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Le trouble du comportement: une insensibilité aux codes conventionnels de la conduite ? institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP) et action sociale, les prémices d'un entre-soi.

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par Marion Denis
Université de Lille 1 - Master 1 "sociologie-ethnologie" 2014
  

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UNIVERSITE LILLE 1

Mémoire de recherche

Intitulé :

Le trouble du comportement :

une insensibilité aux codes

conventionnels de la conduite ?

ITEP et action sociale, les prémices d'un

entre-soi.

Etudiée par Marion Denis

Master 1 en Sciences Humaines et Sociales
Mention : Sociologie-Ethnologie

Directeur de mémoire : Grégory Salle
Chargé de recherche au CNRS

2013 - 2014

2

3

Table des matières

Introduction

I Modalités de fonctionnement et d'intervention en Institut Thérapeutique Educatif et

Pédagogique

05/99

07/99

1 Généalogie générale de l'institution

07/99

2 Un public cible

10/99

3 Le projet institutionnel : une intervention globale

13/99

4 Diagnostic territorial

16/99

II Catégories et stratification sociale

19/99

1 Déviance scolaire : une « désaffiliation sociale » ?

19/99

2 Identités : règles de conformité et champ de la psychiatrie

25/99

3 Santé mentale/santé publique : existence de corrélations avec l'action sociale

33/99

III Légitimité d'action : retour sur la notion d'autorité morale

39/99

1 Emergence de l'ingénierie sociale : naissance d'un « procès de production »

39/99

A Apogée du travail social dans une perspective socio-historique

39/99

B Evaluation, démarche qualité et guides de bonnes pratiques professionnelles .

41/99

2 Culture professionnelle et champ disciplinaire d'appartenance

43/99

3 Pluridisciplinarité et « tricotage » d'une adhésion familiale

49/99

IV Précarité familiale et fonctionnements versus dysfonctionnements institutionnels

55/99

1 L'ITEP : malaise social ou pathologie ?

55/99

2 Le « trouble du comportement » : une défaillance parentale ?

62/99

3 Le « trouble du comportement » : une défaillance institutionnelle ?

68/99

Conclusion ....

79/99

Bibliographie

82/99

Sources

85/99

Annexes

89/99

1 Guide d'entretien

89/99

2 Récapitulatif des entretiens menés

91/99

3 Document MDPH ..

93/99

4 Gazette de l'ITEP

95/99

5 Nomenclature du ministère de la justice

97/99

6 Article du Figaro.fr

99/99

 

4

5

Introduction

De prime abord, déconstruire la nature de mon positionnement face à l'objet traité m'est apparu comme un pré-requis incontournable. Educatrice spécialisée de formation, mes expériences professionnelles m'ont permis d'accéder à une vision plus claire de ce que pouvait être « l'action sociale de terrain ». Toutefois, l'acquisition de savoirs académiques, soit d'une expertise sociologique m'a semblé nécessaire pour comprendre certains rouages des faits et phénomènes sociaux auxquels j'étais confrontée. Le point de départ de mon questionnement est naît d'une différence notable entre mes propres représentations sociales, le discours public et ce qui m'est apparu comme la réalité. L'étonnement dont il est question a suscité mon envie de choisir comme objet d'étude, les « troubles du comportement » des mineurs accueillis en Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique. Selon la législation en vigueur, « les instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques accueillent les enfants, adolescents ou jeunes adultes qui présentent des difficultés psychologiques dont l'expression, notamment l'intensité des troubles du comportement, perturbe gravement la socialisation et l'accès aux apprentissages. Ces enfants, adolescents et jeunes adultes se trouvent, malgré des potentialités intellectuelles et cognitives préservées, engagés dans un processus handicapant qui nécessite le recours à des actions conjuguées et à un accompagnement personnalisé »1. Pour alimenter cette description, précisons qu'en centre de formation de travail social, l'agressivité, la violence verbale comme physique et à l'inverse l'inhibition, les difficultés de communication, d'intégration et de socialisation m'ont été présentées comme des caractéristiques propres de ce dit trouble. Suite à ces enseignements, j'ai pris conscience qu'il fallait que je m'extirpe de certaines de mes représentations fantasques pour qu'elles ne fassent pas corps avec mon identité professionnelle. Dès lors, j'ai mené un accompagnement socio-éducatif de six mois auprès de ce public afin de découvrir « la vraie nature » du « trouble du comportement ». Plusieurs constats m'ont interpellé et de ces derniers ont germé de nombreuses interrogations. Au regard des parcours de vie des jeunes accueillis, rapidement l'évocation d'une pathologie, soit d'un « handicap psychique » s'est présentée à moi comme ne pouvant être la seule caractéristique étiologique envisageable pour comprendre ces comportements dits déviants. Tenter de proposer une démystification du « trouble du comportement » m'est apparue nécessaire. Les contours de cette nouvelle catégorie semblent poreux, laissant place à des « diagnostics sauvages ». Pour définir un

1 Article D. 312-59-1 issu du décret n° 2005-11 du 6 janvier 2005 fixant les conditions techniques d'organisation et de fonctionnement des instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques

comportement comme déviant, la comparaison avec une population de référence, soit à une norme paraît inévitable. Soulignons que « les normes sont le produit de l'initiative de certains individus, et nous pouvons considérer ceux qui prennent de telles initiatives comme des entrepreneurs de morale. Deux types d'entrepreneurs retiendront notre attention : ceux qui créent les normes et ceux qui les font appliquer »2. Dans ce travail, nous nous intéresserons aux mineurs étiquetés comme ayant des troubles du comportement et aux professionnels exerçant en ITEP, personnes missionnées pour « corriger » ces comportements reconnus notamment comme transgressifs. Toutefois, analyser l'ensemble des parties concernées par l'objet étudié semble requis pour tendre vers une certaine objectivité, raison pour laquelle j'ai souhaité articuler mon travail de recherche sur deux années. De fait, sur ma seconde année de master je mènerai une étude axée sur « ceux qui créent les normes », soit sur les politiques sociales et leurs acteurs.

Concernant cette première étude, le biais de l'enquête ethnographie m'a paru incontournable. Durant quatre mois, j'ai participé aux réunions d'équipe pluridisciplinaire, mené des entretiens individuels auprès des professionnels tout en essayant d'être présente sur des temps de communication moins formels. Les données recueillies m'ont permis d'étayer mes pistes de réflexion. Ainsi, dans un premier temps, mon étude sera axée sur les modalités de fonctionnement et d'intervention en ITEP. Dans un second, j'aborderai les catégories existantes et la stratification sociale faisant suite à celles-ci. Dans un troisième, j'évoquerai la légitimité d'action des professionnels à laquelle sous-tend une notion d'autorité morale. Puis, dans un dernier j'analyserai les caractéristiques étiologiques dudit trouble du comportement et le positionnement des parents et des institutions à l'égard de ce dernier.

Dans l'ensemble, je tenterai de comprendre, comment pouvons-nous déterminer qu'un individu est enclin à des troubles du comportement ? Quel cadre de référence et quelle légitimité permettent de déterminer le comportement d'un individu comme déviant ?

6

2 Howard Becker, Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985, p.171.

7

I] Présentation de l'Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique

1) Généalogie générale de l'institution

L'Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique où j'effectue mon enquête ouvra ses portes au début des années soixante. Toutefois, une précision sur son identité semble requise. A l'origine, l'association bénéficie d'un agrément pour l'accueil de 60 enfants dits inadaptés de 4 ans à 14 ans en semi-internat pris en charge sur deux établissements de la métropole Lilloise ; soit un site accueillant les plus jeunes et le second les adolescents. En 1967, l'effectif est augmenté de cinq places et le profil des enfants accueillis est redéfini. Dès lors, l'intervention des professionnels concernent deux catégories distinctes, 45 enfants dits débiles légers et caractériels ainsi que 20 enfants malentendants. Une dizaine d'années plus tard, l'âge des jeunes pouvant intégrer l'institution est allongé jusqu'à 16 ans. Dans la continuité du décret du 27 octobre 19893 en faveur des personnes handicapées et des annexes XXIV prévues par celui ci, l'agrément est modifié et les deux établissements deviennent des Instituts Médico-Educatif en 1993. De nouveau, ces profils, les « catégories de rattachement » des enfants accueillis sont changées. La prise en charge concerne des jeunes dits déficients intellectuels légers présentant des troubles du caractère et du comportement. Notons que de manière officieuse, les structures sont appelées Centre Médico-Pédagogique par de nombreux professionnels. Ne comprenant pas l'origine d'une telle dénomination, je me suis rapprochée de Madame Romel (directrice du dispositif ITEP, 60 ans, 8 ans d'ancienneté). Cette dernière m'explique que le social est naît des congrégations religieuses qui ont vu peu à peu leur légitimité se réduire avec l'assise des associations.

« Ca s'appelait CMP parce que c'était les premiers noms qui ont été donné aux premiers

établissements médico-sociaux, il est important de remettre ces appellations dans le contexte de

l'époque. L'appellation IME renvoyait davantage à la déficience... A l'époque on n'était pas très regardant, c'était moins catégorisé que maintenant ».

A l'heure actuelle, les CMP sont des lieux d'accueil de jour de secteur où des interventions multiples sont proposées (suivi psychologique, éducatif, social, orthophonique, etc.) visant à garantir aux personnes reconnues comme vulnérables un accès aux soins et à des actions

3 Décret n°89-798 fixant les conditions techniques d'agrément des établissements privés de cure et de prévention pour les soins aux assurés sociaux.

8

transversales à proximité de leur domicile. Toutefois, cette appellation informelle pour caractériser les deux établissements ne paraît pas anodine. En effet, en 1999 lors d'une visite de la Direction Départementale de l'Action Sanitaire et Sociale4, une discordance entre l'agrément existant et la population accueillie est soulignée. De fait, une étude des dossiers CDES5 des enfants est menée. Brièvement, cette dernière est chargée d'effectuer un diagnostic de la situation de la personne, soit de repérer ses potentialités, limites et « degré d'handicap » puis de prévoir son orientation en lien avec les besoins identifiés. Ainsi, le constat se voit confirmé, la DDASS demande au Comité Régional de l'Organisation Sanitaire et Sociale qui est un organisme tutélaire à ce que les établissements soient renommés en Institut de Rééducation Psychologique au regard des dits troubles de la personnalité et du comportement associés à la déficience légère du public. Lors d'une visite de conformité, il est demandé aux membres de l'équipe pluridisciplinaire des deux IME de mener des groupes de travail dans le but de réécrire leur projet d'établissement en tenant compte des évolutions repérées chez les mineurs accueillis. Malgré cela, le changement en IRP est refusé. Notons qu'un tel changement suppose qu'il y ait « une enveloppe budgétaire » de disponible au niveau de l'Agence Régionale de Santé, que les missions de l'établissement fasse partie du schéma départemental, soit que le projet soumis soit en accord avec les lignes prioritaires du médico-social. A titre d'exemple, sur ces dernières années la priorité a été accordée à « la problématique des enfants autistes ». En ce sens, l'autisme a été « labélisé » grande cause nationale en 2012.

Enfin, en 2006 après arrêté préfectoral les établissements sont transformés en ITEP dans la continuité du décret n°2005-11 du 6 janvier 2005 relatif à l'organisation et au fonctionnement des ITEP. Ce nouveau cadre légal et réglementaire instaure une dynamique autre au sein des deux structures mêlant thérapeutique, éducatif et pédagogique. Au moment de ce changement d'agrément, l'accueil qui concernait un public au 3/4 déficient intellectuel léger avec quelques enfants reconnus comme difficiles devient un établissement qui accueille en lien avec toutes les nouvelles notifications, des jeunes « aux problématiques ITEP ». Madame Romel ayant commencé sa fonction de directrice cette année là me fait état de la situation à l'époque.

« Les professionnels n'avaient qu'une représentation de ce que pouvais être un public ITEP... Pendant 1an et demi au moins, je sentais des équipes un peu en désarroi, en souffrance de ce que ce public qui arrivait donné à voir dans sa violence verbale, physique. Très vite j'ai lancé des plans de

4 Terme désuet. Il s'agit de l'actuelle Direction Départementale de la Cohésion Sociale.

5 Commissions Départementales de l'Education Spéciale. Terme désuet. Depuis la loi n°2005-102 du 11/02/2005, il s'agit des Commissions des Droits et de l'Autonomie des Personnes Handicapées.

9

formations pour que les professionnels puissent voir ce qu'était les ITEP au niveau déontologique, de manière à pouvoir s'imprégner et bouger les lignes de travail ».

L'établissement était composé de professionnels exerçant depuis plusieurs années avec des modalités de fonctionnement spécifiques au public qu'ils accueillaient. Selon la directrice il a fallut innover, procéder à de nombreux changements ce qui n'a pas été sans difficultés.

Malgré une certaine mouvance législative, une mission centrale anime l'association. Au regard des financements alloués, elle veille à répondre aux besoins sociaux par le biais de propositions multiples en termes de création, d'animation et de gestion d'établissements ainsi que de services sociaux et médico-sociaux sur son territoire d'implantation. Répondre à des besoins identifiés engage l'association à considérer des demandes ayant une origine tripartite, soit celles des personnes accueillies, des pouvoirs publics et des oeuvres privées. Dans la continuité de ces « problèmes sociaux », une prise en compte de l'historicité du décret de 2005 venant réguler le fonctionnement général des ITEP paraît nécessaire. Force est de constater que la création de ces institutions et l'émergence de l'appellation « trouble du comportement » sont récentes. Un réseau, AIRe6, a été créé visant à enrichir la réflexion autour de ces dits troubles. Les temps de rencontre organisés consistent à fédérer les professionnels concernés par les interventions auprès de ce public. En lien avec un cadre juridique spécifique venant baliser les modalités de prise en charge, la finalité escomptée résulte à se mobiliser en croisant les différents savoirs propres aux sciences humaines et sociales pour inverser le processus handicapant dans lequel ces jeunes sont considérés comme engagés. Il paraît intéressant de souligner que ce réseau a été créé en 1995. L'antériorité du réseau Aire par rapport au décret de 2005 semble signer les prémices d'une volonté politique visant à reconnaître les comportements de ces jeunes comme un problème social porteur d'un intérêt public.

De manière générale, les ITEP sont régies par la loi n°2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale. Différents outils y sont énumérés devant être mis en place dans un délai de 10 ans dans les institutions de ce secteur. L'idée phare de celle-ci vise à placer « l'usager au coeur de son projet », soit la démarche consiste à solliciter sa participation et son consentement au regard des décisions prises le concernant. Cette nouvelle dynamique semble favoriser l'émancipation des bénéficiaires de l'action sociale et médico-sociale. Nous reviendrons sur ces modalités d'interventions afin de questionner le principe d'autonomie (cf. chapitre II-3) puis l'idée de bientraitance et d'évaluation (cf. chapitre III-1) sous-tendus au sein ces dispositions législatives.

6 Association nationale des ITEP et de leurs réseaux.

10

2) Un public cible

Pour introduire ce travail, nous avons évoqué un extrait du décret datant du 6 janvier 2005 relatif aux ITEP. Dans ce dernier sont stipulées les personnes concernées par une prise en charge dans ces institutions, il s'agit de mineurs et des jeunes majeurs ayant « des difficultés psychologiques ». Nous pouvons nous interroger à savoir : par quels moyens pouvons-nous déceler et affirmer l'existence de telles difficultés chez un individu ? Différentes techniques employés par les professionnels du champ de la psychiatrie et de la psychologie prédominent dans ce type d'évaluation. Les outils privilégiés pour mesurer ces dites difficultés psychologiques sont les bilans psychométriques, c'est-à-dire les tests de quotient intellectuel qui diffèrent selon l'âge de la personne examinée (cf. WPPSI-III, WISC-IV et WAÏS-III). Ces derniers sont utilisés comme des supports permettant de distinguer quelles sont les fonctions intellectuelles qui seraient préservées et celles qui seraient altérées. Bien que le but poursuivi résulte d'une dissociation entre troubles psychologiques et neurologiques, ces bilans sont soumis à une interprétation clinique, soit l'attribution du sens accordé aux comportements évalués appartient au psychologue. Les significations qui émanent d'un dessin, d'une tâche d'encre ou autre sont multiples et les comportements d'un individu à un instant t. sont sujets à de nombreuses variations. Nous pouvons avancer qu'au regard des parcours de vie complexes des jeunes accueillis à l'ITEP, les changements d'humeurs en lien avec certains événements familiaux aux difficultés pouvant être aléatoires peuvent facilement biaiser la véracité du test. Parallèlement, pour mettre en évidence des caractéristiques singulières qui se dégagerait d'une personne il semble incontournable de prendre appui sur une population de référence, sur une norme. Force est de constater que les bilans psychométriques sont standardisés. Pourtant ces derniers sont utilisés pour évaluer la situation des jeunes et servent de supports pour préconiser une orientation en ITEP ou non. D'autres pièces sont requises (cf. annexe n°3) comme les bilans médicaux, paramédicaux, éducatifs ou sociaux ; eux aussi sont soumis à une part de libre arbitre en raison de grilles de lecture et de cadres de référence évasifs concernant « le trouble du comportement » qui ne permettent pas une exactitude dans le diagnostic. Pour confirmer ce propos, nous reviendrons plus loin dans la rédaction sur la catégorisation existante dans le champ de la psychiatrie (cf. chapitre II-1) et sur la multiplicité des définitions évoquées par les professionnels lors des entretiens menés (cf. chapitre IV-1). Par ce biais, nous tenterons de comprendre en quoi la socialisation et l'accès aux apprentissages de ces jeunes sont perçus comme perturbés.

11

En somme, dans le projet d'établissement de l'ITEP il est écrit que l'accueil concerne « 25 pré-adolescents âgés de 12 ans à 16 ans présentant des troubles du comportement et de la personnalité, des troubles du développement et des fonctions instrumentales sans déficience intellectuelle ». Au premier abord, cette classification peut paraître relativement étendue. Celle-ci s'inspire d'un ouvrage de référence basé sur les données recueillies par les hôpitaux psychiatriques dans lequel sont classés ces comportements identifiés comme des troubles mentaux. Ce manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, communément appelé DSM7 a été élaboré dans les années cinquante par la société américaine de psychiatrie afin de proposer un système de codage permettant de faciliter l'analyse et le diagnostic. Les plus récents sont le DSM IV publié en 1994 et le DSM V publié en 2013. Au sein du DSM IV, le « trouble du comportement » était répertorié dans la catégorie des « comportements perturbateurs et déficit de l'attention ». L'hyperactivité, le trouble des conduites et le trouble oppositionnel avec provocation étant considérés comme les manifestations permettant le repérage de ce dit trouble. Avec la publication du DSM V un autre regard est porté sur le « trouble du comportement ». Dorénavant, il s'agit d'un « trouble de la personnalité » pouvant s'exprimer sous différentes formes, soit « schizotypique, borderline, antisociale, narcissique, obsessionnelle-compulsive ou autre ». Nous pouvons remarquer l'émergence de portraits prototypiques variés rendant la nature du « trouble » floue et complexe à identifier. Bien que le DSM soit en accord avec la Classification Internationale des Maladies instauré par l'Organisation Mondiale de la Santé, les appellations et définitions divergent entre institutions spécialisées et entre professionnels. Malgré cette reconnaissance encore imprécise à l'égard du « trouble du comportement », précisons que ces jeunes sont reconnus comme des personnes handicapées psychiques, ils sont orientés en ITEP par la Maison Départementale des Personnes Handicapées et leurs parents bénéficient en guise de « compensation » d'une Allocation d'Education de l'Enfant Handicapé. A titre d'exemple, dans le rapport d'activité de 2011 qui reprend les diagnostics effectués par la MDPH, il est noté que l'ITEP a accueilli 83% de jeunes ayant une pathologie limite et/ou un trouble de la personnalité et 17% étant autiste ou ayant des troubles psychotiques.

A la suite de l'utilisation de ces termes qui peuvent paraître « barbares » pour certains, un schéma afin de reprendre les caractéristiques qui prévalent tout de même autour du trouble du comportement et des ITEP semble pertinent.

7 Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.

Autonomie

Responsabilisation

Adaptation

Institut
Thérapeutique
Educatif et
Pédagogique

Intégration sociale

Intégration scolaire

Du comportement
et de la
personnalité

Trouble

Absence de
psychose et de
déficience
intellectuelle

Du développement et des fonctions instrumentales

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D'un point de vue institutionnel, au cours des entretiens menés, les professionnels évoquent une « recherche d'attention constante », une « estime de soi dépréciée », « une fragilité narcissique », une « recherche de conflit et une victimisation totale », etc. comme des éléments constitutifs du « trouble » qui rendent difficile leur socialisation et leur accès aux apprentissages. Selon eux, ce trouble se traduit par des conduites socialement inadaptées, agressives et/ou d'oppositions actives voire passives. En raison de cette grande diversité dans le langage, Madame Romel me dit :

« Le décret précise les enfants que nous n'accueillons pas et non ceux que l'on accompagne ».

Notamment, la législation en vigueur préconise la durée de prise en charge requise au sein des ITEP, soit entre 3 et 4 ans. En revanche, celle-ci est rarement tenue. Pour preuve, dans le dispositif ITEP de l'association qui est composé de deux établissements, un site accueillant les mineurs âgés de 6 ans à 11 ans et l'autre de 12 ans à 16 ans ; il est fréquent

13

que le parcours institutionnel de certains se voient prolongé allant du premier site au second. Elise (institutrice, 25 ans, 1 an d'ancienneté) m'explique quelles sont les principales admissions effectuées.

« Ici on a deux modes d'entrée, ceux qui arrivent du site des petits et qui généralement on eu une rupture avec la scolarité ordinaire entre le CP et le CE1 et ceux qui nous arrivent directement du collège ».

En termes de processus de réorientation, dans la grande majorité des cas le signalement dudit trouble émane de l'Education Nationale qui sollicite ensuite la MDPH pour une intégration en institution spécialisée. Ayant fait ce constat à maintes reprises en tant qu'éducatrice spécialisée, le témoignage de l'institutrice ne semble pas anecdotique ; il apparaît que l'orientation proposée par le législateur par rapport à la durée de prise en charge est peu souvent respectée. Nous pourrions formuler l'hypothèse selon laquelle la multiplicité des difficultés sociales vécues par les jeunes nécessite une polyvalence des professionnels relativement ambitieuse qui vient retarder les interventions initialement prévues par ces derniers. Toutefois, à ce stade de la rédaction il serait précipité d'analyser ce phénomène, nous reviendrons davantage sur celui-ci à la fin de notre démarche compréhensive (cf. chapitre IV-3).

Selon Howard Becker, « une des conséquences majeures d'une croisade victorieuse, c'est bien sûr l'instauration d'une nouvelle loi ou d'un nouvel ensemble législatif et réglementaire, généralement accompagnés d'un appareil adéquat pour faire appliquer ces mesures »8. En effet, un réel arsenal législatif greffé à un plateau technique composé de professionnels aux formations variées a vu le jour. Comme nous l'avons vu, bien que définir le trouble du comportement ne soit pas une mince affaire, la pluridisciplinarité des actions menées au sein des ITEP constitue un socle des savoirs devant permettre une meilleure lecture analytique au service des besoins de la personne accompagnée.

3) Le projet institutionnel : une intervention globale

Au regard des dispositions prévues par le décret de 2005 et la circulaire9 de 2007, les missions menées par les membres de l'équipe pluridisciplinaire s'articulent autour de trois pôles : le thérapeutique, l'éducatif et le pédagogique. Chacun de ces pôles est composé de professionnels diplômés de différents domaines en sciences humaines et sociales, en médical et para-médical.

8 Howard Becker, Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985, p.176.

9 Circulaire interministérielle du 14 mai 2007 relative aux ITEP et à la prise en charge des enfants accueillis.

14

- Le pôle thérapeutique :

* Le médecin psychiatre est le garant de tous actes médicaux, il s'occupe d'effectuer un lien avec les spécialistes intervenant auprès du jeune. Il rencontre ces derniers et leurs familles dans le cadre d'un « soutien » à la parentalité. Il assure la dynamique réflexive auprès de l'équipe autour de leurs pratiques professionnelles. De concert avec l'équipe de direction il décide des admissions. De manière informelle, notons qu'en l'absence du chef de service il bénéficie d'un pouvoir décisionnel.

* L'infirmière travaille sur la prévention sanitaire par le biais d'ateliers. Les mutations à l'adolescence, la sexualité, l'hygiène, etc. sont des thématiques qu'elle aborde avec les jeunes, ceux-ci sont notamment évoqués dans le cadre de suivis individuels.

* Un psychologue extérieur intervient pour des temps de supervision à raison d'une fois par mois. Sa présence est requise pour un soutien, une régulation et une analyse des pratiques. Ces séances de 2h30 fonctionnent sur un principe de libre adhésion, soit sur les 14 salariés concernés, 8 y participent. Cette instance de communication représente pour beaucoup une « soupape de décompression », un moyen d'évoquer les difficultés rencontrées, un espace de parole leur permettant de se remettre en question.

* Les psychologues, au nombre de deux exercent une fonction d'observation, d'évaluation et de coordination. Ils participent aux concertations menées avec les partenaires. En réunion d'équipe ils interviennent sur les faits évoqués par leurs collègues pour apporter des « vignettes cliniques ».

* La psychomotricienne est chargée de « rééduquer » le jeune par le biais de la gestuelle sur des difficultés psychologiques qui s'expriment corporellement.

* L'orthophoniste intervient autour d'une « rééducation langagière ». Notons que la majorité des jeunes accueillis ne savent pas lire.

Dans l'ensemble, les membres de ce pôle reçoivent les jeunes en entretiens individuels. « La fonction thérapeutique a pour but d'identifier l'origine des troubles, de rechercher dans le désordre de chaque comportement la réalité psychique qui le sous-tend »10. Parallèlement, bien qu'ils ne soient pas attendus sur des missions éducatives, ils se disent indirectement sollicités en raison du comportement de certains jeunes.

- Le pôle éducatif :

* Les éducateurs spécialisés sont les interlocuteurs privilégiés du jeune. Ils sont les premiers témoins de son parcours puisqu'ils l'accompagnent dans différents lieux d'intégration sociale et scolaire (école, entretiens, terrain de stage, association culturelle

10 Issu du projet thérapeutique inscrit dans le projet d'établissement de l'ITEP.

15

16

et/ou sportive, etc.) De part la quotidienneté de leur aide personnalisée, les éducateurs sont considérés comme des « adultes de référence » pour le jeune. Ils sont chargés d'instaurer une relation de confiance avec lui afin que le soutien proposé soit accepté, devant lui permettre d'accèder à une certaine autonomie, une responsabilisation, une intégration scolaire et sociale puis à une adaptation avec les exigences extérieures. Soulignons le fait que ce groupe de professionnels est composé de 5 moniteurs éducateurs et d'une éducatrice spécialisée. D'un point de vue législatif leurs statuts diffèrent mais leurs fonctions et leurs rôles au sein de l'institution sont identiques.

* L'assistante sociale effectue la liaison des informations entre l'ITEP, les autres institutions et la famille. Elle assure la gestion des démarches administratives nécessaires en termes de reconnaissance du handicap et de renouvellement de la notification MDPH11. Notons qu'elle intervient au domicile familial dans le cadre d'un soutien, d'une évaluation et d'un contrôle parental visant la protection du mineur.

Globalement, le projet éducatif consiste à « apporter aux enfants les éléments d'une consolidation de la personnalité et d'une autonomie qui leur permettent d'aborder leur adolescence dans les conditions psychiques, physiques, affectives et culturelles les meilleures possibles »12. Les pôles éducatif et pédagogique travaillent en étroite collaboration dans le but de conjuguer socialisation et connaissances.

- Le pôle pédagogique :

* L'institutrice est chargée d'aménager la scolarité de chacun de manière individualisée en fonction de ses capacités et limites. Au regard du cadre légal en vigueur, pour tout Projet Personnalisé de Scolarisation en établissement médico-social le mineur doit bénéficier d'une scolarité dispensée par un enseignant spécialisé et doit être suivi par un enseignant référent de secteur. Au sein de l'ITEP, ces orientations ne sont pas respectées et l'enseignement est dispensé par une institutrice, soit une professionnelle non diplômée du second degré alors qu'il s'agit d'élèves âgés de 12 ans à 16 ans (cf. chapitre II-1). Dans le rapport d'activité de l'établissement ce constat est mentionné, ce manque d'expérience des enseignants existe depuis 2009, ce qui minimise la cohérence du projet pédagogique mis en place. En revanche, l'ITEP ne peut palier à cette insuffisance puisqu'il est tributaire de l'Education Nationale et n'a aucune prise sur l'affectation des enseignants. Malgré cela, l'objectif général du projet pédagogique est de « susciter une motivation et générer le goût

11 Il s'agit d'un document sur lequel figure les orientations préconisées par l'équipe pluridisciplinaire d'évaluation de la MDPH concernant la scolarité, les différentes compensations et suivis considérés comme requis pour la personne accompagnée.

12 Issu du projet éducatif inscrit dans le projet d'établissement de l'ITEP.

d'apprendre, de développer les acquis scolaires en adaptant les méthodes d'apprentissages et de favoriser un retour des adolescents accueillis vers les structures de l'Education Nationale »13.

Parallèlement, des services généraux et administratifs participent à cette dynamique institutionnelle mais ces derniers sont moins présents auprès des jeunes accueillis.

De manière générale, ces trois pôles sont dirigés par le chef de service qui est le garant de la cohérence des interventions menées, détenteur d'un pouvoir décisionnel quant à l'articulation et la coordination des actions proposées par les membres de l'équipe pluridisciplinaire. En dernier lieu, intervient la directrice sur « un rôle de validation finale ».

4) Diagnostic territorial

Dans un communiqué du 6 avril 2014, l'AIRe estime à 20 000 le nombre de jeunes de moins de 21 ans étant accompagnés en ITEP sur le territoire national. Depuis la création de ces derniers en 2005, le nombre de jeunes accueillis ne cesse d'augmenter et les listes d'attentes s'allongent. Les signalements qui émanent de l'Education Nationale foisonnent et la MDPH oriente de plus en plus de mineurs vers ces institutions spécialisées. Comment comprendre cette progression fulgurante du nombre de mineurs accueillis en ITEP ? Devons nous envisager l'émergence d'une nouvelle catégorie ayant favorisé la reconnaissance dudit trouble du comportement ? Devons nous prendre en considération des mutations structurelles, sociales ou autres ? Dans le but d'entrevoir les caractéristiques étiologiques d'un tel phénomène, donner la parole aux professionnels de terrain confrontés à ces demandes d'admissions croissantes semble incontournable.

Selon Samantha (assistante sociale, 44 ans, 5 ans d'ancienneté) la simplification des procédures favorise l'augmentation du nombre de jeunes accueillis.

« J'ai l'impression qu'il se passe beaucoup moins de temps entre lorsque l'enfant pose des problèmes, souvent c'est à l'école que ça se voit le plus, et le moment du montage du dossier. Moi j'ai le souvenir il y a encore quelques années de situations ou c'était vraiment le parcours du combattant avec des gamins qui avait des troubles du comportement et où s'est passé 4 ou 5 ans avant qu'ils arrivent en ITEP. Les écoles n'étaient pas forcément bien informées, l'ITEP ce n'est pas un dispositif que l'on connaît bien donc on n'y pense pas tout le temps. En plus avant la MDPH, ne serait ce que le formulaire il était avec du carbone il y avait au moins quatre feuillets différents,

13 Issu du projet pédagogique inscrit dans le projet d'établissement de l'ITEP.

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aujourd'hui c'est un formulaire qui tient en 8 pages, administrativement ça me paraît simplifié. Après c'est plus simple pour moi quand il y a un référent social ».

Le dernier propos tenu par Samantha met en avant le fait que la procédure est plus rapide dès lors que le jeune et/ou sa famille sont déjà connus des services sociaux. L'accompagnement semble plus accessible à certains. Elle m'explique aussi que les enfants qui relèvent d'ITEP sont mieux repérés qu'auparavant. Toutefois, la majorité des parents dont les mineurs sont accueillis à l'ITEP sont employés, ouvriers ou inactifs, soit le « trouble du comportement » paraît mieux repérés chez les jeunes issus des classes populaires. En 2012, aucun enfant fils de cadre ou de profession intermédiaire n'était accueilli. Suite à la lecture des rapports d'activités, notons que cette tendance se confirme sur les années précédentes. Force est de constater que le diagnostic semble biaisé puisque certaines populations sont identifiées plus facilement que d'autres.

Quand j'aborde ce phénomène avec Anthony (moniteur éducateur, 22 ans, 2 ans d'ancienneté) un autre positionnement est mis en exergue.

« J'aurai envie de remettre en cause l'Education Nationale, comment elle fonctionne. Après moi j'ai arrêté l'école, où je ne sais pas c'est peut être l'école qui m'a arrêté donc forcément j'ai déjà un peu mon jugement par rapport à ça. Pour moi, pour résumer l'Education Nationale est un moule dans lequel il faut rentrer et si on n'y rentre pas on est éjecté. A l'heure d'aujourd'hui la société évolue à différents niveaux peut être que l'Education Nationale reste trop basée sur ce qu'elle était avant. L'éducation Nationale ne semble pas capable d'encadrer ces jeunes et de proposer d'autres alternatives qui fait qu'ils sont rabattus vers du spécialisé. Est-ce qu'il n'y aurait pas un juste milieu à trouver dans tout ça ? ».

Comme nous pouvons le remarquer, Anthony considère que les pratiques de l'Education Nationale seraient traditionnelles et ne correspondraient plus aux besoins des élèves d'aujourd'hui. Nous reviendrons plus tard sur cette supposée normalisation des programmes pédagogiques (cf. chapitre II-1). D'un professionnel à l'autre, les causes ne sont pas perçues à l'identique. Au moment ou j'évoque ce « phénomène liste d'attente » en ITEP avec Irène (psychologue, 42 ans, 11 ans d'ancienneté), une autre piste s'entrouvre.

« A mon sens il y a plusieurs choses, en terme de définition des populations ITEP. Voilà, est ce que cette demande croissante correspond à la question de la définition et ce qu'on dit du trouble du comportement. Est-ce qu'avant il n'y en avait pas autant mais qu'ils n'étaient pas qualifiés. A partir du moment où ils sont qualifiés ça créée la demande de rééducation. S'il y a besoin d'une rééducation ça nécessite la création de lieux spécifiques à cela. Donc la sur un aspect plus sociétal, aussi de normalisation. Après il y a autre chose. Moi ma représentation c'est que ce qui passe par le comportement des jeunes est de l'ordre du symptôme. Au fur et à mesure du temps, je vois que ce qui se passait du temps de Freud et ce qui se passe aujourd'hui, les symptômes ne sont pas tout à fait de la même nature. Les symptômes aujourd'hui sont plus de l'ordre du comportement et en lien avec les grands discours qui dominent autour de la défaillance de l'autorité, de la défaillance de la

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fonction paternelle dont le trouble, le symptôme par le comportement serait le témoin. Avant on était sur des expressions de souffrance qui étaient moins bruyantes que par exemple la délinquance aujourd'hui [...] J'ai l'impression que ça n'impacte pas la société de la même manière, la manifestation du symptôme va plus impacter le groupe social ».

En termes de lecture, l'idée d'une continuité entre la reconnaissance du trouble qui génère des besoins et des demandes de rééducation et de fait l'instauration de nouveaux lieux d'accueil me paraît juste. Cette caractéristique semble être l'impulsion première donnée à la multiplication du nombre de demandes d'admissions en ITEP sur le territoire national. D'un point de vue global, il apparaît que les autres causes évoquées par les professionnels ont une incidence sur ce phénomène.

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II] Catégories et stratification sociale

1) Déviance scolaire : une « désaffiliation sociale »14 ?

Nous pouvons nous interroger à savoir en quoi le système éducatif prépare au système social. Pouvons-nous repérer un ajustement des méthodes pédagogiques aux différents modes de vie en société ?

Force est de constater que le public accueilli en ITEP semble éloigné des attentes émises par l'Ecole. De fait, nous pouvons douter d'un tel ajustement au sein de ces institutions et une certaine distance culturelle paraît envisageable. La scolarité est dispensée à l'interne, soit en établissement médico-social spécialisé, au regard de cette réorientation des adolescents nous pouvons émettre l'idée d'une déviance scolaire pesant sur eux.

Depuis l'antiquité, le système éducatif est sujet à de nombreux bouleversements plus ou moins structurels. Nous procèderons à un court rappel historique afin de comprendre la démocratisation opérante dans ce champ. Ayant le souci de ne pas tomber dans les travers d'un « balayage » trop fastidieux, nous débuterons ce dernier en nous attardant sur les prémices de l'éducation laïque faisant suite à la Révolution française jusqu'à l'après explosion scolaire s'étant déroulée entre 1950 et 1970.

Certains spécialistes de l'éducation parlent d'une « guerre scolaire » s'étant articulée autour de multiples consensus et dissensus entre le religieux, le culturel, le social et le politique. Ces différences de valeurs, de principes et de jugements ont donné lieu à un ensemble de réformes qui ont vivement transformé le système éducatif actuellement en place. Pendant l'ancien régime, l'enseignement était sous la tutelle de l'Eglise, à l'exception des universités autonomes depuis le XIIIème siècle. A l'issue de la Révolution française, l'instruction devient publique. Les maîtres et les curés se « défient » dans les communes dans le but de poursuivre leurs enseignements en école primaire. Des lycées d'Etat sont créés ainsi que les universités impériales sous l'impulsion de Napoléon Ier qui instaure les académies et les institutionnalisent par territoires. D'autres initiatives seront prises, notamment en termes de financement et de mixité des sexes.

En somme, le XIXème siècle est caractérisé par une lutte contre le cléricalisme et une assise de l'Etat républicain. Les années 1880 ont été un premier tournant majeur dans le système éducatif français actuel. Le régime politique de l'époque prône un esprit

14 Concept développé par Robert Castel.

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républicain visant l'émancipation des consciences de l'emprise religieuse. Dans un premier temps, à l'issu de la loi du 9 août 1879 sont instituées des écoles normales par département ainsi qu'une formation d'instituteurs laïcs veillant à remplacer le personnel d'inspiration religieuse. Cette logique sera réaffirmée avec la loi du 27 février 1880 venant exclure ces membres de l'Eglise du conseil supérieur de l'instruction publique. Dans un second temps, la gratuité est instaurée dans l'enseignement primaire au sein des écoles publiques par le biais de la loi du 16 juin 1881. S'ensuit une obligation scolaire mixte pour les enfants de 6 à 13 ans avec la loi du 28 mars 1882. Ainsi, la IIIème République (1870-1940) fut porteuse d'un projet d'éducation populaire ponctué de lois fondamentales dans le développement et la généralisation de la scolarisation.

L'assise de l'Etat républicain sera formellement admise avec la publication officielle de la loi de 1905 séparant l'Eglise de l'Etat. Cette époque sera définie comme la « guerre des manuels » en raison d'idéaux politiques véhiculés par le biais des livres scolaires. Certains seront censurés puisque déterminés comme trop engagés, soit cette censure semble être une illustration des enjeux sous-jacents qui impactent le champ de l'éducation.

Dans les années 1960, suite à la seconde guerre mondiale la démographie est bondissante, une forte demande économique et sociale provoquera une massification de l'enseignement. En deçà de cette « explosion scolaire », un dessein implicite est notable ; celui du système éducatif comme étant un support privilégié pour redynamiser la croissance économique du pays et faire face à la concurrence internationale. Toutefois, le discours public prétextera cette ouverture de l'enseignement secondaire à tous comme un moyen d'ascension sociale pour les jeunes issus de classes populaires. Globalement, le XXème siècle signe le deuxième tournant majeur dans le système éducatif français. De ces changements structurels, une certaine neutralité scolaire semble atteinte articulée autour de la laïcité et l'instruction civique et morale.

Marquer un point d'arrêt sur la loi Haby du 11 juillet 1975 relative à l'éducation me semble être un incontournable. Celle-ci « favorise l'épanouissement de l'enfant, lui permet d'acquérir une culture, le prépare à la vie professionnelle et à l'exercice de ses responsabilités d'homme et de citoyen. Elle constitue la base de l'éducation permanente »15. Malgré une ambition aux apparences humanistes, cette loi est venue « sceller » un parcours unique pour tous au sein des collèges, indifférencié en fonction des capacités propres à chacun. La seule alternative existante pour les élèves en difficulté

15 Extrait de la loi n°75-620 du 11 juillet 1975 relative à l'éducation, « Loi Haby », http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000334174

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devient le redoublement. De fait, nous pouvons souligner que la loi Haby, nommée familièrement la loi du collège unique, a favorisé la normalisation des programmes pédagogiques et a participé à la construction puis à la croissance de l'échec scolaire.

Ce bref retour historique me paraît important. D'une part, il permet de mettre en exergue une notion d'école pour tous qui transgresserait les rapports de classe et de sexe. Il est vrai qu'une entrée massive des classes populaires dans l'école publique est observée. D'autre part, selon René La Borderie, professeur, pédagogue et écrivain français, trois obligations scolaires émanent de cette « passion » de la réforme. Il dénonce une obligation d'offre d'éducation, une obligation de fréquenter l'école puis une obligation de moyens et de résultats. Malgré les initiatives prises, trois types d'inégalités subsistent. Premièrement, l'inégalité scolaire impulsée par les politiques de carte scolaire et de décentralisation. Deuxièmement, les inégalités de sexes et sociales en raison de parcours scolaires indifférenciés et d'une éducation prioritaire reconnue par certains spécialistes comme discriminante ; celle-ci laisse place à une « pédagogie de la compensation qui correspond à la recherche d'une démocratisation de la réussite, née de l'échec de la sélection »16.

Nous pouvons constater que les jeunes accueillis en ITEP se trouvent sur les « bans de l'école », en marge des compétences et comportements requis. La quasi-totalité des adolescents sont issus de classes populaires, certains étant placés à l'aide sociale à l'enfance. A la précarité rencontrée par leurs parents vient se cumuler souvent une inactivité professionnelle, entraînant des difficultés budgétaires. Les addictions, les situations conflictuelles générant des violences conjugales voire intrafamiliales, le handicap physique voire intellectuel et d'autres difficultés sociales ponctuent le parcours de vie de nombreux parents ainsi que celui de leurs enfants. De fait, il paraît impossible de contester que ces adolescents s'avèrent moins bien dotés en capital social et culturel en comparaison de ceux issus des classes sociales supérieures et que les situations auxquelles ils sont confrontés est un véritable frein à leur réussite scolaire. La réorientation préconisée par les enseignants les reléguant au statut d'élève relevant d'institution spécialisée est un marqueur fort en termes d'exclusion scolaire. Ces adolescents sont investis dans une nouvelle trajectoire de vie qui semble signer les prémices d'une « désaffiliation sociale ». L'idée de désaffiliation sociale, empruntée à Robert Castel consiste à reconnaître l'inactivité professionnelle comme un processus conduisant à un certain déclassement social. Cette désaffiliation se caractérise par un sentiment d'inutilité sociale en raison

16 Cours « l'école et la formation en France », licence sciences et métiers de l'éducation et de la formation, université Lille3, 2013.

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d'une non-contribution à la collectivité générant une absence de repères et d'appartenance à un groupe socialement reconnu. En ce sens, la sortie du « milieu scolaire ordinaire », à l'échelle de ces adolescents considérés comme des « citoyens en devenir » peut être entendue comme une première étape d'un processus de désaffiliation sociale en cours.

N'oublions pas un élément crucial venant appuyer notre idée d'exclusion scolaire. Les adolescents accueillis à l'ITEP sont âgés de 12 ans à 16 ans. Toutefois, l'enseignement à l'interne est dispensé par des institutrices diplômées du concours de professeur des écoles. Rappelons que tout élève accueilli en « milieu scolaire ordinaire » bénéficie d'un enseignement adapté à son âge en raison de spécificités et modalités pédagogiques qui lui sont propres. Comment pouvons-nous expliquer que l'enseignement dispensé en institution spécialisée pour adolescents soit à la charge des instituteurs ?

Après plusieurs échanges, l'institutrice de l'établissement aborde avec moi les capacités et les limites de ses élèves. Elle m'explique qu'aucun d'entre eux n'atteint un niveau supérieur à celui du CM2, soit l'idéal visé est celui d'une intégration en SEGPA, classe spécialisée mais intégrée au sein des collèges, soit d'apparence moins stigmatisant, dans le but qu'ils obtiennent le Certificat de Formation Générale. Il serait hâtif de définir cette orientation comme la panacée, tout de même les vecteurs d'intégration scolaire qu'elle suppose au regard de l'existant semblent davantage prononcés.

Enfin, entre niveau de compétences et âge de l'élève, que choisir ?

Force est de constater qu'en ITEP la primauté pédagogique est accordée au niveau scolaire acquis et non à l'âge du jeune. Cette pratique semble aller de paire avec la notion de réussite scolaire abordée précédemment ; peu importe l'âge le mot d'ordre est résultat. Parallèlement, bien qu'il existe des formations spécialisées pour enseigner auprès des publics reconnus par l'Education Nationale comme difficiles (cf. le CAPA-SH17 et le 2CA-SH18), les diplômés de celles-ci ne semblent pas « inspirés » par les ITEP. Selon Monsieur Blichot (chef de service, 48 ans, 2 ans d'ancienneté) il est de coutume au sein de l'établissement que les institutrices embauchées soient du secteur privé, rattachées au « Diocèse de proximité », parfois non titulaires de leur poste ou même non diplômées. Nous pouvons nous interroger à savoir si l'appartenance religieuse des institutrices du secteur privé, caractérisée par un ensemble de principes et valeurs spécifiques favorise leur

17 Il s'agit du certificat d'aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap pour le premier degré.

18 Il s'agit du certificat d'aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap pour le second degré.

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volonté à travailler en ITEP. J'ai évoqué la question avec l'une d'entre elles qui a réfuté cette idée, prétextant une affectation simplifiée pour exercer en institution spécialisée.

Au travers d'observations et d'éléments recueillis lors d'échanges formels comme informels, j'ai remarqué une cohérence d'ensemble dans les actions menées et une réelle volonté de l'équipe pluridisciplinaire à intégrer de nouveau les adolescents accueillis en « collège traditionnel ». Malgré cela, nous pouvons questionner la volonté des acteurs de l'Education Nationale. Soulignons que leurs enseignants ont un groupe à prendre en charge, ce qui leur laisse une faible marge de manoeuvre pour mener des accompagnements individuels. Cette caractéristique est essentielle dans le cadre des réorientations des jeunes en difficulté au sein des groupes classes. Au fur et à mesure, le quotidien devient un « moteur privilégié » favorisant l'accumulation de difficultés scolaires qui conduisent à des situations d'échecs se caractérisant par un passage de relai vers le champ de l'éducation spécialisée. Durant une discussion avec le docteur Leloy (médecin psychiatre, 48 ans, 4 ans d'ancienneté) il m'explique que :

« l'exclusion scolaire est le motif principal des demandes. Effectivement ils n'arrivent plus à suivre une scolarité classique, on demande une scolarité spécialisée. Ils ont des troubles du comportement

qui font qu'ils n'arrivent pas à tenir en groupe, à tenir dans les apprentissages par rapport à une dynamique de groupe ».

Les enseignants de l'Education Nationale disposent de peu de moyens, en l'absence de dispositifs pédagogiques alternatifs pour ces élèves, une seule perspective est envisageable, celle de l'orientation en institution spécialisée. Attention, une incohérence entre législation et pratique professionnelle est notable. Au sein du décret de 2005 sur les ITEP, comme nous l'avons vu il est écrit que les jeunes accueillis ont des capacités intellectuelles et cognitives préservées. En revanche, la quasi-totalité des adolescents accueillis arrivant en fin de prise en charge à 16 ans (cf. agrément) sont orientés vers des Instituts Médico-Professionnels. Ces derniers ont pour mission d'accompagner des jeunes déficients intellectuels âgés de 16 à 21 ans dans le cadre de leur projet professionnel. Ce fait est un paradoxe criant entre les textes officiels et la pratique réelle. A l'aube de leur seizième anniversaire une mutation biologique s'opère-t-elle ? Nous pouvons en douter. Cette incohérence semble appuyer notre idée concernant un manque de dispositifs pédagogiques alternatifs.

De plus, au regard des représentations négatives véhiculées sur les formations professionnelles en France, nous pouvons imaginer celles existantes sur les enseignements dispensés en institution spécialisée. Durant un cours de licence, mon enseignant a abordé la

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relation entre l'école et le travail qu'il a défini comme « un salariat symbolique »19. L'idée revient à dire que la scolarité est un processus faisant passer l'élève du statut d'apprenant au statut de travailleur. En ce sens, il paraît intéressant de souligner que les usages diffèrent entre les institutions scolaires « classiques » et les institutions spécialisées. A titre d'exemple, au sein de l'ITEP les jeunes accueillis viennent sans matériel scolaire, ils n'ont pas de cartable. Lorsque j'aborde ce fonctionnement avec Elise (institutrice), elle m'explique que les jeunes oubliaient constamment leurs affaires et qu'il a été décidé de garder ces dernières dans l'enceinte de l'établissement. Notamment, les adolescents bénéficient d'une récréation de 30 minutes alors que celle-ci n'excède jamais les 15 minutes en institution scolaire « classique ». Les éducateurs spécialisés m'expliquent que les jeunes ont besoin de plus de temps pour « se défouler » afin d'éviter « une éventuelle crise ou un passage à l'acte violent ». A mon sens, l'une des plus grosses difficultés de l'action sociale se situe ici. Allier prise en charge individuelle et adaptation en lien avec les exigences extérieures est complexe puisque cette démarche consiste à jongler entre individualité et contraintes sociales.

Parallèlement, au regard de ce que nous avons évoqué, dans une logique probabiliste nous pouvons entrevoir les perspectives professionnelles qui « s'offriront » à ces jeunes. Dans le cadre d'un emploi saisonnier, j'ai travaillé comme animatrice socio-culturelle en IMPro, ce qui m'a permis de découvrir les modalités de fonctionnement de ce type d'institution. Les travailleurs sociaux et enseignants mènent des accompagnements autour de l'apprentissage et des pré-requis sociaux en vue d'une employabilité. Pour ce faire, il est indispensable que leurs interventions s'inscrivent fortement dans une dynamique partenariale et de réseau. Toutefois, les entreprises adaptées et les ESAT20 employant des travailleurs déficients intellectuels demeurent leurs principaux partenaires. En somme, nous pouvons nous questionner quant à la trajectoire professionnelle qui sera empruntée par les adolescents accueillis en ITEP.

De manière générale, dorénavant les enseignants doivent prendre en compte les difficultés scolaires mais aussi sociales de leurs élèves. En raison du manque de relai possible en l'absence de dispositifs alternatifs au sein des écoles et collèges ainsi qu'en lien avec la prise en charge groupale, engager une telle démarche pour les enseignants ne semble pas être une mince affaire. Face à la complexité des situations auxquelles ils sont confrontés, à l'hétérogénéité des élèves qu'ils accueillent et aux résultats attendus, les enseignants se

19 Sylvain Starck, cours « la relation entre travail et formation dans le système éducatif », université Lille 3, 2013.

20 Etablissements et Services d'Aide par le Travail.

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voient contraints de réorienter ceux en difficulté, parfois trop « bruyants » reconnus comme manquant de concentration, soit les élèves que nous pourrions nommer en lien avec le rejet qu'ils subissent, des « déviants scolaires ».

En lien avec cette idée Nacer (moniteur éducateur, 40 ans, 7 ans d'ancienneté) me fait part de ses constats :

« De plus en plus on est contacté par les écoles quand un jeune est déscolarisé. Mais je me demande, ceux qu'on appelait avant les mauvais élèves ou les cancres, maintenant on les appelle trouble du comportement ? Avant chaque année dans les collèges et les lycées il y en avait toujours un qui était plus turbulent que les autres, qui faisait peur à tous les profs, qui n'arrivait pas à tenir en place. Mais voilà, on disait c'est un cancre, il est chiant, il est casse couille, il ne sait pas ce qu'il veut faire, on

ne disait pas qu'il est trouble du comportement. Que maintenant c'est bien ciblé ».

Pour comprendre la psychologisation opérante dans le système éducatif français et pourquoi les écoles spéciales sont devenues le lieu d'accueil des élèves devant être traités à part il semble intéressant de revenir sur le contexte historique évoqué précédemment, celui du début du XXème siècle. Avant il existait des écoles répondant à des traditions asilaires qui étaient prises en charge par les professionnels de la psychiatrie. Aujourd'hui nous parlons d'écoles spéciales dont l'Education Nationale détient l'autorité. Avec cette transformation liée à celle de la scolarité obligatoire, « l'école ouvre ainsi une sorte de grand tribunal démocratique devant lequel chacun est somme de faire la preuve de sa capacité d'acquérir un savoir donné dans un temps donné. Elle devient le lieu privilégié de repérage d'une anormalité »21. En effet, quelques enfants semblent en difficulté scolaire, rapidement ces derniers seront considérés comme anormaux, dès lors émerge une certaine psychiatrisation des comportements et attitudes. La psychiatrie s'emparera de cette « problématique sociale » entamant un travail auprès de ces enfants aux comportements dits déviants. La période d'entre-deux guerres marquera le début d'une théorisation visant à interroger les pratiques punitives et d'enfermement. En ce sens, le fonctionnement des asiles sera vivement discuté. Cette dynamique laissera place à certaines pratiques qui seront controversées puis revisitées dans les années 1970. (cf. chapitre II-2 et 3).

2) Identités : règles de conformité et champ de la psychiatrie

Avant d'amorcer une réflexion autour de la notion de conformité, nous présenterons brièvement les travaux d'Isabelle Coutant, auteure que nous mobiliserons à plusieurs reprises dans le cadre de cette présente recherche. Sociologue française, elle est chargée de

21 Robert Castel et Jean-François Le Cerf, « Le phénomène « psy » et la société française. Vers une nouvelle culture psychologique », Le Débat, 1980/1 n°1, p39.

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recherche à l'IRIS22, institut rattaché au CNRS ainsi que membre de l'équipe pédagogique et élue au conseil d'administration de l'EHESS. A l'aide d'ethnographies urbaines réalisées pour la plupart sur Paris et en région parisienne, elle s'intéresse aux processus de précarisation des classes populaires et à leurs effets. Principalement, elle mène ses travaux sur les relations existantes entre jeunesse populaire et institutions, soit dans le champ de la justice, du travail social et de la psychiatrie. Ces derniers veillent à interroger la notion de psychologisation du social en repérant les liens entre acteurs du psychisme et de la question sociale. Cette thématique est en corrélation étroite avec notre objet, ainsi nous porterons une attention particulière à son ouvrage, troubles en psychiatrie. Celui-ci retranscrit une enquête ethnographique qu'elle a menée en unité psychiatrique pour adolescents localisée dans un secteur défavorisé de banlieue parisienne. Elle sera présente en qualité de sociologue au sein de cette institution à raison de trois jours par semaine. Par le biais d'entretiens avec l'ensemble des membres de l'équipe pluridisciplinaire, de participations aux réunions professionnelles et d'observations lors des accompagnements quotidiens, elle s'intéressera à étudier et dissocier la souffrance psychique des difficultés sociales rencontrées par les jeunes accueillis. A l'issue de son enquête, elle postule l'existence de trajectoires de vie différentes, de fait d'adolescents aux profils hétérogènes pourtant réunit en une seule catégorie, celle du trouble psychique. Son postulat est connexe au nôtre quant au « trouble du comportement » puisque comme nous l'avons évoqué ce dernier est reconnu comme un handicap psychique. Notamment, tout au long de sa réflexion elle accorde une importance aux positionnements professionnels de chacun en fonction de leur niveau hiérarchique. Cette démarche lui permet de croiser les points de vue ce qui enrichit l'objectivité de ses hypothèses de compréhension face à l'objet traité, soit la psychologisation du social. Notre démarche s'inscrit dans une logique ressemblant à la sienne ; le discours des professionnels et les modalités du fonctionnement institutionnel étant des outils privilégiés, gages d'une certaine neutralité dans notre enquête.

Selon Isabelle Coutant, dans notre société l'écart aux règles de conformité est perçu comme le symptôme d'une maladie. Nous pouvons constater au sein du discours public, l'émergence d'une appellation qui semble à interroger. L'apparition du terme « trouble du comportement » paraît en lien avec cette idée d'écart aux règles de conformité. Nous pouvons émettre l'hypothèse d'une construction de nouvelles catégories sociales venant

22 Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux.

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redéfinir l'identité de l'individu, soit « de nouveaux noms sont prononcés et aussitôt de nouvelles créatures surgissent qui leur correspondent »23.

Isabelle Coutant nous retranscrit les craintes évoquées par certains médecins psychiatres (d'inspiration psychanalytique) ayant peur « que le diagnostic fonctionne comme une prédiction auto-réalisatrice alors que la structure psychique est supposée encore mouvante à l'adolescence »24. A mon sens cette possibilité n'est pas négligeable, d'ailleurs elle est en lien direct avec celle développée par Robert Rosenthal et Lenore Jacobson autour de l'effet Pygmalion, notion souvent abordée dans le champ de la psychiatrie et de l'action sociale. Cette dernière consiste à se persuader que notre nature est à l'image de celle que les autres nous renvoient. Dans le langage sociologique, cette idée se traduit par l'alignement sur le groupe évoqué par Erving Goffman dans stigmate : les usages sociaux des handicaps. Selon lui, chaque groupe social s'approprie un idiome culturel propre à sa communauté. Soit, les personnes considérées comme en marge des normes sociales dominantes s'affilient tout autant à un groupe, ce qu'il définit comme une « catégorie stigmatique ». De manière métaphorique il parle de « masque d'adaptation complaisante 25» qui désigne le mode de réaction arboré par les individus stigmatisés utilisant leur stigmate comme un socle d'organisation de leur vie lors de « contacts mixtes »26, soit entre « eux » et « nous », entre les « stigmatisés » et les « normaux ». Ce mode de fonctionnement semble concerner les jeunes reconnus comme ayant des « troubles du comportement ». Nous reviendrons sur cette hypothèse en fin de rédaction (cf. chapitre IV-3) et mettrons l'accent sur la force coercitive de l'institution quant aux comportements adoptés par les adolescents. Il apparaît qu'en s'affiliant à une catégorie stigmatique spécifique, l'individu fait corps avec le stigmate qu'il porte. Selon Erving Goffman, « nous avons là, à n'en pas douter, l'illustration évidente d'un thème sociologique fondamental : la nature d'un individu, que nous lui imputons et qu'il s'attribue, est engendrée par la nature de ses affiliations »27

Isabelle Coutant, développe aussi l'idée d'un « travail de soi ». Les professionnels de l'institution cherchent à modifier la personne, soit à la transformer pour lui permettre de se réinsérer. Elle explique que l'équipe cherche à renforcer les compétences relationnelles des « sujets ». Elle emploie l'idée de l'acquisition d'un « capital communicationnel » comme

23 Douglas Mary, Comment pensent les institutions?, Paris, La découverte/M.A.U.S.S, 1994, p.116.

24 Coutant Isabelle, Troubles en psychiatrie, Paris, La Dispute, 2012, p.149

25 H. Freeman et G. Kasenbaum, «The illiterate in America », Social forces, XXXIV, p.374, cités par Goffman Erving dans Stigmate.

26 Terme emprunté à Erving Goffman (cf. Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, les éditions de minuit, 1975). Les contacts mixtes font référence aux interactions entre groupes sociaux aux identités sociales catégorisées par l'opinion publique comme différentes.

27 Goffman Erving, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, les éditions de minuit, 1975, p.135.

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étant une finalité escomptée. Nous pouvons remarquer une similitude quant au « leitmotiv » des ITEP.

Au sein de l'institution, le projet éducatif mentionne que l'organisation quotidienne doit permettre à l'enfant de se construire « un mode relationnel, un accès à une place sociale ». Dans les accompagnements menés « l'importance est donnée à la responsabilisation, à l'autonomie, à l'intégration scolaire et sociale, à l'adaptation en lien avec les exigences extérieures »28. Au regard des termes employés, il apparaît que les jeunes accueillis sont perçus comme en marge des normes sociales dominantes. Tentons de comprendre comment les membres de l'équipe définissent et s'approprient ces objectifs dans leur travail au quotidien.

Tout d'abord, la définition même d'autonomie diverge d'un professionnel à l'autre. Le docteur Leloy (médecin psychiatre), souligne l'importance d'une définition commune.

« La question c'est qu'est ce que l'on met derrière la définition d'autonomie. Ma définition c'est être capable de faire ce que l'autre attend que tu fasses sans qu'il soit présent ». Je lui demande : ça serait une attente de l'autre ? Il me répond : « oui biensur, c'est une attente de l'autre, c'est toujours par rapport à un regard ». Alors j'interviens : ça peut être une volonté de répondre à ses besoins sans être dans la satisfaction des demandes d'un tiers, non ?! A cela il ajoute : « Les besoins propres c'est indépendants. Indépendant je fais ce que je veux, je n'ai pas besoin du regard de l'autre. C'est la différence entre autonomie et indépendance ».

A la suite de cette réflexion abordée par le docteur Leloy nous pourrions dire qu'il perçoit l'autonomie des jeunes accueillis à l'ITEP comme en cours d'acquisition et que leur « trouble du comportement » pourrait être une manifestation de leur indépendance qui ne serait pas tolérée par la société. Cependant, pour d'autres, principalement les membres de l'équipe thérapeutique et notamment Irène (psychologue) l'accès à l'autonomie nécessite de « se libérer de ses symptômes ».

« Finalement le travail avec les jeunes c'est de réussir à dénouer ce qui s'est fixé au niveau inconscient qui fait conflit et qui vient entraver des possibilités de penser. Il y a certaines inhibitions intellectuelles qui sont liées à des conflits psychiques ».

Parallèlement, bien que les jeunes soient nombreux à revendiquer qu'ils ne sont pas handicapés, les attitudes qu'ils adoptent sont quotidiennement confrontées au « principe de réalité », un précepte phare dans le champ de l'action sociale. Pour éclaircir ce propos, prenons en considération l'explication que m'a apportée monsieur Blichot (chef de service) quant aux interventions menées.

« Je crois qu'il faut qu'on s'autorise à permettre au jeune d'expérimenter des pistes, des actions tout en instaurant un filet de sécurité. Je pense qu'il faut permettre au jeune de vérifier ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. C'est comment au bout du compte on les confronte au principe de réalité ou à

28 Issu du projet d'établissement de l'ITEP.

29

la vraie vie et comment on leur permet de prendre connaissance de ce qui existe dans un réseau relationnel, dans un réseau de quartier. Comment on peut utiliser les dispositifs de droit commun et à quoi ils seront confrontés au sortir de l'établissement pour qu'ils puissent être indépendants. C'est aussi les situer dans une forme de citoyenneté. De dire qu'ils ont la possibilité d'intervenir sur leur

vie et leur rappeler que l'on intervient à un moment donné pour une période donnée ».

Il apparaît que les professionnels tentent de ne pas faire à la place de l'Autre. Cela dit, une telle démarche nécessite une remise en question perpétuelle qui n'est pas évidente et qu'Anthony (moniteur éducateur) a évoqué lors d'un entretien.

« Nous on les protège de certaines choses mais faut qu'on fasse attention, il faut que ce qu'il se

passe à l'ITEP reste quand même cohérent avec ce qu'il se passe à l'extérieur de l'établissement ». De plus, les professionnels de l'ITEP comme ceux de nombreuses institutions de l'action sociale doivent jongler entre la relation d'aide qu'ils proposent et la stigmatisation qu'elle suppose. N'oublions pas que les bénéficiaires eux aussi tentent de masquer le suivi dont ils disposent. A titre d'exemple, Manuel (orthophoniste, 40 ans, 6 ans d'ancienneté) met l'accent sur la volonté de certains jeunes à dissimuler le caractère spécialisé de l'établissement dans lequel ils sont accueillis.

« Ils ont des représentations scolaires, ils en ont une certaine forme. Dans la réalité quand tu les regardes c'est des formes presque caricaturales. Etre normal c'est aller au collège, ils ont ces représentations là. C'est marrant d'ailleurs, le matin ils attendent certains devant l'entrée de l'ITEP et d'autres devant l'entrée du collège. C'est comme ci pour eux, enfin c'est moi qui interprète, à ce moment là ils restent avec les jeunes de leur âge, devant l'entrée du collège et après ils arrivent chez nous. C'est comme ci ils avaient besoin de faire comme les autres ».

Ce constat effectué par Manuel est en accord avec mes observations et celles faites par d'autres professionnels qui m'expliquent que les jeunes verbalisent très souvent : « je suis dans une école de gogoles ». Nous pouvons affirmer que les jeunes ont besoin de considérer l'ITEP comme une école. A cela, Manuel ajoute :

« L'idée qu'à un moment donné on converge, que les outils proposés par l'un soient repris par l'autre, qu'il y ait plusieurs moments dans la semaine où il y a une dimension de redondance ça c'est plutôt positif. Et au niveau éducatif c'est pareil. Les gamins ils identifient l'établissement comme une école, dans leurs propos c'est plus simple certainement de dire que c'est une école. Ils savent qu'ils sont ici pour des problèmes de comportement, qu'ils ont fait des bêtises mais c'est quand même une école pour eux. On a beau dire que c'est un établissement médico-pédagogique mais il n'empêche que pour eux ils vont à l'école comme les autres. Ils ont besoin de savoir qu'il y a une forme de normalité quelque part au sens d'ordinaire ».

Bien que les adolescents se disent dans « une école de gogoles », certains sont « en quête de normalité ». A mon sens, ils sont tiraillés entre le refus et l'acceptation de leur situation. N'omettons pas que d'autres semblent s'accommoder de cette orientation et paraissent résignés.

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Dans l'ensemble, au-delà des définitions imprécises autour du « trouble du comportement », nous pouvons constater que les professionnels perçoivent différemment leurs missions communes auprès du jeune.

Au cours des trente dernières années dans les sociétés libérales une apparition de nouvelles catégories impulsées par le champ de la psychiatrie est notable comme le stress post-traumatique, les addictions aux motivations diverses (drogues licites comme illicites mais aussi jeu, sexe, nourriture, etc.), la pathologie du lien, etc. Le périmètre d'action de la psychiatrie devient vague et les professionnels semblent devenir les « gestionnaires de maux sociaux ». Les pathologies sont présentées dans le discours public comme en pleine expansion. La sortie d'un nouveau DSM venant ajouter de nouvelles pathologies, soit de nouvelles catégories sociales au sein de sa nomenclature permet de confirmer cette idée. Ce manuel que nous avons évoqué en début de rédaction illustre avec précision la catégorisation opérante dans les sociétés libérales. En lien avec la multiplicité des regards existants, que pensent les professionnels de l'ITEP de ces modifications nosographiques ?

« Je dirais que c'est une autre façon d'approcher les choses avec le comportement en tant qu'entité, dans une vision plus cognitive. Le comportement avec le DSMV c'est on va avoir un certain nombre de points ou si ça ne fonctionne pas il y a trouble. C'est une vision symptomatique, non au sens psychologique mais je liste un certain nombre de choses une fois que j'en ai qui vont ensemble, que je les ai repérés je regarde dans quelle catégorie je les fais rentrer, bam boum c'est trouble du comportement je diagnostique. Pour moi c'est aussi une modification de ce que l'on appelle la nosographie et de la façon de concevoir les difficultés des jeunes aujourd'hui. Après ce que l'on peut dire aussi c'est que la nature même des difficultés évolue. Dans la difficulté proprement dite il y a quelque chose de l'ordre de ce que la société en évoluant fait émerger et rend possible. Il y a quand même une autre façon de voir les apprentissages scolaires, une autre façon de gérer la relation de l'enfant à l'adulte. Il y a tout un tas de choses qui ont bougé. Je pense qu'avant il n'y en avait pas moins, on les détectait différemment ou pas ».

L'idée de catégorisation liée aux propos tenus par Maryse (infirmière, 39 ans, 8 ans d'ancienneté) met en perspective la manière dont la reconnaissance du « trouble du comportement » est nette et précise lorsqu'on utilise une telle grille de lecture. Les catégories préétablies sont rattachées à des sous catégories puis à un système de codage. Il s'agit d'une classification cloisonnée, ce type de cadre de référence laisse peu de place aux spécificités propres à chacun. Par rapport au précédent discours, nous ne nous attarderons pas sur les apprentissages scolaires que nous avons déjà abordés mais nous insisterons sur les dernières caractéristiques mentionnées, celles de nature sociétale et celles relevant de la relation adulte-enfant.

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Principalement, une caractéristique prévaut, celle du sexe. Dans l'effectif global de l'ITEP, seul deux filles sont accueillies sur vingt-cinq présents. Après un examen des rapports d'activités, nous pouvons constater que cette tendance se confirme sur plusieurs années. En moyenne l'accompagnement concerne 80% de garçons et 20% de filles. Dans l'autre ITEP de l'association, celui qui accueille les enfants âgés de 6 ans à 11 ans, ce phénomène est encore plus prononcé, soit 90% de garçons et 10% de filles. Précisons que cette tendance se vérifie à l'échelle nationale. D'ailleurs, pendant un échange informel avec Samantha (l'assistante sociale), me sont racontées quelques-unes de ses expériences antérieures et surtout celle dans un ITEP internat qui accueillait uniquement des filles âgées de 12 ans à 20 ans. Elle m'explique qu'elle avait des demandes de toute la France. Elle appuie son propos en ajoutant qu'actuellement sur les huit demandes qui sont en attente, seule une concerne une adolescentes. Il apparaît que peu de filles soient diagnostiquées comme ayant des « troubles du comportement ».

Quelle lecture engager pour analyser cette tendance ? Au regard de mes constats, tant lors de ma formation d'éducatrice spécialisée que pendant cette présente enquête une hypothèse me semble intéressante. Notons que les interventions parentales apparaissent comme genrées, différentes en fonction du sexe de l'enfant. Une action similaire peut être traitée différemment par l'adulte en fonction qu'il s'agisse d'un garçon ou d'une fille. Force est de constater que les injonctions, les encouragements, etc., ne sont pas identiques à situation égale. Cette distinction me paraît être une hypothèse cohérente pour expliquer cette différence considérable entre nombre de filles et de garçons accueillis en ITEP. Sylvie Cromer définit l'éducation des garçons comme une « affirmation de soi sous-tendue par la valorisation de la force, du risque et de la compétition entre pairs encourageant l'émancipation par rapport à l'autorité, ainsi qu'une plus forte implication du ludique et de la technique »29. Parallèlement, elle définit celle des filles comme « l'expression de soi basée sur la culture de l'entretien du corps, de l'apparence, de l'échange relationnel (notamment familial), favorisant l'incorporation et le respect des normes »30. Selon notre auteure, l'incorporation et le respect des normes s'avèrent majoritairement enseignés aux filles. Au regard des « actes transgressifs », soit non conventionnels voire délictueux adoptés par les garçons et qui sont à l'origine de leur admission, ce raisonnement apparaît comme valable pour expliquer cette dominante masculine en ITEP.

29 Cromer Sylvie, Vie privée des filles et garçons : des socialisations toujours différentielles ?, in Maruani Margaret (dir.), Femmes, genre et sociétés, Paris, La Découverte, 2005, p.196.

30 Ibid.

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Pour conclure cette partie, prenons appui sur un article d'Alain Ehrenberg, « les changements dans la relation normal-pathologique. À propos de la souffrance psychique et de la santé mentale ». Sociologue français, directeur de recherche au CNRS31 et directeur du centre de recherche CESAMES32 ; ses travaux portent principalement sur la souffrance psychique, l'émergence de nouvelles pathologies dans le champ de la psychiatrie et sur le principe d'autonomie dans les relations sociales au sein des sociétés démocratiques. Selon lui, un manque est identifiable dans le champ de la psychiatrie, il évoque l'absence d'une analyse d'ensemble et d'un état des lieux des dits problèmes. Il dénonce l'émergence d'un nouvel « état d'esprit » donnant lieu à une nouvelle forme sociale régie par trois critères. En premier lieu, il explique que l'atteinte psychique semble mise au même rang que l'atteinte physique ; une variable qui se vérifie avec l'apparition de ce nouvel handicap, le « handicap psychique » qui est reconnu comme requérant au même titre que le handicap physique et intellectuel une compensation. Toute « souffrance » mérite une attention particulière. Nous pourrions dire que la notion de degré semble éludée. En second lieu, il dénonce l'idée d'une injonction informelle récente qui consiste à présenter la « souffrance psychique » comme un problème généralisé dont la prise en charge incombe à tous ; à l'institution scolaire, familiale, au monde du travail, à la justice, etc. En effet, les enseignants bien qu'ils ne soient pas formés à la psychologie reconnue comme compétente en matière de diagnostic, ils demeurent les premiers à déceler l'existence dudit trouble et à le signaler. En dernier lieu, il parle d'une description et d'une justification de l'action émise par les différents acteurs internes ou externes à la psychiatrie. Selon lui, cet ensemble permet la construction d'un nouveau vocabulaire intériorisé par l'opinion publique. Il dénonce à l'heure actuelle l'adoption d'un « langage de la vulnérabilité individuelle de masse »33

Enfin, rappelons que les politiques publiques sont tributaires des « problèmes sociaux ». Il est important que ces derniers soient nommés afin qu'ils soient traités et que puissent se mettre en oeuvre des plans d'actions. Les prémices de ce processus supposent l'émergence d'un problème social reconnu comme d'intérêt public qui fera l'objet d'analyses et de conceptualisations. Une fois ce « problème » défini, alors seront pensés les objectifs et stratégies à acter auprès d'un « public cible ». Les autorités publiques seront désignées

31 Centre National de la Recherche Scientifique.

32 Centre de recherche : Psychotropes, Santé mental, Société ; rattaché au département sciences humaines et sociales du CNRS.

33 Ehrenberg Alain, « les changements de la relation normal-pathologique. À propos de la souffrance psychique et de la santé mentale », Esprits, 2004, p.135.

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comme les « chef de file », soit les garants légitimes de la mise en place de ces interventions. Il apparaît que les programmes d'action publique produisent également de nouvelles normes. De fait, nous pouvons considérer les politiques publiques en faveur du handicap psychique comme le fruit d'une intervention collective minutieusement programmée, soit le trouble de comportement comme un construit social.

3) Santé mentale/santé publique : existence de corrélations avec l'action sociale

De nos jours, la santé mentale et la souffrance psychique sont étroitement liées. Toutefois, ce tandem n'a pas toujours existé, il a vu le jour au cours des années soixante-dix, moment où le champ de la psychiatrie est confronté à certaines mutations. Les causes à l'origine de ces changements sont multiples.

D'une part, les modalités d'interventions et de prise en charge se voient questionnées. La tradition asilaire est sujette à de vives critiques, la psychanalyse revisitée et le secteur psychiatrique « fait dans le social ». Selon Rabeharisoa Vololona et Nicolas Dodier, dans le champ de la psychiatrie « un discours de la précarité-mobilité » est présent. Celui-ci consiste à prend en compte « le sujet » en considérant le pan de l'exclusion en raison d'une conjoncture reconnue comme en crise économique. D'après eux, ce discours est rattaché à « une clinique psycho-sociale » visant un accompagnement des personnes précaires dites en souffrance permise par ce qu'ils nomment « les politiques de réhabilitation sociale ». Au fur est à mesure, le maître mot devient l'autonomie, « afin de favoriser une réinsertion dans la société jugée elle-même plus efficace sur le plan thérapeutique que l'enfermement dans un asile protégé des turpitudes du social »34. De cette logique s'opère une multiplication des missions allouées à ce secteur. Selon Alain Ehrenberg, les « problèmes » traités sont mêlés à l'émergence d'une visée plus générale d'ordre économique, sociale, politique et culturelle.

D'autre part, après cette brève contextualisation, marquons un point d'arrêt sur les politiques publiques de santé mentale. Pour amorcer ce questionnement, de nouveau nous prendrons appui sur l'article précédemment cité d'Alain Ehrenberg. La réflexion engagée par ce dernier quant à « l'individualisme des temps modernes » paraît être un élément fondamental de sa thèse. Nous pourrions dire qu'il réfute le concept d'anomie développé

34 Dodier Nicolas et Rabeharisoa Vololona, « les transformations croisées du monde psy et les discours du social », Politix, 2006, n°73, p.13.

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par Emile Durkheim qui consiste à percevoir la société comme en perte de solidarité classificatoire générant des crises d'identités individuelles, du désordre. En effet, E.Durkheim dénonce un manque de représentations collectives partagées et intériorisées par les individus alors que celles-ci seraient constitutives de l'ordre social dans les sociétés dites modernes. Soit, il désigne ces dernières comme fondées sur un principe de « solidarité organique » basé sur l'échange et l'économie dont découle une disparition du sacré, soit de « solidarité mécanique ».

À l'inverse, Alain Ehrenberg déplore la mise en perspective d'un affaiblissement des liens sociaux et nous propose une autre définition. Selon lui, ce style de pensée en faveur d'une montée de l'individualisme peut s'expliquer par deux raisons.

Premièrement, si la société est perçue comme plus individualiste ce serait parce que les règles changent et que le nouveau « mot d'ordre » est mérite. La réussite sociale semble envahir l'espace publique faisant de l'échec une responsabilité personnelle. Il me semble qu'une volonté d'ascension sociale ponctuée d'une assiduité individuelle semble requise et paraît décisive dans notre inclusion ou exclusion sociale. Cette « course à la réussite », cette méritocratie, dénote d'une opposition binaire entre « eux » et « nous », entre les « exclus » et les « inclus ». Aujourd'hui, il semble que certains comportements soient considérés comme des contre-performances sociales. Ainsi, détachée de tout jugement moral, au regard des représentations collectives actuelles nous pouvons nous interroger sur la place accordée aux jeunes accueillis en ITEP. Sortis du système scolaire classique et « intégrés » en établissement spécialisé, un certain discrédit semble peser sur eux.

Deuxièmement, selon Alain Ehrenberg, les sociétés démocratiques seraient fondées sur un idéal biaisé en raison d'un antagonisme structurel. Il met en relief l'opposition entre l'autonomie, soit la croyance que les individus ont d'eux-mêmes quant à leur liberté d'action, de penser et la société comme un ensemble normatif inscrit dans un système d'interdépendances. De fait, « de cette contradiction découle une représentation de l'individu sans limites, le nouvel individualisme, cause de tous les maux de l'homme contemporain, et notamment d'une fragilité psychique qui ne faisait guère l'objet de préoccupations il y a encore une génération »35. Un élément semble essentiel pour comprendre les transformations opérantes dans nos sociétés démocratiques, soit la prise en compte des subjectivités individuelles comme relevant d'une question collective. Selon lui,

35 Ehrenberg Alain, « les changements de la relation normal-pathologique. À propos de la souffrance psychique et de la santé mentale », op.cit., p.156.

35

le malaise de notre civilisation est lié à notre recherche de caractéristiques étiologiques à l'intérieur des individus alors que les transformations étudiées sont de nature sociale.

En lien avec cette idée, Mary Douglas nous expose qu'en situation de renouveau intellectuel, les institutions visent à élaborer de nouvelles références qui changent les perceptions individuelles, soit « elles nous entraînent dans leurs auto-contemplation narcissique »36. Malgré l'antériorité des idées développées par Mary Douglas celles-ci ne sont pas désuètes puisque de nos jours les professionnels de la psychiatrie parle de « pathologie du lien », de « pathologie narcissique ». Une fois de plus une certaine novlangue semble témoigner de l'émergence de nouveaux cadres de référence laissant place à d'autres règles et attentes sociales.

Quels autres types de cadre de référence existent dans le champ de la santé mentale ? Prenons quelques exemples complémentaires au DSM.

Au sein de son article, Alain Ehrenberg dénonce l'existence d'une scission dans le champ de la psychiatrie ce qui atteste l'idée d'un caractère arbitraire dans l'élaboration du diagnostic. Il évoque une « crise intellectuelle » opposant deux corps, « la psychiatrie du cadre » à « la psychiatrie hospitalo-universitaire ». Il définit la psychiatrie du cadre comme composée d'acteurs de première ligne dénonçant un manque de moyens au regard d'une demande croissante d'admission, soit comme enlisée dans un quotidien qui nécessite une réorganisation. Soulignons que cette psychiatrie dite du cadre concerne celle employée en ITEP. A l'inverse, il définit la psychiatrie hospitalo-universitaire comme plutôt optimiste en raison des progrès de la médecine. Cet exemple témoigne d'un dissensus entre deux corps au sein d'un même champ. Cependant bien d'autres ne s'accordent pas comme les professionnels d'obédience psychanalytique, comportementale ou encore systémique. Ces dissensus donnent lieu à des pratiques diverses entre les psychanalyses, les thérapies comportementalo-cognitivistes et les psychothérapies alternatives. Nous pourrions définir la psychiatrie comme un ensemble morcelé initiateur de concurrence.

Ainsi, en lien avec la multiplicité des positionnements au sein d'une même discipline, comment pouvons-nous réfuter l'existence d'une part de libre-arbitre dans l'élaboration d'un diagnostic psychiatrique ?

Mettons l'accent sur l'une de ces approches. De nos jours les techniques comportementales semblent réactualiser le système de récompenses et punitions. En guise d'illustration, les méthodes TEACCH37 employées dans l'accompagnement des personnes autistes paraît

36 Douglas Mary, Comment pensent les institutions, Paris, La découverte/M.A.U.S.S, 1994, p.108.

37 Treatment and Education of Autistic and related Communication Handicapped Children.

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étayer ce propos. Celles-ci fonctionnent sur différents principes éducationnels qui visent principalement l'autonomie de la personne. De façon synthétique, ces derniers tendent à renforcer les « bons comportements » en punissant ceux considérés comme inadaptés.

Cette idée me paraît connexe avec celle abordée par Alain Ehrenberg à l'égard du principe d'autonomie régulée par le rapport entre contrainte et consentement dans le champ de la psychiatrie. Il désigne l'hospitalisation libre38 actuelle comme un principe essentiel en cas de prise en charge. Selon lui, le consentement est la caractéristique première de l'autonomie du patient contemporain. Il apparaît que le patient comme mis au coeur du dispositif de soin soit devenu le « leitmotiv » en santé publique. Il explique que « l'idéal de l'alliance thérapeutique consiste à transférer les compétences médicales du médecin vers le patient »39. Nous pouvons relever que cette dynamique est présente dans le champ de l'action sociale aussi bien sur un versant législatif que pratique. La loi n°2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale semble être le premier témoin de « l'usager autonome aux droits inaliénables ». Elle mentionne « replacer » l'usager au coeur du dispositif de prise en charge, au coeur de son projet individualisé. Elle stipule que celui-ci doit être pris en compte dans sa globalité, que doivent être considérées ses potentialités et limites, ainsi qu'il soit acteur dans la démarche d'aide qui le concerne. En son sein, deux grandes catégories sont représentées - d'une part les sept droits fondamentaux - d'autre part les sept nouveaux outils pour l'exercice de ces derniers. Ces grands principes sont des lignes de conduite bien spécifiques que les établissements sont tenus d'acter dans leur fonctionnement à l'interne. Ici, nous évoquerons davantage les droits fondamentaux et reviendrons plus tard sur les outils « prescrits » (cf. chapitre III-1B). En termes de droits sont énumérés :

- « Le respect de la dignité, intégrité, vie privée, intimité, sécurité - Le libre choix entre les prestations domicile/établissement - La prise en charge ou accompagnement individualisé et de qualité, respectant un consentement éclairé - La confidentialité des données concernant l'usager - L'accès à l'information - L'information sur les droits fondamentaux et les voies de recours - La participation directe au projet d'accueil et d'accompagnement »40.

Nous retrouvons aussi cette notion d'autonomie au sein de la loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des

38 Instituée par la loi n°90-527 du 27/06/1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d'hospitalisation.

39 Ehrenberg Alain, « les changements de la relation normal-pathologique. À propos de la souffrance psychique et de la santé mentale », op.cit., p.146.

40 « Les droits des usagers dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux », www.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/d usagers-2.pdf

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personnes handicapées. Le principe fondateur de cette loi est l'accessibilité, que ce soit en termes de bâtiments et de logement mais aussi de loisirs, d'emploi, de droit de vote. Les institutions qui accueillent des personnes handicapées dans une visée professionnelle modifient leur organisation. Les CAT41 se voient transformés en ESAT42, ce qui induit une dynamique de production devant être plus efficiente dans le travail fourni par les personnes handicapées. Parallèlement, les MDPH définies comme un guichet unique ayant pour vocation de faire valoir les droits des personnes handicapées sont créées. Ainsi, comme dans un rapport « donnant-donnant », des droits sont reconnus mais des devoirs envers la société sont aussi stipulés. Dans cette logique d'autonomisation de la personne aidée, la loi de 2005 apparaît comme un deuxième témoin, celui de « l'usager citoyen ».

Pour résumer, de nombreux droits sont « portés » par le cadre légal comme devant être les fils conducteurs quotidiens des interventions menées. Selon moi, les principes de « participation directe » et de « consentement éclairé » sont en corrélation directe avec la notion d'autonomie abordée par Alain Ehrenberg. La participation directe vise à positionner le bénéficiaire de l'action sociale comme un acteur de son projet d'accompagnement, s'inscrivant dans une logique de contractualisation. Cela revient à dire que le professionnel ne doit pas décider et faire à la place de ce dernier. Comme nous l'avons évoqué précédemment, cette dérive constitue l'une des craintes des travailleurs sociaux, certains gardant à l'esprit que « ce que je fais sans toi, pour toi, je le fais contre toi »43. Quant à lui, le consentement éclairé vise à solliciter l'usager lors de décisions concernant sa prise en charge. Cependant, notons que ce consentement est réclamé par le professionnel quand il estime que celui-ci est en capacité de faire des choix « valables » à l'égard de sa situation. Globalement, l'objectif est de « passer de la protection de la personne fragile à la reconnaissance de l'usager citoyen »44. Pour confirmer cette volonté de nos institutions à prendre en compte la citoyenneté dans la relation d'aide, nous pouvons nous appuyer sur les grands axes des lois de 2002 et 2005 évoquées ci-dessus ainsi que sur un outil concret développé dans celles-ci ; l'exemple du conseil de vie sociale qui semble être une illustration « parlante ». Au sein de l'ITEP ce conseil est mis en place, les nouvelles élections ayant eu lieu durant mon enquête. Dans le but de sensibiliser les adolescents accueillis aux démarches citoyennes, une gazette a été réalisée par certains d'entre eux avec le soutien des éducateurs spécialisés afin d'expliquer quel est l'intérêt de ce conseil et quelles sont les modalités pour candidater (cf. annexe n°4).

41 Centre d'Aide par le Travail.

42 Etablissement et Service d'Aide par le Travail.

43 Mohandas Karamchand Gandhi.

44 http://www.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/d usagers-2.pdf

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Enfin, à mon sens, ces textes de loi tendent à réduire la toute-puissance de certains travailleurs sociaux et à promouvoir ce néologisme qu'est la bientraitance. En somme, le but poursuivit semble nourri de convictions humanistes, toutefois nous pouvons nous interroger à savoir si une volonté de contrôle social n'est pas sous-jacente. Questionner la « bonne volonté » des travailleurs sociaux ne revient-il pas à interroger la légitimité d'action et de moyens accordés à ce secteur ?

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III] Légitimité d'action : retour sur la notion d'autorité morale

1) Emergence de l'ingénierie sociale : naissance d'un « procès de production »45

Après avoir abordé certaines mutations intrinsèques à la psychiatrie, une contextualisation de l'apogée du travail social dans une perspective socio-historique semble nécessaire afin d'entrevoir les changements parallèles qui se sont opérés dans ce champ. Cette démarche paraît importante pour comprendre les injonctions émises par les politiques publiques, favorisées par l'intervention de l'ingénierie sociale, en termes d'efficacité ainsi que de qualité des services proposés ayant généré certains bouleversements au sein de notre groupe professionnel cible.

A) Apogée du travail social dans une perspective socio-historique

Tout d'abord, quatre périodes majeures caractérisent la genèse de l'action sociale. La première se situe à l'interstice entre l'avant et l'après Révolution française. A partir du XVIIème siècle, l'Etat met en place une police à destination des pauvres. Ces derniers sont perçus comme pouvant être dangereux, il est alors nécessaire de limiter les « contacts mixtes ». Des hôpitaux seront créés afin d'enfermer ces pauvres conduisant à l'émergence d'une tradition asilaire. La philosophie des Lumières portée pendant la Révolution française constituera le premier socle idéologique ayant inspiré le travail social par le biais des principes d'éducabilité et de solidarité envers les plus démunis. Entre 1815 et 1848 avec le retour au système monarchique, la domination sociale de la bourgeoise s'accroît dans un contexte de révolution industrielle. Dès lors, on assiste à une concentration des populations dans les régions industrielles (Nord, Lorraine, etc.) conduisant à une grande pauvreté du monde ouvrier. Cette misère favorise les rassemblements, des mouvements de lutte se développent accompagnés de grèves qui contribueront à l'émergence d'une conscience de classe. Ainsi, au XIXème siècle l'industrialisation, l'urbanisme, la paupérisation, etc. favorisent la montée de la question sociale entre ordre public et charité. La deuxième période est marquée par l'affirmation de la IIIème République (1870-1946), régime laïque et social. Toutefois, un désengagement de l'intervention publique est notable

45 Terme emprunté à Didier Demazière pour définir l'intervention des experts sollicités pour mesurer la performance et l'efficacité des actions menées par les travailleurs (cf. article cité en bibliographie).

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ce qui participe à l'élaboration de stratégies d'initiatives privées. En raison de la paupérisation, le paternalisme se développe ayant comme « objectif voilé » la domination de la bourgeoisie sur les classes ouvrières. Parallèlement à cette logique philanthropique, le « catholicisme social » s'étend, notamment dans le secteur associatif (cf. Jeunesse Ouvrière Chrétienne, Jeunesse Agricole Chrétienne, etc.) afin d'améliorer la condition des populations vulnérables.

La troisième période se situe au lendemain de la seconde guerre mondiale jusqu'au début des années 1980. Les ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945 instaurent la sécurité sociale, tournant majeur ayant impulsé la professionnalisation de l'action sociale. Ce modèle bismarckien46 signe la naissance de l'Etat Providence et les prémices d'une institutionnalisation au sein de ce secteur. Dans ce contexte des Trente Glorieuses (19451975), nouvelles réglementations, nouvelles techniques et ouvertures d'établissements sont à l'ordre du jour pour contribuer à l'intégration sociale des personnes positionnées sur les bans de cette société à l'économie florissante. Au fur et à mesure, un nouveau vocabulaire apparaît et les politiques publiques des années 1950 instaurent la notion d'aide sociale en remplacement de celle d'assistance. Tout un arsenal juridique est conçu afin de baliser les missions de ce secteur en pleine expansion et les compétences se voient délimitées puis partagées entre Etat, départements et communes. Cette mobilisation de l'appareil d'Etat nous amène à la dernière période, celle de la décentralisation à nos jours.

Entre 1960 et 1970, de nombreux courants ont alimenté la réflexion autour de la question sociale. Les pédagogues influencés par « une psychanalyse réinventée » prônent un interventionnisme au sein de la cellule familiale, tendance qui sera confirmée avec les thérapies familiales portées par l'analyse systémique. Dans les années 1980 le travail social est confronté à certains bouleversements qui viendront redéfinir son périmètre d'action. De plus, au regard de la massification du chômage et du processus d'exclusion qui en découle, il ne s'agit plus de prendre en charge uniquement les invalides mais les « valides invalidés par la conjoncture du marché de l'emploi »47. A l'heure actuelle, les maîtres mots de l'action sociale sont précarité, insertion et territorialisation. Face à ces nouveaux enjeux, celle-ci est « plongée » dans un prisme social-libéral qui s'articule entre économie et politique. Cette récente dynamique impulsée depuis trois décennies est en corrélation directe avec la montée de l'ingénierie sociale. A présent, mettons l'accent sur les modalités de fonctionnement dans ce domaine.

46 Ce modèle fait référence au système d'assurances sociales mis en place entre 1881 et 1889 par le Chancelier Bismarck en Allemagne.

47 Jean Pierre Galasse, cours « approche socio-historique de l'éducation spécialisée », IRTS site d'Artois, 2010.

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B) Evaluation, démarche qualité et guides de bonnes pratiques professionnelles

Ayant abordé les transformations inhérentes au travail social, maintenant intéressons nous à certaines caractéristiques à visée plus générale, celles de l'implication de l'Etat. Pour alimenter ce propos nous prendrons appui sur les années 1980, époque de l'émergence de l'Etat planificateur, tournant majeur dans l'ingénierie sociale. Suite à l'adoption des lois Defferre votées en 1982, une nouvelle dynamique apparaît celle du contrôle, de l'homogénéisation des actions ainsi que de la normalisation. Le découpage du territoire, l'élaboration des statuts des agents de la fonction publique (cf. loi du 26/01/1984 relative aux dispositions statutaires dans la fonction publique ayant créée les 3 fonctions publique : d'Etat, territoriale et hospitalière), la formalisation des principes de formation, les nouvelles catégories d'emplois et l'encadrement des recrutements, etc. est un ensemble de pratiques qui permettent de valider l'existence de nouvelles logiques normatives et de contrôle.

En ce sens, dans les années 1980 les valeurs du privé imprègnent la fonction publique. Nous avons évoqué en cours que celles-ci laissent place aux dynamiques de projet, conduisant à une perte d'influence des syndicats, favorisant ainsi la naissance du management. Force est de constater que cette conjoncture générale a impacté un grand nombre de secteurs professionnels, voire l'ensemble du salariat. Selon Didier Demazière, « tous sont confrontés à des enjeux de délimitation de leurs attributions, à des recompositions de leurs savoirs, à des modulations de leurs faisceaux de tâches, à des réorientations de leurs stratégies collectives, autant de processus qui interrogent leur identité, leur pérennité, leur devenir »48.

A maints égards, durant cette période l'action sociale se voit taxée d'amateurisme. Les acteurs concernés se doivent de justifier de leurs interventions, la légitimité de celles-ci doivent être mesurées au regard des budgets alloués. Dans ce contexte apparaîtra les prémices de l'ingénierie sociale en corrélation directe avec l'émergence d'un nouveau management public.

Pour comprendre les effets de l'ingénierie sociale sur les modalités d'interventions des professionnels de terrain, il semble important de définir ce qu'est le nouveau management public. En somme, il s'agit de « l'ensemble des processus de finalisation, d'organisation, d'animation et de contrôle des organisations publiques visant à développer leurs

48 Demazière Didier, « Postface : professionnalisations problématiques et problématiques de la professionnalisation », formation emploi, n°108, 2009, p.87.

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performances générales et à piloter leur évolution dans le respect de leur vocation »49. Impulsé par Ronald Wilson Reagan dans les années 1980, ce nouveau management public vise à augmenter la productivité des travailleurs en leur fixant des objectifs quantifiés. Durant cette période, une logique concurrentielle se développe, les outils d'évaluation et de pilotage se multiplient, ouvrant ainsi le marché de la performance. La rentabilité économique devient le maître mot dans les entreprises de services, mesurer l'efficacité des actions un impératif et les exigences éthiques s'intensifient. Ces nouvelles attentes concernent tous les secteurs d'activités, au fur et à mesure ces méthodes managériales s'imposent aux travailleurs, mutations qui s'opèrent en priorité dans les univers professionnels dont la finalité première est la productivité. Ainsi, plusieurs tentatives implicites seront mises en place mais cette nouvelle dynamique sera réellement officialisée que le 2 janvier 2002 avec l'adoption de la loi n°2002-2 rénovant l'action sociale et médico-sociale. A compter de cette date, comme nous l'avons déjà stipulé, les institutions sociales et médico-sociales bénéficient de dix années pour mettre en place différents outils comme une démarche qualité à l'interne (avec le soutien ou non de cabinets privés), rédiger un projet d'établissement déclinant les missions, les principes et les objectifs des interventions menées, procéder à une évaluation interne et externe, etc. La démarche qualité, instrument d'évaluation issu du secteur industriel, consiste à élaborer des objectifs à court, moyen et long terme pour améliorer la qualité et l'efficacité des actions menées. En toile de fond de cette méthode, l'économie des coûts et la rationalisation des pratiques sont visés. L'élaboration d'objectifs opérationnels composés d'injonctions en termes d'actions laisse peu de marge de manoeuvre aux professionnels. Parallèlement, la publication des guides de bonnes pratiques professionnelles viennent définir les « bons » des « mauvais » savoir-faire et savoir-être. Créée par les pouvoirs publics, l'ANESM50 qui publie ces derniers est reconnue à l'échelon national, ainsi l'ensemble des établissements sociaux et médico-sociaux semblent visés par ces « suggestions professionnelles ». Cette agence51 est chargée de garantir la diffusion de la « culture de la bientraitance ». Annuellement cette dernière publie des recommandations de bonnes pratiques professionnelles en s'appuyant sur des situations concrètes visant à faire valoir auprès des acteurs de l'action sociale et médico-sociale des procédures et références pour éradiquer la maltraitance. Les travaux menés consistent « en amont par une veille sur les problématiques et enjeux, en aval par un suivi et un soutien de la diffusion et de

49 Bartoli Annie, Le management des organisations publiques, Dunod, Paris, 1997.

50 Agence Nationale de l'Evaluation et de la qualité des établissements et Services sociaux et Médico-sociaux.

51 Instituée par loi n° 2006-1640 du 21 décembre 2006 de financement de la sécurité sociale pour 2007.

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l'appropriation des recommandations »52. Nous pouvons relever que l'élaboration de référentiels constitue une commande sociale à destination des professionnels visant à rationnaliser voire codifier leurs pratiques.

Dans l'ensemble, le nouveau management public et les méthodes qui en découlent impulsées par l'ingénierie sociale diminuent l'autonomie des travailleurs sociaux en venant standardiser les pratiques. Cette ingénierie sociale et ses instruments de contrôle et d'évaluation servent à vérifier si à l'échelle locale les axes de travail recommandés par les politiques publiques sont mis en oeuvre par les groupes professionnels cibles. Cette nouvelle logique mercantile dans le champ de l'action sociale favorise l'individualisation de chaque professionnel, soit participe à l'émiettement des collectifs de travail. A mon sens, ce contexte ne contribue pas à la pérennité de certaines valeurs humanistes jusqu'alors portées par de nombreux acteurs, soit ces récentes modalités de fonctionnement génèrent un délitement de la culture professionnelle. Pour confirmer la véracité de cette hypothèse, intéressons nous maintenant aux notions de vocation, d'identité professionnelle et aux approches plurielles qui structurent celles-ci.

2) Culture professionnelle et champ disciplinaire d'appartenance

L'idée de la vocation pour exercer dans le champ de l'action sociale est l'une des convictions partagées par de nombreux professionnels. Bien que le sens premier de cette notion ait trait à la religion, nous l'entendrons ici au sens d'une « inclination, d'un penchant marqué pour une profession exigeant dévouement et désintéressement »53. A la suite de multiples échanges avec des professionnels à ce sujet, un déterminant commun se dévoile, celui du proche exerçant dans « le milieu ». L'exemple de Manuel, l'orthophoniste apparaît comme significatif ; son père est psychiatre, sa mère éducatrice spécialisée, son beau père intervenant en formation de travail social et psychanalyste, sa soeur éducatrice spécialisée et pour « parfaire le tout », son frère est psychologue en ITEP. Certes, cet exemple est plutôt criant mais à un moindre degré il concerne beaucoup de professionnels que j'ai rencontrés. Ils sont nombreux à mentionner la nécessité d'un certain militantisme et de certaines croyances en l'Homme. Cependant, avec les nouvelles logiques instituées, notamment par le biais de l'ingénierie sociale, ces croyances semblent s'amoindrir. Pour

52 Site officiel de l'ANESM, http://www.anesm.sante.gouv.fr/spip.php?page=article&id article=336

53 Définition issue du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr/definition/vocation

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appuyer notre propos, retranscrivons les données issues des entretiens menés suite à la demande : selon vous est-il question de vocation pour exercer dans le travail social ?

« Pour moi, oui bien sur, c'est un sacerdoce. C'est comme être infirmière. Pour moi tu ne peux pas passer le concours d'éducateur comme tu passes le concours d'employé de la poste ou des impôts. Tu travailles sur de l'humain, ce n'est pas la même chose », Roger (moniteur éducateur, 27 ans, 2 ans d'ancienneté).

« Oui, je pense que ça nécessite effectivement un engagement, une responsabilité, une foi, des croyances. Selon mes références théoriques des croyances en l'inconscient notamment. Ca répond à une sensibilité, une curiosité, un désir de recherche sur tout ce qui fait l'humain, l'humain l'autre

mais ça renvoi aussi à soi-même », Irène (psychologue).

« Je ne sais pas. Mais on ne peut pas travailler dans le social sans croire en l'autre et aux progrès que l'autre peut faire. Il faut être prêt à donner de soi pour accompagner l'autre dans son évolution », Madame Romel (directrice).

D'autres croyances dans le champ de l'action sociale prédominent. La question des « savoirs-être » requis pour exercer en est une seconde. Dans le « jargon professionnel », l'empathie, la distanciation affective, la neutralité, l'écoute active, etc. sont fréquemment employés.

« En terme de savoir-être pour moi c'est tout ce qui a trait avec la posture de soignant, d'aidant. Après on peut parler de rééducation, d'accompagnement, on peut parler d'aide, de soutien, on peut parler de tout un tas de termes mais ça tourne toujours autour de la même chose qui est, comment à partir d'un constat que l'on fait ensemble sur les difficultés qu'un jeune rencontre qui le gêne, le handicap, le fait souffrir je peux l'accompagner pour avancer dans ces difficultés là pour en résoudre une partie, accepter de vivre avec une autre. Je pense que certaines difficultés se soignent, d'autres s'acceptent puis certaines se compensent [...] Quand il s'agit d'un apprentissage, c'est la façon dont tu tiens compte de ce que l'enfant sait déjà faire, ses limites, ses motivations, comment tu le soutiens, comment tu valorises son travail, les efforts qu'il fait, comment tu t'appuies sur ce qu'il est, ce qu'il aime faire, ce qu'il te raconte de lui pour pouvoir l'emmener vers une autre direction. C'est un peu cette idée là », Véronique (monitrice éducatrice, 30 ans, 7 ans d'ancienneté).

« L'écoute. L'idée c'est quand même d'accéder à ce que l'autre vit, sa manière de penser. C'est savoir aussi prendre de la distance avec tout un corpus social, institutionnel, une volonté de reconnaissance. Ce qui doit orienter l'écoute c'est la question du sujet, l'autre, ce qu'il se passe pour lui », Noah (psychologue, 36 ans, 8 ans d'ancienneté).

« Le 1er outil pour un éducateur c'est sa personnalité. [...]On voit les jeunes mais c'est aussi eux qui nous perçoivent, par rapport à ce qu'on dit, ce qu'on dégage, ce qu'on est. Voilà tu n'es pas sans savoir que le langage non verbal y est pour beaucoup », Georgio (moniteur éducateur, 36 ans, 1 an d'ancienneté).

Il me semble important de réagir suite au dernier propos de Georgio puisqu'il me permet de mettre en évidence la place particulière qui m'a été attribuée lors de cette enquête. A mon sens, celle-ci n'a pas été sans incidence car elle a facilité l'instauration d'une relation

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de confiance avec l'ensemble des membres de l'équipe pluridisciplinaire, ce pour deux raisons. D'une part, le fait d'être diplômée du social a favorisé mon intégration et m'a permis d'accéder à une certaine légitimité auprès des professionnels interviewés. Partageant une « culture professionnelle commune », je présume avoir été perçue comme une « consoeur », soit comme comprenant les objectifs de travail et la finalité des interventions menées au quotidien. Pour preuve, ce type de discours « tu n'es pas sans savoir... tu vois ce que je veux dire... » m'a été tenu a maintes reprises. A formation identique, un langage commun que nous pourrions qualifier de « naturel » est notable qui contribue de fait, à l'acquisition d'une « place naturelle ». Toutefois, un tel « atout » requiert une vigilance, un travail de déconstruction afin de ne pas banaliser certains faits et pratiques. D'autre part, au-delà de la culture professionnelle, ma place de stagiaire aussi a impacté l'attribution de cette place particulière. Etant extérieure à l'institution, mon positionnement a été perçu comme neutre.

Dans un travail d'enquête, il est important que le chercheur instaure une relation de confiance pour que sa place soit perçue comme le plus naturel possible par les enquêtés. Cette caractéristique s'avère aidante, elle permet de collecter des informations au plus proche de la réalité de chaque individu. Globalement, pour cette enquête je pense avoir été exemptée des certaines explications et négociations intrinsèques à la relation interviewer/interviewé.

Maintenant, abordons la manière dont les professionnels « tissent » leur légitimité d'action. A mon sens, celle-ci se négocie dans trois types de réseaux relationnels distincts : la relation professionnels/autorités publiques, la relation interprofessionnelle et la relation professionnels/« usagers » et sa famille (nous analyserons cette dernière relation dans la partie suivante). Pour cette démonstration, nous prendrons appui sur certains éléments développés par Isabelle Coutant. Elle évoque un Etat fragile qui exercerait moins bien son rôle auprès de ses agents. En ce sens, elle met en perspective une hypothèse qui a particulièrement retenu notre attention. Selon elle, cette conjoncture amène les professionnels à devoir justifier régulièrement de leurs actions comme « en quête permanente de légitimité ». Premièrement, la quête de légitimité d'action dans la relation professionnels/autorités publiques semble négociée par le biais d'une assise du secteur psychiatrique et de l'ingénierie sociale. Ayant mené une analyse sur ceux-ci en début de rédaction, nous ferons preuve de synthèse sur ce point. Les classifications élaborées en psychiatrie sont des supports venant justifier méthodiquement l'intervention des agents du social. Parallèlement, l'ingénierie sociale favorise la reconnaissance d'une technicité

propre à ce champ. Témoigner de son organisation via les dynamiques de projets, l'existence de démarches qualités et d'objectifs opérationnels concrets atteste de son efficacité.

Deuxièmement, la quête de légitimité d'action dans la relation interprofessionnelle. Dans le champ de l'action sociale, les équipes pluridisciplinaires sont composées d'acteurs diplômés de formations multiples. Au sein de celles-ci, nous pouvons repérer différentes représentations autour des professions de chacun. Une scission prononcée entre équipe thérapeutique et équipe éducative est apparente. Il est fréquent que le corps thérapeutique soit reconnu officieusement par les équipes de direction comme ayant une capacité d'analyse supérieure. Ce « privilège » non conventionnel semble toléré par certains et rejeté par d'autres. Au regard de mes constats, ce manque de reconnaissance est davantage blâmé qu'accepté. Précisons que dans certains établissements sociaux et médico-sociaux, les temps de réunion sont les instances communicationnelles les plus appropriées pour observer ce phénomène. A titre d'exemple, à l'ITEP lors des réunions pluridisciplinaires les tables sont disposées en rectangle. Les professionnels de chaque discipline sont regroupés entre eux, chaque corps ayant un coin de table spécifique qui ne change pas. Nous pourrions mentionner un processus intériorisé donnant lieu à une identité professionnelle qui se traduit par une proximité spatiale.

De plus, en lien avec les croyances et les identités professionnelles plurielles, il paraît pertinent de souligner que les approches et les positionnements qui structurent l'accompagnement sont divers. Pour comprendre une telle articulation, interrogeons nous à savoir de quelle façon la posture du professionnel se croise avec sa fonction.

« J'ai une façon de faire plutôt maternante. Moi je n'ai pas l'aptitude à détecter aussi rapidement qu'un éduc la source du problème. Je pense que l'éduc il va plus aller au frontal, mais c'est son boulot de le faire et c'est peut être pour faire craquer un jeune et aller plus loin avec lui. Moi je fonctionne plus avec une douceur de maman. Mais je pense qu'il n'y pas une bonne façon de faire mais des façons de faire. Après un éduc fille ou garçon n'agira pas non plus pareil », Erine (agent de service, 64 ans, 10 ans d'ancienneté).

Comme nous l'avons évoqué précédemment, certaines convictions sont portées par les acteurs du social et notamment celle de la distanciation affective. La capacité du professionnel à se détacher de ses affects fait partie intégrante des conseils dispensés en formation, tant par les enseignants que par les référents de stage. Au sein de notre groupe cible, ce savoir-être est incontournable pour être considérer par ses paires. Notons que l'approche maternante évoquée par Erine serait dépréciée par exemple s'il s'agissait d'un éducateur. En effet, en cas de manquement à cette règle informelle, le professionnel peut se

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voir rapidement taxé de « copinage » rendant la relation à l'usager partiale. C'est pourquoi, « le cadre » est une autre croyance forte de l'action sociale puisque ce dernier doit permettre d'instaurer certaines limites dans la relation et représente un outil pour accéder à « la bonne distance ».

« Par rapport à l'ITEP, en caractère je pense qu'il faut être rigide, très carré et rien lâcher. Il ne faut pas être dans le copinage parce que ça ils en profitent fortement. Voilà c'est ça, être carré, droit dans ses bottes et droit dans ce qu'on fait. Etre un roc, un repère, quelque chose de solide parce que souvent autour d'eux, chez eux il n'y a pas ça justement [...] La distanciation ça n'est pas simple. Une fois y'a un éducateur qui venait de MECS, il est arrivé il a fait une journée. Moi ça va, ça commence à faire un moment donc ils ne me cassent pas trop les pieds. Mais quand tu entends ta gueule fils de pute il faut être prêt à ça », Aurélia (éducatrice spécialisée, 30 ans, 2 ans d'ancienneté).

De nouveau, les représentations divergent en fonction des professionnels et de leur champ disciplinaire d'appartenance :

« Le cadre, moi je vois ça comme une route. Ca aide le gamin à rester sur sa route et au moment où il prend un chemin détourné lui rappeler que l'on ne fait pas toujours ce que l'on veut dans la vie. Pour moi ce n'est pas les interdits, c'est justement éviter qu'il aille vers les interdits. Après ses erreurs vont aussi lui apporter des choses, mais qu'elles n'aillent pas trop loin. Il y aura des fausses routes forcément mais faire en sorte qu'il n'aille pas vers un point de non retour. Ne pas aller trop loin consiste à leur faire comprendre que ça ne dépend pas que de nous, qu'il y a aussi l'extérieur, qu'il y a des lois et que l'on doit s'y plier. Selon moi le cadre posé doit les aider à comprendre tout ça, le but pour eux c'est l'insertion. Je ne vois pas l'insertion sociale comme quelque chose auquel ils sont obligés de se plier, mais quelque chose d'important pour qu'ils soient bien », Anne-Lise (secrétaire, 38 ans, 7 ans d'ancienneté).

Comme nous pouvons le remarquer, la définition du cadre expliquée par Aurélia, n'est pas la même que celle d'Anne-Lise. La première concerne le cadre institutionnel dont les professionnels seraient les garants et la seconde le cadre sociétal régie par les lois. Force est de constater que ces « acteurs de terrain » sont animés par des représentations qui leurs sont propres. Lors d'un échange informel avec Anthony (moniteur éducateur), ce dernier résume cette grande diversité en me disant « on vient travailler avec ce que l'on est ». En somme, la personnalité est revendiquée comme un outil de travail. La pluralité des identités professionnelles et ses croyances intrinsèques dénotent d'une part de libre arbitre dans les interventions menées ; de fait l'autorité morale de chacun semble à « gagner ». Tout de même, la base de celle-ci est instaurée par le cadre institutionnel et la reconnaissance du législateur quant à la nécessité de mettre en place des actions conjuguées auprès de ce public.

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Suite à une mise en perspective des positionnements et des croyances propres à chacun, abordons la question des approches. A ce stade, notre attention se portera sur la psychologie, initiatrice de nombreuses méthodes et courants de pensée ayant alimenté le débat autour des modalités de prise en charge. De manière non conventionnelle, l'ITEP est clairement « d'obédience psychanalytique ». Les techniques comportementales y sont particulièrement dépréciées dans le discours et les psychologues intervenants utilisent comme support de travail la psychanalyse. Selon Irène (psychologue), les événements intrafamiliaux viennent conditionner les conduites éducatives et le psychisme du jeune. Ces événements seraient inscrits au niveau inconscient et c'est pourquoi elle préconise l'approche psychanalytique. Pour elle, il faut considérer le comportement comme « un symptôme, une manifestation qu'au niveau inconscient des choses se sont cristallisées ». D'après elle, « dans les méthodes comportementales la dimension subjective du sujet n'est pas suffisamment prise en compte ». Dans l'ensemble de l'équipe, « un goût prononcé » pour la psychanalyse est identifiable. Pour certains d'entre eux, les approches se doivent d'être multiples et il est important de jongler entre celles-ci pour répondre aux besoins de la personne.

« Ce dont je me méfie dans le comportementalisme c'est le conditionnement au sens négatif du mot et non au sens de la réalité des apprentissages et de la réalité de la vie qui fait qu'on se conditionne. Ce qui me dérange c'est la notion d'imposer sa volonté à autrui. De la même manière que des fois dans la psychanalyse j'ai cette sensation de quelque chose qui tourne en rond, quelque chose qui désarme la volonté d'agir », Manuel (orthophoniste).

Il est important de souligner que ces approches sont en étroite corrélation avec les caractéristiques étiologiques mentionnées par les professionnels. Les hypothèses majeures évoquées à l'égard du « trouble du comportement » sont génétiques, environnementales, virales et toxiques, en lien avec l'attachement et les interactions précoces voire plurifactorielles. A la suite d'un échange avec le médecin psychiatre de l'ITEP, ce dernier me fait un état des lieux des pistes actuellement controversées.

« Ce qu'on sait c'est qu'on ne sait pas. Chacun y va avec ses hypothèses et ses manières de penser. De manière générale soit on parle de problèmes génétiques, héréditaires, au niveau corporel nous serions plus ou moins réceptifs et capables de pouvoir tenir à des attaques extérieures. Il s'agit de la théorie biologique, tout ce qui est neurosciences. Après il y a l'environnement social, c'est-à-dire que celui-ci est complètement inadapté pour des enfants, ça peut être l'environnement familial, social qui est inadapté. Ce qui fait que l'enfant est pris dans quelque chose qui n'est pas en adéquation avec ses besoins, d'où le conflit. Après c'est simplement l'interface entre les deux, l'enfant et son environnement qui fait qu'il y a inadaptation et adaptation de l'un par rapport à l'autre. Il y a aussi des hypothèses virales ou toxiques. Ce qui est le plus connu c'est la prise d'alcool pendant la grossesse. On sait que les enfants dont la mère a eu des intoxications alcooliques à des temps donnés peuvent avoir des interactions par rapport au développement qui fait que l'enfant

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rencontre des difficultés neurologiques. Ou l'hypothèse actuellement, c'est un mélange des trois. Tout est question d'où l'on met le curseur. Je prends les caricatures. Les tenants de la théorie des neurosciences, de biologie disent : tout est héréditaire, il y a des fragilités héréditaires par rapport au développement du gène, ce que l'on appelle le tueur né. Je ne sais pas si tu connais, c'est-à-dire on naît violent. Ca revient à dire que nous avons un déterminisme génétique qui fait que l'on est violent, qu'on est instable émotionnellement par rapport à notre programme génétique». Après avoir écouté ses explications, je lui demande ce qu'il en pense. « Selon moi il s'agit de trouble des interactions précoces. Je pense que la période de 0 à 3 ans est primordiale parce que c'est là que se construit le cerveau et tout ce qui est développement premier, tout ce que l'on appelle théories de l'attachement, liens sécures et insécures. Ca veut dire que des enfants qui ont eu des attachements insécures dans les premiers âges de la vie font qu'ils se développent de manière insécure et tout au long de leur vie c'est compliqué. D'où l'importance de ces premiers âges. Tout n'est pas joué mais il y a des fragilités émotionnelles et ça devient extrêmement compliqué dans l'idée d'être en difficulté

pour pouvoir gérer ses émotions, pouvoir être dans la relation et l'adaptation avec l'autre ».

A l'heure actuelle, les théories et les hypothèses se contredisent encore. Pourtant, malgré cette « avancée à l'aveugle » des actions sont mises en oeuvre pour encadrer le « trouble du comportement ».

3) Pluridisciplinarité et « tricotage » d'une adhésion familiale

Isabelle Coutant se questionne quant aux « troubles du comportement » à savoir, « s'agit-il de simple délinquance, d'une déviance liée à des « carences » ou des « incohérences » éducatives, ou du symptôme d'une souffrance à traiter, voire d'une pathologie psychiatrique classique plus grave (psychose, schizophrénie) ? Dans quelle mesure les professionnels ont-ils le devoir d'intervenir ? »54. Ce questionnement nous renvoie à certains points abordés précédemment quant au périmètre d'action accordé par les autorités publiques aux professionnels du social et de la psychiatrie.

Intéressons nous à savoir comment la quête de la légitimité d'action dans la relation professionnels/« usagers » et sa famille se manifeste. En unité psychiatrique pour adolescents, Isabelle Coutant évoque l'idée d'un « travail de l'alliance ». Cette pratique est valable pour l'ensemble de l'action sociale, celle-ci vise une « participation directe »55 des adolescents et de leurs familles dans la co-construction de l'accompagnement mené. Rappelons que le législateur a défini cette participation, principalement elle se caractérise par un libre choix des prestations proposées, un accès aux informations qui le concernent,

54 Isabelle Coutant, Troubles en psychiatrie, Paris, La Dispute, 2012, p.83.

55 Loi n°2002-2 du 2 janvier 2002 et article L311-3 du Code de l'Action Sociale et de la Famille.

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un droit de renoncer à son projet, etc. Ces droits fondamentaux sont mentionnés dans la charte des droits et libertés de la personne accueillie qui est remise aux familles lors de la visite de pré-admission de l'établissement. Cette première rencontre est perçue par les professionnels comme déterminante, ayant une incidence sur la poursuite de la relation. Ainsi, préciser aux jeunes et à leurs familles quels sont leurs droits et se définir comme les garants de ces derniers favorisent l'instauration d'une relation de confiance. Dans cette même logique, chaque personne accueillie bénéficie d'un « interlocuteur privilégié », l'éducateur référent. Celui-ci se doit de connaître parfaitement les informations qui concernent « l'usager » qu'il accompagne, pour toutes démarches importantes il sera le premier sollicité. Notamment, il est tenu de contacter les parents du mineur et de prendre en considération leurs attentes pour toutes décisions à l'égard de leur enfant. De façon régulière sont organisés des « temps de concertation » où l'ensemble des professionnels de l'ITEP intervenants auprès de l'adolescent et les parents sont présents. Les deux objectifs principaux de ces rencontres sont l'information et l'évaluation de la situation du jeune ainsi que le maintien de l'alliance parentale. Dans l'ensemble, nous pouvons constater que les professionnels disposent de plusieurs outils et méthodes pour « tricoter » l'adhésion familiale. Maintenant, de manière plus pratico-pratique, comment se positionnent-ils dans la relation ?

« J'essaie dans la mesure du possible de dire ce que je vais faire. D'être claire, oui ça je vais le faire et ça non je ne vais pas le faire, je ne suis pas dans la menace. Après quand je vois que c'est compliqué je leur dit oui je viens chez vous ça n'est pas simple. Dans les écoles ordinaires il n'y a pas une assistante sociale qui vient chez toi. Ils n'ont peut être pas envie que je vois leur canapé, j'en sais rien peut être que ça les fait chier. Ils ont le droit je suis d'accord avec eux, n'empêche qu'on accueille son gamin ici ». Elle m'explique qu'elle utilise souvent une métaphore avec une barque : « il y a l'ITEP, le jeune et sa famille et que si l'on ne travaille pas tous ensemble on va ramer dans des sens différents, que l'on va tourner en rond et que la situation ne va pas s'améliorer », Samantha (assistante sociale).

Certains professionnels reconnaissent le côté intrusif de leurs interventions, notamment lorsqu'il s'agit de visites à domicile. Bien qu'ils s'introduisent dans la sphère privée de ces familles, évoquer ce point de manière explicite permet de démocratiser leur venue en masquant les logiques de contrôle et d'évaluation qui sous-tendent leur présence.

« Après ce n'est pas parce que l'enfant a été en échec que les parents sont de mauvais parents. Dans tous les cas moi je leur permets de me montrer autre chose. Je leur dit que j'ai besoin qu'on collabore ensemble pour votre enfant et que j'attends de vous que vous ne restiez pas avec des questions, sachez que vous pouvez rencontrer tous les professionnels et que des rendez-vous sont possibles. Leur dire on va donner le maximum mais prenez la balle au bon moment aussi. C'est comme ça que je perçois les négociations avec la famille pour pouvoir engager un travail », Madame Romel (directrice).

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A titre d'exemple, il est intéressant de souligner la différence d'autorité morale existante entre le corps médical et le corps social et surtout la façon dont celle-ci est utilisée. A contrario, le vocabulaire employé par les travailleurs sociaux est bien plus accessible que celui des médecins. A mon sens, le rapport social au public est un outil de communication essentiel dans le « travail de l'alliance ». Eviter dans le discours l'emploi de mots inintelligibles pour des personnes extérieures à la discipline concernée, facilite l'affirmation de soi. A l'ITEP, les travailleurs sociaux sont confrontés à des familles issues de classes populaires ; empêcher au maximum la distance sociale est primordiale pour éviter une impression de condescendance qui pourrait affecter l'intérêt, soit l'adhésion de la personne.

Dans cette logique de « tricotage », s'ensuit la question de la reconnaissance et de l'acceptation de la difficulté.

« Par rapport au trouble du comportement il y a la question de comment je leur parle de leurs difficultés. Je dis ça par rapport à quelque chose que j'ai ressenti ici. Quand tu leur dis : ça c'est difficile pour toi c'est comme ci tu les attaquais sur ce qu'ils sont ou comment ils se perçoivent, comme ci ça venait ajouter un élément supplémentaire à une image d'eux qui n'est pas positive. Je me rends compte qu'avec certains jeunes par exemple dès que je disais tu veux que je t'aide au cours d'un exercice, certains le vivaient de façon très persécutive. C'est-à-dire que la proposition d'aide est perçue comme je viens pointer que tu ne sais pas, tu ne sais pas faire. Au départ ça me surprenais, on ne s'y attend pas spontanément. Avec les autres publics auprès desquels je travaillais avant ça n'étais pas vécu de cette façon là », Manuel (orthophoniste).

Nous pourrions évoquer une certaine forme de modélisation du regard de l'Autre sur sa condition, comme un interventionnisme coercitif venant renforcer l'appropriation du stigmate.

« Il s'agit de la question du contrat et de l'alliance. Au départ c'est une rencontre entre une famille et une institution par rapport à une pathologie. Donc c'est d'abord une reconnaissance par la famille et l'enfant parce que l'on ne peut pas travailler s'il n'y a pas de reconnaissance d'une difficulté. Ce que nous avons régulièrement : le travailleur social dit que vous avez un problème, vous vous ne trouvez pas que vous en avez donc vous avez un problème dans la relation avec le travailleur social donc on va travailler autour de ça [...] Aider signifie qu'il faut accepter l'aide. Pour quelqu'un qui ne comprend pas l'aide pour qui ça n'a pas de sens, quel est le sens de l'aide ? On est sur quelque chose de persécutif. Alors que la non-adhésion signifie je n'adhère pas au système que vous me présentez. Par rapport à cela, lorsque je construit un contrat de soin nous sommes bien d'accord sur les objectifs, ce sur quoi nous allons avancer », Docteur Leloy (médecin psychiatre).

En somme, l'élaboration d'une relation de confiance puis d'une adhésion des jeunes et de leurs familles sont nécessaires pour que l'accompagnement soit pérenne et puisse par la suite favoriser une transformation de certaines dispositions sociales intériorisées par le jeune. Parallèlement, n'omettons pas un détail crucial, les parents sont détenteurs de

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l'autorité parentale, ils peuvent rompre quand ils veulent la prise en charge de leur enfant. En revanche, bien que la libre adhésion soit l'un des principes fondateurs des ITEP, celle-ci semble limitée. En cas de non-adhésion, les professionnels peuvent rédiger un signalement au juge pour enfants en évoquant des carences éducatives et/ou affectives, etc. De fait, le contrat de séjour apparaît être un outil venant sceller la légitimité d'action des professionnels permettant d'éviter « si possible » ce type de recours.

« Quand les jeunes arrivent en ITEP il leur est expliqué à eux et leur famille d'emblée qu'en acceptant cette orientation ils acceptent qu'il va y avoir des propositions faites à leur enfant en termes d'accompagnements. Déjà ils ne peuvent pas s'y opposer en tant que tel. Je veux dire par là que lorsqu'ils signent le contrat de séjour, ils signent le fait qu'ils acceptent tout un plateau technique et que si l'on estime que leur enfant peut avoir besoin d'un suivi particulier ils ne peuvent pas dire non d'emblée, dans ce cas là ça remet en cause le projet et auquel cas qu'ils ne sont pas en accord avec l'orientation en ITEP [...] ça ne veut pas dire que les parents ne peuvent pas venir questionner, ne peuvent pas dire s'ils ne sont pas d'accord pour mais simplement ce n'est pas à la carte. Ils ne peuvent pas dire je veux bien l'accompagnement éducatif, qu'il aille à l'école mais je ne veux pas le suivi thérapeutique », Manuel (orthophoniste).

Le contrat de séjour engage le « signataire/bénéficiaire » à consentir à un ensemble d'actions. Il arrive que celles-ci soient peu précisées, les objectifs généraux sont déclinés dans le contrat initial, toutefois les ajustements éventuels ne peuvent pas toujours être anticipés soit notifiés. En s'engageant pour les grands axes du projet il s'engage aussi indirectement pour les interventions intermédiaires qui pourront être mises en place. Globalement, il apparaît que les négociations en cours de suivi sont tributaires des consciences professionnelles de chacun. Pour compléter la notion de libre adhésion, précisons que les parents disposent d'une Allocation d'Education de l'Enfant Handicapé, non négligeable au regard de leurs difficultés financières, mais que celle-ci peut leur être retiré en cas d'absentéisme scolaire à l'ITEP. Notamment, une obligation scolaire non respectée peu constituer un motif de placement de l'enfant.

De plus, Isabelle Coutant marque un point d'arrêt sur l'idée d'une authenticité des échanges entre professionnels, patients et leurs familles. Cette notion est transposable à l'action sociale. Notons qu'elle concerne aussi tout autant les professionnels entre eux. A l'ITEP une certaine réflexivité est notable. Un psychologue extérieur est financé par l'association pour superviser des groupes d'analyse de pratiques professionnelles. Ceux-ci fonctionnent sur un principe de libre adhésion du salarié visant à le soutenir, lui permettre de maintenir cette dite bonne distance avec le jeune, de réguler le fonctionnement et la cohésion de l'équipe. La supervision est une pratique de plus en plus courante dans l'usage, elle permet aux professionnels d'aborder avec un tiers extérieur à l'institution,

porteur d'un rôle neutre, les situations avec lesquelles ils se trouvent en difficulté. Comme nous l'avons déjà évoqué, il s'agit d'un espace de parole, d'une « soupape de décompression » visant à prévenir d'éventuelles maltraitances en raison d'une usure professionnelle. Toutefois, certains établissements sociaux et médico-sociaux sont lésés car les financements manquent pour mettre en place à l'interne ce type de pratique.

L'authenticité des échanges, selon Isabelle Coutant est caractérisée par le régime d'une croyance articulée en deux modalités essentielles.

D'une part, la croyance des professionnels dans le bien-fondé de leurs missions, celle-ci apparaît comme primordiale dans le processus de reconnaissance de leur autorité morale. Comme nous l'avons expliqué avec la notion de vocation et de convictions dans le champ de l'action sociale, bien qu'il existe des schèmes de perceptions divergeant d'une profession à l'autre, il est important que les accords et désaccords soient discutés ensemble. Pourquoi ? Force est de constater qu'en psychiatrie comme dans le social la cohésion entre les membres de l'équipe pluridisciplinaire « signe » le fondement de leur autorité morale. Isabelle Coutant désigne cette croyance comme « la première condition d'une possibilité ultérieure de conversion d'un certain nombre de dispositions chez les adolescents pris en charge »56. En effet, si une certaine division se créée au sein du groupe professionnel la collaboration s'avère délicate, ce qui ne favorise pas une cohérence d'ensemble dans les actions menées et réduit les possibilités de changements chez l'individu. En toile de fond, celle-ci est précieuse pour aider les professionnels à faire valoir la légitimité et l'utilité de leurs interventions. A présent, entrevoyons la manière dont les professionnels perçoivent la pluridisciplinarité.

« On ne peut pas être tous dans les mêmes représentations puisqu'on n'a pas les mêmes fonctions. On ne peut pas avoir les mêmes objectifs, les mêmes buts, parce que forcément on tend vers l'uniformisation, on a des fonctions différentes qui impliquent un travail différent, des manières d'être différentes. A un moment donné ce qui est important c'est qu'il y ait un maillage, un tricotage qui puisse se faire entre ces différentes représentations », Irène (psychologue).

« L'interdisciplinarité je la trouve beaucoup plus sensible par rapport à d'autres établissement parce qu'on est beaucoup plus mis en difficulté et que les difficultés du jeune ne se limitent pas à : il n'a pas un comportement adapté. Sa forme la plus forte se traduit bien dans le on se sert les coudes [...] j'aime bien cette sensation d'équipe, je la trouve palpable malgré les difficultés, malgré les changements, malgré les moments où l'on peut être en plainte vis-à-vis de comment ça se passe, ça s'organise. J'apprécie ces liens », Véronique (monitrice éducatrice).

Malgré des fonctions et des statuts divers, on remarque un sentiment d'appartenance au sein de l'équipe pluridisciplinaire, nature de l'esprit de groupe. La solidarité existante entre eux semble être un indicateur fort de ce sentiment d'appartenance. Les règles et contraintes

56 Isabelle Coutant, Troubles en psychiatrie, op.cit., p.79.

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institutionnelles ne semblent pas à l'origine de cette solidarité. Nous pouvons remarquer que le témoignage de Véronique atteste le partage d'un intérêt commun duquel découle un système de valeurs et d'affinités entre collègues venant favoriser la coopération. Cet intérêt commun axé sur un « mieux-être » du jeune est repérable tant au niveau du projet d'établissement que dans le discours des professionnels. Au regard de la façon dont ils évoquent la cohésion de groupe, il semble confirmé que celle-ci représente l'un des fondements des interventions qu'ils mènent au quotidien à l'interne.

D'autre part, dans cette logique de « tricotage » de leur légitimité, la deuxième croyance réside en l'Autre, soit l'adolescent accueilli. Croire en ses potentialités, ses ressources est indispensable, d'autant plus à l'égard des jeunes suivis par l'aide sociale à l'enfance aux parcours de vie bien souvent ponctués de ruptures et de rejets. Cette démarche valorisante est alimentée par les savoir-être évoqués précédemment dont les agents du social se doivent d'être détenteurs. Parallèlement, à ce niveau de l'accompagnement l'importance est aussi accordée à l'autorégulation des comportements adoptés par l'adolescent. En unité psychiatrique pour adolescents comme c'est le cas en ITEP, le « climat de confiance » instauré par les professionnels consiste à aider le jeune à verbaliser ses émotions. Ces dernières sont perçues comme l'origine des actes ; accroître les dispositions réflexives du « sujet » est la finalité escomptée afin qu'il soit en mesure d'appréhender puis de gérer seul ses comportements dits problématiques. D'ailleurs, dans le projet d'établissement de l'institution il est mentionné que l'organisation quotidienne doit « permettre à l'enfant de se construire un mode relationnel, un accès à une place sociale ».

Globalement, Isabelle Coutant désigne avec justesse cette méthode qu'elle qualifie de « pédagogie de la réflexivité ».

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IV] Précarité familiale et fonctionnements versus dysfonctionnements institutionnels

1) L'ITEP : malaise social ou pathologie ?

Un mercredi après-midi, après que les jeunes soient rentrés à leur domicile, une éducatrice spécialisée évoque avec moi la situation sociale de chacun d'entre eux. Elle désignera ces adolescents comme « démarrant dans la vie avec une balle dans le pied ».

« David : 15 ans. Placé à l'âge de deux mois parce qu'il était battu. La mère a tellement d'enfants que David ne sait pas combien il a de frères et soeurs. Il en connaît quatre vraiment mais peut être qu'il y en a eu plus. Elle dit qu'elle a abandonné des enfants qu'elle n'a pas déclarés. Je crois qu'on ne saura jamais la vérité. Elle est suivie pour des problèmes psychologiques. Il n'y a aucun enfant qui vit au domicile, tous sont placés...

James : 15 ans. Le papa a toujours été dans les magouilles dans le quartier, trafic de stupéfiants, d'objets tombés du camion, vols de scooter. La maman, ne s'occupent pas de ses enfants. Donc c'est les grands-parents qui assument l'éducation des trois garçons, les trois sont suivis par l'institution...

Tatiana : 16 ans. Ses parents sont toxicomanes, ils ont eu Tatiana plus deux garçons, des jumeaux. Quand les services sociaux ont commencé à tourner autour d'eux et à s'inquiéter pour les enfants ils sont partis en Irlande. En Irlande ils ont été retrouvés, la mère a failli mourir d'une overdose. Quand ils sont revenus en France les enfants ont été placés et la mère s'est suicidée. Le père a coupé tous contacts avec les enfants. Il est revenu il n'y a pas longtemps quand il a su que Tatiana allait faire un contrat professionnel et gagner de l'argent...

Samir : 15 ans. Sur sa carte d'identité il est français mais dans sa tête il est algérien. Le papa n'a pas de papiers donc quand il vient en France c'est de façon illégale. Son père vit la plupart du temps en Algérie. Le papa est très violent avec les enfants et la maman. La mère multiplie les concubins, se marie, divorce. Elle parle très mal le français, elle est dépassée, les enfants ont pris le dessus, les rôles sont inversés. Beaucoup de maltraitance psychologique du père envers les enfants mais pas de maltraitance physique envers madame devant eux...

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Laurie : 14 ans. Ses parents ont vécu en CHRS57. Depuis qu'elle est accueillie on soupçonne qu'elle ait été abusée sexuellement par le père, par les oncles et les copains de maman. Laurie a une soeur jumelle que la mère a mis en couple avec son ex compagnon, donc sa soeur se retrouve à dormir dans un lit avec un homme de 35 ans. A la maison tout le monde dort avec tout le monde. Laurie dort parfois avec sa mère, un tonton ou un copain de passage de sa mère. Elle est dans un rapport aux hommes un peu spécial, elle montre sa culotte, se frotte aux garçons, ça depuis qu'elle est toute petite. Tu te demandes ce qu'elle a vécu parce qu'elle simule des choses bien tordues, tout est très sexualisé. Le père nous a déjà dit que des fois il s'endort devant la télévision alors qu'il est en train de regarder des films pornographiques. On pense qu'elle a peut être vu voire même subi d'autres choses... Maheddine : 16 ans. Les parents ont des gros problèmes de toxicomanie. La maman est prostituée, elle alterne entre le trottoir et la prison. Un de ses fils est dans le trafic de stupéfiants. Le père a eu un accident de moto, il est handicapé. C'est le cerveau qui a été touché, dans sa tête il a douze ans...

Hugues : 15 ans. Il avait un frère jumeau qui est décédé. La maman n'a pas accepté le décès de son fils. Elle n'arrive pas à faire son deuil, du coup elle en parle tout le temps donc Hugues ne comprend plus. Les parents ont divorcé suite au décès du petit frère...

Yann : 12 ans. Une maman complètement paumée qui n'a pas confiance en elle-même, qui a subi beaucoup de violences conjugales auxquelles Yann a été exposées. Les visites avec le père sont médiatisées en présence d'un travailleur social parce qu'on le soupçonne d'avoir violé sa fille...

Manuelle : 16 ans. Elle ne sait pas qui est son père. Elle sait qu'elle a des origines maghrébines mais elle ne sait pas lesquelles, algériennes, marocaines ou autre elle ne sait pas. La maman est très immature, elle a beaucoup d'hommes dans sa vie. Les enfants ont tous été placés. A chaque enfant placé elle débute une grossesse puis l'enfant est de nouveau placé. Le seul enfant qui n'a jamais été placé c'est la petite soeur trisomique, on n'a jamais compris pourquoi tous les enfants de la fratrie mais pas elle. Donc Manuelle a été placée parce qu'elle a été battue étant bébé et que sa maman ne la nourrissait pas, n'assurait pas le quotidien... »

L'ensemble des faits sociaux ponctuant le quotidien de ces adolescents est-il sans incidence sur la manifestation de leur dit trouble du comportement ? L'impact de ces derniers sur leur trajectoire de vie est à questionner. Dans le but d'accéder à une vision

57 Centre d'Hébergement et de Réinsertion Sociale. Il s'agit d'une institution missionnée pour accueillir des personnes sans solution d'hébergement.

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globale des difficultés sociales auxquelles ils sont confrontés, un tableau récapitulatif concernant celles-ci est joint en annexe (n°5).

Au sein de l'ITEP, plusieurs comportements concrets dans l'usage sont repérés par les professionnels comme interpellant. Les changements brutaux d'émotions pendant une conversation, l'incapacité à faire semblant, la difficulté à comprendre le second degré dans le langage font partie des particularités mentionnées. Toutefois, comme nous l'avons vu, le caractère étiologique de ces « troubles » est complexe à évaluer ; soit une déviance liée à des carences ou à des contradictions éducatives est évoquée, soit une délinquance, soit une souffrance psychique devant être traitée voire une pathologie psychiatrique plus sévère de type psychose. Il n'existe pas de frontières distinctes entre ces différents profils types. Nous pourrions émettre l'hypothèse que certaines difficultés s'entremêlent comme un système d'interdépendance rendant celles-ci étroitement liées les unes aux autres. Nous avons expliqué que cette manifestation de comportements classés comme non conformes à la norme dominante peuvent être stigmatisées comme pathologiques. Isabelle Coutant dénonce l'existence d'une confusion entre malaise social et souffrance psychique. Dissocier ces deux dimensions est essentielle.

Premièrement, la lecture du rapport d'activité général des deux semi-internats ITEP de l'association apparaît comme éclairant. Ce dernier révèle que 30% des mineurs accueillis sont issus de familles monoparentales, soit 25% dont le père est inconnu ou décédé et 5% dont la mère est inconnue ou décédée. Parallèlement, 38% des adolescents relèvent d'une mesure d'assistance éducative prononcée par un juge pour enfants. Ces constats émis par les professionnels furent à l'origine d'une demande d'agrément pour l'ouverture d'un internat visant une « réconciliation relationnelle entre l'enfant et sa famille ». Toutefois, notons que selon certains, l'environnement familial de ces jeunes n'influe pas sur l'origine des « troubles du comportement ».

Notamment, sur le total des jeunes accueillis la situation socioprofessionnelle des parents semble à interroger. Les mères de familles sont à 32% ouvrières, 56% sont sans emploi, retraité ou au chômage puis 7% sont reconnues travailleuses handicapés. Quant à eux, les pères de famille sont à 22% ouvriers, 27% sont employés et 27% sont sans emploi, retraités ou au chômage. De nouveau, nous pouvons nous questionner à savoir si certains de ces facteurs socio-économiques ne sont pas des embûches à la socialisation de ces jeunes pouvant conduire à l'émergence de « troubles du comportement ». A mon sens, certaines variables sociales intrinsèques à l'histoire de vie des adolescents ont une influence sur leurs « troubles ».

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Deuxièmement, selon Isabelle Coutant un enjeu diffère dans les interventions menées auprès des classes populaires et des classes supérieures. Elle souligne l'idée d'un « enseignement du langage des émotions » visant comme objectif de développer les dispositions réflexives des jeunes de classe populaire accompagnés. Soulignons qu'à l'ITEP cet objectif est de taille puisque la majorité des adolescents accueillis ne savent pas lire, ce qui ne peut que justifier « le frein dans les apprentissages » stipulé par le décret de 2005. Sur ce point, donner la parole à Manuel (orthophoniste), semble pertinent. Lors d'un entretien, ce dernier m'a expliqué quelles sont les grilles de lecture dont il dispose pour repérer les difficultés de langage des adolescents et quels sont ses constats.

« On a des grilles de lecture différentes aussi en fonction des approches théoriques. Aujourd'hui ce qui a tendance à dominer au niveau de l'orthophonie c'est une approche dite neuropsychologique. Ca va être des grilles plutôt cognitives avec une analyse un peu modulaire du développement, des compétences avec une idée qu'il y a une entrée, un traitement, une sortie [...] On segmente l'aptitude qui dysfonctionne et on va voir à quel endroit se situe les obstacles avec un fonctionnement un peu plus correct [...] J'ai une dominante de jeunes qui sont en difficulté avec l'outil langagier, langage écrit surtout mais langage oral également. Je sens que ce sont des jeunes avec des carences langagières importantes, avec des difficultés à affiner les choses, que ce soit affiner leurs perceptions, leur niveau de compréhension, leur niveau de précision dans le vocabulaire [...] Je vois parfois un pan du langage qui n'est pas commun. Je sens pour certains qu'ils n'ont pas les mêmes codes dans la façon d'utiliser le langage. Dans les intonations et le sens que l'on met derrière les mots il y a beaucoup de choses ». J'interviens en lui demandant un exemple. « Un truc tout bête, c'est un exemple qui est fréquent ici, si on parle d'agresser, souvent les jeunes pour eux il n'y a que la dimension physique. Du coup l'agression verbale n'est pas une agression : je ne l'ai pas touché ! Ce n'est pas juste une question de c'est eux avec leurs difficultés de comportement, je sens bien que là on est dans la question du sens que l'on met derrière le mot et que ça c'est commun avec le milieu dans lequel ils l'utilisent. Aussi des fois ils ont des structures, des façons de parler qui ne sont pas tout à fait les mêmes. Le langage semble utilisé de façon très factuelle : j'ai fait ci, j'ai fait ça, point. Pour eux, papa et maman quand ils me parlent c'est juste pour me dire fait pas ci fait pas ça, c'est des choses qui sont très impératives. Ca créée une autre façon de vivre le langage et donc du coup des fois à travers des situations proposées j'essaie de mettre plus de subjectivités la dedans. Tu sens que parler de soi, donner son avis, son opinion ce ne sont pas des choses si faciles que ça et auxquelles ils ne sont pas si souvent exposés ».

Au regard des propos tenus par Manuel, rapidement nous pouvons repérer qu'il mentionne le « poids » du culturel sur le langage. Selon lui, le « trouble du comportement » se caractérise par un outillage langagière autre, mettant en difficulté les adolescents pour s'exprimer. En ce sens, il ajoute que les milieux familiaux des jeunes « vont au-delà du populaire mais plutôt sont des milieux défavorisés » ce qui ne favoriserait pas leur accès à la subjectivité. Sur ce point, Pierre Bourdieu a soulevé certaines caractéristiques divergentes en fonction de la classe sociale. Selon lui, l'appropriation symbolique de la

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culture n'est pas la même d'un milieu social à l'autre, que ce soit en termes de discours ou de savoirs.

Troisièmement, face à cette grande variété de termes, interroger les constats des professionnels qui partagent le quotidien de ces jeunes nous permettrait d'y voir plus clair. Tout d'abord, qu'entendons-nous réellement par handicap psychique ?

« C'est un handicap par rapport à l'intégration dans la société. C'est quelqu'un qui n'est pas comme les autres, qui est en difficulté par rapport à une norme. Par rapport à cela il est en difficulté dans son intégration, dans le lien avec les autres effectivement ce qui peut être un élément d'handicap. C'est des personnes qui ont beaucoup de mal avec l'empathie. Lorsqu'on se parle on ajuste notre posture l'une par rapport à l'autre. Il y a plein de signes qui font que l'on va s'adapter et que vous allez être vigilent par rapport à moi, je vais l'être aussi mais on va s'adapter. On va adapter nos positions par exemple avec notre parole. Eux ont beaucoup de mal, il pense que par rapport à eux même et ils ont du mal à entendre ce que l'autre pense. Typiquement, par rapport aux délinquants quant on les écoute ils ne comprennent pas qu'ils ont fait du mal à l'autre. Ils ont beaucoup de mal à comprendre la souffrance de l'autre. Effectivement je pense que c'est un handicap par rapport à l'adaptation à l'autre et donc à l'autre », Docteur Leloy (médecin psychiatre).

Nous pouvons remarquer que la notion d'handicap n'est pas envisagée au sens d'une incapacité physique ou intellectuelle. « Le trouble du comportement » s'apparente davantage à la notion de santé mentale. En 2006, à la suite d'une commission européenne58, les états membres se sont accordés pour dissocier la « santé mentale positive » de la « santé mentale négative ». La santé mentale dite positive résulte d' « un état de bien-être permettant à chacun de reconnaitre ses propres capacités, de se réaliser, de surmonter les tensions normales de la vie, d'accomplir un travail productif et fructueux et de contribuer à la vie de sa communauté »59. Il apparaît que le « trouble du comportement », soit le « handicap psychique » se caractérise par une « santé mentale négative ». De nouveau, d'autres pistes de réflexion peuvent être recensées. Selon Noah (psychologue), les jeunes accueillis à l'ITEP seraient en situation de clivage.

« Chez les jeunes ici on peut repérer au niveau psychopathologique des choses qui sont de l'ordre du clivage. D'ailleurs ce clivage peut se repérer au niveau institutionnel. Par clivage j'entends ne pas avoir la même manière d'être avec l'un ou l'autre. Je vais te donner un exemple. C'est déjà arrivé un jeune ici où au collège ça se passe très bien, il est investi, il respecte les règles de vie et dans l'institution c'est une horreur. Ca veut dire en gros qu'il y a une représentation avec le bon d'un côté et le mauvais de l'autre, c'est-à-dire une difficulté d'accès à ce que l'on appelle l'ambivalence, ça veut dire pouvoir être nuancé ».

Quatrièmement, je pense qu'il est intéressant de confronter cette idée de « clivage » à celle de la violence. A l'ITEP, les professionnels sont nombreux à penser que les atteintes

58 Il s'agit de la commission européenne de l'Union européenne et de la conférence ministérielle européenne de l'OMS, 2006.

59 Définition de la « santé mentale » selon l'Organisation Mondiale de la Santé.

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physiques commises par les adolescents sont utilisées pour attaquer leur fonction, soit la « figure d'autorité » qu'ils incarnent.

« Avec le temps tu as moins recours aux contentions physiques. On sait que c'est une manière pour eux de décharger, de garder la face. Après les insultes on s'en détache, on sait que ça n'est pas lié à

nous mais à la fonction en tant que personne garante du cadre » Nacer (moniteur éducateur).

Précisons que cette « motivation » ne concerne pas tous les salariés. Anne-Lise (secrétaire) me raconte qu'elle s'est fait peur à plusieurs reprises. En cas de situation conflictuelle où elle sent la violence arriver à « grand pas », elle m'explique qu'elle prétexte sa place comme si qu'elle la protégeait.

« Je dis : attention là c'est moi ! Je ne sais pas ce que je peux représenter... En situation de désaccord je n'ai jamais eu à faire figure d'autorité. Dans certaines situations, je pense que si j'étais perçue comme quelqu'un qui fait figure d'autorité je m'en serais pris une »

Anne-Lise m'explique qu'elle n'a jamais été frappée ; est-ce parce que justement sa place au secrétariat n'incarne pas dans l'esprit des jeunes l'autorité ? Notons que tous les professionnels de l'ITEP, équipe thérapeutique, éducative et pédagogique mentionnent s'être au moins déjà fait insulté et ce à plusieurs reprises. A contrario, Anne-Lise m'affirme que ça ne lui est jamais arrivé.

Le statut d'agent du social suscite la violence de certains jeunes ? Cette situation interpelle ! Les adolescents sont en mesure de se contenir ? Pour éviter le passage à l'acte est-il question de « bonne volonté » ? En tout cas nous pouvons constater qu'en fonction des situations, ils parviennent à « gommer » leur « trouble du comportement ». Cette donnée semble remettre en cause l'idée du « trouble » comme quelque chose d'incontrôlable voire de pathologique.

Enfin, après avoir mis en lumière le caractère incertain existant dans les définitions proposées quant au « trouble du comportement », exposer les divergences et les convergences de lecture entre les membres de l'équipe pluridisciplinaire de l'ITEP est une étape essentielle à notre réflexion. Les schèmes de perceptions des professionnels sur ce dit trouble sont multiples, toutefois chaque définition est porteuse de significations. Selon Howard Becker définir une activité comme déviante alimente son apprentissage et sa poursuite. De fait, l'émergence de cette nouvelle catégorie ne semble pas dénuée d'incidences sur le long terme.

Marquons un point d'arrêt sur les définitions des professionnels !

« Moi quand j'entends ITEP je me dis c'est marrant parce qu'il n'y en a pas forcément au Cameroun, au Sénégal, etc. C'est dans les pays riches qu'il y a des troubles du comportement », Nacer (moniteur éducateur).

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Ce propos est intéressant, il interroge le caractère culturel intrinsèque aux catégories sociales. Au regard des classifications qui diffèrent d'un pays à l'autre, nous pouvons nous interroger quant l'existence d'un tel trouble puisqu'il est joint à une dimension culturellement instituée.

« Pour moi tout tourne autour de l'adaptation sociale, s'il n'y avait pas ce gros noeud là ça serait beaucoup plus simple pour le jeune. Rien que ce qui est vestimentaire par exemple. Un jeune qui arrive dans un collège, même si son niveau social est plus défavorisé qu'un autre, on met un costume ça ne se voit pas. Tout ça on peut résoudre. Que le trouble du comportement ça concerne le vivre en société », Elise (institutrice).

De nouveau la question du regard de l'autre, de l'adaptation sociale est mentionnée. La définition de Samantha (assistante sociale) semble rejoindre celle d'Elise.

« Pour moi c'est quelque chose qui les empêchent de s'insérer socialement. Je le relis bien au H de MDPH, ce handicap qu'ils ont c'est cette chose qui se manifeste de façon différente mais qui les empêchent ne serait ce que d'avoir une scolarité ordinaire, de rentrer dans les cases par rapport à la population. C'est un handicap social, ils ne sont pas déficients [...] Il y a plein de parents qui me demandent ce que veut dire MDPH et qui me disent : mon enfant n'est pas handicapé ! »

Toujours dans cette même logique, une compatibilité est notable avec la définition du médecin psychiatre.

« Il y a deux manières de le définir. Ca veut dire souffrance d'un enfant par rapport à une difficulté interne qui lui appartient ou souffrance de la société, du regard de l'autre. J'ai des familles qui viennent me voir parce que la société dit : tu n'es pas bien, tu es en dehors de la société donc effectivement tu as un trouble du comportement parce que tu ne t'intègres pas dans les normes sociales. Donc l'idée c'est tu as un trouble du comportement il faut te réintégrer, que tu rentres dans le rang des normes sociales et légales. C'est souvent le trouble du comportement par la société pour lequel nous sommes missionnés. On est vraiment dans le regard, une difficulté d'adaptation par rapport à l'autre », Docteur Leloy.

Pour certains, « trouble du comportement » et symptôme seraient indissociables.

« Pour moi c'est un symptôme, le symptôme de quelque chose, une manifestation qui se joue par le corps et par l'agir pour venir dire quelque chose du psychisme du sujet », Irène (psychologue).

Pour d'autres, envisager une définition s'apparente au registre de la supposition.

« Donner une définition c'est dur. Ce n'est pas la question des cases, ce n'est pas clair pour moi dans ma tête. Donc le paradoxe c'est plutôt ça, je travaille ici mais ce n'est pas clair. Un trouble du comportement il va s'envisager pour la personne elle-même et pour l'environnement autour, c'est-à-dire qu'à la fois le jeune est troublé et il est troublant. Il y a cette double lecture là. Il est troublé c'est-à-dire qu'il a une souffrance, une difficulté d'adaptation au monde qui l'entoure, aux contraintes, aux règles, aux autres personnes qu'il côtoie. Il va donc être en difficulté pour vivre ses émotions, adapter son comportement aussi aux situations telles que la société l'exige et ça va créer des ruptures, des situations dites de crise. Il ne va pas avoir les comportements qui vont lui permettre d'entrer dans les acquisitions, sa socialisation, les apprentissages scolaires. Et donc on va se retrouver avec un décalage progressif qui va apparaître et du coup qui va troubler l'environnement

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autour de lui, avec des phénomènes de rejet, d'agressivité dans les deux sens. Pour moi ce sont des enfants, parce que ça s'exprime relativement tôt, qui ont du mal à intégrer les cadres et les limites que la société leur pose, qui peuvent vivre avec un grand sentiment d'effraction à l'intérieur d'eux même, la façon dont les autres vont leur renvoyer des contraintes à leur volonté de faire ou d'être. Ils vont se sentir contre carré dans un sentiment de puissance. Et donc ils vont souvent passer, à défaut de pouvoir le verbaliser ou l'internaliser psychiquement, ils vont passer par des actes comportementaux parfois violents ou provocants ou d'opposition ou d'agressivité verbale et/ou physique, ou qui vont passer des fois par l'inverse, des inhibitions très fortes, des replis sur eux-mêmes. Voilà, des choses je dirais qui sont un mode de réaction et d'adaptation à la situation mais qui ne leur permettent pas de vivre en société et en groupe ».

En termes de définition nous remarquons que deux idéaux-types prévalent, l'un modelé par des déterminants sociaux, l'autre modelé par des déterminants psychopathologiques. Dans l'ensemble, nous pouvons nous questionner à savoir si cette confusion entre malaise social et pathologie n'est pas volontaire. « Le contrôle basé sur la manipulation de définitions et d'étiquettes agit avec plus de douceur et à moindre coût, et c'est celui que préfèrent les groupes de statut supérieur »60.

2) Le « trouble du comportement » : une défaillance parentale ?

De prime abord, rappelons que sur l'ensemble des adolescents accueillis un grand nombre d'entre eux sont concernés par les caractéristiques sociales évoquées dans la nomenclature du ministère de la justice. Isabelle Coutant aborde quelques constats qui me paraissent en lien avec certaines caractéristiques des ITEP. Elle expose à son lecteur les propos qui lui ont été tenus par des éducatrices spécialisées de l'unité. Celles-ci disent ne pas voir de différence entre les jeunes accueillis en psychiatrie et ceux accueillis en MECS61 qu'elles ont accompagnées lors d'expériences professionnelles antérieures. J'ai effectué ce même constat entre les jeunes accueillis en MECS et ceux accueillis en SESSAD ITEP auprès desquels j'ai travaillé. Il apparaît qu'une spécificité commune « troublante » rassemble ces mineurs. L'accueil concernait des adolescentes âgées de 12 ans à 18 ans pour lesquelles un placement avait été ordonné par le juge des enfants en raison de maltraitances et/ou de carences affectives et/ou éducatives avérées. Au regard du « caractère traumatique » des événements vécus par ces jeunes filles (inceste, prostitution, violences physiques et/ou verbales, etc.) la maîtrise de soi est parfois compliquée. A l'époque, travaillant dans une structure d'hébergement, devant prendre en charge un groupe dans un contexte de restriction budgétaire ou l'équipe professionnelle est en sous effectif, les temps vacants

60 Howard Becker, Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985, p.229.

61 Maison d'Enfant à Caractère Social.

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pour des entretiens individuels sont restreints. Détaché de tout jugement ou plainte, il me semble intéressant de souligner que certaines caractéristiques ne sont pas favorables pour mener un accompagnement socio-éducatif au plus proche des besoins de la personne accueillie. Ainsi, cet ensemble de facteurs peut amener certains travailleurs sociaux à solliciter les professionnels de la psychiatrie. A mon sens, cette orientation n'est pas « la panacée », toutefois notons que les structures intermédiaires manquent. Malheureusement, cette situation génère un système cyclique provoquant un changement régulier d'institutions pour certains jeunes. Soulignons que dans le jargon professionnel courant du secteur social et médico-social, ces enfants sont qualifiés comme des « incasables », ce passage de relai dans la prise en charge est désigné comme « le fonctionnement de la patate chaude ».

De plus, selon Isabelle Coutant, « l'écart par rapport à des règles de conformité devient le symptôme d'une maladie possible : tout ce qui est désordre, indiscipline, agitation, caractère rétif peut désormais être psychiatrisé »62 . En ce sens, elle évoque la responsabilité implicite qui pèse sur les parents des jeunes accueillis en psychiatrie. Certains de ces parents, comme ceux des adolescents accueillis à l'ITEP se sont vus retirer leur enfant au nom de l'article 375 du code civil. En effet, « si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice... »63. Pour ces derniers, la non-conformité aux normes sociales dominantes peut être considérée comme indéniable. D'après Isabelle Coutant, une « stigmatisation intrafamiliale » précède le comportement déviant. Cette réflexion met en évidence l'idée d'un contrôle social exercé par le champ médical et d'une « psychiatrisation de la déviance »64. De fait, il apparaît qu'un doute pèse entre l'hypothèse d'une « défaillance » parentale et celle d'un handicap « réel ». Malgré, la « nébuleuse » existante autour du « trouble du comportement », certains professionnels supposent une responsabilité parentale.

« C'est un fourre-tout le trouble du comportement. Pour moi quand on dit trouble du comportement c'est aussi une manière de se décharger, se dédouaner d'un travail peut être qu'on n'a pas su faire en tant que parent. Certains parents disent ce n'est pas moi, c'est neurologique c'est le trouble du comportement je ne peux rien y faire », Roger (moniteur éducateur).

62 Isabelle Coutant, Troubles en psychiatrie, op.cit., p.11.

63 Article 375 du code civil.

64 Pour cette notion de psychiatrisation de la déviance, I.Coutant s'appuie sur les travaux de Michel Foucault, Erving Goffman et Robert Castel.

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Dans cette recherche de responsable, de nouveau une multitude de représentations est alimentée, laissant place aux jugements. L'insertion sociale étant l'un des axes de travail majeur en ITEP, j'ai choisi de questionner les professionnels à ce sujet afin de savoir s'ils considèrent les adolescents accueillis comme désinsérés.

« Une désinsertion sociale ? Oui. Ici on a beaucoup de familles qui viennent de milieux défavorisés. C'est des familles où il y a des problèmes de séparation, de travail, avec des accompagnements judiciaires ou des enfants qui sont placés parce qu'il y a des problèmes de violences, de carences majeures, toutes les conséquences des familles qui sont un peu à la marge de la société. Ici il y a beaucoup de choses qui sont liées à des contextes sociaux et familiaux peu sécures », Noah (psychologue).

Nous pouvons remarquer que les difficultés sociales cumulées auxquelles sont confrontés les parents sont perçues comme des freins à leurs compétences éducatives portant atteinte notamment à la dimension affective.

« Le trouble du comportement se greffe beaucoup à des milieux socioculturels carencés mais ça ne veut pas dire qu'il y a une relation de cause à effet. Peut être pour ces enfants là, la question de l'orientation en ITEP est en lien avec le milieu familial et que d'autres enfants peuvent rencontrer des difficultés analogues mais avec un milieu familial différent. La réponse d'établissement médico-social est peut être une réponse liée aussi aux possibilités des familles. D'ailleurs elles n'ont pas toujours demandé en tant que tel. Elles ont plutôt subi le moment où les écoles on dit ce n'est plus possible, il faut faire quelque chose cet enfant ne peut pas rester en classe ordinaire il faut l'orienter ailleurs », Roger (moniteur éducateur).

Comme nous avons pu le constater, un manque de structures intermédiaires est présent. Le fait d'avoir recours à des solutions alternatives n'est pas accessible à tous. A titre d'exemple, les cours de soutien, une autre implantation territoriale du collège, les activités extrascolaires, etc. représentent un coût financier. Cette caractéristique représente une limite considérable pour de nombreux parents. D'ailleurs, un certain discrédit semble peser sur eux notamment en termes d'inactivité professionnelle.

« Il y a beaucoup d'enfants qui ont des parents qui ne travaillent pas et qui sont issus de parents qui n'ont jamais travaillé. Comment on s'accroche à des valeurs et qu'est ce que ça renvoi à ces enfants que nous accueillons. Qu'est ce que symbolise pour un enfant aller à l'école, devoir faire des efforts si papa et maman restent devant la télé toute la journée et que le RSA va tomber. Pour ces parents ça doit être difficile de poser des règles à ses enfants... Après à un moment donné quant on créée des ghettos et qu'on regroupe ensemble des gens qui sont sans revenu, sans finance, sans activité on va favoriser ce type de comportement », Madame Romel (directrice).

A plusieurs occasions, j'ai remarqué que la transmission de valeurs était remise en cause. Les parents semblent perçus comme « le modèle à ne pas suivre ». De manière sous-jacente, une certaine oisiveté abusive paraît soupçonnée. En ce sens, un manque de stimulations de leur part concernant leur enfant est parfois mentionné.

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« Pour moi ils sont tous un peu en vase clos, ils se connaissent tous. Quand tu étais au lycée tu connaissais rarement les 300 élèves. Ils se connaissent tous depuis des années. Et ils font toujours la même chose, quand ils sortent d'ici ils rentrent chez eux, point. Il n'y a pas d'intégration dans un club de sport, un centre social ou bien c'est très compliqué. Moi je trouve qu'il n'y a pas trop d'intégration en dehors de l'ITEP », Aurélia (éducatrice spécialisée).

Il apparaît qu'Aurélia considère que les parents ne favorisent pas l'intégration sociale de leurs enfants en raison de l'absence d'une inscription à une activité extra-scolaire. Cette hypothèse semble partagée par d'autres.

« Des fois il y a un obstacle dès le départ alors qu'ils ne se sont pas renseignés. Des fois ils présentent cela comme ci que c'était trop compliqué : c'est trop loin, c'est trop cher. Et quand je leur demande, ça coûte combien ils me répondent qu'ils ne savent pas. Des fois c'est très difficile pour que l'enfant ait une activité juste pour lui et à l'extérieur. Pour certains ce n'est pas envisageable que leur enfant pratique une activité en dehors de leur regard », Samantha (assistante sociale).

A mon sens, cette hypothèse est influencée par le « discours psy » qui consiste à reconnaître ces activités comme des lieux émancipateurs, d'affirmation de soi, bénéfiques au « bon développement » du mineur. Ce type de propos apparaît comme culpabilisant puisque cela revient à dire que les parents ne prennent pas en considération les besoins de leur enfant.

« Désinséré me paraît fort, mal inséré me paraîtrait plus juste. C'est vachement compliqué, il y en a qui sont dans leurs milieux familiaux, d'autres dans un milieu de placement donc ils ont des modes d'insertion sociale qui sont déjà particuliers. Etre en famille d'accueil, être en foyer, ils ont tous plus ou moins des histoires avec des parcours chaotiques. A part 1 ou 2, mais même quand ils ont leur famille ce n'est jamais si simple que ça. Il y en a certains qui n'ont jamais de vacances, ils ne font rien le week end, ils ne reçoivent personne à la maison, ils n'ont pas d'activités culturelles, peu d'activités extérieures, même sportives, ils sont généralement dans des zones de la ville pas évidente, voilà il y a tout un tas de choses aussi qui va avec. Donc ils ont une forme d'insertion sociale qui va aussi avec leur milieu à ce moment là. Une fois sortie de l'ITEP c'est pauvre, je parlerai d'une pauvreté des liens sociaux, une pauvreté des liens familiaux », Manuel (orthophoniste).

Bien que le discours de Manuel insiste notamment sur un manque de relations sociales et une absence de pratiques sportives et culturelles, nous pouvons repérer une mise en perspective de causes plurifactorielles. Il aborde certains déterminants familiaux mais aussi sociaux et structurels qui permettent d'éviter l'invocation d'une « défaillance parentale ». De plus, une autre croyance forte au sein l'action sociale abonde dans le sens de la culpabilisation parentale, celle du refus d'adhésion. Parfois, il arrive que des parents n'adhèrent au suivi, rapidement ils peuvent se voir taxés de nihilisme, perçus alors comme désintéressés du « bien-être » de leur enfant. Comment pouvons-nous expliquer ce « rejet » ? Quelles comparaisons peuvent être envisagées avec les parents qui adhèrent ?

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« Ceux qui n'adhèrent pas c'est la fuite ou la non réponse. Tu poses un rendez-vous, t'essaies d'appeler on ne te répond pas. Il y a toujours quelque chose qui fait qu'ils ne pourront pas venir, soit une impossibilité ou une excuse. Parfois il y en a qui sont grosses, tu te dis : ils osent me dire ça quand même ! Ils savent qu'on sait qu'ils nous mentent mais non ils le font quand même et au final c'est toi qui es plus gêné qu'eux. Après parfois c'est tout ou rien. Les gens qui ne répondent pas à tes messages, ne décrochent et ne viennent jamais et tu as ceux qui appellent de trop, qui sont trop présents. On a des familles qui appellent tous les jours, tous les jours et c'est ceux avec qui on a du mal à travailler quand même. Avec eux c'est toujours oui mais on dirait qu'ils disent oui pour faire plaisir mais que ça leur passe à des kilomètres. Dans ceux qui n'adhèrent pas je dirai qu'il y a deux sortes de personnes. Il y a ceux qui font semblant par une présence très très régulière et ceux qui sont totalement absents de ce qu'on peut proposer.

Ceux qui adhèrent c'est ceux qui sont toujours ouverts quand on propose un rendez-vous, une visite à domicile. On le sent dans notre approche avec eux quand on leur propose quelque chose. Tu vois quand c'est du cinéma et qu'ils adhèrent par plaisir pour te faire plaisir et puis non pas pour le bien être de leur gamin. Des parents qui adhèrent ils viennent aux rendez-vous, ils vont revenir vers toi pour redemander un rendez-vous parce qu'aucune date n'a été reposée, qui te disent : non je ne peux pas là mais n'hésiter pas à me reproposer une date. Ils sont plus ouverts au dialogue. La plus grosse partie des gens qui n'adhèrent pas ce n'est pas ceux qui sont trop présents. En général ça dépend, parfois on travaille avec des parents qui adhèrent et des fois non. Après ils ont peut être des bonnes raisons, la peur que quelqu'un s'immisce dans leur famille, peut être aussi des familles qui ont eu beaucoup d'antécédents avec les services sociaux, c'est peut être des parents dont les enfants ont été placés à un moment donné et qui ont peur, qui se sentent avoir une épée d'Amoclès au dessus de la tête. Peut être que ça n'est pas qu'ils ne veulent pas mais que ces antécédents sont tellement un poids que ça les empêchent. C'est compliqué pour ces familles là de refaire confiance et de se laisser aller à dire des choses parce qu'ils ont toujours en tête : si je suis sincère et que je dis les choses qu'est ce qu'il va arriver après ? Donc on préfère fuir. Des fois tu as des discours qui vont dans le sens de ce que les services sociaux peuvent attendre. Certains sont habitués à ces contacts là et ils savent comment tourner les choses et dans quel sens aller ».

Dans l'ensemble, il semble que les professionnels sont dans l'attente que les parents soient fort investis dans le suivi mis en place. Plusieurs membres de l'équipe remettent en cause l'intérêt qu'ils portent aux interventions menées auprès de leur enfant. En raison de l'enseignement spécialisé qui est dispensé, de manière informelle il paraît requis que les parents soient davantage vigilants aux aléas de la scolarité de leurs adolescents. A mon sens, ce code non conventionnel influence le processus de culpabilisation qui s'opère auprès de certaines familles ; soit votre enfant est en difficulté mais êtes vous attentifs vous parents ? En ce sens, des carences dites éducatives peuvent être mentionnées par les professionnels qui accompagnent le jeune.

Dans cette logique suspicieuse d'une « défaillance parentale », de nouveau le « discours psy » et notamment psychanalytique paraissent à questionner. Les travaux de Françoise Dolto, faisant suite à ceux des « théoriciens de l'attachement » menés entre 1945-1980,

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comme René Spitz, John Bowlby, etc. semble culpabiliser la mère comme unique garante de l'état psychologique de son enfant. Reconnue par ses homologues psychanalystes comme experte de la petite enfance, elle promut « une nouvelle théorie étiologique de la santé mentale, qui pose que l'établissement des liens affectifs entre le nourrisson et la mère détermine la santé mentale »65. Ensuite, nous arriverons aux concepts vivement portés par cette dernière autour d'une éducation non-directive qui plus tard controversés participeront au mythe de « l'enfant roi ». A l'heure actuelle, nous pouvons repérer dans le discours des thérapeutes la présence des vestiges de cette réflexion présentant « le refus de la satisfaction immédiate » et les « interdits » comme des principes fondateurs de l'éducation.

« Il y a beaucoup de parents qui ne posent plus les interdits, enfin pas de manière assez stricte. Je veux dire que c'est un peu l'enfant roi, tout est possible. En tant qu'enfant nos désirs sont facilement réalisables mais quand on grandit nos désirs sont plus importants. Simplement pendant des années on n'a pas mis le non, donc plus tu attends plus c'est compliqué parce qu'ils ont toujours vécu dans le désir de la satisfaction immédiate, je désire, je veux, donc j'ai », Docteur Leloy (médecin psychiatre).

Selon Sandrine Garcia, ce type de discours correspond au schème de l'absence de limites éducatives et de l'insécurité affective souvent employés en psychanalyse, « une telle formulation victimise l'enfant en recherche de toute-puissance, tout en réaffirmant le caractère pathogène des parents »66.

Notamment, les carences en « capital communicationnel » font partie intégrante des difficultés évoquées qui incomberaient aux parents.

« On va retrouver des enfants issus de milieux sociaux peu porteurs ou en grande difficulté ; avec des familles un peu plus carencées sur le plan social avec peu de vocabulaire où très vite quand on ne sait pas mettre de mots ça explose ou ça part en violences », Madame Romel (directrice).

Mentionnons une approche plus globale.

« Je sens que parler n'est pas vécu de la même façon. Souvent ce sont des jeunes qui vont trouver que ça parle trop, ils vont dire que je parle trop par exemple, que les adultes ici parlent trop. Dès qu'on parle de quelque chose de l'ordre de l'intime ça les met mal à l'aise, on sent que ça n'est pas habituel de parler de soi de cette façon là ». J'interviens en abordant l'adolescence comme une période de la vie pouvant favoriser cette difficulté à parler de soi. A cela il me répond : « C'est vrai mais ça n'est pas que ça. Les adolescents tu vas avoir cette difficulté là en milieux familiaux, en groupe, devant leurs pairs mais dans les situations duelles tu vas pouvoir retrouver des complicités possibles quand tu commences à connaître le jeune [...] Avant même de parler de ce que eux peuvent ressentir, la première chose que ça fait c'est que ça vient complètement contre carrer nos modes de relations habituels. Ce n'est pas juste une question de codes sociaux au sens il vient dire

65 Sandrine Garcia, Mères sous influence : de la cause des femmes à la cause des enfants, Paris, La Découverte, 2011, p.214.

66 Ibid., p.286.

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bonjour et merci, ce n'est pas juste une question des usages je veux dire. C'est simplement une question des habitudes relationnelles dont tu es imprégné dès ton plus jeune âge et qui font que tu relationnes facilement avec l'un ou avec l'autre sans même te poser de questions sur la façon dont tu t'adaptes, dont tu t'ajustes, ou tu ne prends pas de façon persécutives un certain nombre de remarques qui te sont faites. Ce sont des acquisitions éducatives, scolaires mais pas seulement, c'est aussi social », Véronique (monitrice éducatrice).

Dans les propos tenus par Véronique, nous pouvons déceler un avis plus général prenant en considération plusieurs composantes. Toutefois, certains mentionnent une incapacité à verbaliser ses émotions voire une violence en lien avec un mimétisme parental tant langagier que comportemental. En toile de fond, ce type de discours nous renvoie au débat autour de la reproduction sociale.

« Je dirais que d'un point de vue familial les parents sont d'un milieu très populaire. Souvent ils sont bénéficiaires de minimas sociaux, la famille est suivie par des éducateurs d'AEMO67. Il y a un nombre de professionnels qui est assez impressionnant dans l'accompagnement de ces familles, c'est parfois aberrant. Des fois sur des familles il y a nous, l'AEMO, l'école, la mairie, la PMI68 voire d'autres. Parfois t'as aussi le référent social de la famille, du père ou de la mère. Du coup il arrive qu'ils soient dans cette habitude... enfin routine... souvent les parents nous disent : ah ben il est comme moi quand j'étais plus jeune. Des fois on a l'impression qu'on fait tout le temps la même chose et que le jeune qu'on a aujourd'hui ça sera son fils qu'on aura dans quelques années », Aurélia (éducatrice spécialisée).

En effet, a maintes reprises des professionnels proches de la retraite m'ont raconté avoir connu les parents et les enfants, soit certaines familles ayant été bénéficiaires de l'action sociale sur plusieurs générations. Ce phénomène interpelle ! Les agents du social doivent-ils intervenir dans la sphère privée de ces familles ? Doit-on considérer autrement certains déterminants structurels et les perspectives d'actions adéquates ?

En définitive, à l'heure actuelle un type de discours semble prédominer et qui revient à dire que « même lorsque la demande de soin est d'origine familiale, elle est très souvent induite ou dramatisée par les accidents de la scolarité : pathologie scolaire et pathologie familiale sont le plus souvent indissociables et s'entretiennent l'une et l'autre »69.

67 Action Educative en Milieu Ouvert.

68 Protection Maternelle Infantile.

69 Robert Castel et Jean-François Le Cerf, « Le phénomène « psy » et la société française. Vers une nouvelle culture psychologique », Le Débat, 1980/ n°1, p.42.

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3) Le « trouble du comportement » : une défaillance institutionnelle ?

Pour commencer, précisons qu'entre la sortie du système scolaire ordinaire et l'intégration en ITEP il arrive que l'adolescent ait fréquenté plusieurs établissements. L'éventualité d'une « défaillance » des institutions ayant accueilli le jeune semble à tester. Pendant son enquête, Isabelle Coutant découvre que « le caractère gérable ou ingérable » peut être déterminant lors d'une hospitalisation, soit remet en cause l'idée d'une admission en lien avec l'intensité des « troubles ». Il apparaît qu'en ITEP la question se pose. Tout au long de ma formation en travail social, j'ai pu entendre « ce jeune est un incasable, il n'existe aucune institution spécialisée capable de prendre en charge ses difficultés ». Nous pouvons constater que grâce à sa nature polysémique, le « trouble du comportement » est parfois mentionné en raison d'un manque de réponses institutionnelles et sa prise en charge déléguée à d'autres établissements. Au regard de la législation en vigueur, en l'absence de déficience intellectuelle les Instituts Médico-Educatifs ne peuvent être sollicités tout comme les unités psychiatriques en l'absence de psychose. Cependant, en lien avec le manque de structures intermédiaires évoqué précédemment qui rejoint les constats effectués par Isabelle Coutant, cette orientation peut difficilement être appliquée. Nous pourrions dire qu'il s'agit d'un « idéal » et que les « réalités de terrain » sont en marge des préconisations faites par le législateur. De fait, certains mineurs intègrent des institutions spécialisées certes, mais non spécialisées aux difficultés qu'ils rencontrent. Ayant un profil qui ne correspond à aucune « institution de rattachement » existante, quelle orientation envisager ? Force est de constater que les unités psychiatriques et les ITEP sont les premiers établissements sollicités pour pallier à ce manque. En ce sens, un extrait du projet d'établissement retiendra notre attention. « Là où différents suivis juxtaposés s'avèrent insuffisants, les ITEP tirent leurs spécificité d'une conjugaison au sein de la même équipe institutionnelle, des interventions thérapeutiques, éducatives, pédagogiques dans une perspective soignante d'ensemble ». En toile de fond, la mobilisation d'un tel « plateau technique » constitue le dernier recours70 existant pour ces jeunes dits incasables.

De plus, malgré cette conjugaison de savoirs issus de disciplines variées, une cohérence d'ensemble parfois floue induit une difficulté de compréhension dans les interventions menées tant pour les familles que pour les professionnels. Bien que les familles connaissent le « projet personnalisé d'accompagnement » de leur enfant et les

70 Notons que d'autres institutions pour adolescents existent mais celles-ci relèvent de la Protection Judiciaire de la Jeunesse.

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professionnels intervenants, il arrive qu'il soit difficile pour eux de comprendre les liens entre les actions menées par l'un et celles menées par l'autre. Du côté des professionnels, la pluridisciplinarité n'est pas toujours évidente à mettre en place. Selon eux « on en est encore aux balbutiements de savoir comment travailler avec des jeunes qui nous mettent autant en difficulté » (Lucile, psychomotricienne). Certains évoquent un manque de référence et d'outils pour travailler, soit de connaissances pour prendre en charge le « trouble du comportement » par rapport à d'autres pathologies. Lors de conversations informelles avec les professionnels en salle du personnel, souvent la mise en pensée en réunion, la sollicitation de la réflexion de chacun, la mobilisation des ressources mutuelles sont définis comme des points forts du travail d'équipe à l'interne. Toutefois, certains me disent regretter que ceux-ci ne donnent pas toujours suite à une mise en place d'actions concrètes, de construction de projets. Cette collaboration n'est parfois pas évidente, les professionnels mentionnent un manque de temps. A titre d'exemple, bien que l'orthophoniste travaille sur l'acquisition du langage écrit il travaille peu avec l'enseignante alors que beaucoup des jeunes accueillis ne savent ni lire ni écrire. Il apparaît que la multiplicité des problématiques auxquelles ils sont confrontés, amène les professionnels à travailler parfois dans l'urgence. D'un point de vue pratique, l'inadaptation des locaux est aussi évoquée. L'ITEP est intégré dans une ancienne maison de ville construite sur plusieurs étages, séparée en deux bâtiments ; l'équipe thérapeutique se situe d'un côté et l'équipe éducative et pédagogique de l'autre. Pour éclairer ce propos, précisons que les salles de classes et de groupes éducatifs sont des pièces d'environ 15m2, soit des chambres. A ce titre, « la moindre explosion de comportement produit un effet de contamination vers les autres jeunes dans les autres pièces »71. Les locaux semblent perçus comme influençant et renforçant les difficultés de comportement. Notamment, les professionnels considèrent que cette caractéristique ne favorise pas la pluridisciplinarité et que la distance spatiale est un frein à la mise en place d'activités communes. Nous pouvons constater que la pluridisciplinarité représente la spécificité des ITEP. En revanche, l'arsenal des professions qui est déployé dans ces institutions est-il le témoin de la volonté des politiques publiques à résorber le dit problème social pour lequel des actions ont été programmées ? Bien que les travailleurs sociaux mènent un travail de proximité auprès de ces jeunes et qu'ils disposent des informations nécessaires pour identifier les besoins de ces derniers, Loïc Aubrée déplore une faible participation des associations au sein des organes décisionnels.

71 Issu du projet d'établissement.

Maintenant, revenons à la mention « caractère ingérable » qui est à l'origine d'une certaine usure professionnelle. Nombreux sont les enfants accueillis à l'ITEP qui ont été exclus d'autres institutions. Lors de ces renvois, la raison disciplinaire et la notion de danger s'avèrent souvent évoquées. Force est de constater que « déborder du cadre » semble être une caractéristique du « trouble du comportement ». Monsieur Blichot (chef de service), m'a confié interpréter l'agressivité et la violence employées par certains adolescents comme une manifestation du symptôme, vision partagée par la majorité des membres de l'équipe pluridisciplinaire.

« Le symptôme c'est par rapport à la frustration, les limites et les contenances. C'est des gamins qui n'ont pas de limites... Il y a des choses qui doivent être interrogées, lorsqu'il y a des agressions physiques ou verbales il y a quelque chose à comprendre par rapport à une histoire, par rapport à un passé. S'ils viennent ici, c'est parce qu'ils ont ces passages à l'acte. On met une limite par rapport à une contenance, on met la loi... Ce n'est pas parce qu'ils souffrent que tout doit être permis [...] L'école est un lieu de frustrations, il y a des règles à respecter », Noah (psychologue).

Nous pouvons remarquer que certaines attitudes non conventionnelles des adolescents accueillis questionnent les professionnels comme « en quête de sens ».

« Etre en ITEP je pense que ça fait beaucoup bouger le curseur. Ca ne veut pas dire que mes valeurs je ne les ai plus, mais c'est terrible en même temps ce n'est pas une banalisation mais on est tellement habitués à voir des choses, ce n'est pas hors normes mais on a une concentration de gamins qui ne sont pas simples », Samantha (assistante sociale).

L'idée d'un « curseur mobile » est souvent reprise par les professionnels travaillant en ITEP. Cette expression revient à dire qu'il faut être préparé aux aléas éventuels pouvant survenir dans l'accompagnement. La violence physique et/ou verbale demeure l'élément le plus invoqué comme difficile à supporter. Pour preuve, dans le projet d'établissement il est noté que « la violence, ou ce qui peut se vivre comme tel est un facteur incontournable des ITEP. Cette particularité est inhérente au public accueilli ». En ce sens, après plusieurs incidents en 2012, à la demande des professionnels une formation a été dispensée à l'interne sur la violence visant une réflexion collective autour des réponses et des moyens à mettre en oeuvre. A mon sens, nous ne pouvons considérer ces « passages à l'acte » violents sans prendre en considération la réaction qu'ils suscitent puisqu'ils impactent directement la relation et le travail fournit.

« C'est une règle qu'on a posé ensemble. Agression physique égale exclusion temporaire. A partir de la ça implique forcément une réflexion, que l'institution réfléchisse à qu'est ce qui a amené cette violence, qu'il y ait une réflexion des deux côtés, ça implique le jeune et sa famille à réfléchir ainsi que l'équipe quitte à modifier la dynamique institutionnelle parce qu'on a des mauvaises attitudes qui entrainent le passage à l'acte », Docteur Leloy (médecin psychiatre).

A la formation évoquée ci-dessus ont été associés des groupes de travail, soit des procédures en réponse à cette violence se construisent. Cet ensemble de mobilisations

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dénote d'une volonté des professionnels à comprendre cette violence, n'hésitant pas à revisiter leurs pratiques. La dynamique institutionnelle est mouvante, les modalités de fonctionnement ne sont pas figées ; face à un « trouble du comportement » encore délicat à définir les professionnels expérimentent la cohérence et la justesse de leurs interventions.

« Il y a vraiment quelque chose en lien avec la question du corps, la question du défi. Ils viennent te défier quand ils se sentent ou menacé ou mis en cause. Tu sens qu'à un moment donné c'est une situation ou j'ai besoin de réaffirmer que je suis quelqu'un de fort, que je ne suis pas faible, que je ne perds pas la face, etc. Au niveau du rapport physique il y en a certain c'est un contact où ils sont plus dans une recherche tactile qu'une atteinte physique. On est dans le domaine du jeu physique donc il va t'attraper par les épaules, il va te sauter dessus par l'arrière, il va t'attraper la tête. Après il y en a beaucoup ou l'on est dans la question du défi, de la réaction de prestance pour pouvoir montrer qu'ils ne se laissent pas faire, qu'il a une certaine présence vis-à-vis de toi », Georgio (moniteur éducateur).

Le discours tenu par Georgio semble en lien avec notre hypothèse évoquée précédemment autour des différences entre filles et garçons intrinsèques à l'éducation. La question du défi qu'il mentionne est en corrélation avec l'idée d'une affirmation de soi passant par la valorisation de la force développée par Sylvie Cromer. Précisons que les dits troubles du comportement des jeunes filles accueillies ne se manifestent pas de cette façon.

« Et tu as quelque chose d'un peu étrange, un côté de restauration de soi à chaque fois comme ci c'était une façon pour lui de se réassurer dans une dynamique de rapport de force que toi tu n'as pas l'impression de générer. Ils interprètent tout de façon un peu abrupte, un regard, un mot, une attitude, ils sont souvent dans l'interprétation erronée. Souvent ils disent : ça m'a pas plu, j'ai pas aimé. Il y a quand même un côté très défensif. Parfois tu n'as rien dis, tu es juste passé, ils te voient de loin et aussitôt ils t'envoient une insulte. Qu'est ce que tu as généré, provoqué en eux j'en ai aucune idée, en rapport avec quoi, ce que tu es, ce que tu as fait ou pas fait. Bref il y a des choses comme ça, des fois pas du tout, c'est très variable. Il y a beaucoup de choses qui se jouent que tu n'arrives pas toujours à décrypter. C'est comme ci que pour eux ça n'est pas violent, la dimension des mots ça n'est pas agressant : je ne l'ai pas agressé, je ne l'ai pas tapé. Tu as l'impression que c'est un mode de relation usuel et habituel pour eux ». Aurélia, (monitrice éducatrice).

Au regard des événements intrafamiliaux complexes vécus par un grand nombre d'entre eux, l'idée d'une certaine méfiance à l'égard de l'autre, soit d'un rapport défensif voire défiant dans les relations sociales ne semble pas curieux. Selon certains professionnels, attaquer l'autre est une technique pour tester ses limites, motivée par une volonté implicite de tester les limites de la relation. En aparté, soulignons que cette hypothèse est influencée par le discours psychanalytique en lien avec la théorie du « syndrome abandonnique ». Celle-ci est une description des comportements qui seraient usités par les enfants vivant une rupture familiale et notamment une mesure de placement. De nouveau, nous pouvons constater que la psychologisation des comportements semble standardiser ces derniers.

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Dans l'ensemble, les difficultés occasionnées par la violence sont connues des professionnels ; « la répétition incessante de ces modes d'expression peut générer un état d'usure chez les équipes, notamment celles qui travaillent en collectif. L'institution elle-même pourrait y perdre les repères de son cadre d'intervention »72.

Une autre difficulté rencontrée par les professionnels semble être une entrave aux interventions menées, celle d'une combinaison de difficultés sociales qui s'enchevêtrent à laquelle ils peuvent difficilement faire face. Le « focus » est mis sur les enfants mais parallèlement les parents sont en grande précarité. En ce sens, notons que les partenariats entre les professionnels des ITEP et ceux des services accompagnant les parents manquent.

« Je pense qu'il y a de plus en plus de personnes ayant des difficultés sociales mais globales...familiales, on est beaucoup dans ces problématiques là. Je pense qu'il y a beaucoup de précarité, qu'on peut parler de nouveaux pauvres, il y a plusieurs précarités. Par exemple, forcément si tu rencontres une précarité financière elle a des répercussions sur ta vie familiale. Je pense que c'est une combinaison de problèmes sociaux, un engrenage. Par exemple, un jeune qui a toujours vécu dans cette précarité, qui connaît que ça dont les frères et soeurs connaissent déjà ce souci là où les parents ont déjà été dans ces difficultés eh bien là on a la génération des enfants. Du coup le souci devient de plus en plus complexe et difficile à résoudre. Je pense qu'il y a une certaine reproduction sociale. C'est dommage mais peut être que dans 10 ans ces familles là leurs enfants seront aussi des enfants d'ITEP, si c'est le cas c'est malheureux. Sur un nombre déterminé d'enfants qu'on accueille il y en a peu qui s'en sortent. Pour moi parfois c'est de génération en génération. Peut être qu'à une époque quand ça a commencé il n'y avait pas les structures adéquates qui pouvaient aider ces gamins là qui sont devenus adultes et qui ont eu des enfants. On s'améliore tous les jours forcément, mais peut être qu'x années en arrière il n'y avait pas ces structures là et que voilà c'est devenu une normalité au sein de leur famille », Anne-Lise (secrétaire).

En parallèle à la notion de reproduction sociale, nous pouvons repérer une idée d'usages et d'habitudes propres, soit de dispositions sociales qui seraient intériorisées. Au sein de l'ITEP, certains professionnels se questionnent sur les différences entre les attentes de la famille et celles de l'institution. Selon Isabelle Coutant, le trouble est comme « un décalage entre la socialisation proprement juvénile, les valeurs portées par l'école et les valeurs familiales »73. Cette idée me semble pertinente puisqu'elle met en évidence une notion de discordance entre les différents cercles d'appartenance du jeune. Lors d'un entretien, Anthony (moniteur éducateur) me fait part de son raisonnement à ce sujet.

« Ils sont ballotés dans un endroit où l'on demande beaucoup de cadre et quand ils rentrent ils se retrouvent dans un endroit où il n'y en a quasiment pas. Je pense que pour eux ça ne doit pas être évident ».

72 Issu du projet d'établissement.

73 Isabelle Coutant, op.cit, p.145.

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Il apparaît que les jeunes accueillis soient tiraillés par des attentes de l'adulte qui parfois divergent. Prendre en compte cette caractéristique dans l'accompagnement nécessite une lecture fine des usages familiaux qui semble utopiste puisque seule l'assistante sociale intervient au domicile.

Dans l'ensemble des difficultés évoquées, la non-application du cadre légal dans certaines situations contribue à cette « usure professionnelle ». Le manque de partenariat avec l'Education Nationale en est une première manifestation. Chaque année les jeunes devraient avoir un Projet Personnalisé de Scolarisation (cf. annexe n°3) ce qui n'est pas le cas. Certains professionnels m'ont dit être à l'ITEP depuis plusieurs années et n'en avoir jamais vu. Notamment, les professionnels mentionnent que lorsqu'il y a des « inclusions en collège ordinaire », le plus souvent elles ont lieu dans le secteur de l'ITEP. Ce fonctionnement n'est pas conforme aux politiques de cartes scolaires puisque l'orientation doit se faire dans un collège du secteur de domiciliation de l'enfant. Nous pouvons constater que le retour en établissement scolaire classique n'est pas facilité lorsque l'enfant est scolarisé en spécialisé. En somme, sortir d'institution spécialisée relève du « parcours du combattant ». De surcroît les jeunes accueillis en ITEP doivent bénéficier d'une référente scolaire au regard des difficultés qu'ils rencontrent. D'après les professionnels, celles-ci ne viennent jamais.

« On ne mène pas de travail avec le référent scolaire. Normalement on doit en avoir un pour chaque jeune. C'est ça qui est dommage ! L'idéal pour moi ça serait qu'un éducateur puisse accompagner le jeune dans son milieu scolaire d'origine pour travailler son retour. A chaque fois que ça a pu se faire ça a fonctionné. Ca on devrait le faire ça serait vraiment bien ! Mais question de temps et de moyens...Dans leur esprit c'est l'école qui ne veut plus de lui, du coup il a moins confiance en lui, on entend souvent : de toute façon je suis nul, j'ai arrêté l'école, je suis dans une école de mongole, je ne vais rien faire de ma vie ! Après c'est comme ça qu'on commence l'engrenage, la spirale des échecs ». J'interviens en lui demandant : tu penses qu'après ils se persuadent qu'ils sont comme ça ? A cela il me répond : « Ah mais tout à fait ! C'est clair et net. Je vais te donner un exemple. Tous les jeunes quand ils arrivent au début, qu'ils viennent en pré-admission ils nous disent : mais quand même tu as vu ce qu'il a fait... il a insulté il a été loin... il passe par le toit c'est bizarre. Pis quelques mois après ils font exactement la même chose. Moi je suis persuadé qu'ils sont très perméables à ce qui les entoure. Si autour d'eux c'est la violence et les insultes c'est clair et net qu'ils font la même chose. Après ils peuvent même aller plus loin, il y a l'effet de groupe, la position des jeunes, le comportement, il y a plein de trucs qui jouent », Véronique (monitrice éducatrice).

Le changement du jeune après la pré-admission nous renvoie à l'idée d'adaptation à une sous-culture déviante développée par Howard Becker, soit « le vocabulaire dans lequel la personne exprime ses motivations déviantes révèle qu'elle les a acquises au cours des interactions avec d'autres déviants. En bref, les individus apprennent à participer à une

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sous-culture organisée autour d'une activité déviante particulière »74. Pouvons-nous envisager la manifestation des dits troubles du comportement comme les prémices d'une sous-culture déviante ? Entre violence, désengagement scolaire, etc. le doute semble peser. Toutefois, en lien avec le constat effectué par Véronique et d'autres abordés précédemment, une force coercitive indéniable semble s'exercer sur les jeunes accueillis influençant leurs comportements.

Enfin, malgré l'existence d'une certaine « désinsertion scolaire », une volonté des professionnels est notable à ne pas sortir totalement le jeune des institutions classiques, le maintien voire l'accès progressif à une école ordinaire en constitue le nerf de la guerre. Notamment, soulignons que les professionnels ne peuvent échapper aux significations symboliques négatives que renvoie à ces jeunes le désengagement de l'Education Nationale.

« Il y a un bon nombre de jeunes qui nous disent : de toute façon vous ne pouvez rien faire, je ne peux rien faire, je suis foncièrement mauvais, on me l'a tout le temps dit. Et le jeune fini par intégrer qu'il est quelqu'un qui n'a pas de capacités, quelqu'un qui n'a pas de compétences », Monsieur Blichot (chef de service).

« L'école n'est pas prête. Un enfant qui ne rentre pas dans les clous au niveau du comportement c'est un enfant qui ne veut pas, donc, dont on ne veut pas. Sur tous les comptes rendus des écoles je lis la phrase : se met en danger et met en danger les autres. Je crois que je n'ai jamais lu un dossier d'une école qui ne note pas ça ! On a l'impression que la messe est dite, tout est dit. On n'en veut plus donc faites quelque chose donc il faut du spécialisé », Madame Romel (directrice).

Une deuxième manifestation de ce manquement à la législation en vigueur est la durée de prise en charge qui n'est pas respectée.

« On a fait une formation à l'AIRE et ils disent que la prise en charge en ITEP c'est 3, 4 ans maximum pas plus pas moins... Nous dans beaucoup de cas c'est des jeunes qui sont arrivés à 6 ans et qui partent à 16 ans. C'est quasiment 10 ans donc déjà il y a un problème », Nacer (moniteur éducateur).

Dans les textes officiels, la durée de prise en charge est opposée à la « réalité de terrain ». D'ailleurs, lors des rencontres professionnelles organisées par l'AIRE, ce constat est soulevé par de nombreux établissements qui eux aussi prolongent leurs accompagnements. Ces derniers semblent contraints de procéder ainsi puisque de nouveau le manque de structures intermédiaires conditionne leurs possibilités d'action.

Au regard des constats évoqués, nous pourrions parler d'un « lâcher-prise » de certaines institutions et notamment du système éducatif « ordinaire ». Selon Monsieur Blanchot

74 Howard Becker, Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985, p.53-54.

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(chef de service) l'ITEP est pris dans une forme d'entre soi. Il m'explique qu'il tente au maximum de faire connaître l'établissement aux partenaires. Il me dit remarquer que l'Education Nationale oriente les jeunes vers les ITEP mais que les équipes pédagogiques connaissent mal leurs missions. Pour pallier à cette mauvaise connaissance des ITEP par les professionnels extérieurs, l'enseignante à raison de deux heures par semaine intervient au collège d'un des enfants accueillis. Sa venue concerne du soutien scolaire mais elle rencontre aussi les enseignants et leur explique certaines modalités de fonctionnement. Notamment, il estime qu'il serait intéressant que les professionnels d'ITEP interviennent en centre de formation pour travailleurs sociaux afin de sensibiliser les futurs professionnels aux problématiques de ces institutions.

En complément des spécificités abordées qui contribuent à l'entre-soi mentionné par Monsieur Blichot, l'usure professionnelle ressentie par certains salariés est alimentée de manière plus prononcée par « le côté troublant » des jeunes accueillis. Pendant un entretien, de façon rétrospective Manuel (orthophoniste) évoque avec moi les limites qu'il rencontre au quotidien.

« Ca provoque aussi en moi des choses, je vois bien les moments où tu te sens toi-même agressé, tu te sens toi-même mis en difficulté ou renvoyé à un sentiment d'impuissance. Avec ces jeunes là, ça c'est fort. Et quand t'es là à titre professionnel et que tu vis de l'impuissance à gogo, pour moi ça enclenche un sentiment d'incompétence. Qu'est ce que ça veut dire faire ton travail avec des jeunes qui te donnent l'impression en permanence que tu n'arrives à pas grand-chose finalement. Donc du coup, au moment où tu les rencontres et que tu te rends compte que c'est compliqué, c'est difficile. Ils provoquent en toi des réactions pas toujours positives, c'est vachement dur. Ce que je veux dire par là, c'est que ce que je sens dans l'usure des professionnels que ça soit moi ou d'autres, je sens quand même que ça vient se nourrir de ce sentiment d'impuissance et de répétition qui vient du coup à un moment donné nourrir la sensation d'inutilité. Comme dans un moulin, tu tournes en rond et au final ce que tu fais ne produit pas grand-chose et c'est ça que j'entends par sentiment d'incompétence. Il y a difficilement cette possibilité d'un retour, d'une reconnaissance dans ton travail, on ne la recherche pas tous, on n'a pas tous les mêmes besoins mais je sens que c'est présent chez beaucoup et qu'à un moment donné tu te dis j'en ai marre, il y a tout le temps des interruptions, des ruptures, des cassures où tu as l'impression que tu recommences à zéro, cette sensation que rien n'est acquis, tu fais un pas en avant puis deux en arrière ».

Nous pourrions nous demander tout bêtement, au-delà de l'aspect économique, pourquoi malgré des conditions de travail complexes comme celles en ITEP les professionnels s'obstinent ? Dans un souci de continuité de réflexion, je questionne Manuel à ce sujet.

« Ca me fait toujours rire, une fois on m'a dit : faite appel à votre bon sens ! Mais mon bon sens il me dit de me tirer ! Il me dit : ne reste pas ici, ici je passe mon temps à me faire insulter. Une fois il y a un jeune qui a tout envoyé valser dans mon bureau et j'ai fini par lui courir après. Et là je vois la directrice qui me dit : ah c'est dur d'être confronté à ses limites ! Je lui ai dit, mais je ne suis pas

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confronté à mes limites, je suis hors limites parce que dans la vie ordinaire un jeune qui me parle comme ça ce n'est pas quelque chose que j'aurai accepté ». Quand je lui demande pourquoi il reste malgré cela, il me répond : « C'est une dimension personnelle, à savoir ce qui vient prendre sens en travaillant ici. J'aime bien comment ça vient m'ébranler à certains moments. Non parce que j'aime être ébranlé en tant que tel mais parce que ça m'amène à bouger, à évoluer, à changer des habitudes. Ca me fait quitter des postures en fait. Je pense que cet ensemble vient compenser la difficulté dans laquelle ils me mettent parfois ».

L'impossibilité à pouvoir anticiper certaines situations semble renvoyer aux professionnels un sentiment d'impuissance et d'incompétence. Il apparaît que les membres de l'équipe pluridisciplinaire sont fréquemment poussés dans leurs « derniers retranchements ». A titre d'exemple, la majorité des professionnels du champ thérapeutique estiment aller au-delà de leurs missions par rapport à une dimension éducative. Par rapport à un poste qu'ils pourraient avoir dans une autre institution, ils semblent ne pas être dans la même posture vis-à-vis du public. A l'ITEP, les professionnels du soin peuvent difficilement se cantonner au cadre des entretiens individuels qu'ils mènent avec les jeunes. Globalement, la notion de posture en perpétuellement mouvement mentionnée par Manuel apparaît être un élément de réponse à la question ci-dessus. Rappelons que les ITEP sont des institutions récentes où à l'interne les professionnels bénéficient d'une certaine marge de manoeuvre puisque les modalités de fonctionnement sont encore en cours de construction.

Pour terminer notre propos, mettons en lumière une notion « d'orthopédie sociale »75 sous-jacente au travail mené en ITEP.

Premièrement, nous prendrons en exemple le référentiel de compétences de la formation d'éducateur spécialisé comme illustration. Dans le domaine de compétence n°1 intitulé « accompagnement social et éducatif spécialisé » qui doit être validé pour l'obtention du diplôme, figure différents items comme : « savoir se positionner auprès de la personne aidée comme adulte de référence », « savoir favoriser l'apprentissage des règles de vie collective », « savoir expliciter les normes et les usages sociaux », etc. Les compétences à développer semblent mises au service d'une transformation de l'individu. Les maîtres mots sont règles, normes et usages. Dans le langage professionnel, les éducateurs spécialisés appelés parfois « tuteurs de référence », semblent guider vers la conduite socialement requise.

« Tu es salarié par rapport à des missions sociales et politiques. De base l'éducateur est là pour que la personne soit rééduquée, qu'elle rentre dans les normes sociales. Clairement la mission de l'éducateur telle que moi je la perçois et de faire en sorte que l'ordre social soit préservé. Et c'est les missions ici, les enfants sont déviants, faite qu'ils rentrent dans la normalité. C'est l'idée des

75 Terme emprunté à Emile Durkheim.

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sauvageons qu'il faut rééduquer, on est dans ce cadre là et c'est pourquoi nous sommes payés ». J'interviens en lui demandant s'il pense que l'argent investi dans ce secteur n'a pas comme unique but le maintien d'une paix sociale ? A cela il me répond : « Mais bien sur que c'est pour maintenir une paix sociale et ça a toujours été. C'est le principe du pain et des jeux. Dans la civilisation romaine on distribuait du pain tous les jours et on leur fournissait des jeux pour qu'ils puissent s'occuper. On paie du pain et on donne des jeux pour que les gens ne bougent pas, éviter la révolte, on rentre dans une cohésion sociale », Docteur Leloy (médecin psychiatre).

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault