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La démocratie dans les politiques d'Aristote

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par Valentin Boragno
Université Paris X Nanterre - Master 1 2006
  

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4.2.3. Réponse culturelle : l'éducation démocratique

« De tous les moyens indiqués pour assurer la durée des constitutions, le plus important est celui que tout le monde néglige actuellement: c'est un sytème d'éducation conforme au régime politique. 250(*) »

La thèse générale d'Aristote est que la loi doit éduquer les citoyens, car c'est par les lois que l'on devient bon, et non les créer. C'est pourquoi les lois doivent s'accorder à la constitution, elle-même en accord avec la nature d'une cité. Le législateur oublie trop souvent ce principe de la postérité des lois par rapport à la constitution. « L'art politique ne fabrique pas d'hommes, mais les reçoit de la nature pour s'en servir.251(*) » Ce jugement est lourd de conséquences. Il dénonce tout projet en quelque sorte « démiurgique », qui assimile la politique à une oeuvre de production et prétend disposer, avec l'homme, d'une matière première à transformer. 252(*) La critique des moyens employés aux fins de dérives démagogiques préfigurerait alors une critique des régimes totalitaires contemporains.

« Il est étrange que celui qui entend introduire un système d'éducation en pensant ainsi la rendre vertueuse, soit d'avis de se servir des dispositions citées plus haut comme moyens de correction, et non des moeurs, de la philosophie et des lois, comme l'a fait le législateur à Lacédémone et en Crète en établissant une certaine communauté de biens par le biais de repas en commun.253(*) »

Les régimes spartiate et crétois qui ont préféré à une collectivisation des biens de type platonicienne, « établir une certaine communauté de biens par le biais de repas en commun. »254(*) L'exemple des repas en commun n'est pas pris au hasard. Cette pratique a servi de comparaison au chapitre III, 11, avec la délibération collective. La théorie est donc en accord avec la pratique. De la même façon que dans le repas en commun, chacun apporte ce qu'il peut à manger selon sa richesse, dans l'assemblée, chacun apporte ce qu'il peut selon ses qualités. Le certain collectivisme économique est donc en harmonie avec la mise en commun proprement politique. Le repas payé par un individu est moins bon que le repas à frais commun. Ce qui arrive de l'extérieur sans que l'individu y participe n'est pas efficace. Ainsi des grosses réformes économiques, décrétées ex nihilo par un législateur. Les réformes des moeurs l'emportent sur les pures réformes politiques pures, parce qu'elles entrainent une conversion psychologique des individus en la faveur de la constitution, ce qui ne peut se faire que par l'éducation, laquelle s'appuie sur la formation intellectuelle (c'est ici le sens de philosophie), l'usage et les lois qui, quand elles ont un laps de temps suffisant, agissent de la même manière que l'usage. Plutôt que de décréter ex abrupto un « régime communiste 255(*) », les législateurs spartiates et crétois ont mis en place une législation qui inclinait les individus à un certain collectivisme. L'éducation permet de rendre les citoyens vertueux.

Cette vertu consiste en l'amitié. La tâche du législateur est en effet avant toute chose que les hommes s'entendent bien : « L'oeuvre de la politique consiste surtout, de l'avis général, à engendrer l'amitié.256(*) » Aussi la série de mesures préventives des diverses spolliations sous-tend une idée fondamentale de la cité. Le premier impératif, avant toute chose, c'est que la cité soit unie : « Et quand les hommes sont amis, il n'y a plus besoin de justice.257(*) », il n'y a plus besoin de propriété car « tout est commun entre amis258(*) ». Aussi, que la conception de la justice dominante soit démocratique ou oligarchique, cela importe peu, car l'amitié, engendrée par une bonne éducation, remplace ces principes abstraits de justice.

Conclusion : la nature de chaque chose

La démocratie n'est pas la politie, parce qu'elle se trompe d'échelle. La politie vise l'avantage commun. La démocratie, comme tout régime dévié, vise l'avantage particulier. L'échelle de la démocratie est celle de l'individu, l'échelle de la politie est celle de la cité. Il faut toujours avec Aristote envisager la politique comme un effort vers un ordre supérieur. Le peuple délibère pour donner le pouvoir à des magistrats compétents. Les magistrats commandent en essayant de respecter les lois. Les lois sont elles-mêmes soumises à la constitution. Et c'est tout. Au-delà, il n'y a rien. La constitution n'est en effet rien d'autre qu'une organisation de magistratures259(*). Les magistrats doivent gouverner en accord avec la constitution, la constitution n'est qu'une mise en accord des magistratures : c'est une tautologie.

Mais cette tautologie n'est pas un vice logique. Il faut concevoir l'organisation de la cité, non comme une ligne verticale, mais comme un cercle. La bonne cité n'est pas celle qui monte le plus haut et qui dépasse les autres, elle est un cercle. La bonne cité n'est pas le modèle de toutes les cités. La bonne cité est la cité autarcique. Sorte de serpent qui se mord la queue, la bonne constitution aristotélicienne semble, en bien des points, fuyante, sinon abberrante. La bonne cité est difficilement concevable - d'ailleurs elle est à peine conçue -, parce qu'elle est unique. Il peut y avoir une infinité de bonnes cités toutes différentes les unes des autres, bien que partageant quelques traits de modération (classe moyenne, respect de la propriété, répartition des magistratures), et ce seront des gouvernements constitutionnels. Aristote ne cherche pas « la » cité idéale, et c'est pourquoi il cite tant d'exemples. Il ne conçoit que des êtres particuliers, ou des compositions d'êtres particuliers, et qui sont souvent plus complexes qu'une idée pure. C'est pourquoi aussi, le lecteur cherchant désespérément dans la Politique à quoi resssemble le bon gouvernement, est pris entre une masse de réponses différentes, qu'il ne pourra synthétiser qu'à l'aide d'une réponse de Normand.

Et en quelque sorte, Aristote nous fait des réponses de Normand tout le temps, mais à une affirmation près, et qui n'est pas des moindres : « la cité a une nature qui lui est propre. » C'est un principe, à partir duquel tout est dit et plus rien ne sera à dire. Toute cité a une nature qui lui est propre, et c'est à partir de cette nature que la constitution s'organise, que les lois s'organisent, que les magistratures s'organisent, et que tous s'engagent dans le cercle de l'autarcie. Il n'y a qu'une chose à respecter : c'est la nature propre de chaque chose. Et c'est pourquoi Aristote insiste tant sur le « pour qui »260(*) - davantage que sur le « pourquoi » - de chaque constitution. A chaque situation, changeante, complexe, il y a une réponse, mais dans l'abstrait et le général, Aristote n'en formule pas.

On butte là sur les limites mêmes de la philosophie politique, et de la philosophie en général. Comment en effet produire des concepts, si l'on ne peut regrouper des objets qui se ressemblent ? Si toute chose a une nature qui lui est propre, il n'est plus besoin de trouver de causes aux comportements, ni de couper à ces réponses tautologiques : une cité est telle parce que c'est sa nature ; une cité est mauvaise, parce qu'elle ne suit pas sa nature, une cité est bonne parce qu'elle suit sa nature. Mais bonne, par rapport à quoi, et nous étrangers non-héllènes et d'une autre époque, parlons-nous même du même « bon » ?

Ce réalisme ne se solde pourtant pas, bien au contraire, par un abandon de la pensée. Tout dépend une fois de plus de ce qu'on appelle pensée. Si la pensée est la réduction des particularismes à du commun, alors non, la philosophie politique d'Aristote ne vaut rien. Et on trouvera plus de pensée chez Platon. Si, en revanche, la pensée est la saisie de la spécificité de chaque être, et l'incitation à la saisir, alors oui, Aristote, pense. Et ce qu'il dit de la politie, et de la démocratie, doit encore nous parler.

Que dit-il finalement ?

La démocratie est mauvaise, parce que, précisément, elle ne pense pas. La théorie démocratique est dure, rigide, généralisante. Pour une réalité humaine infiniment riche et diverse, elle vient lourdement poser pour tous, pour toute cité et pout tout le temps, son principe de liberté, aussi absurde que séduisant : un homme vaut un homme. Qu'il soit riche, pauvre, intelligent, stupide, esclave, maître, thète, paysan, voire de sexe masculin ou de sexe féminin, un homme vaut un homme. La démocratie nivelle, c'est bien connu. Elle nivelle exactement comme les oligarques applatissent la cité sous leur théorie tout aussi simplificatrice : tout a un prix, et une pièce d'or vaut un espèce d'or. Pour les démocrates, l'unité marchande est l'homme.

Aussi, ne nous empressons pas de crier au scandale parce qu'Aristote est anti-démocrate. D'ailleurs, la question n'est plus là. Aristote peut être démocrate, dans certains cas, et farouchement anti-démocratre dans d'autres : tout dépend, une fois de plus, de la cité considérée, de son peuple, et de son degré d'évolution. Un peuple qui, sortant d'une longue période de tyrannie, baigné dans l'ignorance depuis son enfance, et dans l'amour quasi exclusive des biens matériels, du fait de sa pauveté, arrive brutalement dans une démocratie, court de toute évidence à sa perte. Il n'y est pas prêt. Que vaut-il mieux pour lui : qu'il reste dans la forme constitutionnelle traditionnelle, possiblement une tyrannie, mais en paix et dans une relative aisance ; ou qu'il tombe aussitôt dans les mains de démagogues, qui profitant, de son appétit aiguisé par de longs jeûnes, redistribue les richesses, en prenant aux riches, mais au risque de déclencher une guerre civile ou un renversement du régime ? Notre approche moderne du politique valorise la prise de risque et pencherait plutôt, en termes plus nuancés, vers la deuxième solution. Mais après tout, lorsque nous nous demandons « tel peuple est-il prêt pour la démocratie ? » n'accréditons-nous pas plutôt la position aristotélicienne ? Par ailleurs, les équivalents modernes des « confiscations » antiques - impôts très élevés, nationalisations...- , ont pu historiquement entraîner, non pas une coalition armée, mais du moins une fuite massive de capitaux, comme ce qu'on a appelé le « mur de l'argent » de 1936.  Ce sont des exemples, et uniquement des exemples, mais on voit bien qu'ils trouvent une effectivité historique : les régimes de partis (au sens politique mais aussi et surtout économique), démocratie comme oligarchie, tiennent mal.

Les gouvernements déviés tiennent mal parce qu'ils négligent l'unité de la cité. La démocratie a certes le mérite de prendre pour elle la partie la plus nombreuse, par rapport à un monarque ou à des oligarques. Mais elle ne casse pas moins l'unité de la cité pour autant, en plusieurs fractions, et le pouvoir ne revient pas à tous, mais à une « fraction majoritaire » ( ô? ðë?ïí ì?ñïò)261(*). La bonne unité est celle de la diversité. De la même façon que les cités sont différentes, de la même façon, les hommes le sont. Et chacun a sa nature propre. Le problème philosophique rencontré plus haut semble se durcir. Comment décidément pourrons-nous fixer une « politique », et en cela le titre de P . Pellegrin est bon, comment le pourrons-nous, si même l'anthropologie qu'elle suppose n'est pas fixe ? Comment pourrons-nous nous entendre sur les cités si nous ne savons même pas ce qu'est « l' » homme ? Qu'est-ce que, et existe-t-elle, cette philosophie politique du juste milieu ?

Le juste milieu n'est pas un abandon de la pensée, mais une leçon reçue par les choses, une leçon de juste mesure. Il faut prêter attention aux choses, c'est-à-dire aux singularités. Le réalisme aristotélicien n'est pas le bon gros point de vue du « réalisme » politique qui invite à honorer le bon sens, les évidences, et les clichés. Le réel est cette infinie complexité, qui invite toujours à se remettre en question, à chercher et à avancer. Le réalisme est cette humilité face à la chose. Nous avons à apprendre de chaque chose. On touche là à un fondement ontologique de la philosophie d'Aristote. Chaque être a de la puissance. C'est pourquoi chaque chose nouvelle est à connaître, car son intellection nécesite à chaque fois un acte commun entre le connaissant et le connaissable. Ainsi de la cité, ainsi des peuples, ainsi des démocraties : leurs cas sont à reconsidérer à chaque fois, car le naturel n'est pas l'universel.

Le naturel n'est pas plus l'intemporel. Ce peuple de travailleurs ignorants, subitement sortis de son joug politique, que nous évoquions tout à l'heure, ce même peuple peut changer et un jour accéder à la démocratie, peut-être. Mais ce ne sera pas forcément mieux : ce sera différent. Car le bien ne vaut que par rapport à lui-même. Ce sera mieux si c'est adapté. Le bon gouvernement, le gouvernement constitutionnel, n'est rien d'autre que la constitution en accord avec la nature de sa cité. Examinons donc la nature de chaque, quitte à trouver des natures communes, et trouvons une forme adaptée qui la respecte. Telle est cette méthode politique à la fois modeste, déroutante, et parfois décevante, une méthode qui ne prend pas de risques, mais qui, ce faisant, en évite beaucoup, et en évite des grands.

Bibliographie

 

* 250 Politique, V, 9, 1310 a 12

* 251 Politique, I, 10, 1258 a 21-23

* 252 Bodéüs, p. 56-57.

* 253Politique, II, 5, 1263 b 37 - 1264 a 2

* 254 Politique, II, 5, 1263 b 37

* 255 Pellegrin, note 16 p. 154

* 256 Ethique à Nicomaque, V, 3, 1234 b 24.

* 257 Ethique à Nicomaque, VII, 10, 1248 b 22

* 258 Pol, II, 5, 1263 a 30

* 259 Politique, III, 6, 1228 b 8

* 260 Politique, IV, 2, 1289 b 18

* 261 Politique, IV, 4, 1290 a 35

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon