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Mise en place des structures et problématique fonctionnelle de l'école haà¯tienne

( Télécharger le fichier original )
par Kathia RIDORà‰
Université adventiste d'Haà¯ti -  Licence en science de l'éducation 2009
  

Disponible en mode multipage

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UNIVERSITÉ ADVENTISTE D'HAÏTI

FACULTÉ DES SCIENCES DE L'ÉDUCATION, DES LETTRES ET DES ARTS
OPTION SCIENCES SOCIALES

MISE EN PLACE DES STRUCTURES ET PROBLÉMATIQUE FONCTIONNELLE DE L'ÉCOLE
HAÏTIENNE.

APROCHE CRITICO-ANALYTIQUE D'UN SYSTÈME ALIÉNANT D'ÉDUCATION DE 1492 À NOS JOURS.

MÉMOIRE PRÉSENTÉ PAR
RIDORÉ KATHIA

EN ACCOMPLISSEMENT PARTIEL DES EXIGENCES ACADÉMIQUES POUR L'OBTENTION
DU GRADE DE LICENCIÉE EN SCIENCES DE L'ÉDUCATION

DIRECTEUR DE RECHERCHE : PROFESSEUR RICHARD JEAN-MICHEL
PORT-AU-PRINCE, HAÏTI
Juin 2009

REMERCIEMENTS

Ce travail de recherche est rendu possible grâce au support financier de la FOKAL (Fondasyon konesans ak libète).

La réalisation de ce travail de recherche ne serait pas rendue possible sans l'appui et le support d'un nombre important de gens. Il serait impossible d'afficher tous leurs noms ici, mais nous voulons qu'ils sachent que chaque ligne de ce travail s'imprègne de leur pensée.

Je tiens à rendre un hommage spécial à Dr Jean-Michel RICHARD, non pas seulement parce qu'il est le directeur du mémoire, mais également parce que, pendant tout ce cycle d'études, il s'est mis corps et âme à la disposition de tous les étudiants, sans jamais rien attendre en retour. Nous tenons à lui exprimer notre gratitude et à lui dire qu'il a une place de choix dans le coeur de chaque étudiant de la faculté de Sciences de l'Éducation de l'UNAH.

Il serait impossible de faire abstention du nom de M. Frénels CHARLES dans la partie réservée aux remerciements dans les mémoires de cette Université. M. Charles est à la fois le doyen, le guide, le conseiller, l'ami de tous les étudiants, quelque soit leur faculté.

En rédigeant cette partie, toute ma pensée se tourne vers mes parents, Mme Dieula FRANÇOIS, M. Jean Rigot RIDORÉ, et mon frère Maurice RIDORÉ, qui n'ont cessé de me procurer encouragement, amour, aide financière, de mon enfance jusqu'aujourd'hui encore.

Remerciements également à Professeur Élie JEAN-RÉNOL qui nous a reçue et conseillée au cours de la rédaction de ce travail, et à Pierre Richard FRANCISQUE, pour ses encouragements, ses suggestions et conseils et surtout son affection qui nous a aidé à parcourir ce long cheminement.

Tout le corps professoral, les responsables et les étudiants de l'Université Adventiste d'Haïti sont vivement remerciés, et également tous les amis de la Faculté de Sciences Humaines.

Merci à toutes et à tous, et encore à la FOKAL, qui a financé une bonne partie de nos

études.

AVANT-PROPOS

Ce travail de recherche se veut plus qu'un simple exercice académique pour l'obtention du grade de licenciée en Sciences de l'Éducation.

En procédant à l'analyse critique de notre système éducatif, nous touchons à l'une des bases de fonctionnement de notre État-nation, car à travers ses institutions de reproduction sociale la nation forme ses ressources humaines pour la prise en main de la chose publique.

Le patriotisme, la conscience nationale, l'identité socio-culturelle ne sont pas innés. Ils sont créés par la nation à l'intérieur des institutions responsables de l'éducation et de la formation du peuple, où l'école, de nos jours, a une place centrale. Alors, si à travers nos écoles nous sommes incapable de former des personnes aptes à prendre en main la chose collective, il est temps pour nous de questionner les fondements de cette institution, pour voir dans quelle mesure elle contribue à notre faillite sociale.

A travers les recommandations que nous avons suggérées, cette recherche constitue un outil de réflexion pour initier la pensée de la mise en place par la classe populaire d'une école alternative, dans une perspective de changement social global, une progression vers un autre système éducatif et, pourquoi pas, une autre société.

Nous formulons le voeu que ce travail serve de catalyseur, en poussant d'autres chercheurs à se pencher et à approfondir la problématique de l'aliénation culturelle et sociale dans le système éducatif haïtien.

TABLE DES MATIERES

- Remerciements ii

- Avant-propos iii

- Table des matières i - ix

EXPOSÉ LIMINAIRE

1-

Importance du travail de recherche

10

2-

Problématique du travail de recherche

11

3-

Particularités méthodologiques du travail de recherche

15

4-

But et délimitation du travail de recherche

21

 

INTRODUCTION

 

1-

Éducation, culture, nation, Etat, et société.

 
 

Importance et problématique fonctionnelle des systèmes d'éducation. 22

2- Indissociabilité de l'Éducation et de l'État. L'École : espace politique par excellence. 24

PREMIÈRE PARTIE

Genèse, structure et problématique fondamentale de l'École haïtienne.

(1492 - 1804)

CHAPITRE PREMIER

Le malaise génétique de l'École haïtienne. 29

A- Potentialité des socio- cultures amérindiennes et problématique d'un génocide. 30

1-Signification historique de l'anéantissement des aborigènes d'Haïti. 34

2-Contradictions épistémologiques du colonialisme espagnol et difficultés de gestion d'un modèle socio- éducatif opportuniste. 36

B-Problématique de l'École coloniale française. 39

1- L'organisation et la répartition de l'instruction dans la société de Saint-Domingue 41

2-Violences, idéologie pigmentocratique et discriminations fondamentales de l'enseignement.

43

3-Profondeurs et problématique de « l'Académie marron ». 46

CHAPITRE 2

Le modèle colonial esclavagiste français dans la conscience historique haïtienne. 50

A- Stratégie de l'oppression coloniale et perversions de l'âme haïtienne. 51

1-Eclairage terminologique de la conscience historique. 52

2-La problématique de la diffusion des valeurs religieuses dans le modèle éducatif colonial français.

53

3-Les dichotomies de l'âme haïtienne. 61

B- Ambivalence socio- culturelle haïtienne et péripéties fondamentales de l'École. 65

1-Signification historique et problématique du bilinguisme dans la structuration de l'École haïtienne.

66

2-Evangélisation, oppressions, vaudou et luttes d'influence dans la structuration de l'espace socio- éducatif haïtien. 68

DEUXIÈME PARTIE

Maturation et complexification identitaire de l'École haïtienne.

(De la naissance d'Haïti, Etat- Nation aliéné, à nos jours). (1804 - 2009)

CHAPITRE 3

Le poids de l'aliénation dans le patrimoine historico- éducatif haïtien. 72

A- Les difficultés de conception d'un modèle éducatif haïtien. 73

1-Les particularités conjoncturelles du fonctionnement de l'Etat haïtien dans les premières décennies du XIXème siècle. 74

2-Trahison d'un projet de rédemption collectif, hypothèque du pouvoir politique et rupture de l'unité nationale. 77

3-L'Éducation dans la hiérarchie des préoccupations du jeune Etat d'Haïti 80

B- Les dérives de l'élaboration d'un modèle éducatif haïtien. 83

1-Eclairage notionnel de l'aliénation et du patrimoine historico- éducatif. 83

2-Contradictions ethno- culturelles, malaise linguistique et entraves de la conception d'un modèle éducatif haïtien. 87

CHAPITRE4

Conflits idéologiques, querelles partisanes et interventions impérialistes dans la dynamique de l'École haïtienne. 93

A- Les élites haïtiennes aux prises avec le complexe problème de l'éducation. 94

1-La notion d'élite nationale. 94

2-Les conflits idéologiques et leur empreinte sur l'École haïtienne. 98

3-Des ambitions de l'école christophienne à l'obscurantisme de Boyer. 100

4-Défaitisme des élites et poussée des options démagogiques. 106

B- L'éducation haïtienne au XXème siècle. 113

1-Le drame de l'intromission impérialiste dans l'espace éducatif haïtien. 113

2-L'éveil de la conscience haïtienne, percée de l'indigénisme et questionnement sur l'identité nationale haïtienne. 117

3-Les actions collectives d'étudiants haïtiens. 120

4-Le malaise fonctionnel des écoles rurales et urbaines. 123

5-Les dérives de la démocratisation scolaire haïtienne. 125

TROISIÈME PARTIE

Dimensions et perspectives d'une régénération de l'école haïtienne.

CHAPITRE 5

La potentialité transformationnelle de l'École haïtienne. 131

A- Les facteurs de continuation de la dérive du système éducatif haïtien. 131

1-Les racines politico-économiques des courants du négativisme dans le corps éducatif haïtien, et la mise en place de la réforme. 132

2-La réforme aujourd'hui et plus de deux siècles d'une aliénation continue. 138

B- Le système éducatif haïtien et le sous-développement. 144

1-Discours mystificateurs d'une éducation développementiste. 144

2-Système éducatif, aliénation et patriotisme 145

3-Les limites de toutes actions visant la transformation d'un système aliénant d'éducation haïtien.

147

CHAPITRE 6

Exigences et perspectives d'une éducation populaire haïtienne. 149

A- La nécessité d'une conscientisation populaire. 150

1-Importance de la prise de conscience dans un projet de transformation sociale. 151

2-Spécificité d'une transformation sociale haïtienne. 153

B- La mise en place d'une école alternative. 155

1-Une école haïtienne axée sur la réalité nationale. 156

2-Une école haïtienne dynamisée par un programme et une pédagogie soucieux de répondre aux besoins d'ordre national. 157

3-Une école haïtienne ouverte sur la réalité mondiale. 163

4-Des enseignant(e) s engagés au service de l'éducation haïtienne. 165

CONCLUSION

1-L'École haïtienne au coeur d'une problématique éducationnelle. 167

2-La nécessité d'une lutte permanente au profit du changement structurel et du bien- être collectif.

169

Glossaire. 171-175

Bibliographie 176-179

Résumé 180

LISTE DES TABLEAUX

Tableau I : Écoles nationales sous Christophe. (Éventail d'histoire vivante. L. F. Manigat. TomeI)

Tableau II : Comparaison des taux de scolarisation

(Années 1953-54 1971 et 1982). (Tiré du texte de Charles Tardieu. L'éducation en Haïti de l'époque coloniale à nos jours.

Tableau III : Sphères d'influences étrangères sur le système d'enseignement. (Tiré du texte de Charles Tardieu. L'éducation en Haïti de l'époque coloniale à nos jours.

LISTE DES FIGURES

Figure 1 : « Les Espagnoles attaquent un campement indien ». Gravure de Théodore de Bry. (Tiré du livre d'Odette Roy Fombrun. L'Ayiti des Indiens. Éditions H. Deschamps 1992. Page 114).

Figure 2 : « Les Espagnoles contemplesnt l'odieux massacre d'Indiens, dévorés par des chiens ». (Tiré du livre d'Odette Roy Fombrun. L'Ayiti des Indiens. Éditions H. Deschamps 1992. Page 115).

RÉSUMÉ

Deux questions ont amorcé nos réflexions sur ce thème :

- Le système éducatif haïtien, plus particulièrement l'école haïtienne, a-t-il joué au cours de l'histoire son rôle de construction et de renforcement de la conscience nationale et de l'identité socio-culturelle du peuple haïtien ?

- L'École Haïtienne n'est-elle pas un instrument d'aliénation qui freine l'auto-détermination du peuple en le figeant dans un complexe d'infériorité face à son identité socio-culturelle ?

Une première recension des écrits nous a emmenée à formuler l'hypothèse stipulant que : « L'historique du système éducatif haïtien montre qu'il n'y a pas de rupture entre les valeurs aliénantes qui étaient à la base du système colonial esclavagiste et le système éducatif d'aujourd'hui ».

La recherche est inscrite dans le cadre théorique des courants marxiste et bourdieusien qui perçoivent l'éducation comme vecteur de reproduction des inégalités sociales et des rapports de production aliénants propres au système capitaliste.

Pour arriver à la vérification de l'hypothèse, nous avons effectué une analyse profonde et critique des documents qui ont présenté la configuration et la structuration du modèle colonial esclavagiste, et des études sur l'évolution historique du système éducatif. Dans l'objectif principal de mettre en lumière les racines historiques de l'aliénation du système éducatif haïtien et l'incidence de cette aliénation sur le devenir et l'auto-détermination du peuple.

EXPOSÉ LIMINAIRE

1- Importance du travail de recherche.

L'école est l'une des institutions de socialisation les plus importantes. Dans les sociétés d'aujourd'hui, elle a un rôle central dans la formation socio-intellectuelle des citoyens ; c'est également une institution à caractère politique qui assume, assimile un héritage social qu'elle tend à reproduire et à transmettre. Ainsi, le système éducatif haïtien a sa base historiquement ancrée dans les rouages de la colonisation française, ellemême instituée sur les cendres de la destruction brutale de la société des peaux-rouges.

Le système éducatif de l'époque coloniale avait comme objectif, selon Paolo Freire dans son livre : « Lettres à la Guinée-Bissau sur l'Alphabétisation »1, de « reproduire l'idéologie colonialiste. Cette éducation cherchait à inculquer aux apprenants la représentation que se faisait d'eux cette idéologie : celle d'êtres inférieurs, incapables, pour qui le salut ne pouvait consister qu'à devenir des « blancs » ou des « noirs à l'âme blanche », de là, la négation de tout ce qui est une représentation authentique de la manière d'être du peuple. L'école coloniale, anti- démocratique dans ses objectifs, dans son contenu et dans ses méthodes, sans lien avec la réalité du pays, était, pour toutes ces raisons, l'école d'un petit nombre, pour un petit nombre et contre la grande majorité ».

Aujourd'hui encore, cette même idéologie sert de base à notre système éducatif. Alors, l'idée qu'il existe une relation importante entre le blocage socio- économique du peuple haïtien et le modèle éducatif de nos écoles est assez pertinente. De nos jours, l'école peut être considérée comme un pilier, un des maîtres à former les citoyens. Ainsi, l'analyse critique du modèle de pensée, et des valeurs soutenant historiquement la base du système éducatif haïtien et jouant un rôle prépondérant dans la formation de la conscience sociale et de la manière d'être du peuple, est une étude tout à fait importante pour une nouvelle façon de penser l'éducation et le développement en Haïti.

1 Lettres à la Guinée-Bissau sur l'alphabétisation. Cahiers libres 343. François Masparo. Page 44

2- Problématique du travail de recherche.

Dans cette rubrique, nous allons présenter les différents problèmes soulevés à travers ce mémoire, et la recension des écrits qui a débouché sur l'hypothèse de notre recherche.

Le système éducatif haïtien, plus particulièrement l'école haïtienne, a-t-il joué au cours de son histoire son rôle de construction et de renforcement de la conscience nationale et de l'identité socio-culturelle du peuple haïtien ?

L'École Haïtienne n'est-elle pas un instrument d'aliénation qui freine l'auto-détermination du peuple en le figeant dans un complexe d'infériorité face à son identité socio-culturelle ?

Charles Tardieu, dans sa thèse de doctorat intitulé « L'éducation en Haïti de la période coloniale à nos jours (1980) », a présenté un résumé des travaux consultés sur l'éducation en Haïti. Il considère que les théories avancées par les auteurs semblent répondre à trois postulats : « L'assimilation quasi-mécanique de l'éducation à l'instruction scolaire publique, ensuite la proposition que cette éducation, s'adressant aux masses, serait un pré requis au développement social et économique, et finalement l'idée que le passage d'une société coloniale à une conjoncture néo-coloniale implique la mise en place d'un système d'éducation pour les masses, par les élites nationalistes ».

L'auteur a conclu que ces genres d'hypothèses, clairement exprimées ou sous-entendues, auraient conduit à la conclusion générale de l'inadéquation de « l'éducation haïtienne » à la réalité socio-économique (Chancy, 1972 ; D.E.N., 1982), à la formulation de la thèse du « rachitisme éducatif » (Ollivier, 1972 ; Chancy et Pierre-Jacques, 1981) et enfin, à la dénonciation de l'impasse où l'irresponsabilité des classes dirigeantes aurait plongé cette éducation haïtienne (Bellegarde, 1938 ;Brutus, 1948 ;Cook, 1948 ;Phifer,1948). Ces hypothèses auraient ainsi favorisé le peu d`attention accordée aux rôles de la culture populaire et des autres institutions à vocation éducationnelle au même titre que l'école et en parfaite complémentarité de celle-ci, toujours selon l'auteur.

Avant de présenter notre analyse de ces points de vue de Tardieu1, nous tenons à exposer la façon dont il a différencié les écoles de pensée des auteurs haïtiens sur l'éducation.

Pour l'auteur, toujours dans le texte précité, les principales critiques de l'école haïtienne peuvent être regroupées en cinq grandes écoles de pensée :

1) Historiens et pamphlétaires.

Cette école, la plus ancienne et la plus prolifique, est la seule qui renseigne sur l'éducation en Haïti avant les débuts du 20e siècle. Vincent et Lhérisson (1898), puis Bouchereau (1928), ont compilé et commenté la législation et la réglementation de l'instruction publique. Bien avant eux, Ardouin (1956), Madiou (1922), Inginac (1843) et Bonnet (1864) ont fait état des problèmes et réalisations touchant l'éducation et l'enseignement en Haïti dans leurs chroniques historiques.

2) Tenants de l'inadéquation traditionnelle.

Se réclamant du fonctionnalisme, les tenants de l'inadéquation reprochent au système scolaire haïtien de ne pas répondre aux besoins de développement de la société. Ils parlent donc d'inadaptation de l'école à la réalité haïtienne et prônent des réformes du système d'enseignement sans remise en cause fondamentale des structures socio-économiques et politiques du pays et du rôle de l'idéologie et de la culture dans la société. Dans la tentative d'expliquer cette inadéquation de l'école, ce courant dit fonctionnaliste peut être divisé en trois courants :

-Idéalistes : Dominé par E. Brutus, qui pense que les débâcles du système sont dues à la mauvaise volonté de l'élite de prendre en main l'éducation de la masse. Donc, pour y remédier il suffit d'une prise de conscience profonde de cette bourgeoisie.

-Technicistes: Ils prônent une éducation tournée un peu plus vers le technique pour répondre aux besoins en mains-d'oeuvres qualifiées de la nation. Ce courant est dominé par Dartigue, Hubert de Ronceray, etc.

1 Charles Tardieu, Charles.- L'Education en Haïti. Editions Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1989. Page 41 à 43.

-Culturalistes : Ce courant insiste sur la promotion d'une identité propre à Haïti découlant des origines négro-africaines du peuple. (Denis et Duvalier, 1949).

3-Tenants de l'inadéquation marxiste.

La lecture marxiste de l'éducation en Haïti met en cause la structure de classe de la société et rend les régimes politiques responsables de l'état déplorable de l'enseignement. (Ollivier, 1972 ; Chancy et Pierre-Jacques, 1982). Selon ces auteurs, les causes de l'école rachitique « il faut les chercher dans l'organisation générale de la société qui produit un enseignement incapable de promouvoir le développement économique » (Chancy, 1972).

4-Tenants du radicalisme.

Sous cette rubrique, on regroupe trois auteurs (Fouchard, Apollon et Hurbon). Ces auteurs en question ne sont pas des critiques de l'enseignement. Ils n'abordent que certains aspects de l'éducation en Haïti. L'intérêt de ce courant réside dans la place qui est faite à l'idéologie et plus particulièrement aux religions comme institution à mission éducative et comme courroie de transmission de cette idéologie.

5-Les modes non-formel et informel.

Les modes non-formel et informel sont inexistants (selon l'auteur) dans les écrits traitant de l'éducation en Haïti. SeulS Moreau de Saint-Méry et Jean Fouchard (1956) font spécifiquement état de modes de formation différents du mode formel.

Ces analyses présentées par l'auteur sont assez pertinentes sur certains points, par sa manière de considérer l'oeuvre des auteurs qu'ils catégorisent comme Historiens. Elles renseignent effectivement sur l'histoire de l'enseignement avant l'indépendance, mais les écrivains mentionnés dans les autres rubriques comme par exemple E. Brutus, Jn Fouchard, font également une analyse historique du système. E. Brutus, comme l'a mentionné l'auteur, a responsabilisé quasi totalement la classe dominante, et attend une prise de conscience de cette classe pour remédier aux problèmes de l'éducation en Haïti. En ce qui a trait au courant marxiste, de nouveaux auteurs, comme Jn Anil L. Juste, s'ajoutent à ce courant. Ce dernier présente néanmoins une analyse plus adapté à la réalité parce qu'il ne

responsabilise pas totalement les gouvernements de la crise, mais porte sa critique sur tout le système et ses rapports aliénants de classe. Son étude est également historique, mais une histoire dynamique qui, au lieu de subir les dénouements, les crée plutôt. Il met l'accent sur l'économie, la politique, soumis au diktat du capital, qui ne peut de ce fait que produire une éducation qui prolétarise de plus en plus. Face à ce constat, il propose, au lieu de tout expliquer par la crise de l'éducation, de penser plutôt une éducation de la crise. Il avance qu'une « pédagogie active du travail peut participer au progrès de l'homme haïtien. Les intérêts des élèves et étudiants doivent motiver leurs activités inventives dans le cadre des problématiques sociales et technologiques haïtiennes, mais leur invention et leur apprentissage se fondent sur le travail comme protoforme de l'histoire humaine »1. Cette citation montre qu'il a touché non seulement l'éducation formelle mais également non-formelle, mais, il faut dire, que son étude porte plus particulièrement sur l'éducation au niveau supérieur.

Des textes de Jean Casimir et de Laënnec Hurbon, peuvent s'ajouter à plusieurs de ces rubriques, qu'elles soient de tendance culturaliste, radicaliste, ou marxiste. Ils ont entamé des études historiques, mais portant plus principalement sur des analyses sociologiques du système éducatif haïtien. Jean Casimir n'a pas d'ouvrage traitant principalement de l'éducation, mais l'analyse en profondeur qu'il fait de la société saint-dominguoise est assez intéressante si l'on veut aborder une étude historique critique du système éducatif haïtien. Le texte de L.A Joint et Laënnec Hurbon2 présente une analyse critique du système éducatif, où l'histoire de la réforme éducative trouve une place centrale, mais toujours dans une vision historique et sociologique. Le travail de Jean Fouchard garde son originalité, car il présente des données non connues d'autres historiens, et révèle des informations pertinentes pour la poursuite des recherches historiques sur l'instruction à l'époque coloniale esclavagiste française. Un autre texte non mentionné par Tardieu est celui de Odette Roy Fombrun3, qui n'a pas fait une analyse du système éducatif haïtien. Mais si, comme l'avance La Belle, « l'éducation est un continuum du non-formel au formel »4, l'analyse de la société des indigènes d'Haïti avant le génocide peut aider à éclairer les lanternes sur le fonctionnement du système d'aujourd'hui. C. Tardieu peut se situer dans la dernière école puisque son travail, tout en faisant une analyse historique du système, se porte plus particulièrement sur le non-formel. Mais, en visant comme objectif d'influencer le système, au niveau du curriculum et des méthodes d'enseignement, pour les porter à

1 Tiré du résumé du texte de Jn Anil Louis Juste. .- De la crise de l'éducation à l'éducation de la crise en Haïti. Imprimeur II, Port-au-Prince, 2003.

2 Joint, Auguste, Louis ; Hurbon, Lannec. Système éducatif et inégalités sociales en Haïti : Le cas des Écoles Catholiques. Éditions l'Harmattan. Paris, 2007.

3 Fombrun, R. Odette.- Les Problèmes du Système Educatif en Haïti. Editions Henri Deschamps, 1989.

4 Cité par Tadieu Page 24.

<< se rapprocher un peu plus de l'espace culturel éducatif proprement haïtien », et à << démonter la nécessité d'intégrer certains aspects des modèles non-formel et informel au nouveau modèle formel en cours de réalisation », il rentre de plein pied dans le courant conformiste-culturaliste. Conformiste, parce qu'il ne remet pas en question toute la superstructure historiquement établie pour produire une éducation en crise, et culturalistes, parce qu'il met l'accent sur une prise en considération des facteurs culturels haïtiens, sans analyser les antécédents historico-socioéconomiques qui empêchent leur prise en compte.

Un auteur, négligé dans la présentation de Tardieu, mais qui a eu une grande importance dans notre premier dépouillement des documents relatifs à nos problématiques, est J.P. Mars dont l'ouvrage << Ainsi parla l'oncle », soutient que les Haïtiens ont une tendance à se concevoir d'une manière autre qu'ils ne sont vraiment. Il emploie le terme << Bovarysme collectif », pour expliquer ce phénomène. Un autre auteur, Rodrigue Jean, dans son texte << Haïti : Crise de l'éducation et crise du développement », parle d'un déracinement de l'être Haïtien, quand il analyse un tant soit peu les programmes et les méthodes d'enseignement. Et, tous les auteurs mentionnés plus haut dans notre analyse ont mis l'accent sur la non-adaptation du système d'avec la réalité. Ces approches et les analyses faites par Jean Casimir sur le fonctionnement de la société saint-dominguoise, nous ont amené à penser qu'il existe une liaison entre ce << déracinement et l'histoire du système éducatif haïtien.

D'où notre hypothèse que : « L'historique du système éducatif haïtien montre qu'il n'y a pas de rupture entre les valeurs aliénantes qui étaient à la base du système colonial esclavagiste et le système éducatif d'aujourd'hui ».

3- Particularités méthodologiques du travail de recherche.

Dans cette rubrique, nous allons opérationnaliser les concepts clefs de l'hypothèse de notre recherche, ce qui nous emmènera à situer notre travail dans un cadre théorique donné, pour asseoir enfin ses particularités méthodologiques propres.

Deux concepts attirent principalement l'attention dans l'hypothèse mentionnée plus haut : Aliénation (valeurs aliénantes), et éducation (système éducatif), le tout lié par la vision d'une analyse historique.

Une anthologie de Marx / Engels sur l'éducation, l'enseignement et la formation professionnelle ne peut être qu'une critique. Le titre du texte << Critique de l'éducation et de l'enseignement », présente clairement leur idéologie sur le rôle de ces institutions dans la société. Cette critique de l'éducation, comme l'a été celle de l'économie politique, est fondée essentiellement sur des critères de classe soulignant le caractère faussement impartial et objectif de toutes les institutions existantes qui trouvent finalement leur explication dans l'économie.

Ontologiquement, selon Jn. Anil1, Marx a reconnu dans ses oeuvres sur l'éducation, l'indissociabilité de celle-ci d'avec le travail. Par son travail, l'homme a transformé la nature et s'est lui-même transformé. Georg Lukacs, dans ce même ordre d'idées, soutient que les connaissances ainsi produites, sont accumulées et généralisées à travers l'éducation, pour la reproduction sociale de l'individu. En ce sens, nous pouvons commencer à synthétiser la pensée de Marx sur l'éducation dans cette phrase : << L'école ou l'ensemble des espaces éducatifs dans le système capitaliste, reproduit et vise de faire perdurer les rapports de production aliénants, inégalitaires dans la société ».

<< Dès lors que la séparation entre savoir et travail est effective dans la société, la base est jetée pour un essor gigantesque des échanges reposant sur le mercantilisme. La masse, pauvre et ignorante, peut désormais se faire duper et escroquer en plus par les riches qui disposent de tous les ressorts matériels et intellectuels de la société, dans un monde fondé précisément sur l'accumulation de la richesse aux dépens d'autrui. La science elle-même est dès lors vénale et s'achète. C'est un fétiche, un moyen d'oppression et d'extorsion de plus-value entre les mains du capitaliste. Elle ne peut, en effet, être au-dessus des conditions aliénées qui l'ont produite comme sphère réservée à une petite élite »2.

Marcelle Bergeron3 explique que, pour Marx, dès lors que l'on traite du problème de la culture, de la science, des arts et des lettres d'une société, on est dans la sphère que le marxisme appelle les superstructures qui sont le PRODUIT de la base économique, c'est-à-dire du travail de la classe productive que s'approprient les classes privilégiées. Il importe donc de considérer le produit sous un angle double : d'abord les articles matériels qui débouchent du procès de travail sur le marché pour être directement consommés ; ensuite le produit social indirect, c'est-à-dire la division du travail suscitée par le mode de production et sur laquelle se greffent les classes et les superstructures. Cette dissociation croissante dans les sociétés successives de classe devient toujours plus antagonique, tandis que l'oppression se fait plus pesante pour les classes exploitées.

1 Op. Cit. Page 5.

2 Karl Marx, Friedrich Engels. Critique de l'éducation et de l'enseignement. Paris : François Maspero, 1976. Page 10.

8 Ibid. Page 12.

9 Op. Cit. Page 5

Dans le courant marxiste, l'éducation, selon les mots de Jn Anil dans le livre précité, << participe de la reproduction de la totalité de l'être social. Par l'invention de signes qui symbolisent la production de connaissances sur la réalité objective, l'homme accumule des expériences. Ces dernières doivent êtres transmises à chaque génération et servir de point de départ à l'invention ou à la reconstruction de nouvelles connaissances, au fur et à mesure que de nouveaux problèmes se posent à la reproduction sociale >>1.

Cette conception de l'éducation comme << reproduction sociale >>, s'est transmutée dans les oeuvres des auteurs tels Pierre Bourdieu. Bourdieu est l'héritier de la sociologie classique, dont il a synthétisé, dans une approche profondément personnelle, la plupart des apports principaux.

Ainsi, de Max Weber il a retenu l'importance de la dimension symbolique de la légitimité de toute domination dans la vie sociale ; de même que l'idée des ordres sociaux qui deviendront, dans la théorie bourdieusienne, des champs. De Karl Marx, il a repris le concept de capital, généralisé à toutes les activités sociales, et non plus seulement économiques. D'Émile Durkheim, enfin, il hérite un certain style déterministe et, en un sens, à travers Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss, structuraliste.

L'oeuvre de Bourdieu débouche, sur une théorie de la société et des groupes sociaux qui la composent. Celle-ci entend montrer :

1. comment se constituent les hiérarchies entre les groupes sociaux ;

2. comment les pratiques culturelles occupent une place importante dans la lutte entre ces groupes ;

3. comment le système scolaire joue un rôle décisif pour reproduire et légitimer ces hiérarchies sociales.

L'éducation a une place centrale dans l'oeuvre de Bourdieu. Dans les textes << Les Héritiers >>, et << La reproduction >>, il présente l'école, comme le haut lieu de la reproduction des inégalités entre classes dominantes et classes dominées par le biais d'un enseignement qui << est objectivement une violence symbolique en tant qu'imposition, par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel >>2. Alors, l'éducation, dans le courant Marxiste, comme dans le courant bourdieusien, se définit toujours, comme << reproduction sociale >>. La tradition holiste domine: << le tout l'emporte sur les parties >>. Ex : pour comprendre le fonctionnement de l'école, il faut analyser l'ensemble du système scolaire et non pas partir des choix des individus. L'école est un instrument de reproduction sociale au service des classes dominantes ! La socialisation de la famille est complémentaire de la

1 Jn. Anil L. Juste. Op. Cit. Page 14

2 La reproduction. Eléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris, Minuit, 1970, p. 19 (avec Jean-Claude Passeron).

socialisation scolaire pour la classe dominante et opposée pour la classe dominée ! De plus, le système RUSE ! Il donne l'impression de l'égalité des chances, tout en faisant de l'école un instrument de sélection sociale. Dans ces conditions, les enfants des classes populaires acceptent leur élimination et la considèrent comme normale. Or les enfants et leur famille ne maîtrisent pas réellement leur destin scolaire.?La domination d'une classe sociale sur l'autre est donc toujours d'actualité et la différence ne se fait plus uniquement sur des critères économiques.

Dans le texte Choses dites, Bourdieu propose de donner à sa théorie sociologique le nom de « structuralisme constructiviste » ou de « constructivisme structuraliste ». Dans ces expressions s'affiche cette volonté de dépassement des oppositions conceptuelles fondatrices de la sociologie : en particulier ici celle opposant le structuralisme, qui affirme la soumission de l'individu à des règles structurelles, et le constructivisme, qui fait du monde social le produit de l'action libre des acteurs sociaux. Bourdieu veut ainsi souligner que, pour lui, le monde social est constitué de structures qui sont certes construites par les agents sociaux, selon la position constructiviste, mais qui, une fois constituées, conditionnent à leur tour l'action de ces agents, selon la position structuraliste. On rejoint ici, par d'autres termes, ce que la sociologie anglo-saxonne appelle l'opposition « structure/agency » (agent déterminé entièrement par des structures le dépassant/acteur créateur libre et rationnel des activités sociales) dont la volonté de dépassement caractérise particulièrement le travail conceptuel de Bourdieu.

Bourdieu refuse la théorie de l'espace social de la tradition marxiste, qui explique tous les rapports sociaux par l'économie. Il pense, en effet, à la suite de Max Weber, que les sociétés ne se structurent pas seulement à partir de logiques économiques. Bourdieu propose ainsi d'ajouter au capital économique, ce qu'il nomme, par analogie, le capital culturel.

Mais, par extension, la pensée de Marx, avec sa méthodologie «matérialiste historico-dialectique », englobe dans son schème d'analyse, l'opposition bourdieusienne de la logique économique et culturelle. Car, en dernière instance, le capital culturel est un sous-produit du capital économique qui évolue dans le social à travers une relation d'opposition et de réunion, que constitue l'idée de contradiction inhérente à la dialectique. En donnant une grande place à l'histoire dans l'explication des faits sociaux, le marxisme englobe et dépasse toute la tradition holiste, qui perçoit l'éducation comme reproduction des rapports sociaux inégalitaires et aliénants dominant la réalité sociale.

L'aliénation, est un thème qui tient une place importante dans la littérature marxiste. En effet, le mot trouve une application majeure sur le plan des relations du travailleur avec le produit de son travail et avec les institutions, les puissances et les hommes qui en disposent. << Il désigne à la fois le fait que le travailleur est réellement dessaisi, privé au profit d'un autre (alienus) de la possession et de la jouissance d'une partie de son ouvrage, et le fait que le travailleur est ainsi lésé dans cette part de sa personnalité qui a été engagée dans l'activité de production. On peut dire alors qu'il n'est plus lui-même, mais qu'il est devenu un autre. Céder quelque chose à un autre et devenir autre, cela fait déjà un double foyer de sens. Le mot, en effet, oscille entre la description objective d'une situation d'exploitation - être dessaisi par (et pour) un autre - et la prise de conscience de cette condition - devenir un autre >>1.

Dans les oeuvres des auteurs comme Frantz Fanon, inspiré du courant marxiste, le mot est utilisé pour expliquer les relations de domination caractéristique de l'ère coloniale et postcoloniale. Il désigne alors la privation réelle et objectivement observable du droit de disposer de son sol, de ses richesses, de sa capacité de travail, etc. au profit d'une autre puissance ; et le sentiment d'altération qu'éprouve un peuple dans sa conscience qu'il prend de son identité en tant que personnalité collective.

Dans un texte assez récent de l'écrivain africain Omotunde Jean Philippe, intitulé <<Discours afrocentrisme sur l'aliénation culturelle »2. L'auteur présente divers aspects du concept << aliénation >>. Il explique que << Le terme << aliénation >> désigne l'état d'inconscience de tout homme privé de sa vraie nature humaine. Dans l'univers médical, l'aliénation est assimilée à un état de déficience psychologique synonyme de maladie mentale grave, voire de folie pure. Pour les praticiens, << aliénation >> rime avec << démence >> et << déséquilibre psychologique >>. Ainsi, en ouvrant le grand Larousse Universel, on découvre la définition suivante pour aliénation mentale : << Etat d'une personne dont les facultés mentales sont gravement altérées et ne lui permettent plus de mener une existence compatible avec la vie sociale >>.

Car l'aliéné mental induit un sentiment d'étrangeté, d'incompréhension, d'absence de règles, d'impulsivité et de manque de contrôle. (...) Pour les protéger d'eux-mêmes et d'autrui, les aliénés mentaux sont (...) placés en milieu psychiatrique (...).

1 Encyclopaedia Universalis. Volume 1. Paris, 1968.

2 Omotunde, Jean Philippe.- Discours afrocentrisme sur l'aliénation culturelle. Edition Menaibuc, S.L, 2006.

Dans le domaine de la philosophie, le terme << aliéné » évoque généralement un individu dont le comportement reste étranger à sa nature originelle. Cela peut être le résultat d'un accident ou d'un long processus psychologique. Aliénation et étrangeté vont donc de pair. En adjoignant le qualificatif << culturel » au terme << aliénation », il devient alors un traumatisme psychologique, une situation particulière où un homme, voire un peuple tout entier, asservi, infériorisé, complexé, ignorant, désorienté, frustré, résigné et faible mentalement, est devenu la << propriété » intellectuelle, morale, spirituelle, économique, culturelle et voire même physique d'un autre homme ou d'un autre peuple dominateur. Ceci, sans qu'il soit en mesure de prendre conscience de la gravité et de l'anormalité de sa mise sous tutelle et de sa condition d'aliéné culturel ».

La figure de l'autre au profit de laquelle on se sent dépouillé peut prendre tellement de formes, qu'on ne saurait plus dire de combien de façons un individu ou un groupe peut se sentir devenir autre, c'est-à-dire échoue à devenir lui-même, à conquérir son identité personnelle ou collective.

Le système éducatif aliénant, produit par l'histoire, est perçu, suivant notre approche, comme vecteur d'aliénation. Car, l'école est une institution construite à travers l'histoire des sociétés. En ce sens, l'école, comme elle existe aujourd'hui, est le résultat d'un processus encore en marche. Elle ne peut être saisie par l'analyse qu'en rapport étroit avec l'évolution historique de la société.

Les problèmes d'éducation, ne peuvent être vraiment appréhendés s'ils ne sont pas constamment replacés dans leur contexte historique. En cela, notre travail de recherche s'inscrit dans le courant intitulé << matérialisme dialectique ». Alors, nous prendrons en compte l'histoire. L'éducation sera analysée à travers le fonctionnement de la société globale. Nous ferons ressortir les contradictions inhérentes au fonctionnement du système dans sa réalité objective.

La formulation du travail de recherche: << Mise en place des structures et problématique fonctionnelle de l'École Haïtienne. Approche critico-analytique d'un système aliénant d'éducation », s'avère assez significative sur ses particularités méthodologiques. << La mise en place », nous suggère déjà une plongée dans l'histoire du système éducatif pour saisir sa structuration et son fonctionnement. Et l'approche critico-analytique nous mènera à étudier les contradictions inhérentes à l'évolution de ce système à travers une recherche documentaire, une analyse des documents qui traitent de la structuration sociale du système colonial esclavagiste et de l'évolution de la structuration et du fonctionnement du système éducatif, plus particulièrement le système

scolaire, pour reconstruire cette histoire du système au point de vue critique. Notre attention se portera plus particulièrement sur une analyse critique de l'idéologie, des pratiques sociales et des valeurs constituant la base historique du système éducatif. Nous nous proposerons de montrer, que malgré la force de l'aliénation du système et de ses répercussions sur la capacité d'auto-détermination du peuple, il est possible de créer une autre forme d'école, à l'intérieur même de la société victime de l'aliénation, pour véhiculer une éducation alternative au modèle dominant.

4- But, limitation et délimitation du travail de recherche.

Le but de ce mémoire est de mettre en lumière les racines historiques du système aliénant d'éducation haïtien (une analyse qui va porter plus particulièrement sur l'école haïtienne), et de montrer à travers notre étude documentaire et historique l'incidence de cette éducation aliénante sur le devenir et l'autodétermination du peuple.

En réalisant ce travail de recherche, nous comptons contribuer à l'avancement des réflexions sur les relations qui existent entre le fonctionnement, la structuration du système éducatif et le fonctionnement global de la société.

Nous espérons que l'analyse critique du système éducatif à travers ses bases historiques montrera sa non-adaptation à la réalité haïtienne et son échec depuis ses plus de deux cents ans de fonctionnement. La classe populaire haïtienne est ainsi invitée à effectuer une prise en charge de l'éducation des masses, dans une perspective de changement social global et radical de la société haïtienne.

Aucun travail scientifique ne peut se réaliser sans difficultés. Au cours de la réalisation de ce travail, nous nous sommes confronté à des problèmes surtout au niveau de l'accessibilité à certains documents clef. Et de l'impossibilité dans laquelle nous nous sommes trouvée pour questionner la valeur scientifique des documents. La vérité scientifique étant toujours relative, et non exhaustive, nous n'avons pas eu comme l'ambition d'aborder le système éducation dans sa totalité, notre travail se porte plus particulièrement sur un historique de l'aliénation socio-culturelle à travers l'École Haïtienne de 1492 à nos jours.

INTRODUCTION

1- Éducation, culture, nation, Etat, et société.
Importance et problématique fonctionnelle des systèmes d'éducation.

Certains concepts se caractérisent par leur extrême complexité, leur contenu subtil qui font d'eux des entités à la limite de l'indéfinissable. La culture, l'État, la nation, la société présentent cette riche personnalité conceptuelle.

C'est dans le contexte de leur extrême interdépendance que se situe, comme tout organique, l'éducation. Le sociologue Émile Durkheim avait perçu la complexité des éléments du tout social et l'intensité de leur mouvement interactif lorsqu'il définissait ainsi l'éducation : « L'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné »1.

Compte tenu des inévitables antagonismes qui nourrissent la dynamique de la reproduction sociale, l'histoire de chaque société charrie des difficultés de coordination entre les principales entités chargées de la fonction socialisante, notamment la famille, l'école, les divers canaux de communication de masse.

Le colonialisme et l'esclavage qui ont façonné la réalité socio-culturelle haïtienne dans un singulier contexte de violence systématique, de déshumanisation, restent présents au coeur des diverses institutions de notre pays. Générée par le système colonial esclavagiste, la culture haïtienne ne manque pas de drainer et de gérer l'héritage de ses contradictions. La cosmovision de notre peuple, véritable puzzle de valeurs, de perceptions hétéroclites, s'explique par les dominantes cosmopolites de sa genèse.

L'historien Dantès Bellegarde nous identifiait au moyen d'une expression originale et pittoresque : « Une macédoine de races ». C'est le bouleversant phénomène des migrations, opérées au fil des Temps modernes, qui explique le complexe ethno-genèse haïtienne.

Nos ancêtres d'origine africaine appartenaient à une multiplicité de civilisations d'un immense continent. Peuls, Haoussas, Fons, Mondongues, Minas, Bambaras, Ibos... sur le fonds amérindien

1 Durkheim, Emile.- Education et Sociologie. (Document exploré sur www.classiques.uqac.ca)

anéanti par la brutalité du colonialisme espagnol, générateur d'ethnocide, s'amalgamaient d'éléments européens d'origine diversifiée. Français, Anglais, Portugais, Espagnols, Hollandais, Danois..., engagés dans la plus vaste entreprise de colonisation de tous les temps, ont constitué une partie des ingrédients ethno-raciaux dont se compose la mosaïque humaine d'Haïti, l'une des plus complexes qu'il soit permis d'approcher pour ce qui concerne l'ethno-géographie du globe. On doit à cette aventure historique, la fascinante originalité de notre culture truffée de syncrétismes.

L'historien Moreau de Saint-Méry a fourni un répertoire des 118 composantes qui interviennent dans l'édification de la pyramide ethno-raciale saint-dominguoise. Y figurent les diverses nuances épidermiques, depuis le blanc, en passant par le quarteron, le mulâtre, le mamelouc, la chabine, le griffe, le marabou, le sacatra, jusqu'au noir, toutes créées par la littérature colonialiste pour asseoir la pigmentocratie.

C'est le legs colonial esclavagiste qui a fait d'Haïti le pays des préjugés de classes, de castes et de couleurs. Le mulâtrisme et le noirisme ont exploré, tout au long de notre histoire, les arcanes du cynique pouvoir politique haïtien.

Les subtilités des valeurs aliénantes et déshumanisantes qui étaient à la base de la société coloniale esclavagiste se retrouvent dans les structures de l'institution scolaire, car on ne saurait dissocier un modèle éducatif de l'histoire du peuple concerné.

Il s'agit d'une histoire dont la dynamique présente non seulement des méthodes singulières de mise en place des hommes, mais aussi des formes multiples d'oppression, des dissensions idéologiques, des luttes de résistance... La culture haïtienne se caractérise par ses étonnantes aptitudes à la résistance.

Haïti, société ambivalente, se nourrit de données conflictuelles. Ce sont des conflits de notre système éducatif que dégage le professeur Jean casimir quand il écrit :

« En Haïti, l'instruction et l'éducation constituent deux pôles qui se nient mutuellement. Elles reflètent, au niveau de la connaissance et de la perception du monde, les contradictions et le divorce entre les classes dominantes et les classes dominées. L'école et la famille sont des ennemis jurés, des institutions prises dans des structures culturelles distinctes »1.

A travers l'École haïtienne qui se veut porteuse de civilisation, les luttes, les contradictions prennent, au fil du temps, des formes nouvelles dont l'évolution aide à saisir les données de la problématique fonctionnelle du système éducatif national.

1 Jean Casimir. La culture opprimée. Imprimerie Media-Texte. Port-au-Prince, Haïti, 2006.Page 6.

2- Indissociabilité de l'Éducation et de l'État.
L'École : espace politique par excellence.

L'Education n'est jamais neutre, c'est un processus qui draine sa raison d'être, son format, sa trajectoire, de la manière dont la société est organisée. L'école que nous connaissons aujourd'hui n'a pas existé comme elle est dans le temps. Elle suit le rythme des changements et des besoins de la société dans laquelle elle évolue. Et ce changement se fait de manière différente d'une société à une autre. L'évolution de l'école en Chine, par exemple, ne suit pas les mêmes étapes d'évolution que celle de la France. Cette incessante métamorphose ne sort pas du néant, elle est la résultante d'une vision, d'une philosophie, et des besoins du moment de la société. En Europe, comme nous le montre l'écrivain Pétitat, l'école a joué un rôle moteur dans l'émergence d'une nouvelle société .Il en fut ainsi, par exemple, lorsque l'importance croissante de l'écriture, puis de l'imprimerie, exigeait une alphabétisation plus massive des nouvelles générations. Plus tard, l'école fut partie prenante du développement industriel.

Mais, ce besoin du moment dont nous parlons à l'instant, est lié à la vision socio économico-politique de ceux qui gouvernent. Pour approfondir mieux cette idée, servons-nous de cette analyse qu'a faite Frantz Fanon 1du rapport qu'il y a entre la société et la cellule familiale. Pour ce dernier, la structure familiale et la structure nationale entretiennent des relations étroites. Par exemple, la militarisation et la centralisation de l'autorité dans un pays entraînent automatiquement une recrudescence de l'autorité parentale. En ce sens, la famille est un morceau de nation. Aussi, n'y a-t-il pas une grande disproportion entre la vie familiale et la vie nationale. L'individu assimile les autorités rencontrées ultérieurement à l'autorité parentale. Ainsi, le comportement devant l'autorité est appris à l'intérieur de la famille.

Nous pouvons, sans exagération, remplacer dans ce texte la cellule familiale par l'école. Dans la mesure où, aujourd'hui, l'école est l'institution responsable de la formation des gens à un très haut degré. Le nombre d'heures qu'un enfant, dès l'âge de six ans, passe dans le milieu scolaire est nettement supérieur à celui qu'il passe dans sa famille. Alors, nous pouvons dire que l'école est l'un des piliers, un des maîtres à former des citoyens pour la société. Et si, entre la famille et l'autorité, il y a un rapport dialectique très fort, en ce qui a trait à l'école, cette

1 Fanon, Frantz. Peau noire, masque blanc. Editions du seuil, New York, 1952.

L'auteur fait une analyse socio-psychanalytique du racisme dans la société martiniquaise, et montre comment l'éducation véhiculée que ce soit dans la famille ou dans les institutions éducatives reproduit l'idéologie raciste de l'époque coloniale.

relation devient plus compliquée, puisque l'Etat est directement impliqué dans tout ce qui a trait au processus éducatif, et ceci, à tout les niveaux du cycle, que ce soit : le primaire, le secondaire, et même les filières professionnelles ou universitaires.

Alors, si l'éducation suit la trajectoire de la manière dont la société est organisée, de la vision sociale globale, les questions qui nous préoccupent dans ce cas sont:Comment sont organisées les sociétés dans le système où nous vivons? Et quel est le rôle de l'Etat dans ce modèle d'organisation?

Dans le système capitaliste, la société est divisée en classes. Il y a le groupe qui possède les moyens de production, le capital financier, et ceux qui doivent travailler pour faire fructifier ce capital, et gagner plus ou moins leurs moyens de subsistance. Mais, comment se fait-il que des gens, et d'ailleurs qui sont en majorité, acceptent leurs conditions d'opprimés dans ce système contradictoire?

Pour percer cette énigme, nous pouvons nous référer à la pensée de deux éminents sociologues critiques : Antonio Gramsci et Pierre Bourdieu. Pour le premier, la classe dominante tient l'hégémonie non seulement économique, mais également culturelle et idéologique. Alors, tous les secteurs qui auraient pour rôle de former la conscience du peuple comme par exemple:l'art, la culture, l'éducation, la religion, etc., sont atrophiés et appropriés par la classe dominante et deviennent des médias de transmission et de véhiculation de ses idées et de sa philosophie. En partant de ce même ordre d'idées, Pierre Bourdieu avance que la classe dominante, pour s'insérer dans l'esprit des gens et leur faire accepter leurs conditions de pauvreté permanente avec plus ou moins de calme, se sert de la violence. Mais une violence douce, symbolique, qui à l'aide des instruments de communication et des espaces de formation, traverse le mental et laisse à penser que ce modèle d'organisation suit l'ordre d'un déterminisme. Ainsi, les gens perçoivent-ils les choses qui sont historiques et culturelles comme naturelles et allant de soi. L'éducation qu'on reçoit depuis la petite enfance dans la famille, à l'école, à l'église, se charge de distiller dans le mental du peuple le venin du conformisme, du respect morbide de l'autorité, commencé dans le milieu familial, renforcé à l'école, et qui va atteindre son apogée dans le rapport Etat-individus, Etat-Société.

Venons-en au rôle de l'Etat dans ce rapport entre la classe dominante et la société. Des auteurs, comme Hobbes, nous présentent l'Etat comme le résultat d'un consensus entre les individus qui acceptent d'aliéner une partie de leur liberté au profit d'une institution. Parce que la liberté totale de chaque individu serait nocive pour le fonctionnement du groupe social. Alors, cette institution a pour rôle de faire une gestion impartiale de ce don, de

travailler sur ce dernier afin de le transformer en loi, et le redistribuer au profit de chaque individu de manière équitable. C'est de cette conception que découlent des idées comme quoi, l'Etat serait une institution impartiale, qui vise à établir des rapports d'égalité et d'équitabilité entre les individus du corps social.

Cette façon de présenter l'Etat se fait tout simplement effective juste pour donner bonne conscience à la bourgeoisie. En réalité, l'Etat est une institution formatée de toute pièce par la classe dominante pour légitimer sa suprématie, transformer ses intérêts en loi. Il joue également un rôle de soupape où la bourgeoisie délègue son pouvoir là où elle n'a pas l'audace d'intervenir directement. Le rapport qui existe entre eux n'est pas exempt de conflit. Toutefois, ils ne visent jamais à saper la base de cette institution. Au contraire, ils servent à introduire des réformes liées aux intérêts économico-politiques du moment toujours au profit de la classe dominante.

Alors, l'Etat, en ce sens, n'est pas une institution libre. La classe dominante contrôle de loin ou de près ses manivelles. Comme nous l'avons déjà affirmé, cette institution tient la ligne directive de l'éducation, et de l'école en particulier. Ainsi, pouvons-nous dire sans trop d'effort que l'école subit l'influence de l'idéologie de la classe dominante. Et que cette dernière s'en sert pour asseoir beaucoup mieux la base de sa domination. Alors, nul doute également que l'éducation que véhicule ce système est aliénant, et qu'elle vise à faire perdurer la domination socio-politico-économique de la bourgeoisie. En formant des cadres dociles et manoeuvrables pour ses industries,prolongeant ainsi le mythe de l'égalité des chances,en introduisant au sein du peuple des dominés aux aspirations dominatrices ,et qui sont des étrangers et pour leur classe ,et pour la classe dominante.

Le panorama, que nous venons de faire de la dialectique qui existe entre l'école et l'Etat, montre qu'il est difficile pour le secteur progressiste1 d'intervenir dans l'éducation au niveau de l'école. Mais, comme l'a noté Philippe Perrenoud, lorsqu'il s'agit de prendre des décisions, de rénover les programmes ou les méthodes,de fixer de nouveaux objectifs ou de modifier la structure scolaire,le changement passe évidemment par des décisions politiques. Mais, une politique de l'éducation pourrait se préparer dans et par la population, si elle est conscientisée et organisée. Et, c'est dans ce contexte que commence la grande tâche de la classe populaire.

Le système éducatif haïtien n'a jamais pu se libérer du legs colonial. Il s'avère que les incidences du vieux modèle pigmentocratique, déshumanisant des siècles antérieurs présentent une exceptionnelle verdeur dans l'organisation et le fonctionnement de l'école d'aujourd'hui.

1 La classe progressiste ici, fait référence à la classe populaire comme le conçoit K. Marx. La partie de la population conscientisée par rapport à sa condition d'exploité, qui au cours de son histoire a produit ses intellectuels organiques et s'est organisée pour maintenir la lutte dans une conscientisation perpétuelle de la masse.

Les programmes utilisés, les méthodes pédagogiques adoptées pour la transmission des messages scolaires, la langue retenue comme moyen de communication créent un malaise à l'intérieur de l'apprenant.

Dans la mesure où l'école, espace politique par excellence, évolue dans un contexte d'interaction permanente avec les autres éléments, elle se présente, d'après son profil travesti, comme un instrument d'aliénation. Nous voulons dire que l'institution scolaire contribue à ce que l'Haïtien devienne autre qu'il n'est, tout en travaillant à son échec dans sa quête en vue de conquérir son identité personnelle et (ou) collective.

Somme toute, il s'agit d'un complexe phénomène de structuration ethno-sociale, économique et politique que nous nous proposons de soumettre à une approche critico-analytique.

PREMIÈRE PARTIE

Genèse, structure et problématique fondamentale de l'École haïtienne.
(1492 - 1804)

CHAPITRE 1
Le malaise génétique de l'Ecole haïtienne

L'école haïtienne, fille de l'une des plus éprouvantes et émouvantes histoires du monde, porte dans ses profondes structures les relents d'une civilisation amérindienne assassinée par le colonialisme espagnol. Et elle assume péniblement le destin d'être une héritière du modèle colonial esclavagiste français, le plus déshumanisant de la Caraïbe.

Haïti, après avoir souffert, au lendemain de 1804, des actions révolutionnaires combien louables, mais hypothéquées et perverties par les élites, s'est trouvée aux prises avec un complexe bilinguisme et des bribes d'une civilisation occidentale déjà perverties dans la colonie à force de vouloir justifier et maintenir les relations de productions esclavagistes. C'est ainsi qu'au berceau même du premier Etat de l'Amérique latine et des Caraïbes surgissait l'une des plus subtiles problématiques de l'histoire universelle. S'y trouvaient imbriquées les données d'un héritage de plusieurs siècles d'inhumanité, de barbarie, d'aliénation des fondements mêmes de l'être.

A ce niveau, dans l'imbroglio des composantes d'ordre économique, culturel, politique et social, se situe l'ancrage de la singulière identité du peuple haïtien. Et les chaînes inextricables qui empêchent les ruptures nécessaires à notre libération s'expliquent en référence à cette genèse.

Dans ce chapitre, il sera question pour nous, d'exploiter la filière historique pour appréhender le malaise dont souffre, corrélativement à notre conformation socio-culturelle, le système éducatif.

A- Potentialité des socio-cultures amérindiennes et problématique d'un génocide.

<< Ce silence, qui se referme sur l'une des plus grandes civilisations du monde, emportant sa parole, sa vérité, ses dieux et ses légendes. C'est aussi un peu le commencement de l'histoire moderne >> 1. Cette citation de J.M. Le Cleziot sonne bien pour amorcer les premiers paragraphes du chapitre traitant de la complexe et singulière naissance de la nation haïtienne.

Avant l'intromission des Européens dans cette partie du monde, dont la dénomination renvoie au prénom d'Amérigo Vespucci, vivait sur tout le continent une multiplicité de peuples porteurs de cultures variées. Les cultures foisonnaient, Haïti, pour son malheur a vu s'établir les conquistadors qui en font la première colonie européenne du nouveau monde. L'île abritait plus de trois millions d'habitants. Christophe Colomb a laissé dans son journal manuscrit ses premières impressions : << Ce sont les meilleurs gens du monde... des peuples d'amour sans cupidité... Ils aiment leurs voisins comme eux-mêmes, ont le langage le plus doux et le plus aimable qui soit au monde... La manière dont ils agissent, leurs coutumes, leur docilité et leur jugement prouvent qu'ils sont gens plus éveillés que tous ceux rencontrés jusque-là 1>>.

Dans le texte << En hommage aux pionniers du bureau d'ethnologie d'Haïti >>, sélectionné par Odette R. Fombrum2, il est écrit que le peuple rencontré par Colomb dans l'île venait de la seconde vague d'immigrants, sortant de l'Amérique du sud, pour venir s'installer définitivement dans les Antilles. Plus particulièrement en Haïti, vivaient les Taïnos, branche de la grande famille des Arawaks. C'était un peuple sédentaire, possédant une agriculture très développée, un système social et un art de la poterie très évolués, maîtrisant le travail de la pierre, des coquillages, du bois et la vannerie. Ces gens vivaient dans des villages bien organisés, atteignant parfois une étendue considérable. Ainsi, nous pouvons comprendre que les Taïnos avaient un système social, politique et culturel organisé d'une manière qui aurait permis l'avancement de la société à son propre rythme, et un outil de communication, la langue Marconix comprise par tout le peuple.

1 Cité par O. R. Fombrum Page 87

2 Odette Roy Fombrun. L'Ayiti des Indiens. Édition Henry Deschamps, Port-au-Prince 1992. Page 15.

L'organisation politique et économique des Taïnos

D'après le texte << Histoire des caciques d'Haïti >> d' Emile Nau1, tout le pays était divisé en cinq grandes provinces, commandées chacune par un cacique principal.

La Magua, ou royaume de la plaine, comprenait toute la partie nord-est de l'île. Le cacique Guarionex y

régnait.

Le Marien, tout à fait au nord, renfermait les plus petites provinces de Guahana et de Cayaba, traversé en longueur par le fleuve Artibonico. Guacanagaric y commandait.

Le Xaragua se composait de l'ouest et de la grande bande du sud. Bohéchio en était le souverain, et après lui Anacaona, sa soeur, femme du cacique de la Maguana.

La Maguana, soumise à Caonabo, occupait le centre de l'île. Et enfin, le Higuey, situé à l'extrême, était dominé par le farouche Cotubanama.

Selon Rémi Zamor : << les Indiens, comme les baptisait Christophe Colomb, mettaient en commun les principaux moyens de production, particulièrement la terre. En effet le sol qu'ils cultivaient appartenait à tout le monde. Personne ne le possédait, ne l'achetait, ni le vendait >>2. A cause de cette propriété commune des moyens de production, aucun groupe n'assujettissait économiquement un autre groupe. C'était donc une société sans classes, qui vivait dans un contexte d'excellente collaboration. Malgré que d'autres auteurs comme Louis Maximilien et André Marcel d'Ans contestent le point de vue du professeur Zamor et soutiennent la thèse d'une hiérarchie ou d'une organisation inégalitaire de la société indienne, ils sont tous d'accord sur un point : << Le système de pensée amérindien, c'était l'absence de tous les rapports de domination et d'appropriation matérialiste, brutal et exclusive de la nature >>3. (Christian Monbrun)

1 Ibid page 55

2 Ibid page 42

3 Ibid page 43

La culture amérindienne

Dans le texte << Haïti préhistorique >>1, Daniel Supplice avance que, quand :

<< Les Espagnols commencèrent la conquête de l'île d'Haïti, le pays était occupé par des groupes ethniques descendants d'une race qui comptait déjà des siècles de tradition. Ces groupes qui avaient une culture à tradition séculaire, présentaient sans aucun doute des différences culturelles frappantes avec les envahisseurs venus d'une Europe renaissante. Ce fait différentiel a été fondamental dans la non valorisation et la sous-estimation d'un art, qui, malgré sa force et sa forme d'expression, offrait un contraste radical avec les idées et idéaux esthétiques du vieux continent >>.

Cette différenciation, comme le souligne Daniel Supplice, revêt une importance considérable pour l'analyste préoccupé par la compréhension des méthodes auxquelles ont recouru pour barbariser et dévaloriser radicalement le système socioculturel des Amérindiens. Car, l'Européen, se considérant comme le centre du monde et auteur de toute civilisation, ne pouvait concevoir qu'il existait diverses autres formes d'organisations sociales établies en rapport avec d'autres visions du monde que celle des occidentaux. Là se situe, pour l'essentiel, l'origine du drame généré par la rencontre des deux mondes. Le choc fut d'une brutalité exceptionnelle.

Chez les Amérindiens d'Haïti la culture s'exprimait particulièrement à travers la religion, la danse, le chant, la poésie, la sculpture. Tout un art de vivre se traduisait dans l'étroite connexion qui existait entre les diverses formes d'expression.

La religion et l'art chez ces peuples se confondaient dans la pratique du quotidien. Car, les formes sculpturales représentant des quadrupèdes, des reptiles ou des images naturels étaient divinisées. Selon Docteur Maximilien dans le texte << Catalogue de l'exposition précolombienne 2>>, << La caractéristique dominante de leur art majeur est la stylisation, procédé avancé témoignant de la capacité de l'esprit à isoler l'idée, c'est-à-dire d'abstraire, afin de l'exprimer de façon plus forte et plus sensible sous forme de symboles et d'allégories >>. Pour l'auteur, ce sont là des indices indubitables d'une civilisation à son apogée.

Les Indiens, à l'opposé des Européens qui se représentent le monde à travers une vision manichéenne, penché vers une tendance à la segmentation dichotomique, qui extrapole toute chose à une extrême limite positive ou négative sans aucun rapport dialectique ou de liaison, se tendent plutôt vers une tendance homogénéisante. Christian Monbrun3, dans le texte << Ni domination, ni appropriation >> souligne que : << le concept

1 Ibid, Page 64

2 Ibid Page 59

3 Ibid Page 43

de Dieu ou d'être suprême, n'existe pas dans la mythologie amérindienne. D'ailleurs, le culte est rendu et aux bons et aux mauvais esprits. Leur religion était polythéiste et ils attribuaient des facultés humaines à tous leurs Dieux. Il faut dire que les Indiens ne s'attendaient pas à un au-delà paradisiaque lointain, car la sérénité et le calme de leur mode de vie les mettaient déjà dans une ambiance ressemblant par bien des côtés à l'Éden des chrétiens ».

L'autre facteur important dans le modèle socioculturel des Indiens est l'importance de la danse et de la chanson dans leur vie quotidienne. Elles se représentaient, toujours selon Louis Maximilien dans le texte précité, « les manifestations sociales et religieuses primordiales de ce peuple qui avait cultivé les styles oral et manuel ». L'auteur rapporte que pour l'écrivain M.W. Irving,

« Leurs danses étaient de véritables hiéroglyphes en action pour ceux qui pouvaient les comprendre. Danses et chansons se composaient en schèmes rythmiques dont les temps étaient marqués avec l'importance d'une césure par le tambour ou la clochette. Ces schèmes étaient binaires, tertiaires, quaternaires, selon le caractère de la pantomime ou de la ballade ; enjoué, familier ou grave ; genre de prosodie aussi essentiellement humaine dans son rythme que la poésie d'un Claudel ».

Le jeu également tenait une place considérable dans le monde culturel du peuple. Chaque village avait son stade où se tenaient des activités sportives. Ces stades s'appelaient « Batey ». Pour André Marcel d'Ans dans le livre « Haïti, paysage et société1 », le Batey constituait le pivot de l'urbanisme taino. C'était sur cette place centrale de l'agglomération que se déroulait l'areyto ainsi que le jeu de balle, principaux rituels d'intégration civique et religieuse. Le jeu de balle, revêtait probablement, lui aussi, une valeur religieuse. Les Indiens utilisaient de grosses balles faites de résine, qu'on appelait copey. Une fois lancé, ce ballon ne devait plus toucher le sol : les membres des deux camps se le renvoyant le plus longtemps possible, sans cependant faire usage de leurs mains.

Tous ce que nous venons d'exposer sur l'organisation socio-culturelle du peuple rencontré par Christophe Colomb en Haïti, révèle l'originalité des structures d'un monde agencé différemment de celui des Européens. La civilisation amérindienne s'articulait autour de valeurs morales, de pratiques religieuses qui permettaient aux communautés de se réaliser pleinement, suivant un certain rythme, sur le plan économico-social. La rencontre des deux mondes fut à l'origine de l'un des pires génocides de l'histoire. Avec la disparition des victimes se perdait dans la nuit des temps l'originalité des savoirs, des savoir-faire, des intuitions, des formes de l'imaginaire, des manières de vivre qui contribuait à dynamiser une civilisation, à nourrir un modèle socio-éducatif.

1 Ibid page 43.

1.- Signification historique de l'anéantissement des aborigènes d'Haïti.

<< Le silence du monde indien est un drame dont nous n'avons pas fini aujourd'hui de mesurer les conséquences. Drame double, car en détruisant les cultures amérindiennes c'était une part de lui-même que détruisait le conquérant, une part qu'il ne pourra sans doute plus jamais retrouver >>1. J.M. Le Cléziot.

Des siècles après le génocide du monde indien, on n'arrive toujours pas à expliquer la rapidité avec laquelle ce peuple a été éteint. Des deux à trois millions d'habitants de l'Haïti de 1492, à l'époque des premiers cargaisons de nègres dans la première moitié du 16ème siècle, certains historiens parlent d'un << no man's land >> à Hispagnola. Déjà il ne restait plus l'ombre de ce peuple, seulement des cris de bêtes sauvages troublaient le silence pesant de l'île. Les rares Indiens qui y vivaient se réfugiaient dans les mornes pour échapper à la furie sanguinaire des Espagnols.

Un regard dans l'histoire de l'Europe des 15ème / 16ème siècles peut nous montrer clairement les facteurs objectifs motivant la brutalité sourde avec laquelle les conquistadores se jetaient sur le Nouveau Monde. Un écrivain comme Marx aurait parlé de la période de l'accumulation du capital, pierre angulaire du système dominant de notre époque. On peut y ajouter le besoin d'or pour frapper les monnaies, la cherté des produits venus des empires de l'est, comme les épices, la soie, les bois précieux, etc. Tout ceci a promulgué le développement de la géographie et justifie la multiplication des tentatives pour trouver une route menant directement vers ces pays considérés comme des réservoirs de biens précieux depuis le fameux voyage de Marco Polo. A cette époque, déjà des savants comme Galilée, Toscanelli, avaient compris et affirmé la rotondité de la Terre. Aussi est-il que Christophe Colomb, plus avisé que beaucoup d'hommes de son époque, et partant de cette rotondité, a montré qu'il est possible d'atteindre le paradis terrestre de Marco Polo en navigant vers l'ouest.

Ainsi pouvons-nous comprendre que l'aventure entamée par Colomb avait l'économie comme moteur principal. Toutes les parodies religieuses dont on embaumait cette aventure n'étaient qu'artifice et de

1 Une citation qui a servit d'amorce au texte précité.

seconde importance. C'est ainsi que la croix plantée au Môle Saint Nicolas allait être le signal de la destruction de toute la civilisation amérindienne, de l'Amérique du Nord jusqu'à la Terre de feu.

En Haïti, les conquistadors, découvrant un pays vierge et rempli de richesses, aveuglés par leur vision du monde foncièrement ethnocentrique et leur insatiable cupidité, ont rapidement décimé le peuple taïno qui avait une autre conception de vie par rapport à ces aventuriers bardés de fer.

Guerre atroce et inégale entre deux civilisations radicalement opposées. Alors, il s'ensuit la domination des Taïnos, qui furent précipités dans les mines d'or où ils moururent par milliers, exténués par la rigueur des travaux et les mauvais traitements. En plus des conditions de travail qui décimaient les Amérindiens, Jean Fouchard dans le livre << Les marrons de la liberté >>1, souligne qu'il vint s'ajouter les ravages d'une épidémie de variole qui emporta une grande partie de ceux qui n'avaient pas succombé par la faim, les fatigues et par les cruautés des sujets de la couronne d'Espagne >>. André Marcel d'Ans dans << Paysage et société >>2, renchérit qu' << un découragement sans pareil s'empara des Taino. Certains se suicidèrent. Les femmes cessèrent d'engendrer (...) >>. Il ajoute plus loin que << le paysage agricole des Tainos fut démoli suite à l'introduction de l'élevage par les Espagnols. Ces derniers lâchèrent sans plus de précautions vaches, chèvres, cochons et chevaux dans le paysage des Indiens, avec, pour résultat que ces animaux piétinèrent, foulèrent, arrachèrent, saccagèrent irrémédiablement les cultures tandis que par ailleurs, comme un foudroyant cancer collectif les épidémies faisaient une hécatombe de leurs populations >>.

Les figures (1, 2) montrent la férocité avec laquelle les Espagnols massacrèrent les indigènes. Las Casas raconte qu' << aucune langue, aucun récit, aucune habilité ne suffiront à raconter les faits épouvantables accomplis dans ces territoires >>3. Tous les moyens furent bons pour arriver à bout de ce peuple paisible : les chiens, les armes à feu, l'épée, les travaux forcés, etc.

1 Ibid Page 109

2 Ibid page 43.

3 Ibid Page 112

Comme résultat définitif, en moins de quarante ans, plus de 80% de la population indienne avait été décimés. Comme l'explique M.G. Le Cleziot dans la citation qui a servi de prélude à cette partie du texte, l'humanité jusqu'aujourd'hui n'arrive pas encore à mesurer l'ampleur des impacts de l'anéantissement quasi définitif de tout ce continent. Car aucune civilisation n'évolue en vase clos. Le système culturel, base de l'organisation sociale, tire sa force de construction dans les brassages et interactions avec d'autres cultures. La recherche de la compréhension des structures d'une société donnée, s'inscrit dans la perspective de cette quête infinie de l'homme pour percer les mystères de son être, car les humains au delà des fausses théories racistes qui soutiennent une hiérarchie de l'être, viennent d'une même souche et ont la même construction biologique. Aussi est-il que la destruction d'une civilisation si complète, avec sa structure langagière, son écriture idéographique ou figurative à base de symboles, l'ampleur de son art, sa littérature, ses croyances, retarde d'une manière ou d'une autre l'évolution normale du monde, et replace au coeur du débat anthropologique les questionnements sur les concepts barbare/civilisé derrières lesquels se cachent les visages nus des luttes économiques, assises fondamentales des plus atroces tueries.

2.- Contradictions épistémologiques du colonialisme espagnol et difficulté de gestion d'un
modèle socio éducatif opportuniste.

Le colonisateur, en face de ce peuple qui semble être la négation de toutes les valeurs occidentales, est pris de vertige et doit rapidement trouver une explication susceptible de justifier le rapt, qui depuis l'Europe s'inscrivait dans ces objectifs, et de se positionner par rapport à cet autre monde, car à cette époque la cartographie mondiale se limitait à l'Europe, l'Asie et l'Afrique. Ces deux derniers espaces étaient d'ailleurs très mal connus des Européens. L'être européen se considérait comme le summum, et se donnait pour mission d'exporter sa civilisation ou de convertir de gré ou de force tout autre peuple ayant une autre vision du monde.

Le premier contact qu'avaient les colons et les indigènes était ambigu. À sa rencontre avec les Taïnos, Christophe Colomb louera le mode de vie paisible qu'ils semblent mener au sein de leur paradis où l'or n'avait aucune importance économique. Plus loin, comme le rapporte Beatrix Pastor dans son essai sur le << Discours narratif de la conquête de l'Amérique », cité par Laënnec Hurbon dans le livre << Le barbare

imaginaire >>1. Selon Laënnec, Béatrix a fait une enquête approfondie sur les codes qui régissaient les comportements de Colomb. Elle explique, qu'il s'agit, d'abord, d'une stratégie commerciale qui conduit à priver les indigènes de toute forme d'humanité. Mais également il était animé d'une sorte de panique liée à l'incompréhension de ces gens, quand il énonce : «ces caraïbes nus, pauvres et sans armes >>. Laënnec Hurbon ajoute : « donc aptes à être manipulés à merci, ne connaissent ni la religion, ni langue, sauvages devant être christianisés au plus vite... >>.

Comment comprendre la réaction des colons face aux indigènes ? Un parallèle entre les valeurs à la base des deux modèles éducatifs peut éclairer notre lanterne sur ce point, car l'éducation existe en symbiose avec les autres sciences humaines, elle est le résultat d'une organisation sociale donnée, qui, elle-même découle des fondements économiques et culturels, bases de toutes sociétés.

La société des Taïnos d'Haïti, comme nous l'avons mentionné tantôt est basée sur la propriété collective des moyens de production, qui à l'époque était la terre. Ceci représente la racine de la différence étanche entre les deux mondes. Tous les autres facteurs vont seulement se greffer sur cette réalité. La société indienne est une société dont les gens cherchaient l'équilibre en tout, les éléments de la nature étaient divinisés, donc maniés avec un respect profond.

Dans le texte « Ni domination, ni appropriation >>2, Christian Mombrun résume que « Ce qui caractérise le système de pensée amérindien, c'était l'absence de tout rapport de domination et d'appropriation matérialiste, brutal et exclusive de la nature,(...), il n'y a pas de dichotomie entre l'infra et la superstructure, pas plus de relation de production, de consommation, de résidence et de mariage inséparable de la religion et de la parenté, mais unité intérieure et continuité écologique entre les groupes humains et le milieu physique et biotique. C'était un des traits dominants des traditions mésoaméricaines et circumcaraibes >>.

Tandis que le système social européen était basé sur la propriété privée, la poursuite de la richesse sans égard pour l'équilibre naturel et humain. Et si besoin de justification religieuse se fait sentir, ils peuvent faire une interprétation appropriée de la Bible, montrer l'infériorité de tous les peuples non christianisés, en déduire la nécessité de les subjuguer pour leur propre salut. Une justification qui n'a pas eu le temps d'atterrir dans le cas de la colonisation de l'Amérique, car les besoins de l'or de l'Espagne étaient trop pressants pour perdre le temps à se traîner dans la christianisation de l'Amérindien. Il fut plutôt rapidement précipité dans les mines, et ainsi se dissipa le beau projet spirituel et alphabétique de la reine Isabelle. En effet, un article du Moniteur du 10 et du 14 mai 1923 écrit par

1 L. Hurbon. Le Barbare imaginaire. Editions Henri Deschamps, Port- au- Prince, Haïti, 1987. Page 9.

2 Cité par O. R. Fombrum dans le texte précité. Page 18

Charlevoix1 stipule que << La feu reine Isabelle fait recommander qu'on procurât aux enfants des caciques la meilleure instruction qu'il serait possible, et pendant plusieurs années... » Vers le début du XVIème, sous le gouvernement de Nicolas Ovando les pères Franciscains furent facilités à assumer le ministère religieux et éducatif des indigènes d'Haïti. Dans leur manuel d'histoire d'Haïti, Dorsainvil et les Frères rapportent que Nicolas encouragea les Pères Franciscains à élever un bon nombre de jeunes Indiens à qui il apprenait la doctrine chrétienne, à lire et à écrire en langue castillane, même quelques uns en qui il trouvait plus d'ouverture d'esprit un peu de latin»2. Mais Ovando, également devait satisfaire les besoins de la mère patrie en or et en richesses exotiques. Alors, s'imposa la nécessité d'une autre option. << Il abandonna la baguette du précepteur pour son épée ». Aussi est-il que toujours selon Dorsainvil : << Sous son administration également, les Indigènes furent poursuivis par le fer et le feu ; leur instruction fut négligée au point qu'on leur refusait le temps de se rendre au catéchisme »3. Ainsi, fut anéanti le grand rêve d'instruction de la reine Isabelle au coeur tendre, un coeur qui rapidement s'est endurci devant la nécessité de renflouer les coffres espagnols de l'or amérindien.

Ainsi se constituèrent les préludes historiques de la Nation Haïtienne, double héritière d'un modèle éducatif opportuniste espagnol et de celui de son voisin français, modèle qui a assuré la naissance et la maintenance de l'esclavage sous son visage le plus sauvage et douloureux. Tentant de donner une explication à la destruction de l'Amérique Précolombienne, les Indiens Mayas disaient : << Ils nous tuent parce que nous travaillons ensemble, mangeons ensemble, vivons ensemble, rêvons ensemble »4. Et Eduardo GALEANO renforce d'un ton chargé de nostalgie : << ... Ces traditions d'une société fondée non sur l'argent mais sur la solidarité, si vieille et si pleine d'avenir sont une composante essentielle de la plus authentique identité américaine : une énergie dynamique et non un poids mort ... »5.

1 Cité par E. Brutus. Instruction publique en Haïti. Editions Fardin, Port-au-Prince, 1948. Page 1.

2 Ibid page 2.

3 Ibid. Page 2.

4 Citation en amorce du livre précité de O. R. Fombrum : L'Ayati des Indiens.

5 Ibid

B- Problématique de l'Ecole coloniale française.

La colonisation française de la partie ouest de l'île est la résultante d'une longue guerre entre l'Espagne et la France. Cette dernière contestait la séparation du monde établi par le traité de Tordesillas entre les deux puissances Ibériques. La guerre allait aboutir à l'accord du traité de Ryswick en 1697 donnant définitivement un tiers de l'île à la France et l'autre partie à l'Espagne. Mais, déjà depuis 1625, la France s'est établie en maître sur les ruines de la destruction de l'Hispaniola. La France parvint à réaliser, dans un contexte de rivalité avec l'Espagne, au coeur de la Caraïbe, cette cynique prouesse que fut la mise en place de la plus célèbre colonie d'exploitation des Temps Modernes : Saint-Domingue.

Pour asseoir la problématique du système éducatif colonial français, il est de mise de faire un coup d'oeil d'ensemble sur la structure socioéconomique de la société saint-dominguoise.

Deux maîtres mots constituaient la structure économique de la société coloniale française : la race et la propriété. Selon l'historien Moreau de Saint Méry, cité par Lesly François Manigat dans le tome I du livre << Eventail d'histoire vivante d'Haïti >>1, << la race est la ligne de clivages prépondérante. Elle détermine le statut des personnes >>. A Saint-Domingue la couleur de la peau détermine à elle seule la position sociale figée de tout individu vivant dans la colonie.

<< La propriété, elle, détermine la condition des personnes. La colonie reconnaît les maîtres et les esclaves, c'est alors une société de classe : le capital d'un côté et le travail de l'autre. Mais ici, le travail est l'esclavage, l'esclave étant à peine un être humain. Au contraire de l'esclavage antique, il est la chose possédée et est traité comme meuble. La centralisation de ces dichotomies fondamentales maîtres blancs- esclaves noirs dans l'état social de Saint-Domingue autorise à parler d'une civilisation de l'esclavage >>2.

En effet, l'économie dominguoise avait pour fondement essentiel les bras des esclaves, cargaisons de nègres et négresses entassés dans des vaisseaux appelées négrier sur le bord de l'Afrique de l'ouest et embarqués vers St Domingue pour faire le travail de fluctuation de l'île, au sein d'une économie basée sur une agriculture en grande partie sucrière, tournée vers l'exportation au profit de la métropole. Déjà se dessinent comme

1 L. F. Manigat. Éventail d'histoire vivante d'Haïti, tome. Collection du CHUDAC. Port-au-prince, 2001. Page 18

2 Ibid. Page 18.

toile de fond sur la scène coloniale, les deux grandes classes antagoniques : Les blancs et les esclaves. Les premiers sont les détenteurs des moyens de production et les seconds, les forces productives de la colonie.

Entre les blancs au sommet de la société pyramidale de St Domingue et les esclaves à la dernière cale, les affranchis formaient la classe intermédiaire. Cette classe se formait de sang mêlé, rejetons des unions d'hommes blanc et de femmes esclaves, et de quelques noirs libres. Comme le statut social à St Domingue était dominé par la couleur de la peau, alors les affranchis, pour la majorité mulâtre, furent considérés comme à michemin entre << l'humain », son père blanc, et la << chose meuble » sa mère esclave. Être contradictoire dès sa conception, sa vie dans la colonie et même dans la futur Etat-nation allait refléter à travers l'histoire cette position suspendue entre l'être et le non-être, résultante de cette crise identitaire aiguë. Toutefois, cette condition déterminante de sa position, dès sa naissance, le rapprochait de la classe de son père blanc, propriétaire et des moyens de production et de la force de travail nécessaire à sa productivité. Déjà en 1685 le Code noir, selon Edner Brutus, octroya à cette catégorie d'individus << les mêmes prérogatives qu'à leurs pères. Leurs garçons et filles épouseront bientôt des blanches et des blancs. En 1703, ils n'étaient que cinq cent, ils étaient propriétaire, commandaient eux aussi à des esclaves. Ils exerçaient le commerce et des métiers. Ils servaient dans la maréchaussée. Ils pouvaient prendre des précepteurs, fréquenter les écoles des paroisses. Ils se rendaient en France,

s'éparpillaient dans les collèges. La vie ne leur était pas inclémente »1. Jusqu'à la première moitié du 18ème siècle leur nombre, leur puissance économique, leur instruction, en résumé leurs poids dans la colonie, commençaient à

alerter les blancs, qui furent contraints pour la sauvegarde de leur statut quo de freiner la percée socio- économique de cette classe.

Au plus bas niveau de la pyramide sociale St- Dominguoise, végétait la grande masse des esclaves. Déshumanisée, chosifiée, marginalisée, elle constituait pourtant l'assise, le moteur économique de la société. L'éclatement du système esclavagiste aurait comme résultat irrémédiable, l'ébranlement et l'explosion de toute la société. De là le cynisme avec lequel on conservait le système. Tous les moyens furent bons pour assurer sa perduration : violence inouïe, mensonge péremptoire, perversion honteuse, etc.

1 E. Brutus. Op. cit,page 38. Page 11.

1.-L'organisation et la répartition de l'instruction dans la société Saint-dominguoise.

A l'époque coloniale l'instruction, même en France, avait une organisation un peu boiteuse. Dans la colonie, elle accusait d'un désintéressement général. La course à la richesse facile, le commerce, la spéculation, dominait la vie des gens. Edner Brutus dans son livre << Instruction publique en Haïti », constate avec ironie : <<Leurs rapports n'étaient que production, pour gaver le colon, n'exigeaient point les enseignements de l'école, et la terre pour être fécondée, ceux des sciences agronomiques. Les choses allaient bien sans cela et avec cela n'iraient pas mieux »1. Les esclaves employés comme animal de labour suffisaient à faire fructifier la colonie. Néanmoins, Edner Brutus2 rapporte qu'il y avait certaine institution qui, tant bien que mal, assurait l'enseignement à St Domingue.

Un certain révérend Boutin fonda au cap un modeste établissement, l'incitant à transformer son hôpital en un pensionnat, dont il confia la direction en 1733 à des religieuses de Notre-Dame de la Rochelle. Ce pensionnat, rapportent Dorsainvil et les Frères, cité par E. Brutus, <<en 1780, comprenait sept classes dont quatre pour 45 pensionnaires et trois pour les cent externes de la ville. En outre, de trois à quatre cent jeunes filles de couleurs, libres ou esclaves, se présentaient à l'école trois fois par semaine »3, une école qui a rapidement périclité, attaqué du cancer de racisme. L'auteur explique que conjecturalement, auraient pu se développer dans d'autres villes de la colonie des types d'établissement du genre.

Selon le point de vue de Jean Fouchard dans le livre << Les marrons du syllabaire »4, la situation de l'enseignement dans la colonie était tout à fait lamentable, il avance :

<< qu'il n'existe même pas d'école sérieuse et que l'on peut compter sur les doigts de la main celles existant, mais dans les grandes villes de St Domingue il y a des maisons où l'on offre des leçons particulières : Le sieur Lalquier enseigne au Cap les Belles-lettres et la Géométrie, Bridan à la rue Royale de Port-au-Prince enseigne le dessin, Simon Rieux, chimiste de Paris, ancien apothicaire, major des hôpitaux de Rochefort, offre à St Marc un cours de chimie théorique, la dame Vergnes enseigne à lire << par règle et par principe de grammaire », l'orthographe, la grammaire et l'histoire sainte, les Abbés du Mesnil et Chevilley ouvrent une école au Cap en 1678 pour l'enseignement des mathématiques, de la mécanique, du pilotage, du dessin et de la géographie. Le sieur Palais donne des leçons de géométrie, de trigonométrie et d'algèbre chez M. Dupré à Port-au-Prince...l'Abbé Peletier enseigne au Cap, la langue espagnole. Tel autre enseigne la physique ou la peinture. Mais ces professeurs en chambre ou ambulants ne semblent pas avoir prospéré. Ce sont des tentatives passagères, l'occasion de sortir d'une mauvaise situation et parfois de louables enthousiasmes vite découragés. Les colons semblent eux-mêmes se désespérer de l'absence de

1 Ibid. Page 18.

2 Ibid. Page 8

3 Ibid. Page 8.

4 J. Fouchard. Les Marrons du syllabaire. Editions Henri Deschamps, Port- au- prince, Haïti (1953) Page 64

moyens d'éducation dans la colonie, à un point tel qu'ils gardent leurs enfants à domicile en attendant le premier voyage de congé qui leur permettra de les conduire à une pension de Paris ou de leur province d'origine. Quant à encourager la fondation d'écoles, la plupart ne s'en soucient guère ».

Morreau de St Méry ajoute qu' << au Trou, un colon de cette paroisse, Monsieur Larat ne parvint pas à recueillir une seule souscription pour fonder une maison d'éducation au profit de cinquante orphelins »1.

Nous pouvons, au premier abord, remarquer que dans la colonie l'éducation ne faisait pas partie de la grande ligne des préoccupations de la classe dominante. Néanmoins, le livre y circulait. Il existait une forme d'institutionnalisation de l'éducation. Mais dans cette société basée exclusivement sur le rapport de classes et ayant pour assise économique une masse humaine violentée, discriminée, réduite à l'état de chose, l'éducation, instance de socialisation par excellence, n'aurait pu être autre que la reproduction du schéma social, et outil oeuvrant à la sauvegarde du système social global.

Un autre aspect important de l'organisation du système éducatif colonial est l'analyse des assises morales de son fondement, vu qu'il était contrôlé exclusivement par le clergé de la société dominguoise, également propriétaire de terres et d'esclaves. Dans la colonie << il était absolument interdit d'ouvrir une école sans l'avis favorable du curé de la paroisse, conformément à une ordonnance de M.M de Larnage et Maillard en date du 7 mai 1745, faisant suite à un arrêt du conseil du Cap en date du 4 octobre 1717, portant défense aux instituteurs publics d'avoir école sans approbation des curés, écrit Jean Fouchard2 ». L'organisation de l'éducation livrée ainsi totalement au pouvoir des religieux ne pouvait avoir une assise morale sérieuse, car ces derniers étaient également propriétaires de terres et d'esclaves, alors ils devaient veiller á faire fructifier leurs domaines et accroître leurs revenus. Et en plus de cela, l'austérité, l'autorité et les qualités morales nécessaires pour assurer cette mission leur faisaient cruellement défaut. Le même auteur rapporte que :

<< Le 11 février 1781, le propre Archevêque de Paris, alarmé par les rapports incessants qui lui parviennent de St Domingue au sujet de la conduite des religieux, croit de son devoir de transmettre au général des Dominicains un mémoire reçu d'un dominicain, stipulant que les Dominicains n'envoient dans les colonies que le rebut de leur province. Ils prennent des ecclésiastiques sans moeurs et sans aveu pour remplir les cures vacantes... Les blancs n'ont aucune confiance en la plupart des curés.(...) »3. Quelque

1 J. Fouchard. Op.cit. Page 71.

2 Ibid. Page 74.

3 Ibid. Page 74.

temps après, un autre prêtre s'alarme en s'écriant : « Cette colonie est l'asile de l'impureté, du libertinage, du scélératisme (...) »1.

Aussi est-il que l'instruction, sous la surveillance d'un tel clergé, dans une colonie où seulement le lucre et la richesse facile dominaient les passions, n'aurait pu être autre qu'une institution d'abêtissement profonde, de reproduction du statu quo, constituant un blocage systématiquement à tout désir de dépassement des conditions sociales aliénantes existant.

2.- Violences, idéologie pigmentocratique et discrimination fondamentales de
l'enseignement.-

Quelles sont les valeurs qui ont servi de fondement au système éducatif de la période coloniale

française ?

La discrimination, la violence, la mystification, le racisme, la manipulation, devaient, entre autres vices, pour la sauvegarde de cet inique modèle social, constituer le pivot du système éducatif colonial.

Dans la colonie, l'école fut l'apanage d'un petit nombre sélectionné seulement selon la loi de la grande rigueur du pigment ou de la quantité de mélanine dont la nature dans son innocence a doté les humains. Si l'éducation, selon le dictionnaire Petit Robert, est la mise en oeuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d'un être humain, alors on comprend pourquoi dans la colonie l'instruction fut le propre des blancs, organisée par les blancs et pour les blancs. Car seulement ces derniers avaient le droit de se considérer entièrement comme Homo Sapiens. Les affranchis, être hybride, à cheval entre la chose et l'humain, pouvaient tant bien que mal bénéficier des miettes d'une éducation distribuée au compte gouttes dans la colonie. L'esclave, reconnu judiciairement comme chose, avait l'interdiction formelle d'avoir accès à l'enseignement. Paradoxalement cette même législation qui taxait l'esclave de non-être faisait exigence au propriétaire d'esclaves de les catéchiser.

A partir de là, l'affirmation préalable que le racisme, l'idéologie pigmentocratique, l'élitisme constituaient, entre autres, la base de l'éducation coloniale. Mais qu'est ce qui explique cette peur qu'avait le colon

1 Ibid. Page 74.

de voir la propagation de l'instruction dans les couches << inférieures >> de la colonie ? Cette hantise répond à un réflexe de conservation tout naturel d'une classe, face à toute chose éventuellement capable, à la longue, de lui faire perdre ses avantages socio économiques. L'économie fut donc le maître mot de toutes les tergiversations des blancs pour cacher les bienfaits de l'instruction aux habitants de St Domingue et plus particulièrement à la masse noire esclave. Au-delà de la question raciale qui, au premier abord, semble motiver les rigueurs de la stratification sociale de la société, le contrôle des richesses et le rang social semblent ravaler la race à un facteur épi phénoménal, loin de pouvoir servir de matière causale aux luttes fondamentales de la société St Dominguoise. N'est-ce pas dans ce même fil d'idées que, Engels, dans une lettre à A. H. Starkenburg, écrit : << nous considérons les conditions économiques comme le facteur qui, en dernière analyse, détermine le développement historique. Mais la race elle-même est un facteur économique >>1. Pierre Naville dans << Les Jacobins noirs >>, se veut plus clair en expliquant qu'à St Domingue on doit se garder de réduire l'importance de la race par rapport à la classe, que << la lutte des classes prit l'allure d'une lutte de races >>2. La stratification raciale et la lutte de classes féroce dominant la colonie se joignent dans un rapport dialectique ayant pour base définitive, comme nous l'avons dit tantôt, l'affrontement social pour le statut, et la condition économique des acteurs sociaux de l'époque.

La manière dont Edner Brutus rapporte les soubresauts de la querelle affranchis/blancs pour l'accès à l'instruction montre bien qu'au-delà des facteurs raciaux, la recherche de la domination économique absolue des propriétaires blancs constituait le moteur de cette interdiction. L'auteur explique qu' <<en s'établissant dans la partie ouest de l'île en 1625, avant que Bertrand d'Ogeron ne fit venir des prostituées blanches dans la colonie, les blancs s'accommodèrent des négresses >>3. Citant Louis E. Elie, il continue : <<Les blancs eurent naturellement des enfants avec les négresses, et parfois ils arrivaient à s'unir légitimement avec elles >>4, et << souvent aussi, ils laissèrent en mourant à leurs enfants mulâtres, les biens qu'ils avaient amassés à St Domingue >>. En 1685, le Code noir concéda aux affranchis quasiment les mêmes privilèges que leurs géniteurs masculins. A cette époque, ils étaient cinq cent et étaient propriétaires et commandaient aussi à des esclaves, << ils se rendaient en France, s'éparpillaient dans les collèges >>5. Mais, déjà en 1771, les blancs commençaient à ressentir le poids économique et social de cette classe et tentent de leur imposer certaines restrictions, que Edner Brutus considère comme << insultantes pour les personnes,

1 Cité par L.F. Manigat. Op.cit, page 39. Page 56.

2 Ibid. Page 56.

3 E. Brutus.Op.cit, page 38. Page 10

4 Ibid. Page 10.

5 Ibid. Page 14

mais pourtant ne s'attaquaient pas directement à leur économie ni encore à leur possibilité d'instruction. A ses membres, on demanda par exemple de porter des vêtements autrement taillés ou ornés que ceux des blancs et des blanches. Il leur fut enjoint de ne plus passer le seuil des magasins où des représentants de la race servaient la clientèle >>1.

En 1745, ils sont trois mille, rapporte Louis E. Elie2. Et « beaucoup d'entre eux reviennent de France. Leur ascension sociale se fait de plus en plus évidente. Nombre d'hommes de couleur sont non seulement riches, mais avocats, médecins, chirurgiens, habiles dans les arts d'agrément. La tension monte du coté des blancs. En 1755, même les administrateurs de la colonie se sentirent touchés par la menace que représentaient les affranchis. Ils accusent les affranchis de rêver aux hautes positions civiles et militaires, d'acheter les plus magnifiques domaines, de songer à des mariages avec les gens distingués du royaume >>. Un autre document leur reproche « d'avoir des blancs à leurs gages et que dès lors, ils n'en honorent pas assez l'espèce >>3. Les blancs devaient, face à cette montée ascendante, donner une réponse adéquate à cette situation. Une réponse qui n'allait pas tarder à exploser brutalement au milieu des affranchis. Dans une note officielle déjà on peut lire qu'il est « essentiel de maintenir dans une grande distance l'espèce qui commande et l'espèce qui obéit>>4. A côté de cela une ordonnance royale rétablit que « Tout mulâtre esclave qui voudrait s'instruire sera puni de cent coups de fouet, tout mulâtre affranchi redeviendrait esclave >>5. L'exercice des professions libérales lui est désormais prohibé et sont déchirés les brevets de capitaine ou de lieutenant dans la milice, les sages femmes, diplômées de Paris, voient annuler leurs parchemins.

Toutefois, ces mesures n'atteignirent pas leurs objectifs. L'importance qu'avaient prise les affranchis dans la colonie comme classe intermédiaire était trop prononcée pour ne pas s'amplifier. Non seulement, ils croissaient en nombre, mais ils avaient de plus en plus de richesse et contrôlaient certaine branche importante dans les professions libérales. Nemours, dans l'ouvrage pré cité, rapporte que : « vers 1789 les affranchis étaient 28.000 >>, et, trois ans plus tard en 1792 « ils avaient au moins le tiers de toutes les propriétés et de la fortune publique >>6. Alors, en ce sens les blancs devaient tant bien que mal accepter la classe des affranchis à la lisière de

1 Ibid. Page 13

2 Cité par Edner Brutus. Op.cit page 38. Page 12.

3 Ibid. Page 13

4 Ibid.Page 13.

5 Ibid. Page 13.

6 Ibid. Page 14

leur position socio-économique, car leur poids social avait une épaisseur considérable, et toute considération faite, pour la grande majorité des affranchis, la couleur dorée de la peau pouvait les disposer à partager plus ou moins le statut d'homme, accaparé jalousement par leur père.

3.- Profondeurs et problématique de « l'Académie marron ».

L'esclave devant l'enfer de l'existence St Dominguoise avait développé différentes formes de résistance. Le marronnage constituait la plus importante expression de la répulsion de l'esclave face à ce système. Si pour certains auteurs comme par exemple Yvan Debbash1 le marronnage est une sorte de << désertion >> sans aucune valeur révolutionnaire, pour d'autres, comme Jean Fouchard, Edner Brutus, Aimé Césaire, il est présenté comme la base fondamentale de la révolution, un mouvement de résistance, de protestation et de combat pour et vers le chemin de la liberté. Que l'approche soit réductionniste ou excessivement explicative de la révolution, le marronnage constituait objectivement une véritable académie de formation, et de fermentation à différents niveaux de la lutte révolutionnaire jusqu'à l'aboutissement de l'Etat-Nation d'Haïti. Edner Brutus, dans le livre << Révolution dans Saint-Domingue >> présente le marronnage comme << une vaste école révolutionnaire en plein air, avec ses innombrables succursales et d'où sortiront des bataillons de nègres vaillants, des escouades de techniciens de la lutte des classes, de la guerre de partisans, du sabotage, de l'empoisonnement, des enlèvements et des meurtres >>2. Plus loin il poursuit qu' << ils avaient leurs propres professeurs, leurs propres doctrinaires et théoriciens, leurs propagandistes, leurs tacticiens et leurs stratèges, leurs prêtres et leurs médecins. En grand nombre. (...) De leurs rapports écrasants avec la nature et avec les hommes, partait, pour insinuer dans leur coeur gonflé de haine et dans leur tête taraudée par le besoin d'une existence plus clémente, la nécessité de leur liberté perdue >>3. Alors c'est là dans ces grands ateliers où fourmillent ces idées de lutte, que l'esclave, pour certains, allait partir à la conquête du livre, séquestré historiquement par la classe dominante.

Il est à souligner que pour la maintenance de l'ordre social érigé dans la colonie, et la sûreté des blancs, l'esclave devait demeurer dans une ignorance totale des connaissances livresques. Certains nègres à talent ou domestiques, pour les besoins de la colonie à accumuler de considérables savoir faire dans des domaines

1 Cité par L. F. Manigat. Op.cit, page 39. Page 100.

2 E. Brutus. La revolution dans Saint-Domingue. Tome I. Les Editions du Panthéon, Belgique, 1969.Page 24

3 Ibid. Page 24.

particuliers, comme la fabrication des tuiles, des briques, des vases en terre cuite, constituaient une catégorie consentie à laquelle pourtant le syllabaire, jalousement protégé par les blancs, était refusé. Girod-Chantrans venu à St Domingue, nota cette tentative de tenir l'esclave au dehors du monde du livre. L'on porte attention, remarque t-il, jusqu'à empêcher que les esclaves n'apprennent à lire (...) quel danger n'y aurait-il pas en effet, à éclairer des hommes vexés aussi injustement qu'ils le sont ! Ce serait les aigrir et les porter à la révolte (...) >>1.

A bien analyser le mode de vie des esclaves dans la colonie, les conditions objectives nécessaires à l'apprentissage n'étaient nullement réunies. Travaillant à longueur de journée sous le fouet cinglant d'un commandeur, vivant dans une telle misère, que les bêtes de la colonie n'avaient rien à leur envier, vu le régime de sentences, de punitions et de tortures, imposé aux esclaves, l'instruction n'aurait pas dû avoir un attrait particulier pour cette catégorie de personnes. Pourtant, l'engouement avec lequel l'esclave cherchait à s'alphabétiser, les sacrifices énormes qu'il consentait, et les murs restrictifs qu'il enjambait au risque de terribles représailles, expliquent une soif intellectuelle énorme. Motivé par le besoin d'atteindre le fruit défendu, attraction pour l'un des facteurs qui justifient la qualité d'homme, désir de s'approprier une des armes de domination de la classe dominante... Complexe question, mais fait flagrant selon Jean Fouchard, expliquant une volonté énorme pour percer les mystères du syllabaire.

Effectuant l'analyse de certaines correspondances de l'époque coloniale, Jean Fouchard rapporte une observation de M. Parhe stipulant que << sur cent trente esclaves qui composaient la cargaison du bâtiment à bord duquel il fit le passage de Gambie aux indes occidentales il y en avait vingt-cinq qui savaient écrire l'Arabe >>2. Toutefois jusqu'aujourd'hui, à part l'étude remarquable de Jean Fouchard << Les marrons du syllabaire >> qui a abordé cette question avec réserve, aucune autre étude scientifique n'a encore éclairé ce sujet combien important. Mais vu l'enfer qui happait l'esclave dès la traversée de l'Atlantique pour le transplanter brutalement dans le cauchemar de la vie coloniale, les acquis intellectuels de l'Afrique n'auraient pu tenir sur plusieurs générations.

La lutte qu'ont menée les esclaves dans la colonie de St Domingue pour s'approprier le syllabaire, était troublante. A côté du marronnage classique, arme de résistance face à un système déshumanisant, il se développait

1 Cité J. M. Richard dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien >>.

2 J. Fouchard. Op.cit page 41. Page 18.

clandestinement une véritable école alternative, s'appuyant sur la culture politico-religieuse vodou. Cette école a formé la majeure partie des premières élites politiques auteurs de 1804.

Louis E. Elie dans << Histoire d'Haïti >> raconte au sujet des esclaves que, après une dure journée de labeur exténuant << des groupes de noirs se réunissaient en secret, souvent dans un endroit perdu de la campagne, pour recevoir d'un bon vieux prêtre, des notions de lecture et de calcul (...) La gendarmerie coloniale, avertie un jour de ces transgressions de lois, décida que les esclaves surpris dans ces réunions illégales, seraient vendus à l'encan au profit du trésor >>1. Ceci nous montre l'ampleur des barbelés érigés contre l'esclave pour l'empêcher de s'instruire, mais, c'était mal évaluer la capacité de résistance extraordinaire de ce dernier. << Il s'est servi de tous les moyens pour atteindre ses objectifs, que ce soit le déchiffrage de l'alphabet dans les initiales du colon étampé au fer rouge sur sa poitrine, ou se servant du sang de leur chair lacérée comme encre pour transmettre les mots de profond douleur >>2.

Après la proclamation de la liberté générale, le 29 aout 1793, le désir de s'instruire fit place à une véritable course à l'instruction. Les commissaires civils Sonthonax et Polvérel3 développèrent un vaste programme d'instruction, ils allaient jusqu'à annoncer qu'ils ne délivreraient aucun brevet d'officier aux citoyens qui ne pourraient signer une pièce quelconque. Dans l'article 65 de la proclamation de Polvérel relative à la liberté générale, en date du 31 octobre 1793, il est stipulé qu' <<il y aura pour chaque section un nombre suffisant d'instituteurs qui seront chargés d'enseigner aux enfants la lecture, l'écriture et le calcul, et de leur expliquer les droits et les devoirs de l'homme et du citoyen. Le nombre sera aussi déterminé par un règlement particulier. Des écoles sous leurs impulsions furent créées dans diverses régions de la colonie.

Sonthonax et Polvérel, embarqués en doux vers la métropole par le fameux Toussaint Louverture, ce dernier allait poursuivre le programme de l'instruction publique en l'amplifiant. Sous son bras puissant la colonie a connu un essor particulier que ce soit au niveau de l'économie, de l'organisation spatiale et politique. L'instruction dans la colonie n'était plus la propriété exclusive d'une race-classe, mais toute la population, rurale ou urbaine

1 Cité par J. M. Richard dans le texte du cours: « Sociologie du système éducatif haïtien >>.

2 Ibid

3 J. Fouchard.Op.cit page 41. Page 93

pourrait y avoir accès. Jean Fouchard1 illustre ce fait quand il indique que l'instruction publique était organisée suivant un système. Le système Louverture. Le syllabaire est porté dans les campagnes. Toussaint interdit d'exposer les enfants des cultivateurs aux dangers et à la corruption des villes. Il recommande de créer des écoles dans les ateliers mêmes et d'y éduquer les enfants, sans les arracher au milieu dont l'évolution dépendra de leurs bras et de leur cerveau. Il crée un lycée et des écoles dans les principales villes. « Instruisez-vous les uns les autres »2 fut le principal mot d'ordre de l'ingénieux précurseur.

Il faut à ce niveau de notre analyse, louer les sacrifices de nos ancêtres, qui ont effectué de réels sacrifices pour abreuver un peu leur soif d'instruction, malgré les vicissitudes du pervers modèle colonial esclavagiste. Des informations fournies par l'un des opprimés du régime colonial esclavagiste, devenu secrétaire du Roi Christophe et précepteur du prince royal, le baron Pompée Valentin de Vastey3, indiquent que la plupart de nos ancêtres témoignaient d'une telle ardeur intellectuelle, qu'ils marchaient avec leurs livres à la main, interrogeant les passants, requérant de ceux qui savent lire la signification de tel mot ou de tel signe. C'est ainsi que beaucoup d'individus avancés en âge parvinrent à se délivrer du poids de l'ignorance de la culture livresque.

Toutefois, notre éducation, née dans le brouillard du complexe et inique système colonial esclavagiste français, lui-même héritier du lourd poids de la destruction brutale du peuple autochtone, ne saurait facilement se défaire des troubles socio psychologiques ataviques, attachés à un système basé sur des oppressions de toutes sortes et l'aliénation. La formidable révolution fermentée dans les écoles clandestines sous la toile de fond mysticopolitique du vodou, religion populaire, et le créole outil de synchronisation des différentes ethnies africaines, allaient être refoulés par une élite accapareuse des pouvoirs politiques et économiques, intériorisant la culture religieuse et linguistique de l'ancienne métropole, niant totalement la dimension africaine de la personnalité collective haïtienne. C'est au coeur de ce lacis de contradictions génératrices de l'ambivalence socio-culturelle que se forma le complexe système éducatif national.

1 Ibid. Page 95-96.

2 Ibid. Page 96.

3 Cité par Dr Richard dans le texte précité.

CHAPITRE 2

Le modèle colonial esclavagiste Français dans la conscience historique Haïtienne.

Le mûrissement des contradictions internes d'un modèle d'organisation sociale pervertie, fondé sur la dévalorisation ethnique, la déshumanisation et l'exploitation à outrance de la masse des esclaves, devait amener l'éclatement de Saint-Domingue, victime de sa putréfaction avancée. C'est ainsi que cette légendaire colonie engendra la plus formidable révolution que l'histoire de l'humanité ait jamais connue.

L'écho de cette lutte qui consacra la première République noire a traversé le monde comme une traînée de poudre, laissant derrière elle un malaise, une peur tangible au coeur d'une civilisation fondée sur l'esclavagisme. Haïti, le nouvel Etat-Nation, fut considéré par la communauté internationale comme un anachronisme, une ineptie, un défi. Elle finit, à la faveur d'une progression pénible sur un chemin bardé d'obstacles et d'épreuves, par s'imposer comme entité politique souveraine.

Pour garantir la pérennité du modèle colonial esclavagiste saint-dominguois, les colons avaient entretenu un système structuré par la violence physique et morale, la malversation, le mensonge, l'infamie et les variétés les plus aberrantes du vice. Le substrat de cette putréfaction n'a pas manqué, compte tenu des contraintes de l'hérédité sociale, d'imprégner les structures mentales du peuple haïtien.

En considération du legs de cette subtile dynamique dans la conscience historique dont se réclament les profondeurs de notre société, l'édification de nous-mêmes comme portion d'humanité originale s'effectue dans un contexte particulièrement difficile. Tout notre être s'en ressent.

Nous nous proposons d'analyser, dans ce chapitre, la mise en place des rouages de SaintDomingue, modèle de perversion structurale, chef-d'oeuvre d'iniquité, tout en dégageant ses incidences sur la conscience du peuple haïtien, avec l'objectif de traduire les difficultés de construction d'un système éducatif qui réfère à notre réalité socio-culturelle et vise à notre épanouissement intégral.

A-Stratégie de l'oppression coloniale et perversions de l'âme Haïtienne.

La perversion de l'âme haïtienne, plus particulièrement celle des élites nationales, trouve ses racines profondes dans les rouages de la vie coloniale esclavagiste saint-dominguoise établie sur les ruines d'Hispaniola, théâtre du génocide amérindien. Elle est la résultante d'un long processus de déshumanisation structuré avec un tel raffinement qu'on pourrait le comparer à une école de stratégie où sont expérimentés les procédés idéalement conçus pour le démantèlement et l'exploitation d'une catégorie sociale.

Exposer de façon minutieuse les diverses méthodes de perversion utilisées par la classe dominante de Saint-Domingue au profit du modèle économique de grande plantation, des intérêts de la bourgeoisie négrière et du colonialisme français ferait l'objet d'un immense volume. Nous allons tenter, à notre niveau de production académique, d'élucider non seulement les stratégies d'un moment historique, avec toute sa pesanteur, mais aussi ses incidences sur la mise en place du système éducatif haïtien.

Le sous-chapitre intitulé << Stratégie de l'oppression coloniale et perversions de l'âme haïtienne » impliquera l'essentiel de la problématique à laquelle réfère la diffusion des valeurs, des croyances, des idées et des multiples données doctrinales au profit du régime colonial esclavagiste.

L'organisation de notre discours, eu égard aux exigences de la dialectique, intégrera l'éclairage de certains concepts aussi bien que l'imbrication de données socio-culturelles dont on ne saurait démarquer les fondements de l'École haïtienne.

1-Eclairage terminologique de la conscience historique.

Pour comprendre le poids de l'influence du modèle social esclavagiste dans l'organisation subjective et objective du système éducatif haïtien, il importe d'éclairer le concept de conscience historique. D'après l'écrivain Cheik Anta Diop1, le facteur historique est capital pour appréhender les dimensions socioculturelles et économiques qui forment la base de toute construction sociale, il est le ciment qui unit les éléments disparates d'un peuple pour en faire un tout. La conscience, pour sa part, est définie couramment dans le dictionnaire Petit Robert

1 Cheik Anta Diop. << De l'identité culturelle. Introduction à la culture africaine ». ( books.google.fr).

comme la faculté qu'a l'homme de connaître sa propre réalité et de la juger. Aussi, Raymond Aron, dans son texte << Dimension de la conscience historique »1 approche ce concept de la manière suivante :

<< Chaque collectivité a une conscience historique, une idée de ce que signifient pour elle humanité, civilisation, nation, le passé et l'avenir, les changements auxquels sont soumises à travers le temps les oeuvres et les cités (...) La conscience historique, au sens étroit et fort de l'expression, comporte trois éléments spécifiques : La conscience d'une dialectique entre tradition et liberté, l'effort pour saisir la réalité ou la vérité du passé, le sentiment que la suite des organisations sociales et des créations humaines à travers le temps n'est pas quelconque ou indifférente, qu'elle concerne l'homme en ce qu'il a d'essentiel. Le premier élément est ce que les philosophes appellent volontiers historicité de l'homme. Il est proche de ce que d'autres ont appelé le caractère prométhéen de la réalité historique : Les hommes ne se soumettent pas passivement au destin, ils ne se contentent pas de recevoir les traditions que l'éducation a déposées en eux, ils sont capables de les comprendre, donc de les accepter ou de les rejeter. Cette compréhension ne se confond pas avec la connaissance historique (...)

Le troisième élément de la définition de R. Aron est assez pertinent pour saisir l'incidence de

la longue période coloniale sur l'homme haïtien d'aujourd'hui. Il explique que les bases sociales historiquement instituées dans les annales d'un peuple constituent une fraction considérable dans sa formation collective, voire individuelle. Plus loin, l'auteur met en exergue les possibilités de dépassement que possède le peuple. Cette potentialité de remise en question du bagage social transmis par l'éducation diminue le déterminisme historique et le reproductivisme intégral. Mais ce dépassement s'inscrit également dans le modèle d'éducation prisée par la société en question, si cette éducation laisse une marge de manoeuvre pour favoriser cette prise de conscience, ce processus se réaliserait avec beaucoup plus d'évidence, mais si au contraire, il tend à reproduire totalement le prototype historiquement institué, les possibilités de transformation deviennent plus réduit et vont pouvoir être effectives sur une plus longue durée. Ainsi, l'éducation occuperait un point focal si l'on se proposait de lier le premier élément de la définition de R. Aron au dernier, parce qu'elle serait le foyer de la retransmission et le lieu de la fermentation de tout désir de dépassement. Dans son texte << De l'identité culturelle. Introduction à la culture Africaine », Cheik Anto Diop voit la conscience historique comme un élément essentiel à la formation d'une identité nationale, c'est elle qui permet au peuple de se distinguer d'une population dont les éléments, par définition, sont étrangers les uns aux autres. La conscience historique, par le sentiment de cohésion qu'elle crée, constitue le rapport de sécurité culturelle le plus sûr et le plus solide pour le peuple.

1 Texte de Raymond Aron sur la conscience historique. << Chaque collectivité a une conscience historique ». ( books.google.fr).

2-La problématique de la diffusion des valeurs religieuses dans le modèle éducatif colonial
français.

Le modèle d'organisation du système éducatif que nous avons aujourd'hui, a sa base profonde dans le passé colonial et les valeurs qui régissaient son organisation, car jusqu'aujourd'hui aucune volonté de rupture n'a été manifestée de la part de l'élite dirigeante pour transformer l'éducation et l'adapter aux besoins de la majorité des citoyens. A l'époque coloniale l'éducation fut l'apanage du clergé, et les valeurs religieuses transmises à travers le catéchisme formaient une grande partie de l'instruction disponible. Mais, dans la société saint-dominguoise basée sur la discrimination raciale, et l'exploitation à outrance de la masse des esclaves, toutes les institutions devaient dans une certaine mesure oeuvrer à la perduration du modèle esclavagiste. C'est essentiellement par le canal de la religion que s'effectuait l'incrustation de l'inégalité fatidique dans le mental des acteurs sociaux saint-dominguois.

Nous nous proposerons de montrer, à travers les lignes qui vont suivre, la subtilité idéologique du catéchisme colonial tout en expliquant les mécanismes de défense élaborés par l'esclave, générateur du redoutable outil que constitue, du point de vue culturel, le vodou, produit, par excellence, de la résistance des opprimés.

Pour cerner la problématique de la diffusion des valeurs religieuses dans la colonie StDominguoise, il faut, dès le départ, montrer la position de l'Eglise de l'époque par rapport à l'entreprise esclavagiste. Sala-Molins Louis, dans le livre << Le Code noir ou le calvaire de Canaan>>, rapporte qu'à la lumière de la Bible, les théologiens ont institué tout une généalogie particulière pour montrer la malédiction originelle de la race noire, condamnée à être esclave par la parole divine sortant de la bouche du prophète Noé (Genèse 9 : 21-27). En effet, dans le chapitre 15 du livre << La cité de Dieu >>1, cité par Sala-Molins, Saint Augustin mentionne que : << Dieu voulut que l'homme rationnel, créé à son image, dominât uniquement les irrationnels : pas de domination de l'homme sur l'homme, mais de l'homme sur la brute (...) Le mot esclave n'est jamais employé dans les écritures avant que le juste Noé n'ait châtié avec ce mot le péché de son fils >>. Ainsi, tout le continent Africain, fut considéré comme le bastion d'une ethnie, victime d'une double malédiction divine : La noirceur de sa peau, et la

1 Sala-Molins Louis. << Le code noir ou le calvaire de Canaan >>, Quadrige, Paris, PUF, 1987.page 114.

perte naturelle de sa liberté. Dans cette optique, l'apologie canonique de l'église catholique se donne la touchante mission de la restitution de l'âme de ces pauvres noirs. Mais cette difficile opération ne pourrait s'effectuer sur le sol Africain même, et elle ne serait pas effective sans l'institutionnalisation des rouages inhumains de l'entreprise esclavagiste, qui constituaient une sorte de purgatoire terrestre responsable de la restitution de ces âmes. C'est ainsi que pour les grands tenants de l'évangile du Christ de l'époque : << Razzier des noirs en Afrique, c'est bien, puisque amenés au Portugal ils y seront évangélisés et délivrés ainsi du pire des esclavages (le seul que le Nouveau Testament condamne), celui auquel le péché et le Diable soumettent ceux qui les servent. Esclaves ici-bas, libérés grâce à la traite dans l'éternité et pour l'éternité, les noirs ont une chance inouïe, celle d'être razziés pour le paradis. Dieu use de miséricorde pour Cham, Canaan et toute leur semence dans les siècles des siècles >>1. Aussi, les esclaves, statués comme choses meubles dans la colonie, faisaient l'objet d'une surveillance obsédante de la part des colons pour barrer la route à toutes tentatives d'instruction ou quelques autres formes d'éducation qui réclament l'utilisation de l'écriture et de la lecture. Paradoxalement, l'évangélisation par la voix du catéchisme était une obligation légalisée formellement par le code noir de 1685. D'ailleurs, selon les catéchèses pontificales, c'était la mobilisation première de la traite. Arrivé dans la colonie, le premier devoir du maître esclavagiste était de veiller à ce que ses esclaves reçoivent le sacrement du baptême. Mais l'empressement avec lequel on a voulu christianiser l'esclave ne répondait pas à un acte d'amour si prisé dans la religion du Christ, qui aurait poussé les colons à désirer le paradis céleste pour les esclaves. L'évangélisation était plutôt considérée et utilisé comme une arme pour assurer, justifier et faire accepter la domination des colons, domination à tentacules multiples, contenant une branche spécifique de domination religieuse, répondant à la mise en place du processus de l'anéantissement de l'identité africaine, et l'acceptation totale de l'oppression comme phénomène naturel. Un extrait d'une causerie du ministère des colonies de Belgique rappelant aux prêtres qui devaient assumer le ministère évangélique de la colonie congolaise en 1920, peut illustrer clairement le véritable rôle du catéchisme dans les colonies. Ce texte s'intitule : << Les devoirs des missionnaires dans notre colonie >>2. Après les mots de bienvenue et les salutations de convenance, le ministre exhorte et fait des recommandations explicites aux révérends pères en ces termes :

<<Prêtres, vous venez certes pour évangéliser. Mais cette évangélisation doit s'inspirer de notre grand principe : Tout avant tout pour les intérêts de la métropole. Le but essentiel de notre mission n'est donc point d'apprendre aux noirs à connaître Dieu. Ils le connaissent déjà. Ils parlent et se soumettent à un

1 Ibid, page 141

2 www.africamat.com. (Tiré dans le texte du cours de Suze Mathieu : << Introduction à l'Anthropologie >>, à la Faculté des Sciences Humaines de UEH.

NZAMBE ou un MVINDI-MUKULU, et que sais-je encore. Ils savent que tuer, voler, calomnier, injurier... est mauvais. Notre rôle consiste essentiellement à faciliter la tâche aux administrateurs et aux industriels. C'est donc dire que vous interpréterez l'évangile de la façon qui sert le mieux nos intérêts dans cette partie du monde. Pour ce faire, vous veillerez entre autre à :

1) Désintéresser nos « sauvages » des richesses matérielles dont regorgent leurs sous-sols, pour éviter que, s'y intéressant, ils ne nous fassent une concurrence meurtrière et rêvent un jour à nous déloger. Votre connaissance de l'évangile vous permettra de trouver facilement des textes qui recommandent et font aimer la pauvreté. Exemples : « Heureux sont les pauvres, car le royaume des cieux est à eux », et il est plus difficile à un riche d'entrer au ciel qu'à un chameau d'entrer par le trou d'une aiguille ». Vous ferez donc tout pour que ces nègres aient peur de s'enrichir pour mériter le ciel.

2) Les contenir pour éviter qu'ils se révoltent. Les administrateurs ainsi que les industriels se verront obligés de temps en temps, pour se faire craindre, de recourir à la violence (injurier, battre...) Il ne faudra pas que les nègres ripostent ou nourrissent des sentiments de vengeance. Pour cela, vous leur enseignerez à tout supporter (...)

Ainsi, comme l'a mentionné Jean Fouchard, l'instruction religieuse elle-même, à quoi se résumait à peu près l'éducation dispensée aux esclaves, devint un élément de colonisation. Il avance qu' « il y eut non seulement un catéchisme spécial destiné à assouplir l'esclave, à l'entraîner à la résignation, à en faire un être docile et soumis à ses maîtres, aux férocités coloniales et à sa révoltante situation, mais aussi il existait une sorte de rituel colonial où l'on prévoit une utilisation pratique des sacrements, la menace des châtiments de l'enfer et la damnation éternelle »1. Aussi peut-on dire qu'à part les violences physiques qui régissaient la vie des esclaves dans la colonie, à travers le catéchisme on instituait un ensemble de normes religieuses qui devaient engoncer l'esclave, le figer dans une perpétuelle peur d'un autre éventuel enfer supposé être plus terrible que celui dans lequel ils eurent le malheur de se retrouver.

Dans la colonie de St Domingue le catéchisme avait une mission beaucoup plus profonde que dans le cas de la colonie du Congo Belge mentionné précédemment. En plus d'être un outil d'abêtissement et de domination entre les mains des colons, le catéchisme jouait également un rôle politique d'instrument restrictif et punitif sévère à travers les longues pénitences qu'on imposait à l'esclave pour freiner ses moyens de résistance classique, tels le marronnage, l'infanticide, l'empoisonnement, etc. En effet, Jean Fouchard rapporte des données qui font partie de la collection de Moreau de St Méry2, tirées des archives Nationales de Paris. Ce document présente les prescriptions de règlements à l'usage des curés de Saint- Domingue. Ces derniers devaient faire la publication suivante les trois derniers dimanches de carême :

1 Jean Fouchard. Op.cit, page 41. Page 43.

2 Cette pièce fait partie de la collection de Moreau de Saint-Méry, Colonie en Général, 90, Archives Nationales de Parie. Cité par J. Fouchard, page 127.

« Nous enjoignons aux nègres et négresses qui nous ont été dénoncés, soit marrons, malfaiteurs et autres... de rentrer dans leur devoir et de se rendre dans le samedi saint à la porte de l'église, à l'issue de la messe, pour y être mis en pénitence... Et le samedi saint après la messe, les curés procèderont à l'imposition de la pénitence en cette manière : Les bedeaux les prendront à la porte de l'église et les conduiront au milieu de la nef où, étant à genoux, le curé en surplis et en étole leur prononcera la formule suivante (ce sermon doit être fait en créole) :

1) Pour les nègres marrons :

Serviteur infidèle et méchant, puisque vous avez

manqué au service de votre maître, à l'obéissance que vous devez à Dieu et à la sainte église pour vous livrer à l'égarement de votre coeur et vous exposer à la peine certaine de votre salut, nous vous condamnons par l'autorité de notre ministère à en faire pénitence pendant l'espace de..., vous déclarant que si vous manquez de l'accomplir et ne donnez de preuves certaines de repentir et d'amendement vous serez effacé du nombre des chrétiens, privé de l'entrée de l'église et abandonné à la mort sans sépulture.

2) Pour les négresses qui se font avorter.

Abominable créature, qui n'avez voulu devenir mère que pour détruire vous-même le fruit de vos propres entrailles et pour faire périr la chair de votre chair, le sang de votre sang, la noirceur de votre attentat crie vengeance devant Dieu et devant les hommes, et mérite la potence de la mort ; mais comme la Sainte Eglise ne rejette aucun de ceux qui veulent sincèrement se repentir et se corriger : C'est pourquoi nous vous condamnons (...)

3- Pour les nègres empoisonneurs :

Scélérat infâme, odieux à Dieu, indigne d'être compté parmi les hommes, plus cruel que les bêtes féroces, parce que vous avez attenté sur la vie de vos semblables et que vous avez employé des moyens indignes et cachés pour détruire la maison de votre maître et faire périr le bien que la divine providence lui avait accordé, l'atrocité de votre crime mérite la mort et tous les tourments, mais comme l'Eglise... etc.

Après chaque sermon, le prêtre profère les châtiments qui doivent accompagner la pénitence. Cette dernière n'est qu'une suite de punitions physiques et morales, dont l'esclave doit assumer l'exécution en public dans un endroit choisi par le Bedeau. Après le laps de temps imposé par ce dernier, le curé se rendra avec la croix et le clergé au portail de l'église pour pardonner les péchés de l'infortuné et lui permettre de reprendre sa place dans l'église.

Aussi, pouvons-nous comprendre que le seul mode d'éducation formellement accessible à l'esclave n'était qu'un ramassis de règles mensongères et contradictoires. Les règles religieuses sont tordues à souhait et servent de joug spirituel pour retenir et les pieds, et le mental de l'esclave dans l'inextricable chaîne de la servitude. L'objectif principal de ce catéchisme était d'atrophier, de pervertir la conscience des esclaves en légitimant les tortures physiques et morales afin d'amener ces derniers à penser leur situation d'exploité comme allant de soi, naturelle, fixée par un quelconque déterminisme spirituel. En ce sens, dans le système esclavagiste la religion catholique a perdu son auréole d'amour pour devenir une arme redoutable qui, en plus de vouloir instituer une peur

paranoïaque au milieu des esclaves, diabolise et infériorise leur culture tout en les vidant intégralement de leur essence d'être.

Néanmoins, l'esclave ne peut être considéré comme un tonneau vide qui a assimilé les dépôts de l'instruction coloniale sans réagir. En Afrique, il vivait à l'intérieur d'un espace socialement organisé, avec sa culture, sa religion, son mode de production et de consommation. C'est du jour au lendemain qu'il s'est retrouvé violemment arraché de son espace vital et transplanté au delà de la mer, sur une portion de terre étrangère où il perd derechef son humanité et n'est connu que par le générique de nègre, chose meuble. Il est confondu à un groupe de gens d'histoires et de cultures différentes. Parqué dans des cases avec ses compagnons d'infortune, jeté sur les plantations, subissant dans sa chair la morsure du fouet du commandeur et les humiliations liées à l'opprobre dont, la philosophie occidentale esclavagiste couvre sa race, son <<acculturation devient un acte de survie, il n'avait d'autre choix que de se conformer et chercher à se fondre pour perdre un peu de sa négative visibilité dans la culture créole >> explique Jean Casimir dans le texte << Haïti et sa créolité >>1. Plus loin, l'auteur souligne que : << la transformation d'un bossale en esclave créolisé suppose la mise en place d'un dispositif institutionnel déshumanisant qui scelle les opportunités de survivre en dehors de la soumission au maître et à la société dominante. Dans ce processus, l'identification originelle de l'opprimé s'estompe devant la définition inventée par le pouvoir. La diversification ethnique est résorbée par la discrimination (...) >>. En plus, << le captif qui obéit aux ordres reçus peut s'épargner de sévères tortures et prolonger son espérance de vie. En conséquence, l'apprentissage des règles du jeu devient un mécanisme de négociation sociale. Dans cette mesure, les bossales asservis gagnent à se créoliser ou à faire semblant de l'être, ce qui revient au même >>. L'esclave, en ce sens, devait rapidement faire un effort mental pour se reconstruire un monde à travers la fournaise coloniale, car d'un coté il était infériorisé et chosifié totalement par les blancs et les affranchis, et d'un autre, l'idéologie pigmentocratique instituée reconnaissait la supériorité du nègre créolisé sur le bossale à peine sorti de l'Afrique, considérée dans la colonie comme << terre de barbarie par excellence >>. De là la formation d'une fragmentation culturelle de la société coloniale. À la première marche de l'échelle, les blancs, qui détiennent une culture occidentale pervertie et coupée de la source des valeurs de la métropole, veulent par tous les moyens être inaccessibles pour pouvoir conserver leur supériorité socio-écomique. De ce fait, ils protégeaient jalousement leurs institutions et en même temps attisaient le désir des classes intermédiaires pour s'assimiler leur mode de vie et leur vision du monde. C'est dans ce contexte que se crée la

1 Texte du cours << Culture et société en Haïti >> à la Faculté des Sciences Humaines.

culture créole qui peut être considéré comme la négation de soi de l'affranchi et la recherche vaine de l'appropriation du moi blanc. D'autre part, il y a la culture de la masse des esclaves, le vodou, qui a pris naissance au sein même de la colonie, de la fusion des différentes formes de culture des tribus de l'Afrique de l'ouest. Cette culture marginalisée et opprimée à l'image de ses porteurs allait être l'outil de résistance le plus important de l'esclave contre ce système qui s'exerce essentiellement à le broyer. Les colons ont évidemment joué mains et pieds pour empêcher la manifestation de cette culture. La religion catholique, d'ailleurs qui fut l'arme de prédilection, a été utilisée pour inférioriser et diaboliser ce système culturel. Ce dernier avait toutefois la vie dure. C'est ainsi qu'à l'intérieur même de l'église il allait s'approprier certains symboles pour asseoir son existence malgré les assauts des restrictions. Dans le marronnage il trouvait un espace alternatif vierge où il pouvait librement s'adonner à ses activités religioso-culturelles sans contrainte. Ainsi, malgré cette tendance généralisée à rechercher l'altérité pour échapper à son soi opprimé, la masse des esclaves ne s'est pas laissée totalement assimiler par la culture dominante, c'est ce qui explique qu'au moment opportun elle allait puiser dans ce fond culturel original pour animer la révolte générale.

Toutefois, si pour des auteurs comme Jean Casimir, Jean Fouchard, Leslie François Manigat, Laennec Hurbon et autres, le vodou, à l'opposé du catéchisme, a servi de ciment aux révoltes et a constitué pendant toute la période coloniale, un moyen de résistance puissant pour l'esclave, l'auteur Luc-Joseph Pierre dans son ouvrage : << Eduquer contre la barbarie »1 montre que << Le vodou n'a jamais été une force ». Adoptant une phrase de P.I.R. James : << Le vodou servit de truchement à la révolution », il explique que << le vodou n'avait que la faculté de créer une illusion, une prédisposition au fantasme. Son pouvoir est de l'ordre du fantastique. Cette prédisposition est tout entière en action dans le comportement de Hyacinthe et de Halaou, brandissant des queues de boeuf pour écarter les balles. Une telle attitude s'apparente au suicide », et donc n'avait aucune valeur. Pour lui, le suicide, présenté par d'autres comme l'un des moyens de résistance de l'esclave face aux cruautés du système, n'est que l'un des résultats négatifs du vodou dans le mental de l'esclave, qui se croit immunisé. Il avance : << Ne s'agissait-il pas, dès le début, depuis les navires négriers, par le suicide, la grève de la faim... de laisser les corps aux blancs pour aller rejoindre le monde des ancêtres ? Les suicides, en effet, étaient assez fréquents de la part des bossales, rêvant de retourner en Afrique... ». Ainsi, d'après lui, la condition dans laquelle on chassait et capturait les esclaves pour les entasser, enchaîner dans la cale des bateaux à destination de l'enfer saint-dominguois, n'avait aucun poids dans

1 Luc-Joseph Pierre. << Éduquer contre la barbarie », Editions Henri Deschamps, Port-au-Prince, Haïti, 1996. Page 15.

la tentative d'explication des cas de suicide enregistrés. L'auteur rejette l'avis de la majorité des historiens, qui, comme Jean Fouchard, considère que << les rites secrets vodouesques fournirent des moyens d'action singulièrement efficaces, facilitèrent des conciliabules décisifs, un réseau de communications entre différents ateliers et créèrent enfin une atmosphère de panique favorable aux rébellions », et du point de vue de Laënnec Hurbon, qui y voit le <<lieu conscient de différenciation d'avec le monde des maîtres » et le << langage propre du peuple » ou encore << la force qui décuplera la capacité de combat des esclaves ». Sous la plume de Luc-Joseph Pierre, le vodou est la manifestation d'une sorte de << dégénération réelle du nègre par rapport à l'Européen civilisé » et il dit plus loin que << cette dégénération qui est, peut-être, l'ouvrage des siècles, voudrait d'autres siècles pour que ses effets généraux disparussent tout à fait ». D'ailleurs, le titre de son livre est assez significatif : << Eduquer contre la barbarie ». Pour lui, l'éducation doit travailler d'arrache pied à déloger dans l'âme haïtienne les traces flagrantes de cette culture << arriérée », car il constate avec consternation que jusqu' << aujourd'hui encore (...) la population reste sous l'emprise des croyances et des superstitions, tant le terreau sur lequel poussent pratiques et manifestations du vodou est tout aussi fertile qu'autrefois, pour la simple et bonne raison que les connaissances les plus élémentaires, base de la compréhension rationnelle des choses, font encore défaut au plus grand nombre dans son rapport au monde et à la société ». L'auteur en ce sens prône une éducation qui chercherait à montrer l'infériorité du modèle culturel basé sur le vodou en comparaison au modèle occidental. Il intériorise la division Barbarie/civilisation qui a servi à la justification de la destruction brutale du monde amérindien et aux atrocités de l'esclavage. Une approche aujourd'hui dépassée par les Sciences Humaines, soucieuses de prendre leur distance par rapport à cette façon de voir ethnocentrique qui a servi de justification aux pires génocides de l'humanité. Elles en viennent de plus en plus à considérer chaque schème culturel, comme unique, original et porteur d'indice progressiste. Mais, il serait trop facile d'annoncer la mort du barbare du jour au lendemain, sans prendre en compte l'intériorisation de ce concept par les peuples barbarisés. Laënnec Hurbon, citant Lévi-Strauss1, souligne : << Certes, ce dernier a su assigner à l'ethnologie moderne la tâche de penser le rapport à << l'autre », de combattre les préjugés de supériorité raciale et culturelle, plus précisément de concilier l'unité de son objet avec la diversité, et souvent l'incomparabilité de ses manifestations particulières » et il fait cette analyse : << Mais Lévi-Strauss devait reconnaître qu'au moment où l'ethnologie se veut respectueuse des différences culturelles, elle rencontre devant elle des peuples qui, accédant à l'indépendance, ne semblaient quant à eux, entretenir aucun doute sur la supériorité de la culture occidentale(...). C'est ainsi que si pour

1 Claude Levi-Strauss. << Le regard éloigné », cité par Lannec Hurbon dans le texte : << Le barbare imaginaire », page 14.

Laënnec « le vodou représente un langage articulé, original, valable à coté de n'importe quelle autre culture », Luc-Joseph Pierre se brouille dans une étude contradictoire pour montrer la nullité et la dégénération du vodou. Un point de vue malheureusement adopté par la majorité de la classe dominante haïtienne, ayant le monopole de l'hégémonie culturelle.

A partir de cette analyse nous pouvons comprendre que dans la colonie, la religion catholique avait perdu l'essence de sa vision rédemptrice axée sur l'amour du prochain et le don de soi, pour se mettre au service du système colonial esclavagiste, puisant dans sa base doctrinale les justifications de cette entreprise hideuse que sont le dépeuplement de l'Afrique et l'exploitation du Nouveau Monde. Elle servait aussi à diaboliser et à « barbariser », dans le sens occidental du terme, la manière d'être de l'esclave, sa vision du monde. Le christianisme, originellement, se considérait comme seule religion porteuse de la vérité absolue. C'est ainsi qu'il estimait comme entaché au mal tout autre modèle religieux. Mais dans le cas du système religioso-culturel de la masse des esclaves, son ethnocentrisme habituel se double du racisme et d'un besoin de travailler à la continuité de l'exploitation coloniale au profit de la consolidation de la société industrielle et de sa fille : le capitalisme. Les esclaves, comme l'a montré Jean Casimir', ne pouvaient face à l'oppression et à la non acceptation de son schème culturel et social, que suivre le courant d'ensemble vers l'acculturation ou la créolisation. Toutefois, aucune forme de résistance ne serait possible sans la création d'une vision du monde alternative, en contradiction avec celle de l'oppresseur. Cet outil de lutte allait jouer un rôle historique primordial dans la préparation subjective de la guerre de l'indépendance, mais tout de suite après, il s'est retrouvé refoulé par l'élite qui s'est plutôt assimilée au modèle occidental pour bâtir la base du nouvel Etat-nation, et le système éducatif que nous connaissons aujourd'hui encore. Là se situe également l'origine de cette ambivalence, de cette dichotomie existant entre l'élite qui forme la classe dominante, et le peuple, la classe dominée.

' Jean Casimir. Haïti et ses élites. Édition de l'Université d'État d'Haïti. Port-au-Prince, 2009.

3.- Les dichotomies de l'âme haïtienne.

Si l'aliénation peut brièvement se définir comme le fait de se concevoir autre que l'on est, il semble, selon certains auteurs, qu'à l'intérieur même de l'être haïtien sommeille une ambivalence structurelle. C'est ainsi que pour l'auteur A. Marcel d'Ans << Haïti souffre d'un excès d'âme pour trop peu de patrie : double y est la famille, la religion, la notion de propriété, la représentation du corps et même celle de l'âme. (...) Nul donc ne s'étonnera qu'en ce peuple déchiré on ne parle pas une langue mais deux >>. Plus loin, il poursuit qu' << En Haïti, la contradiction sociale et culturelle est le résultat d'une fracture jusqu'à présent irréparable entre anciens esclaves et anciens possesseurs d'esclaves, entre noirs et mulâtres, entre le peuple et l'élite, entre la campagne et la ville, entre l'arrière pays et le pays (...) >>1. Cet auteur réserve toute une partie de son ouvrage à analyser les dimensions constitutives de l'espace symbolique haïtien, pour essayer de comprendre la clef de cette contradiction ambivalente inhérente à sa culture. Son analyse se met dès le départ catégoriquement en faux au point de vue qu'il appelle africaniste de la culture haïtienne. De son avis << Haïti n'est reconnaissable en tant qu'africaine que par l'origine physique de sa population >>2, ce qui veut dire que nous tenons de l'Afrique seulement la couleur noire de notre peau. Ainsi, toujours selon l'auteur, des manifestations comme << la danse, la transe, les tambours (...) >> n'ont rien d'africain, mais relèvent des soubassements inférieurs, des déchets de la culture << folk >> européenne des XVIIème et XVIIIème siècles >>. Car, << Les réminiscences identifiables de traits africains dans la culture haïtienne ne doivent pas faire illusion : Il s'agit essentiellement de coquilles vides, purement formelles et souvent isolées, que le système haïtien de reconstitution a remplis d'un sens nouveau et entraînées dans une syntaxe entièrement étrangère à celle de l'Afrique ancestrale >>3, et << les cultures africaines particulières étaient mal faites pour survivre à l'exil, et aux brassages de populations que pratiquaient systématiquement les négociants et les planteurs >>4. Alors pratiquement, selon l'auteur, il n'y a pas de survivance africaine dans le schème culturel haïtien, pas d'antinomie, tout part du même fond occidental, même la médecine populaire puise ses connaissances dans le livre << Le grand et le petit Albert >> de St Albert Le Grand, un savant qui avait la réputation de magicien à l'époque médiévale. Un livre qui, selon l'auteur, est très utilisé par les paysans. Et, le vodou n'est qu'un mélange du christianisme et des pratiques occultes de la franc-maçonnerie urbaine de l'époque coloniale. Ainsi, l'Afrique n'est pas seulement absente, elle est

1 André-Marcel d'Ans. Haïti, paysage et société. Édition KARTHALA. Paris, 1987. Page 298.

2 Même source. Page238.

3 Ibid. Page 238

4 Ibid page 238

morte et enterrée ! Si ces approches semblent être totalement fantaisistes et font même sourire, A. Marcel d'Ans les avance très sérieusement pour asseoir son analyse du milieu culturel haïtien.

Pour lui, l'antagonisme fondamental entre l'élite et le peuple peut s'expliquer par le fait qu' <<à une extrémité, la culture populaire résulte d'une construction de type néo-archaïque, une religion communautaire dont la cosmogonie et la morale se fondent sur l'état de fait que constituent l'existence du lignage, et donc les solidarités automatiques qui en dérivent, non seulement entre les membres de ce lignage, mais également avec ce qui leur correspond dans l'univers, tant matériel que spirituel. Ce mode social est clos, fini, resserré sur lui-même ; le collectif y est le premier par rapport à l'individu >>1.

Tandis qu'à l'autre extrémité << le monde léttré-urbain, recueillant des bribes de l'enseignement du christianisme ; n'a pas connu de répit depuis l'indépendance, dans sa tentative d'établir en Haïti une société ouverte qui ne recourrait pas, pour assurer sa cohérence, à la fatalité du fait communautaire, mais qui pourrait regrouper des individus-citoyens sur le partage d'un certain nombre d'idées susceptibles de fonder une cohérence sociale n'excluant pas l'ouverture sur le monde extérieur >>.

Ce paragraphe pour l'auteur semble résumer tout le problème. Mais l'analyse de l'auteur présente un biais. Il présente le monde populaire comme un espace fermé sur lui-même, refusant d'entrer dans le schème de pensé urbaine, propre, à l'élite qui selon l'auteur, lutte depuis l'indépendance pour l'intégrer. Mais, objectivement il n'a pas fait l'historique de cette séparation élite/masse, pour montrer la non-acceptation et la vulgarisation du modèle populaire, sans aucune tentative de compréhension. Dans un article du journal Haïti-journal du 4 août 1941, Louis Mercier écrit : <<Nous de l'élite intellectuelle avons marqué un mépris profond et coupable à l'égard des masses, de leurs coutumes et de leurs religions que nous condamnions sans les connaître (...), nous avons systématiquement dédaigné d'aller au peuple pour étudier ses coutumes >>2. Contrairement à ce qu'avance l'auteur, le peuple ne s'est pas replié sur lui-même, il a été refoulé brutalement, et de manière systématique, tout au long de l'histoire, par une minorité qui se dit élite, sans égard pour ses représentations symboliques, qui ont été une à une vidées de leur essence et infériorisées. L'auteur lui-même fait des acrobaties atroces pour amputer la culture haïtienne d'une partie de sa substance. Ce qui apparaît comme dichotomique dans le mental haïtien, n'est que création d'outils de domination de l'élite historiquement instituée, intériorisé par le peuple. Ce dynamisme a ses fondements dans le modèle colonial esclavagiste, qui est la négation de l'humanité de l'esclave, où l'on considère ce dernier comme incapable de concevoir des donnés subtiles comme la culture. C'est ainsi que dans les représentations religieuses de

1 Ibid. Page 241.

2 Leon-francois Hoffmann. Haïti : Couleur, croyance, créole. Editions Henri Deschamps et les Editions du CIDIHCA, Port-au-Prince, 1990.

la masse on ne voyait que sorcellerie et ridiculité, et dans sa structure langagière, une dérivée inférieure de la langue française. Ainsi, comme nous l'a montré Jean Casimir, se fondre dans la culture créole était un acte de survie, mais créer d'autres visions alternatives jouaient également ce même rôle. Mais parfois ce qu'on voit au dehors comme dichotomique ne l'est pas de manière intrinsèque surtout en ce qui a trait à la religion. Le vodou, au lieu de séparer les entités et les exclure comme le ferait le christianisme, les réunit plutôt et les intègre. En ce sens, il y a de la place dans son schéma pour absorber d'autres modèles sans perdre pour autant sa spécificité. Par rapport à la langue, on ne peut parler fondamentalement de dichotomie linguistique, sinon une division créée par l'élite pour museler le peuple, lui prendre sa parole, dans le but de conserver la position dominante. A partir de là, toute une chaîne de division va être créée toujours pour la sauvegarde de ce statu quo, riche/pauvre, ville/campagne ou pays en dehors, lettré/analphabète, modernité/archaïsme. La liste peut être longue. Et, contrairement à ce qui est avancé par A. Marcel d'Ans, l'élite, pendant toute l'histoire de cette partie du monde, a protégé jalousement des acquis mesquins, qui pour elle représentent ses intérêts de classe. En même temps, elle balance ses « éléments de modernité » sous les yeux du peuple comme un hypnotiseur, et le considère comme inférieur parce qu'il ne se « hausse » pas au monde de l'élite.

Ces contradictions qui semblent immanentes à l'être haïtien, si elles sont construites pour la plupart par notre élite pervertie, trouvent également leurs obscurs soubassements dans les fondements du système colonial. Un texte tiré d'un discours livré aux propriétaires d'esclaves en 1712, par le propriétaire d'esclaves Willie Lynch, en rapport avec la façon de tenir leurs esclaves dans la division, est en ce sens très révélateur :

« J'ai dénoté un certain nombre de divergences parmi les esclaves et je les amplifie. J'utilise la crainte, la méfiance, et l'envie pour avoir le contrôle. Ces méthodes ont fonctionné dans mes modestes plantations des Antilles et elles se propageront à travers le Sud. Prenez note de cette petite liste de différences et pensez-y bien. Pour débuter ma liste : mon premier critère est l'âge ; le second est la couleur ou le teint, il y a également l'intelligence ; la taille, le sexe, la grandeur des champs de plantation. Notez si les esclaves vivent dans une vallée, dans l'Est, l'Ouest, le Nord ou le Sud ; si les esclaves possèdent des cheveux lisses ou crépus, s'ils sont petits ou grands. Maintenant que vous possédez une liste de différences, je tâcherai de vous donner une marche à suivre. Mais d'abord, je vous assure que la méfiance est plus forte que la confiance et que l'envie l'emporte sur la flatterie, le respect ou l'admiration. N'oubliez surtout pas de provoquer le noir âgé contre le jeune noir ; le jeune noir contre le noir âgé. Vous devez utiliser l'esclave de teint foncé contre l'esclave de teint plus clair ; l'esclave de teint plus clair contre l'esclave de teint foncé ; Veillez à ce que le noir de sexe féminin se retourne contre le noir de sexe masculin et inversement. Vous devez également veiller à ce que vos serviteurs, fonctionnaires et chefs de l'Etats aient de la méfiance à l'égard de tous les noirs (...) Mais il est nécessaire que vos esclaves n'aient confiance et ne dépendent qu'en vous seuls ».

L'auteur termine son discours par ces mots : « (...) cette compilation d'outils est la clef du succès

et du contrôle pour utiliser les esclaves. Faites en sorte que vos femmes et vos enfants se servent d'eux !... Ce qu'il y
a de plus merveilleux dans mon plan, c'est que si cette méthode est utilisée de façon intense durant une année, les

esclaves eux-mêmes demeureront de façon perpétuelle méfiants les uns envers les autres ». Ce texte tiré du journal << The Final Call », vol. 15 no 1, le 8 novembre 1995, fait état du cynisme consommé avec lequel les propriétaires attisaient la discorde entre les noirs. Il nous reste à constater l'ampleur du dégât après trois siècles de servitude, et la manière dont l'intériorisation de ces données a été tout à fait effective dans notre société. Si la dichotomie de l'âme haïtienne est, d'une certaine, manière tangible, elle se double d'une méfiance interne, qui porte les Haïtiens à toujours faire appel à l'étranger pour résoudre leurs moindres problèmes, choix compréhensible parce qu'ils considèrent comme supérieur le modèle de l'autre, et travaillent chaque jour à se l'assimiler. Tout l'agencement de notre système éducatif s'effectue en fonction de ce modèle cynique et inconvenant.

B- Ambivalence socio-culturelle haïtienne et péripéties fondamentales de l'École.

Le système socio-culturel haïtien a pris naissance dans un contexte de luttes multiformes. Il s'insère dans la mouvance d'une acculturation forcée de l'esclave par rapport à la culture créole et se caractérise par une extraordinaire capacité de résistance face à un modèle de déshumanisation.

A mesure que les négriers déversaient dans l'espace saint-dominguois les flots de migrants brutalement arrachés de l'Afrique, il se constituait une population servile hétérogène, compte tenu de ses origines diversifiées, de plus en plus dense, au fil du temps, et logiquement ingouvernable.

C'est pour répondre au défi de ce complexe cheptel humain que les stratèges du colonialisme français inventèrent un impressionnant appareil de coercition, un cortège de mesures répressives et un modèle de stratification sociale référant aux nuances de l'épiderme. Le monopole d'une paradoxale légitimité devenait alors la propriété de l'oppresseur.

<< Mieux qu'une hiérarchie, nous dit Aimé Césaire, la société coloniale était une ontologie. En haut, le blanc - l'être au sens plein du terme-, en bas, le nègre, sans personnalité juridique, un meuble ; la chose, autant dire le rien... »1.

Les futurs dirigeants d'Haïti, héritiers d'un régime pigmentocratique multiséculaire, se trouvaient acculés à choisir, malgré eux, entre le système de valeurs qui servaient d'assises aux oppresseurs, le seul valorisé, et

1 Leon-François Hoffmann. Op.cit, page 42.

celui de la masse opprimée, nettement marginalisé. C'est à ce dilemme que se réfèrent les données fondamentales susceptibles d'expliquer la crise d'identité dont souffre, à la naissance même, le système éducatif haïtien.

1- Signification historique et problématique du bilinguisme dans la structuration de

l'École haïtienne.

Nous avons exploité les données d'ordre terminologique pour appréhender le rôle de l'histoire dans la formation de tout système social. Le système éducatif haïtien n'échappe pas à ce déterminisme. Il semble même s'enraciner si profondément dans les vestiges des contradictions propres à l'incubation de notre Etat que son émersion reste encore purement virtuelle.

Acceptant le poids de l'héritage du modèle colonial esclavagiste, et ne trouvant aucune idée plus originale pour combattre la mise en quarantaine de la communauté internationale, les nouveaux dirigeants d'Haïti choisirent d'organiser l'Etat en s'inspirant du modèle européen. « L'énorme majorité des haïtiens ne parlaient que créole, mais on conserva la langue française ; l'énorme majorité ne pratiquaient que le vodou, mais la religion catholique devint la religion officielle. Le code Napoléon, le système éducatif français, les structures administratives élaborées en métropole furent adoptées en bloc. Dans la vie publique comme dans la vie privée, on calqua une organisation et une manière de vivre qui n'avaient à la rigueur de sens que pour l'infime minorité de ceux qui détenaient le pouvoir »1. C'est ainsi que la nation se retrouve aux prises avec une diglossie. On se sert de la langue pour imposer le silence à plus de quatre-vingt pourcent des Haïtiens qui ne parlent pas et ne comprennent pas, ne fût-ce que de façon rudimentaire, la langue dans laquelle on les gouverne.

La mise en place de cette structure scolaire qui brime la parole, trouve ses racines dans l'époque coloniale où l'école jouait le rôle de renforcement de l'inégalité sociale et aidait au maintient de la stratification. L'instruction, pendant toute la période coloniale a été interdite aux esclaves. Mais à l'annonce de la liberté générale en 1793 la conquête du syllabaire devenait, pendant un moment, une nécessité pour la conservation de la colonie à la métropole française. C'est ainsi que Polvérel imposait même le recours à l'instruction pour calmer les effervescences du tout nouveau statut social des anciens esclaves. Jean Fouchard souligne qu'il écrit à la paroisse de l'Anse-à-Veau qui hésite encore à instruire les esclaves : « Vous parlez d'effervescence ; j'entends ! C'est

1 Léon-François Hoffmann, Op.cit. Page 42.

l'effervescence des maîtres dont vous me parlez ; moi, j'ordonne d'instruire les esclaves. C'est le seul moyen d'empêcher une effervescence plus terrible qui ferait égorger tous les maîtres. Si je n'apprends pas que vous avez promptement réparé votre faute, vos têtes m'en répondront »1. Ainsi, si à un moment donné de l'histoire de la colonie la sauvegarde jalouse du syllabaire était un acte politique de contrôle et de maintenance du modèle colonial esclavagiste, à la déclaration de la liberté, sa diffusion joue la même fonction de manipulation. L'éducation, en ce sens, ne cesse de jouer le jeu politique pour la satisfaction des besoins du moment de la classe dominante. Le souci de Polvérel d'assurer rapidement l'instruction de la masse répondait à un besoin pressant de maintenir l'esclavage subjectif dans la colonie, de garder les chaînes mentales qui valident la supériorité du blanc bien en place. Comme il est mentionné tantôt, la prise de contrôle générale du gouvernement de la colonie par Toussaint Louverture, allait normalement impulser un renouveau dans la quête de l'instruction. Mais la personnalité même du précurseur l'inclinait à faire des choix éducatifs dans la lignée du modèle préexistant. L'historien L. F. Manigat le présente en ces lignes : << Le Toussaint Bréda du nom de l'habitation d'un colon français de la partie Nord de Saint Domingue, a passé son enfance, sa jeunesse et sa maturité, non loin du Cap français, capitale de la colonie, alors surnommé le Paris de Saint Domingue, et jouissait de la liberté de fait d'un esclave domestique privilégié, relativement fortuné pour un noir non affranchi (...) »2. Toussaint était un nègre créolisé, qui a intégré les rouages de la culture assimilatrice coloniale Saint-dominguoise, donc il ne pouvait ne pas considérer la langue de la classe dominante comme seul vecteur d'humanité. Non seulement il s'est approprié, malgré lui, le schème de pensée du colonisateur, mais tout comme ce dernier, il a rejeté en bloc tout ce qui touchait à la culture de la masse bossale majoritaire. Sa formation dans la colonie l'empêchait de se concevoir totalement humain sans être chrétien et francisé. Et, comme le christianisme se base sur la négation des altérités, il ne pouvait imaginer de compromis entre les deux manières de voir. C'est ainsi que Toussait imposait le catéchisme et le syllabaire pour, comme le dit Jean Fouchard : << tenter de proscrire la primitivité des superstitions et le dérèglement des moeurs ». L'auteur continue : << Toussaint est profondément chrétien. Il bannit les pratiques superstitieuses, et souvent, pour s'adresser à son peuple, il allait à l'église et, de la chaire sacrée, prenait Dieu à témoin de ses efforts. L'idéal de fraternité du christianisme, la morale chrétienne, ce catéchisme qui fut caché aux nègres de Saint-Domingue, c'est Toussaint qui l'enseigne et l'applique (...) »3. Paradoxe flagrant, mais évidente réalité, dès le départ l'école héritait des contradictions internes de la

1 Jean Fouchard.Op.cit, page 41. Page 93.

2 L.F. Manigat. Op.cit. Page 39. Page 143.

3 Jean Fouchard. Op.cit. Page 41. Page 95.

société esclavagiste de Saint Domingue, Toussaint était bien placé pour savoir et apprécier le rôle de la culture des bossales : le vodou, la langue créole, dans la lutte pour la liberté, mais la liberté une fois établie, ce schème culturel fait vite figure de parent pauvre. La politique diplomatique autonomiste de Toussaint le poussait à être prudent dans ses choix stratégiques, pour ne pas trop bousculer la classe dominante blanche et mulâtre qu'il voulait conserver. La sublimation du modèle de l'ancien maître répondait-t-elle à un besoin de calmer les esprits sur les desseins de son gouvernement ? Complexe question. Mais Toussaint, le précurseur, a choisi de conserver fermement la religion catholique comme seul et unique représentation de Dieu admise dans la colonie. Les élites dirigeantes pendant toute notre histoire n'ont fait que reproduire, et de manière souvent plus radicale, le choix éducatif de Toussaint. Ainsi, la structuration de l'espace éducatif de la nouvelle nation allait être le terrain des luttes d'influence implicite où le christianisme, le vodou, le français, le créole s'affrontent, mais toujours à la perte de la masse, historiquement marginalisée.

2-Evangélisation, oppressions, vodou et luttes d'influence dans la structuration de l'espace
socio-éducatif haïtien.

Le foetus du système éducatif haïtien fut victime de malformation. Porteurs de gènes pathologiques d'un modèle de société basée sur la duperie et la duplicité, il se trouva sous l'emprise d'un cynique conditionnement de telle sorte que l'École haïtienne nouveau-née était drapée de luttes idéologiques, de conflits entre les géniteurs, les clans, les castes, les classes, les compartiments ethno-raciaux menacés de reproduire, sous d'autres formes, le modèle colonial esclavagiste. Après avoir émis ses premiers vagissements à l'aube de la proclamation de l'indépendance nationale, notre système éducatif, traumatisé dans sa conformation, portait l'empreinte de profondes contradictions et de la douleur du martyre.

L'école, comme il est expliqué dans les chapitres précédents, a toujours été dans la colonie, que ce soit avant ou après la proclamation de la liberté générale, un espace privilégié d'évangélisation. On ne concevait pas l'éducation sans la christianisation, et cette dernière ne fonctionne pas sans oppression, car elle jouait un rôle de remodelage, de reformatage de la conscience. C'est ainsi que l'école s'est transformée en un espace de lutte où se confrontent sui generis deux schèmes culturels religieux distincts. En apparence, toutefois, ce litige laisse

l'impression d'être institutionnellement et historiquement résolu. Déjà, l'article trois du code noir stipule : << Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine >>. L'article deux accentue : << Qu'il est interdit tout exercice public d'autre religion que de la catholique... >>. Cependant, le vodou a pris naissance dans un contexte de résistance, et sa structuration interne lui donne une capacité d'absorption énorme pour contrer les agressions du christianisme. C'est ainsi que l'église catholique même sert de lieu de culte du vodou, le sacrément du baptême est reçu avec un certain enthousiasme par les esclaves. Laënnec Hurbon dans le livre << Les mystères du vaudou >> présente un tableau de Rose-Marie Desruisseaux accompagné des mots d'un critique haïtien donnant ses points de vue sur la toile: << Le baptême censé cautionner l'esclavage, renforçait le dispositif des croyances et de pratiques du vodou. Les esclaves le recevaient de trois à six fois, tant pour eux il signifiait un accroissement de pouvoirs magiques (...) >>1, l'auteur renforce que << l'interdit jeté sur les traditions religieuses africaines se trouve déjoué par la pratique même obligatoire du christianisme. L'esclave investit le culte des saints, les sacrements, les processions et toutes les grandes fêtes liturgiques ; il en fait un dispositif protecteur des croyances africaines >>. Aussi est-il que de manière superficielle, l'école ne semble couver aucune contradiction, aucune lutte d'influence, car le vodou garde le statut d'opprimé de ses tenants, il n'a jamais cherché à contester la place d'aucun autre système religieux, il a fini par se créer un monde en marge et à travers les autres systèmes. Mais, c'est mal compter avec les autres schèmes religieux qui ne rêvent que de l'élimination totale du vodou, ce qui explique les différents << campagnes antisuperstitieuses >> qui ont jalonné toute notre histoire de peuple. Dans le livre << Le statut du vodou et l'histoire de l'anthropologie >>2, L. Hurbon rapporte qu'en effet le vodou fut victime de plusieurs vagues de persécutions (1864, 1896,1941) tentant à son éradication immédiate et complète, sous prétexte qu'il constitue << une tare africaine >>. Et l'école a toujours été un espace privilégié, une arène où s'affrontent les différentes tendances. Historiquement, elle a joué un rôle de rupture, de séparation entre la famille et l'apprenant. Un lieu où ce dernier apprend à être autre, à inférioriser le schème culturel ancestral. Conflit, dilemme, aliénation ! L'élève parfois se bute sur des obstacles d'adaptation insurmontable : << Dois-je considérer ma mère comme loup-garou ? >>3 questionne un élève de la quatrième année fondamentale par rapport aux prises de possession auxquelles est sujette sa mère. L'élève parfois entraîne ses parents dans une multiplicité de litiges et de

1 L. Hurbon. Les mystères du vodou. Éditions Gallimard, Paris, 1993. Page 22.

2 L. Hurbon. Le statut du vodou et l'histoire de l'anthropologie. Une partie du texte trouvé dans le texte du cours << Culture et société en Haïti >> de la Faculté des Sciences Humainse. Page 250.

3 Monclair Frantz. Education formelle et société à Baconnois. (Mémoire de sortie à L'Unioversité Aotonome de Port-au-Prince. 10 juillet 2002. Page 20

débats épineux « J'ai envoyé mon enfant à l'école pour être éduqué non pour être évangélisé », martèle un père voudouisant à Baconnois, face à l'option d'un directeur d'école enclin à inculquer des principes chrétiens à son fils, rapporte Monclair Frantz1 dans son mémoire de sortie à l'Université autonome de Port-au-Prince. Si l'école s'est constituée comme impasse obligée de mobilité sociale dans nos sociétés d'aujourd'hui, en Haïti son accès est semé d'embûches de toutes sortes pour bloquer le passage à la masse. Les bienheureux qui réussissent à enjamber les hauts barbelés se trouvent dans une sorte de purgatoire où ils apprennent à se « dégrossir » de tout schèmes de pensée et de manière d'agir propre au peuple. Un processus non exempt de violence, qui demande un profond reniement de la part de l'apprenant. Mais c'est l'une des conditions sine qua non pour se tailler une place dans la société et se laver un peu de la stigmatisation instituée par l'élite et parfois intériorisée par les victimes. Le vodou n'a jamais été considéré comme faisant partie de la conscience collective du peuple en tant que religion et culture, donc digne d'être analysé, respecté, et ayant le droit d'avoir sa place dans la partie du curriculum réservé à l'étude des religions et cultures.

1 Ibid Page 20

DEUXIÈME PARTIE

Maturation et complexification identitaire de l'École haïtienne.
(De la naissance d'Haïti, Etat- Nation aliéné, à nos jours). (1804 - 2009)

CHAPITRE 3
Le poids de l'aliénation dans le patrimoine historico-éducatif haïtien.

Dans les deux premiers chapitres, nous avons essayé de remonter les filières de l'histoire pour sonder les racines coloniales de notre système éducatif dans la perspective de comprendre les rouages de fonctionnement de cette machine à former des êtres aliénés. L'aliénation, dans le sens que nous le concevons, est un construit historique, un produit de l'aventure ethnocide dans laquelle furent embarqués les infortunés du commerce triangulaire, contraints à l'ingurgitation des théories racistes et ethnocentristes de l'occident colonisateur. C'est ainsi que la fameuse proclamation de l'indépendance qui a rompu les chaînes de l'esclavage n'a pas réussi à rompre les chaînes mentales invisibles et subtiles qui tout au long de la période coloniale ont servi d'assise et de toile de fond au théâtre de l'enfer Saint-Dominguois. Après les guerres pour l'indépendance, une autre forme de lutte allait s'installer au coeur du jeune Etat. L'élite, minoritaire, mais historiquement privilégiée, s'est dressée contre le reste de la nation au travers de son engagement à maintenir le statu quo. De cette option naquirent les difficultés de concevoir un modèle éducatif répondant aux aspirations de la masse. Dans ce chapitre nous aurons à présenter la configuration socio-éducative de l'après-indépendance d'Haïti et à étudier les facteurs qui ont fait de notre école l'un des plus performants vecteurs de l'aliénation culturelle dans la société.

A.- Les difficultés de conception d'un modèle éducatif haïtien.

Aucune étude historique d'un système éducatif n'est possible sans l'analyse du contexte économique et politique dans lequel s'est opérée son éclosion.

L'école, comme nous l'avons déjà explicité, est un espace politique. Elle charrie, par conséquent, les résurgences des diverses crises du milieu social. En outre, l'institution scolaire peut être considérée comme l'un des plus importants vecteurs culturels d'une société.

La culture, au sens que lui donne globalement l'ethnologie, est : « Cet ensemble complexe qui inclut les connaissances, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes, ainsi que les autres capacités et habitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une société »1. Outre ses aptitudes à garantir l'homogénéisation culturelle, la culture ne manque pas de participer à l'édifice de la conscience nationale.

Le poids énorme des contradictions internes de l'État d'Haïti, les séquelles de nos luttes idéologiques, les méfaits de nos guerres intestines n'ont guère facilité une politique d'intégration sociale.

Aux prises avec les complexes particularités de nos assises, les leaders du pays n'ont jamais su choisir un repère susceptible de répondre aux exigences fondamentales d'un système éducatif national. Toute notre identité de peuple en souffre cruellement.

1-Les particularités conjoncturelles du fonctionnement de l'Etat haïtien après
l'indépendance.

Saint-Domingue devient Haïti le 1er janvier 1804, à l'aube du dix-neuvième siècle, dans un monde quasi totalement esclavagiste. Tare, anomalie, anachronisme, les mots manquent pour étiqueter la percée historique de cet Etat qui vient semer le trouble et la peur au coeur de la communauté internationale. Rapidement, il fallait prendre des positions pour l'isoler, le retenir, l'acculer afin d'empêcher la propagation des idées subversives de liberté, d'indépendance, dont se réclame le nouvel Etat. Manigat L. François rapporte que « Talleyrand, de Paris, et le général Ferrand, de Santo Domingo, au nom de la France, appelèrent les puissances à laisser les nègres cuire dans

1 Google (culture wikipedia).

leur jus par une double action concertée d'interdit politique et d'embargo commercial contre l'Haïti indépendante. L'assentiment de principe obtenu de toutes les capitales eut bien pour résultat la non-reconnaissance de l'indépendance haïtienne (...) >>1. C'est ainsi que l'empereur se retrouve face à une masse d'individus, nouveaux et anciens libres, liés seulement par leur aversion de l'ancien ordre de fonctionnement colonial, une société héritière des contradictions internes du modèle colonial esclavagiste. << La politique de la terre brûlée >>, toutes les institutions étaient en faillite ou ne répondaient plus au statut de la nouvelle société. La charge était lourde, sans compter les alliances fragiles entre affranchis, anciens propriétaires d'esclaves et la masse asservie depuis tantôt trois siècles. Les intérêts ne pouvaient alors être les mêmes. Saint-Victor Jn Baptiste dans le livre : << Le fondateur devant l'histoire >>, présente cette situation en ces termes :

<< La hiérarchie sociale n'était point abolie, si les quelques jours qui s'écoulèrent après la proclamation de la liberté vinrent, dans l'enthousiasme des heures de gloire, généraux et soldats, citadins et paysans, mêler leurs voix au grondement du canon pour remercier la providence ou les Dieux de la race d'avoir couronné leurs efforts. Il y eut cependant une certaine discrimination qui caractérisa les éléments composant les différents groupes sociaux. L'élite de la nation s'était constituée >>2.

Plus loin il ajoute que << la nouvelle bourgeoisie née dans la fulgurance d'une épopée formait la structure politique de la société de 1804, et en tant qu'ancienne classe coloniale dont la position doctrinale avait été nettement définie, elle avait ses tendances, ses aspirations et ses besoins >>3, et nous pouvons ajouter que ses exigences étaient absolument distinctes de celles de la masse. D'ailleurs, poursuit l'auteur :

<< C'est justement pour la conservation et même l'extension des privilèges économiques, la conquête des droits civiques et politiques que les affranchis, formant à ce moment là l'élite dirigeante de la nouvelle nation, avaient levé l'étendard de la révolte ; c'est pour l'ensemble de ces franchises qu'ils se sont offerts en holocauste, changeant parfois de position suivant les impératifs du moment et le jeu de leurs intérêts. Par leur participation à l'indépendance nationale, ils entendaient avoir la pleine jouissance de leurs droits et consolider leurs acquis économiques. Là résident les motifs essentiels de leur adhésion au mouvement séparatiste d'avec la France >>4.

En ce sens, Dessalines devait agir vite pour revivifier l'économie du pays, consolider les forces sociales, c'est-à-dire la structure des fondements sociaux, pour éviter la désagrégation des liens fragiles qui les ont façonnés. Et renforcer les dispositifs de sécurité disponible pour palier à un éventuel débarquement de l'armée de l'ancienne métropole, qui ne digérait pas encore la perte de sa perle économique.

1 L. F. Manigat. Op.cit page 39. Page 115.

2 V. Jn. Baptiste. Le fondateur devant l'histoire. Editions Presses Nationales d'Haïti, Collection Mémoire Vivante, Port-au-Prince, 2006. Page 38-39.

3 Ibid 39.

4 Ibid. Page 39.

L'Empereur a effectivement mis les mains à la pâte. L'économie et la politique furent les deux grands axes de ses activités. Pour St. Victor Jn. Baptiste dans l'ouvrage précité, << le gouvernement militaire absolutiste de Dessalines n'a pas trahi la nation. Il s'est placé à la hauteur de sa tâche en prenant des mesures énergiques pour maintenir la discipline dans l'armée, l'instrument de libération et de protection du sol national (...) >>1. Il a nationalisé les biens publics, cherché à lier des relations économiques avec des pays autres que l'ancienne métropole, assuré une organisation politique et administrative de la nouvelle nation en maintenant la division militaire. Le pays fut partagé en six grandes divisions militaires. Il a construit une structure politique en instituant l'empire. Sur le plan économique, sa principale action en faveur de la masse allait lui coûter la vie : << Il a voulu faire de l'administration une oeuvre continue et c'est pour avoir poursuivi, avec inflexibilité, les redressements qui s'imposaient qu'il tomba victime. Sa mort est la conséquence de cette politique de justice sociale qu'il a préconisée, des réformes urgentes qu'il a entreprises pour sauvegarder les droits qu'un groupe de privilégiés, dans leur ambition effrénée, menaçaient de sacrifier >>2.

En effet, exaspéré devant la cupidité et l'avarice des élites à peau claire ou de tout autre acabit qui se réclamaient héritières des biens laissés vacants par les anciens propriétaires, Dessalines a pris position au profit de la masse. Les ethnologues Lorimer Denis et François Duvalier expliquent clairement cette situation dans le texte : << Le problème des classes à travers l'histoire d'Haïti >> quand ils rapportent que : << Deux classes sont maintenant en présence ; la grande classe des anciens esclaves et celle des anciens affranchis. (...) >>, Citant J.C Dorsainvil ils continuent : << Les affranchis déjà possesseurs de terre se réclamaient d'une filiation douteuse, se considéraient comme héritiers naturels des vastes habitations des colons >>3. Dessalines a entamé une lutte pour le partage des biens avec équité entre tous les fils de la patrie. Pour cela il a institué la vérification des titres de propriété. Mesure incendiaire, qui montre la ferme volonté qu'avait l'empereur de défendre les intérêts de la masse. Mais la nouvelle société était victime des gangues ataviques de l'ancien modèle colonial esclavagiste. Rien n'avait changé dans les modes d'appropriation du pouvoir politique et la sauvegarde de la position sociale et économique dominante. Toujours selon Jn. Baptiste dans son étude sur le fondateur de la patrie, << (...) Les procédés les plus blâmables sont employés pour parvenir vite à la fortune : contrebande, corruption de fonctionnaires, malversations, concussions, etc. La société de 1804 n'a pas échappé à la loi de son origine. Simple transition à un régime d'oppression, elle n'a

1 Ibid. Page 52

2 Ibid. Page 118.

3 Cité par St. V. Jn. Baptiste, Op.cit, page 73. Page 57.

pas eu le temps de laisser sur la route de l'histoire les impedimenta qui alourdissent sa démarche et lui donnent une physionomie particulière >>1. Dessalines ne pouvait se battre contre le poids subjectif de trois siècles de fourberie implacable. Il allait de manière inéluctable y laisser sa peau. C'est ce qui s'est effectivement passé au Pont Rouge, le 17 octobre 1806. La société haïtienne, chargée de tout l'héritage idéologique et émotionnel de l'ancienne colonie, exprimait alors la première victoire d'une certaine forme de contre-révolution, couronnant les visées de l'élite au détriment des aspirations de la masse historiquement bafouée dans ses revendications. C'est ainsi que ruiné, de l'extérieur, par l'atrophie qu'imposait la communauté internationale, et, de l'intérieur, par les assauts d'une élite anti-nationaliste et aliénée, l'Empire tombe comme un château de cartes.

Mais si pour certains, l'empereur a failli devant l'histoire, c'est parce qu'ils n'ont pas étudié la période Dessalines à la lumière du contexte historique de son temps et sans une prise en compte rationnelle des difficultés auxquelles son administration a dû se heurter. Cabon Adolphe dans son << Histoire d'Haïti >>, exprime bien cette idée, quand il écrit que :

<< La tâche entreprise par Dessalines et ses collaborateurs, n'était pas achevée à l'évacuation de l'armée française ; il lui restait à donner au peuple les moyens de vivre et de faire figure auprès des nations avec lesquelles il entrait en parallèle et s'établissait sur un pied d'égalité... Ce n'est pas moins un rude travail et si des fautes ont été commises, les auteurs responsables ont leur excuse dans leur inexpérience et dans les difficultés de la tâche >>2.

2-Trahison d'un projet de rédemption collectif, hypothèque du pouvoir politique et rupture
de l'unité nationale.

<< Le soulèvement général qui débouche sur 1804 ne s'alimente pas d'une tradition, d'un présent partagé et d'un désir de vivre ensemble, et la <<nation culturelle >>, n'existe pas encore. En 1804, la volonté générale, base de tout Etat de droit, serait une force à construire à partir de cette soif de liberté individuelle et la réalisation personnelle >>. Cette analyse de Jean Casimir tirée du livre << Haïti et ses élites. L'interminable dialogue de sourds >>, présente un tableau significatif de la configuration de l'après indépendance. Les alliances ethno-socio-politiques

1 Ibid. Page 59

2 Cabon, Antoine, P.- NOTES SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE D'HAITI. DE LA REVOLUTION AU CONCORDAT (1789-1860), Port-auprince, 1936. Page 319.

entre les anciens et nouveaux libres, entre anciens propriétaires d'esclaves et esclaves, étaient des mariages de fait, d'intérêt, promulgués par le tournant explosif et de non-retour que prend la guerre révolutionnaire menée par les <<bossales», ou les multitudes de marrons non intégrés à la culture créole déshumanisante et assimilatrice. Les anciens affranchis, propriétaires d'esclaves, se sont trouvés dans l'impossibilité de faire ralentir la marche de la révolution. Ils prennent alors le leadership de la lutte en partie pour renverser un système social qui obstruait leur liberté politique et aussi pour tenter de conserver la suprématie sociale et politico-économique.

Pour comprendre l'Etat haïtien, explique Jean Casimir, l'on ne peut perdre de vue que les affranchis de vieille souche, et tout particulièrement ceux qui sont nés de pères et de mères, eux-mêmes affranchis, sont des victimes de l'insurrection antiesclavagiste de 1790 et non des collaborateurs et encore moins des promoteurs du mouvement. Autrement dit, les troubles détruisent leurs fortunes construites par les travailleurs coloniaux et la perte de la perle des Antilles les affecte aussi bien que les colons de la métropole. Alors, leur alliance, toujours selon l'auteur, est plutôt provoquée, en plus des prérogatives soulignées plus haut, mais aussi << par la précipitation du général Richepanse, qui, selon Leclerc, met en application en Guadeloupe et de façon prématurée, la révocation du décret d'émancipation générale, puis prend une série de mesures contre les hommes de couleur. (...) Ces affranchis ne participent pas à la révolution de 1804 en tant que planteurs, mais plutôt en tant qu'êtres humains menacés par le génocide ordonné par le premier consul »1.

Le Sociologue Jean Casimir, dans le livre mentionné plus haut met en lumière le caractère fragile et intéressé de l'alliance entre les divers acteurs sociaux de la guerre de l'indépendance. Il va sans dire que la nouvelle nation allait, tout de suite après l'euphorie de la victoire sur l'armée napoléonienne, se maintenir en équilibre instable, car elle souffre de malformation congénitale, puisque très peu de changement s'est effectué par rapport à la configuration sociale de l'époque coloniale. A part l'élimination des colons, tout semble garder sa place dans la structure sociale, avec quelques nuances près et significatives, comme cette sorte de mobilité qu'on assiste dans le rang des affranchis mulâtres et une minorité noire, qui, d'une même action, prend la tête de la révolution, et fait mainmise sur l'hégémonie économico-politique et culturelle de la nation, et les chaînes physiques de l'esclavage rompus pour être remplacées par d'autres chaînes plus subtiles comme l'exploitation à outrance, la misère, et la paupérisation.

1 Jean Casimir. Op.cit page 60. Page 111.

Les luttes de classe de la période coloniale, en transcendant l'Haïti de 1804, font naître deux projets de société distincts et antagoniques. D'un coté, l'élite, privilégiée par sa nouvelle position dans la hiérarchie sociale et qui tient à garder intacts les rouages du fonctionnement hérité de leurs pères, et la masse, pour la majorité << bossale >>, donc non intégrée à la culture dominante. Cette culture vise la déshumanisation, la bestialisation et l'assimilation, ayant une vision du monde en parfaite contradiction, que ce soit au niveau de l'organisation économique, familiale, politique, culturelle de la classe dominante. J. Casimir, toujours dans le souci d'éclaircir les contradictions de la nouvelle société, avance que :

<< Les affranchis et leurs descendants perdent leur nationalité française en 1804, mais la France demeure leur mère-Patrie. Le type d'haïtiens qu'ils construisent n'inclut pas sur un pied d'égalité les anciens Ibos, Yorubas, Kongos, Mandingues et leurs descendants respectifs. Il y a plus : Ils institutionnalisent comme seule voie d'amélioration des niveaux de vie et de mobilité sociale ascendante, la participation aux mécanismes qui visent à exclure la paysannerie des échanges sociaux significatifs et à banaliser les oeuvres culturelles locales >>1.

Mais il faut remarquer que le leader de la révolution de 1804, à savoir Dessalines, avait le souci de rétablir la dignité de la masse trois fois séculairement bafouée parce que lui également, contrairement à certains autres éléments du staff dirigeant, a connu l'enfer du champ et le cinglement du fouet du commandeur. Mais, également il avait le souci, même en éliminant systématiquement la caste blanche, de conserver l'unité fragile du jeune Etat nation en jugulant l'antagonisme de couleur. C'est ainsi que, rapporte L. F. Manigat, << un des premiers rapports d'intelligence français sur le nouvel Etat observait que, sous Dessalines, l'administration n'était dirigée que par les mulâtres instruits en qui il voulait investir sa confiance en faisant d'eux ses plus proches collaborateurs, tel son chef d'état major Bazelais, tels ses conseillers secrétaires et confident Boirond Tonnerre, Juste Chanlatte, Alexis Dupuy, Balthazar Inginac, etc >>2. Pour l'historien L. F. Manigat, l'idéal Dessalinien pour son pays était de maintenir la parfaite réconciliation entre deux classes d'hommes nés pour s'aimer, s'entre-aider, se secourir, mêlées enfin et confondues ensemble. L'auteur retransmet une admonestation qui traduit justement l'admirable pensée du fondateur de la Patrie :

<< Noirs et jaunes... Vous ne faites aujourd'hui qu'un seul tout, qu'une même famille. Les mêmes calamités ont pesé sur vos têtes proscrites... le même sort vous est réservé, les mêmes intérêts doivent donc vous rendre à jamais unis, indivisibles et inséparables. Maintenez votre précieuse concorde, cette heureuse harmonie parmi vous, c'est le gage de votre bonheur, de votre salut, de vos succès : C'est le secret d'être invincible >>3.

1 J. Casimir. Op.cit page 60. Page 126.

2 L.F. Manogat. Op.cit.Page 39. Page 174

3 Ibid. Page 174

Et, pour joindre le geste à la parole, il veut marier sa fille Célimène à Pétion, chef de file des mulâtres, rapporte le même auteur. Mais, parce que justement il voulait réhabiliter la masse d'anciens esclaves, en confondant tous les éléments de la nation sous le générique de << noirs >>, et surtout en défendant les intérêts économiques de cette classe au détriment d'une faction accaparatrice, son beau rêve allait s'écrouler au Pont-Rouge comme une château de cartes. D'ailleurs, souligne Jean. Baptiste St.Victor1 :

<< L'armature interne du groupe des affranchis, sa puissance psychologique, comme classe dirigeante, se trouvait fortement ruinée sous l'action corrosive de l'idéologie particulière de classe et des doctrines de haine qui s'inscrivaient à dessein dans le contexte social de Saint-Domingue. S'étant ralliés au mouvement des masses pour pouvoir jouir des droits et conserver des privilèges primordiaux, les anciens libres n'avaient pas une foi très vive dans le destin du régime... Assurer sa pérennité était quand même une nécessité, ils y souscrivent volontiers ; mais la rupture s'opéra sous l'empire des impératifs économiques au moment oü le fondateur inaugure une politique de justice sociale >>.

Le << contrat-social >> à la base de la consolidation de l'Etat-Nation d'Haïti allait en s'effritant, parce que des deux côtés les intérêts ne concordaient pas. La classe dominante devait par tous les moyens chercher à se réapproprier son cadre de production et ainsi ne voyait dans la masse nouvellement libre que la perpétuation des esclaves, assises de l'économie de plantation. Alors, sous la poussée d'une lutte silencieuse et parfois même transformée en affrontement physique, l'élite réhabilite sa main-d'oeuvre bon gré mal gré, en faisant tout pour inférioriser, diaboliser, discriminer en bloc, et sans aucun effort de compréhension le schème socioculturel de la masse.

De l'avis de Dessalines, explique J. Casimir, il revient à l'Etat de protéger l'accès des anciens captifs à la terre.

<< Il existe donc une communauté d'intérêt entre l'Etat et la société ainsi qu'un espace de négociation politique. Après Pont-Rouge, oü Dessalines perd la vie, aucun chef d'Etat ne reprend cette bannière, et aucun intellectuel ne questionne la raison d'être de la discrimination contenue dans les superficies des lopins octroyés aux anciens captifs. Au Pont-Rouge, la société et l'Etat empruntent des chemins divergents et prennent naissance les << gens du dehors >>, les exclus, en présence de tous nos maîtres à penser >>2.

Ce fut la rupture entre l'Etat et la société, et depuis deux cents ans l'Etat et l`élite intellectuelle travaillent au détriment de la grande majorité affaiblie et acculée dans des espaces géographiques aménagés par l'élite, comme des ghéttos3 provinciaux et urbains, oü le seul chemin de mobilité sociale individuelle réside dans l'aliénation de son soi, à travers les diverses institutions érigées historiquement par la classe dominante, comme l'école, l'église, les médias,

1 St. Victor Jean Baptiste.Op.cit, page 73. Page 41.

2 J. Casimir. Op.cit, page 60. Page 106.

3 Ghettos, pris ici dans le sens d'un espace enclavé, une sorte de prison symbolique, oü on ne permet aux gens de s'aventurer facilement au dehors.

17 Un texte trouvé sur internet sans reference complete. www.google.fr.

etc. << Comme les penseurs européens, avance encore J. Casimir, les élites de Saint-Domingue et, plus tard, d'Haïti, ne voient qu'une des deux faces de la société locale. De l'autre côté de leur champ de vision, fourmille un monde auquel elles n'accordent aucune validité et qu'elles prétendent occidentaliser, sans en savoir la moindre idée, sous prétexte de le (moderniser)>>. Notre incapacité à mener la barque du pays comme une nation souveraine, l'analphabétisme, la dégradation de l'environnement et notre désagrégation sociale en général ne sont-ils pas la résultante de cette rupture de l'unité nationale ? Dans quelle mesure l'école travaille-elle pour la continuation de cette banqueroute?

3-L'Éducation dans la hiérarchie des préoccupations du jeune État d'Haïti.

Albert Memmi, dans un texte intitulé : << La décolonisation >>, fait un saisissant synthèse sur la complexe situation d'un décolonisé dans les premiers temps de sa toute nouvelle condition. Il avance que :

<< Le décolonisé, est un homme en voie de décolonisation, qui continue à se définir et à se conduire par rapport à une condition dont les effets n'ont pas totalement disparu... Il s'agit à la fois d'achever de conquérir l'indépendance vis-à-vis du colonisateur, et de se reconstruire soi-même. D'où l'ampleur et la variété des problèmes qui s'imposent à tout un peuple en voie de décolonisation ; Il faut, en effet, découvrir des solutions nouvelles dans tous les domaines, politique, économique, social et culturel >>1.

De là toutes les difficultés de la jeune nation à penser une politique éducative apte à prendre en main la formation du peuple. Mais il faut remarquer que même au niveau international, au début de la première moitié du 19ème siècle l'instruction n'était pas encore tout à fait démocratisée. Nous avons même été à l'avant-garde quand, dans la constitution de 1805, en son article 19, il est stipulé qu' << il sera établi, dans chaque division militaire, une école publique pour l'instruction de la jeunesse >>. Rodrigue Jean, dans le texte << Crise de l'éducation et crise du développement >>, rapporte qu' << en outre, toute personne est libre d'ouvrir une institution d'enseignement. C'est ce qui ressort de l'interprétation des articles 1, 2, 3, du chapitre IX du décret impérial de 1805 >>2. Edner Brutus, dans le tome I du livre << Instruction publique en Haïti >>, nous présente la jeune nation comme << un camp armé (...) où l'Haïtien vivait fusil au dos, bêche au poing, dans l'attente des frégates françaises >>3. Alors dans cette atmosphère il n'y avait aucune place pour une pensée privilégiant l'éducation de la masse. Toujours selon E. Brutus, les écoles prévues dans l'article 19 de la constitution, << on se soucia si peu de les ouvrir que la charte de 1806 n'évoqua même

1 Une partie du texte trouvé sur Google.

2 Constitution impériale du 20 mai 1805 (art. 19, disposition générales), in 1801-1805 le premier siècle de constitutions haïtiennes, Le Petit
Samedi soir,
livraison du 7-13 septembre 1985, p44. (Cité par Rodrigue Jean dans Haïti : Crise de l'éducation et crise du développement, p15.

3 E. Brutus. Op.cit, page38. Page 27.

pas l'idée de l'enseignement primaire >>1. Toutefois, poursuit-il, << des écoles privées, en nombre restreint, avaient résisté aux bouleversements et d'autres toujours rares, avaient été montées dans certaines villes. (...) Dessalines décida même du coût de leur fréquentation au neuvième chapitre consacré aux institutions particulières, de son décret du 30 août 1805 >>2. Il ajoute rapidement qu'il va de soi qu'à ce prix, ces écoles privées étaient plutôt abordables aux enfants des familles bénéficiant d'un certain revenu. L'enseignement n'avait rien perdu de son caractère aristocratique et continuait à être à la disposition d'une élite, comme durant l'époque coloniale.

Outre les difficultés auxquels la nation faisait face dans l'organisation des différentes structures de son fonctionnement, l'entourage de Dessalines n'avait aucun intérêt immédiat à promulguer une politique éducative en faveur de tous.

<< Personne, écrit Thomas Madiou, ne songeait non plus à donner à Dessalines le conseil d'établir des institutions d'instruction publique afin que le peuple, en s'éclairant, pût concevoir en quoi consistait la dignité humaine. Au contraire, la plupart de ceux qui avaient acquis quelques connaissances redoutaient la propagation des lumières dans les rangs de la masse. L'avenir de la nation était sacrifié à des intérêts privés >>3.

Analysant les réflexions de Madiou sur la perversion ancestrale de notre élite, il ajoute que :

<< Ce mauvais vouloir sinue, depuis, à travers nos annales, habile et multiforme. Selon les tempéraments et la solidité des régimes, il sera étalé sans pudeur dans la législation ou camouflé sous des mesures prometteuses. Il dictera des rapports malhonnêtes, de fausses statistiques, des discours menteurs, des proclamations hypocrites. Il se déguisera sous mille oripeaux. Pour propagande, la classe dirigeante s'agitera beaucoup à propos de l'instruction de nos foules. Elle agira peu ou prou. Cela s'explique par ses intérêts. L'évolution naturelle des villes, grâce au caractère des échanges commerciaux, lui imposera l'école primaire urbaine. Elle l'organisera, petitement, à la taille de ses avantages financiers et politiques. Quant à l'enseignement rural, on connaît son odyssée >>4.

Il faut remarquer que, historiquement, la masse des paysans a toujours été victime du comportement rapace de notre élite. Sa vie a, d'une manière perpétuelle, basculé en équilibre instable entre : Planter et vendre. Tant qu'elle est à même de bêcher avec des outillages moyenâgeux pour satisfaire l'insatiable soif de lucre de la bourgeoisie, tout est parfait. << L'on ne comptera point pour indispensable de donner aux travailleurs de la terre une instruction sans laquelle ils exécutent leurs parties >>5, souligne E. Brutus. Et Jean Price Mars renchérit quand dans le texte << Ainsi parla l'oncle >> il rapporte que :

<< Le statut social (après l'indépendance) resta inchangé. La possession des grands domaines seigneuriaux qui était la principale marque de la puissance et de la fortune, conserva son éternelle signification. Les grands planteurs d'autrefois furent tout simplement dépossédés par les nouveaux chefs

1 E. Brutus. Op.cit, page38 Page 28.

2 Ibid. Page 28

3 Ibid. Page 30.

4 Ibid. Page 31.

5 Ibid. Page 32.

politiques, qui s'installèrent dans leurs privilèges et leurs prérogatives avec une certaine discrétion conforme aux conditions survenues dans la vie publique >>1.

Alors, après l'indépendance, parce que justement l'école ne s'est pas démocratisée pour toucher le plus grand nombre, elle a gardé son caractère élitiste et montre clairement que les élites politiques de cette époque n'ont fait que reproduire quasi sans aucune transformation valable les bases idéologiques de l'époque coloniale dans le domaine de l'éducation et dans tous les autres domaines de l'administration publique.

<< Le parti le plus simple pour les révolutionnaires en mal de cohésion nationale, explique J.P. Mars dans le texte précité, était de copier le seul modèle qui s'offrit à leur intelligence. Donc, tant bien que mal, ils insérèrent le nouveau groupement dans le cadre disloqué de la société blanche dispersée, et, ce fut ainsi que la communauté nègre d'Haïti revêtit la défroque de la civilisation occidentale au lendemain de 1804. Dès lors, avec un constant échec, aucun sarcasme, aucune perturbation n'a pu fléchir. Elle s'évertua à réaliser ce qu'elle crut être son destin supérieur en modelant sa pensée et ses sentiments, à se rapprocher de son ancienne métropole, à lui ressembler, à s'identifier à elle. Tâche absurde et grandiose ! Tâche difficile, s'il en fut jamais ! >>2.

B- les dérives de l'élaboration d'un modèle éducatif haïtien.

A travers toute cette histoire on assiste petit à petit à la mise en place d'une école non seulement anti-démocratique mais, qui veut créer des êtres étrangers et déconnectés à la réalité socio-culturelle de la nation. D'où l'idée d'une école qui aliène. Dans les titres qui vont suivre, nous travaillerons à situer le concept << aliénation >> pour établir ensuite ses relations avec l'École dans les structures du système éducatif.

Cette approche nous permettra d'appréhender le problème des dérives, de l'élaboration d'un modèle éducatif haïtien, perverti dans sa vocation de former des êtres libres, responsables, engagés au service de leur communauté et capables d'assumer pleinement son destin.

1 Jean. Price Mars. Ainsi parla l'oncle. Les Presses de l'Imprimeur II, Port-au-Prince, 1998.Page 42

2 Cité par J. M. Richard dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien >> (Université Adventiste d'Haïti).

1-Éclairage notionnel de l'aliénation et du patrimoine historico-éducatif.

Nous avons décidé d'aborder l'aliénation, concept fondamental de notre étude après avoir analysé la problématique des fondements du système éducatif. Car l'aliénation de notre système éducatif n'est que la résultante de l'intériorisation des idées négatives et discriminatoires véhiculées pendant la période coloniale pour maintenir le statu quo et les avantages économiques liés à ce système, une attitude qui a perduré dans les annales de notre histoire.

Omotunde Jean Philippe, dans le texte << Discours afrocentriste sur l'aliénation culturelle >>1, fait une étude saisissante sur la construction de l'aliénation, sa perduration et ses conséquences sur le fonctionnement des anciennes colonies. Dans le chapitre << Les mécanismes de l'aliénation culturelle >>, il présente diverses définitions de l'aliénation. Nous nous inspirons de son approche.

<< Le terme << aliénation >> désigne l'état d'inconscience de tout homme privé de sa vraie nature humaine. Dans l'univers médical, l'aliénation est assimilée à un état de déficience psychologique synonyme de maladie mentale grave, voire de folie pure. Pour les praticiens, << aliénation >> rime avec << démence >> et << déséquilibre psychologique >>. Ainsi, en ouvrant le grand Larousse Universel, on découvre la définition suivante pour aliénation mentale : << Etat d'une personne dont les facultés mentales sont gravement altérées et ne lui permettent plus de mener une existence compatible avec la vie sociale >>.

Car l'aliéné mental induit un sentiment d'étrangeté, d'incompréhension, d'absence de règles, d'impulsivité et de manque de contrôle. (...) Pour les protéger d'eux-mêmes et d'autrui les aliénés mentaux sont (...) placés en milieu psychiatrique (...).

Dans le domaine de la philosophie le terme << aliéné >> évoque généralement un individu dont le comportement reste étranger à sa nature originelle. Cela peut-être le résultat d'un accident ou d'un long processus psychologique. Aliénation et étrangeté vont donc de pair.

Mais en adjoignant le qualificatif << culturel >> au terme << aliénation >>,

<< il devient alors un traumatisme psychologique, une situation particulière oü un homme, voire un peuple tout entier, asservi, infériorisé, complexé, ignorant, désorienté, frustré, résigné et faible mentalement, est devenu la << propriété >> intellectuelle, morale, spirituelle, économique, culturelle et voire même physique d'un autre homme ou d'un autre peuple dominateur. Ceci, sans qu'il soit en mesure de prendre conscience de la gravité et de l'anormalité de sa mise sous tutelle et de sa condition d'aliéné culturel >>.

Ce dernier paragraphe exprime parfaitement bien l'idée de l'aliénation au sens que nous lui attribuons dans ce travail de recherche. Elle est la conséquence immédiate d'une longue et lamentable histoire, qui, pour le cas d'Haïti, commence depuis la capture des nègres et négresses de l'Afrique, transportés au sein des vastes

1 Omotunde, Jean Philippe.- Discours afrocentriste sur l'aliénation culturelle. Edition Menaibuc, S.L, 2006. (Ce document a été exploré sur le site www.booksgoogle.fr, oü une bonne partie du texte est disponible. Nous avons décidé de ne pas retranscrire la pagination parce qu'elle ne respecte l'ordre du texte.

plantations coloniales du Nouveau Monde. Comment construire, entretenir et conserver ce régime d'exploitation totale fondé sur l'avilissement de la personne humaine ? Toute la stratégie du colon référait à des conditions d'ordre psychologique. Il fallait pour la sauvegarde de tout un système, incruster l'idée d'infériorité, chez l'esclave, par rapport aux représentants de la race dominante. Toutes les institutions de base de la société esclavagiste concouraient à vulgariser la non humanité de l'homme noir. << Il s'agit ici d'enfermer l'esprit libre africain dans un double piège : Celui de sa propre mise en doute (par ignorance) de la valeur de son héritage intellectuel (création de complexe d'infériorité) et d'autre part celui de la reconnaissance par la société occidentale qu'il s'agit d'un soushomme >>1, explique l'auteur.

Approfondissant l'explication, il ajoute que :

<< (...) L'esprit aliéné culturellement va nier ou rejeter son originalité culturelle et abandonner sa culture propre pour tenter d'évoluer dans l'espace idéologique et culturel de l'esprit agresseur (paradigme occidental). Espace qui sera dorénavant perçu comme étant l'unique planche de salut du corps et de l'esprit. Dès lors, les points de repère historique, spirituel, idéologique et culturel de l'esprit aliéné deviendront ceux de la conscience inhumaine occidentale. L'esprit aliéné va donc effectuer un voyage psychologique qui le mènera aux antipodes des fondements de sa vraie nature humaine. Loin de lui permettre réellement de s'élever, le paradigme occidental sera pour lui un autel sur lequel il devra sacrifier tous les jours son moi << nègre >> et reconnaître volontairement ou non son infériorité. Au final, cette stratégie se révèle être un piège sournois, qui nuira considérablement à l'épanouissement de l'individu qui finira par entrer en conflit ouvert avec lui-même >>2.

C'est ainsi que la conscience inhumaine occidentale, tel un apprenti sorcier, a déstructuré l'esprit libre africain, lui a enlevé ses facultés de raisonnement originelles pour mieux l'outrager. Sa mission fut précise : Contaminer le passé, dominer le présent pour s'approprier l'avenir, explique l'auteur.

L'aliénation culturelle, en ce sens, prend l'allure d'une pathologie sociale. Sortant dans le rang de l'élite, qui, historiquement s'est mieux placée pour assimiler l'oripeau de l'idéologie raciste coloniale, elle s'est propagée petit à petit à travers toute la population, car les institutions responsables de la sauvegarde et de la divulgation des valeurs sont contrôlées par l'élite, la classe dominante. Et comme l'éducation tient une place centrale dans la maintenance de l'assise de la société, elle se fait l'une des plus importants vecteurs de cette pathologie. Sa plus grande fonction est la reproduction sociale des éléments subjectifs de la société. En effet, Emile Durkheim, dans le texte << Education et sociologie >>3, souligne que l'éducation a pour objet de susciter et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné. Quelles sont les

1 Ibid.

2 Ibid.

3 www.classiques.ucaq.ca

attentes de la société, du jeune écolier haïtien à sa sortie du système éducatif institué depuis l'indépendance ? La langue de l'enseignement, le programme, les méthodes utilisées, ne concourent-elles pas à modeler la pâte combien résistante du jeune haïtien pour le faire devenir étranger à lui-même, à sa famille, à sa communauté, donc à l'aliéner ? Si l'éducation véhiculée par l'école devait être une continuation de celle de la grande école de la vie, notre école fait table rase ou, pire, infériorise radicalement tout le vécu passé de l'individu qui la fréquente. Elle crée une rupture fondamentale entre l'élève et son milieu parental ou communautaire. Il arrive à se retrouver étranger de son schème culturel et à rabaisser le monde de sa classe. Pour introduire son texte, Omotunde a rapporté le discours d'une étudiante, qui à travers un discours avance que : << l'école républicaine fut le haut lieu de l'exécution de l'âme martiniquaise », et plus loin Omotunde constate que << L'enseignement colonial, néo-colonial et assimilationniste est donc le moteur d'une école qui fruste, mutile, aliène, déforme, désinforme et appauvrit ». L'école ampute, l'école dérange, l'école tue !

Le système éducatif haïtien continue et intensifie l'oppression culturelle de l'ancienne métropole sur l'État-nation. En adoptant aveuglément, sans aucun jugement de valeur, le schème culturel du colonisateur à la base du modèle éducatif, l'élite accepte << de placer son potentiel intellectuel sous la tutelle de la conscience inhumaine agressive occidentale, qui lui dira comment penser, ce qu'il faut penser, ce qu'il faut dire, ce qu'il faut écrire, ce qu'il faut chanter, quelle langue parler, quel Dieu prier, quelle religion adopter, quel livre lire, quel prénom donner à ses enfants, quelle culture adopter, quel vêtement porter, quelle coiffure arborer, etc. », nous dit Omotunde. Petit à petit, après avoir enlevé à l'enseigné << toute perception de la valeur de la notion même de liberté (...), la conscience inhumaine agressive va forcer la capitulation de l'esprit de la personne aliéné qui parviendra dans certains cas, à voir son aliénation/capitulation, comme une solution honorable. Pour lui, l'important est de mettre un terme au conflit qui le mine entre responsabilité historique et fuite, devant justement ses propres responsabilités »1.

Cette dernière citation tirée du texte de Omotunde, exprime la situation d'Haïti qui souffre d'un manque de leaders, d'une carence de personnes aptes à assumer véritablement la responsabilité de mener la barque de la nation au bon port. D'ailleurs, il faudrait d'abord avoir la capacité de définir son schème de développement, de choisir ses priorités, d'avoir la force de défendre sa nation face aux multiples agressions de l'impérialisme international. Tâche difficile pour un groupe de gens formatés dans le moule d'un système éducatif qui enseigne le

1 Ibid

désengagement et la tendance à attendre une éternelle prise en charge extérieure. Les mots désobligeants et ironiques du philosophe Emmanuel Kant dans le texte << La philosophie de l'histoire »1, expriment bien cet état de fait :

<< La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère (...) restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs et qu'il soit si facile à d'autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d'être mineur ! ».

Toutefois, dans le cas d'Haïti, l'analyse de Kant présente un biais, ce n'est pas la nature qui nous a libérés de la domination étrangère, mais plutôt une longue et stupéfiante guerre. Si l'École haïtienne se constitue en espace à reproduire l'aliénation, en elle également doit naître l'étincelle de la désaliénation. A ce niveau, il faut souligner le caractère complexe du processus d'aliénation de notre système éducatif, les liens historiques et socio-économiques qui l'ont tissé et qui assurent sa perduration.

2-Contradictions ethno-culturelles, malaise linguistique et entraves dans la conception d'un
modèle éducatif haïtien.

La considération de l'esclave comme négation de toute humanité, de toute culture, était une condition nécessaire et même fondamentale à la survie de la société coloniale rongée par toute sorte de contradictions internes ou externes. Mais l'intériorisation et l'appropriation des théories déshumanisantes qui soutinrent la base de cette époque par les propres victimes du système, a compromis, dans son essence même, les sociétés longtemps après la rupture des chaînes de l'esclavage. Le venin de l'aliénation a gravement contaminé les hommes qui devaient assumer les rôles de responsabilité dans le nouvel Etat-Nation.

C'est ainsi que la langue française et la religion catholique ont conservé leur prestige au sein de la nouvelle société. Cette dernière allait même devenir une arme redoutable pour accentuer, attiser le fossé entre les nouvelles configurations de classes de l'Haïti indépendante.

Pour Jean Fouchard2 << les forgerons de la nation haïtienne (...) gardèrent en otage la langue et la culture de l'ancien maître, dont le syllabaire était la clef et le symbole », et il ajoute que <<ce fut leur plus riche butin de guerre ». Il semble plutôt que si butin il y avait, il a de préférence empoisonné les relations sociales à l'intérieur

1 Cité par Jn P. Omotunde, dans le texte précité.

2 Jean, fouchard, << Les marrons du syllabaire », (cité par Yves Déjean, << Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba ». page 111.

de la société, et empêché la construction d'un système éducatif à même d'assurer la formation de la population. D'ailleurs, Yves Déjean, dans un texte assez pertinent, intitulé : << Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba >>, avance que les gens qui veulent faire croire que le français est << une conquête, un butin arraché à l'ennemi sur le champ de bataille >>, mentent piteusement. Car, toujours selon la pensée de l'auteur, la guerre de l'indépendance qui a tué plus de deux cent mille nègres et négresses, a détruit la majorité des biens économiques qui devait aider au développement de la future nation, n'a pas enseigné la masse à parler le français, ni ne lui a fait endosser la culture française dans son mode de consommation, ses chants, ses danses, son architecture, etc. La masse d'anciens esclaves ne s'est jamais considérée comme des français à la peau basanée. C'est plutôt la minorité d'affranchis, anciens propriétaires, ancrés dans la culture créole assimilatrice du schème colonial, qui ont gardé la langue française. Y. Déjean1 explique plus loin dans ce texte, que contrairement à ce qu'avancent certains auteurs qui présentent l'écriture de l'acte de l'indépendance comme une pièce à conviction qui prouve le choix du chef de l'Etat d'adopter le français comme langue officielle, comme insuffisante, car nulle part on n'a retrouvé un document qui fait état formellement de ce choix linguistique dans les archives du gouvernement.

La littérature haïtienne abonde sur la dichotomie créole/français en ce qui a trait à sa résurgence sur le fonctionnement du système éducatif. Des classiques du genre dont le livre précité de Yves Déjean, celui de François Latortue << Système éducatif et développement >>, et autres présentent des études assez intéressantes sur le sujet.

La langue semble être un des premiers outils dont le système éducatif se sert pour asseoir et faire perdurer l'aliénation.

Parler, souligne Frantz Fanon dans le texte << Peau noire, masques blancs >>, c'est être à même d'employer une certaine syntaxe, posséder la morphologie de telle ou telle langue, mais c'est surtout assumer une culture, supporter le poids d'une civilisation >>2. L'élite haïtienne de l'après indépendance et tout au long de notre histoire de peuple a lutté pour la conservation et la primauté de la langue française comme langue de l'enseignement, de l'administration publique et de la justice, condamnant ainsi au silence les quatre-vingt dix pour cent de la nation qui ne parlent et ne comprennent que le créole. Cette situation existait depuis l'époque coloniale, selon le dire de Léon-François Hoffmann dans le texte << Haïti : Couleur, croyance, Créole >>, << L'unanimité était faite en ce qui concerne l'idéologie linguistique : Le français était un privilège, un atout désirable allant de pair avec

1 Dejan, Iv.- Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba. Editions Henri Deschamps, Port-au-Prince, Haïti, avril 2006. Page 162 à 168.

2 F. Fanon. Peau noire, masques blancs. Editions du seuil, New York, 1952. Page 13.

l'exercice du pouvoir, et le créole un parler marginal, que l'on était certes libre de goûter, mais dont l'usage purement local n'offrait aucun avantage sérieux »1. Le français en ce sens était la langue du colonisateur, détenteur du monopole politico-économique, culturel et de toute humanité, donc le phare, le point de mire qui attire toutes les classes, surtout celle des mulâtres affranchis, et même les esclaves. Mais en même temps la perversion et la violence dont fut victime la masse des esclaves étaient si fortes, qu'elles devaient créer des schèmes culturels alternatifs, par la filière du créole et de la religion vodou. Alors, si la politique coloniale était la dévalorisation de tout ce qui touche à l'être de l'esclave, nul doute que la langue populaire soit considérée comme un patois inférieur. La langue n'estelle pas le moyen d'expression la plus importante de la pensée ? Le président américain Jefferson ne disait-il pas que le noir est incapable de toute pensée2 ?

L'élite politique de l'après-indépendance conservait intacte l'attitude des colons par rapport au modèle culturel et à la langue populaire. On ne veut pas que le peuple exprime sa pensée. La langue française devient museau, bride, carcan pour étouffer les plaintes du peuple, le marginaliser, l'anéantir. F. Fanon explique dans le texte précité, que :

<< Tout peuple colonisé, c'est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d'infériorité, du fait de la mise au tombeau de l'originalité culturelle locale se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice, c'est-à-dire de la culture métropolitaine. Le colonisé se sera d'autant plus attaché à sa brousse qu'il aura fait siennes les valeurs culturelles de la métropole »3.

Si ces mots de l'auteur expliquent le cas de la majorité des pays en phase de décolonisation. Haïti est différente par bien des cotés. La population dans son entier parle et comprend le créole, une bonne partie de cette même population pratique, à côté des autres religions occidentales, un autre schème religieux différent. L'obstacle majeur se situe dans la dévalorisation et l'infériorisation systématique de ces derniers et de leurs porteurs. Alors, le peuple, vu qu'il n'y a de salut que dans la maîtrise de la langue << prestigieuse », déprécie sa langue maternelle. On sent et on accepte le poids de l'infériorité quand on ne sait parler que le créole. Et gare à toi, car il faut éviter les fautes et surtout les fautes de diction, d'élocution, << Il faut que je me surveille dans mon élocution c'est un peu à travers elle qu'on me jugera... on dira de moi, avec beaucoup de mépris : << Il ne sait même pas parler le français. (...) Dans un groupe de jeunes Antillais, celui qui s'exprime bien, qui possède la maîtrise de la langue, est excessivement craint ; il faut faire attention à lui, c'est un quasi blanc »4, souligne ironiquement F. Fanon dans l'ouvrage précité. << Peu importe ce que

1 Hoffmann, Leon-François.- Op.cit Page 62. Page 213.

2 Cité par J. M. Richard dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien » (Université Adventiste d'Haïti).

3 F. Fanon. Op.cit, page 86 Page 14.

4 Ibid. Page 16.

chacun pense, rapporte L. F. Hoffmann1, l'important, c'est la façon de le dire : devenir un penseur profond ne chatouille guère notre ambition ; il faut être beau diseur, c'est l'essentiel. « Parlez français, Monsieur. >> C'est là une apostrophe qui revient souvent dans ces interminables polémiques qui caractérisent notre presse et notre tribune. « Parlez français, Monsieur >> et nous parlons français, et nous le parlons très pointu, en turlututu ; et nous le mêlons à des mots grecs et latins pour montrer à la galerie combien nous sommes classiques. Gare à une faute de grammaire, gare à une expression manquant d'élégance ou de correction, gare à un masculin ou un féminin, un singulier ou un pluriel mal employés. Il n'y a qu'un premier prix et il est indivisible : qui le rate n'est plus qu'un sot en trois lettres >>2. Aliénation ! Absurdité !

Le même auteur, plus loin, continue l'analyse en indiquant que :

« Nombre d'analystes haïtiens ont estimé que, dans cette optique, l'usage du français comme langue d'enseignement est fonctionnel. Premièrement, il assure l'échec de l'opération pour la grande majorité des enfants de la masse. Deuxièmement, il les confine dans la conviction de leur propre infériorité, puisqu'ils échouent systématiquement là où leurs congénères de l'élite réussissent. Troisièmement, il garantit que les rares petits paysans et prolétaires qui réussissent envers et contre tout utiliseront leur nouveau savoir pour se joindre aux nantis et perpétuer le système >>3.

Yves Déjean explique ce malaise linguistique en écrivant dans « Dilemme en Haïti >> que de « L'un, la majorité, 98% de la population, ayant une langue unique, le créole, est victime de l'agression d'une minorité, 2% de la population, ayant deux langues, le créole et le français. La minorité oppressive pose une condition irréalisable à l'accession de la majorité opprimée au progrès et à la connaissance. Elle prétend que, dans l'intérêt de cette majorité, le passage de l'analphabétisme généralisé au savoir doit se faire par le biais du français >>4. Pendant qu'en Haïti souligne l'auteur dans le titre en Créole cité plus haut « un million deux cent mille enfants qui s'inscrivent dans tout ce qu'on considère comme école dans le pays, ne sont pas des étrangers, qui ne comprennent pas la langue du pays. Ce sont des Haïtiens « natif natal >> qui parlent parfaitement bien la langue créole. Leurs parents ne parlent pour la majorité que le créole, dans la salle de classe, tous les autres élèves de même que l'enseignant parlent le créole >>5. Pourtant, on leur impose le français comme un sacerdoce, un supplice. Ils sont sévèrement punis moralement et physiquement quand ils s'expriment dans la seule langue qu'ils connaissent.

J. P Omotunde, dans le titre qui a servi d'assise à l'éclairage du concept aliénation dans ce chapitre, rapporte comment dans « les écoles Antillaises de la fin du XIXème siècle jusqu'au début du XXème , siècle pour

1 Leon-François, Hoffmann, Op.cit page 62. Page 276 - 284.

2 Frantz Fanon. Op.cit, page 86. Page 16.

3 Leon-François, Hoffmann, Op.cit, page 62. Page 220.

4 Ibid. page 220.

5 Dejan, Iv.- Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba. Edicíon Madres de Plaza de Mayo. América libre. Page 183 à 185.

forcer les enfants à abandonner le créole au profit du français << plus civilisateur », les instituteurs métropolitains vont inventer la fameuse épreuve de la << Pièce ». Le principe est que tout élève qui utilise un mot créole devient << coupable » et reçoit une pièce de monnaie symbolique et punitive. Son seul espoir est d'attendre que l'un de ses camarades fasse la même erreur. Si ce n'est pas le cas, à la fin du cours, l'enseignant lui donne de violents coups de règle sur les doigts ».

Cette mesure est encore de mise dans nos écoles. En effet, un ancien élève du Collège mixe Joseph Hervé, rapporte que pour maintenir la discipline, la direction prend la décision d'instituer le français comme langue obligatoire et interdit formellement l'utilisation du créole comme moyen d'expression. Pour ce faire, une carte est remise au comité de la classe. Si quelqu'un ose s'exprimer en créole dans la salle, on lui passe la carte (symbole d'ignorance et d'opprobre), qu'il doit faire circuler aux autres << crétins » de son espèce qui ne savent s'exprimer dans la fameuse langue. Enfin, l'élève qui se trouve encombré de la carte à la fin de la journée aura à subir une punition, le plus souvent pour cette école, l'étude par coeur d'une partie du Cid. Yves Déjean1 rappelle une interview qu'il a eue avec un directeur d'école, où ce dernier rapporte, plein d'assurance, comment il a frappé un enfant qui osait lui dire qu'il ne pouvait pas faire une introduction pour la montée du drapeau en français.

Ainsi, non seulement l'élève se sent coupable d'utiliser le seul moyen qu'il a pour exprimer sa pensée, mais moralement on le rabaisse, on l'humilie. Les autres élèves de la classe le ridiculisent en catimini car ils ont peur de se faire attraper. Lui, aux aguets, surveille la bouche de ses camarades pour leur passer le symbole punitif, premièrement pour éviter la punition du fouet à la fin de la classe, mais en plus pour se laver de l'opprobre lié à sa situation. Alors, si l'école a pour rôle d'aider les apprenants à coordonner et à exprimer leurs pensées, la nôtre tue toute envie de communiquer chez l'enfant et le réduit au silence. L'impératif que l'on fait à l'enfant de s'exprimer en français pendant qu'on sait très bien qu'il ne maîtrise pas cette langue montre le caractère répressif, aliénant, dictatorial de notre école. La majorité des Haïtiens qui ont été à l'école, peut se rappeler les violences corporelles qu'ils ont dû subir pendant leur enfance pour la conjugaison des verbes, les règles de grammaire, l'étude des vocabulaires, etc. Yves Déjean2 rapporte dans ce même ouvrage, les sévices dont furent victimes des élèves de sixième année dans une classe de la ville de Petit-Goave le 18 octobre 1999, où 24 élèves sur 27 ont été sévèrement punis pour des fautes commises dans la conjugaison du verbe aimer (au subjonctif, passé simple et passé composé), l'amour exprimé par le verbe se transforme en aversion pour ces pauvres jeunes. Pendant qu'on sait parfaitement

1 Ibid. Page 183 à 185.

2 Ibid. Page 183 à 185.

que la maîtrise de la grammaire se fait après la conquête de la langue, dans nos écoles on fait l'inverse, et impose l'étude d'une structure langagière totalement différente de celle de la langue vernaculaire de l'apprenant. Il n'est pas étonnant alors que l'école se transforme en un lieu de torture, une machine à former des zombis, des êtres incapables de penser, de s'assumer, de se prendre en main.

L'article 180 de la constitution stipule que :

<< L'éducation doit tendre au plein épanouissement de la personnalité des intéressés de façon qu'ils apportent une coopération constructive à la société et contribuent à inculquer le respect des droits de l'homme, à combattre tout esprit d'intolérance et de haine et à développer l'idéal d'unité nationale, panaméricaine et mondiale >>1.

<< Le respect des droits de l'homme >> nous intéresse plus particulièrement, car parmi les droits de l'homme figure le droit à la parole, une parole qui dit quelque chose, une parole signifiante, qui ne peut être possible qu'au moyen de la langue que l'on connaît vraiment.

<< La situation est aggravée, souligne Yanick Damour, par le fait que la langue française représente un indicateur d'appartenance de classe et de prestige social dans la société haïtienne. C'est un des instruments de domination culturelle de la bourgeoisie, puisque le message officiel est transmis dans une langue inaccessible pour la grande majorité, le pouvoir reste aux mains de ceux qui savent en faire usage. En ce sens, << Le système d'éducation favorise un secteur au détriment de l'autre, renforce l'analphabétisme et encourage l'exode rural. Le schéma de la stratification sociale, avec d'un coté les privilégiés et de l'autre les démunis, se retrouve dans le système éducatif pour renforcer les inégalités >>2.

L'école, organe de production et de reproduction sociale, s'approprie la diglossie effective dans la société pour renforcer le complexe d'infériorité et l'aliénation culturelle des apprenants. A l'école, l'Haïtien apprend à mépriser sa langue, et comme il est évident que la langue est le véhicule d'une culture donnée, et que son utilisation suppose << une référence permanente à toute une gamme de valeurs extra linguistiques d'ordre culturel ou moral >>3, il n'est pas étonnant que cette dévalorisation systématique de ce qui le définit comme être, amène l'apprenant à << marquer d'un coefficient péjoratif tout ce qui touche le patrimoine linguistique originel. (...) C'est peut-être dans ce phénomène qu'il faudrait rechercher l'attitude de mépris de nos valeurs par les Haïtiens en général, malgré les hauts faits de notre lutte pour l'indépendance, et l'absence totale de fierté à l'égard de notre identité culturelle >>4. C'est ainsi qu'un siècle après l'indépendance un ministre haïtien se sentait fier d'annoncer que : << Nos institutions sont françaises, notre législation publique et civile est française, notre université est française, notre littérature est française, le programme de nos écoles est français >>5. Il ne mentait pas, mais il devait plutôt en pleurer.

1 La constitution en usage en Haïti depuis 1987.

2 Cours International d'Été d'Haïti (CID'EH). << Éducation et développement >>. Document de synthèse. Collection CHISS.

3 François, Latortue, << Système éducatif et développement. Le problème de la langue >>. Imprimerie des Antilles, Port-au-Prince, 1993Page 88-89.

4 Même source. Page 88-89.

5 Cité par Dr Jean Michel Richard, dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien >>.

Car c'est précisément ce phénomène qui explique le déracinement total de l'être haïtien après avoir passé dans le moule de notre système éducatif.

CHAPITRE 4

Conflits idéologiques, querelles partisanes et interventions impérialistes dans la dynamique
de l'École Haïtienne.

Le 19ème siècle haïtien est marqué par des bonds et des régressions au niveau de la tentative de mise en place d'un système éducatif répondant aux aspirations fondamentales, aux besoins d'instruction de la jeune nation.

Ce siècle, dans le même domaine, est également caractérisé par la poussée intempestive des conflits idéologiques, des dissensions ethno-raciales et des querelles partisanes.

Entre la mollesse et le désengagement du président Pétion dans l'ouest, le despotisme éclairé et les rêves grandioses du Roi Christophe dans le nord, l'obscurantisme complet du long règne de Boyer, la révolution de 1843 et ses promesses éphémères, jusqu'à l'humiliante invasion des fusiliers marins américains dans la rade d'Haïti, les flux et reflux politiques de cette époque n'ont jamais révélé le souci de démocratiser l'École. L'éducation ne s'est jamais départie de l'élitisme dont la fonction aliénante a imprégné, au fil du temps, la clientèle scolaire.

Dans ce chapitre, nous nous proposons, à la lumière de l'histoire, de montrer la débâcle de l'élite face à une population qu'elle considère comme « barbare ». S'inspirant de cette option, elle plaida, en vue de « débarbariser » les masses, pour un modèle éducatif à la française. C'est seulement sous le choc de l'occupation des forces étrangères, en 1915, que s'opéra le réveil chargé de faux-semblants, d'une élite déboussolée, pervertie, dévoyée.

A- Les élites haïtiennes aux prises avec le complexe problème de l'éducation.

Dans ce sous-chapitre, nous travaillons à montrer la défaillance des élites haïtiennes en face du problème de conception d'un modèle éducatif susceptible de répondre aux besoins d'instruction de la communauté nationale. En tout premier lieu, c'est l'éclairage terminologique qui amorcera notre démarche.

1- La notion d'élite nationale.

Le terme élite, d'origine latine (eligere=choisir ; eslite, participe passé), a d'abord désigné l'action de choisir pour représenter ensuite ce qui est choisi. D'où le sens actuel. Il s'assimile à ce qu'il y a de plus remarquable, de plus distingué dans une communauté. Sans être exclusivement intellectuelle, la notion intègre les multiples composantes de l'activité sociale, qu'il s'agisse du domaine industriel, du commerce, du secteur agricole. C'est pourquoi on a pu arriver à l'idée d'homme d'élite1.

Cette définition nous amène à saisir la notion d'élite comme la constitution historique d'un groupe ayant la lourde responsabilité de maintenir la cohésion dans la société et de travailler au progrès économique et social de la nation. En ce sens, Jean Price Mars avait raison d'affirmer que << le seul étalon auquel on puisse mesurer la valeur d'une élite, c'est son utilité sociale >>2.

Le contexte particulier de la formation de l'élite nationale, son inaptitude à se démarquer de l'héritage colonial esclavagiste expliquent en grande partie ses déboires face aux exigences organisationnelles de l'édifice national. Frantz Fanon, dans son ouvrage : << Les damnés de la terre >>, déclarait :

<< La faiblesse classique, quasi congénitale de la conscience nationale des pays sous-développés, n'est pas seulement la conséquence de la mutilation de l'homme colonisé par le régime colonial. Elle est aussi le résultat de la paresse de la bourgeoisie nationale, et de son ingérence, de la formation cosmopolite de son esprit >>3.

Car, << la vocation historique d'une bourgeoisie nationale authentique dans un pays sous-développé, toujours selon l'auteur, est de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu'instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple >>4. Ainsi, l'élite ou la bourgeoisie nationale devrait s'armer de courage pour rompre avec les idées ethnocentriques et anti-progressistes qui s'opposent à sa construction même, pour se mettre au service de la nation. Mais, assez souvent :

1 Dr Jean Michel Richard, dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien >> à l'Université Adventiste d'Haïti, Faculté des Sciences de l'Education, des Lettres et des Arts.

2 Ibid.

3 Frantz Fanon. << Les damnés de la terre >>, Edition Petite Collection Masparo, Paris, 1975.page 96.

4 Ibid. Page 96

<< la bourgeoisie nationale se détourne de cette voie héroïque et positive, féconde et juste, pour s'enfoncer, l'âme en paix, dans la voie horrible, parce qu'anti-nationale, d'une bourgeoisie classique, d'une bourgeoisie platement, bêtement, cyniquement bourgeoise. (...) Elle va se complaire (après l'indépendance), sans complexes et en toute dignité, dans le rôle d'agent d'affaires de la bourgeoisie occidentale. Ce rôle lucratif, cette fonction de gagne-petit, cette étroitesse de vues, cette absence d'ambition symbolisent l'incapacité de la bourgeoisie nationale à s'assumer en tant que telle. (...) En son sein l'esprit jouisseur domine. C'est que sur le plan psychologique elle s'identifie à la bourgeoisie occidentale dont elle a sucé tous les enseignements. Elle la suit dans son côté négatif et décadent >>1.

L'analyse de F. Fanon porte sur les pays de l'Afrique en voie de décolonisation, elle dresse pourtant fidèlement le caractère aliénant de notre élite nationale. Nous pouvons même soutenir que dans notre cas on ne peut parler de bourgeoisie nationale, mais plutôt d'une bourgeoisie en Haïti. Car elle se comporte comme une entité de passage, une équipe d'aventuriers en transit qui considère la France et maintenant les autres pays occidentaux comme sa vraie Patrie. C'est une bourgeoisie commerçante ou plutôt boutiquière, qui assimile l'espace national à un marché détaillant où elle verse des produits de qualité douteux. Entre-temps, son compte en banque, ses résidences privées sont ailleurs sur des terres adoptives. En ce qui a trait à l'élite intellectuelle, c'est en gros la même trajectoire, de l'indépendance à l'occupation américaine. Elle s'est considérée comme une petite communauté française d'outremer, qui avait la grande et harassante tâche de <<civiliser>>, les autres quatre-vingt pourcent d'Haïtiens créolophones, et encore africanisés de la population. C'est ainsi que pour s'enorgueillir et prouver au reste du monde sa latinité, Dantès Bellegarde, dans << Race et culture >> écrit :

<< N'est-il pas vrai, clame-t-on, que nous sommes des français de culture, puisque un dixième de notre peuple parle une langue que ne désavoueraient ni Descartes, ni Bossuet et que les neuf autres dixièmes s'expriment en langue vieux-normand saupoudré de picard, d'angevin et d'autres francismes ? N'est-il pas vrai que nous ne sommes ni nègres, ni blancs, dit-on, mais quelque chose comme une entité encore mal connue ? Par ailleurs, ne sommes-nous pas des catholiques, apostoliques et romains, puisque nos constitutions le proclament depuis celle de 1805 jusqu'à celle de 1935, et que le concordat fait de nous une province ecclésiastique de Rome ?2 >>

Ces mots expriment l'esprit aliéné de notre élite qui se croit franchement française, et vit avec une certaine honte, un complexe d'infériorité du fait qu'elle partage cette portion de terre avec des <<entités>> difficiles à franciser. Mais en même temps, n'a-t-elle pas peur de voir cette masse de gens manoeuvrer ses outils de domination ? En effet, Jean Casimir souligne que :

<< L'eurocentrisme latin des deux fractions de l'élite - l'intellectuelle et l'économique, celle d'ascendance lointaine et celle des dernières moissons- constitue un puissant élément d'identité ; il leur sert à se distinguer dans les sphères internationales et il indique leur statut privilégié dans les dimensions nationales. (...) En plus de la rapprocher du monde international, la <<latinité>> lui sert au sein de la société

1 Ibid, page 97.

2 Cité par Dr Jean Michel Richard, dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien >> à l'Université Adventiste d'Haïti, Faculté des Sciences de l'Education, des Lettres et des Arts.

locale à créer des obstacles à la mobilité sociale ascendante et à intensifier l'opacité du système politique »1.

J. M Richard intensifie en déclarant : << C'est une élite qui s'est exercée à utiliser sa puissance intellectuelle pour brimer, tromper, mystifier, humilier, mentir...». Ces propos retenus par Serge Petit-Frère sont aussi explicites sur ce point :

<< Tout le monde n'est pas en mesure de suivre les cours des collèges et des lycées. C'est ce qu'on semble ne pas vouloir comprendre en Haïti. Voilà pourquoi depuis longtemps nous avons perdu le secret de former des citoyens. En qualité de membre du corps enseignant, j'ai lieu d'observer cela, de constater que des domestiques apprennent le grec et le latin. C'est, Messieurs, mentir à la démocratie que de tolérer un tel état de chose ! Les intelligences d'élite des écoles primaires doivent seules, par l'obtention de bourses, suivre les cours d'enseignement secondaire et supérieur»2

Indigné devant la fourberie de cette élite, J. P. Mars écrit : << Liberté ? Grimace ! Égalité ? Mensonge ! Fraternité ? Duperie !... »3. La main mise sur l'économie, la politique éducative instituée, tout concourt à conserver le clivage de la société.

<< Le mal profond de cette élite, explique Dr Richard, réside dans sa vision pervertie du pouvoir. Après s'être attribué des privilèges de classe à la faveur des circonstances historiques qui lui ont permis de monopoliser la fortune matérielle, les commandes de la machine étatique, les avantages de l'éducation, elle s'érige en oligarchie oppressive, contrairement à ce qui devait se constituer, contrairement à un véritable processus d'intégration du corps social au bénéfice du progrès de la nation. Les élites se sont décrochées des masses pour former une minorité artificielle préoccupée, d'une façon pathologique, de ses intérêts, de ses fins propres. En somme, pour reprendre une idée de J. P. Mars << deux nations dans la nation ». (...) Il s'agit, dans l'ensemble, d'une élite floue, inconsistante, de formation inadéquate, bourrée de préjugés, de dédain vis-à-vis des humbles, vis-à-vis du monde rural qui représente historiquement les assises de la société politique »4.

Néanmoins, il faut remarquer que la place occupée autrefois par les pairs de cette élite dans la hiérarchie saint-dominguoise, prédisposaient ses héritiers à devenir un cancer certain pour la nouvelle nation. Comme l'explique Omotunde,

<<... pour s'approprier l'esprit libre africain, la conscience inhumaine occidentale s'est attaquée à ses fondements à savoir, sa liberté, sa mémoire, son histoire, sa grandeur, son prestige, son humanité, sa culture, sa spiritualité et son originalité. En alternant force brutale et persuasion mentale, elle l'a déstructuré au gré de ses intérêts. (...) Elle sait qu'elle use d'une violence mentale qui détruit toute faculté de se reconstruire après outrage5 ».

Le facteur le plus dangereux de l'aliénation réside dans l'incapacité où se trouve la personne aliénée de s'accepter comme telle. La personne aliénée ne sait pas si elle vit sous le poids de l'aliénation. Alors, en ce sens, la situation de

1 Jean Casimir. Op.cit, page 60, Page 129.

2 Jules Domingues. Propos tenus à l'Assemblée constituante des Gonaïves. Tirés de la législation de l'Instruction publique de la République d'Haïti. Cité par Dr Richard, dans le texte précité.

3 Dr Jean Michel Richard, dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien » à l'Université Adventiste d'Haïti, Faculté des Sciences de l'Education, des Lettres et des Arts.

4 Ibid.

5 Omotunde Jean-philippe, << Discours afrocentrisme sur l'aliénation culturelle ».

notre élite est critique, et le plus dangereux, c'est que cette élite détient l'hégémonie politique, économique, culturelle de la nation. Dans cette optique, toute la nation ne s'oriente t-elle pas d'un pas concerté vers cet obscur chemin ?

J. P. Mars, devant le constat de la défaite, la déchéance, le désarroi de cette élite, propose une voie

de sortie :

« Voulez-vous garder le prestige historique et l'autorité morale du commandement ? Soyez une véritable élite par la valeur éprouvée de votre mérite intellectuel et moral qui doit aller s'agrandissant. Voulez-vous empêcher la menace extérieure d'exploiter, au moment opportun, l'ignorance des masses contre vos privilèges ? Soyez une véritable élite sociale en jetant des ponts entre la misère des humbles et votre aisance apparente. Fondez des oeuvres de relèvement social. Voulez-vous garder l'originalité de votre peuple ? Défendez-le contre les maladies qui veulent le frapper de déchéance. Alors seulement vous aurez droit au respect de ceux qui vous regardent agir en même temps que vous aurez droit à la gratitude de ceux pour lesquels vous aurez agi. Mais en toutes circonstances, notre visée la plus haute doit être de nous imposer à nous-mêmes une manière d'impératif catégorique : Etre soi, au plus haut degré, ne pas descendre comme font la plupart, au contraire monter. Mais dans cet élan ascendant vouloir monter ensemble, Harmoniser l'effort personnel à l'effort de tous »1.

Belle allocution ! Mais, ce conseil a été prodigué pendant la période de l'indigénisme, au cours de la première moitié du vingtième siècle. Il semble qu'aujourd'hui encore que rien n'a changé au niveau de la vocation de cette élite. N'est-il pas temps de penser à une autre «élite», ou à un renversement de cette fausse élite nationale? Si la masse au cours de son histoire a produit ses « intellectuels organiques »2, résistant à l'aliénation du système, ne serait-il pas temps de poser les problématiques de la légitimité de cette élite ?

«La bourgeoisie, telle qu'elle existe maintenant, n'est plus qu'un symbole. Déchue du rôle historique de conductrice de la nation par veulerie, couardise ou inadaptation, elle illustre encore par ses penseurs, ses artistes, ses chefs d'industrie, la puissance de développement intellectuel, à laquelle une partie de la communauté s'est élevée, cependant que, par carence de se mêler au reste de la nation, elle n'exerce plus qu'une sorte de mandarinat qui s'étiole et s'atrophie chaque jour davantage »3.

Plusieurs décennies depuis les constats accablants de la nullité de notre élite bourgeoise, aujourd'hui plus que jamais, le constat de sa faillite est éminent. Frantz Fanon4, pour sa part, devant la déroute de l'élite des nations africaines victime de la colonisation et donc de l'aliénation, appelle les intellectuels à se consacrer à une vraie littérature de combat, une littérature révolutionnaire, une littérature nationale, à travers laquelle ils vont se transformer en réveilleurs du peuple, pour le secouer de sa léthargie. C'est l'un des moyens de réussir à favoriser l'émergence d'une autre forme d'élite, une élite intrinsèque au peuple, une élite peuple et même un peuple-élite.

1 Cité par Dr Richard dans le texte précité.

2 Thèmes employés par A. Gramsci dans «Les cahiers de prison», pour exprimer l'idée d'un groupe d'intellectuels qui se consacre à la défense de la classe opprimée.

3 Jean Price Mars, Op.cit,page 81. Page 104.

4Frantz Fanon. Op.cit, page 93 page 153-154.

Mais, toujours d'après Fanon, il faut faire attention à ne pas prendre la culture comme arme principale de la lutte, car << tôt ou tard, l'intellectuel colonisé se rendra compte qu'on ne prouve pas sa nation à partir de la culture, (...) On ne fera jamais honte au colonialisme en déployant devant son regard des trésors culturels méconnus >>. << L'intellectuel colonisé, dans le moment même où il s'inquiète de faire oeuvre culturelle, ne se rend pas compte qu'il utilise des techniques et une langue empruntées à l'occupant (ou à l'ancienne métropole). Il se contente de revêtir ces instruments d'un cachet qui se veut national, mais qui rappelle étrangement l'exotisme >>1. Alors, la bataille doit se faire également sur d'autres terrains, car la lutte sociale est imbriquée dans un tout, formé de l'interdépendance des différentes parties.

2- Les conflits idéologiques et leur empreinte sur l'École Haïtienne.

Ces interminables luttes entre une classe dominante minoritaire et accaparatrice, se considérant comme occidentalement cultivée, donc supérieure à la majorité historiquement refoulée en marge de la société, et conservant intact son schème culturel non occidental, transforment l'espace scolaire en un ring où s'affrontent deux visions du monde différentes dans leurs façons d'appréhender le monde aussi bien physique que spirituel. Lutte inégale, disproportionnée dès le début, car l'agencement même de la société verrouille ses portes restreintes et limitées à toutes personnes résistantes à l'acculturation. Alors, l'école, à grand renfort de violence physique et psychique, s'acharne à transformer l'être haïtien en << autre >>, en << étranger >>. Jean Casimir2 explique clairement cette situation, quand il avance que :

<< La politique d'éducation nationale haïtienne n'a jamais pu se distinguer d'une politique d'instruction publique. Elle est strictement et simplement un effort indigeste des Haïtiens eux-mêmes visant à imposer à une population, qu'ils considèrent en tout point dégradée et arriérée, les formes de vie occidentale. Les écoles et les moyens de communication de masse conspirent contre les productions culturelles nationales. Comme nos ressources limitées ne permettent pas d'assurer sur la scène nationale une image actualisée de ce que l'occident offre de meilleur, cette prétendue politique d'éducation nationale se résume à diffuser des contenus périmés de prestige révolu ou des créations nouvelles de mauvais goût que peut facilement assimiler une élite culturelle anémiée, coupée de ses racines et accablée par l'envergure de ses idoles >>.

Dans cette optique, notre système éducatif, en crise par rapport à son incapacité à diffuser une éducation de qualité et à satisfaire la demande en instruction de la population, se fait également générateur de

1 Ibid. Page 153.

2 Jean Casimir, allocution prononcée lors d'un symposium sur le thème << Éducation et instruction en Haïti >> à l'Université de Montréal. Le discours sert d'introduction au livre << La culture opprimée >>.

crise parce qu'il déverse au sein de la population des aliénés culturels incapables de s'assumer intégralement comme citoyens. << En définitive, se questionne Monclair Frantz1, à quel modèle doit se référer l'apprenant haïtien pour la structuration de sa personnalité ? Happé brutalement par les interactions des agents de socialisation, l'enfant subit de rudes épreuves au fil de son existence partagée, dérivée par les valeurs contradictoires que véhiculent la Famille, l'École et l'Église. Son évolution psychogénétique intègre de multiples traumatismes qui font souvent de lui un handicapé, un révolté ou un déboussolé en quête permanente d'identité ». Monclair avance plus loin que :

<< Dépouiller une communauté de ses mythes, de ses croyances, de ses traditions, c'est tout simplement l'anéantir par asphyxie. La jeunesse baconnoise, constamment menacée par les assauts de l'impérialisme culturel, court le risque d'aliéner son âme, c'est-à-dire les fibres et les fondements de son originalité même. Elle perd progressivement le fil de valeurs qui la reliaient à ses ancêtres, aux pratiques du terroir dont relevait l'indéfinissable sentiment d'appartenance ».

L'école, héritière des conflits idéologiques ancestrales, devient outil de colonisation entre les mains de la classe dirigeante. Car, << de même que le colonisateur dévalorise systématiquement la culture de ceux qu'il asservit, la classe dominante dévalorise systématiquement les valeurs de ce qu'elle exploite. C'est ce que fait l'élite haïtienne2 ». Et comme << un pays peut être colonisé autant par ses propres nationaux que par des étrangers »3, alors l'école assure la perduration de l'époque coloniale, sous sa forme de néo-colonialisme. Les individus formés dans cette école seront toujours maniables et corvéables à dessein, coupés, des repères socioculturels, intériorisant le dédain de l'élite pour son milieu d'origine. Ils sont façonnés de manière à s'avérer pour être incapables de prendre en main le destin de la nation. << (...) L'école secondaire ne cesse de déverser des seigneurs arrogants. (...) Elle rend nos intellectuels inhumains, leur inculque, non le dédain de l'ignorance, mais de celui qui en est affecté. Ce que l'on dénomme leur culture les éloigne de la masse et, comme le mulâtre de l'ancienne Saint-Domingue, ils préfèrent s'ébattre loin de cette tourbe, pour ne pas avoir sous les yeux la preuve de leur humble origine4.

Depuis l'indépendance, les intellectuels ont tergiversé peu ou prou sur la charpente qui devrait maintenir le système éducatif haïtien, entre la partie qui veut faire d'Haïti une province de la France, comme Dantès Bellegarde et les autres qui honnissent le modèle français ou prônent plutôt une éducation à l'américaine

1 Monclair Frantz. Mémoire de sortie pour l'obtention du grade de licencié à l'Université Autonome de Port-au-Prince, intitulé : <<Éducation formelle et société à Baconnois ». L'étude se porte seulement sur la commune de Baconnois.

2 Leon-François Hoffmann.Op.cit, page 62. Page 43.

3 Auguste Magloire. << Étude sur le tempérament haïtien ». Cité par L. Hoffmann, page 43.

4 Edner Brutus. << Le Pangloss du 26 avril 1940 ». Cité par L. Hoffmann, page 6.

comme Auguste Magloire, Rodrigue Jean. Personne n'a songé à penser un système éducatif haïtien ouvert sur le monde. Un petit plongeon dans l'histoire de la mouvance de notre 19ème siècle jusqu'à l'occupation américaine et la poussée de l'indigénisme va compléter notre étude historique sur l'aliénation de notre système scolaire.

3- Des ambitions de l'école christophienne à l'obscurantisme de Boyer.

Notre étude critico-analytique sur l'aliénation de notre système éducatif ne porte pas sur la présentation de l'état de l'éducation à chaque gouvernement de l'histoire nationale. Mais l'analyse du gigantesque projet éducatif de H. Christophe, et de l'obscurantisme total de Jean-Pierre Boyer reflète deux moments importants dans la mise en place des structures de l'École Haïtienne, parce que l'un semble être la négation totale de l'autre. Cet état de fait reflète les bonds et les retraits d'un système éducatif en butte au conflit idéologique dont se nourrit de manière intrinsèque le fonctionnement même de l'Etat-Nation Haïti.

A l'unanimité, la littérature historique haïtienne présente Henry Christophe (1807-1820) comme << le civilisateur » par excellence de la nation, prenant son oeuvre colossale d'instruction publique comme référence. Aucun autre n'aura le mérite d'avoir travaillé en si peu de temps et dans un contexte historique aussi difficile à la scolarisation rapide d'une masse à peine libérée du joug de l'esclavage. Les divergences de vue historique sur la royauté christophienne entre l'ancienne génération d'historiens et la nouvelle se portent sur le caractère totalitaire, cruel et oppressif de son gouvernement, considéré comme dominant dans les oeuvres des premiers, et ce même caractère saupoudré de vertu civilisatrice transforme le Roi sous la plume des derniers en un despote éclairé.

En effet, les louanges abondent sur la politique éducative du royaume du Nord Victor Schoelcher, républicain français, reconnaît que << Le pays, sous sa terrible main, marche rapidement vers la civilisation »1, et Wilberforce de renchérir que le Roi veut << civiliser les noirs d'Haïti à l'occidentale, et que l'aider, c'est une occasion d'élargir l'espace d'ensemencement des graines de la civilisation ». L'historien L. F. Manigat présente la politique éducative de Christophe en cinq objectifs précis :

1 Cité par J.M. Richard, dans le texte précité.

1- Diffuser l'instruction et l'éducation partout :

Il s'agit d'instruire et d'éduquer la communauté entière pour en assurer l'avancement matériel et moral : C'est le progrès collectif par l'élévation du niveau général du savoir. (...). Non seulement c'est la guerre à l'ignorance et à l'analphabétisme prédominants, mais c'est aussi l'expression du souci royal d'humaniser et de civiliser les individus, le savoir pour la valorisation et la promotion personnelles par la culture.

2- Former les cadres pour gouverner :

Il s'agit de former des cadres pour pouvoir gouverner par la compétence : C'est le savoir pour << le pouvoir aux capacités >>, fondement de la légitimité des élites comme de leurs responsabilités. IL faut pourvoir à la compétence des dirigeants afin de développer le pays.

3- Éduquer pour légitimer l'exercice de la souveraineté nationale par la démonstration de l'égalité des races en compétence :

Il s'agit de consolider l'indépendance nationale en rendant les Haïtiens aptes à s'auto-gouverner : C'est le savoir pour la liberté et la légitimation de la souveraineté des nègres d'Haïti.

4- Pour la plus grande gloire de la royauté.

La politique christophienne en matière d'éducation et de culture avait pour objectif de contribuer à la gloire, à la sécurité, à la grandeur et au rayonnement du royaume : C'est le savoir-prestige qui a pour fonction d'assurer l'image, l'acceptation, la reconnaissance et la renommée internationales de l'Etat d'Haïti et sa monarchie héréditaire, à l'instar des grandes monarchies européennes et de leur éclat majestueux.

5- Déclenchement délibéré d'une authentique << révolution culturelle >> :

Le caractère le plus original dans les objectifs recherchés par Christophe en développant une politique d'éducation et de culture demeure cette << révolution culturelle >> qu'entreprit le monarque du Nord en vue d'un changement fondateur de mentalité collective et de culture pour un peuple au seuil d'une vie indépendante à consolider1.

Pour réaliser ces objectifs éducationnels Christophe a favorisé l'introduction de la méthode pédagogique lancastérienne ou monitoriale, après avoir pris connaissance de ses performances dans l'instruction des enfants de l'époque. Cette méthode consiste à former les élèves les plus brillants de la classe pour qu'ils retransmettent cette connaissance à leurs camarades. << C'était une méthode au moyen de laquelle une école tout entière peut s'instruire elle-même sous la surveillance d'un seul maître >>2 écrit L. F. Manigat, citant Dr Catts Pressoir. Et pour un peuple à peine indépendant, cette méthode palliait bien au manque de ressources humaines en éducation.

A ce rythme, rapidement l'instruction s'est répandue dans le Nord. Le Roi ne rechignait pas à investir dans l'éducation. Tout au cours de son règne le Nord s'est transformé en un vaste chantier où dans diverses communes le gouvernement implante des écoles. L. F. Manigat présente un tableau d'un inventaire non exhaustif des différentes écoles primaires fondées par H. Christophe. Nous le reproduisons ici pour montrer la nette avancée de l'instruction dans le royaume :

1 Les citations sont tirées du texte de L. F. Manigat. OP cit, page 39..Page 296.

2 Ibid. Page 301.

Tableau 1:Écoles nationales sous Christophe1

ECOLE

fondee en

dirigee par

 
 
 

1- Cap-Henry

Octobre 1816

T.B. Gulliver

2-Sans -souci

Mai 1816

J.Emmanuel

3-Port-de-Paix

Avril 1817

T. Papillon

4-Gonaïves

Mai 1817

W. Simmonds

5- Saint-Marc

Novembre 1817

T. Duchesne

6-Port-Royal

Décembre 1819

J. Hilaire

7-Limbé

1820

H. Désoubry

8-Borgne

1820

Phanor

9- Jean-Rabel

1820

Pierre-Louis

10-Plaisance

1820

H. Fontaine

11-Dondon

Signalée par Richard Hill, en visite.

 

12-Grde Rivière du Nord

Retrouvée fonctionnant au début de Boyer

 

13- Quartier- Morin

Mentionnée par le Dr Catts Pressoir

 

14-Quartier-Morin

Révélée par Vergniaud Leconte.

 

C'est sans conteste qu'au niveau de l'éducation, H. Christophe a fourni un effort louable et spectaculaire pour son temps et surtout au regard du contexte historique complexe au cours duquel il exerçait son pouvoir. Mais, sur quelle base Christophe a-il posé son colossal système éducatif ? En quoi son système a-t-il poursuivi l'odyssée de l'aliénation de ces bénéficiaires.

Le système christophien d'éducation a eu comme assise le modèle anglais. Pour développer sa politique éducative, Christophe a fait appel à des éducateurs et pédagogues anglais comme John William, George Sweet, William Wilson, etc. En lieu et place de la langue française et de la religion catholique il a préconisé l'utilisation de la langue anglaise comme langue de l'enseignement et la religion anglicane comme base morale de son système. Il a même voulu à la longue éradiquer systématiquement le français qui laissait encore dans ses souvenirs, l'humiliant système colonial esclavagiste :

« Mon objectif, écrit-il au philanthrope britannique Wilberforce, est de répandre largement la religion et les principes moraux à travers toutes les classes de la société, mais non les principes de cette religion

1 Ibid. Page 303.

défigurée par le fanatisme et la superstition, mais le religion que vous professez, pleine de l'essence et de l'humanité de son divin auteur. Il y a longtemps que je désire la voir établie en Haïti...Je suis pénétré et je sens la nécessité de changer ce que les manières et les habitudes de mes concitoyens peuvent encore conserver de semblable à celles des français, et de les modeler sur les manières et les habitudes anglaises. La culture de la littérature anglaise dans nos écoles, dans nos collèges, fera prédominer enfin, je l'espère, la langue anglaise sur la française...J'en ai toujours parlé à mes concitoyens, je leur ai toujours fait sentir la nécessité...d'embrasser la religion anglicane comme la plus sublime... >>1.

A remarquer que Christophe, en ce sens, s'est différencié de ses congénères, parce qu'il a vu dans la conservation du schème culturel de l'ancienne métropole à savoir la langue française et la religion catholique une continuation de la domination pernicieuse de la France. Il voulait à cet effet décoloniser les esprits de la suprématie française, mais rapidement il a embrassé un autre modèle extérieur et différend du modèle prédominant. D'ailleurs, pour justifier son rejet du catholicisme, il avance que c'est une religion troublée de l'intérieur par la << superstition >> et le fanatisme. Christophe, nègre créolisé, ne pouvait appréhender sa réalité avec d'autres outils que ceux hérités du système colonial qui dévalorisait et infériorisait tout ce qui touchait de près ou de loin à la masse. De là l'énergie qu'il mettait à << civiliser >>, à <<dégrossir >> les nègres. Il n'allait pas de main morte, de l'emprisonnement à la flagellation des parents, refusant de scolariser leurs enfants. Tout était mis en oeuvre pour éduquer le jeune Haïtien. L'éduquer, dans le but de le transformer, de faire de lui un << autre >>, sinon un français, mais un anglais dépersonnalisé. Pour Christophe, << l'éducation devait amener l'amélioration de la race et faire passer le peuple de l'état de nature à l'état de raison >>2. Toujours une éducation qui fait fi de l'humanité complète de la personne éduquée, qui le considère comme nulle, vide, négation complète ou antithèse de toute << civilisation >>. Seulement deux ans après avoir secoué le joug de la colonisation, et surtout avec les effets néfastes du modèle colonial esclavagiste saint-dominguois sur la perception des nouveaux citoyens, H. Christophe devait trouver une base extérieure à son plan d'action éducative. La langue de la majorité, le créole, était une langue encore à l'état de l'oralité et le nouvel État-nation a hérité en bloc des préjugés avec lesquels on percevait le schème religioso-culturel de la masse. En ce sens, Christophe n'a fait que reproduire la vision de la classe dominante face à la masse, à la différence près, que contrairement à son homologue de l'ouest, et la majorité des autres chefs d'Etat qui sont entrés dans les annales de l'histoire nationale, sa politique éducative visait l'amélioration directe de la vie de la grande majorité, que ce soit au niveau de l'éducation, mais également du point de vue social global. Surtout qu'il a mis l'accent sur le patriotisme, le civisme, l'ordre, la discipline, éléments importants pour la consolidation de la fragile

1 Cité par Dr Richard, dans le texte du cours : << Sociologie du système éducatif haïtien >>.

2 Ibid.

cohésion sociale de son époque. Son effort est louable d'autant plus qu'il a quasiment éradiqué le racisme dans le royaume du Nord.

Le nom de Jean Pierre Boyer (1820-1843) évoque la tragédie de plus de vingt années de règne catastrophique, où le pays a connu tous les maux d'un obscurantisme flagrant, que ce soit au niveau socio-politique ou économique. Après avoir réuni le nord et le sud du pays, ce chef d'Etat poursuivit la guerre à l'est jusqu'à obtenir l'unification totale de l'île. Lors de son arrivée à Santo Domingo, l'une de ses actions significatives est la fermeture de l'Université. Nos historiens le présentent comme un ennemi systématique du livre. On rapporte qu'il aurait même déclaré : << Semer l'instruction, c'est semer la révolution >>. Une idée partagée secrètement par la grande majorité de l'élite de l'époque, qui ne voyait dans la masse que la réplique des esclaves de l'ancienne colonie. Boyer l'exprime tout haut, et se fait plus radical dans sa mise en exécution. << Les écoles ont été presque toutes fermées après la mort tragique de leur fondateur : H. Christophe. Les locaux scolaires sont transformés en baraques militaires. Les quatre cinquièmes de ceux qui siègent dans le Sénat ne peuvent même pas écrire leurs noms. Dans la chambre il y avait vingt-six membres pareillement illettrés >>1. J.C. Dorsainvil, nous apprend pour sa part, que : << le président accueillit froidement tous les projets favorables au développement de l'instruction publique >>2. Ce fut donc pendant toute la période de la gouvernance de Boyer le règne total de l'ignorance et de l'analphabétisme. Toutefois, certains établissements, surtout sur l'initiative de secteurs privés, ont fonctionné pour donner une éducation élitiste aux enfants des membres du gouvernement et de leurs proches. Il y eut même une loi signée le 4 juillet 1820, stipulant dans son article 11 qu' << il sera établi aux frais de l'Etat, 4 écoles primaires destinées à l'instruction élémentaire des enfants des citoyens tant civils que militaires qui auront rendu des services à la patrie >>3. Boyer, en ce sens, écarte les enfants du peuple (...). Il en restreint la fréquentation à la progéniture de ces quelques chers hommes, et à celle de leur clientèle, groupés autour de la table présidentielle et qui parait-il, constituent la Patrie4. Edner Brutus rapporte plus loin que le président devait lui-même valider les inscriptions, pour éviter l'infiltration de certains éléments du peuple dans les écoles : << Pour que l'admission d'un enfant ait lieu dans une école primaire, stipule l'article 14, on présentera à la commission de l'Instruction publique du lieu une pétition dans laquelle seront mentionnés les services rendus à l'État par le père de l'enfant. Cette pétition sera transmise au président d'Haïti, et

1 Franklin. << L'île d'Haïti >>, citée par Antenor Firmin dans << Roosevelt et Haïti >>, Cité par Edner Brutus, << L'instruction publique en Haïti >>, Tome I, pages 72-73.

2 E. Brutus.Op.cit, page 38. page 83.

3 Ibid, page 85.

4 Cité par Dr Richard, dans le texte du cours : << Sociologie du système éducatif haïtien >>.

d'après ses ordres, la commission autorisera l'admission de l'enfant s'il y a lieu ». Le pire dans toute cette embrouille est la contraction d'une dette envers la France pour la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti. Un pays qui a conquis son indépendance en déroutant l'armée napoléonienne, la plus puissante de l'époque, s'est retrouvé réduit à payer une indemnité humiliante à l'ancienne métropole, après les trois cents ans d'atrocités que le peuple avait subis dans sa chair et son psychisme. Boyer marchandait la liberté conquise par la sueur et le sang de la masse, et remplaçait le code noir qui statuait sa chosification par un code rural qui n'a fait que quelques changements de forme, car le système d'exploitation de l'époque coloniale n'a pas perdu un iota de sa performance et de sa cruauté. James Franklin rapporte, qu' « il a vu des cultivateurs travailler sous la contrainte de la baïonnette et du sabre, et cela sur les plantations de Boyer lui-même »1. Alors, dans cette atmosphère, les esprits n'étaient pas à l'instruction. L'élite était plus que jamais anti-progressiste, et se détachait nettement des intérêts de la masse, réduite au silence et aux travaux forcés dans les champs en vue de réunir les moindres gourdes à payer pour une indépendance conquise. Et ceci, toujours au profit de l'ancienne métropole.

Le nombre réduit des écoles qui fonctionnaient à cette époque, reproduisait systématiquement les menées politico-économiques anti-nationalistes du gouvernement. C'était une école qui renforçait l'inégalité sociale au sein de la population, et continuait l'infériorisation de tout ce qui touchait de près à la vision du monde de la majorité nationale haïtienne. Et Comme notre école ne s'est jamais détachée pendant presque toute son histoire de la religion, les prêtres dans leur majorité, souligne Dr Richard, constituaient un clergé scandaleux. Aigris, racistes, adeptes non avoués du colonialisme, corrompus jusqu'à la moelle, travaillaient à détruire le potentiel d'originalité du peuple haïtien et à entretenir l'héritage des complexes ethno-socio-culturels légué par le régime esclavagiste saintdominguois »2. Entre-temps, le code rural de 1826, consacre la marginalisation de la paysannerie haïtienne, et pour le code pénal de 1835, la pratique du vodou, classée dans la rubrique des « superstitions », est sanctionnée par des amendes et des peines d'emprisonnement. Ces modifications ont été maintenues sans modifications substantielles jusqu'en 1986.

A la fin de la plus longue administration de notre histoire, nous apprend Edner Brutus, il est pénible de constater, après quarante ans d'indépendance, que seulement 17 écoles primaires et toutes les écoles privées distribuent un filet de lumière à moins de 3.000 enfants. Mais, si pour E. Brutus3 ces écoles distribuaient un

1 Ibid.

2 Ibid.

3 E. Brutus, Op.cit, page 38. Page 117.

peu de << lumière >>, cette lumière était par bien des côtés floués par l'aliénation sociale et culturelle générale de la politique de Jean Pierre Boyer. Aliénation sociale, dans l'optique où le définit Olivier Man Fredi1. Il avance en effet que l'aliénation sociale, pour caricaturer sa méthode, veut réduire la vie de la majorité des individus à deux choix : 1) Le confort illusoire dans la soumission, l'obéissance, le déni de soi, dans le but de survivre à tout prix sans nécessairement se poser de question. (La position de la petite bourgeoisie). 2) Etre en dehors du système, et donc, mises à part quelques exceptions, être socialement mort, ne bénéficier que d'une << liberté >> provisoire car sans aucun moyen, mais faite de mille dangers, de besoins vitaux inassouvis, de pure désocialisation ... (la grande masse chosifiée).

4-Défaitisme des élites et poussée des options démagogiques.

1843 qui fut l'année de la grande << Révolution >>, marque la fin du long règne de l'obscurantisme. Une période qui a secoué toute la structure sociale de la nation. La dictature féroce et la disposition de l'arsenal de répression mis en place pour pouvoir diriger une communauté de zombis, ont fini par ranimer l'apathie de la population, des foyers d'opposition commençaient à se former : au parlement, dans le milieu intellectuel, au sein de la paysannerie. Du Sud à Port-au-Prince, comme un feu de paille, le mouvement alluma le pays et renversa au passage Monsieur Boyer pour instituer à sa place Rivière Hérard. Turpitude, tohu-bohu, branle-bas, en fin de compte rien n'a vraiment changé dans la configuration de la stratification sociale. Après avoir pris l'allure d'un mouvement prometteur, la dite Révolution de 1843 s'effondra comme une impressionnante farce. De l'avis d'Edner Brutus, << le mouvement de 1843 n'était nullement révolutionnaire, dans le vrai sens du mot. De caractère partiellement réformiste, il n'était que la poussée de jeunes bourgeois opportunistes contre les bourgeois plus âgés, englués dans les routines gouvernementales que l'époque ne tolérait plus >>2. Avec pour toile de fond une lutte entre noiristes et mulatristes, qui devait conduire un président noir au pouvoir. Mais, la bourgeoisie, noire ou mulâtre, face à l'exploitation de la masse, n'utilise pas de procédés totalement différents. C'est toujours << la même division du travail entre la minorité conductrice et la plèbe besogneuse >>3. En somme, la situation de la masse n'a pas vraiment changé.

1 www. Geocities.com / androzine/anarchisme.html.

2 E. BrutusOp.cit, page 38. Page, 124.

3 Ibid. Page, 125.

Mais, au niveau de l'instruction, il y a eu des avances, si on appréhende l'avancement du système par rapport au nombre d'écoles et leur degré de fréquentation. Pendant le bref gouvernement de Rivière Hérard, le pays se dota de son premier ministre de l'instruction publique : Honoré Féry. Ce dernier, devant le constat accablant de la déconfiture du système éducatif, se propose de lui insuffler un souffle nouveau. Il subdivise le système éducatif en divers degrés : Les écoles primaires, les écoles secondaires spéciales du second degré, les lycées ou écoles supérieures. A son développement, il intégra la commune. L'école était nettoyée des restrictions du règne de Boyer, puisque l'instruction était étendue à tous les enfants sans distinction de ceux dont les parents méritaient du gouvernement. E. Brutus souligne qu' << il lui revient aussi d'avoir comblé une lacune, en ouvrant les battants au sexe féminin. Jusqu'à cette date, nos fillettes n'avaient pas d'écoles primaires nationales (...) >>1. Mais, pour l'admission des enfants du peuple dans les lycées, au niveau secondaire, on considère << que les parents n'ont pas les moyens de donner l'éducation à leurs enfants, que l'enfant à admettre soit fils d'un fonctionnaire public, d'un officier militaire, ou d'un citoyen qui ait rendu des services à la patrie >>2. Ainsi, au fond, ce fut toujours une éducation élitiste et aristocratique, dans un système où l'on pose des jalons pour barrer le passage à la masse. Le règne de R. Hérard, n'a pas beaucoup duré. Arrivé au pouvoir le 4 janvier 1844, il fut destitué en mai de la même année.

Son successeur, Guerrier, conserva Féry à son poste. Il maintient, sur le plan éducatif, ses visées, en créant << des écoles primaires dans toutes les communes, des écoles secondaires spéciales du second degré dans les chefs-lieux d'arrondissements ; des lycées ou écoles supérieures dans chaque chef-lieu de département >>3. Mais de manière globale, aucune de ses politiques n'a vraiment touché la grande majorité de la population. L'analphabétisme poursuivait tranquillement son règne. Si pour E. Brutus4 cet échec est dû à la non intégration économique de la masse, à la lumière de cette étude sur l'aliénation du système, nous pouvons ajouter, le déni d'une éducation qui prend en considération l'Haïtien comme un être à part entière, qui historiquement s'est construit des outils communicationnels, et un système culturel et religieux original lié à sa façon d'appréhender le social. On l'a toujours considéré, tantôt comme chose, sinon comme un être << barbare >> à reformater totalement à travers des programmes d'éducation calqués sur le modèle français, faisant table rase de toute tradition, et ayant toujours comme base l'évangélisation de la personne éduquée. C'est en ce sens que Féry eut à dire que : << Je serais heureux

1 Ibid. Page 126

2 Lois et Actes, Tome VIII, page 57. Cité par E. Brutus, page 129.

3 Ibid. Page 136

4 Ibid. Page 138

que tous les maîtres conçussent qu'il faut mettre en première ligne l'instruction morale et religieuse. C'est par l'importance que j'y attache que j'ai compris partout le pasteur de la paroisse au nombre des ministres de l'instruction publique (...) »1. Pour arriver à satisfaire les exigences de son programme, les instituteurs devaient répondre à un canon déterminé par la maîtrise de ce programme :

Lecture : Lecture du français et du latin.

Écriture : Cursive en lettres ordinaires et majuscules.

Langue française : dictées, explication d'un texte simple, orthographie des mots usuels ; grammaire ; lexicologie ; analyse grammaticale, syntaxe, etc.

Histoire : histoire sainte, ancien et nouveau testament.

Arithmétique : numération ; théorie et pratique de l'addition, etc.

Géographie : géographie générale des cinq parties du monde ; principaux accidents physiques ; contrées ; villes principales, notions générales sur la géographie sacrée ; éléments de la géographie d'Haïti2.

A remarquer que dans ce programme, toute l'histoire et une partie de la géographie sont consacrées à l'étude de la chrétienté. C'est que les démêlés des saints de la religion catholique étaient considérés plus importants dans la formation de la nation, que l'histoire nationale. Néanmoins, la période de Féry a insufflé un renouveau dans la distribution de l'instruction publique, un effort qui allait être prolongé timidement tout au cours du 19ème siècle, mais sans jamais arriver à la démocratisation de l'enseignement.

Sous le gouvernement de Faustin Soulouque, promu à la fonction présidentielle au moyen du jeu dénommé politique de doublure, le ministre d'instruction publique Jean-Baptiste Francisque, a voulu concevoir un système éducatif plus élaboré encore que celui de son prédécesseur. Il a conçu un plan de restructuration intégrant l'ensemble de l'enseignement. Outre les écoles urbaines et rurales, les écoles d'arts et métiers, les écoles de médecine, de droit, les académies de lettres et de sciences qui le préoccupaient, le ministre posa le premier les bases d'une école normale, devant le constat de la non-adaptation et des limites de la méthode monitoriale établie depuis l'aube du système. Il a élaboré un projet de loi3 qui devançait tout ce qu'on a pu concevoir à cette date, faisant un pas considérable vers la démocratisation de l'enseignement. Son article 62 stipule que :

<< Les écoles sont fondées et entretenues par l'Etat qui leur affecte un local convenable, leur fournit le matériel nécessaire et en salarie le personnel. Elles se subdivisent en écoles urbaines, en écoles rurales et en écoles spéciales ». Et son article 62-1 est plus révélateur : << L'École primaire : Désormais chaque commune en a une et en aura un plus grand nombre le cas échéant. La fréquentation en est gratuite, non seulement pour les enfants, mais pour tous les citoyens analphabètes. (...) La lettre d'admission est délivrée à la simple réquisition des pères, mères ou des responsables (...) ».

1 Ibid. Page 139

2 Lois et Actes 1843-1845, pages 420 et 421. Cité par E. Brutus, page 140.

3 E. Brutus. Op. cit, page 38. Page 158.

Mais ces projets n'ont pas fait long feu, car pris dans la machine infernale de Soulouque, J.B Francisque a été humilié et mis à mort.

Salomon, son remplaçant, pris dans les mailles des déboires et fresques politiques et économiques de Soulouque, institué empereur, ne pouvait exécuter les plans éducatifs de son prédécesseur. C'est ainsi qu'à la fin du règne de notre deuxième empire, E. Brutus rapporte que :

<< Rien n'est entrepris. Dans les tiroirs restent enfouis les devis de l'école normale, des fermes-écoles, des écoles rurales, d'arts et métiers. Du nombre avoué en 1854, 11 écoles disparaissent. Quand s'en va Faustin, il y a dans le pays 54 établissements nationaux, après 55 ans d'indépendance, neuf chefs d'État. Elles sont délabrées et les 51 écoles primaires pataugent dans un dénuement crasseux (...) >>1.

Pour une appréciation générale de cette époque, L.C Lhérisson note : << Les maîtres n'expliquaient point les leçons. Les enfants récitaient sans les comprendre le plus souvent. On ne développait pas assez leur intelligence. Les professeurs se reposaient uniquement sur leur mémoire >>2. En somme, l'élite bourgeoise était occupée à amasser des biens faciles ou à mener les luttes pour l'acquisition du pouvoir pendant que la masse, un demi siècle après l'indépendance, végétait dans l'analphabétisme. Pendant que les enfants de la bourgeoisie, recevaient une éducation aliénante, qui les déresponsabilisait et les rendait étrangers à l'alma mater. Et les quelques éléments qui se faufilent dans l'ancrage de ce système déstructurant, en sortent déconnectés du peuple, et incapables de prendre en main et leur destin, et celui de la nation.

Les menées démagogiques de l'élite au niveau de l'éducation marchaient bon train. L'empereur, détrôné, sera remplacé par un de ses préférés, F. Nicolas Geffrard. Certains le considèrent comme l'un des chefs d'Etat les plus contestés de notre histoire. Avec son premier ministre Élie Dubois, il a poussé l'aliénation du système au paroxysme de sa déchéance, en remettant formellement la formation de la nation entre les mains des missionnaires étrangers de l'Eglise catholique, à travers un concordat avec Pie IX (Giovanni Maria Mastai Ferretti) en 1860. Le 30 octobre 1864, les Frères de l'instruction chrétienne (Jean-Marie de Lamenais)3 avaient ouvert leur première école. Quelques mois plus tard, le 9 février 1865, les Soeurs de Saint-Joseph de Cluny ouvraient leurs pensionnats, initiative suivie par les Pères du Saint-Esprit qui fondèrent le collège Saint Martial. La même année, les oblats de Marie immaculée dans le Sud, les Pères Monfortains dans le Nord-ouest, les pères Salésiens dans la capitale, les Filles de la Sagesse, les Filles de Marie, les Soeurs de Saint-François d'Assise, pour ne citer que celles-

1 Ibid. Pages 178.

2 L.C. Lhérisson. << Les écoles de Port-au-Prince >>, page 21. Cité par E. Brutus page 178.

3 Cité par Dr Richard, dans le texte du cours : << Sociologie du système éducatif haïtien >>.

là, ont toutes des écoles privées à leur charge dans les villes et les communes. En très peu de temps l'Eglise catholique, si présente dans l'édification du système colonial esclavagiste, devient garante de l'enseignement national. Farce, revers de l'histoire. La métropole n'a pas perdu totalement sa colonie. Ses actions perverses sur le mental de l'ancien esclave créolisé, portaient leurs fruits au-delà des espérances de l'ancien oppresseur. Dans la convention du 17 juin 18621, produite dans la ligne du concordat, les articles 9 et 10 stipulent :

1) << L'Archevêque et les Évêques sont reconnus membres de droit, le premier de la commission centrale, les derniers des commissions principales d'instruction publique de leur localité respective. De même, le curé dans chaque paroisse, est reconnu membre de droit de la commission locale d'instruction publique dont les attributions sont exercées par le conseil municipal >>. (Art.9).

2) << Les articles de la loi sur l'Instruction publique qui soumettent, à la surveillance et à l'inspection tous les établissements où est élevée la jeunesse, seront, par rapport aux séminaires, entendus en ce sens que l'Etat, sans abandonner en principe son droit de surveillance sur ces établissements, en délègue l'exercice à l'Archevêque et aux évêques, chacun pour son diocèse, en leur qualité de membres des commissions centrales et principales publique >>. (Art. 10).

Quel type d'éducation pouvaient bien diffuser ces établissements scolaires religieux ? Nous sommes en plein 19ème siècle. Le racisme dominait encore en grande pompe les esprits. L'élite a délibérément décidé de remettre la formation de la jeunesse à des étrangers, formés dans un modèle où l'on considère le nègre comme non être. Comme le dit Brutus, cette option << devait aider à repousser la superstition, à dominer nos instincts >>, donc à nous << civiliser >>, à nous faire devenir humains, puisque, au regard de ces élites aliénées par la vision du monde ethnocentrique, raciste et déshumanisante de l'occident colonisateur, il n'y a de civilisation que dans la chrétienté et la culture occidentale, plus particulièrement française. C'est ainsi que, souffrant du complexe d'infériorité, atavisme de la colonisation française, l'élite veut à tout prix se franciser et franciser sa jeunesse, sans tenir compte des dangers liés à l'éducation civique et patriotique de la nation. Dans cette optique, Madame Fortunat Guéry, dans ses << Témoignages >>, se souvient que lorsqu'elle était écolière << On apprenait que << notre pays, c'est la France >>. On connaissait mieux la Marseillaise que la Dessalinienne. Le 14 juillet était célébré avec grande pompe. (...) Les durs efforts, les immolations de nos ancêtres se réduisaient à des phrases récitées, et l'épopée napoléonienne abolissait la guerre des trois mois >>2. Les reproches de Madame Guéry vont dans le même sens que ceux d' << Un professeur d'histoire >> qui écrivait en 1908 dans le Matin : << Le jeune rhétoricien de chez nous, en fait de connaissance de l'histoire nationale, est fort souvent un prodige de nullité. Il pourra vous parler, avec force détails, de la guerre de

1 Cours International d'Été d'Haïti (CID'EH). << Éducation et développement >>. Document de synthèse. Collection CHISS.

2 Guéry Fortunat. << Témoignages >>, Port-au-Prince, Deschamps, 1950. Cité par L. F. Hoffmann. << Haïti : Couleur, Croyance, Créole >>, page 60.

Dévolution ou des campagnes de Charles XII d'après Voltaire, mais ignorera les points saillants de l'histoire de son pays >>1. Dans un atlas géographique, en usage au Petit Séminaire, l'on proposait à l'édification des jeunes, cette définition de la << Race noire >> :

<< D'une intelligence généralement peu développée, les individus de cette race vivent, pour la plupart, enfoncés dans les superstitions les plus grossières (...). Adonnés d'ailleurs à l'ivrognerie et à tous les vices qu'engendre la misère, fruit de la paresse, ils sont l'objet d'un profond mépris de la part des blancs et diminuent en nombre et en civilisation >>2.

Le but de l'éducation, sous la férule de l'Église, était clair : renforcer le dégoût, le mépris de soi de la personne en voie de décolonisation, et promouvoir la valorisation du moi blanc et de son schème culturel, comme seule planche de salut.

Il faut ajouter que depuis ce fameux concordat, l'Église catholique a entamé la guerre ouverte contre la population à travers sa lutte pour déraciner le vodou. En effet, Lannec Hurbon rapporte dans le texte << Les mystères du vaudou >>, que dans une conférence populaire tenue en août 1896, l'évêque du Cap-Haïtien fait un appel solennel à la population de partir en guerre contre ce système religieux, considéré comme un ramassis de superstitions :

<< C'est l'honneur de civiliser qui est bafoué par le vaudou. Seule une guerre sainte en viendra à bout. (...) Tant que le vaudou existera parmi nous, c'est en vain que nous prétendrions passer pour une nation vraiment civilisée. Il faut donc, coûte que coûte, nous défaire de ce chancre, il faut déclarer une guerre sans merci à cette armée de brigands, appelés bocors, dont l'existence à elle seule est pour nous un déshonneur. Je ne veux pas sortir de cette enceinte sans avoir enrôlé tous pour le combat contre ces ennemis publics >>3.

En 1913, l'Église demande aux autorités, aux écoles, aux grands commerçants de soutenir les luttes contre la superstition :

<< ... Les écoles rurales ont également leur rôle dans ce concert. Leurs directeurs procureront à nos populations de la campagne le plus grand bien et leur rendront un service signalé, si, non contents de ne jamais prendre part aux cérémonies superstitieuses, ils font voir ce qu'elles ont souvent de bizarre et d'inconvenant ; s'ils montrent que le prestige dont jouissent les exploiteurs de la superstition est uniquement basé sur l'ignorance et une crainte chimérique >>4.

L'École, l'Etat, au fait toute la superstructure sociétale bourgeoise s'est faite complice, a gardé le silence ou a participé activement à de nombreuses campagnes, dites anti-superstitieuses, où l'on saccageait avec violence les biens physiques, artistiques et symboliques de la population, et parfois, on portait atteinte même à la vie des individus stigmatisés, en toute impunité.

1 Cité par L. F. Hoffmann, page 60.

2 Ibid page 70.

3 Evêque du Cap-Haïtien. Conférence populaire. Août 1896. Cité par Lannec Hurbon. << Les mystères du vaudou >>. Page 135.

4 Lettre pastorale pour le carême de 1913 des évêques de Cap-Haïtien et des Cayes. Cité par le même auteur. Page 136.

L'éducation, pendant tout le 19ème siècle, en plus de reproduire les valeurs aliénantes du modèle colonial esclavagiste, en voulant vider les apprenants de toute essence, avait également comme pierre angulaire, la fourberie et le mensonge. Dans le sens qu'il faisait diversion en voulant expliquer la misère de la masse par des pratiques religieuses et culturelles, en niant les facteurs économiques d'exploitation comme : La mise en quarantaine de la jeune nation par la communauté internationale esclavagiste, les pressions exercées par l'ancienne métropole pour forcer la nation à lui procurer les moindres piastres qui devaient aider à une prise en charge de la population, la contamination, l'aliénation, la perversion de nos élites par le système colonial esclavagiste, et les nouveaux rapports néo-colonialistes et impérialistes institués dans la zone pour poursuivre l'exploitation historique des prolétariats urbains et ruraux.

Cette politicaillerie éducative allait se poursuivre avec la complicité de notre élite intellectuelle bourgeoise et petite bourgeoise, jusqu'à l'arrivée des fusiliers marins américains, avec leurs lots d'humiliations qui mettaient le nègre francisé et le nègre encore « bossale », dans le même panier sans distinction aucune, pour voir profiler à l'horizon, un réveil chargé de faux-semblants, sous le nom du mouvement « indigéniste ». Quelle fut la place de l'école dans ces bousculades idéologiques toutes politisées, sous les assauts flagrants de l'impérialisme américain du XXème siècle ? Les prochains paragraphes se proposent de répondre à cette question.

B- L'éducation haïtienne au XXe siècle.

Les embarras et les options ambiguës de notre bourgeoisie ont donné lieu d'excuse, tout au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, à l'intromission des Etats-Unis dans la machinerie nationale haïtienne.

Au fil des années de ce complexe temps historique, les Américains qui disposaient de l'énorme puissance des masse-médias procédèrent de façon cynique à un matraquage, en vue d'imposer à la communauté internationale l'image d'une Haïti « barbare », minée par la misère, le cannibalisme et les superstitions.

La logique de cette action systématiquement conduite aboutit, en 1915, au débarquement des fusiliers marins sur le sol haïtien. Il s'agissait d'une humiliante occupation qui devait durer dix-neuf ans.

Les envahisseurs s'enorgueillirent du bien qu'ils faisaient au peuple haïtien en commençant par saccager les temples du vodou et détruire les idoles des ancêtres africains.

Du même coup, sous la poussé des forces de l'impérialisme américain, toute une superstructure allait être durement éprouvée.

L'éducation, compte tenu de ses liens inextricables avec le tout socio-culturel haïtien, allait s'impliquer dans un contexte de conflits d'influence ou d'ordre idéologique.

Ce sous-chapitre se propose de spécifier la défaite d'une bourgeoisie nationale aux prises avec la problématique d'une insultante intromission de forces étrangères.

1- Le drame de l'intromission impérialiste dans l'espace éducatif haïtien.

L'amorce de ce sous-chapitre est redevable de deux emprunts significatifs. En tout premier lieu, Auguste Magloire présente son appréciation de l'enseignement avant 1915, puis l'évocation d'un air que fredonnaient nos vieillards. Il en dit long sur l'esprit de l'époque. Charles Tardieu rapporte que, pour Auguste Magloire1, la société haïtienne est << née la tête en bas >>. Le régime intellectuel haïtien est << une imitation servile, illogique et dangereuse du régime français >>.

<< Servile, parce que nous avions copié à l'aveugle, sans discernement et sans dimension ; illogique parce qu'il n'y a pas de concordance entre les moyens employés et les fins réalisées ; dangereuse, parce que le régime national qui résulte d'une telle imitation donne le change et qu'il nous semble marcher de l'avant, alors que nous reculons sensiblement >>.

Et les gens de l'époque de l'occupation de chanter :

<< Se nou menm ki chache sa
A la mizè, ala traka.
Nou trouve n nan de nasyon.
Blan meriken fin debòde.
Ayayay, Vilbrun Giyòm
Malgre n'pa konnen kot sa soti.
Manman Mari kot sa soti ?
Prezidan Wilson fin debòde.
Se nou menm ki chache sa.
Jodia nou pèdi ni sak ni krab >>2.

L'occupation américaine s'explique en rapport avec la poussée de l'impérialisme américain pour le contrôle politique et économique de la zone stratégique des Caraïbes. Haïti, à l'époque, pouvait être considérée

1 Auguste Magloire (1908). Cité par Charles Tardieu (Page 158).

2 Trouvé dans le texte du cours de J.M. Richard : << La sociologie historique du système éducatif haïtien >>.

comme une proie idéale. Sans résistance aucune, tout au moins au début, de la part des Haïtiens, les forces étrangères prirent possession d'un pays qui avait juré, lors de son accession à l'indépendance, de garantir son sol de toute souillure étrangère.

Le gros des officiers choisis pour assurer la mission américaine sur le terrain était des gens du Sud raciste des Etats-Unis, qui intégrait systématiquement le complexe de supériorité raciale, lié à une société, où la ségrégation est fortement effective. L'officier John Houston Craige, faisant partie des troupes d'occupation, eut à tenir un discours qui montre clairement l'idée que se faisaient les soldats des noirs : << Je crois...que les américains sont les plus intelligents de la souche européenne. Je crois que les jaunes et les rouges sont moins intelligents et les noirs les moins intelligents de tous1 >>. Le mépris, la grossièreté, la brutalité, l'impolitesse, la discourtoisie réglementaient les relations entre les occupants, et l'élite de la nation. Le major Smedley Butler, officier dans le passé, riche d'expériences coloniales en Asie extrême-orientale, en Amérique latine, ne s'en cachait guère pour exprimer sa morgue :

<< Le peuple haïtien est divisé en deux classes : une classe à chaussure et une classe de nu-pieds. La classe à chaussures est à peu près de un pourcent...quatre-vingt dix-neuf pourcent des haïtiens sont des gens les plus aimables, généreux, hospitaliers et amants du plaisir que j'aie jamais rencontrés. Ils sont très paisibles à l'état naturel. Quand le un pourcent à chaussures ... aux longs orteils et aux cols de celluloïde les soulève ou les incite à la révolte, ils peuvent commettre des atrocités les plus horribles... Je ne prends pas au sérieux les gens à chaussures. Sans un peu d'esprit humoristique, il serait impossible de vivre en Haïti parmi ces gens-là, dans la classe à chaussures >>2.

Devant cette situation, et vu l'histoire du peuple haïtien, ces affronts ne pouvaient rester sans conséquence, surtout au sein de l'élite, qui, d'un coup, a vu basculer sa main mise économique, et ridiculiser sa francophilie maladive. Alors, l'élite se rebiffe. Des intellectuels comme Jean Price Mars, allaient prendre la tête d'un mouvement qui aura des répercussions internationales, connu sous le nom d'Indigénisme ou de Négritude. Mais, il faut éviter de voir dans la poussée nationaliste des tenants de la négritude, une simple lutte culturelle. Sur la scène politique, le vieux combat entre les deux fractions, Noirs et Mulâtres, de la bourgeoisie, pour le contrôle politicoéconomique du pays, allait être rallumé par l'occupant, au profit des peaux claires. Entre-temps, et sous le silence coupable de cette même élite, on massacrait les paysans qui s'étaient soulevés contre l'intromission brutale des forces américaines dans leur cadre de vie. L'élite, en somme, luttait pour la conservation du statu quo. C'est

1 Trouvé dans le texte du cours de J.M. Richard : << La sociologie historique du système éducatif haïtien >>.

2 Ibid

pourquoi à partir du choix que firent les Américains de s'ingérer dans le système éducatif, foyer de reproduction du schème social corrompu de l'élite, la tension allait s'aggraver considérablement.

Cependant, l'élite ne pouvait cacher la putréfaction effective d'un système éducatif qui, après plus d'un siècle de fonctionnement donnait le résultat bancal et scandaleux que seulement trois pourcent d'enfants entre cinq et dix-huit ans fréquentaient l'école. Les remarques des nationaux aussi bien que des occupants fusaient pour dénoncer la débâcle du système. Bien avant l'occupation, dans son ouvrage << Les lettres de Saint Thomas »1, Anténor Firmin soutient que : << L'idéal de nos classes dirigeantes parait être de conserver soigneusement l'ignorance de la masse, afin de s'en servir comme un marche-pied et d'en tirer tous les profits aussi sordides qu'égoïstes ». Certains officiers américains ne cachaient pas leur morgue devant l'état catastrophique de l'éducation à leur arrivée. C'est ainsi que le major Smedley Butler eut à signaler : << Le système est déplorable. En fait, il n'existe point de système d'éducation. Il en existe un sur papier avec des milliers d'enseignants. Il y a peu de bâtiments, d'écoles dignes de ce nom pour les classes pauvres. Dans bien des cas, les bâtiments sont loués et n'appartiennent point à l'Etat »2. D'après le général Elie Cole : << Le système d'éducation est strictement politique. Les instituteurs ne reçoivent pas de traitement adéquat. D'une manière générale, ils doivent leur poste à un ami au pouvoir ; on ne s'attend pas à ce qu'ils remplissent vraiment leur tâche ». Le dénuement, l'insalubrité, la médiocrité, l'incompétence sautent aux yeux des étrangers et des nationaux. Si, au début de l'occupation, les Américains feignaient de ne pas être intéressés par l'éducation, rapidement, ils allaient tenter de se l'approprier et de transformer ses objectifs. D'ailleurs, l'occupation ne saurait exister sans mainmise sur les esprits. Par l'éducation, l'occupant entend imposer sa culture, son mode de pensée et d'organisation du travail. << Le système d'éducation a pour fonction la pénétration et la poursuite de la domination politique et économique, souligne Charles Tardieu »3. Ainsi, pour s'imposer, continue Tardieu4 :

<< L'occupant adoptera une stratégie sur trois fronts. Premièrement, les forces d'occupation chercheront à neutraliser l'instruction publique haïtienne. Les tracasseries administratives, les refus d'allocation ou d'approbation de budget, le blocage systématique de toute initiative haïtienne pour améliorer les services d'instruction ou pour en créer de nouveaux (écoles normales, écoles industrielles, écoles professionnelles agricoles) sont en fait partie de cette stratégie devant conduire à la prise en main de l'instruction publique par l'occupant ».

1 Ibid

2 Ibid

3 Charles Tardieu. Op.cit, page12. page 158.

4 Ibid.

Dans cette otique, et avec l'approbation du président Sudre Dartiguenave, on fit venir un ancien superintendant d'écoles de Louisiane : Lionel Bourgeois, pour occuper la fonction de superintendant de l'instruction publique en Haïti. Ce dernier recommande au ministère de l'Instruction publique de faire venir vingt-six inspecteurs américains pour superviser le système. La proposition fut rejetée par le gouvernement haïtien. Mais, pour asseoir la concrétisation de son programme, le major Smedley Butler, suivi d'une cinquantaine de soldats, fit irruption dans les chambres où l'Assemblée Nationale devait voter une constitution conforme à l'avis de l'élite bourgeoise sur la souveraineté nationale. Il procéda à sa dissolution. Intrusion ouverte ! Scandale ! L'élite conçoit cette situation comme un cataclysme, une gifle en plein visage. Elle devait réagir. C'est ainsi que se déclencha un virulent mouvement anti-impérialiste, anti-américaniste, lié à une crise d'identité culturelle aigue. D'où ce retour vers la mater africa des valeureux ancêtres, ce besoin de réhabiliter nos racines.

2-L'éveil de la conscience haïtienne, percée de l'indigénisme et questionnement sur
l'identité nationale haïtienne.

Dantès Bellegarde, fervent adepte de la culture française, ministre de l'instruction publique à l'époque, bouillonnait en présence des objectifs de la politique éducative que se proposait d'élaborer l'occupant. J. M. Richard explique que lorsqu'en 1918, ce dernier fit une demande de fonds pour augmenter le traitement des instituteurs, John Mc Hllhenny, en guise de réponse, sortit de ses archives le vieux projet de Lionel Bourgeois concernant la nomination de vingt-six inspecteurs américains. Alors, le ministre rétorqua en signalant que, compte tenu de la formation différente des inspecteurs américains, de l'ignorance de notre langue, il leur serait impossible, du point de vue pédagogique, de répondre à leur fonction. Il osa même ajouter que des inspecteurs de la Louisiane ou de l'Alabama ne peuvent pas aimer les petits nègres haïtiens peuplant nos écoles. Mais, l'idée que seul le contrôle complet du système éducatif peut sauver le système scolaire haïtien continue de faire son chemin dans la pensée de l'occupant. Aussi, Lionel Bourgeois eut à écrire dans un rapport : << En fait, je suis convaincu qu'à moins que l'occupation prenne en main la direction de l'enseignement primaire, il n'y aura point de solution au problème scolaire. C'est un fait incontestable que les Haïtiens sont incapables d'administrer d'une manière adéquate le système scolaire ». Le représentant militaire Thomas Snowden allait jusqu'à affirmer que seuls << des professeurs

blancs civilisés et instruits pouvaient mener à bien cette tâche >>1. Vers la fin de 1922, l'évolution des concertations conduisit à la formule de la création du Service Technique de l'Agriculture et de l'Enseignement Professionnel au sein du Département de l'Agriculture. L'objectif de cette école et beaucoup d'autres qui vont suivre pendant toute la période de l'occupation, est un processus de régénération en spirale, souligne Paul Moral, une éducation améliorée entraînant une productivité accrue ; la productivité accrue assurant des niveaux de vie plus élevés ; les niveaux de vie rehaussés permettant des dépenses supplémentaires pour un nouveau progrès de l'éducation.

Il est à remarquer qu'à travers ces joutes verbales pour le contrôle du système, la masse populaire reste en dehors de la discussion. On discute même à ses dépens et toujours dans une vision plus large, à sa perte. Le projet américain veut éduquer surtout la classe paysanne pour mieux la prolétariser. C'est pourquoi son modèle éducatif est axé surtout sur la technique agricole, et d'autres branches de l'industrie, qui permettrait une meilleure performance au profit de la reproduction du capital, toujours dans une vision globale d'exploitation du système capitaliste. L'élite bourgeoise traditionnelle veut à tout prix barrer la route à ses homologues exploitants américains, car la conservation du statu quo, fait perdurer sa suprématie, et lui conserve ses privilèges de classe. A ne pas oublier que l'éducation, chose politique, tend à reproduire le système, d'où son caractère utilitaire. En ce sens, les éléments de la masse ne sont que des pions dans le jeu des colonisateurs étrangers ou nationaux. Des deux côtés, et de manière historique, ils sont considérés comme négation d'être, négation de culture, << imperméable à l'éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est le mal absolu. Elément corrosif, détruisant tout ce qui l'approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l'esthétique ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles >>2. C'est ainsi que pour le général Élie Cole : << S'il n'y avait pas les écoles congréganistes, Haïti régresserait absolument dans le barbarisme. Elles sont les seules sources de lumière à travers tout le pays >>3. Alors, seulement les gens qui ont accès à ces écoles, peuvent être considérés comme à peu près humains. Selon cette vision, la majorité de la population est d'une tout autre substance qu'humaine. C'est dans cet optique, qu'en 1910, des auteurs américains, comme Heskett Pritchard, décrivent la position de l'élite comme une <<étrange greffe >> entre le parisianisme et la sauvagerie. Alors, cette bande de sauvages de la paysannerie devrait être pacifiée, et éduquée pour les besoins du renforcement du capital américain. << Le principal problème de l'occupation américaine a été la pacification de la paysannerie haïtienne, soutient Lannec

1 Trouvé dans le texte de J. M. Richard << La sociologie historique du système éducatif haïtien >>.

2 <<Les damnés de la terre >>. Dans cette citation Frantz Fanon explique comment le colonisateur percevait l'indigène. L'explication garde toute sa signification dans le contexte de notre approche.

3 Trouvé dans le texte de J. M. Richard << La sociologie historique du système éducatif haïtien >>.

Hurbon1, souvent dépossédé et contraint à des travaux forcés sur les routes. Des milliers de paysans ont été massacrés, tandis que d'autres étaient acheminés, dans le nord du pays, vers le camp de concentration Chabert >>. Sous le silence complice, ou avec la participation active du gouvernement et des élites.

Dans l'ouvrage << Le roi blanc de la Gonâve >>2, devenu célèbre au début du siècle à travers les EtatsUnis, puis en Europe et jusqu'au Japon, 10 millions d'exemplaires vendus, le lieutenant Faustin Wirkus, fusilier marin, raconte lui-même les carnages qu'il commit pour sauver le peuple haïtien du << cannibalisme et de la magie noire >>. Pour lui, ceux qui protestent contre l'occupation, les cacos, sont en même temps des adeptes du vodou, donc dignes à être éliminés compendieusement. La conscience culturelle de la bourgeoisie sommeillait jusque là... Vers les années 1920, << inspirés par les nouvelles idées, et encouragés par la mode de l'art africain, par le succès des écrivains de la Harlem Renaissance, par la vogue du jazz qui faisait l'admiration des intellectuels parisiens, bien des poètes haïtiens clamèrent et proclamèrent non seulement leur négritude mais leur viscérale africanité >>3. L'Ethnologue J.P Mars s'érige en chef de file, il publie << Ainsi parla l'oncle >>, un essai d'ethnologie qui allait faire un premier pas vers une tentative de compréhension du schème religioso-culturel de la grande majorité de la population. C'est de là que L'auteur et ses disciples assimilèrent les causes fondamentales des problèmes du pays au << bovarysme collectif4 >>, qui se permettait de considérer la réalité haïtienne comme une variance tropicale de celle de la France.

Révolutionnaires, paradoxales, les mots ont afflué pour cataloguer les thèses du Docteur J.P Mars. Acceptées de manière controversée par cette élite qui jusqu'alors se voulait française, comme la réflexion de Jean Baptiste Cinéas le fait sentir : << Nous ne sommes pas africains, nous ne voulons pas être africains ; mais en dépit de nous-mêmes, nous avons hérité beaucoup de l'âme africaine >>5. Eveil de conscience ou crise identitaire ? Mais la discussion prit un chemin de non-retour.

<< Ignorées jusqu'alors, c'est grâce à << l'oncle >> et à ses disciples de l'institut d'Ethnologie que la langue, la religion et les coutumes du monde paysan commencèrent d'être étudiées, et que les poètes et les romanciers y cherchèrent l'inspiration. En 1944, le centre d'Art se donna pour mission de promouvoir et d'aider la peinture d'artistes issus du peuple. Les groupes choraux commencèrent à inscrire des chansons paysannes en créole à leur répertoire, et les compagnies de danse en firent de même pour les danses

1 Lannec Hurbon. «Les mystères du vodou», page 54

2 Ibid, page 56.

3 Léon-François Hoffmann. Op.cit. Pagr 62. page 64

4 << La faculté que s'attribue une société de se concevoir autre qu'elle n'est. Attitude étrangement féconde si cette société trouve en elle-même les ressorts d'une activité créatrice qui la hausse au-dessus d'elle-même parce qu'alors la faculté de se concevoir autre qu'elle n'est devient un aiguillon, un moteur puissant qui la presse à culbuter les obstacles dans sa voie agressive et ascensionnelle. Démarche singulièrement dangereuse si cette société alourdie d'impedimenta, trébuche dans les ornières des imitations plates et serviles. (...) >>. J.F. Mars. Ainsi parla l'oncle. Page xxxviii.

5 Jean-Baptiste Cinéas. «La vocation de l'oncle»1965, p 43. (Cité par L. F. Hoffmann, page 49).

paysannes. On commença à admettre que le créole est une langue à part entière et le vodou autre chose qu'un ramassis de superstitions primitives >>1.

Alors, à travers les oeuvres artistiques de l'époque, on allait assister à un vaste mouvement du culte de l'africanisme. Des phrases qui feraient rebondir d'horreur la bourgeoisie d'alors, sont acceptées calmement. Comme quand René Depestre dans « Bonjour et adieu à la négritude >>2, expose :

« Qu'en Haïti, l'Afrique manifeste sa présence à travers un ensemble de perceptions, de représentations, de réflexes, de particularités psychologiques, de formes d'aliénation religieuse, d'expériences de travail, de traditions orales, de rythme de danses et de chansons qui se traduisent dans le vodou, dans l'artisanat, la culture de la terre. Le folklore, la structure de la langue parlée par le peuple haïtien, le créole, et dans d'autres manifestations de la sensibilité et de la vie psychologique du peuple qui sont le résultat d'un long processus de métissage et de syncrétisme culturels >>.

Mais, ce renouveau dans la culture a eu un caractère superficiel, et même aliénant. Superficiel, dans la mesure où, les études menées sur la culture et les mythes de la masse se firent dans des cadres créés par les ethnologues. Et, le vodou continuait à être refoulé systématiquement par les autres schèmes religieux avec l'aide de l'Etat, et de l'élite. Les campagnes anti-superstitieuses qui ont eu lieu pendant toute cette période en disent long sur la mystification de cette prise de conscience identitaire. Aliénant, parce que l'être haïtien est toujours considéré comme dérivé totalement d'une certaine sorte d'extériorité. L'haïtianisme est toujours refoulé au profit d' « autres >> formes d'identité, l'africanisme ou le latinisme français. L'haïtien n'est jamais appréhendé dans ses spécificités culturelles, identitaires et sociaux propres.

En plus, les conditions de vie matérielles de la population n'ont pas fait partie du débat, on a voulu dissocier la culture du tout social, pour l'analyser de manière isolée. Ce qui laisse à comprendre que la négritude était une idéologie et une vogue bourgeoise. René Depestre3 l'explique bien quand il écrit :

« Malheureusement, le plus souvent le concept de la négritude est utilisé comme un mythe qui sert à dissimuler la présence sur la scène de l'histoire de bourgeois noirs, qui se sont constitués en classe dominante, et qui, comme toute classe qui en opprime une autre, a besoin d'une mystification idéologique pour camoufler la nature réelle des rapports établis dans la société >>.

A noter que malgré les controverses qui animent ce mouvement, il a présenté une importance capitale dans la lutte contre l'occupation américaine, et ouvert le champ à d'autres études chaque fois plus approfondies sur les réalités socio-culturelles de la nation. En attisant la conscience nationale d'une partie de l'élite, cet anti-américanisme allait déborder le vase pour atteindre, sous la poussée également des affronts de l'occupant, le

1 Léon-François Hoffmann. Op.cit, page 62. Page 47.

2 René Depestre. « Bonjour et adieu à la négritude >> 1980, page 48-49. Cité par Léon François Hoffmann, page 50.

3 Ibid, page 51.

mouvement des étudiants haïtiens, qui, après la lutte des cacos, allait prendre le flambeau du combat contre les forces étrangères.

3-Les actions collectives d'étudiants haïtiens.

La réforme proposée par les américains, en s'asseyant sur la technique et les travaux manuels, allait rencontrer rapidement un obstacle majeur. La majorité des jeunes de la petite bourgeoisie qui fréquentait l'école, voulaient embrasser exclusivement des carrières comme le droit, la médecine, le commerce, les fonctions bureaucratiques, parce qu'elles sont les seules valorisées par l'élite. Aucun engouement n'est manifesté pour l'agriculture et les options professionnelles qui donneraient les ouvriers qualifiés dont avait besoin le pays selon la vision américaine. C'est ainsi que Dr Freeman eut à dire que : « Quand un trop grand nombre de gens instruits et un surplus de chômeurs rompus aux lettres classiques se mettent à ronger leur frein au contact de la pauvreté, ils deviennent du même coup des agitateurs et des facteurs d'instabilité politiques »1. Aussi s'est-il appliqué à transformer le système.

Mais c'était mal compter avec les attaques répétées de l'élite. Elle rappelait sans arrêt l'importance de l'héritage culturel du monde latino-américain, la philosophie de ses peuples, les risques de l'anglo-saxonisation, le danger de la croissance du matérialisme utilitaire. Tout au cours de l'occupation américaine, l'éducation s'est constituée en un champ de violentes controverses idéologiques. Malgré les avantages dont bénéficiait le Service Technique sur le plan financier, il s'avéra difficile de recruter les premiers élèves pour les écoles établies dans le pays. J. M. Richard rapporte qu'à cette difficulté initiale s'ajoutait le problème de la répartition des bourses, le malaise pour définir les conditions d'admission, la faible propension des candidats pour les travaux manuels, etc.

La tension culmina d'un cran lors d'une face à face entre les étudiants et le Dr Freeman, le 31 octobre 1929. Avec une arrogance consommée, ce dernier signalait aux étudiants de la faculté d'Agronomie, que si le fonctionnement de l'école ne les satisfaisait pas, ils pouvaient dégager les lieux, et on procédera rapidement à leur remplacement. Ce fut comme la dernière goutte d'eau qui devait renverser le vase. Pour protester contre l'arrogance du responsable, les étudiants choisirent de parcourir à pied, en file indienne, les huit kilomètres qui séparent

1 Trouvé dans le texte du cours de J.M Richard « La sociologie historique du système éducatif haïtien ».

Damiens de Port-au-Prince. Ils déclenchèrent la première grève de l'histoire de l'éducation en Haïti. Cette grève s'étendit rapidement à l'École Nationale de Droit, à l'École de Médecine, à l'École des Sciences Appliquées, à l'École Normale d'Institutrices, à l'École des arts et Métiers. La journée du 8 novembre 1929, fut riche en effervescence. Lors d'une manifestation, la résidence de Freeman a essuyé des jets de pierres, pendant que la foule vociférait : << A bas Freeman, à bas les experts ». Tout de suite après, dans un geste symbolique, la foule prit la direction du monument de J.J. Dessalines, Père de la patrie. Sous les ordres de Freeman, les forces de l `ordre tirent des coups de feu sur les étudiants, ce qui envenime la situation au point que la grève mobilisa l'administration publique et les diverses écoles du pays. Le président, sous la poussée des événements, eut à faire des concessions qui n'eurent aucun effet valable sur les tenants du mouvement, jusqu'à ce que l'on passât à la loi martiale en vigueur le 4 décembre. En fin de compte, une commission spéciale dirigée par Dr Robert Moton1, fut chargée d'étudier les problèmes scolaires en Haïti. Ce dernier a analysé la situation pour finir par conclure que :

<< Les Haïtiens appartiennent généralement à la race noire. Ils sont fiers de leurs réalisations en tant que peuple nègre. Ils savent que la race blanche est dominante dans le monde d'aujourd'hui et ils méprisent amèrement l'air de supériorité qu'affiche un membre quelconque de la race blanche que cette position puisse lui conférer. Ils sont fiers de leur remarquable contribution dans le domaine de l'histoire, la littérature, la poésie ; des sculpteurs et musiciens qu'ils ont produits ; des médecins et avocats, les hommes d'État, les dirigeants qui se sont distingués. Toute indication qu'une race les considère comme inférieurs est une source de mépris, et la manifestation d'une telle attitude est une animosité marquée à l'égard de cette race ».

Le projet éducatif américain avec sa philosophie utilitariste a échoué piteusement face au conservatisme des élites haïtiennes. Entre-temps, l'éducation en général n'a connu aucun essor véritable. Pendant que l'élite et les occupants discutaient leur suprématie, la masse croupissait dans l'analphabétisme. L'accès aux écoles restait considérablement limité. Par ce modèle éducatif, l'occupant entendait imposer sa culture, son mode de pensée et d'organisation du travail. Mais, en plus de l'aliénation de sa philosophie de l'éducation, son arrogance, son racisme, sa méconnaissance de la réalité sociale haïtienne a contribué grandement à l'échec de sa politique. Il est à souligner également que avec l'occupation, les disparités urbaine/rurale en matière d'éducation se sont renforcées, sous la poussée de la centralisation à outrance que la politique américaine a instituée, et également en laissant la gérance des institutions scolaires à deux structures différentes ; l'enseignement rural sur la charge du ministère de l'agriculture, et l'enseignement urbain sous l'obédience du ministère de l'éducation nationale. Ce qui a accentué la tradition de deux modèles d'éducation pour un peuple et renforcé le caractère utilitariste du système scolaire.

1 Ibid.

Pour conclure, Charles Tardieu1 a fait une synthèse assez pertinente de la situation quand il

explique :

<< Le service technique, création de l'occupation, symbole d'une menace à l'hégémonie instructionnelle de la bourgeoisie, n'a pas eu le temps de faire ses preuves ni d'imposer son existence à côté de l'école traditionnelle classique. Une fois écartés les obstacles matériels dressés par l'occupant, la bourgeoisie haïtienne rétablit l'équilibre antérieur en faveur de l'instruction classique. Les efforts de l'occupant pour changer l'orientation des institutions d'enseignement aboutissent à un échec parce qu'on n'avait pas su déceler que l'école classique à la française avait aussi une fonction de différenciation sociale et de justification économique que la bourgeoisie s'empresse de rétablir à la première occasion ».

4- Le malaise fonctionnel des écoles rurales et urbaines.

La littérature éducative est prolixe sur l'inégalité scolaire entre le monde rural et urbain en Haïti. Que le niveau primaire soit standard dans certaines régions, ou que souvent les élèves doivent parcourir des kilomètres pour atteindre le centre d'enseignement le plus proche, ce sont des données connues de tous. Si nous ajoutons le malaise d'ordre relationnel entre élèves et enseignants ; la précarité de l'équipement didactique, le problème de la rémunération du corps enseignant, du personnel scolaire, la vétusté, l'insalubrité des locaux scolaires... ce macabre tableau a déjà été présenté par divers auteurs. Léon-François Hoffmann2 en présente un résumé bien pertinent, quand il explique que dans le milieu rural :

<< Les enfants passent leurs années de scolarité à acquérir une connaissance du français susceptible de leur ouvrir l'accès aux postes subalternes dans le commerce et l'administration. La majorité des petits prolétaires et des fils de paysans ne reçoivent aucune instruction. Les enfants de la masse qui arrivent à fréquenter une école rurale ou de quartier reçoivent, de maîtres généralement peu préparés et encore moins rémunérés, un enseignement dispensé dans une langue qui leur est étrangère. Frantz Lofficial signale qu'en milieu rural << à peine 2% de l'effectif inscrit en première année atteignent l'objectif du certificat d'études primaires ». La plupart de ceux qui n'abandonnent pas se retrouvent, même après plusieurs années d'école, pratiquement aussi démunis qu'au départ ».

Ce qui nous importe ici, c'est la part de l'aliénation qui se trouve incubée dans ces disparités fonctionnelles entre les écoles rurales et urbaines. Une aliénation dans un sens tant social que culturel, dans la mesure où à travers cette école, l'individu est conduit petit à petit à accepter sa condition économico-sociale comme naturelle. Un processus mené au contact d'un système qui met en place tout un dispositif pour convaincre les adhérents de leur incapacité. Le redoublement répété, l'imposition d'une langue d'enseignement que l'apprenant ne

1 Charles Tardieu. Op.cit. Page 12. Page 163.

2 L. F. Hoffmann. Op.cit, page 62. Page 8.

maîtrise pas, des méthodes et des programmes qui le chosifient et le déracinent, ont fini par le transformer en victime, à lui inculquer, à grand coups de violence symbolique et physique, ce complexe d'infériorité, qui le pousse à se considérer comme diminué. Le système finit par incruster dans son mental, le sentiment qu'il est responsable de sa situation, parce qu'il n'a pas pu réussir là où d'autres l'ont fait. Ainsi donc, les tenants du système peuvent dormir sur leurs deux oreilles, car la victime transformée en masochiste, les déresponsabilise pour accepter sans trop rechigner, son infortune, sa position sociale de paysan, concept, qui, au cours du temps, s'est assimilé à l'imbécile, au nigaud. Donc, l'inégalité scolaire rurale/urbaine est une création du système capitaliste, à son niveau de développement intérieur, pour assurer sa perduration, parce qu'il s'alimente dans la source même de ces types de contradictions. La configuration de notre système éducatif n'est que la réplique atténuée de la structure pyramidale saint-dominguoise, un schème que l'indépendance nationale de 1804, hypothèque dès sa formation par la position de l'élite, n'est pas arrivée à rompre même après plus d'un siècle de fonctionnement. En effet, mise à part la débâcle du 19e siècle au niveau de la mise en place d'une politique éducationnelle susceptible de répondre aux besoins de la majorité, le 20e siècle, avec son cortège de réformes, n'a réussi qu'à dépeupler les campagnes en tentant d'éliminer une à une ses modes de survie. Un tableau tiré du livre de Tardieu nous présente en gros plan la configuration des disparités scolaires rural/urbain pendant une grande partie du 20e siècle :

Tableau 2 : Comparaison des taux de scolarisation1
(Années 1953-54, 1971 et 1982)

 

1953-54 (252)

1971 (263)

1982

Rural

 
 
 

Féminin

 

15.5

 

Masculin

 

19.0

 

Total

10.7

17.3

55.5 (274)

Urbain

 
 
 

Féminin

 

15.5

 

Masculin

 

19.0

 

Total

90.9

64

108.5 (27)

National

 
 
 

Féminin

 

25.5

 

Masculin

 

28.2

 

Total

19.9

26.9

42 (27)

Donc, ce tableau nous laisse à comprendre, que cette période connue sous le nom de l'époque de la démocratisation, n'a fait que continuer une politique vieille de plus d'un siècle. D'ailleurs, le concept démocratie même, pose problème dans sa conception, car, si la démocratie se définit comme le pouvoir du peuple, donc un pouvoir contrôlé par la majorité, elle se révèle impossible d'être effective dans le système capitaliste, puisque ce dernier cherche plutôt par tous les moyens à aliéner politiquement le peuple, à le mettre au dehors des rouages de fonctionnement du pouvoir, qui en vient à travailler non au profit de cette majorité qui devrait être le pilier de la démocratie, mais au profit de la minorité, qui, au cours de l'histoire s'est accaparé des moyens de production, pour finir par instituer la domination comme politique de fonctionnement. Par conséquent, si démocratie et capitalisme forment un couple

1 Pour les enfants de 5-14 ans.

2 Calculs basés sur des estimations de l'HIS (Institut Haïtien de Statistique), de 1956, Annuaire No 23, d'après enquête, P. 16-18. A noter que sur la population des 7-14 ans les urbains représentent 11.4% (dont 55.6% sont du sexe féminin) et les ruraux 79.3% (dont 49% sont de Sexe féminin).

3 Tirés de I.H.S, de 1979 ( Population urbaine à 20.7% dont 55% sont du sexe féminin et rurale à 79.3% dont 49% sont du sexe féminin sur une population totale où les femmes représentent 52%).

4 DEN, 1983 Annuaire No. 5:3 Ces chiffres (TBS) provenant de l'Unité de statistiques de MEN sont encore moins fiables que ceux de l'IHS parce qu'ils sont compilés avec une très grande légèreté,sans aucun contrôle des enquêteurs, ni aucun test de vérification. Cependant, si nous sommes bien conscients de leur validité relative et ne les utilisons qu'à titre d'indicateur de tendance ils peuvent servir d'étalon de comparaison pour nous permettre de saisir les fondements de phénomènes plus généraux qui autrement resteraient isolés et incompréhensibles.

Source : Haïti. IHS, 1956 ; Haïti. IHS, 1979 ; Haïti. DEN, 1983.

mal assorti, le système éducatif, élément du tout social, ne saurait prétendre à la démocratisation. Ces considérations
emmènent directement à l'analyse de la débâcle de la démocratisation scolaire dans l'histoire contemporaine d'Haïti.

5-Les dérives de la démocratisation scolaire haïtienne.

Le 24 août 1934, les mobilisations internes contre les forces américaines ont finalement atteint leurs objectifs. La population, émue, pouvait assister à la descente du drapeau américain, symbole d'opprobre pour le peuple, de tous les mâts du pays. Mais l'occupant, pendant plus de quinze ans, a travaillé sciemment à maintenir, même de loin, sa suprématie dans toutes les sphères du social. L'éducation n'a pas échappé à ce déterminisme.

En effet, dans ce domaine, Maurice Dartigue, ayant été bénéficiaire de bourse dans l'une des universités des Etats-Unis, allait poursuivre la politique américaine en matière d'éducation. Ce que des auteurs, comme Charles Tardieu, présentent comme la grande « Réforme de Dartigue », n'est autre que la suite du projet américain pour professionnaliser le milieu rural en vue de satisfaire la demande croissante de main d'oeuvre des compagnies étrangères du monde international, plus particulièrement caraïbéen. Au cours de cette première moitié du 20e siècle, la scène internationale était dominée par la percée fulgurante de la puissance américaine, avec une nécessité accrue d'attirer des flux de travailleurs dans une sorte d'internationalisation de la main d'oeuvre, une réplique moderne du commerce triangulaire. A remarquer que pendant toute l'époque de l'occupation, des milliers de paysans ont laissé le pays pour les « batey » de Cuba et de la République Dominicaine, pour approvisionner leurs champs de canne à sucre en main d'oeuvre à bon marché.

Malgré les menées de la bourgeoisie francisée et africanisée contre le plan américain, Dartigue réussit à faire fonctionner les écoles professionnelles mises en place depuis l'occupation. Il croit ferme en « l'efficacité d'un système d'instruction avec un secteur rural complètement détaché du secteur urbain »1. C'est ainsi que l'attention du ministre sera portée plus particulièrement vers l'école rurale, car d'après le réformateur : « Nous avons en face de nous une masse paysanne arriérée, vivant en dehors de toute notion de civilisation moderne... » Donc l'emmener à la « civilisation » par l'instruction est sa seule planche de salut. Sur ce, va être enclenché le début de ce que l'on a l'habitude d'appeler dans la littérature éducationnelle d'Haïti « la démocratisation scolaire ».

1 C. Tardieu. Op.cit. Page 12. Page 22.

Sous la plume de Charles Tardieu, la démocratisation de l'École Haïtienne a connu deux périodes ; l'une amorcée par Dumarsais Estimé, avec le début de l'intromission des organismes étrangers dans la sphère éducative nationale, et celle de François Duvalier qu'il appelle démocratisation violente, parce que dominée par l'anarchie, la violence, et la culture de la peur qui ont caractérisé cette période.

Le mouvement de la négritude éclaté au cours de l'occupation, comme nous le disions tantôt, cachait sous sa portée nationaliste une lutte économique entre les propriétaires terriens conservateurs et les proindustrialistes plus ouverts aux réformes américaines. En plus, le règne des mulâtres relancés et entretenus par l'occupant faisait sortir les griefs de la petite bourgeoisie noire qui attendait la première occasion pour reconquérir les avantages politico-économiques du pouvoir. D'où les torsions qu'ont élaborées Lorimer Denis et François Duvalier pour présenter le problème du préjugé de couleur comme une lutte entre la minorité mulâtre et la grande masse noire, transformée sous leurs plumes, en classe homogène opprimée. Le racisme, en ce sens, devient une ruse politique pour l'accaparement du pouvoir. René Depestre exprime cette idée, quand il écrit dans Bonjour et Adieu à la négritude que les Griots en s'appropriant des idées de J.P. Mars les déformèrent considérablement pour pouvoir en déduire << en toute hâte que c'est le facteur génétique, racial, qui fonde le caractère national d'une culture, et non les conditions de développement historique propres à chaque pays >>. Pendant cette période, on en vient même à faire l'apologie du racisme. Dans le Matin du 4 mai 1934, René Victor1 écrit que : << Le racisme comme force spirituelle est l'unique planche de salut (...). N'ayant pas le sens des solidarités raciales et ethniques, l'Haïtien n'est mu par aucune conscience nationale. Il faut développer l'orgueil racial dans le coeur des jeunes nègres >>. Poussée des options démagogiques : le racisme selon ce dernier doit remplacer dans le coeur du peuple la conscience nationale, qui, pour lui, est inexistante. C'est sur la base de ces élucubrations politiques que nous allons assister à l'entrée au pouvoir des hommes comme Dumarsais Estimé (1946-1950), Paul Eugène Magloire (1950-1956) et François Duvalier (1957-1971).

Selon le point de vue de Charles Tardieu, le tableau général de la période 46-56, présente une stagnation dans le domaine de l'instruction malgré la réforme Dartigue des années 40. << Elle reste un privilège réservé à un très petit nombre malgré l'augmentation appréciable du nombre des établissements scolaires >>2 (Optique, 1955). L'auteur avance qu'en 1953-54 avec un taux de scolarisation national de 19%, réparti en 17.3% pour les zones rurales et 64.0% pour les zones urbaines. Un tableau criant pour plus d'un siècle d'indépendance,

1 Cité par L.F. Hoffmann. Op cit, page 62. Page 8.

2 C. Tardieu. Op.cit, page 12. Page 11.

surtout que les structures scolaires disponibles restent toujours à désirer. Les écoles congréganistes établies et à Port-au-Prince et dans certaines grandes villes de province dispensent une éducation calquée intégralement sur le modèle français et gardent le flambeau de l'excellence avec quelques Lycées qui veulent maintenir la rivalité. Mais en grand plan rien n'a vraiment changé, que ce soit au niveau de l'accès à l'instruction de la population, de la qualité de l'enseignement. La centralisation et l'exode rural inauguré par les forces de l'occupation allaient augmenter sensiblement l'effectif scolaire, toujours pour recevoir une éducation aliénante, qui dénie l'apprenant de toute humanité ou de toute notion de culture. C'est ce que C. Tardieu présente comme la démocratisation tempérée de l'avant Duvalier. Toutefois, il ne manque de nuancer sa réflexion en écrivant :

<< La démocratisation tempérée initiée sous l'occupation et qui aurait pris son vrai départ alors que Dumarsais Estimé était ministre de l'Instruction Publique pour prendre sa vitesse de croisière plus tard alors qu'il était Président de la République n'aura en fait été qu'une grande illusion, une opération démagogique à la faveur de laquelle la bourgeoisie haïtienne, sans distinction de couleur, et certains secteurs de la petite bourgeoisie haïtienne, eux aussi, sans distinction de couleur, auront consolidé les fondements économiques et sociaux du système d'éducation ».

Duvalier, arrivé au pouvoir à la faveur d'une crise qui a ouvert ses tentacules dans toutes les branches du social, allait passer 30 années au pouvoir, en instituant un climat de terreur généralisé dans le pays. Au cours de cette période le système éducatif allait connaître un tournant significatif. Charles Tardieu résume cette période qu'il dénomme démocratisation violente, en ces termes :

<< A partir de 1957 la démocratisation scolaire adopte l'allure du duvaliérisme (...). Ses effets sur le système d'enseignement sont, entre autres, la démocratisation violente qui est favorisée par la conjugaison de plusieurs facteurs comme la force brute du macoutisme, l'accélération du mouvement migratoire, l'urbanisation sauvage et la pénétration étrangère qui se fait à la faveur des progrès technologiques et culturels imposés de l'extérieur à la société haïtienne ».

Le débordement des flux de migrants qui se sont déversés sur Port-au-Prince et les autres villes de province a rompu les structures d'accueils insuffisants qui existaient jusqu'alors. De manière anarchique et ambiguë, l'école s'est ouverte brutalement à toutes les couches sociales sous la force du macoutisme. Les écoles congréganistes ont continué la distribution d'une éducation francisée et élitiste. Quant aux Lycées qui ont voulu maintenir la concurrence, ils craquèrent devant ce flux, puisque leurs structures même visaient la mise en quarantaine de la majorité, avec une langue étrangère comme langue d'enseignement, des méthodes et un programme déracinants, des locaux scolaires insuffisants. Nous entrons, avec cette démocratisation, dans l'institution de l'ère de l'échec scolaire. Dans son ouvrage Les Héritiers1, Bourdieu conceptualise ce phénomène à travers le capital culturel de l'individu qui aborde le parcours de l'enseignement. En ce sens, les fils ou les filles du

1 Bourdieu Pierre et J. C. Passeron. Les Héritiers. Edition Minuit, Paris, 1964.

paysan ou du prolétaire qui font leur entrée dans les structures scolaires se trouveront naturellement en position d'infériorité face à ceux de la bourgeoisie, car ces derniers détiennent un héritage culturel et social qui va les aider à se mouvoir plus facilement dans le bain scolaire. Surtout dans notre cas où ils sont détenteurs de la langue de l'enseignement, ignorée par la majorité.

Sous la timide capacité d'accueil des écoles existantes, vont se faufiler à l'horizon des écoles privées, sous la directive des autres congrégations religieuses particulièrement protestantes, qui se sont petit à petit installées pour propager la manière de voir américaine durant l'occupation. Et surtout pendant cette période, les institutions dénommées << écoles borlette» en Haïti, allaient entrer en scène pour absorber la demande qui se fait croissante au niveau de l'instruction.

Parallèlement, Duvalier, avec son appareil répressif, a entamé une vaste persécution contre le corps des enseignants. Les assassinats se sont mêlés à l'exil, au profit de la grande réforme enclenché au Québec, ou à l'alphabétisation de l'Afrique en voie de décolonisation, pour finir par laisser l'école haïtienne dénudée de toute compétence au niveau de l'éducation.

Au niveau du milieu provincial, l'école démocratisée de Duvalier a renforcé l'exode rural déjà accéléré sous la poussée de la désagrégation économique, et cette même démocratisation a joué le rôle idéologique de dévalorisation de tout ce qui touche au monde rural, tout en favorisant l'aliénation des apprenants. Un rapport des experts étrangers au niveau des agences internationales décrit cette situation en ces termes :

<< Le système scolaire actuel, financé par les impôts que paie l'ensemble de la population, aboutit à donner à des jeunes ruraux le mépris de leur environnement et des possibilités de le transformer. Il ne livre que quelques diplômés utilisables en fin de course - provenant surtout de Port-au-Prince et de quelques villes provinciales. (...) »1.

La démocratisation du système scolaire de la première version de Duvalier n'a été en fin de compte qu'une belle farce, une sorte de dédémocratisation de l'enseignement. Tardieu conclut par rapport à la politique duvaliérienne en matière d'éducation, que sa politique se limite exclusivement à permettre à certains de résoudre, pour le compte de leur groupe, leurs problèmes de statut social dans la nouvelle configuration sociale.

<< Son impact sur le système d'enseignement se résume en fait à un grand stigmate laissé par une peur du terrorisme duvaliériste et l'institutionnalisation du désordre généralisé représenté, entre autres, par le

1 C. Tardieu. Op.cit, Page 12. Page 173.

fourmillement de ces « écoles borlettes ». Par contre, le mérite de la démocratisation violente aura été d'avoir contribué à aiguiser les contradictions sous-jacentes au fonctionnement et aux conditions d'existence même de l'école et du système d'éducation en général ».

Aucun changement n'a été enregistré au niveau de la configuration de la structuration de notre système éducatif. Malgré les faux-semblants noiristes qui furent à la base de la prise de pouvoir des Duvalier, la rupture d'avec les valeurs qui ont servis de fondement à la charpente sociétale de l'époque coloniale esclavagiste n'a pas été effective. L'inégalité, la déshumanisation, la production de complexes d'infériorité ont traversé toute la longue période du marasme de la révolution duvaliériste et de sa prétendue démocratisation.

TROISIÈME PARTIE

Dimensions et perspectives d'une régénération de l'école haïtienne.

CHAPITRE 5
Les potentialités transformationnelles de l'École Haïtienne.

Dans ce chapitre, il sera question de faire l'historicité sommaire de la grande Réforme des années 1970, qui avait pour objectif la transformation structurelle et fonctionnelle du système éducatif, jugé inadapté et moribond par les teneurs de la réforme. Il nous importera de faire l'analyse et le bilan de cette réforme, plus de vingt ans après sa mise en application. Cette étude nous mènera également à questionner les discours mystificateurs des agences internationales de développement, qui veulent présenter le sous-développement, historiquement créé par elles, comme résultant du fonctionnement précaire du système éducatif et des autres institutions corollaires dans les pays dit sous-développés, et particulièrement Haïti. En fin de compte, nous mettrons l'accent sur les capacités d'éveil social de conscience à l'intérieur même des espaces éducatifs tout en considérant les limites de leur action à visées transformatrices, faute d'une insertion dans une logique de lutte sociale globale pour une transformation radicale.

A- Les facteurs de continuation de la dérive du système éducatif haïtien.

La caricature de démocratisation amorcée au cours de la seconde moitié du 20e siècle allait continuer tranquillement sa route avec tout son cortège de contradiction. Avec la passation du pouvoir par son père à Jean-Claude Duvalier, le système éducatif allait connaître de profondes transformations, sous la poussée d'une vaste réforme suggérée par les organismes internationaux, de plus en plus intégrés au contrôle de notre espace pédagogique. A travers les paragraphes qui vont suivre, nous nous proposons d'amorcer une analyse de la réforme baptisée du nom de Bernard, sans omettre de signaler ses limites et de dégager les facteurs qui ont contribué à dynamiser la dérive du système éducatif haïtien et à la continuation de son processus d'aliénation.

1- Les racines politico- économiques des courants du négativisme dans le corps éducatif haïtien, et la mise en place de la réforme.

La montée de Jean-Claude Duvalier au pouvoir amorce de façon plus ouverte la prise de contrôle par les organismes étrangers du système éducatif haïtien et des autres secteurs clef de la vie politicoéconomique nationale. A la faveur d'un relachement des détenteurs du pouvoir dans la gestion de la chose publique, l'influence des organismes étrangers s'avère recrudescente. C'est ce que traduit le tableau ci-après de Charles Tardieu.

Tableau 3 -Sphères d'influences étrangères sur le système d'enseignement1.

Pays et/ou organisation

Zones d'influence privilégiée

Canada

-Ecole d'agriculture

-Ecole de gestion et de comptabilité

-Ecoles techniques

-Ministère Education Nationale (restructuration administrative).

France

-Institut Pédagogique National :

Préparation du curriculum de la réforme.

Formations maîtres écoles publiques.

Etats-Unis d'Amérique

-Alphabétisation

-Curriculum écoles privées

-Formations maîtres écoles privées -Préscolaire

Banque Mondial

Infrastructures scolaires :

Ecoles primaires

Ecoles techniques et professionnelles

BID

-Ecoles rurales

UNESCO

-Ministère de l'Éducation Nationale -Institut Pédagogique National -Alphabétisation

BID/OEA

-Institut National de la Formation Professionnelle -Centre Pilote de Formation Professionnelle.

Planification nationale de la formation professionnelle. Curriculum de la formation professionnelle.

Formation des maîtres

Formation des étudiants

Ce tableau montre la volonté de la communauté internationale de se substituer au gouvernement haïtien dans la définition des grandes lignes de la politique éducative du pays. C'est ainsi que, sous la poussée de ces organismes, le système éducatif, au cours des années 1970, allait entrer dans une autre ère.

1 Charles Tardieu. Op. cit, page 12. Page 190.

La configuration générale du fonctionnement et de la structuration du système scolaire n'a pas changé avec la montée au pouvoir de Duvalier fils. Les flux de demande augmentent de plus en plus, l'incapacité ou le manque de volonté du gouvernement de répondre aux besoins de la population au niveau de l'instruction s'affiche de manière ostentatoire. L'exode rural qui se traduit dans le délaissement des provinces accentue les difficultés que le gouvernement aurait rencontrées dans une tentative de planification de l'enseignement, pour combler le vide laissé par l'État dans le domaine éducatif. Les écoles laïques privées continuent de pulluler dans les grandes villes, fondées le plus souvent par des diplômés d'études secondaires sans emploi qui engagent, à leur tour, des non diplômés, souvent mal rémunérés. À cette époque également, selon L.A. Joint1, << les écoles de la mission protestante, dirigées et administrées par les représentants d'une Église ou d'une secte protestante >>, continuent de s'implanter à un rythme effréné dans le pays. << Comme dans les écoles presbytérales, les enseignants sont choisis en fonction de leurs qualités professionnelles, leur appartenance religieuse et leur engagement dans la mission. Mais à côté de certaines écoles protestantes bien équipées en ville, on trouve aussi de nombreuses petites écoles protestantes sous-équipés, disséminées dans les villages et les quartiers populaires dirigées par des prédicateurs >>2. En gros, la démocratisation, enclenchée à la fin de l'occupation, n'avait pour résultat concret que la création de certains locaux scolaires, et la centralisation de l'instruction dans les villes.

Vers la fin des années 1970, << sous le diktat des organismes internationaux comme l'UNESCO et la Banque Mondiale, les dirigeants Haïtiens ont préconisé une réforme éducative, à l'instar des réformes opérées dans les autres PMA (pays moins avancés). Cette réforme éducative a été aussi pensée par des techniciens Haïtiens vivant à l'étranger. (...) Ces techniciens sont rentrés en Haïti pour favoriser la mise en place de la réforme éducative. C'est le cas du Ministre Joseph C. Bernard qui, deux mois après sa nomination, a lancé cette réforme. Il a été désigné par l'UNESCO pour entreprendre cette réforme. C'est aussi le cas de Frantz Lofficial, un des responsables de l'IPN (Institut Pédagogique National) qui était le fer de lance de la réforme >>3.

Toujours selon L.A. Joint et L. Hurbon, et également G. Michel dans le texte :

<<L'école aux Antilles >>, les réformateurs reprochaient à l'ancien système éducatif son élitisme. Dans une étude réalisée par Frantz Lofficial4, sur << une cohorte de 57.938 élèves inscrits à la première année primaire en 1966-67 en milieu rural, seuls 17.784 élèves (30.7%) passent l'année suivante en << cours

1 L.A. Joint; Lannec Hurbon. Système éducatif et inégalités sociales en Haïti. Éditions l'Harmattan. Paris, 2007.

Page 114.

2 Ibid. Page 114 (En 1920, il y avait 2% des Haïti protestants. En 1997, selon Fritz Fontus 40% des Haïtiens en zones urbaines et 25% en zones rurales sont affiliés aux religions protestantes. Voir Fontus, Fritz : << Les Églises protestantes en Haïti. Paris, Éditions l'Harmattan, 2001. page 87- 88). (Noté par l'auteur.

3 Ibid. Page 115.

4 Lofficial Frantz. Créole, Français: Une fausse querelle. Bilinguisme et réforme de l'enseignement en Haïti. (Cité par L.A. Joint, dans le livre précité. Page 115).

préparatoire >>. D'après une étude du service de l'enseignement rural, citée par Lofficial, seuls 677, soit 1.5%, ont obtenu en 1973 leur CEP (Certificat d'Études Primaires). Cette étude montre aussi qu'en 1972, << 52,5% des enfants inscrits occupent des classes enfantines. Parmi eux, 39% abandonnent dès la première année, 44.5% redoublent, et seulement 20% vont être promus en classes supérieures. 31% des enfants inscrits abandonnent le système scolaire avant le CEP ; 40% redoublent au moins une fois chaque classe et seulement 30% sont promus en CEP qui peut être considéré comme seuil d'alphabétisation >>1.

Devant cette situation, les réformateurs proposaient une restructuration tant administrative que pédagogique et estimaient que la réforme devait viser un changement de toutes les structures aliénantes qui empêchent le développement du pays.

<< Ils critiquaient la rigidité linéaire du système traditionnel qui offre une seule option socialement valorisée : Le Certificat d'Études Primaires (CEP) du niveau primaire, suivi du Baccalauréat général du niveau secondaire. Les passerelles, comme le brevet élémentaire ou les écoles techniques et professionnelles ont été des voies sous-estimées ou marginalisées dans l'ensemble. Ils déploraient aussi l'inadaptation des programmes scolaires qui explique la caducité de l'ancien système. (...) Aux yeux des réformateurs, le problème de la langue d'enseignement constituaient un obstacle à surmonter >>2.

En gros, comme par magie, le programme de la réforme veut la libération de l'Haïtien pour l'amener à être un citoyen dynamique, discipliné et pleinement responsable. Selon eux, le système scolaire doit être démocratique, accessible à tous; il doit porter tant sur les travaux de l'esprit que sur les travaux manuels et préparer à l'éducation permanente. Ils ont proposé des objectifs pour chaque cycle et ont mis grandement l'accent sur la question linguistique, en soulignant que, pour des raisons d'efficacité et de rapidité, << le créole est retenu comme la principale langue d'enseignement pendant les cinq premières années de l'enseignement fondamental >>3. Dans la conception des réformateurs, l'enseignement obligatoire en français dès la première année de l'école primaire constitue un handicap dans le système traditionnel, et une des principales causes de la déperdition scolaire. Dans son discours du 20 mai 1979, rapporte L.A Joint dans le texte précité, le Ministre Bernard précise : << Cette décision d'utiliser le créole, la langue maternelle du jeune Haïtien dans les cycles d'enseignement, repose sur la prise de conscience de la non fonctionnalité de l'usage du français comme première langue >>. Mais dans quelle mesure cette disposition était-elle assimilée par la mentalité collective ? Au regard de la longue histoire de l'institution des rouages de déstructuration des esprits et d'infériorisation permanente de la langue vernaculaire de la population, cette réforme, voulant rentrer directement en conflit avec un des grands points de l'aliénation du système, et ellemême incuber hors des champs accessibles à la grande majorité de la population, allait connaître de profonds déboires, qui, jusqu'aujourd'hui empêchent encore sa mise en application véritable.

1 Ibid. Page 116.

2 Ibid. Page 116

3 MENJS: Buts, Objectifs, Caractéristiques d'une rénovation de l'enseignement primaire, IPN, comité de Curriculum, juin 1976. Pages 38.

Pour asseoir le projet de la réforme dans la réalité, le gouvernement a mis en place des dispositifs institutionnels, comme la promulgation d'une loi. En effet, << la loi du 28 septembre 1979, détermine le statut juridique et les dispositifs institutionnels de la réforme. Les préambules de cette loi précisent que le service de l'enseignement est fusionné avec l'enseignement primaire urbain par le décret de 7 mars 1978. Selon cette << Loi organique » du département de l'Éducation nationale, les objectifs de la réforme coïncident avec un nouveau projet de société plus égalitaire »1. Cette loi est considérée comme l'instrument institutionnel pour la gestion de la réforme. Elle en détermine les principes administratifs et organisationnels2 qui sont les suivants :

- Éradiquer l'analphabétisme à l'horizon de l'an 2000.

- Rendre accessible au plus grand nombre possible d'enfants l'éducation de base.

- Rationaliser les modes de gestion et de fonctionnement du système.

- Renouveler la pédagogie.

- Dynamiser le personnel enseignant. - Adapter et moderniser les contenus. - Intégrer l'enseignement technique à l'enseignement général.

Le second texte de loi, en date du 30 mars 1982, définit les objectifs généraux de l'éducation, les dispositions communes et les dispositions particulières aux différentes structures d'enseignement et de formation. Le chapitre IV porte sur l'utilisation des langues dans l'enseignement fondamental.

Les articles3 touchant la langue d'enseignement sont :

1 MENJS : Loi organique du département de l'éducation nationale, Port-au-Prince, mars 1981, page1.

2 Cité par J. Rodrigue A quand la réforme de l'Éducation en Haïti ? Une analyse et des propositions pour agir. Marquis imprimeur inc. Québec, Canada, 2008. Page 30

3 Ibid. Page 30.

Article 29 :

Le créole est langue d'enseignement et langue enseignée tout au long de l'école fondamentale.

Le français est langue enseignée tout au long de l'école fondamentale, et langue d'enseignement à partir de la 6e année.

Article 30 :

En 5e année de l'enseignement fondamental,

l'enseignement du français est renforcé en vue de son utilisation comme langue d'enseignement en 6e année.

Article 31 :

Un plan d'étude fixe de façon précise l'articulation

pédagogique pour chaque cycle et chaque année en rapport avec les dispositions des articles 34 et 35. Dans tous les cas, à partir de la 6e année, le volume horaire réservé, soit au français, soit au créole, dans le plan d'étude d'enseignement, ne peut être inférieur à 25 % de l'horaire hebdomadaire.

Article 35

Les dispositions du présent décret entreront en application dès sa publication et au fur et à mesure de l'implantation de la réforme.

La réforme, en voulant mettre l'accent sur l'utilisation du créole comme langue d'enseignement, même de manière controversée, a eu, selon L.A. Joint, un caractère << révolutionnaire >>, vu la façon dont le problème linguistique était abordé dans le pays jusque là. Et, de plus, en remettant en question l'utilisation << de programmes scolaires, empruntés du modèle français et proposés par les missionnaires qui dirigent les grandes Écoles congréganistes, mis en oeuvre sans un effort d'acculturation >>1, présente au premier abord le caractère désaliénant de la réforme. Mais cette idéologie de la revendication de l'authenticité haïtienne qu'affiche la reforme, laisse un biais, selon les analystes Joint et L. Hurbon. Pour ces derniers, toujours dans le texte précité, << Les systèmes scolaires ne sont pas transposables, du fait de leur développement endogène et de leur réappropriation dont ils font l'objet même en cas d'importation par les populations. Si les savoirs scolaires diffusés, mais peu réappropriés, s'étaient maintenus avant la réforme de 1979, c'était parce qu'ils répondaient aux attentes d'une minorité dominante de la population haïtienne par laquelle le système d'enseignement était conçu >>2.

En effet, la structuration aliénante du système éducatif ne s'est pas conçue au hasard. Notre étude a mis en exergue les racines historiques de cette aliénation. Ce n'est justement pas tant la reproduction du modèle français qui explique le déracinement du système, mais la question à se poser, c'est : << Pourquoi veut-on copier le modèle français ? Son application dans le pays répond à quelle logique ? Qu'est-ce-qui a toujours empêché la remise en question du fonctionnement et de la structuration du système pendant ce siècle et demi de progression

1 L. A. Joint, L. Hurbon. Op.cit, page 132. Page 116.

2 Ibid. Page 117

boiteuse ? Si l'éducation est une chose politique par excellence, la langue en Haïti, également est un problème politique. On agite la guerre créole/français toujours dans un souci de faire diversion, et diverger les regards sur les vraies questions. La réforme, malgré ces visées au changement, allait connaître de sérieux déboires, parce que justement, elle a immunisé les problèmes auxquels s'affronte le système éducatif contre leur caractère politique, la lutte de classes qui se font sentir jusqu'au tréfonds de notre entité nationale. Une réforme éducative sérieuse, ne peut se préparer dans les bureaux fumeux des experts, sponsorisés par des organismes internationaux, sans aucune participation des acteurs concernés directement par le secteur, comme les apprenants, les parents, les enseignants, la communauté, etc. La population est toujours considérée comme tarée, incapable de comprendre, donc d'intervenir dans les décisions ayant rapport à la prise en charge de son destin de peuple. C'est ainsi que rapidement, en plus des difficultés politiques et économiques auxquelles la réforme allait se confronter, comme par exemple : le manque de volonté politique du gouvernement d'investir dans la réussite de la réforme, le délabrement des locaux, le manque de formation des enseignants. L'autre obstacle majeur à la réussite de la réforme était, toujours selon L.A. Joint et L. Hurbon, d'ordre socio-linguistique. Ces auteurs expliquent que :

<< Pour des raisons différentes et selon les couches sociales, il y avait un manque d'adhésion à l'égard de la réforme, à cause de l'introduction du créole dans l'enseignement. Selon des inspecteurs scolaires, les parents aisés pensent que c'est le créole qui est enseigné et que rien ne se fait en français. Soucieux de l'instruction de leurs enfants en français, les parents les retiraient des classes-réforme. Les familles de la classe populaire, à leur tour, considéraient cette réforme comme une tentative des classes dirigeantes d'enfermer leurs enfants dans << un ghetto créole >>, leur empêchant toute promotion sociale. D'un autre côté, selon les mêmes inspecteurs scolaires, beaucoup d'instituteurs auraient << manoeuvré pour le déchoucage >> des livres de la réforme qui retiraient leur << privilège >> d'enseigner en français et qui << dévalorisaient >> leurs statuts >>1.

M. Giraud et L. Gani, dans le texte << L'école aux Antilles >>2, rapportent que le Ministre de l'Education Nationale, Rosny Desroches, en 1987-1988, faisant une évaluation des sept premières années de la réforme, estimait que le << caractère radicalement novateur de la réforme s'opposait à l'ensemble des valeurs et des pratiques d'une société bloquée >>. D'après R. Desroches, toujours selon les auteurs, << à la chute de Duvalier en février 1986, Haïti se trouvait dans une << situation paradoxale >>. D'une part, l'emploi du français était mal vu dans certaines circonstances, surtout dans la politique ; d'autre part, au nom du rejet du même créole, on va jusqu'à déchouquer certaines classes ou écoles de la réforme appelées péjorativement << écoles Jean-Claude Duvalier >>.

1 Ibid. Page 129.

2 Michel, Giraud, Gani, Léon, Manesse, Danielle. L'École aux Antilles : Langues et échec scolaire. Editions Karthala, Paris, 2000. Page 30.

Cette réaction populaire traduit l'angoisse des parents face à l'avenir de leurs enfants et leur incompréhension de l'esprit de la réforme.

2- La réforme aujourd'hui, et plus de deux siècles d'une aliénation continue.

La réforme en elle-même, en dépit du fait qu'elle représente un acte politique majeur, ne s'est pas départie de l'aliénation effective dans presque toutes les sphères du social haïtien. Malgré l'apparence d'haïtianité qui auréole la réforme, elle est une entreprise pensée de l'extérieur par des organismes comme l'UNESCO, financée également par eux. De l'autre côté, soutient C. Tardieu, << Les investissements, directs ou indirects, de plus en plus importants consentis par un nombre grandissant d'agences de gouvernements étrangers ainsi que les initiatives que peuvent prendre ces agences avec ou sans l'accord du gouvernement haïtien, confirment la démission des autorités nationales dans le secteur de l'éducation et de l'instruction publique >>1. La réforme, au lieu de combler le grand fossé de l'inégalité scolaire, l'a renforcé au plus haut point. Il s'est dessiné à l'horizon la mise en place non pas d'un, mais de deux systèmes scolaires parallèles.

<< Le premier, presque exclusivement réservé à l'élite, serait en réalité le système traditionnel sur lequel le gouvernement haïtien aurait peu ou pas de prise - ostensiblement par démission plutôt que par impossibilité - quant à son fonctionnement, sa structure et les contenus éducatifs véhiculés. Le second, sous l'influence directe du gouvernement, et le seul à tomber sous le coup de la réforme, s'adresserait aux couches défavorisées des masses urbaines et rurales. Cette réforme aurait été rendue nécessaire par la nouvelle place assignée à Haïti dans la division internationale du travail et un de ses objectifs cachés serait alors la socialisation efficace de cette population en vue de son utilisation dans le système de reproduction capitaliste. Dans ce sens, l'instruction réservée aux élites haïtiennes ne nécessite que des changements mineurs qui ne peuvent être réalisés sans une réforme en profondeur >>2.

Et l'instruction, organisée selon un modèle à satisfaire les besoins de la bourgeoisie, ne pouvait être accessible aux visées éducatives de la masse. D'où la nécessité de la mise en place d'une réforme. Alors, la pensée même de la mise en place de la réforme est discriminatoire, donc aliénante socialement. Du point de vue de L. A. Joint et L. Hurbon, malgré la tendance de la réforme à vouloir adapter l'enseignement à la réalité socio-linguistique du peuple Haïtien :

1 C. Tardieu. Op.cit, page 12. Page 188.

2 Michel, Giraud, Gani, Léon, Manesse, Danielle. L'École aux Antilles : Langues et échec scolaire. Éditions Karthala, Paris, 2000. Page 188.

<< La logique traditionnelle d'inégalité des chances scolaires qui régit les orientations de l'enseignement Haïtien, se déplace mais ne change pas profondément. La réforme cherche à promouvoir les différences individuelles, c'est-à-dire à donner des chances d'instruction et de formation aux individus selon leur propre capacité. Or, les différences individuelles sont généralement basées sur les différences sociales. Les élites haïtiennes ont toujours utilisé les différences individuelles pour faire de l'éducation un instrument de reproduction des inégalités sociales, Au fond, la logique de la réforme de 1979 semble bien être de dispenser l'instruction de base et l'alphabétisation au plus grand nombre et de sélectionner parmi les alphabétisés des éléments pour renforcer la classe des élites. Son but n'est pas de démocratiser l'enseignement à tous les niveaux >>1.

Pour éclairer mieux ce point de vue les auteurs avancent comme exemple, que après le premier cycle de 4 ans ou le deuxième cycle de 6 ans de l'enseignement fondamental, l'enfant qui n'arrive pas à s'adapter au système formel d'enseignement, peut être orienté vers les branches techniques pour être rentable sur le marché du travail. Cependant, étant donné l'état des lieux du système, le manque de structures d'accueil du secteur technique et professionnel, la majorité des enfants de la paysannerie sont condamnés à rester au niveau du premier cycle de 4 ans ou du deuxième cycle de 6 ans, le temps suffisant pour une simple alphabétisation. Par manque de structures d'accueil et de formation permanente, ces enfants alphabétisés risquent, livrés à eux-mêmes, de devenir illettrés.

En fin de compte, la réforme, de par sa gestation même, ne pouvait révolutionner le système aliénant d'éducation institué historiquement pour maintenir le capitalisme, attardé fonctionnel à l'intérieur du pays. Au contraire, dans une certaine mesure, elle travaillait à rendre ce système plus fonctionnel, car les objectifs poursuivis par le réseau d'organisation internationale étaient la scolarisation-socialisation d`un plus grand nombre de futurs travailleurs dont aura besoin le système pour assurer sa reproduction. << Ceci expliquerait entre autres, renforce C. Tardieu, pourquoi malgré tous les rapports négatifs2 quant aux résultats pédagogiques obtenus dans le secteur de la réforme, les organisations internationales et plus particulièrement la Banque mondiale augmentent continuellement les fonds alloués à la réforme sans exiger les corrections que recommandent les évaluateurs >>3. Connaissant les trajectoires tortueuses des << aides >> internationaux et leurs capacités notoires de mystification, la réforme financée exclusivement par les organismes étrangers ne pouvait répondre totalement aux besoins nationaux. Leurs intégrations de plus en plus poussées dans la gérance de la chose publique, s'expliquent par une démission de l'État Haïtien du domaine public. Ceci se concrétise, explique C. Tardieu, par la distribution de zones d'influence

1 L. A. Joint ; L. Hurbon. Système éducatif et inégalités sociales en Haïti. Edition l'Hamarttan, Paris, 2007. Page129.

2 Voir à ce sujet le rapport preparé par Locher, Malan et Pierre-Jacques pour le compte de la Banque Mondiale: Évaluation de la réforme educative en Haïti. Page 163; Voir aussi de Uli Locher, Educational Reform in Haïti... (1988). Page 18. (Cité par Charles Tardieu. Page 191).

3 C. Tardieu. Op.cit page 12. Page 189-191.

pour les institutions jugées importantes par les organismes étrangers. Ainsi donc, il n'y a pas généralisation d'une réforme, mais bien sélection d'institutions à investir par l'étranger.

La tentative de rénovation de l'école haïtienne, entamée avec la réforme, se poursuit jusqu'à nos jours. La langue créole n'est plus tout-à-fait bannie dans les espaces scolaires. Dans une plus large mesure, cette langue s'est fait une place minoritaire à côté du français. La constitution de 1987 l'a même promu langue officielle, après plus d'un siècle et demi d'histoire. Mais si pour G. Michel et L. Gani, il est trop tôt aujourd'hui de clamer la banqueroute totale de la réforme, J. Rodrigue dans un texte assez récent, juge que : << Cette réforme éducative, qui devait assurer une certaine cohérence à notre système d'éducation a malheureusement échoué. En effet vingt-cinq ans après que l'État haïtien eut décrété cette réforme, les différentes lacunes qu'accusait le système (obsolescence du discours scolaire, archaïsme des méthodes d'enseignement, insuffisance de l'enseignement ou plutôt superposition de plusieurs types d'écoles, etc.) n'ont toujours pas été corrigées >>1. Nous pouvons ajouter que la rupture tant attendue d'avec les systèmes de valeur qui ont servi de base à la maintenance du système colonial esclavagiste, n'a pas été effective. L'école continue d'être le haut lieu d'exhumation de l'âme haïtienne.

Le même auteur, dans le livre intitulé << crise de l'éducation et crise du développement >>, a fait une analyse assez intéressante de certaines matières du programme scolaire pour montrer, selon son expression << le déracinement du système >>. Il rapporte que sur l'enseignement du français : << Sur 128 textes littéraires que comprend Le français par les textes de V. Bouillot (adaptation de O. R. Fombrun), 16 d'entre eux seulement, soit 12.5 %, sont de source haïtienne. Des 101 textes que comporte Le manuel de lecture courante des Frères de l'Instruction Chrétienne, 12 seulement sont des productions d'auteurs haïtiens. Les 89 autres sont empruntés à des auteurs étrangers. Mais, parmi ceux-ci, les auteurs français ont une grande fréquence d'utilisation >>2. Nous pouvons ajouter que dans les manuels de lecture en utilisation de nos jours, dans les classes de première année fondamentale, intitulée Je lis et Je parle avec plaisir, la quasi-totalité des textes n'ont aucun rapport avec la réalité sociale haïtienne, et les illustrations présentent des enfants aux visages caucasiens et des paysages différents de l'environnement local.

L'enseignement de l'Histoire et de la Géographie présente les mêmes configurations : << Outre l'imposition d'un arbitraire culturel étranger, il y a aussi les silences ou les mensonges de l'enseignement de

1 J. Rodrigue. Op.cit, page 134.. Page 15-16.

2 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et crise du développement. Page 34.

l'histoire. D'abord, ils sont résolument tournés vers le passé, un passé défini : L'histoire qui se déroule et la géographie qui se crée : l'histoire et la géographie d'un espace que les Haïtiens, dans la production sociale de leur existence, créent et façonnent, sont laissées complètement de côté »1. Et avec la méthode de la mémorisation à outrance instituée, les sciences sociales deviennent des matières mortes, démunies de leurs importances dans la construction de l'identité nationale. << Il n'existe aucune différence fondamentale entre le cours d'histoire du réseau primaire et celui du réseau secondaire-supérieur, sinon un grand souci du détail. L'enseignement secondaire de l'histoire s'applique à reconstituer les événements d'une manière certes plus saisissante, mais sans toutefois les articuler à la lutte que se livrent les classes et les groupes sociaux »2.

La plus ridicule des matières enseignées dans nos écoles, est sans nul doute la Philosophie. Une philosophie totalement déracinée, constituée en un ramassis de disciplines différentes : Logique, Métaphysique, Morale, Psychologie, etc. C'est une philosophie tournée vers un occident qui n'existe plus, coupée du monde national et international. L'auteur avance qu' : << Enseigner aux jeunes quelques éléments de métaphysique et de philosophie positive (Descartes, Comte, Bergson, Russell et Kant), commenter les commentaires des commentateurs, voilà l'essentiel de leur tâche. Ils enseignent aux jeunes Haïtiens le respect de la loi et la constitution, alors que celles-ci sont quotidiennement et systématiquement violées par ceux-là mêmes qui ont pour fonction de les faire observer. Ils parlent de démocratie libérale, de respect des droits et des libertés individuels, alors que la totalité des institutions sociales fonctionne sur un mode autocratique et répressif »3.

Plus de vingt-cinq ans après le déclenchement de cette réforme, où en est-on aujourd'hui? L'auteur répond que :

<< Vingt ans après que le gouvernement eut lancé sa réforme, le système éducatif reste encore inadapté : les manuels, pour la plupart importés de France et du Canada, transmettent un contenu éducatif qui renvoie à une autre histoire, à d'autres valeurs culturelles et éthiques, à d'autres conditions physiques et humaines que celles dans lesquelles évolue l'écolier haïtien. Il en résulte un certain nombre de phénomènes d'aliénation culturelle, aggravé par le recours à une langue étrangère - le français - comme véhicule de l'enseignement. Ce qui entraîne pour l'élève haïtien des difficultés d'apprentissage et contribue dans une certaine mesure à l'isoler de son environnement »4.

1 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et crise du développement.Même. Page 35.

2 Ibid. Page 36.

3 Ibid. Page 38.

4 J. Rodrigue. Op.cit, page 134. Page 29.

Donc la conclusion pensée par l'auteur il y a des décennies, peut encore être de mise cette réflexion : << L'enseignement de la Philosophie, comme celui des autres matières, est un lieu où les Haïtiens apprennent à se nier en tant qu'êtres, à s'automutiler >>1.

Au niveau du renouvellement de la pédagogie, l'échec de la réforme est tout aussi flagrant : << Le principe de sélection et l'encyclopédisme qu'on a voulu combattre ou faire disparaître dominent encore le système : évaluation normative, classements hiérarchiques, examens normatisés (6e et 9e année fondamentale), apprentissage livresque continu, etc. >>. En somme, les beaux discours de la réforme sur la restructuration scolaire et les pratiques pédagogiques n'ont pas pu prendre pied dans la réalité.

En ce qui a trait à l'alphabétisation, l'un des premiers objectifs de la réforme, le résultat n'a pas beaucoup changé. Depuis les années 1960, le président F. Duvalier a annoncé en grande pompe le lancement de son vaste programme d'alphabétisation. Dans un discours adressé à la nation le vendredi 11 juillet 1958, il annonce que le gouvernement a << conçu et préparé le plan grandiose de procéder, d'une façon méthodique et vigoureuse, à la mise en place d'une organisation capable de combattre en quelques années l'analphabétisme. Véritable fléau national de l'élimination duquel dépendent le fonctionnement harmonieux d'une démocratie réelle et le développement économique >>2. Le programme de la réforme des années 1970, assure le relais, en ayant comme objectif l'éradication de l'analphabétisme à l'horizon de l'an 2000. Ces objectifs n'ont cependant pas été atteints, selon l'avis de J. Rodrigue, nonobstant les programmes d'alphabétisation de masse (Mission Alpha, ONPEP) et la création d'une secrétaire d'État à l'alphabétisation. Tous ces beaux discours étaient mystificateurs, car dans la réalité rien n'y était fait pour éradiquer l'analphabétisme. D'ailleurs, cette situation ne dérangeait pas trop l'élite. Toutefois, selon << le recueil de statistiques sociales >>3, le pourcentage d'analphabètes au sein de la population active a sensiblement régressé. En effet, de 1982 à 2005, il est passé de 65% à 51,9%, soit une baisse de 13%.

Comme résultat général de la politique globale des longues années des Duvalier, H. Malfan rapporte : << L'aggravation de la misère, de l'ignorance et des conditions sanitaires des masses, un chômage aux proportions chaque jour plus catastrophiques, une inflation qui réduit à néant le pouvoir d'achat déjà dérisoire des

1 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et crise du développement. Page 38.

2 François Duvalier. Face au peuple et à l'histoire. Port-au-Prince, Édition SID, 1961.

3 MEF (IHSI). Recueil de statistiques sociales. Vol 1, août 2000.

masses urbaines et rurales >>1, ce fut en gros le lot des masses populaires, tandis qu'à l'opposé, « une poignée de nantis et de profiteurs ne cessent d'amasser, en un temps record, des richesses fabuleuses >>2.

L'école aujourd'hui, malgré la nette avancée qu'on peut observer dans la fréquentation des locaux scolaires par de jeunes3, ne s'est pas départie du cancer de l'aliénation, comme elle est définie au chapitre 3 de ce travail. Toutes les tentatives de réformes amorcés jusque là n'ont jamais pu considérer la population comme réalité d'être. Le système est toujours dominé par des réseaux d'écoles publiques, privées, catholiques, protestantes, congréganistes, presbytérales et communales. « Ces écoles superposent des enseignements de classe, n'offrent pas la même qualité de services à tous les enfants et, conséquemment, assurent mal leur intégration nationale >>4. L'avènement d'un système scolaire unique, laïc, animé de respect et de tolérance pour toutes les personnes sans distinction de croyances ou de religions, se fait encore attendre. Si les assauts contre le schème religioso-culturel de la masse ont diminué depuis ces vingt dernières années, le discours scolaire, parce que justement dominé par l'évangélisation, continue. La diabolisation et l'infériorisation entamée depuis l'époque coloniale, continue leur travail à travers la conscience du peuple. Les élèves sont toujours empêchés de penser, car le seul outil de communication maîtrisé par eux, continue d'être dévalorisé dans les espaces scolaires. L'étude de Yves Déjean, mentionnée au chapitre 3, où il fait état de la violence avec laquelle on imposait le silence aux apprenants, les empêchant de s'exprimer dans leur langue date des années 2000. L'éducation dépersonnalisante poursuit tranquillement son petit bonhomme de chemin, le complexe d'infériorité qui rend la personne incapable de se constituer en acteur social responsable et actif dans la lutte pour la transformation de son milieu social et physique couve encore dans le système, après plus de deux cent années de décolonisation. Le mental garde ses liens, la conscience sociale de la nation est atrophiée à telle point que même la perte de la souveraineté nationale se fait sans trop d'embûche. L'éducation, de par sa formation et son imbrication dans le système social global aliénant du capitalisme haïtien rabougri, ne peut se départir de l'aliénation congénitale de ce système.

1 H. Malfan. Cinq décennies d'histoire du mouvement étudiant haïtien. Page 88.

2 «43% du revenu national vont à 0.8% de la population. Aux 200 familles millionnaires dénombrées par les organismes internationaux sont venus s'ajouter, de 1974 à 1997 seulement, 3800 autres, disposant de 90.000$ par an, en plus des sommes déposés dans les banques étrangères. (Tiré du livre précité. Page 88).

3 On observe une augmentation constante et rapide de l'effectif des fréquentations au niveau secondaire. De 1982 à 1998, il est passé de 95.600 élèves à 357.896, soit une augmentation de 274%. De 1998 à 2003, le mouvement de scolarisation des jeunes a poursuivi sa marche ascendante; Les inscriptions dans l'enseignement secondaire public et privé sont évaluées à 584.954 pour l'année scolaire 2003-2004. (Source: MEF (IHSI). Recueil de statistiques sociales, Vol. 1, août 2000- MENJS (2005). Fiche d'information sur l'éducation en Haïti. ( Tiré du livre «A quand la

réforme éducative en Haïti?... Page 59).

4 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et crise du développement. Page 40.

Les organismes internationaux brandissent, depuis l'époque de l'occupation américaine, la défectuosité du système éducatif comme facteur de sous-développement, un discours relayé de l'intérieur par la presse et les politiciens, sans une prise en compte de son caractère mystificateur et aliénant. Les prochains paragraphes seront consacrés à l'analyse de ce phénomène.

B- Le système éducatif haïtien et le sous-développement.

Quelles relations existe-il entre éducation, développement, sous-développement ? Laquelle des variables éducation et sous-développement est dépendante l'une de l'autre ? L'analyse de ces questions nous amènera finalement à montrer les limites de toutes actions réformistes de transformation du système éducatif à l'intérieur du système social global aliénant.

1- Discours mystificateurs d'une éducation développementiste.

De l'avis des organismes internationaux, tels l'ONU à travers ses sous-divisions, l'analphabétisme et la sous-scolarisation sont des freins majeurs au développement démocratique des États de la périphérie. Si en apparence ce discours semble logique, au fond, il est vide de sens, parce qu'il ne prend pas en ligne de compte l'histoire dans laquelle s'insère la crise éducative chronique de ces pays. L'éducation n'a jamais été un facteur de développement, comme elle ne peut être non plus, un facteur de sous-développement. L'éducation est soumise à la mouvance de l'avènement des diverses formes de production que le monde a connues, pour arriver finalement au capitalisme, qui comme un magicien, transforme tout en marchandise, et institue l'exploitation à outrance comme base de son développement. Le sous-développement est une création du système capitaliste, et le système éducatif institué dans ces pays appelés sous-développés travaille à maintenir la dépendance à l'égard de ces pays dits développés. Dans le cas d'Haïti, l'analphabétisme et la sous-scolarisation persistent, en partie, parce qu'ils ne menacent pas les intérêts économiques aménagés chichement par notre bourgeoisie anti-nationale. Pointer du doigt les maux du système éducatif en les disséquant de leurs imbrications dans la putréfaction totale du système global

est mystificateur. Car, « l'enseignement est, lui aussi, selon E. Brutus, un phénomène d'ordre économique, politique et social. On ne saurait l'étudier en le dissociant du système économique, du fait politique, de la division sociale. Il participe à un ensemble historique et vit de sa vie >>1. L'essentiel en ce sens serait de penser une éducation qui fait l'étude du développement, une école de développement. Mais développement, pas dans le sens d'une recette de sortie de crise universelle, formatée à l'extérieur, et transposable dans tout espace géographique et historique du globe. Mais une éducation pour penser le développement comme création intérieure à chaque groupe social dans son évolution historique propre.

« Cette école de développement, selon les mots de Jn. Anil L. Juste, doit promouvoir la lutte contre le dualisme développement - sous-développement. Pour cela, elle rompra avec la logique de l'histoire comme succession d'événements survenus au cours des siècles. Concrètement, elle étudiera la misère intellectuelle, la misère physiologique, et la misère économique comme produits qui masquent le processus d'accumulation et de légitimation du capital. L'attitude requise pour l'amélioration des conditions de vie ou de survie ne peut se former que par et dans la lutte de dépassement du capital. (...) Au lieu de l'équité, l'école de développement prônera l'égalité ; à la place du développement du capital humain, elle mettra l'explication des capacités physico-mentales des étudiants en vue de la pleine réalisation de l'homme Haïtien >>2.

2- Système d'éducation, aliénation et patriotisme.

Malgré la dépersonnalisation continue, et l'aliénation effective du système éducatif haïtien, tout au cours de l'histoire, nous avons assisté au soubresaut d'éveil de la conscience des jeunes du milieu scolaire et universitaire. La capacité de résistance qui a débouché sur la grande révolution de 1789 se couve encore dans les âmes de chaque Haïtien authentique même de manière latente. Les assauts menés contre la potentialité de résistance de ce peuple à travers la déconstitution, l'infériorisation, la diabolisation systématique de son schème culturel et de ses manières de percevoir le monde, n'ont jamais abouti véritablement à dépersonnaliser et à zombifier totalement les éléments de la nation.

Malgré le caractère aliénant de notre éducation, le milieu estudiantin haïtien est secoué périodiquement par de fortes poussées nationalistes. En 1929, sous l'occupation américaine, la jeunesse étudiante haïtienne pose, d'une étonnante manière, son premier acte de combat. La grève de Damiens et les puissantes vagues de manifestations qui s'ensuivent ouvrent la voie à une époque d'interventions intermittentes des étudiants haïtiens dans la vie politique du pays.

1 Préface du livre Instruction publique en Haïti d' E. Brutus.

2Jn. Anil L. Juste. De la crise de l'éducation à l'éducation de la crise en Haïti. Page 104.

A partir de cette date, la jeunesse étudiante haïtienne reviendra assez souvent dans la mêlée, pour jouer un rôle spécifique dans toutes les grandes crises politiques qui secouent le pays depuis 1929. Ainsi, rapporte H. Malfan, << en janvier 1946, la fermeture du journal La Ruche, édité par de jeunes étudiants, et le déclenchement subséquent de grèves et manifestations étudiantes servent de détonateur au vaste mouvement populaire qui va emporter le gouvernement de Lescot et ouvrir une période d'essor du mouvement démocratique de masse en Haïti »1. Après les manifestations en mai 1956, qui ont précipité le renversement de Paul Magloire, le mouvement étudiant allait se constituer en un véritable mouvement organisé, mais, elle allait rapidement connaître de graves difficultés pendant la longue période des Duvalier jusqu'à l'hécatombe de 1969. Malgré le bâillonnement et les assassinats des années 1970, la mort des trois élèves aux Gonaïves allait jouer un grand rôle dans le renversement de la dictature duvaliérienne. Et plus près de nous, en 2004, nous pouvons nous rappeler les grandes mobilisations contre le pouvoir de J.B. Aristide, et aujourd'hui encore la grande mobilisation pour les deux cent gourdes de salaire minimum lancée par la faculté des Sciences Humaines.

Malgré les menées des gouvernements pour éliminer toute forme de politisation, comme par exemple, la manifestation d'aucune volonté d'aménager un campus universitaire pour la réunion de toutes les facultés, l'espace universitaire, reste un lieu de débat politique par excellence.

Ce qui explique, que malgré la tendance ségrégative du système éducatif, il existe une potentialité de réveil, chez les jeunes, qu'il faut prendre en considération dans toute tentative de lutte pour la transformation du système. Mais, en faisant cette prise en compte, on ne doit pas oublier que, comme l'a écrit Suzy Castor dans << Étudiants et luttes sociales dans la caraïbe » :

<< Une université n'existe pas dans le vide, mais dans une société donnée. Son fonctionnement est toujours conditionné par la société où elle se trouve et son rôle principal est d'en satisfaire les nécessités. Par conséquent, toute université assure la reproduction et la transmission des valeurs idéologiques, culturelles et scientifiques d'un système. Elle forme des cadres scientifiques et techniques et administratifs nécessaires à son fonctionnement et à sa continuité »2.

C'est l'une des raisons qui explique que l'une des lacunes du mouvement étudiant haïtien, est selon H. Malfan, son manque de continuité historique. Aux flambées sporadiques, succèdent des périodes d'accalmie ou même de mort apparente ; le mouvement succombant soit à la répression politique, soit à ses faiblesses et dissensions internes, soit à son isolement, en l'absence dans le milieu d'autres organisations similaires dont la

1 H. Malfan. Cinq décennies d'histoire du mouvement étudiant haïtien. Édition << Jeune Clarté », Montréal - New-York, 1981. Page 9.

2 Cité Jn. Anil L. Juste. Jn. Anil L. Juste. De la crise de l'éducation à l'éducation de la crise en Haïti. Imprimeur II, Port-au-Prince, 2003. Page 115. Page 156.

solidarité l'aurait aidé à survivre. Ainsi, chaque résurgence du mouvement étudiant se présente comme un démarrage à zéro, les actions antérieures étant, dans l'intervalle, tombées dans l'oubli.

L'école, l'université, comme espace de reproduction, constitue également les lieux où se maintiennent les étincelles d'espoir d'une potentielle transformation, parce qu'ils sont les lieux d'échanges et de brassages idéologiques. Si les actions posées par les étudiants sont ramassées par une classe populaire véridiquement progressiste, ces explosions sporadiques peuvent se transformer en de vraies actions révolutionnaires, s'inscrivant dans une logique de changement radical.

3- Les limites de toutes actions visant la transformation du système aliénant d'éducation

d'Haïti

En remontant les racines historiques du développement endogène du système éducatif haïtien, nous avons pu établir les fondements de l'aliénation inhérente à sa personnalité. Ce système, qui forme des milliers de jeunes désorientés, dépendants, incapables de s'assumer comme citoyens, souffrant de complexe d'infériorité. Mais, l'école n'est pas une institution isolée des autres rouages de reproduction et de maintien du système en place. En plus, les problèmes liés à l'éducation ne peuvent être abordés sans une prise en compte globale de tous les champs du social. Comme par exemple, la dégradation de l'environnement, le chômage, la misère accrue des masses paysannes et urbaines et à un certain niveau, des problématiques éducationnelles. L'éducation n'est pas seulement un problème politique par excellence, elle est également liée à l'économie, à la culture et à toutes les autres branches du social. « La crise de l'éducation, explique Jn. Anil, ne doit pas être étudiée en dehors des pratiques d'exploitation et de domination de la paysannerie haïtienne, et des comportements compradores du capital servile haïtien (...) »1. La crise de l'éducation s'inscrit dans la crise générale du capitalisme, et de sa non-adaptation sur le terrain haïtien.

Dans le chapitre qui va suivre nous allons faire des propositions pour la mise en place d'une école qui n'aliène pas. Un espace scolaire démocratique, où les personnes apprendront à s'assumer totalement comme acteur social. Mais, cette lutte pour une autre forme d'école, si elle ne s'insère pas dans une prise de position radicale pour la transformation du système global.

1 Jn. Anil L. Juste. Op.cit Page 145. Page 133.

<< L'école, selon Jn. Anil, reproduit et renforce les inégalités sociales, mais la situation se produit dans une praxis sociale globale d'exploitation et de domination. L'introduction des valeurs de solidarité, d'entraide et de participation n'aura pas la vertu de rendre l'école démocratique. (...) Puisqu'en dernier lieu, il est impossible de couper l'école d'autres praxis sociales qui se font dans la rue, à la maison, aux jardins, etc. >>1.

C'est dans ce contexte que le point de départ de toute action transformationnelle ayant rapport à l'éducation doit viser en premier lieu la conscientisation, la politisation de la masse. Politiser ici, ce n'est pas tenir des discours politiques mystificateurs, mais assurer la prise en compte de l'éducation des masses, de l'élévation de leur pensée. C'est, selon F. Fanon, << s'acharner avec rage à faire comprendre aux masses que tout dépend d'elles, que si nous stagnons c'est de leur faute et que si nous avançons, c'est aussi de leur faute, qu'il n'y a pas de démiurge, qu'il n'y a pas d'homme illustre et responsable de tout, mais que le démiurge c'est le peuple et que les mains magiciennes ne sont en définitive que les mains du peuple. (...)Politiser, c'est ouvrir l'esprit, c'est éveiller l'esprit, mettre au monde l'esprit >>2. C'est comme le disait Césaire : << Inventer des âmes >>.

Ce travail de conscientisation, de politisation, mènera le peuple à remettre en question la légitimité d'un gouvernement incapable de mener à bien la barque de la nation, à reconnaître son droit à l'alimentation, à l'éducation, au logement et au travail décent. Et son devoir de peuple de lutter pour le respect de ces droits. Au regard de l'ampleur de ce travail, la classe dominante peut-elle assumer cette lourde tâche politique de conscientiser les masses populaires ? Jn. Anil, au travers de la méthodologie de l'éducation populaire, répond par la négative. Il soutient que :

<< Le point de départ doit être toujours la situation sociale d'injustice vécue par les masses populaires, et la communication horizontale, l'instrument d'interaction dans la déconstruction de l'hégémonie dominante. En ce sens, l'État qui feint toujours de servir tous les intérêts dans la société, ne saurait être l'agent communicationnel approprié, puisque la réalité donne à observer qu'il agit souvent dans le sens de la défense des classes oligarchiques haïtiennes >>3.

Donc, ce travail revient à la classe populaire organisée, conscientisée, et imprégnée de son rôle historique de révolutionner les rapports de production aliénants qui dominent dans la société.

1 Ibid. Page 101-102.

2 F. Fanon. Op.cit, page 93. Page 133.

3 Jn. Anil L. Juste. Op.cit page 145. Page 115.

CHAPITRE 6
Exigences et perspectives d'une éducation populaire haïtienne.

Plus de deux siècles d'histoire depuis la prise de l'indépendance nationale, qui a propulsé à la face du monde le premier peuple qui a osé dire un non catégorique au modèle esclavagiste inique institué par l'Europe pour fortifier la base du système capitaliste en quête de capitaux. Le constat de notre échec à assurer l'organisation d'un système éducatif national, répondant aux besoins fondamentaux de la nation en instruction, est criant. Pour pallier au manque de volonté manifeste de l'élite de démocratiser l'instruction, il se trouve que sous la poussée de nouveaux besoins en ressources humaines plus ou moins qualifiées, que demande le capitalisme attardé de notre pays, les jeunes fréquentent de plus en plus les espaces scolaires existants. Mais comme notre recherche ne porte pas principalement sur la capacité d'accueil des écoles existantes, ni sur leur insalubrité, leur vétusté, leur délabrement, l'absence de matériel pédagogique adéquat ou la formation douteuse des enseignants et responsables académiques, il nous importe seulement dans ce travail de faire l'historique d'un système éducatif qui n'a jamais pu se démarquer des schèmes de valeur aliénants effectifs dans la société coloniale esclavagiste. Dans les chapitres précédents nous avons parcouru les annales de l'histoire pour remonter les filières des racines de l'aliénation de notre système éducatif, plus particulièrement au niveau de l'enseignement classique. L'incapacité totale dont fait montre l'élite face à la prise en charge de la formation éducative de la nation, nous amène à penser la nécessité d'un éveil véritable de la population pour qu'elle puisse remettre en question le modèle éducatif que valorise la classe dominante à son détriment, pour la maintenir dans une dépendance socio-économique continue, en la poussant à ne jamais s'assumer comme acteur social historique, devant prendre en main son destin de manière libre et autonome. C'est ainsi qu'à l'intérieur de ce chapitre, à la lumière des visées éducationnelles des auteurs comme Paulo Freire, ou le pédagogue français Freinet, nous allons faire des propositions allant dans la lignée d'un modèle d'éducation alternative pris en charge par la population elle-même au cours d'un travail incessant de conscientisation effectué par les organisations militant dans le domaine de l'éducation populaire pour finalement penser à la mise en place d'une école alternative en vue de la prise en charge de l'éducation de la masse dans une perspective de transformation sociale globale.

A- La nécessité d'une conscientisation populaire.

Les pages ci-dessus mettent en lumière que l'école haïtienne, comme elle existe sous sa forme traditionnelle, est incapable de former des gens qui seront aptes à s'engager dans la lutte pour le changement de leur pays. Alors, la classe populaire doit intensifier ses actions pour la transformation de cette dite école. Il serait impensable que la classe dominante encourage ou, a fortiori, pratique une éducation libératrice ou promeuve le changement dans le système éducatif. Karl Marx1, sur la question de l'éducation de la classe des travailleurs, a dit clairement que cette dernière doit être formée dans une perspective contradictoire et antagonique à la vision de la bourgeoisie. Et paradoxalement, l'éducation, comme nous l'avons déjà dit, est sous le contrôle de l'Etat, gardien des intérêts de la classe dominante. Mais, le changement de politique éducative dans une société peut se préparer par le peuple. Si le peuple est organisé, conscientisé, politisé, regroupé de manière à pouvoir unir sa force, et à bien orienter cette dernière.

C'est ainsi que dans ce sous chapitre nous mettrons l'accent sur les actions transformatrices que la classe progressiste doit mener à l'extérieur de l'école. Définies comme un travail permanent pour l'organisation et la conscientisation de tous les secteurs concernés dans la mise en place d'une politique éducative, c'est-à-dire les parents, les professeurs, les apprenants, etc. pour accéder à la responsabilisation dans la prise en mains de leur destin de peuple, et de la formation de leur progéniture.

1 Cité par Mauro Luis Iasi, dans le texte Ensaios sobre consciência e emanci paçâo. Édition Expression populaire. Sao- Paulo, Brésil, 2007. Page 31.

1- Importance de la prise de conscience dans un projet de transformation sociale.

La conscientisation de la classe populaire doit servir de pierre angulaire à la longue construction d'un projet de lutte pour emmener la masse à assumer son rôle historique de toujours révolutionner ses conditions sociales aliénantes d'existence. D'ailleurs, elle est l'un des buts essentiels à atteindre pour réunir les conditions subjectives essentielles à la transformation radicale de la société. Servons-nous du livre de Gisèle Ampleman1: <<Pratiques de conscientisation», où elle propose et annote diverses définitions de la conscience dans les oeuvres de Paulo Freire, pour asseoir les actions que doit mener le secteur progressiste en ce sens.

Premièrement, Dans un article publié en 1970, Freire définit la conscientisation comme <<un processus dans lequel des hommes, en tant que sujets connaissants, et non en tant que bénéficiaires, approfondissent la conscience qu'ils ont à la fois de la réalité socio-culturelle qui modèle leur vie et leur réalité, et la capacité de transformer cette réalité.»Selon Gisèle, la conscientisation en ce sens apparaît comme un moment d'une praxis, c'est-à-dire une réflexion indissociable d'une action de transformation du monde.

Mais, toujours selon l'auteure, cette définition va s'éclairer mieux dans le livre: <<L'éducation, pratique de la liberté» où elle prendra un tournant plus politique. Dans ce livre, Freire parle du passage d'une conscience magique ou d'une conscience primaire à une conscience critique. La conscience magique perçoit les faits <<en leur attribuant un pouvoir supérieur qui la domine de l'extérieur,et auquel elle doit se soumettre docilement» tandis que <<la conscience critique est la perception des choses et des faits,tels qu'ils existent concrètement, dans leurs relations logiques et circonstancielles». Ce caractère politique de la définition va se réaffirmer concrètement dans un cahier publié par Freire à l'institut culturel (IDAC), où il avance que <<la conscientisation n'apparaît plus seulement comme un passage à la critique. Mais les masses populaires en sont les sujets collectifs. Aussi, elle est passage à la conscience de classe».

Pour atteindre ce niveau de conscientisation, le travail de la classe progressiste doit prendre en compte plusieurs points, dont deux plus importants:

1) Une bonne connaissance de la culture du milieu populaire.

1 Ampleman, Gisèle.- Pratiques de conscientisation. Expériences D'éducation populaire au Québec. Québec, Edition nouvelle optique, 1983..Page 58.

2) Percevoir la personne comme un sujet actif dans la création de l'histoire.

Ce dernier point, selon une analyse assez pertinente de Gisèle Ampleman:

<<Résume la conception de la personne humaine qui est à la base de la conscientisation, à savoir la conviction profonde de la capacité de chaque être humain d'être acteur autonome de sa vie et de participer pleinement à la transformation du monde. C'est la conviction que même dans les groupes les plus dominés et aliénés, les individus peuvent parvenir à percevoir la possibilité de transformation de leur situation, à croire en leur capacité d'y arriver, à identifier et à exprimer leurs intérêts et leurs désirs, ainsi qu'à s'impliquer activement dans la transformation de la société en ce sens. Pour se réaliser pleinement, elle doit exercer cette critique et devenir un sujet conscient, capable d'une participation autonome à la transformation sociale».

Ce travail de conscientisation doit viser comme premier objectif l'organisation de la classe populaire, condition essentielle à sa fortification. Si cette classe arrive à se regrouper dans divers types d'organisation reliés entre eux, soit: Les parents, les professeurs, les paysans, les ouvriers, les petits commerçants, pour débattre leurs intérêts communs,discuter de leurs statuts d'opprimés, remettre en question l'éducation que reçoivent leurs enfants. Bien orientée dans ses recommandations, la classe populaire peut non seulement réclamer et obtenir son droit à l'éducation, mais en plus exercer une action sur l'orientation de la politique éducative de la nation.

L'erreur qu'on doit éviter est de penser que ce travail fondamental pour la lutte vers l'émancipation qu'est la conscientisation est facile. D'ailleurs, le chemin de la liberté, de la désaliénation est toujours chargé d'embûches. La transformation de la masse en une classe consciente de son statut et de son pouvoir est un travail d'envergure et de longue haleine, mais, sans sa réussite, le changement social profond est impossible. La définition que donne l'INODEP1 de la conscientisation est très significative en ce sens: <<La conscientisation est l'éveil et la maturation de la conscience de classe des milieux populaires, pour une militance de plus en plus active dans les luttes de classes, au niveau national et international et dans les luttes contre certains pouvoirs dominants de l'Etat. Elle est formation à l'engagement politique et vise au développement de la solidarité des milieux et groupes opprimés».

1 Ibid Page. l'auteure n'a pas défini le cigle.

2- Spécificité d'une transformation sociale haïtienne.

En Haïti, le travail de la conscientisation de la masse doit s'accompagner d'une désaliénation perpétuelle. La politique de diabolisation et d'infériorisation de tout ce qui touche au schème religiosoculturel de la population entamée depuis la colonie, pour contenir les esclaves dans leur carcan et assurer la perduration de la structuration économique esclavagiste au profit de la métropole française, a traversé plus de deux siècles d'indépendance, en alternant force brutale et humiliation pour continuer l'exploitation de la population par un petit groupe qui se croit étranger. Ces incessants assauts, au lieu de supprimer la culture populaire, ont renforcé sa résistibilité. C'est ainsi que ces outils culturels ont contribué activement au renversement du système colonial esclavagiste, et assumé l'imperméabilité et la capacité de résistance énorme qu'a le peuple devant l'adversité. Alors, si la maîtrise de la culture du milieu populaire constitue un point important dans le processus de conscientisation, en ce qui concerne Haïti, elle est l'un des points fondamentaux, puisque la culture populaire est un lieu de dénigrement intense, où, sans aucune compréhension, elle sert de stigmate, que ce soit à travers la langue parlée par la population ou ces différentes autres formes de manifestation.

Le travail de désaliénation, et d'acceptation totale de soi comme personne historique, comme acteur, devant agir sur les conditions sociales imposées par le système capitaliste dans la société, doit se faire dans, et à travers la culture populaire. Une culture non considérée comme quelque chose d'immuable ou statique, mais plutôt comme la conçoit le courant interactionniste, où elle est présentée comme << inséparable des interactions sociales qui la produisent, dans des contextes variés et instables où cette (culture) est sans cesse appropriée, transformée, adaptée par des individus en situation. Ici, la culture n'est plus considérée comme existence en soi, mais comme un ensemble de ressources symboliques et sociales que des individus peuvent (ou non) mobiliser en situation. Il faut plutôt considérer la culture comme un processus de production sociale. Elle sera donc toujours abordée en lien avec les structures sociales et les rapports sociaux au sein desquels s'opère son émersion»1.

Dans le processus de conscientisation, la culture joue également le rôle de renforcement de l'identité nationale. La notion d'identité est souvent employée comme équivalente à la culture, elle s'en distingue pourtant au moins sur un plan : << Si la culture peut fonctionner sans conscience identitaire, et relève donc en grande

1 Verhoeven Marie. École et diversité culturelle. Sybidi Papers, Académie Bruylant, Grand Place 29, Belgique, 2002. Page 20.

partie de processus inconscients, la notion d'identité renvoie, quant à elle, à une norme d'appartenance nécessaire consciente, puisqu'elle implique un positionnement social et symbolique explicite de la part de l'acteur social »1. Le sentiment d'appartenance qu'implique le concept d'identité est indispensable pour arriver à se considérer comme responsable de son devenir social à l'intérieur du groupe sociétal. Contrairement à l'idée façonnée par les puissances capitalistes, comme quoi le développement, la démocratie, la modernité doivent sortir de l'extérieur pour être appliqués dans les pays de la périphérie au profit de leurs transformations sociales. Il est important, à travers le processus de la prise de conscience, d'amener la population à penser son propre paradigme de développement, à voir la nécessité de prendre son avenir politique en main. Le processus de transformation doit en fin de compte amener la population à comprendre les incidences de l'éducation traditionnelle sur la formation de ses progénitures et agir pour la transformer.

1 Ibid Page 23.

B- La mise en place d'une école alternative.

La classe populaire d'aujourd'hui doit non seulement poser des actions en vue d'aider à l'organisation et à la conscientisation du peuple, mais également, et de manière pratique, construire une école alternative pour prendre en main l'éducation de la femme nouvelle et de l'homme nouveau souhaité pour la nouvelle société. Martha Harnecker, dans le livre << La construction d'un mouvement social », soutient que l'école traditionnelle :

<< ...est non seulement un instrument de reproduction de l'idéologie dominante, elle est aussi un engrenage essentiel du système capitaliste pour former une main-d'oeuvre docile prête à travailler dans ses industries. Elle n'éduque pas, elle prépare les << pièces » d'une machine productive. On inculte le minimum indispensable pour effectuer efficacement son travail, en empêchant le développement de tout esprit critique, on ne veut pas de gens qui pensent par eux-mêmes, on veut des gens qui exécutent leur travail de façon << automatique ». L'école fabrique des êtres humains qui sont individualistes, compétitifs et machistes, en définitive, des êtres passifs et dépendants »1.

Cette école qui aura pour objectif la décolonisation des esprits, la démocratisation du savoir, la désaliénation et la réhaïtianisation du peuple, doit se mettre, au niveau de son projet éducatif, en rupture avec l'école établie. Car, cette dernière ne vise qu'à donner une éducation conservatrice, élitiste, individualiste, déshumanisante, dans le but de transformer l'être humain en machine disponible pour le service de l'amplification du capital de la classe possédante. Aussi est-il que l'école alternative que nous devons créer doit prendre en compte la formation intégrale de la personne, pour l'amener à prendre conscience de sa qualité d'homme. Et de ce fait, vouée à la liberté, et tenant toujours le pouvoir, la possibilité d'exercer sa praxis sociale pour prendre en main son destin, et transformer sa réalité.

Dans cet ultime point de notre texte, l'accent sera mis sur la manière dont l'école du peuple à la vision libératrice doit être organisée à travers sa philosophie, son programme, sa pédagogie et la qualité de ses enseignant(e) s.

1 Martha Harnecker. La construction d'un mouvement social. Centre Europe-Tiers Monde (CETIM). Genève, 2003. Page 168.

1- Une école haïtienne axée sur la réalité nationale.

L'école alternative haïtienne, pensée dans une perspective de désaliénation doit se baser sur une philosophie qui prend en compte les spécificités de la réalité haïtienne. La philosophie de cette école ne doit pas seulement viser la transmission d'une connaissance déjà intégralement établie, elle est également construction, reconstruction, valorisation de valeurs, de culture propre à un peuple et à l'humanité. La vision de cette école est la transformation de la personne, assujettie au joug du néo-colonialisme, opprimée économiquement, politiquement, socialement, en sa propre libératrice. Nous voulons des femmes et des hommes engagés, responsables, concernés, et prêts à se livrer dans la bataille pour le développement de leur pays. Des gens qui assument totalement leur origine, leur passé, leur culture, leur histoire, connaissant leurs droits et luttant pour les faire respecter. Notre but est de construire une conception éducative en étroite relation avec les apprenants, les parents, et la communauté.

Pour cela, nous voulons que tous les actes éducationnels soient en accord avec la réalité et la communauté, de telle manière que l'apprenant doive se sentir lié à cette dernière, et contribuer à chercher des solutions pour ses problèmes.

D'un autre côté, nous cherchons à faire de l'école un lieu de démocratie et de liberté, où l'apprenant apprendra à former sa capacité pour la prise des décisions individuelles ou communautaires, grâce à sa participation dans la discipline, la programmation et l'évaluation des activités.

En même temps, nous nous proposons de récupérer à travers diverses activités culturelles, les valeurs et traditions culturelles, qui, avec le processus d'assimilation de l'impérialisme, se sont perdus. De manière à ce que, ces éléments culturels importants puissent jouer leurs rôles dans le processus d'apprentissage et de conscientisation de l'apprenant.

Enfin, nous visons à créer une école nouvelle, qui, à partir du savoir concret de la réalité, à travers un travail collectif entre apprenant, enseignant, parent, arrive à être un instrument de transformation sociale au service de la classe populaire.

2- Une école haïtienne dynamisée par un programme et une pédagogie soucieux de répondre aux besoins d'ordre national.

Par quel processus l'école se transforme-t-elle en instrument d'aliénation pour le peuple?

Premièrement par le choix du programme scolaire. La construction d'un programme, pour tous les niveaux du cycle de formation est un acte très politique. Elle a pour rôle de déterminer que enseigner aux apprenants et, ce que l'on va enseigner découle de la vision totale globale qu'on a de la société. Alors, le choix du programme est déterminant dans l'orientation politique à donner au système éducatif. Ainsi, comme le rêve de l'élite haïtienne est de se conformer chaque jour un peu plus au modèle français, ceci explique pourquoi le programme éducatif de nos écoles est une simple copie de celui de la France. Dans son élaboration, les responsables ne tiennent pas en compte les réalités socio-culturelles propres au peuple et de ses besoins véritables. L'éducation civique qui devrait servir à conscientiser la personne pour l'amener à assumer ses responsabilités citoyennes, à jouer son rôle social en travaillant au profit du bien être de la nation, est quasiment prohibée. On ne fait aucune référence à l'Amérique latine dans le programme, tandis que l'histoire de la France est très présente. Les matières purement culturelles comme le théâtre, la musique, la danse, etc., sont quasiment inexistantes dans les écoles du peuple. Dans celles des riches comme les écoles congréganistes par exemple, ces rubriques sont tournées vers la culture française. D'ailleurs il serait absurde que les éléments de la culture populaire fassent partie de la formation de la classe dominante. Ainsi, se présente de manière succincte la configuration du programme scolaire dans l'école haïtienne.

L'analyse du programme scolaire, nous dit Paulo Freire, aide à répondre à trois grandes questions:Que connaître? Comment connaître? Et pourquoi connaître? Il explique que <<le <<que connaître» influence directement l'élaboration du contenu des programmes de l'action éducative. Cela explique que l'on tient compte de toute une série de points de vue. Ces derniers, intimement liés au <<comment connaître», <<pourquoi connaître», en faveur de qui et de quoi, contre qui et quoi connaître, constituent les principes d'orientation qui servent à délimiter le <<que connaître».»1

Aussi le <<que connaître» marche sur la même longueur d'onde que le <<comment connaître», qui nous renvoie à la pédagogie et à la méthode utilisée pour faire passer le contenu du programme. Car, l'éducation, comme l'a dit l'autre, est libératrice ou aliénante, non pas seulement par le contenu du programme, mais également par la pédagogie utilisée, par le rapport, la relation qui s'établit entre les éducateurs et les éduqués.

1 Paulo, Freire. Lettres à la Guinée-bissau sur l'alphabétisation. Edition François Maspero.

Comme il y a une relation directe entre le <<que connaître» et le <<pourquoi connaître», nul besoin d'aller plus loin pour avancer que la méthode, la pédagogie utilisée dans nos écoles répond à la vision de la classe dominante. Cette vision est l'assimilation, la chosification de la personne, et la maintenance de la grande majorité de la population dans l'ignorance, pour pouvoir mieux l'exploiter. Nous pouvons encore utiliser le fameux concept <<éducation bancaire»1 de Paulo Freire pour expliquer le rapport éducationnel existant dans nos écoles. L'apprenant est considéré comme un tonneau vide, une éponge sur laquelle on va faire un <<dépôt de connaissance».Il n'a d'autre rôle que de faire sienne cette dite connaissance. Il n'y a aucune action dialectique entre la connaissance et la personne. C'est une méthode anti-communicative, qui promeut le silence de l'apprenant. Etouffant dans l'oeuf les soubresauts de sa conscience critique, et ses remises en question.

Paulo Freire2 explique que ce modèle d'éducation, qu'il baptise antidialogique, a trois manières essentielles pour se développer:

1) Une attitude de conquête

L'esprit de cette éducation consiste à dépouiller l'autre de sa parole, de ses moyens d'expression et de sa culture. C'est une sorte de conquête ou invasion culturelle, où le dominant envahit le contexte culturel de l'autre avec ses modèles de valeurs. Cette éducation incite l'apprenant à penser comme supérieure, naturelle ou liée à la modernité la façon d'être de l'autre, et donc, qu'elle est meilleure, qu'il l'a fasse sienne. Il infériorise et auto-censure sa propre créativité. Aussi finit-il par voir sa propre réalité avec les yeux du dominant et non les siens. Cette éducation l'amène chaque jour à se suicider culturellement au profit du modèle étranger.

2) La mystification

Ce modèle préconise le mythe selon lequel l'ordre établi est sacré. Que le monde est bâti sur des principes transcendants qu'on ne peut changer et auxquels on doit s'adapter. Celui qui s'adapte, qui se conforme est valorisé.

1 Paulo ,Freire.Pedagogía de los oprimidos. Edicíon siglo XXème, 1974. Page 24

2 Une analyse du livre «L'éducation, Pratique de la liberté » sous la plume de Paul Concave. www.educationalternative.com.

3) La manipulation

Manipuler, c'est chercher à conformer l'autre à ses objectifs propres, en captant son adhésion par tous les moyens. Cette éducation manipulatrice cherche à anesthésier l'apprenant, à l'empêcher de penser seul, à l'emmener sournoisement à adopter la vision dominante.

L'analyse que nous avons faite depuis le début de ce chapitre montre clairement le caractère antiprogressiste, anti-libérateur de l'éducation à laquelle nous avons droit dans la société. Aujourd'hui, avec les nouveaux besoins sociaux beaucoup plus de personnes fréquentent l'école. Mais le problème de l'éducation en Haïti et dans divers pays dans le monde est non seulement au niveau de l'accès à l'éducation de la population,mais également,et d'une manière plus compliquée,le type d'éducation véhiculé dans le milieu éducatif. En ce sens, la diminution du taux d'analphabétisme ne suffit pas à remplir son rôle dans la marche vers le développement. Car, le modèle éducatif basé sur l'impérialisme enfonce les pays pauvres dans leur pauvreté, tout en les mystifiant avec le modèle de développement dit «universel» de l'occident. Qui doit changer le système éducatif corrompu et aliénant de notre pays? Quelles sont les luttes qu'on doit mener, les actions qu'on doit poser pour arriver à une transformation du système éducatif?

LE PROGRAMME

Comme nous l'avons déjà dit, le contenu du programme de l'enseignement est très important dans le processus éducatif. C'est lui qui va déterminer ce que l'on compte enseigner et quelle priorité donner à chaque matière. Nous devons choisir les cours et orienter leurs finalités dans l'intérêt de notre vision sociale. Des cours à caractères socio-culturels comme l'histoire, le civisme, la géographie, la littérature, les langues, doivent faire l'objet d'une attention particulière. Parce qu'ils sont responsables de la formation de la conscience des individus.

En Haïti, le contenu de ces matières n'est pas tourné vers la réalité du peuple. Pour cela, nous devons révolutionner leurs contenus, et la méthode utilisée pour les transmettre.

L'étude de l'histoire liée au civisme doit permettre à l'apprenant de comprendre le sens de son passé, des combats qu'a menés son peuple pour la liberté. De la manière dont, à un moment donné, il a changé le cours des choses et transformé leur réalité. L'histoire ne doit pas se réduire au récit creux des faits. Car, c'est à travers son analyse, qu'on arrivera à comprendre et à travailler sur le présent pour changer le futur.

La géographie doit servir à développer la connaissance de la personne sur son espace, et les rapports qui existent entre le comportement des humains et le milieu. Son enseignement ne doit pas se faire de manière technique. Elle doit devenir un outil de sensibilisation sur les problèmes environnementaux et leurs aggravations. Et sur les actions que peuvent poser les individus pour la régénération de l'espace.

La littérature, l'art, et tous les autres cours basés sur la culture doivent revêtir une grande importance dans la valorisation de la culture propre au peuple. Pour cela, on doit chercher et mettre en valeur la portée culturelle que contiennent toutes les matières. Aiguiser l'amour, le respect pour les traditions, les valeurs, l'art, la culture du peuple, c'est contrer le plan de rejet et d'assimilation de l'impérialisme. En ce sens nous travaillons à rétablir la dignité et le respect de soi de la personne, et de son peuple. Ce processus de réhabilitation culturelle tiendra compte de la nécessité des échanges culturels entre les nations. Mais, sans aucune logique de domination ou de discrimination.

La langue maternelle, à savoir, le créole, doit occuper la première place à l'école. Sa maîtrise est indispensable pour faciliter l'acquisition d'autres langues, et également parce qu'elle est l'une des composantes principales du patrimoine. Les autres grands domaines disciplinaires de l'apprentissage, comme les mathématiques et ses dérivés, la chimie, la biologie, etc. doivent tous tirer leurs essences de la réalité quotidienne des apprenants. Les mathématiques, par exemple, font partie intégrante de tous les aspects de la vie d'un individu. Alors, l'important c'est de montrer l'utilité concrète de ces matières pour le développement personnel de la personne et de la nation.

Il ne suffit pas de changer ou de réajuster le programme du ministère de l'éducation qui, dans sa pratique, apparaît plutôt comme un ministère de déséducation. En plus, on doit établir la liaison entre sa vision sociétale et l'éducation qui doit devenir son fer de lance. Aussi, est-il qu'en plus des changements portés dans le programme et la méthode d'enseignement, les matériels pédagogiques à savoir,les manuels et d'autres objets utilisés dans le processus éducatif doivent être également transformés. En attendant ce changement structurel profond, leurs utilisations doivent faire l'objet de beaucoup de prudence et de remise en question.

Pour finir, l'élaboration du programme ne doit pas seulement être l'oeuvre de quelques techniciens de l'éducation,mais un processus démocratique où l'apprenant,comme le premier concerné, les parents et les enseignant(e)s sont consultés, ou participent même à son élaboration.

LA PÉDAGOGIE

La vision de l'école alternative de former des agents de transformation pour la société l'empêche de se fermer dans un modèle pédagogique. Elle doit toujours chercher à s'inspirer de diverses théories pédagogiques libératrices répondant à ce qui est nécessaire et s'en approprier pour les besoins éducatifs du moment.

Aujourd'hui, l'école a la responsabilité de promouvoir, plus qu'une instruction ou une transmission de connaissance. Mais, une éducation intégrale qui en plus de la formation intellectuelle, vise également à développer les capacités physiques, morales, civiques, économiques, professionnelles, esthétiques, culturelles et politiques de la personne. Pour cela, nous devons choisir les pédagogies libératrices qui correspondent mieux à la formation de la femme nouvelle et de l'homme nouveau dont la société a besoin.

Premièrement, nous pouvons instrumentaliser la pédagogie de l'opprimé de Paulo Freire, parce qu'il aborde son projet pédagogique dans une perspective de changement. Il rappelle surtout que projet éducatif et projet social sont indissociables, et promeut une éducation où les opprimés deviennent pédagogues pour eux mêmes et pour ceux qui les enseignent. Une pédagogie << qui fait de l'oppression et de ses causes un objet de réflexion des opprimés d'où résultera nécessairement leur engagement dans une lutte pour leur libération, à travers laquelle cette pédagogie s'exercera et se renouvellera ». En ce sens, il n'y a plus celui qui sait et celui qui ignore : << Personne n'éduque autrui, personne ne s'éduque seule, les hommes s'éduquent ensemble par l'intermédiaire du monde »1

La méthode dialogique, basée sur la communication, l'union, l'organisation, la synthèse culturelle, est au centre de cette pédagogie. Cette méthode doit devenir le fondement de toute éducation libératrice depuis son élaboration jusqu'à sa mise en oeuvre. Comme le signale Habermas :

<< La société dans laquelle nous visons aujourd'hui est basée sur la domination et l'exclusion. Alors, des actions stratégiques deviennent une nécessité pour la transformation de l'espace éducatif en un espace de communication qui va pouvoir générer des stratégies orientées vers le changement de la société. Éduquer pour le changement, c'est éduquer stratégiquement pour construire une société de communication ».2

La pédagogie ne peut être libératrice sans incorporer la praxis. Alors, la pédagogie de la praxis a un rôle indispensable dans notre construction. Le mot praxis, d'origine grec, signifie << action ».Il désigne

1 P. Freire. Op.cit, page 157. Page 10.

2 Pedagogía de la resisencia. (cuadernos de educación popular),réflexion sur les points convergents et divergents dans les écrits d'Abermas et de Paulo Freire au sujet du rôle de la communication dans l'éducation.

l'ensemble des activités humaines susceptibles de transformer le milieu naturel ou de modifier les rapports sociaux. Ainsi, pour cette théorie pédagogique, selon les lignes de I.A.Andrioli,

<< La connaissance est construction et reconstruction, basée sur la praxis, un processus dialectique de relation entre théorie et pratique, qui va générer de nouvelles théories et de nouvelles pratiques. C'est un mouvement de constante action et réflexion, réflexion d'action, et action à partir de la réflexion. C'est un travail continu, dynamique et ininterrompu »1.

Aussi est-il que dans cette perspective, la connaissance acquise par l'apprenant dans le dialogue, la communication, doit laisser le stade de simple culture intellectuelle stérile, pour atterrir dans la réalité et servir à exercer la praxis pour révolutionner cette réalité.

Mais cette pédagogie est directement liée à la pédagogie de la solidarité, car les actes où s'exerce la praxis visant la transformation ne peuvent se poser dans une logique individuelle et disparate, mais toujours dans un mouvement d'ensemble, de solidarité entre les concernés. Et précisément cette culture de travailler ensemble se perd dans notre société. Le système éducatif établi développe une culture étroitement liée au mode de vie priorisé par le système capitaliste. Ce qu'il propulse c'est la concurrence, le dépassement individuel, la lutte pour la supériorité en tout, l'exclusion, la destruction. Il encourage également la lutte de tous contre tous, des exclus contre les exclus. Face à cette situation nous devons promouvoir des valeurs comme la solidarité, le travail collectif, la coopération, l'entraide. A tous les niveaux du processus éducatif, que ce soit primaire jusqu'au niveau supérieur, la méthode d'éducation participative doit être priorisée. Intégrant la participation de tous dans la problématisation, le questionnement et le requestionnement de la réalité, ce travail doit se faire dans des groupes où tous les membres seront intégrés et responsabilisés. C'est de cette manière que nous arriverons à construire l'unité culturelle et sociale, et les relations réciproques dans les inter-échanges entre la ou le professeur et le groupe classe, et le groupe-classe entre eux.

Toute cette vision pédagogique ne peut se réaliser en dehors de la pensée de l'espérance. Car sans l'espoir de la victoire qui apportera un demain meilleur, la lutte est perdue d'avance. Alors, notre pédagogie sera également la pédagogie de l'espérance. Il ne peut y avoir de quête sans espoir. Perdre l'espoir revient à perdre la possibilité de nous constituer en sujets, de transformer le monde et par conséquent de le connaître. C'est pourquoi la pédagogie de l'espoir doit être établie pour aider à surmonter l'idéologie fataliste et conformiste dominante. A la mentalité << on n'y peut rien », il faut opposer le droit de rêver qu'un << autre monde est possible ».Cette citation de

1 Andrioli,I,A.Trabalho colectivo e educação. Édition Expression Populaire, Sao Paulo, Brésil, 2ème Edition , 2007. Page 20

Freire résume bien l'importance que revête l'espoir pour le modèle éducatif alternatif : << Dans la mesure où nous nous donnons les moyens de transformer le monde, de mettre un nom sur les choses, de percevoir, de comprendre, de décider, d'évaluer,et finalement de donner une dimension éthique au monde,notre mouvement en son sein et dans l'histoire implique nécessairement les rêves pour la réalisation desquels nous luttons >>1.

Notre rôle est d'aider les apprenants à découvrir qu'il n'y a aucun déterminisme qui fixe les pays dans la misère. Qu'il n'y a ni un Dieu ni un Diable qui établisse les rapports dominants/dominés, riche/pauvre, surabondance et précarité dans les sociétés. L'homme est le seul créateur de l'histoire, des contradictions sociales, des inégalités, alors, c'est à l'homme de les changer.

Pour finir, l'école alternative que nous visons, doit se baser sur des perspectives pédagogiques en parallèle, que ce soit au niveau du contenu ou de la forme, à la pédagogie traditionnelle de nos écoles. Notre pédagogie doit être celle de la liberté, de la démocratie, de l'espérance, de l'égalité, de la sensibilité, contre l'aliénation, l'autoritarisme, le fatalisme historique, et le cynisme.

3- Une école haïtienne ouverte sur la réalité mondiale.

En voulant mettre l'accent sur l'haïtianisation de l'école, on fera attention à ne pas tomber dans un repli sur soi qui serait nocif pour l'école. Mais plutôt adopter une approche pluridimensionnelle du système éducatif qui préconise l'ouverture sur le monde extérieur.

Mais, il est important de faire remarquer qu'il s'avère impossible de pouvoir s'approprier le monde, sans une connaissance et une acceptation de soi au préalable. La classe dominante dans sa politique de mystification, présente le monde populaire rural et suburbain haïtien comme réfractaire à la modernité. En ce sens, l'école haïtienne a toujours voulu, depuis sa mise en place, << moderniser >> l'apprenant. Jean Casimir explique que cette :

<< École, c'est-à-dire le système d'instruction publique, évolue suivant les soubresauts des courants de pensées, mondiaux peut-être, mais étrangers à notre réalité. Ce système ne veut qu'informer le jeune Haïtien ou, en d'autres termes, le découvrir et le couvrir d'un vernis. Comme il ne peut remplir ce rôle sans transmettre les formes de vie occidentales qui sous-tendent l'information, il devient, du même coup, dans les secteurs où il faut lui reconnaître un certain succès, un mécanisme puissant de déformation et de déculturation >>2.

1 Ibid. Page 40

2 Tiré d'une dissertation intitulée Education et instruction en Haïti qui sert d'introduction au texte La culture opprimée.

La compréhension et la valorisation du schème culturel qui régit la manière d'appréhender le monde de la classe populaire est indispensable dans le processus de la mise en place d'une école qui vise l'épanouissement total de l'être. Ce que Charles Tardieu appelle : «marronnage culturel », ou « comportements déviants »1 de la classe des opprimés, n'est qu'une réflexe de conservation ou de survie face à la violence symbolique, morale et physique de toute sorte de la classe dominante pour non seulement les maintenir dans leur précaire situation de vie, et en même temps les rendre coupables de leur infortune socio-économique. Le mensonge est en ce sens à la base de toutes tentatives d'alphabétisation ou de scolarisation en Haïti, la classe dominante n'a aucune intention véritable d'assurer la formation de la masse, mais la formation à l'occidentale retardée de notre système, est présentée comme seul facteur d'humanisation. Alors, la classe populaire n'entre pas dans ce labyrinthe infernal, elle reste en dehors de ce marasme et attend. Son attitude semble vouloir dire que : Soit « elle assure sa présence globale dans l'univers culturel contemporain ou l'on comptera sans lui. Elle sera actuelle ou folklorique, mais un seul à la fois »2.

« L'erreur la plus crasse que l'on puisse imaginer consiste à croire, contre toute évidence, que la diffusion massive de la culture occidentale puisse, par un processus d'imitation spontanée, vitaliser et dynamiser un système culturel autre. En Haïti, il faut permettre à notre culture, telle qu'elle existe, de s'exprimer avec les moyens que nous possédons, dans toute son authenticité à des niveaux de prestige supérieurs à ceux dont jouissent chez nous les productions culturelles occidentales. Dans un dialogue devenu public, la culture haïtienne absorbera, comme bon lui semble, les éléments étrangers qui la complètent et l'enrichissent. L'on peut être certain que la production scientifique et technique de l'Occident sera digérée avec une relative rapidité. Les contenus idéologiques de cette production seront décantés avec une non moins grande facilité »3.

Ainsi, l'école, pour pouvoir s'ouvrir véritablement vers l'extérieur, doit d'abord s'approprier de son intérieur, dans la recherche de la compréhension de sa réalité, dans le respect et la valorisation de son schème culturel. Sinon, toute tentative d'ouverture n'est que farce. Jean Casimir est très explicite en ce sens, quand il souligne que :

« L'idéal serait de monter un système d'instruction propre au pays, où l'école aiderait à accélérer le processus de socialisation de l'enfant. Un système d'instruction tel que le lettré y puiserait du respect pour sa mère ou sa grand-mère analphabète, où la figure du père et de l'aïeul aurait une chance de s'auréoler d'un certain prestige. Haïti n'étant pas isolée, il demeure clair que nous devons ouvrir notre nation aux courants mondiaux. Mais cette ouverture n'est qu'un leurre si la culture haïtienne et ses porteurs sont dénigrés. Elle est possible et même nécessaire, lorsqu'elle se fonde sur l'estime de soi »4.

1 Charles Tardieu. Op.cit, page 12. Page 186.

2 Jean Casimir. La culture opprimée. Imprimerie Media-Texte. Port-au-Prince, Haïti, 2006.Page 14.

3 Ibid. Page 13.

4 Ibid. Page 14

4- Des enseignants engagés au service de l'éducation haïtienne.

La réalisation de cette école alternative ne sera pas possible sans l'engagement d'enseignantes et d'enseignants pour la transformation véritable du système éducatif et de la société. La responsabilité du corps enseignant est fondamentale. Le plus important, c'est la rupture qu'il doit pouvoir effectuer avec les méthodes traditionnelles, où les enseignants étaient considérés comme supérieurs aux apprenants par leurs statuts de détenteurs de la connaissance.

Dans la nouvelle école, les rapports enseignants-enseignés sont irréversiblement changés. L'enseignant n'est plus celui qui dispense un cours. Il devient apprenant au même titre que l'élève. Car, ce dernier en tant que humain détenteur d'un héritage socio-culturel, a également beaucoup de savoir à communiquer. En ce sens, l'éducateur doit toujours se mettre à l'écoute de l'apprenant, et à partir du bagage intellectuel qu'a ce dernier, l'aider à questionner,à analyser, à rectifier ou à mieux comprendre la réalité, toujours dans la communication démocratique et le dialogue. Un enseignant est un artiste qui invente toujours des méthodes adaptées aux besoins des apprenants. Aussi, sa formation personnelle est permanente et elle ou il doit avoir la capacité de s'auto-évaluer constamment.

Pour assumer le rôle d'enseignant, certaines qualités lui sont également indispensables, comme : l'amour, la sensibilité, le sentiment de révolte devant l'injustice, le respect sans aucune discrimination de la personne. Et en plus du savoir scientifique de la matière à enseigner, l'enseignant doit connaître et intégrer la culture, le mode de vie, les valeurs propres au peuple. Et, comme nous ne cessons de le répéter, il ne peut y avoir d'enseignant neutre, car aucun projet éducatif ne saurait être neutre. Celui qui choisit d'être enseignant devient automatiquement un acteur politique actif, qui, à travers ses méthodes pédagogiques s'inscrit dans la lutte soit pour la transformation ou pour la continuité de l'aliénation.

CONCLUSION

1- L'École haïtienne au coeur d'une problématique éducationnelle et politico-socio-

économique.

Le panorama que nous venons de faire de l'école haïtienne et de son processus éducatif tourné vers l'aliénation est loin d'être exhaustif. L'école, en plus du modèle d'éducation suicidaire qu'elle distribue à travers sa philosophie de domination, de hiérarchisation, de l'exclusion, du machisme, de la concurrence et de l'individualisme, se base sur un dénivellement profond, que ce soit au niveau de l'accès à l'éducation ou de la qualité de l'instruction à laquelle le peuple a droit.

En plus, l'étude n'aurait pas une raison d'être significative, si elle pensait pouvoir effectuer une analyse critique du système éducatif, et de l'école en particulier, en les considérant comme des entités à part, non intégrées, au tout social global. A travers tout le développement de ce texte, il est mis en exergue le caractère antiprogressiste, anti-nationaliste et archaïque de l'élite bourgeoise haïtienne, son incapacité à pouvoir se prendre en main de manière autonome, sa propension à toujours espérer à la moindre occasion l'intromission de l'étranger dans la gérance de la nation. Après le déshonneur provoqué par l'entrée des marines en 1915, qui s'assimile à un cataclysme, le mouvement de négritude bourgeoise n'a été au fond qu'une mode poétique, un courant littéraire purement théorique. L'occupation américaine a coordonné les espaces et les esprits pour une intervention de plus en plus poussée de la communauté internationale dans les affaires internes du pays, sous le regard passif de l'élite, qui se croit elle-même étrangère à la nation. Et, son système éducatif, tourné vers la valorisation à outrance du monde culturel occidental, la prépare au désengagement. C'est en partie ce qui explique que seulement le mouvement anti-occupation enclenché par les paysans cacos revêtait un caractère radical. Il était de ce fait boudé par la classe dominante, parce qu'effectivement le mouvement ne concordait pas à son aspiration socio-économique. Les résultats mitigés de la grande réforme des années 1970, et la démocratisation ratée de la grande moitié du 20e siècle peuvent s'expliquer en partie par la débâcle du système économique, politique et social de notre État, qui au cours de l'histoire s'est détaché de la nation pour former une entité disparate et déconnectée d'avec la grande majorité de la population, et travaille même à son détriment.

Le système éducatif évolue dans un espace social régi par des rapports de production, d'exploitation à l'intérieur d'une économie de dépendance, contrôlée de l'intérieur par une bourgeoisie boutiquière, aliénée et retardée au regard du modèle qu'elle veut faire sien. Le système en ce sens gère ces contradictions. C'est pourquoi, l'éveil de la couche populaire sur les questions de l'instruction, ne peut se défaire d'un caractère politique général, amenant la population à prendre conscience de sa position d'opprimée, et à remettre en question les rapports de production déshumanisants et aliénants imposés par le système capitaliste. En ce sens, l'instruction, selon l'avis de Jean Casimir : << Est transmission de contenu, accélération du processus de socialisation, resserrement de la cohésion sociale, multiplication potentielle des différences et enrichissement du dialogue. La discussion qui peut éveiller les couches ouvrières et paysannes (et les semi-mendiants connus sous le nom trompeur de petits commerçants1) est une discussion politique : politique de la propriété, politique des salaires, politique des prix, politique de l'enseignement, politique religieuse, en un mot, débat sur la vie matérielle et ses conditionnements >>2. Plus loin, il ajoute, que : << le problème de l'éducation et de l'instruction en Haïti est le même que celui de la participation dans le système politique. Il est le problème de la défense de la République et du contrôle de ses institutions. Les projets qui ne font pas confiance à l'ingéniosité des masses populaires, qui ne déposent pas leur survie aux mains des couches paysannes et prolétaires sont des projets flibustiers, confectionnés à l'étranger, de connivence avec l'étranger et fondés sur la mendicité internationale >>3. Donc, s'inscrivant dans une vision globale de maintenance du statu quo, que le mouvement populaire doit travailler à rompre.

1 Souligné par nous.

2 Jean Casimir. Op. cit, page 163. Page 14.

3 Ibid. Page 15.

2- La nécessité d'une lutte permanente au profit du changement structurel et du bien-

être collectif.

L'école en ce sens peut être considérée comme l'institution la plus importante dans la tâche de reproduire ou d'assurer la perduration des inégalités au sein de la société. Aussi, le travail de la classe populaire a-til une importance énorme. Mais également, sa vision pour transformer cette institution en un espace de libération rentre en parfaite contradiction avec les bases mêmes du système ou de l'ordre établi. La question, c'est comment arriver à concilier la cohabitation d'une institution éducative tournée vers l'émancipation et un système général conservateur ayant pour emblème l'oppression. En ce sens, la lutte pour la transformation de l'institution éducative n'est pas une lutte isolée. Elle ne se sépare pas de la lutte sociale globale visant la transformation radicale des rapports sociaux dans la société. Elle peut même être considérée comme une stratégie, un passage obligé dans la bataille pour le changement. La dialectique de ce combat est que réussir à révolutionner les institutions éducatives implique immédiatement des changements à court ou à long terme dans le système global, et une transformation brusque dans ce dernier aboutira automatiquement à la révolution de l'éducation.

Néanmoins, les acteurs qui s'engagent dans la voie de la désaliénation de l'éducation doivent être très lucides, car un système de mise depuis plus de deux cents ans ne va pas se transformer du jour au lendemain de manière magique. Ils doivent compter avec les conditions objectives existant sur le terrain. Et les nombreuses limites qui ne manqueront pas d'alourdir sérieusement leurs pas, que ce soit au niveau du travail de la conscientisation et de l'organisation de la masse, qui est une condition essentielle à toutes actions relatives à la transformation, ou des limites au niveau économico-politique. Toutefois, animé de l'esprit de cette vérité qu'aucune force ne peut contrer le pouvoir populaire, et de l'espérance active dans la justice, dans un autre monde. La victoire est possible. Et, les résultats positifs des autres peuples menant le même combat que le nôtre peuvent nous inciter à avancer sûrement.

En ce sens, l'exemple du MST (mouvement des sans terre) au Brésil est significatif. Ce mouvement, en plus de ses actions au niveau de la réforme agraire, a réussi à implanter sa propre école alternative dans le milieu brésilien. Des écoles différentes, orientées sur la formation intégrale des enfants, sur la formation « d'un homme nouveau et d'une femme nouvelle, pour une société nouvelle et un monde différent. »1 Son projet

1 MST,O que queremos...,1999,p.3.

éducatif est en parfaite contradiction avec celui de l'éducation dominante. Il se base sur une éducation qui prend en compte la réalité socio-culturelle des apprenants, révolutionne les rapports enseignants-enseignés, prépare les apprenants au travail manuel comme au travail intellectuel, forme des militants engagés dans la lutte pour la transformation de leur réalité, propulse la responsabilité des jeunes dans l'organisation de l'espace scolaire. Vise le développement intégral et l'épanouissement de la personne.

Ce modèle éducatif construit sur la pédagogie de libération, arrive à se faire reconnaître par l'Etat brésilien dans les écoles de MST. Ceci montre que la lutte des peuples pour le changement n'est pas sans issue. Elle doit toutefois s'inscrire dans une perspective permanente, et réclamer chaque jour plus de sacrifice. Comme nous l'avons déjà dit, la liberté ne se donne pas, elle s'incube, se formate dans l'esprit d'un peuple conscientisé, de manière lente et difficile. La lecture des annales de l'histoire montre que son éclatement à la face du monde est inévitable et inéluctable.

Alors, aujourd'hui plus que jamais, la classe populaire doit s'engager sérieusement dans la lutte pour la transformation du milieu éducatif. Car, si l'éducation seulement ne peut transformer la société, sans

elle également il n'y a aucun changement possible. Si nous sommes en faveur de la vie et non de la mort, de l'équitéet non de l'injustice, du droit et non de l'arbitraire, nous n'avons d'autres chemins sinon de vivre pleinement notre

option (...) et gagner des filles et des fils justes, sérieux (ses), amoureux (ses) de la vie, de la nature, et des autres.1

Reférence tirée du livre de Marta Harnecker.La construction d'un mouvement social. Op.cit page 154.

1 Un texte de Paulo Freire.Avril 2002.Traduit de l'espagnol du livre Pedagogía de la resistencia.Cuadernos de Éducación Popular.

GLOSSAIRE

Aliénation1 :

Selon le philosophe Paul Ricoeur, le mot aliénation est un mot malade. Il souffre de cette affectation que certains lexicologues appellent « surcharge sémantique », tellement il a de signification.

Dans la littérature marxiste, le mot trouve une application majeure sur le plan des relations du travailleur avec le produit de son travail et avec les institutions, les puissances et les hommes qui en disposent. Il désigne à la fois le fait que le travailleur est réellement dessaisi, privé au profit d'un autre (alienus) de la possession et de la jouissance d'une partie de son ouvrage, et le fait que le travailleur est ainsi lésé dans cette part de sa personnalité qui a été engagée dans l'activité de production. On peut dire alors qu'il n'est plus lui-même, mais qu'il est devenu un autre. Céder quelque chose à un autre et devenir autre, cela fait déjà un double foyer de sens. Le mot, en effet, oscille entre la description objective d'une situation d'exploitation - être dessaisi par (et pour) un autre - et la prise de conscience de cette condition - devenir un autre.

Le mot est utilisé également pour expliquer les relations de domination caractéristique de l'ère coloniale et postcoloniale. Il désigne alors la privation réelle et objectivement observable du droit de disposer de son sol, de ses richesses, de sa capacité de travail, etc. au profit d'une autre puissance ; et le sentiment d'altération qu'éprouve un peuple dans sa conscience qu'il prend de son identité en tant que personnalité collective.

La figure de l'autre au profit de laquelle on se sent dépouillé peut prendre tellement de forme, qu'on ne saurait plus dire de combien de façons un individu ou un groupe peut se sentir devenir autre, c'est-à-dire échoue à devenir lui-même, à conquérir son identité personnelle ou collective. Toujours selon l'auteur, cette multiplication des figures de l'autre qui aliène et des figures de l'autre dans lesquelles on s'aliène soi-même est le symptôme d'une époque. Elle exprime un fait social et culturel important. C'est ainsi que l'homme peut être déclaré aliéné au profit d'une figure de Dieu, conçu comme un autre qui prive l'homme de son humanité et le fait autre que soi. On parlera alors d'aliénation religieuse ; mais le sens de l'aliénation religieuse est lui-même tributaire du type de dénonciation dont il procède ; cette dénonciation n'aura pas de sens, si elle vient du dehors de la religion et s'érige en contestation globale, ou si elle exprime l'effort de la foi pour se purifier de ses expressions objectives, de ses entraves institutionnelles et de ses contraintes dogmatiques.

L'homme peut encore être déclaré aliéné au profit de tabous, d'interdits de caractère moral, ce qui constitue un autre idéal. Et l'on peut dire que l'homme lui-même est fait autre par identification à cet idéal, par projection de soi dans cet autre. On parlera alors d'aliénation morale.

Aliénation2 :

État de l'individu qui, par suite des conditions sociales (économiques, politiques, religieuses), est privé de son humanité et est asservi. Tout processus par lequel l'être humain est rendu étranger à lui-même.

1 Encyclopaedia universalis. Volume 1. Paris, 1968.

2 Le nouveau Petit Robert. Dictionnaire Alphabétique et analogique de la lamgue française. (2007).

Culture :

La culture humaine est, selon le sociologue québécois Guy Rocher, "un ensemble lié de manières de penser, de sentir et d'agir plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d'une manière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte." (Guy Rocher, 1969, 88). L'étymologie du mot culture, du mot latin colere (<< habiter », << cultiver », ou << honorer »). La culture se réfère, en général, à l'activité humaine. Ce mot prend des significations notablement différentes, voire contradictoires, selon ses utilisations.

Le terme (latin cultura) suggère l'action de cultiver, dans le domaine de l'agriculture en particulier : cultiver des fleurs... Le terme de culture est également employé en éthologie. Cicéron fut le premier à appliquer le mot cultura à l'être humain : Un champ si fertile soit-il ne peut être productif sans culture, et c'est la même chose pour l'humain sans enseignement. (Tusculanes, II, 13).

Dans l'Histoire, l'emploi du mot s'est progressivement élargi aux êtres humains. Le terme culte a une étymologie voisine (latin cultus), et il est employé pour désigner l'hommage rendu à une divinité. Pluralité de définitions :

Différentes définitions du mot culture reflètent les théories diverses pour comprendre ou évaluer l'activité humaine. En 1952, Alfred Kroeber et Clyde Kluckhohn ont rédigé une liste de plus de 200 définitions différentes du mot culture dans leur livre.

La définition que peuvent en faire les gouvernements lorsqu'ils fixent sa mission au Ministère de la Culture diffère de celle que l'on en donne dans les sciences humaines ou de celle qui correspond à la culture générale de chacun d'entre nous.

Il existe de puissants enjeux politiques et économiques pour définir et encadrer la culture. Lorsque les entrepreneurs tentent de faire valider la notion de "culture d'entreprise" ou les ingénieurs celle de "culture technique", ils contribuent à étendre l'amplitude des significations mais au prix d'en diluer certaines caractéristiques spécifiques, comme l'opposition plus traditionnelle entre des styles plus spontanés, artistiques, religieux, fondés, comme le disait Hegel, sur le "sentiment" et des types d'actions davantage fondés sur le calcul, la cognition, la règle. Bien que fréquemment les deux mondes s'entrecroisent, doit-on pour autant les confondre, contribuant alors a privilégier une conception totalisante de la culture ?

Selon Geert Hofstede : la culture est une programmation mentale collective propre à un groupe d'individus.

De manière plus spécifique, en éthologie, la culture animale désigne tout comportement, habitude, savoir, système de sens (en anthropologie) appris par un individu biologique, transmis socialement et non par héritage génétique de l'espèce à laquelle appartient cet individu. La culture se définit en ce sens comme un ensemble de connaissances transmis par des systèmes de croyance, par le raisonnement ou l'expérimentation, qui la développent au sein du comportement humain en relation avec la nature et le monde environnant. Elle comprend ainsi tout ce qui est considéré comme acquisition de l'espèce, indépendamment de son héritage instinctif, considéré comme naturel et inné. Ce mot reçoit alors des définitions différentes selon le contexte auquel on se réfère.

Mais la culture n'est pas réductible à son acception scientifique, car, comme l'indique la définition de l'UNESCO, elle concerne les valeurs à travers lesquelles nous choisissons aussi notre rapport à la science. En ce sens, elle relève davantage de la communauté politique des êtres humains que de "l'espèce' comme objet de science. (google wikipedia culture).

Culture individuelle et culture collective :

En langue française, le mot culture désigne tout d'abord l'ensemble des connaissances générales d'un individu. C'est la seule définition qu'en donne en 1862 le Dictionnaire national de Bescherelle. Les connaissances scientifiques y sont présentées comme élément de premier plan. C'est ce que nous appelons aujourd'hui la "culture générale".

Après le milieu du XXe siècle, le terme prend une seconde signification. Par exemple, le Petit Larousse de 1980 donne, en plus de la conception individuelle, une conception collective : ensemble des structures sociales, religieuses, etc., des manifestations intellectuelles, artistiques, etc., qui caractérisent une société. Le terme peut alors revêtir l'un ou l'autre sens, mais la proximité des domaines d'utilisation de chacun en fait une source d'ambiguïté.

Il se trouve qu'en langue allemande, la définition de la culture individuelle ou culture générale correspond au mot Bildung1, et qu'il existe un autre mot, Kultur, qui correspond à un patrimoine social, artistique, éthique appartenant à un ensemble d'individus disposant d'une identité. Ainsi, ce terme homophone, qui correspond plutôt en français à l'une des acceptions de civilisation, et par les échanges d'idées entre la France et l'Allemagne, s'est petit à petit amalgamé avec le sens initial du mot culture en français. Cette seconde définition est en train de supplanter l'ancienne, correspondant à la culture individuelle. Néanmoins, les dictionnaires actuels citent les deux définitions, en plaçant le plus souvent la culture individuelle en premier.

Il y a donc actuellement en français deux acceptions différentes pour le mot culture :

· la culture individuelle de chacun, construction personnelle de ses connaissances donnant la culture générale ;

· la culture d'un peuple, l'identité culturelle de ce peuple, la culture collective à laquelle on appartient.

Ces deux acceptions diffèrent en premier lieu par leur composante dynamique :

· la culture individuelle comporte une dimension d'élaboration, de construction (le terme Bildung est généralement traduit en éducation), et donc par définition évolutive et individuelle ;

· la culture collective correspond à une unité fixatrice d'identités, un repère de valeurs relié à une histoire, un art parfaitement inséré dans la collectivité ; la culture collective n'évolue que très lentement, sa valeur est, au contraire de la stabilité, figée dans le passé, le rappel à l'Histoire (google culture wikipedia).

Complexe d'infériorité :

Le complexe d'infériorité est un trouble de la personalité caractérisé par une mésestimation exagérée de sa propre personne. (google. Psychologie).

Education, instruction ou enseignement :

Le mot << éducation >> est directement issu du latin educatio de même sens, lui-même dérivé de ex-ducere (ducere signifie conduire, guider, commander et ex, << hors de >>) : faire produire (la terre), faire se développer (un être vivant)1.

Enseigner, c'est transmettre à la génération future un corpus de connaissances (savoir et savoir-faire) et de valeurs considérées comme faisant partie d'une culture commune. Il est souvent facile de confondre enseignement et éducation. En fait, ce dernier terme, beaucoup plus général, correspond à la formation globale d'un individu, à divers niveaux (moral, social, technique, scientifique, médical, etc.). Le terme

1 Le terme allemand Weltanschauung ou << vision du monde >> est aussi utilisé en psychologie allemande, avec Erich Fromm, par exemple. Il correspond à la << construction de l'intérieur >> ou << instruction >> du Bildung.

enseignement, de son côté, se réfère plutôt a une éducation bien précise, soit celle 'de la transmission de connaissances a l'aide de signes. « Signes » et « enseignement » dérivent d'ailleurs de la même racine latine. Ces signes utilisés pour la transmission de connaissances font, entre autres, référence au langage parlé et écrit.

Enseigner est donc éduquer, mais éduquer n'est pas forcément enseigner.

L'éducation ne se limite pas a l'instruction stricto sensu qui serait relative seulement aux purs savoir et savoir-faire (partie utile a l'élève : savoir se débrouiller dans le contexte social et technique qui sera le sien).

Elle vise également a assurer a chaque individu le développement de toutes ses capacités (physiques, intellectuelles et morales). Ainsi, cette éducation lui permettra d'affronter sa vie personnelle, de la gérer en étant un citoyen responsable dans la société dans laquelle il évolue, capable de réfléchir pour pouvoir éventuellement construire une nouvelle société.

En pratique, tout le monde est d'accord pour considérer que certains savoirs essentiels font partie du bagage minimum du citoyen, et qu'inversement il n'est pas d'enseignement possible sans un minimum de pures conventions (comme l'alphabet par exemple) et de capacités relationnelles, dont l'éducation. Instruction et éducation sont souvent confondues. (Google education wikipedia)

Education populaire :

L'éducation populaire est un courant d'idées qui milite pour une diffusion de la connaissance au plus grand nombre afin de permettre a chacun de s'épanouir et de trouver la place de citoyen qui lui revient.

Elle se définit généralement en complément des actions de l'enseignement formel. C'est une éducation qui reconnaît a chacun la volonté et la capacité de progresser et de se développer, a tous les âges de la vie. Elle ne se limite pas a la diffusion de la culture académique ni même a l'art au sens large, mais également aux sciences, aux techniques, aux sports et aux activités ludiques, ...

Ces apprentissages sont perçus comme l'occasion de développer ses capacités a vivre en société : confronter ses idées, partager une vie de groupe, s'exprimer en public, écouter, etc.

En Belgique francophone, l'éducation populaire est souvent désignée par le terme éducation permanente. Elle n'est pas a confondre avec une formation professionnelle continue. (Google. Wikipedia).

Identité (Identité culturelle):

Ensemble de traits culturels propres a un groupe ethnique (langue, religion, arts, etc.) qui lui confèrent son individualité ; sentiment d'appartenance d'un individu a un groupe.

La violence symbolique :

(La théorie bourdieusienne). La notion de violence symbolique renvoie a l'intériorisation par les agents de la domination sociale inhérente a la position qu'ils occupent dans un champ donné et plus généralement a leur position sociale. Cette violence est infra-consciente et ne s'appuie pas sur une domination intersubjective (d'un individu sur un autre) mais sur une domination structurale (d'une position en fonction d'une autre). Cette structure, qui est fonction des capitaux possédés par les agents, fait violence car elle est non perçue par les agents. Elle est donc source d'un sentiment

d'infériorité ou d'insignifiance qui est uniquement subi puisque non objectivé. La violence symbolique trouve son fondement dans la légitimité des schèmes de classement inhérent à la hiérarchisation des groupes sociaux. (google. Wikipedia)

Système :

En grec sustçma signifie << ensemble, organisation ». Ce mot provient du verbe óõíßóôçìé sunistçmi (de óýí ?óôçìé sun histçmi << établir avec »), qui veut dire mettre en rapport, instituer.

Un système est un ensemble d'éléments interagissant entre eux selon un certain nombre de principes ou règles.

Valeur :

Valeur (personnelle et culturelle)

La valeur sociale est un concept de sociologie décrivant les croyances, les convictions, d'un individu ou d'une société.

Les valeurs sociales constituent un ensemble cohérent hiérarchisé et s'organisent dans un système de valeurs. Elles sont subjectives et varient selon les différentes cultures. Elles sont "matérialisées" par des normes. Les types de valeurs sociologiques incluent les valeurs morales et éthiques, les valeurs idéologiques (politique) et spirituelles (religion), la doctrine ou encore les valeurs esthétiques.

Les valeurs sociales représentent des manières d'être et d'agir qu'une personne ou qu'une collectivité reconnaissent comme idéales et qui rendent désirables et estimables les êtres ou les conduites auxquelles elles sont attribuées. Elles sont appelées à orienter l'action des individus dans une société, en fixant des buts, des idéaux. Elles constituent une morale qui donne aux individus les moyens de juger leurs actes et de se construire une éthique personnelle. (google.fr/ valeur.wikipedia).

Vodou :

Le vaudou (ou vodou) est né de la rencontre des cultes traditionnels des dieux yorubas et des divinités fon et ewe, lors de la création puis l'expansion du royaume fon d'Abomey aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Le vaudou est le fondement culturel des peuples qui sont issus par migrations successives de Tado au Togo, les Adja (dont les Fons, les Gouns, les Ewe... et dans une certaine mesure les Yoruba ...) peuples qui constituent un élément important des populations au sud des États du Golfe du Bénin (Bénin, Togo, Ghana, Nigéria...).

Vaudou (que l'on prononce vodoun) est l'adaptation par le Fon d'un mot Yoruba signifiant << dieu ». Le vaudou désigne donc l'ensemble des dieux ou des forces invisibles dont les hommes essaient de se concilier la puissance ou la bienveillance. (google vodou wikipedia).

Religion Haïtienne. Le mot signifie une puissance invisible, redoutable et mystérieuse, ayant la capacité d'intervenir à tous moments dans la société des humains.

(Laënnec Hurbon, << Les mystères du vaudou »)

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984