » 

Il faut ne pas confondre n'importe quelle sorte de masse ( ð?í ðë?èïò) à une certaine sorte de masse ( ô? ðë?èïò). Il existe des sortes de masse qui en effet se rapprochent plus de l'animal que de l'homme. L'animal n'est pas capable de percevoir le bien ou le juste. « Or avoir de telles notions en commun, c'est ce qui fait une famille et des cités. 193(*) » La cité ne fonctionne qu'avec des citoyens qui sont pleinement hommes. Ceux-ci doivent pouvoir percevoir le juste et le bien, afin de mener des actions collectives. Si la masse est servile, ou animale, alors l'assemblée ne formera pas un « tout », mais bel et bien un « tas ». Pour certains peuples, les bons, des individus sans aucune compétence peuvent accéder à des fonctions importantes. Ces fonctions sont malgré tout définies et délimitées. Toutes ne sont pas ouvertes aux incompétents.

« C'est pourquoi , au moyen de ces considérations, on pourrait résoudre la difficulté exposée plus haut et celle qui la suit : sur quoi les hommes libres, c'est-à-dire la masse des citoyens - tous ceux qui ne sont ni riches ni pourvus d'aucun titre à aucune excellence- doivent-ils être souverains? 194(*) »

3.2.3. Sur quoi les hommes libres doivent-ils être souverains ? (III, 11, 1281 b 22 - 38)

Les qualités de la délibération collective confèrent au peuple le droit de délibérer. Le pouvoir délibératif n'est pas un os à ronger donné au peuple, pour qu'il comble ses désirs d'honneurs. Il est l'essence même de la souveraineté. Celui qui a le pouvoir délibératif est souverain dans la constitution195(*). Mais cette souveraineté sera indirecte, au sens où ce ne sera pas le peuple qui commandera, mais les magistrats que lui-même aura élu.

- Accès aux fonctions délibératives et judiciaires ( âïõëå?åóèáé êá? êñ?íåéí), mais pas aux magistratures individuelles.

« D'un côté, en effet, les admettre aux plus hautes magistratures n'est pas sans péril, du fait que leur injustice et leur déraison leur feront commettre, l'une des actes injustes, l'autre des erreurs. Mais d'un autre côté, ne leur concéder aucune part du pouvoir est redoutable: quand beaucoup de ses membres sont privés des honneurs publics et misérables, il est inévitable qu'une cité soit remplie d'ennemis. Il reste donc à faire participer ces gens-là aux fonctions délibérative et judiciaire. Voilà aussi pourquoi Solon et certains autres législateurs leur assignent la désignation aux magistratures et la vérification des comptes des magistrats, mais ils ne les laissent pas gouverner individuellement. 196(*) »

Gouverner individuellement ( ?ñ÷åéí ä? êáô? ì?íáò) doit rester l'apanage des hommes compétents. Il faut donner une part du pouvoir au peuple, ou à la communauté des hommes de bien, et une autre part aux individus compétents. Les individus de la masse ont donc le pouvoir d'élire les magistrats ( ô?ò ?ñ÷áéñåó?áò), mais pas de devenir eux-mêmes magistrats ( ?ñ÷åéí). C'est là l'heureux mélange ( ìå?îáíôá êáë?ò) 197(*) qu'a établi Solon et qu'Aristote évoque au chapitre II, 12 : « Il établit une démocratie, celle du temps de nos pères, en mélangeant harmonieusement plusieurs éléments dans la constitution.198(*)» Ce mélange ici détaillé comporte exactement les modalités décrites au chapitre VI, 4 à propos de la démocratie rurale. La bonne masse, quoique en grande partie désengagée du pouvoir politique, aurait donc, malgré tout, une vertu collective qu'elle mettra en oeuvre dans les assemblées indispensables.

Lorsqu'il ne participe pas au pouvoir, le peuple devient mauvais. Le refus d'exclure la masse du pouvoir découle aussi du constat réaliste que trop d'exclusion entraîne des révoltes. Il ne faut pas qu'une partie du peuple, même si celle-ci participe aux conseils et aux assemblées, soit privée d'honneurs. Mais ce qui apparaît ici comme une mesure préventive ne doit pas faire oublier les vertus qu'il véhicule aussi.

- le juste milieu entre lois, constitution, et magistratures

Si le pouvoir se divise nécessairement en magistratures collectives et en magistratures individuelles, le débat entre la position élitiste platonicienne et la position collectiviste (au sens politique) aristotélicienne semble insoluble. Le peuple est meilleur dans un domaine, l'individu compétent dans un autre, le pouvoir oscillerait entre ces deux sphères. Ce serait le cas s'il n'y avait un troisième terme à cette alternative : la loi. Qui doit gouverner ? La loi.

« Mais la difficulté mentionnée en premier lieu rend manifeste ceci, mieux que toute autre chose: il faut que ce soit les lois qui soient souveraines si elles sont correctement établies, et que le magistrat, qu'il y en ait un ou plusieurs, soit souverain dans les domaines où les lois sont absolument incapables de se prononcer avec précision du fait qu'il n'est pas facile de définir une règle universelle dans tous les domaines. Il est vrai que ce que doivent être les lois correctement établies, cela n'est pas encore clair, et la difficulté initiale demeure toujours. 199(*) »

Si la cité appartenait au monde supralunaire, les lois suffiraient, car la loi n'est rien d'autre qu'un ordre. « La loi est un certain ordre, c'est-à-dire que la bonne législation est un ordre harmonieux.200(*) » Mais l'harmonie de l'ici-bas est toujours et sans arrêt rompue. Les magistrats qui gouvernent doivent cependant faire en sorte de rapprocher au plus possible l'ordre de la cité de l'ordre des lois, même si c'est impossible.

Il faut donner le pouvoir souverain aux lois ( äå? ôï?ò í?ìïõò å?íáé êõñ?ïõò) 201(*). Tant que faire ce peut, la cité doit être gouvernée par des règles universelles ( êáè?ëïõ) ; mais, et c'est là que se pose le problème de la démocratie, il faut accorder un autre domaine de souveraineté aux magistrats là où les lois cessent d'être efficaces. Mais ce n'est là qu'un domaine second par rapport aux lois, une sorte de pis-aller pour compenser l'imperfection de ce monde sublunaire 202(*). Peu importe que les magistrats soient un ou plusieurs. Finalement, dira-t-on, que le choix des magistrats se fasse de manière démocratique, oligarchique ou monarchique, cela n'a pas d'importance, pourvu que la loi règne. Mais la loi ne règne pas partout. On est dans une sorte d'aporie.

La solution serait de remettre le pouvoir dans les mains d'un bon monarque qui verrait la juste décision à prendre pour chaque cas particulier. Mais ce serait alors un régime d'arbitraire. Entre ces deux extrêmes, la règne de la loi, et le règne de la décision individuelle, se tient la préférence d'Aristote.  La délibération collective permet de juger les cas particuliers, sous la souveraineté de la loi.

« Qu'il soit donc nécessaire que cet homme soit législateur et qu'il y ait des lois, c'est évident, mais elles ne doivent pas être souveraines là où elles dévient de ce qui est bon, alors qu'elles doivent être souveraines dans les autres domaines. Là où la loi n'est pas capable de trancher du tout ou de trancher bien, faut-il que ce soit un seul individu, le meilleur, qui gouverne, ou tous les citoyens ? En fait, en effet, ce sont les citoyens qui rendent la justice, délibèrent, décident, et ces décisions portent toutes sur des cas particuliers. 203(*) »

Au chapitre « Avantages et inconvénients de la royauté », la délibération collective est présentée comme une solution. Mais ici, les membres délibérants sont des hommes de bien. Le gouvernement qui est proposé en creux est une aristocratie. Aristocratie ou démocratie, le problème n'est pas là. Il est ailleurs : les lois sont-elles en accord avec leur constitution ?

« Mais à l'image des constitutions, les lois sont nécessairement mauvaises ou bonnes, c'est-à-dire justes ou injustes. Ce qui est toutefois manifeste, c'est qu'il faut accorder les lois à la constitution. Mais s'il en est ainsi, il est évident que celles qui correspondent à des constitutions droites seront nécessairement justes, et celles qui correspondent à des constitutions déviées injustes.204(*) »

Ce « point fondamental de la philosophie politique d'Aristote205(*) » est le suivant : la constitution est antécédente aux lois, et celles-ci doivent être produites en accord avec celle-là ( äå? ðñ?ò ô?í ðïëéôå?áí êå?óèáé ôï?ò í?ìïõò). L'important est de commencer par établir une constitution droite, ce qui est plus ou moins possible, comme on l'a vu, en fonction des peuples. Si celle-ci est droite, alors d'une part les lois seront correctement établies206(*), c'est-à-dire elles-mêmes droites, et, de l'autre, elles seront souveraines. Les lois ne font que découler de la nature de la constitution. C'est pourquoi les démocraties extrêmes où la loi n'est plus souveraine, ne sont plus des constitutions. Mais elles ne l'ont jamais été. Pour l'éviter, il faut respecter ce « principe de la constitutionnalité des lois » 207(*). Une constitution juste, et la démocratie comme les autres, ne doit donc pas s'attacher qu'aux magistratures, mais aussi et surtout aux lois.

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Pauvres ou riches, profanes ou compétents, la justice doit garder la même ligne directrice : celle du juste milieu. C'est pourquoi, en pratique, le pouvoir doit être réparti de la manière suivante. Le peuple a le choix d'élire les magistrats et de le révoquer, mais pas celui de commander. C'est une certaine forme de pouvoir. Il est juste que le peuple choisisse qui va décider, mais injuste qu'il décide directement.

La démocratie juste serait finalement constituée d'une structure à quatre étages. Tout en haut, se trouve la constitution : elle est la forme de gouvernement qui s'accorde le mieux à un peuple donné, à un moment donné de son histoire, et à un lieu géographique donné. Viennent ensuite les lois : elles donnent les règles universelles de la cité, en accord avec la constitution, et constitue en quelque sorte l'âme de la constitution. Plus en bas, c'est-à-dire plus dans l'imperfection, se trouvent les magistrats : ils répondent aux failles laissées par les lois, celles des cas particuliers. Enfin, au sol, se trouve l'immense peuple qui élisent les cas particuliers eux-mêmes chargés de résoudre les cas particuliers. Dernier échelon, de cette hiérarchie démocratique, le peuple n'en est pas moins la base.

La constitution n'est pas une idée platonicienne. Elle est la forme conforme à la nature d'un peuple. L'organisation politique inférieure est plus artificielle, mais fait en sorte que la nature de la cité soit respectée. Le respect de la constitution n'est pas un impératif moral. Il est ce qui, réellement, permet la sauvegarde des constitutions, et des démocraties.

4. La sauvegarde des démocraties

La sauvegarde n'est pas pour Aristote le choix d'une politique du pire, selon laquelle il vaudrait mieux construire que sauvegarder un vieux régime, mais que dans l'impossibilité de construire, alors mieux vaudrait sauvergarder ce qu'on a déjà. Sauvegarder un régime, c'est le rendre bon, car est bon ce qui dure. Aristote privilégie le conserver ( ô? ó?æçôáé) sur l'établir ( ô? êáôáóô?óáé) . Le législateur doit avant tout chercher à assurer la stabilité ( ô?í ?óö?ëåéáí) du régime, et en éviter la ruine. Le bonheur est quelque chose de stable et la stabilité du bonheur ne tient pas à la fortune, mais à l'activité vertueuse.208(*) Comme le bon est plus difficile à atteindre que le mauvais, la sauvegarde d'un régime est plus difficile à accomplir que son établissement. C'est même la tâche la plus ardue.

« Mais pour le législateur et ceux qui veulent édifier quelque constitution de ce genre, ce n'est pas de l'établir qui est la tâche la plus ardue, mais plutôt d'assurer sa sauvegarde. Car il n'est pas difficile de faire durer un, deux ou trois jours n'importe quel gouvernement. C'est pourquoi il faut, suivant nos considérations antérieures sur les modes de sauvegarde et de ruine des constitutions, essayer d'en assurer la stabilité, en le prémunissant contre les facteurs de ruine, et en établissant des lois, aussi bien non écrites qu'écrites, telles qu'elles contiendront le plus possible de quoi assurer le salut de ces constitutions.209(*) »

Avant d'étudier comment Aristote envisage la sauvegarde des démocraties au chapitre VI, 5, il faut comprendre quelles sont les facteurs de ruine, c'est-à-dire les causes des changements dans les démocraties.

« C'est de la sauvegarde des constitutions, à la fois en général et de chacune d'entre elles, dont il faut parler ensuite. Il est d'abord évident que, si nous saisissons ce par quoi les constitutions sont détruites, nous saisissons aussi ce par quoi elles assurent leur sauvegarde.210(*) »

C'est l'objet du chapitre V, 5.

4.1. Les changements ( ô?ò ìåôáâïë?ò) dans les démocraties (V, 5, 1304 b 21 - 1305 a 35)

La thèse principale du chapitre V, 5 est que « les démocraties changent principalement du fait de l'audace des démagogues.211(*) » Il y a deux phases à distinguer dans le changement occasionné par le démagogue : d'abord leur accession au pouvoir, dont Aristote ne parle pas explicitement au chapitre V, 5, puis leur action proprement dite.

- L'arrivée des démagogues

Le changement se fait souvent d'une manière brutale. Arrivent au pouvoir ceux qui n'y étaient pas préparés, ceux qui n'ont jamais reçu d'éducation intellectuelle, et qui se trouvent donc séduits par ceux qui flattent leurs désirs bas.

D'une manière générale, le changement de constitution naît d'une disproportion, d'une rupture de l'harmonie du corps civique. « Des changements de constitutions adviennent du fait d'un accroissement hors de proportion d'une de leur partie. 212(*) » Or il faut que la cité conserve de la proportion entre ses partis, comme l'âme est ce qui proportionne les parties du corps. Les démocraties extrêmes adviennent souvent à la suite d'une catastrophe. A Athènes, ce sont les guerres qui favorisent l'émergence de la plèbe sur la scène politique. « la masse des marins, qui avait été l'artisan de la victoire de Salamine et par là de l'hégémonie dûe à la puissance maritime rendit la démocratie plus forte. 213(*) » C'est une situation déterminée qui favorise l'émergence des démagogues. « Le peuple ayant entre ses mains la suprématie navale pendant les Guerres Médiques en conçut de l'orgueil, et prit le parti des mauvais démagogues. 214(*) » Les démagogues arrivent dans ce contexte historique de crise, dont ils savent tirer partie. La conséquence philosophique en a déjà été analysée par Platon au livre VIII de la République : les démocrates, qui n'ont jamais jusque là reçu d'éducation, sont ignorants. Les pauvres, jeunes et ignorants, sont alors nécessairement attirés par le miel du frelon 215(*), qu'est le démagogue. Leur action est alors mauvaise.

- L'action des démagogues

Aristote remotive le topos du démagogue vicieux ( ðïíçñ?í äçìáãùã?í)216(*), énoncé par Euripide : « La foule est chose redoutable lorsque ses chefs sont des pervers. 217(*) »  Elle est redoutable y compris pour elle-même, puisque son action aboutit au renversement des démocraties ( ? äçìïêñáô?á ìåô?âáëå) et à l'établissement des oligarchies. Les démagogues calomnient les riches, de sorte que ceux-ci s'unissent óõí?ãåé contre la cité.

« Dans presque tous les autres cas, on peut constater, si l'on y regarde bien, que les changements se déroulent de la même manière : pour plaire au peuple, les démagogues tantôt provoquent une coalition des notables en les traitant injustement, soit en partageant leurs patrimoines, soit en les affectant au paiement des charges publiques tantôt ils calomnient les riches pour pouvoir confisquer leurs biens.218(*) »

Platon, au même livre de la République, évoque l'injustice de l'action des pauvres face aux riches, quand ils sont menés par les démagogues. Leur action est la même que celle ici décrite, à ce détail près, qu'elle ne trouve pas de sanction immédiate. « La démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres et partagent avec ceux qui restent gouvernement et charges publiques.219(*) » Pour Aristote, ces actions sont mauvaises pour la démocratie, parce qu'elle mène irrémédiablement à sa perte.

Parmi tous les exemples cités au chapitre V, 5, la succession des événements menant à la chute des démocraties est en effet toujours la même : spolliation, coalition des spolliés, et chute du régime. Ou bien les démagogues-calomniateurs ( óõêïöáíôï?íôåò)220(*) confisquent ( äçìå?åéí)221(*) les richesses des notables, ou bien ils ne leur remboursent pas ce qu'ils avaient prêté à la cité, comme à Rhodes. Toujours, dans un deuxième temps, les notables s'allient (óõí?óôçóáí)222(*), comme à Cos, forment une coalition ( óõóô?íôåò)223(*), comme à Rhodes, se liguent ( ?èñïéóè?íôåò)224(*) comme à Héraclée, pour, dans un dernier temps, renverser la démocratie ( êáôáë?óáé ô?í ä?ìïí 225(*)) et établir l'oligarchie. Les changements obéissent donc à un schéma quasi déterminé et extrêmement simple : l'appât du gain est source de crise. Le pire qui puisse arriver à une cité est quand elle devient source de profit. Le vice du peuple, même des bonnes sortes de peuple est d'être appâté par le gain ( ôï? ê?ñäïõò) : « Car la plupart de ces gens courent plutôt après le gain qu'après les honneurs226(*) » , écrit Aristote à propos des paysans.

Ce schéma se met surtout en place dans les périodes de guerre. La dénonciation (eisangélie) des riches et la confiscation qui s'ensuivait servaient, dans les démocraties extrêmes, en effet à renflouer les caisses de l'Etat, notamment pour payer les rétributions 227(*). Ce qu'Aristote souligne ici n'est donc pas une constante du régime démocratique, c'est, d'une part, un risque conjoncturel, de l'autre, un risque qui ne guette que les démocraties extrêmes.

Les richesses ( ÷ñ?ìáôá) des notables constituent la principale pierre d'achoppement des régimes démocratiques. Le risque de la dernière espèce de démocratie est donc un risque crématistique. Les démagogues flattent la cupidité du peuple pour tirer profit de la cité. « Mais la règle cardinale dans toute constitution c'est qu'elle soit organisée, tant du point de vue des lois que de celui de n'importe quelle administration, de telle manière que les magistratures ne soient pas source de profit.228(*) »

- Un risque analogue à une guerre

S'il se concentre avec tant d'insistance sur la version négative de la démocratie, c'est que celle-ci n'est pas seulement, pour reprendre sa typologie, le pire des régimes « modérés », mais qu'elle est réellement une tyrannie, c'est-à-dire la pire des constitutions, quoiqu'elle garde le nom fallacieux de régime populaire.

« Dans les temps anciens, quand un même individu devenait démagogue et stratège la constitution se changeait en tyrannie. Car la grande majorité des anciens tyrans étaient sortis du rang des démagogues. La cause pour laquelle il en était ainsi à cette époque, alors que ce n'est plus le cas aujourd'hui, c'est qu'alors les démagogues étaient pris parmi les chefs militaires , car on n'était pas alors habiles en l'art des discours, alors qu'aujourd'hui avec le développement de la rhétorique, ceux qui sont capables de parler deviennent démagogues, mais du fait de leur inexpérience guerrière http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=ou%29k&bytepos=365951&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057, ils ne s'attaquent pas à la constitution, même si ça et là, il y a eu quelques tentatives de ce genre. 229(*) »

Auparavant, les démagogues avaient le courage de renverser les démocraties par les armes pour y établir une tyrannie à leur avantage. Désormais, la situation demeure inchangée, les démagogues ont toujours les mêmes mauvaises intentions, seulement, pour différentes raisons, - leur inexpérience guerrière, l'absence de concentration des pouvoirs telle qu'elle avait cours dans la royauté archaïque, l'importance de la population urbaine, la puissance militaire des démocraties - ils n'ont ni le courage ni la force de s'attaquer à la constitution, et préfèrent établir une autre sorte de tyrannie, avec la complicité du peuple qu'il séduit grâce à ses talents rhétoriques, une tyrannie qui ne dit pas son nom, mais aussi éloignée du bon régime que l'étaient les tyrannies archaïques. Cette démocratie est donc plus proche de la tyrannie que de la bonne forme de démocratie, qui porte pourtant son nom. Les démagogues despostiques n'ont pas besoin de détruire la démocratie par les armes, ils la détruisent de l'intérieur.

Les changements dans la démocratie tiennent principalement à deux écueils : la personne du démagogue, et la personne du peuple. Dans les Cavaliers d'Aristophane, le démagogue incarné par le Marchand de boudin est un flatteur habile et pervers, Démos est présenté comme un vieillard stupide et cupide. On retrouve à peu près ces données chez Aristote, si bien que pour sauver les démocraties, il nous faut distinguer deux modes d'intervention principaux. Le premier permettra d'éviter le premier écueil : il sera institutionnel et consistera dans le choix de magistrats compétents. Le second évitera le deuxième écueil, l'incitation à la cupidité du peuple : il sera économique.

4.2. La sauvegarde des démocraties (VI, 5, 1319 b 34 - 1320 b 16)

Sauvegarder c'est faire vivre longtemps. La sauvegarde implique la paix et l'aisance durable. Quelle économie propre à la démocratie permettra alors de la faire durer? L'égalité implique-t-elle une répartition égalitaire des richesses, ou un abandon de la propriété ? Quels sont les meilleurs moyens de sauvegarde ? Car, à côté des mesures institutionnelles et économiques, se tient un moyen privilégié de faire durer une constitution : l'éducation. Aristote n'en parle pas explicitement au chapitre VI, 5, traitant de la sauvegarde des démocraties, mais c'est que l'éducation est un moyen important pour faire accéder à la vertu les citoyens de chaque constitution.

4.2.1. Réponse politique : garder des magistrats compétents

Au chapitre IV, 4, Aristote évoque succintement ce qu'il faut pour obtenir une démocratie à proprement parler ( äçìïêñáô?á êõñ?ùò)230(*), c'est-à-dire un bon gouvernement, le terme ayant ici, un sens positif. Les magistrats ne doivent pas être inquiétés dans l'exercice de leur fonction, car eux seuls peuvent traiter les cas particuliers. Pour les assemblées, elles devront obéir aux lois, et non se laisser aller à tout régler par les décrets. Une bonne démocratie doit toujours être gouvernée par des magistrats compétents. On ne peut pas supprimer les chefs d'une cité, car ils seront remplacés par les démagogues. Un bon régime démocratique doit juxtaposer deux modes de fonctionnement : d'une part le fonctionnement direct tel qu'il a cours à l'assemblée, de l'autre le fonctionnement indirect tel qu'il doit avoir cours dans les magistratures.

Mais donner au peuple l'élection de tous les magistrats est encore risqué. Car, celui-ci peut facilement se laisser flatter. Face à la menace des démagogues, il est meilleur de mettre en place une démocratie doublement indirecte, où le peuple élit un magistrat, par exemple un magistrat de tribu, qui sera lui-même chargé d'élire les magistrats de la cité.

« Il y a aussi des changements qui font passer de la démocratie traditionnelle à sa forme la plus récente, car là où les magistratures sont électives et où l'élection est faite par le peuple sans condition de cens, ceux qui briguent les charges ont recours à la démagogie, au point de rendre le peuple souverain même des lois. Un remède qui supprime cet inconvénient, ou du moins qui en diminue l'effet, c'est de confier l'élection aux magistrats des tribus et non au peuple tout entier. 231(*) »

A la fin du chapitre V, 5, Aristote ébauche la description d'une solution, d'un remède. Il y a une maladie dans la cité : ce sont les démagogues, ceux qui briguent les charges ( ï? óðïõäáñ÷é?íôåò). A cette maladie, on peut apporter un remède ( ?êïò), qui est purement institutionnel. Cette mesure vise en lieu ultime à éviter confiscations et collectivisations. C'est pourquoi elle doit se doubler de mesures économiques.

4.2.2. Réponse économique : la propriété sera déclarée sacrée

- s'opposer aux confiscations

« Mais les démagogues d'aujourd'hui, pour plaire aux masses, font prononcer beaucoup de confiscations par les tribunaux. C'est pourquoi, il faut, pour s'opposer à ces pratiques, que ceux qui se soucient de la constitution établissent une loi disant que les biens des condamnés ni ne reviendront au peuple ni ne seront versés au trésor public, mais seront déclarés sacrés. 232(*) »

Le principal danger, on l'a vu, est la démagogue, et pour cause : le démagogue n'est pas un démocrate : il fait changer les démocraties, soit en une oligarchie soit en une démocratie extrême. Or une constitution qui change est nécessairement mauvaise. Il faut donc se prémunir contre les actions judiciaires des démagogues. Les biens des condamnés doivent faire l'objet d'une protection contre différentes pratiques. Pour trouver des financements, le peuple et les démagogues utilisent différents types de mise en accusation. La plus fréquente, après l'eisangélie, est le  graphé paranomon. Ceux qui intentent des actions ( ôï?ò å?ê? ãñáöïì?íïõò)233(*), sont ceux qui intentent des « graphé paranomôn », ces procédures qui consistent à attaquer un décret et son créateur sous prétexte que celui-là est anticonstitutionnel (paranomon)234(*). Ceux-là donc devront recevoir de lourdes pénalités. Le législateur doit s'opposer à la confiscation des biens ( äçìå?ïõóé), c'est-à-dire à leur don au peuple, et au contraire les déclarer sacrés ( ?åñ?í).

Il vaut mieux réduire les dépenses que d'augmenter les recettes. Il vaut mieux réduire les coûts consacrés au fonctionnement de la cité que de s'attirer l'hostilité des notables.

« Puisque les démocraties extrêmes ont une population importante et qu'il leur est ainsi difficile de réunir à l'assemblée des gens non rémunérés, mais que, là où les revenus publics sont inexistants, cela provoque l'hostilité des notables (car alors l'argent viendrait nécesairement d'un impôt, de confiscations, de tribunaux iniques, toutes choses qui ont déjà provoqué la chute de bien des démocraties), là donc où les revenus publics sont inexistants, il faut convoquer peu d'assemblées et ne réunir les tribunaux composés de beaucoup de membres que quelques jours.235(*) »

Les démocraties extrêmes sont nécessairement « polyanthropes » ( ðïëõ?íèñùðï?), et doivent nécessairement payer les indemnités à tous ces hommes. D'une part, elle ne peut fonctionner avec des citoyens non rémunérés (?ìéóèïò), de l'autre, elle ne peut puiser dans les ressources, déjà peu élevées, des riches par le biais des confiscations, sans risquer une guerre civile. C'est pourquoi les réunions et assemblées doivent être rares. On convoquera toujours des assemblées avec des gens rémunérés mais plus rarement ( äå? ðïéå?í ?ë?ãáò ?êêëçó?áò)236(*), de même pour les tribunaux. Cette solution présente un autre avantage, qui est de faire participer les riches aux tribunaux.

Il est donc, pour Aristote, plus important de préserver l'amitié des riches, quitte à exclure les pauvres du pouvoir, que d'envisager une réforme égalisatrice. Aristote ne parle cependant pas d'établir une oligarchie. Les tribunaux composé de beaucoup de membres ( äéêáóô?ñéá ðïëë?í) restent une institution typiquement démocratique 237(*). Il ne s'agit donc pas de transformer en nature la constitution démocratique, mais de l'affaiblir, de l'endormir, ou encore d'adapter ses activités à la mesure de ce qu'elle peut faire : limiter la vie politique aux réunions indispensables ( ô?ò ?íáãêá?áò óõí?äïõò)238(*).

En quoi après tout ces mesures économiques ne sont-elles pas oligarchiques ? Si les pauvres ont le pouvoir, mais qu'ils ne peuvent redistribuer les richesses, la démocratie n'est-t-elle pas alors seulement une démocratie théorique ? En fait, Aristote propose des mesures économiques à l'avantage des pauvres, mais qui se distinguent d'une simple redistribution ou d'une indemnisation.

- orienter les pauvres vers certains travaux

Ces mesures sont l'apanage des démocraties riches.

« Là où il y a des revenus publics, il ne faut pas faire ce que les démagogues font en réalité (ils distribuent, en effet, les sommes restantes; mais au moment même où ils les perçoivent, les gens en réclament encore autant: c'est le tonneau percé que cette façon de venir en aide aux gens modestes), mais le gouvernement véritablement populaire doit prendre garde à ce que la masse ne soit pas trop démunie, car c'est là une cause qui vicie la démocratie. 239(*) »

Les cités avec revenus doivent faire face à un problème : la répartition de l'excès des richesses. Les subventions et rétributions sont comparées à un tonneau percé ( ? ôåôñçì?íïò ð?èïò). Il ne suffit pas de donner quelque chose pour que le receveur en fasse quelque chose de bien. Il n'y a pas réellement de philosophie du don chez Aristote. Tout acte est un acte commun, avec certes, des puissances inégales de part et d'autres. Mais pour que l'acte se réalise, il faut que les deux partis agissent. Aristote ne parle pas de mendiant, ni de charité.

Les aides aux pauvres doivent correspondre à diverses incitations à la création d'entreprises, soit agricole en leur payant un petit domaine foncier, ou une prise en ferme 240(*), soit commerciale avec une mise de fonds (?öïñì?) pour un commerce. Il faut, comme l'ont fait les Carthaginois, donner aux pauvres les moyens ( ?öïñì?ò) de les orienter vers certains travaux ( ôñ?ðåéí ?ð' ?ñãáó?áò)241(*).

« Il faut donc s'ingénier à ce que l'aisance devienne durable, et puisque cela est aussi à l'avantage des gens aisés, il faut, après avoir rassemblé les recettes publiques, les répartir, en une seule fois entre les gens modestes, avant tout pour qu'ils accèdent à la propriété d'un petit domaine foncier s'il est possible de leur donner une somme suffisante, sinon comme mise de fond pour un commerce ou une exploitation agricole.242(*) »

Les réformes ne sont pas seulement économiques. S'il suffisait d'enrichir les pauvres, de simples subventions suffiraient. Mais dans le financement de l'orientation vers certains travaux, il y a plus. Les pauvres prennent une habitude de vie, professionnelle et donc politique. Le but n'est pas non plus de créer des richesses agricoles, ce que les grandes propriétés font déjà très bien. Il est de faire en sorte que chacun trouve la place qui lui revient. L'économie doit aider à rendre vertueux. Elle demande un effort de la part des pauvres : un travail.

Tout se passe comme si dans la bonne cité aristotélicienne, les citoyens, pouvaient, et économiquement et politiquement, finir par se passer, non pas de la cité, mais du pouvoir. Peut-être, parce que, comme on l'a vu, dans la cité réussie, les hommes sont amis, et qu'ils peuvent vivre alors comme au-dessus des lois. Les hommes vertueux se gouvernent eux-mêmes : ils deviennent libres. Tel est l'idéal de la stabilité politique, qui rapprocherait le plus possible le monde d'ici-bas à l'immuabilité du monde supra-lunaire. Celle-ci ne s'atteint que par l'amitié, et non par les réformes brutales, car, une fois l'amitié acquise, tout devient possible, y compris une répartition de la part des riches généreux. Il semble que ce soit ce qu'Aristote attende de mieux pour la stabilité de la cité démocratique : son modèle est donné par l'exemple des riches Carthaginois243(*) à la fois généreux et sensés. La politique doit davantage inciter aux initiatives justes que les forcer. Toute transformation radicale sera mauvaise.

- refuser les collectivisations (II, 5, 1262 b - 1264 b 25)

Le foncier est privé, mais les produits sont consommés en commun.

« La meilleure solution est que les biens soient privés, et qu'ils soient rendus communs par leur usage.244(*) »

La collectivisation radicale n'est pas réalisable et, produirait, si elle était tentée, des profits qui ne valent pas le bouleversement de la tradition ni ne compensent les pertes qu'elle entraînerait245(*).  La sacralisation de la propriété n'est pas un principe moral. Elle découle chez Aristote du constat de l'irréalisabilité politique des collectivisations. Elle repose également sur un principe anthropologique, opposé au platonisme : c'est la méchanceté humaine et non la propriété privée en elle-même qui aboutit à l'injustice. Il faut donc saisir le mal à sa racine, et non dans ses symptômes :

« Certes, cette législation platonicienne a un visage riant et semblerait bien traduire de l'amour pour le genre humain : celui qui en entend parler l'accueille avec joie, pensant qu'elle établira quelque merveilleuse amitié de tous à l'égard de tous, surtout quand on impute à l'absence de communauté des biens tous les vices qui existent actuellement dans les différentes constitutions, je veux dire des procès intentés à propos de contrats, des jugements pour faux témoignages, des flatteries à l'égard des riches. Or ces maux n'adviennent pas de l'absence de communauté des biens, mais du fait de la perversité humaine, puisque nous voyons que ceux qui possèdent des biens en commun et en partagent la jouissance ont beaucoup plus de différends que ceux qui ont un patrimoine propre.246(*) »

Pour Platon, « Nul n'est méchant volontairement.247(*) » : c'est pourquoi le législateur platonicien apparaît comme un médecin. Les collectivisations constituent un remède idéal aux maux de la société. Pour Aristote, il n'est pas réellement de cause aux maux. Le mal est en chacun de nous. Nous ne sommes pas les objets d'un mal extérieur. « La méchanceté est quelque chose à quoi l'on consent.248(*) » Aussi une telle réforme n'aurait pas de sens, car la « méchanceté humaine »249(*) ne serait pas moindre, au contraire, si l'homme était dépossédé au profit de la collectivité. Aristote est donc porté à envisager l'action salvatrice des lois dans le sens d'une éducation de l'homme-propriétaire tel qu'il est, plutôt que dans le sens d'une transformation de l'homme dans le collectif.  La juste mesure incite donc à privilégier l'éducation sur des réformes démiurgiques.

4.2.3. Réponse culturelle : l'éducation démocratique

« De tous les moyens indiqués pour assurer la durée des constitutions, le plus important est celui que tout le monde néglige actuellement: c'est un sytème d'éducation conforme au régime politique. 250(*) »

La thèse générale d'Aristote est que la loi doit éduquer les citoyens, car c'est par les lois que l'on devient bon, et non les créer. C'est pourquoi les lois doivent s'accorder à la constitution, elle-même en accord avec la nature d'une cité. Le législateur oublie trop souvent ce principe de la postérité des lois par rapport à la constitution. « L'art politique ne fabrique pas d'hommes, mais les reçoit de la nature pour s'en servir.251(*) » Ce jugement est lourd de conséquences. Il dénonce tout projet en quelque sorte « démiurgique », qui assimile la politique à une oeuvre de production et prétend disposer, avec l'homme, d'une matière première à transformer. 252(*) La critique des moyens employés aux fins de dérives démagogiques préfigurerait alors une critique des régimes totalitaires contemporains.

« Il est étrange que celui qui entend introduire un système d'éducation en pensant ainsi la rendre vertueuse, soit d'avis de se servir des dispositions citées plus haut comme moyens de correction, et non des moeurs, de la philosophie et des lois, comme l'a fait le législateur à Lacédémone et en Crète en établissant une certaine communauté de biens par le biais de repas en commun.253(*) »

Les régimes spartiate et crétois qui ont préféré à une collectivisation des biens de type platonicienne, « établir une certaine communauté de biens par le biais de repas en commun. »254(*) L'exemple des repas en commun n'est pas pris au hasard. Cette pratique a servi de comparaison au chapitre III, 11, avec la délibération collective. La théorie est donc en accord avec la pratique. De la même façon que dans le repas en commun, chacun apporte ce qu'il peut à manger selon sa richesse, dans l'assemblée, chacun apporte ce qu'il peut selon ses qualités. Le certain collectivisme économique est donc en harmonie avec la mise en commun proprement politique. Le repas payé par un individu est moins bon que le repas à frais commun. Ce qui arrive de l'extérieur sans que l'individu y participe n'est pas efficace. Ainsi des grosses réformes économiques, décrétées ex nihilo par un législateur. Les réformes des moeurs l'emportent sur les pures réformes politiques pures, parce qu'elles entrainent une conversion psychologique des individus en la faveur de la constitution, ce qui ne peut se faire que par l'éducation, laquelle s'appuie sur la formation intellectuelle (c'est ici le sens de philosophie), l'usage et les lois qui, quand elles ont un laps de temps suffisant, agissent de la même manière que l'usage. Plutôt que de décréter ex abrupto un « régime communiste 255(*) », les législateurs spartiates et crétois ont mis en place une législation qui inclinait les individus à un certain collectivisme. L'éducation permet de rendre les citoyens vertueux.

Cette vertu consiste en l'amitié. La tâche du législateur est en effet avant toute chose que les hommes s'entendent bien : « L'oeuvre de la politique consiste surtout, de l'avis général, à engendrer l'amitié.256(*) » Aussi la série de mesures préventives des diverses spolliations sous-tend une idée fondamentale de la cité. Le premier impératif, avant toute chose, c'est que la cité soit unie : « Et quand les hommes sont amis, il n'y a plus besoin de justice.257(*) », il n'y a plus besoin de propriété car « tout est commun entre amis258(*) ». Aussi, que la conception de la justice dominante soit démocratique ou oligarchique, cela importe peu, car l'amitié, engendrée par une bonne éducation, remplace ces principes abstraits de justice.

Conclusion : la nature de chaque chose

La démocratie n'est pas la politie, parce qu'elle se trompe d'échelle. La politie vise l'avantage commun. La démocratie, comme tout régime dévié, vise l'avantage particulier. L'échelle de la démocratie est celle de l'individu, l'échelle de la politie est celle de la cité. Il faut toujours avec Aristote envisager la politique comme un effort vers un ordre supérieur. Le peuple délibère pour donner le pouvoir à des magistrats compétents. Les magistrats commandent en essayant de respecter les lois. Les lois sont elles-mêmes soumises à la constitution. Et c'est tout. Au-delà, il n'y a rien. La constitution n'est en effet rien d'autre qu'une organisation de magistratures259(*). Les magistrats doivent gouverner en accord avec la constitution, la constitution n'est qu'une mise en accord des magistratures : c'est une tautologie.

Mais cette tautologie n'est pas un vice logique. Il faut concevoir l'organisation de la cité, non comme une ligne verticale, mais comme un cercle. La bonne cité n'est pas celle qui monte le plus haut et qui dépasse les autres, elle est un cercle. La bonne cité n'est pas le modèle de toutes les cités. La bonne cité est la cité autarcique. Sorte de serpent qui se mord la queue, la bonne constitution aristotélicienne semble, en bien des points, fuyante, sinon abberrante. La bonne cité est difficilement concevable - d'ailleurs elle est à peine conçue -, parce qu'elle est unique. Il peut y avoir une infinité de bonnes cités toutes différentes les unes des autres, bien que partageant quelques traits de modération (classe moyenne, respect de la propriété, répartition des magistratures), et ce seront des gouvernements constitutionnels. Aristote ne cherche pas « la » cité idéale, et c'est pourquoi il cite tant d'exemples. Il ne conçoit que des êtres particuliers, ou des compositions d'êtres particuliers, et qui sont souvent plus complexes qu'une idée pure. C'est pourquoi aussi, le lecteur cherchant désespérément dans la Politique à quoi resssemble le bon gouvernement, est pris entre une masse de réponses différentes, qu'il ne pourra synthétiser qu'à l'aide d'une réponse de Normand.

Et en quelque sorte, Aristote nous fait des réponses de Normand tout le temps, mais à une affirmation près, et qui n'est pas des moindres : « la cité a une nature qui lui est propre. » C'est un principe, à partir duquel tout est dit et plus rien ne sera à dire. Toute cité a une nature qui lui est propre, et c'est à partir de cette nature que la constitution s'organise, que les lois s'organisent, que les magistratures s'organisent, et que tous s'engagent dans le cercle de l'autarcie. Il n'y a qu'une chose à respecter : c'est la nature propre de chaque chose. Et c'est pourquoi Aristote insiste tant sur le « pour qui »260(*) - davantage que sur le « pourquoi » - de chaque constitution. A chaque situation, changeante, complexe, il y a une réponse, mais dans l'abstrait et le général, Aristote n'en formule pas.

On butte là sur les limites mêmes de la philosophie politique, et de la philosophie en général. Comment en effet produire des concepts, si l'on ne peut regrouper des objets qui se ressemblent ? Si toute chose a une nature qui lui est propre, il n'est plus besoin de trouver de causes aux comportements, ni de couper à ces réponses tautologiques : une cité est telle parce que c'est sa nature ; une cité est mauvaise, parce qu'elle ne suit pas sa nature, une cité est bonne parce qu'elle suit sa nature. Mais bonne, par rapport à quoi, et nous étrangers non-héllènes et d'une autre époque, parlons-nous même du même « bon » ?

Ce réalisme ne se solde pourtant pas, bien au contraire, par un abandon de la pensée. Tout dépend une fois de plus de ce qu'on appelle pensée. Si la pensée est la réduction des particularismes à du commun, alors non, la philosophie politique d'Aristote ne vaut rien. Et on trouvera plus de pensée chez Platon. Si, en revanche, la pensée est la saisie de la spécificité de chaque être, et l'incitation à la saisir, alors oui, Aristote, pense. Et ce qu'il dit de la politie, et de la démocratie, doit encore nous parler.

Que dit-il finalement ?

La démocratie est mauvaise, parce que, précisément, elle ne pense pas. La théorie démocratique est dure, rigide, généralisante. Pour une réalité humaine infiniment riche et diverse, elle vient lourdement poser pour tous, pour toute cité et pout tout le temps, son principe de liberté, aussi absurde que séduisant : un homme vaut un homme. Qu'il soit riche, pauvre, intelligent, stupide, esclave, maître, thète, paysan, voire de sexe masculin ou de sexe féminin, un homme vaut un homme. La démocratie nivelle, c'est bien connu. Elle nivelle exactement comme les oligarques applatissent la cité sous leur théorie tout aussi simplificatrice : tout a un prix, et une pièce d'or vaut un espèce d'or. Pour les démocrates, l'unité marchande est l'homme.

Aussi, ne nous empressons pas de crier au scandale parce qu'Aristote est anti-démocrate. D'ailleurs, la question n'est plus là. Aristote peut être démocrate, dans certains cas, et farouchement anti-démocratre dans d'autres : tout dépend, une fois de plus, de la cité considérée, de son peuple, et de son degré d'évolution. Un peuple qui, sortant d'une longue période de tyrannie, baigné dans l'ignorance depuis son enfance, et dans l'amour quasi exclusive des biens matériels, du fait de sa pauveté, arrive brutalement dans une démocratie, court de toute évidence à sa perte. Il n'y est pas prêt. Que vaut-il mieux pour lui : qu'il reste dans la forme constitutionnelle traditionnelle, possiblement une tyrannie, mais en paix et dans une relative aisance ; ou qu'il tombe aussitôt dans les mains de démagogues, qui profitant, de son appétit aiguisé par de longs jeûnes, redistribue les richesses, en prenant aux riches, mais au risque de déclencher une guerre civile ou un renversement du régime ? Notre approche moderne du politique valorise la prise de risque et pencherait plutôt, en termes plus nuancés, vers la deuxième solution. Mais après tout, lorsque nous nous demandons « tel peuple est-il prêt pour la démocratie ? » n'accréditons-nous pas plutôt la position aristotélicienne ? Par ailleurs, les équivalents modernes des « confiscations » antiques - impôts très élevés, nationalisations...- , ont pu historiquement entraîner, non pas une coalition armée, mais du moins une fuite massive de capitaux, comme ce qu'on a appelé le « mur de l'argent » de 1936.  Ce sont des exemples, et uniquement des exemples, mais on voit bien qu'ils trouvent une effectivité historique : les régimes de partis (au sens politique mais aussi et surtout économique), démocratie comme oligarchie, tiennent mal.

Les gouvernements déviés tiennent mal parce qu'ils négligent l'unité de la cité. La démocratie a certes le mérite de prendre pour elle la partie la plus nombreuse, par rapport à un monarque ou à des oligarques. Mais elle ne casse pas moins l'unité de la cité pour autant, en plusieurs fractions, et le pouvoir ne revient pas à tous, mais à une « fraction majoritaire » ( ô? ðë?ïí ì?ñïò)261(*). La bonne unité est celle de la diversité. De la même façon que les cités sont différentes, de la même façon, les hommes le sont. Et chacun a sa nature propre. Le problème philosophique rencontré plus haut semble se durcir. Comment décidément pourrons-nous fixer une « politique », et en cela le titre de P . Pellegrin est bon, comment le pourrons-nous, si même l'anthropologie qu'elle suppose n'est pas fixe ? Comment pourrons-nous nous entendre sur les cités si nous ne savons même pas ce qu'est « l' » homme ? Qu'est-ce que, et existe-t-elle, cette philosophie politique du juste milieu ?

Le juste milieu n'est pas un abandon de la pensée, mais une leçon reçue par les choses, une leçon de juste mesure. Il faut prêter attention aux choses, c'est-à-dire aux singularités. Le réalisme aristotélicien n'est pas le bon gros point de vue du « réalisme » politique qui invite à honorer le bon sens, les évidences, et les clichés. Le réel est cette infinie complexité, qui invite toujours à se remettre en question, à chercher et à avancer. Le réalisme est cette humilité face à la chose. Nous avons à apprendre de chaque chose. On touche là à un fondement ontologique de la philosophie d'Aristote. Chaque être a de la puissance. C'est pourquoi chaque chose nouvelle est à connaître, car son intellection nécesite à chaque fois un acte commun entre le connaissant et le connaissable. Ainsi de la cité, ainsi des peuples, ainsi des démocraties : leurs cas sont à reconsidérer à chaque fois, car le naturel n'est pas l'universel.

Le naturel n'est pas plus l'intemporel. Ce peuple de travailleurs ignorants, subitement sortis de son joug politique, que nous évoquions tout à l'heure, ce même peuple peut changer et un jour accéder à la démocratie, peut-être. Mais ce ne sera pas forcément mieux : ce sera différent. Car le bien ne vaut que par rapport à lui-même. Ce sera mieux si c'est adapté. Le bon gouvernement, le gouvernement constitutionnel, n'est rien d'autre que la constitution en accord avec la nature de sa cité. Examinons donc la nature de chaque, quitte à trouver des natures communes, et trouvons une forme adaptée qui la respecte. Telle est cette méthode politique à la fois modeste, déroutante, et parfois décevante, une méthode qui ne prend pas de risques, mais qui, ce faisant, en évite beaucoup, et en évite des grands.

Bibliographie

 

1. - Textes d'Aristote

 

1.1) Les traductions modernes des Politiques

- ARISTOTE, La Politique, nouvelle traduction avec introduction, notes et index par J. Tricot, Paris, Vrin, 1962.

- ARISTOTE, Politique, texte grec et traduction française par J. Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, 5 vol., 1960-1989.

- ARISTOTE, Les politiques, introduction, notes, et bibliographie par P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990.

 

1.2) Autres oeuvres d'Aristote

- ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, édition et traduction R. Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004.

- ARISTOTE, Rhétorique, édition et traduction M. Duffour, Paris, éd. des Belles Lettres, 1960.

- ARISTOTE, Métaphysique, édition et traduction J. Tricot, Paris, éd. Vrin, 1953.

- ARISTOTE, Constitution d'Athènes, édition et traduction G. Mathieu et B. Haussoullier, Paris, Belles Lettres, 1941.

- ARISTOTE, Ethique à Eudème, édition et traduction, préface et notes d'E. Lavielle, Paris, Pocket, 1999.

 

2. - Textes antiques et médiévaux autour de la démocratie

 

2.1) Platon

- PLATON, Les Lois, traduites par E. des Places (I-VI), puis par A. Diès (VII-XII), Paris, Les Belles Lettres, 1951-1956.

- PLATON, La République, traduite par P. Pachet, Paris, Gallimard, 1993.

- PLATON, Le Politique, traduit par A. Petit, Paris, Hachette, 1996.

 

2.2) Autres auteurs antiques

- ARISTOPHANE, L'Assemblée des femmes, traduction M.-J. Alfonsi, Paris, Flammarion, 1966.

- ARISTOPHANE, Les Cavaliers, traduction M.-J. Alfonsi, Paris, Flammarion, 1966.

- CICERON, De la République, traduit par E. Bréguet, Paris, Belles Lettres, 1989.

- DEMOSTHENE, Sur les affaires de Chersonèse, traduit par C. Terreaux, Paris, Arléa, 1998.

- DEMOSTHENE, Contre Aristogyton, traduit par G. Matthieux, Paris, Les Belles Lettres, 1958.

- POLYBE, Histoires, Paris, établi par E. Foulon et traduit par R. Weil, Paris, Les Belles Lettres, 1995.

- XENOPHON, La constitution des Athéniens, traduction F. Ollier, Gallimard, Paris, 1996.

2.3) Auteurs médiévaux

- MARSILE DE PADOUE, Defensor pacis, traduit et annoté par A. Gewirth, New-York, Columbia University Press, 2001.

- ORESME, Nicole, Maître Nicole Oresme Le Livre de Politique d'Aristote, éd. critique de A.D.Menut, Philadelphie,1970.

- THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, traduit et annoté par J. Tonneau, Paris, éditions du Cerf, 1998.

- THOMAS D'AQUIN, In octo libros Politicorum Aristotelis expositio, éd. R.M.Spiazzi, Turin, Rome,1966.

3.- Textes modernes

3.1) Introduction historique

- BORDES, J., Politeia dans la pensée grecque jusqu'à Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982.

- BRULE, P., DESCAT, R. (dir.), Le monde grec aux temps classiques, Paris, PUF, 2004.

- CARLIER, P. (ed.), Le IVe siècle av. J.-C. Approches historiographiques, Nancy et Paris, De Boccard, 1996

- COOPER, F., MORRIS, S., "Dining in round buildings", in MURRAY 1989.

- DEMONT, P., Le tirage au sort des magistrats à Athènes : un problème historique et historiographique, dans F. Cordano et C. Grottanelli (eds.), Sorteggio pubblico e cleromanzia, dall'antichità all'età moderna, Milano, Et, 2001, pp. 63-81.

- GLOTZ, G., Le Travail dans la Grèce ancienne. Histoire économique de la Grèce depuis la période homérique jusqu'à la conquête romaine, Paris, F. Alcan, 1920.

- GLOTZ, G., La Cité grecque, Paris, Albin Michel, 1928.

- HANSEN, M. H., La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, traduction par S. Bardet, Paris, Belles Lettres, 1993.

- MEIER, C., Introduction à l'anthropologie politique de la Grèce antique, éd. de la M.S.H., 1986.

- MOSSE, C., Les institutions grecques, Paris, Armand Colin, 1996, .

- MOSSE, C.,  La démocratie grecque, Paris, M.A. éditions, 1986.

- MOSSE, C., La fin de la démocratie athénienne : aspects sociaux et politiques du déclin de la Cité au IV e siècle avant J.C, Publications de la Faculté des Lettres et de sciences humaines de Clermont Ferrant, 1962.

- MURRAY, O., "L'homme grec et les formes de sociabilité", in VERNANT, Jean-Pierre (dir.), L'homme grec, Seuil, 1993.

- OBER, J., Political Dissent in Democratic Athens. Intellectual Critics of Popular Rule, Princeton, Princeton University Press, 1998.

 

- SCHMITT - PANTEL, P., "Les repas au Prytannée et à la Tholos dans l'Athènes classique. Sitésis, trophé, misthos: réflexions sur le mode de nourriture démocratique.", Annali dell' Istutito Orientale di Napoli, n°2, 1980, pp.55-68.

3.2) Sur la démocratie

- ARENDT, H., Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.

- BAECHLER, J., Démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985.

- FINLEY, M. I., Démocratie antique et démocratie moderne, traduction de l'anglais par M. Alexandre, Paris, Payot, 1976 (éd. originale 1972).

- HANSEN, M. H, The origin of the term «demokratia», « Liverpool Classical Monthly », XI (1986), pp. 35-36.

- PRADEAU, J.-F., Platon, les démocrates et la démocratie. Essai sur la réception contemporaine de la pensée politique platonicienne, Naples, Bibliopolis, 2005.

- RAAFLAUB, K. A., Equalities and Inequalities in Athenian Democracy, in J. Ober et C. Hedrick (eds.), Demokratia. A Conversation on Democracies, Ancient and Modern, Princeton, Princeton University Press, 1996, pp. 139-174.

- ROMILLY, J. de, Problèmes de la démocratie grecque, Paris, Hermann, 1975.

- ROMILLY, J. de, "Le classement des constitutions d'Hérodote à Aristote", Revue des Etudes Grecques, 72, 1985.

- ROMILLY, J. de, L' élan démocratique dans l'Athènes ancienne, Paris, éditions de Fallois, 2005.

- STAVELEY, E. S., Greek and Roman Voting and Elections, London, Thames and Hudson, 1972.

- STRAUSS, L., Qu'est-ce que la philosophie politique?, Paris, PUF, 1992.

- VERNANT, J.-P., Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962.

- VIDAL-NAQUET, P., La démocratie grecque vue d'ailleurs, Paris, Flammarion, 1990.

3.3) Sur Aristote et la démocratie

- AUBENQUE, P., "La loi selon Aristote", Archives de philosophie du droit, t.25 (1980), pp.147-157.

- AUBENQUE, P., La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963.

- AUBENQUE, P., Aristote politique, Paris, PUF, 1993.

- BODEUS, R., Aristote. La justice et la Cité, Paris, PUF, 1996.

- GOBRY, I., La philosophie pratique d'Aristote, Presses Universitaires de Lyon, 1995.

- HOURDAKIS, A., Aristote et l'éducation, Paris, PUF, 1998.

- LEVEBVRE, C., "Approches aristotéliciennes de l'égalité entre les citoyens" dans "La méthodogie d'Aristote", RIP, 133-134 (1980), pp.541-565.

- LEFEBVRE, R., Politiques. Aristote, Paris, Ellipses, 1997.

- La "Politique" d'Aristote, "Entretiens sur l'Antiquité Classique", tome IX, Vandoeuvres-Genève, 1965.

- LOMBARD, J., Aristote, politique et éducation, Paris, L'Harmattan, 1994.

- MOREAU, J., Aristote et son école, Paris, PUF, 1962.

- NEWMANN, W.L., The politics of Aristotle, 4. vol., Oxford, Clarendon Press, 1887-1902.

- SINACOEUR (dir.), M.A., Aristote aujourd'hui, Paris, Toulouse, Erès, UNESCO, 1988.

- SIMPSON, P. L. P., A philosophical commentary on the Politics of Aristotle, The Univerrsity of North Carolina, 1997.

- VANNIER, G., L'esclave dans la cité. Aristote, éthique et politique, Paris, PUF, 1999.

- VERGNIERES, S., Ethique et politique chez Aristote, Physis, Ethos, Nomos, Paris PUF, 1995.

- VON FRITZ et KAPP, K. et E., "The development of Aristotle's Political Philosophy and the concept of nature", extrait de Aristotle's Constitution of Athens and Related Texts, New-York, 1950.

- WEIL, Raymond, Aristote et l'Histoire. Essai sur la Politique, Thèse principale pour le Doctorat de Lettres présentée devant la Faculté de Lettres de Paris, LIbrairie C. KLINCKSIECK, 1960.

- WOLFF, F., Aristote et la politique, Paris, PUF, 1995.

- WOLFF, F., Aristote démocrate, « Philosophie », XVIII, 1988, pp. 53-87.

 

 

Table des matières

Introduction : démocratie et gouvernement constitutionnel

1. « La définition du régime populaire c'est la liberté (?ëåõèåñ?á). »

1.1. Approches de la notion de liberté par ses notions contraires

1.1.1. Approche économique : la notion de liberté contre la notion d'aisance (III, 8, 1279 b 11 - 1280 a 6)

1.1.2. Approche sociologique : la notion de liberté contre la notion de bonne naissance (IV, 4, 1290 a 30 - 1280 a 6)

1.2. La liberté est le principe de base ( ?ð?èåóéò) de la démocratie (VI, 2, 1317 a 40 - 1317 b 17)

1.2.1. La liberté démocratique prise comme lieu commun

1.2.2. La liberté prise comme alternance

1.2.3. La liberté prise comme le « vivre comme on veut » ( ô? æ?í âï?ëåôá? ôéò

1.3. Les caractéristiques des démocraties ( ô? äçìïôéê?) (VI, 1, 1317 a 17 - 1317 a 39 ; et VI, 2, 1317 b 17 - 1318 a 4)

1.3.1. Présentation des caractéristiques (VI, 1, 1317 a 17 et suivants)

1.3.2. Enumération des caractéristiques (VI, 2, 1317 b 17 - 1318 a 4)

2. Les espèces de démocratie : souveraineté de la masse ou souveraineté de la loi.

2.1. Classification institutionnelle (IV, 4, 1291 b 30 - 1292 a 39)

2.1.1. Les espèces qui respectent les lois

2.1.2. La cinquième espèce de démocratie

2.2. Les classifications selon les parties du peuple ( ô? ì?ñç ôï? ä?ìïõ) (IV, 6, 1292 b 22 - 1293 a 11)

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...................................................6

...................................................6

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.................................................20

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2.3. Classement selon la qualité déterminée ( ô? ðïé?í ôéíá) de chaque partie de peuple (VI, 4, 1318 b 6 - 1319 b 33)

2.3.1. Le bon mode de vie des paysans et des pâtres (VI, 4, 1318 b 6 - 1319 a 6)

2.3.2. Le mauvais mode de vie ( ? â?ïò öá?ëïò) des autres sortes de masse (VI, 4, 1319 a 1 - 1319 b 33)

3. Le juste démocratique ( ô? ä?êáéïí ô? äçìïôéê?í)

3.1. Justice entre riches et pauvres (III, 9, 1280 a 7 - 1280 a 30 et VI, 3, 1318 a 11 - 1319 b 5) 

3.1.1. Mauvais jugement des oligarques, mauvais jugement des démocrates (III, 9, 1280 a 7 - 1280 a 30)

3.1.2. Le bon jugement de la majorité économique (VI, 3, 1318 a 11 - 1319 b 5) 

3.2. Justice entre spécialistes et profanes (III, 11, 1281 a 40 - 1282 b 13)

3.2.1 Critique du paradigme platonicien du médecin (III, 11, 1281 b 38 - 1282 b 13)

3.2.2. Les paradigmes aristotéliciens (III, 11, 1281 a 40 - b 21)

3.2.3. Sur quoi les hommes libres doivent-ils être souverains ? (III, 11, 1281 b 22 - 38)

4. La sauvegarde des démocraties

4.1. Les changements ( ô?ò ìåôáâïë?ò) dans les démocraties (V, 5, 1304 b 21 - 1305 a 35)

4.2. La sauvegarde des démocraties (VI, 5, 1319 b 34 - 1320 b 16)

4.2.1. Réponse politique : garder des magistrats compétents

4.2.2. Réponse économique : la propriété sera déclarée sacrée

4.2.3. Réponse culturelle : l'éducation démocratique

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Bibliographie

Table des matières

.................................................63

.................................................68

* 1 Politique, III, 7, 1279 a 30

* 2 Politique, III, 7, 1279 b 5-10

* 3 Politique, IV, 7, 1293 a 35 - b 1

* 4 Politique, IV, 1, 1288 b 21 - 28

* 5 Politique, IV, 8, 1293 b 30-35

* 6 Politique, IV, 8, 1293 b 30-35

* 7 Politique, VI, 4, 1319 a 33

* 8 Platon, Le Politique, 302 e sq

* 9 Politique, IV, 2, 1289 b 7 - 9

* 10 Politique, IV, 2, 1289 b 2

* 11 Politique, IV, 2, 1289 b 8

* 12 Politique, IV, 8, 1294 a 10

* 13 Politique, III, 7, 1279 b 9

* 14 Politique, III, 8, 1279 b 16 - 20

* 15 Hansen M.-H., La démocratie athénienne, Paris, 1993, Les Belles Lettres, p. 96

* 16 Politique, III, 8, 1280 a 1 - 5

* 17 Politique, IV, 4, 1290 a 30 - 35

* 18 Politique, IV, 4, 1290 a 30

* 19 Platon, Politique, 303 a

* 20 Politique, IV, 4, 1290 a 37

* 21 Politique, IV, 4, 1290 b 5

* 22 Politique, IV, 4, 1290 b 1 - 4

* 23 Hansen, p. 103.

* 24 Politique, IV, 4, 1290 b 8 - 20

* 25 Tricot, p. 269.

* 26 Politique, IV, 4, 1290 b 9

* 27 Politique, VI, 1, 1317 a 16 - 19

* 28 Politique, VI, 2, 1317 b 16

* 29 République, VIII, 562b

* 30 voir :Politique, I, 4, 1254 a 14 ; III, 4, 1277 b 3 ; VIII, 2, 1337 b 17 et ss. ; Métaph., A, 2, 982 b 25.

* 31 Aristote, La Politique, traduit et annoté par J.Tricot, Vrin, 1962, Paris, p. 431.

* 32 Politique, III, 4, 1277 b 3 

* 33 Métaph., L, 2, 982 b 25

* 34 Politique, VI, 2, 1317 b 13

* 35 Politique, VI, 2, 1317 b 2 - 10

* 36 Politique, III, 16, 1287 a 16 -17.

* 37 Politique, III, 6, 1279 a 8 - 14

* 38 Wolff, F., Aristote et le politique, p. 109.

* 39 Politique, VI, 2, 1317 a 40 - b 15

* 40 Politique, V, 9, 1310 a 34.

* 41 Platon, Lois, III, 698 a

* 42 Métaphysique, L, 10, 1075 a 19-22.

* 43 Politique, IV, 4, 1292 a 4-18

* 44 Platon, République, VIII, 557 b

* 45 Politique, VI, 1, 1317 a 16 - 22

* 46 Pellegrin, note 10 p. 415

* 47 Politique, VI, 1, 1317 a 19

* 48 Pellegrin, note 11 p. 415

* 49 Politique, VI, 1, 1317 a 20 - 23

* 50 Politique, VI, 1, 1317 a 23- 29

* 51 Politique, VI, 1, 1317 a 24

* 52 Politique, VI, 1, 1317 a 31

* 53 Politique, VI, 1, 1317 a 29 - 38

* 54 Tricot, note 1 p. 430

* 55 Politique, VI, 1, 1317 a 37

* 56 Pellegrin, note 14 p. 415.

* 57 Pellegrin, note 2 p. 278

* 58 Pellegrin, note 13 p. 415

* 59 Politique, VI, 2, 1317 b 20

* 60 Hansen, La démocratie athénienne, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 264

* 61 Politique, VI, 2, 1317 b 20

* 62 Politique, VI, 2, 1317 b 23

* 63 Politique, VI, 2, 1317 b 24

* 64 Politique, VI, 2, 1317 b 42

* 65 Politique, VI, 2, 1318 a 1

* 66 Pellegrin, note 14 p. 420.

* 67 Politique, VI, 2, 1317 b 21 - 22

* 68 Politique, VI, 2, 1317 b 23

* 69 Politique, VI, 2, 1317 b 26 - 28

* 70 Tricot, p. 433

* 71 Politique, VI, 2, 1317 b 28 - 32

* 72 Pellegrin, note 8 p. 419

* 73 Politique, VI, 2, 1317 b 32 - 34

* 74 Hansen, p. 287.

* 75 Politique, IV, 15, 1299 b 36 - 46

* 76 Politique, IV, 15, 1299 b 31.

* 77 Politique, VI, 2, 1317 b 32

* 78 Politique, VI, 2, 1317 b 35

* 79 Politique, VI, 2, 1317 b 35 - 38

* 80 Hansen, p. 95

* 81 Hansen, p. 95.

* 82 Politique, IV, 4, 1292 a 3

* 83 Politique, IV, 4, 1292 a 4

* 84 Politique, IV, 4, 1291 b 37

* 85 Politique, IV, 4, 1292 a 3

* 86 Politique, IV, 4, 1292 a 1

* 87 Pellegrin, note 14 p. 293

* 88 Politique, III, 2, 1276 a 6.

* 89 Politique, IV, 1, 1275 a 22 -24.

* 90 Politique, IV, 4, 1292 a 4 - 37

* 91 Platon, Le politique, 297 b - e

* 92 Ethique à Nicomaque, 1280 a 15, et 1280 b 25

* 93 Hansen, p. 208

* 94 Politique, IV, 4, 1292 a 33 - 37

* 95 Platon, Définitions, 415 b, cité par Hansen, p. 205.

* 96 Politique, IV, 4, 1292 a 7 - 12

* 97 Politique, IV, 4, 1292 a 7

* 98 Politique, IV, 4, 1292 a 23

* 99 Politique, IV, 4, 1292 a 22

* 100 Pellegrin, note 15 p. 294

* 101 Platon, République, VIII, 560 a

* 102 Politique, 1111b - 1112 a

* 103 Politique, IV, 4, 1292 a 13 - 15

* 104 Iliade, II, 204

* 105 Métaphysique, L, 10, 1076 a 4, cité dans Aubenque, p. 255.

* 106 Tricot, p. 277

* 107 Politique, IV, 6, 1292 b 25 - 35

* 108 Politique, IV, 6, 1292 b 29

* 109 Politique, IV, 6, 1292 b 36

* 110 Politique, IV, 4, 1292 a 2

* 111 Politique, IV, 6, 1292 b 37

* 112 Politique, IV, 6, 1293 a 2

* 113 Politique, IV, 6, 1292 b 40

* 114 Hansen, p. 127

* 115 Politique, IV, 6, 1293 a 1 - 11

* 116 Romily, J. de, p. 104

* 117 Politique, VI, 4, 1319 a 5

* 118 Politique, VI, 2, 1317 b 42

* 119 Politique, VI, 4, 1319 a 5

* 120 Politique, VI, 4, 1318 b 6 - 11

* 121 Politique, IV, 13, 1297 b 24.

* 122 Politique, IV, 14, 1298 b 15.

* 123 Hansen, p. 343.

* 124 Politique, VI, 4, 1318 b 12 - 22

* 125 Politique, VI, 4, 1318 b 29 - 34

* 126 Romilly, J. de, Problèmes de la démocratie grecque, p. 95.

* 127 Politique, VI, 4, 1318 b 38 - 1319 a 4

* 128 Hansen, p. 259.

* 129 Politique, VI, 4, 1319 a 6 - 10

* 130 Pellegrin, note 6 p. 426

* 131 Politique, VI, 4, 1319 a 20 - 23

* 132 Politique, VI, 4, 1319 b 33 - 37

* 133 Politique, VI, 4, 1319 a 40

* 134 Politique, VI, 4, 1319 a 24 - 32

* 135 Politique, III, 4, 1277 a 38 - b 7

* 136 Politique, VI, 4, 1319 b 6 - 12

* 137 Pellegrin, note 15 p. 428

* 138 Politique, VI, 4, 1319 b 3

* 139 Hansen, p. 125.

* 140 Politique, VI, 4, 1319 b 13

* 141 Politique, VI, 4, 1319 b 15

* 142 Politique, VI, 4, 1319 b 27

* 143 Politique, I, 4, 1254 a 13

* 144 Politique, I, 2, 1252 b 4F

* 145 Politique, I, 3, 1253 b 8

* 146 Politique, I, 12, 1259 b 1

* 147 Politique, V, 11, 1313 b 33

* 148 Politique, VI, 4, 1319 a 27

* 149 Eth., V, 1229 a 40

* 150 Politique, V, 1, 1301 b 30 et suivants

* 151 Politique, V, 1, 1301 b 35 - 40

* 152 Van der Meeren, p. 116

* 153 Bodéüs, p. 73

* 154 Politique, III, 9, 1280 a 8 - 17

* 155 Eth., 1131 a 29

* 156 Politique, III, 9, 1280 a 17- 25

* 157 Politique, III, 9, 1280 a 25 - 30

* 158 Politique, III, 9, 1280 a 31 - 36

* 159 Politique, III, 9, 1280 a 31

* 160 Moreau J., Aristote et son école, Paris, PUF, 1962, p. 236

* 161 Politique, VII, 1, 1323 b 40

* 162 Politique, III, 6, 1278 b 20

* 163 Platon, République, II, 369 b

* 164 Politique, VI, 3, 1318 a 13 - 17

* 165 Politique, VI, 3, 1318 a 22 - 27

* 166 Politique, VI, 3 , 1318 a 34

* 167 Politique, VI, 3, 1318 a 31 - 33

* 168 Pellegrin, note 4 p. 422

* 169 Politique, VI, 3, 1318 b 1 - 5

* 170 Politique, III, 10, 1281 a 14 - 17

* 171 Platon, Le politique, 294 a

* 172 Politique, III, 11, 1281 b 39 - 1282 a 3

* 173 Lois, IV, 719

* 174 Politique, III, 11, 1282 a 9

* 175 Politique, III, 11, 1282 a 4 - 7

* 176 Eth., 1180 b 20

* 177 Politique, III, 11, 1282 a 18 - 23

* 178 Politique, III, 11, 1282 a 34 - 42

* 179 Platon, Le politique, 303 a

* 180 Politique, III, 11, 1280 b 38 6

* 181 Politique, III, 11, 1281 b 1 - 42

* 182 Politique, III, 11, 1281 b 4 - 7

* 183 Politique, I, 2, 1252 b 32

* 184 Lefebvre, R., Politique d'Aristote, Paris, Ellipses, 1997, p. 44

* 185 Politique, III, 11, 1281 b 8 - 10

* 186 Politique, IV, 14, 1298 b 20

* 187 Politique, III, 11, 1281 b 10 - 15

* 188 Pellegrin, note 5 p. 241.

* 189 Politique, III, 11, 1281 b 34 - 37

* 190 Politique, III, 15, 1286 a 22 - 37

* 191 Wolff, p. 110.

* 192 Politique, III, 11, 1281 b 15 - 22

* 193 Politique, I, 2, 1253 a 17

* 194 Politique, III, 11, 1281 b 22 - 26

* 195 Politique, IV, 14, 1298 b 20

* 196 Politique, III, 11, 1281 b 26 - 34

* 197 Politique, II, 12, 1273 b 38

* 198 Politique, II, 12, 1273 b 38

* 199 Politique, III, 11, 1282 b 1 - 8

* 200 Politique, VII, 4, 1326 a 30

* 201 Politique, III, 11, 1282 b 2

* 202 Wolff, p. 113

* 203 Politique, III, 15, 1286 a 22 - 27

* 204 Politique, III, 11, 1282 b 8 - 11

* 205 Pellegrin, note 9 p. 245

* 206 Politique, III, 11, 1282 b 7

* 207 Van der Meeren, p. 119

* 208 Eth., 1100 a 30 - 1100 b 20

* 209 Politique, VI, 5, 1319 b 34-40

* 210 Politique, V, 8, 1307 b 26-30

* 211 Politique, V, 5, 1304 b 22

* 212 Politique, V, 3, 1302 b 9

* 213 Politique, V, 4, 1304 a 23.

* 214 Politique, II, 12, 1273 b 13.

* 215 Platon, République, 560 a

* 216 Politique, V, 5, 1304 b 28

* 217 Euripide, Oreste, 772 - 773.

* 218 Politique, V, 5, 1305 a 1-6

* 219 Platon, République, 557 b

* 220 Politique, V, 5, 1304 b 22

* 221 Politique, V, 5, 1304 b 37

* 222 Politique, V, 5, 1304 b 27

* 223 Politique, V, 5, 1304 b 31

* 224 Politique, V, 5, 1304 b 34

* 225 Politique, V, 5, 1304 b 27

* 226 Politique, VI, 4, 1318 b 17

* 227 Hansen, pp. 251 - 253.

* 228 Politique, V, 8, 1308 b 32

* 229 Politique, V, 5, 1304 b 7 - 15

* 230 Politique, IV, 4, 1292 a 37

* 231 Politique, V, 5, 1305 a 28 - 34

* 232 Politique, VI, 5, 1320 a 5-8

* 233 Politique, VI, 5, 1320 a 13

* 234 Hansen, p. 241.

* 235Politique, VI, 5, 1320 a 17 - 24

* 236 Politique, VI, 5, 1320 a 23

* 237 Pellegrin, note 2 p. 431

* 238 Politique, VI, 5, 1320 b 4

* 239 Politique, VI, 5, 1320 a 29 - 36

* 240 Pellegrin, p. 432

* 241 Politique, VI, 5, 1320 b 9

* 242 Politique, VI, 5, 1320 a 35 - 1321 b 1

* 243 Politique, VI, 5, 1320 b 9

* 244 Politique, II, 5, 1263 a 37

* 245 Bodéüs, p. 56-57.

* 246 Politique, II, 5, 1263 b 15 - 25

* 247 Platon, Lois, V, 731

* 248 Eth., III, 1113 b 15

* 249 Politique, II, 5, 1263 b 20

* 250 Politique, V, 9, 1310 a 12

* 251 Politique, I, 10, 1258 a 21-23

* 252 Bodéüs, p. 56-57.

* 253Politique, II, 5, 1263 b 37 - 1264 a 2

* 254 Politique, II, 5, 1263 b 37

* 255 Pellegrin, note 16 p. 154

* 256 Ethique à Nicomaque, V, 3, 1234 b 24.

* 257 Ethique à Nicomaque, VII, 10, 1248 b 22

* 258 Pol, II, 5, 1263 a 30

* 259 Politique, III, 6, 1228 b 8

* 260 Politique, IV, 2, 1289 b 18

* 261 Politique, IV, 4, 1290 a 35






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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius