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Trajectoire et (im)mobilités dans les circulations internationales, regard sur les nord-africain-e-s à¢gé-e-s et isolé-e-s vivant à  Montpellier

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par Yacine Alahyane
Université Montpellier 3 - Master 1 2014
  

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III- DÉMARCHE DE TERRAIN

Dans les chapitres précédents, nous avons tenté d'exposer, à travers une approche globale, la trajectoire de la « première génération d'immigration » Nord-Africaine venue en France et plus particulièrement, celle des personnes qui vieillissent actuellement dans cette immigration, isolées de leur famille restée au pays. A ce stade de notre travail, nous allons nous pencher sur notre terrain d'étude : la ville de Montpellier, ses quartiers populaires, ses foyers de travailleurs migrants, son immigration et ses immigrés du troisième âge contraints au célibat. Ainsi, après avoir contextualisé l'immigration montpelliéraine de manière très générale et décrit le cadre de notre étude, à travers l'espace et les conditions existant, nous allons détailler et justifier la démarche de terrain sur laquelle repose l'analyse qui suivra.

1. Description du terrain d'étude

1.1 La ville de Montpellier : population, structure et immigration

D'après les statistiques de l'INSEE de l'année 2010, Montpellier compte 39 121 personnes immigrées23 sur un total de 257 351 habitants, ce qui représente 15,2% de la population de la commune. Cette moyenne est supérieure à la moyenne nationale qui est de 8,6%. Les Marocain-e-s représentent 41,9% de cette population immigrée montpelliéraine - environ 6 Montpelliérain-e-s sur 100 sont des immigré-e-s marocain-e-s, selon la définition de l'INSEE - et l'ensemble des immigré-e-s Nord-Africain-e-s constituent 8,8% de la population de la commune. Les plus de 55 ans représentent 22,7% de la population immigrée avec un total de 8913 individus. Il y aurait sur la commune de Montpellier 5160 personnes immigrées, nées au Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie) âgées de plus de 55 ans.

23 Selon la définition des concepts du recensement de la population donnée par l'INSEE, un immigré est une personne née étrangère à l'étranger et résidant en France. Les personnes nées françaises à l'étranger et vivant en France ne sont donc pas comptabilisées. Certains immigrés ont pu devenir français, les autres restent étrangers. Les populations étrangères et immigrées ne se confondent pas : un immigré n'est pas nécessairement étranger et réciproquement, certains étrangers sont nés en France (essentiellement des mineurs). La qualité d'immigré est permanente : un individu continue à appartenir à la population immigrée même s'il devient français par acquisition de la nationalité. C'est le pays de naissance, et non la nationalité à la naissance, qui définit l'origine géographique d'un immigré.

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La commune compte 130 423 ménages, ce qui représente une population de 248 825 individus. 49,9% de ces ménages sont constitués d'une personne seule (soit 65 136 personnes vivant seules sur la commune de Montpellier). Cette proportion de personnes habitant seules est largement supérieure à la moyenne nationale qui est de 33,8%. Cela peut s'expliquer par le fait que Montpellier soit une ville étudiante et jeune (32% de la population a entre 15 et 29 ans et 42% des 20-24 ans déclarent y vivre seuls).

Cependant, dans la commune, vivent seuls : 50% des plus de 80 ans (c'est légèrement au-dessus de la moyenne nationale qui est de 49,2%), 35% des personnes qui ont entre 65 et 79 ans (contre 27% au niveau national) 32% des personnes qui ont entre 55 et 64 ans (contre 19% au niveau national). Les plus de 60 ans représentent 18% de la population montpelliéraine.

Toujours selon les données de l'INSEE (2010), le taux de chômage sur Montpellier est de 19,3%, ce qui est largement supérieur à la moyenne des villes françaises, qui est à 9,1%. La population par catégorie socioprofessionnelle se répartit comme suit : 0,07% d'agriculteurs exploitants, 2,6% d'artisans, commerçants et chefs d'entreprise, 10,9% de cadres et professions intellectuelles supérieures, 14,3% de professions intermédiaires, 16% d'employés, 8,5% d'ouvriers, 18,5% de retraités et 28,8% d'autres personnes sans activité professionnelle.

1.2 : La population ciblée et son espace de vie montpelliérain:

Comme nous l'avons dit - selon l'INSEE (2010) - vivent sur Montpellier 5160 personnes immigrées de plus de 55 ans qui sont nées dans un pays du Maghreb. En effet, sur les immigrés de cette tranche d'âge, vivant à Montpellier : 3358 sont nés au Maroc, 1368 en Algérie et 434 en Tunisie. Il est important de noter que sur les 4726 Algérien-e-s et Marocain-e-s de plus de 55 ans vivant à Montpellier, 2904 sont des hommes et seulement 1904 sont des femmes. Cette tranche d'âge est ainsi marquée par une surreprésentation masculine que l'on ne trouve pas chez les autres tranches d'âge, notamment la plus jeune. Cette surreprésentation est d'autant plus marquante chez les personnes nées au Maroc. En effet, sur les 3358 individus de plus de 55 ans nés au Maroc, 2135 sont des hommes et 1223 sont des femmes. Parmi ces personnes, certaines sont

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arrivées en France récemment, au cours des 10 dernières années, à un âge déjà avancé24. Cependant, la grande majorité fait partie de la génération d'immigrés arrivée - via le système de contrats pour les hommes et via le regroupement familial pour les femmes - durant les Trente glorieuses.

Toujours selon l'INSEE (2010), 2607 immigré-e-s né-e-s au Maroc, en Algérie ou en Tunisie seraient à la retraite ou en préretraite, sur la commune de Montpellier. Chez ces retraité-e-s ou préretraité-e-s immigré-e-s nord-africain-e-s de Montpellier, il y a aussi une surreprésentation masculine. Cette dernière est aussi particulièrement importante chez les « natifs du Maroc » dont 1207 sont des hommes et seulement 399 sont des femmes, sur un total de 1606 retraité-e-s ou préretraité-e-s né-e-s au Maroc.

Concernant cette surreprésentation masculine chez les immigré-e-s Nord-Africaine-s âgé-e-s de plus de 55 et/ou retraité-e-s et préretraité-e-s, il y a d'autres données à prendre en compte telle que la surreprésentation féminine dans le type d'activité dit « femmes ou hommes au foyer ». En effet, sur les 3145 immigré-e-s nord-africain-e-s de plus de 15 ans qui sont dans ce type d'activité, 3042 sont des femmes et seulement 103 sont des hommes. Les « femmes au foyer » qui n'ont jamais ou très peu pratiqué d'activités professionnelles déclarées n'ont donc pas de retraite ni de préretraite.

Cela explique en partie le faible taux de femmes immigrées nord-africaines qui sont en retraite ou en préretraite. Cependant, il est possible de confirmer la spécificité masculine de la population immigrée âgée nord-africaine, marocaine en particulier (2/3 des « né-e-s au Maroc » de plus de 55 ans sont des hommes). Ces chiffres laissent aussi entrevoir le fait que beaucoup d'hommes immigrés âgés nord-africains sont seuls.

Nous n'avons pas trouvé de données INSEE sur les ménages immigrés montpelliérains constitués d'une seule personne, ou sur le nombre d'hommes (immigrés) dont la femme et les enfants sont restés dans le pays d'origine. Cependant, nous avons pu nous procurer certaines données d'Adoma (ex Sonacotra). L'organisme - national - gère

24 Il est important de noter que plusieurs femmes de plus de 55 ans que nous avons rencontrées, sont venues seules pour rejoindre leurs maris et sont passées par une phase « sans papiers » de plusieurs années avant d'être - pour certaines - régularisées.

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deux foyers25 de travailleurs migrants sur Montpellier. Les statistiques dont nous disposons, datent de l'année 2012 et concernent uniquement le foyer Le Bosquet. Toutefois, nous considérons qu'une extension de ces statistiques au foyer Pére Soulas est pertinente et représentative de la structure des populations de ces foyers de travailleurs migrants montpelliérains.

Ainsi, sur les 459 personnes qui résident dans ces deux foyers, 86% sont des Nord-Africains. La population de ces foyers se caractérise par une surreprésentation masculine - 98% des résidents sont des hommes seuls - et par le vieillissement - 87% des résidents ont plus de 55 ans, 77% ont plus de 60 ans et 38% ont plus de 70 ans -. De plus, 71% des habitant-e-s sont des retraité-e-s. Concernant l'ancienneté de résidence dans ces foyers, 73% des personnes y vivent depuis plus de 5 ans et 53% y sont depuis plus de 10 ans. Nous pouvons ainsi dire qu'à Montpellier, ces deux foyers réunis concentrent une bonne partie des vieux migrants nord-africains isolés26.

Le reste de la population étudiée ici vit dans les quartiers populaires de la ville et plus particulièrement à La Paillade (où se trouve déjà le foyer Le Bosquet) et à Figuerolles-Gambetta. A Montpellier, se trouve également une petite pension de famille - avec 22 chambres occupées principalement par de vieux migrants maghrébins seuls - également gérée par la nouvelle Adoma, (ancienne Sonacotra) et qui se situe dans le quartier de Figuerolles-Gambetta.

Les quartiers populaires de La Paillade et de Figuerolles-Gambetta, quant à eux, connaissent - comme beaucoup de quartiers populaires - un niveau de précarité supérieur au reste de la ville : plus de chômage, plus de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, plus de personnes dépendantes des minimas sociaux étatiques. Le paysage social et urbain de ces quartiers est :

fortement imprégné d'une identité communautaire qui s'inscrit dans un processus d'acquisition territoriale (...) espace d'expériences, de rencontres, de ressourcement identitaire (...) espace d'accueil, passager ou durable, de toute famille ou personne en recherche d'emploi, d'un logement ou de rencontres. Le système maghrébin s'appuie

25 Il s'agit du foyer Père Soulas qui se trouve au 534, avenue du Père Soulas et qui compte 282 chambres, ainsi que du foyer Le Bosquet situé au 1, rue de l'Agathois (prés de La Paillade) qui contient 177 chambres.

26 Rappelons ici que les personnes vivent seules dans des chambres qui font, en général, 9m2. En effet, au foyer Le Bosquet, sur les 177 chambres, 141 font 9m2. Le foyer Pére Soulas est construit sur le même modèle.

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fortement sur l'infrastructure commerciale (...) qui régit, en plus de l'activité économique, tout un ensemble de rapports de sociabilité. (Marchandise 2007 : 19).

En effet, pour les personnes âgées isolées qui sont au centre de notre étude, les quartiers de Figuerolles-Gambetta et de La Paillade constituent des « pôles » autour desquels se structure la sociabilité de proximité de ce groupe d'individus. Si tel peut être le cas pour l'ensemble de la communauté maghrébine de Montpellier et de sa région, cela est d'autant plus vrai pour ces personnes retraitées contraintes au célibat et à un mode de vie particulier.

D'une part, ces pôles de sociabilité s'organisent autour des marchés quotidiens qui ont lieu dans ces quartiers et autour des bars, cafés et petits restaurants familiaux qui s'y trouvent. Les célibataires contraints vont y manger le couscous du vendredi pendant que les familles le préparent et le mangent ensemble à la maison.

D'autre part, ces pôles de sociabilité se structurent autour des nombreux commerces de proximité que comptent ces quartiers populaires : boucheries halal, primeurs, coiffeurs, bazars, téléboutiques (pour communiquer par téléphone, à moindre prix, avec le pays d'origine).

Dans ces quartiers se trouvent également les locaux d'administrations telles que la CAF, la CPAM et l'URSSAF, mais aussi des administrations telles que la CARSAT27 et la MSA28 dont dépendent les retraites et les aides sociales attribuées aux plus petites d'entre elles. A La Paillade comme à Figuerolles, il existe des « écrivains publics », des associations ou des individus connus pour apporter de l'aide dans les démarches administratives.

Ces derniers ont une certaine importance, notamment pour ceux qui ne savent pas lire, écrire et/ou parler le Français et qui n'ont personne dans leur entourage pour les aider dans ces démarches. A Figuerolles-Gambetta se trouvent également deux établissements

27 La Caisses d'Assurance Retraite et de la Santé au Travail est un organisme du régime général de la Sécurité Sociale ayant une compétence régionale. Les retraités du domaine de l'industrie et du BTP dépendent de la CARSAT pour leur retraite et pour les éventuelles aides de compléments de retraite. Les ouvriers agricoles eux dépendent de la MSA.

28 La Mutualité Sociale Agricole est l'organisme de protection sociale des salariés et exploitants du secteur agricole en France. Les ouvriers agricoles retraités dépendent de cette MSA.

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bancaires marocains (Banque Chaabi et Attijariwafa Bank) qui proposent des services bancaires en direction de la communauté marocaine tels que la possibilité de transférer facilement l'argent - de la retraite - vers le Maroc, ou encore des assurances pour le rapatriement des corps, en cas de décès.

Ainsi, si le quartier de Figuerolles-Gambetta ou de La Paillade ne constituent pas déjà le lieu de résidence, le fait de s'y rendre - en tant qu'immigré nord-africain montpelliérain - se fait pour diverses raisons qui souvent se cumulent entre elles : faire des provisions ou des achats spécifiques, rencontrer des amis, de la famille ou de nouvelles personnes, parler et entendre sa langue maternelle, faire des démarches administratives, manger certains plats du pays d'origine, boire un verre, téléphoner au pays.

De cette manière, le quartier Figuerolles-Gambetta notamment, de par son positionnement en centre ville et ses spécificités sociales et urbaines est « le quartier arabe » de Montpellier, tout comme Barbès l'est pour Paris, La Guillotière, pour Lyon et Saint Michel pour Bordeaux. La Paillade quant à lui, est un quartier comparable à tant d'autres quartiers de nombre de villes françaises.

Pour rappel, au coeur de notre projet d'étude se trouvent les immigré-e-s âgé-e-s nord-africain-e-s isolé-e-s de Montpellier. Qu'il s'agisse de personnes vivant seules - dont la famille est au pays d'origine ou en France mais dans un autre logement - ou de couples isolés, nous nous intéressons à la trajectoire globale de ces personnes ainsi qu'à leurs rapports à l'espace dans un contexte de circulation transnationale et d'enracinement parfois contraints.

A l'origine et au centre de ce projet de recherche, se trouvent les permanences de la section montpelliéraine de l'Association des Travailleurs Maghrébin de France, l'ATMF29.

29 L'ATMF est une association qui puise ses racines dans les mouvements de libération nationale, dans les mouvements progressistes et de résistance, du mouvement ouvrier, et dans les luttes de l'immigration, et des droits humains au Maghreb. L'ATMF est passée par des phases historiques, de l'AMF, Association des Marocains en France, créée par Mehdi Ben Barka en 1961, puis l'AMF coordination des sections en 1975. L'ATMF, Association des Travailleurs Marocains de France, a déposé ses statuts en janvier 1982. En 2000, l'ATM, Association des Travailleurs Marocains, s'est transformée lors de son 7ème congrès en Association des Travailleurs Maghrébins de France. Pour plus d'informations sur l'association, voir le site : http://atmf.org/

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Celles-ci sont consacrées à l'information, l'écoute et l'orientation sanitaire et sociale des immigré-e-s nord-africain-e-s âgé-e-s et/ou retraité-e-s.

Ces permanences qui se font à Montpellier depuis 2011 - avec plus ou moins de succès, selon le nombre de bénévoles disponibles - ont été le lieu d'une importante série de discussions collectives et de demandes concernant les droits sociaux, les problèmes vécus par les retraité-e-s et le logement. Dans ces discussions, le public est souvent constitué d'anciens travailleurs des secteurs du bâtiment, de l'industrie et de l'agriculture, dont la trajectoire migratoire a été construite par un processus systémique qui continue d'agir aujourd'hui.

Ainsi, les personnes qui viennent à ces permanences ont toutes des difficultés dans l'accès à leurs droits sociaux et à la libre circulation. La grande majorité est venue en France dans le cadre des systèmes de contrat et de recrutement décrits précédemment. Lorsqu'il s'agit de retraités, leurs revenus sont souvent très faibles, avec une forte dépendance aux aides sociales et à l'administration, ils sont de ce fait, exposés à l'arbitraire qui peut en découler.

Aux soucis - liés à la nature et au poids de tout ce qui est administratif en France - qui touchent l'ensemble des personnes qui sont souvent amenées à avoir affaire aux administrations, s'ajoutent des problèmes de compréhension de la langue française qu'elle soit écrite ou parlée, et l'indifférence des services publics, pourtant au fait de ces problèmes, face à de telles situations.

Dès lors, les démarches administratives de ce groupe de personnes tournent vite au parcours du combattant. Ainsi, les personnes âgées immigré-e-s nord-africain-e-s qui viennent aux permanences, sont souvent isolées, parce qu'elles n'ont personne dans leur entourage qui pourrait les aider dans leurs démarches administratives.

2. Méthode d'enquête

La méthode de travail de cette étude repose sur une enquête qualitative, visant à examiner de façon approfondie d'une part, les échanges que nous avons eus avec les personnes qui se sont présentées aux permanences tenues au sein de l'association et leurs récits de vie, d'autre part. Cette étude a pour but de mener à bien une investigation sur la

trajectoire des migrant-e-s nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s de Montpellier et sur leurs mobilités ou immobilités à l'échelle transnationale et locale.

Nous considérons que ces anciens, à la fois travailleurs « célibatérisés » et à la marge, travailleurs postcoloniaux (Nord-Africains) et travailleurs du bâtiment, de l'industrie ou de l'agriculture, ont une trajectoire commune. Ainsi, les informations individuelles que nous avons recueillies concernant la trajectoire migratoire et les mobilités / immobilités ont une portée et une signification collectives.

Ce travail s'appuie sur l'accompagnement que nous avons effectué auprès des migrant-e-s âgé-e-s dans leurs démarches administratives, lors des permanences que nous avons assurées dans le cadre de l'association, entre le 31 Mars et le 2 Juin 2014. Cela nous a permis, de recueillir une série d'informations générales concernant leurs parcours professionnel, résidentiel et migratoire, leurs conditions sociales et leur statut actuel.

De cette manière, sont identifiées les personnes isolées qui constituent notre échantillon : les personnes seules, dans le sens ou leur famille est dans le pays d'origine, ou encore les couples dont le reste de la famille (les enfants adultes maintenant) habite dans le pays d'origine. Avec ces personnes isolées, l'investigation a été approfondie après présentation du projet de recherche et consentement de la personne à y participer.

La méthode de travail est alors passée à une phase de collecte d'informations spécifiques qui s'est faite à travers des récits de vie et/ou des entretiens semi-directifs. Les informations recherchées portent sur l'expérience des personnes : le projet migratoire, le parcours géographique et ses étapes, le lien entre mobilité, travail - parcours professionnel - et logement - parcours résidentiel -, le poids du statut de « célibatérisés ».

Nous nous sommes également préoccupé de connaître les conditions de ces personnes, en terme de statut social et de leurs rapports à l'espace, leur perception du pouvoir : leur rapport « actuel » à l'administration, en tant que retraité-e et/ou personne âgée seule, et « passé » en tant que travailleur et personne seule et demandeuse ou pas de regroupement familial.

Soulignons que parmi les personnes que nous avons pu interviewer, celles qui ont accepté l'entretien enregistré sont celles qui ont des problèmes d'accès aux droits, nécessitant un suivi sur le long terme, avec un accompagnement - que nous avons effectué

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- auprès des administrations ou encore chez l'avocat. Ces entretiens qui ont eu lieu chez les personnes et/ou au café/restaurant, se sont faits dans une langue que les personnes maîtrisent : l'arabe dialectal. Ils se sont déroulés dans un climat de confiance qui s'est installé tout au long des rencontres avec ces personnes dont il faut préciser qu'elles ne sont pas issues d'une société et d'une culture familiarisées avec les enquêtes de ce genre.

Par ailleurs, l'association qui offre une source de données et permet l'accès aux personnes - constituant notre population cible - facilite aussi l'échange avec les professionnels des administrations et autres établissements en contact avec la population cible : gérant-e de foyer, assistant-e social-e, conseiller-e téléphonique chargé-e des dossiers-retraite à la CARSAT...

Avant de présenter les résultats de l'enquête de terrain, rappelons ici quelques difficultés rencontrées :

- La première d'entre elles résidait dans la difficulté à recueillir la parole des premier-e-s concerné-e-s, particulièrement lors des enregistrements. Les personnes n'ont pas l'habitude d'être enquêtées et sondées. Il y a des hésitations à parler, des peurs qui ressurgissent, une prudence et une certaine délimitation de ce qui « relève de l'intime » et de la vie personnelle que l'on n'étale pas en public. Si cela s'explique en partie par le référentiel culturel qui dicte des attitudes réservées, il s'agit surtout, selon nous, de comportements socialement construits qui soulignent l'intériorisation par une partie des migrant-e-s âgé-e-s nord africain-e-s d'une place que la société dans laquelle ils vivent, leur a assignée.

- Nous avons aussi pris conscience de la complication, dans le cadre de notre recherche, de faire la distinction entre ce qui relève de la trajectoire de l'ensemble des travailleurs ouvriers des secteurs de l'agriculture, de l'industrie et du bâtiment, et ce qui relève de la spécificité de la trajectoire des travailleurs nord-africains, et plus particulièrement de ceux d'entre eux qui sont « célibataires géographiques ». Ceci peut faire l'objet d'une recherche beaucoup plus vaste.

La présentation de notre terrain et celle de notre méthode d'enquête, effectuées dans cette troisième partie de notre travail, avaient pour but de mettre en relief les caractéristiques de la population ciblée et la singularité de sa trajectoire. La démarche qualitative pour laquelle nous avons opté afin de saisir au mieux les sens et les

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significations de cette trajectoire, nous a permis d'accéder à une connaissance du social et de tenter de cerner les phénomènes tels qu'ils sont vécus, perçus et exprimés par les personnes concernées par cette étude.

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IV- LA TRAJECTOIRE DES IMMIGRÉS NORD-AFRICAINS ÂGÉS ET ISOLÉS DE LEURS FAMILLES : résultats de l'enquête et analyse.

Dans cette partie consacrée aux résultats de notre enquête de terrain, nous allons décrire la globalité de la trajectoire des groupes caractérisés et analyser leurs mobilités/immobilités au regard des notions de politique, d'espace et de société. Rappelons tout d'abord nos objectifs de départ qui sont d'une part, la caractérisation des champs politiques, spatiaux et sociaux qui encadrent et structurent la migration du groupe étudié ici, et d'autre part, l'analyse des mobilité/immobilité de ces populations au regard de ces notions d'espace, de société et de pouvoir politique.

En enquêtant à Montpellier auprès des personnes âgées, nées en Afrique du Nord et isolées d'un point de vue familial et géographique, nous avons pu, malgré la grande hétérogénéité de cette population, dégager et caractériser les deux trajectoires dominantes qui se présentent comme suit :

§ La trajectoire de l'homme venu en France au cours des années 1960, 1970 ou 1980. Il a été recruté dans le pays d'origine, via le système de contrat et a travaillé en tant qu'ouvrier agricole, travailleur du bâtiment et des travaux publics, ouvrier de l'industrie ou mineur de fond. Selon la carrière professionnelle, les revenus perçus en tant que retraité, varient mais aussi, l'état de santé et les mobilités liées à ces deux variantes (nature et montant des revenus et état de santé). Dans ce groupe de travailleurs migrants, isolés, les trois quart des individus rencontrés sont mariés mais ils ne résident pas avec leurs familles car le plus souvent30, celle-ci vit dans le pays d'origine.

Dans ce premier groupe, comme nous l'avons dit, il y a une grande hétérogénéité. En effet, selon le pays de naissance mais surtout, selon le corps de métier et la nature des contrats (CDI ou CDD (de plus de 6 mois) avec congés payés réglementés, ou contrat de 6 mois renouvelable chaque année avec obligation de rentrer dans le pays d'origine les 6

30 De plus en plus de vieux migrants Nord-Africains ne résident plus avec leur famille alors que celle-ci vit en France. En effet, les enfants grandissent, constituent leur propre foyer (parfois dans une autre ville), et le couple (ou le/la Veuf/veuve) se retrouve ainsi isolé, avec de rare contacte avec le reste de la famille.

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autres mois de l'année), les trajectoires diffèrent. Cependant, le statut - matrimonial - de « travailleur célibatérisé » puis de « retraité célibatérisé » façonne, au fil du temps, une trajectoire globale qui est celle du « travailleur immigré isolé » qui devient « retraité immigré isolé ».

Ce processus, comme nous l'avons dit, résulte de conditions de précarité sociale - dépendance aux aides sociales conditionnées à la résidence) et sanitaire (état de santé nécessitant une présence régulière en France - mais aussi du « différentiel de développement » puisque dans les pays d'origines où se trouve le reste de la famille nucléaire, il y a une dépendance économique - de cette dernière - ainsi qu'un système de santé payant.

§ La trajectoire de la femme qui dans un premier temps est restée dans le pays d'origine pour s'occuper seule des enfants et/ou d'un parent vieillissant et malade. Puis, une fois que les enfants ont grandi, que le parent vieillissant est mort et que le mari seul en France commence à avoir de sérieux problèmes de santé, qu'il ne peut pas rentrer au pays pour cause de revenus conditionnés à la résidence en France et/ou de système de santé trop cher là-bas, alors la femme, seule, rejoint son mari et l'accompagne dans ses vieux jours.

Elle passe souvent par une période de clandestinité, sans papiers, avant d'être « régularisée » ou non. Ce second groupe, dans un contexte de surreprésentation masculine chez les immigré-e-s âgé-e-s nord-africain-e-s est très minoritaire mais néanmoins présent. La trajectoire de ces femmes avec celles de leurs conjoints - jusque-là « travailleurs/retraités, immigrés isolés » - laisse apparaître le schéma d'une trajectoire de « couple retraité immigré isolé ».

1. Le contexte géopolitique : le référentiel de la trajectoire

Comme nous l'avons dit, dans le groupe des immigré-e-s nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s de Montpellier, il existe une grande diversité de situations et une réelle hétérogénéité. Cependant, cette migration, et ses modalités ont été fixées par un cadre politique, juridique et administratif bien précis. Avant de parler des lois qui ont régi le processus migratoire, et de leur perception par les premier-e-s concerné-e-s, puis des administrations et du rapport, notamment actuel, à l'administration en tant que personne

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âgée à la retraite, nous tenons à rappeler que toutes ces personnes, qui ont actuellement plus de 60 ans, sont nées en Afrique du Nord pendant la période coloniale.

Dans notre guide d'entretien, nous n'avons pas fait figurer le thème de la situation coloniale, ni celui de la décolonisation. Cependant, lors des échanges concernant les conditions de recrutement ou encore le contexte de l'émigration pour la France - en faisant le lien - certaines personnes parlaient spontanément de souvenirs d'enfance avec des militaires français qui patrouillaient et contrôlaient le village et la région, mais encore des souvenirs de punitions infligées par ces derniers, de la contrainte au travail forcé, des bombardements de l'aviation et des guerres de libération.

Ces mêmes personnes parlaient également de l'élite « nationaliste » au pouvoir après l'indépendance et de la manière avec laquelle elle a perpétué l'oeuvre coloniale en entretenant le fossé entre riches et pauvres, villes et campagnes, lettrés et illettrés. L'une d'entre elles s'est exprimée ainsi :

Allal el Fassi31 est passé dans notre village, il a fait le tour de toutes les campagnes du Maroc, il disait aux gens: « Apprenez à vos enfants à lire et écrire l'Arabe ». Les gens en l'écoutant étaient très enthousiastes, mais ce qu'ils ne savaient pas c'est que lui, ses enfants apprenaient le français et dans les meilleures écoles du pays. Il voulait que les enfants de paysans apprennent l'Arabe pour finir fkih32 pendant que les siens ont des postes importants et contrôlent le pays maintenant.33

Ces propos que nous avons recueillis auprès d'un Marocain de la région de Meknès - qui a étudié jusqu'au baccalauréat et a travaillé dans la fonction publique en tant qu'infirmier avant de venir travailler en France en 1972 - expriment une conscience aiguë de l'enseignement élitiste qui continue de caractériser le Maroc dans la production de ses élites. En effet, le Maroc a recours à deux types d'enseignement : l'enseignement public qui produit des cadres moyens et de plus en plus de diplômés chômeurs et l'enseignement

31 Homme de l'élite politique et économique marocaine, Allal El Fassi (1910 - 1974) est la figure la plus emblématique du nationalisme marocain. Il a été leader du parti de l'Istiqlal (l'indépendance en arabe), dont il est aussi l'un des idéologues depuis sa création. Allal El Fassi a fortement influencé la vie politique et sociale marocaine pendant plus d'un demi-siècle.

32 Les fkihs sont les enseignants des écoles coraniques. L'école coranique souvent plus accessible que l'école publique (en termes de distance) fut pendant longtemps la seule porte ouverte vers l'alphabétisation pour les enfants des campagnes en Afrique du Nord. Les fkihs sont payés par les communautés qui y envoient leurs enfants. Au Maroc, ils n'ont été reconnus comme fonctionnaires que récemment.

33 Propos tenus lors d'une discussion après l'entretien 2.

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privé, dominé par les missions étrangères, française et américaine notamment, d'où provient l'essentiel des cadres supérieurs et dirigeants du pays, dans le public comme dans le privé.

Ces propos montrent aussi que cette personne a également conscience d'avoir été piégée par l'arabisation de l'enseignement, imposée par les nationalistes - au pouvoir - de l'époque et probablement par l'échec de son projet d'éducation non seulement personnel mais aussi de ses enfants. Ceux-ci sont, sans doute, aujourd'hui dans une situation similaire à celle qui a été la sienne lors de son départ en immigration ou tout au mieux diplômés du supérieur mais chômeurs.34

La personne citée ci-dessus - qui sait lire, écrire et parler le Français et l'Arabe et qui parle également le Tamazight - est l'une des rares personnes rencontrées ayant été à l'école et à être titulaire du baccalauréat. En effet, si le système éducatif marocain contribue à reproduire un système élitiste - donc d'exclusion -, il est durant les décennies qui suivent l'indépendance, concentré dans les villes et inexistant dans les campagnes. C'est dans ces conditions marquées par le remplacement de l'administration coloniale par une élite nationale que le système de contrat s'institutionnalise : « Pour venir en France, à chaque contrat, c'est l'O.N.I.35, à chaque contrat, c'est l'Office National d'Immigration et le bureau est à Casablanca à Aïn Borja, tout le Maroc passe par Aïn Borja », précise notre interlocuteur (E2).

Au Maroc, l'O.N.I. a un grand pouvoir et c'est aussi le cas en Algérie et en Tunisie. Les accords migratoires signés entre ces pays et la France, au cours des années 1960 fixent, réglementent et institutionnalisent les flux avec des sélections basées sur les principes de contingentement et de contrôle médical. Ces accords migratoires sont principalement négociés en termes de migration de travail, avec des flux de main-d'oeuvre allant de l'Afrique du Nord vers les différents secteurs d'activités de l'économie française, sur le territoire français.

34 L'enseignement public au Maroc est reconnu pour être en inadéquation totale avec le monde du travail ce qui est l'un des facteurs à l'origine du chômage des jeunes diplômé-e-s marocain-e-s ayant fait l'université au Maroc.

35 Nous rappelons ici que l'ordonnance de 1945 et son décret d'application du 26 Mars 1946 créent l'Office National de l'Immigration (ONI), lui donnant le statut d'établissement public à caractère administratif et le chargeant de toutes les opérations de recherche, de sélection et d'acheminement des travailleurs étrangers en France. En 1988, l'ONI devient l'Office français des Migrations Internationales (OMI)

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Selon le secteur d'activités et/ou selon le pouvoir et les besoins du demandeur de main-d'oeuvre, « du client »36, les méthodes de recherche et de sélection des travailleurs varient. Les personnes avec qui nous avons pu mener un entretien37et celles avec qui nous avons eu des discussions informelles, confirment cette institutionnalisation et cette différence de méthode entre :

- Les recrutements pour le compte des grandes sociétés du public ou du privé (les houillères du Nord-Pas-de-Calais, Renault, Citroën et autres grosses boîtes du bâtiment de l'agriculture ou de l'industrie) où les recruteurs - « ceux qui cherchent et vérifient la force/santé les yeux et tout », (E1). - faisaient le déplacement au niveau de chaque petite ville et chaque grand village. Les recruteurs s'installaient directement dans les bureaux de l'administration locale pour sélectionner massivement en procédant à « plusieurs visites médicales »38.

Le passage par Casablanca se faisait en dernier, c'était pour « la dernière visite médicale »39 avant le départ en bateau pour la France. Pour les individus sélectionnés, les contrats étaient d'une durée relativement longue, à l'instar des mineurs pour qui il s'agissait de contrats de 18 mois. De plus, la prise en charge - par l'O.M.I. - était totale : « du bled à la mine ».

- Les recrutements pour le compte d'entrepreneurs - plus ou moins - petits. Il s'agissait principalement, d'exploitants agricoles en quête de main-d'oeuvre saisonnière. Les critères physiques de sélection sont un peu moins « contraignants » dans le sens où les candidats ne subissent qu'une seule visite médicale, sans passer entre les mains des recruteurs. En effet, les contrats sont directement distribués par les autorités locales marocaines, ou bien envoyés par un proche, déjà en France qui sert d'intermédiaire entre le patron et le futur ouvrier.

Les propos qui suivent en témoignent :

Si tu as quelqu'un en France, il t'envoie un contrat, sinon les patrons envoient les contrats à l'OMI au

36 Rappelons ici l'entretien retranscrit du film « Mémoires d'immigrés » où Joêl Dahoui, recruteur pour L'O.N.I au Maroc dit : « Le sélectionneur doit fournir un produit de valeur pour la personne qui a sollicité son service ».

37 Entretiens : E1, E2 et E3

38 Mot clefs recueillis auprès de mes interlocuteurs lors de discutions informelles.

39 Idem.

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Maroc et l'OMI les distribuent aux caïdats40. Tu pars chez eux au bureau, au caïdat dont tu dépends et dés que tu tiens ton contrat tu pars à Aïn Borja. C'était des contrats de 6 mois renouvelables chaque année, tu restes en France 6 mois et tu rentres au Maroc 6 mois et l'année d'après tu fais la même chose. Pour chaque contrat, il fallait passer par Aïn Borja pour la visite médicale. Si c'est bon, ils te donnent un billet gratuit pour venir en France, là où tu es recruté (E3).

Ou encore : « C'est mon beau frère qui m'a amené à Cavaillon avec un contrat d'un an », (E2)

Toutes les personnes rencontrées et arrivées en France pendant la période allant des années 1960 aux années 1980 ont émigré pour travailler et leur venue en France s'est faite à travers ce système de contrat ou de recrutement. Ce système passe par plusieurs étapes clefs qui sont : l'obtention d'un contrat de travail, la ou les visites médicales qui valident ou non ce contrat - en vérifiant la qualité de la force de travail - et l'obtention du passeport dans des délais qui ne dépassaient pas la validité du contrat, ce qui à l'époque était assez compliqué.

S'ajoutaient à cela les va-et-vient vers la ville la plus proche ou vers Casablanca, Alger ou Tunis, où se trouvent les bureaux de l'O.M.I., et vers les capitales - Rabat pour le Maroc - où sont centralisées certaines administrations. Ainsi, ces démarches constituent un réel parcours du combattant. C'est particulièrement le cas pour les personnes illettrées qui ont été recrutées massivement et/ou pour les nombreuses personnes qui n'avaient jamais quitté auparavant leur village et son mode de vie.

Cette étape du recrutement constitue ainsi une première épreuve qui conditionne déjà le mode de relation entre les employeurs et les employés. En effet, il s'agit d'un parcours où à chaque étape franchie se pose immédiatement le problème de l'étape suivante. Ainsi, en rentrant dans un système qui entretient le sentiment d'exposition au « risque de na pas être pris »41, « d'être empêché de partir en France »42, les personnes se trouvent dans une position de subordonné qui marque d'emblée les relations entre ces travailleurs migrants et leurs employeurs, d'une part, mais aussi avec la société française, d'autre part. De plus, ce système de subordination est légitimé par le rôle de sous-traitant docile joué par les autorités locales, soumises à la toute puissance de l'OMI au service du

40 Échelon locale de la division administrative du pouvoir marocain. Il s'agit de l'échelon juste au dessus de la municipalité ou de la commune rurale.

41 Mot clefs recueillis auprès de mes interlocuteurs lors de discussions informelles.

42 Idem

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patronat français.

Une fois cette étape du recrutement passée, étape qui rappelons-le donne droit à un contrat de travail qui faisait office de visa d'entrée et de séjour en France, le parcours se poursuivait ainsi :

A cette époque, il n'y avait ni récépissé, ni visa, ni carte de séjour, c'était le contrat et les 6 mois renouvelables chaque année qu'il ne fallait pas dépasser [...] si tu t'arranges avec le patron, et qu'il t'ajoute 6 autres mois, là tu fais tes papiers, il fallait au minimum 1 an de travail consécutif et tu a droit à tes papiers, ce n'était pas la carte de résidence de 10 ans, c'était une carte séjour de 1 an d'une part et une carte de travail d'autre part. (E3)

Ainsi, la présence en France était conditionnée par le travail. De plus, la catégorie de métier et la localisation de l'employeur figurant sur le premier contrat déterminaient et fixaient la localisation géographique du travailleur et sa catégorie socioprofessionnelle pour les années suivantes.

En effet, l'obtention d'un titre de séjour, en cas de prolongement du premier contrat de 6 mois, était conditionnée par le contrat, et si la carte de séjour permettait une libre circulation sur le territoire français, la carte de travail quant à elle - obligatoire pour pouvoir travailler - limitait la possibilité de travail à la catégorie de métier et au département figurant sur le contrat, avec une possible extension aux départements voisins ayant les mêmes besoins en main-d'oeuvre. Comme en témoigne notre interlocuteur (E3) : « Moi, j'avais une carte de travail pour travailler dans l'agriculture dans le Gard ».

Ce n'est qu'au bout de quelques années, 3 en théorie43, de présence en France avec un titre de séjour - le temps passé avec les contrats de 6 mois renouvelables chaque année n'étant pas pris en compte - que ces travailleurs migrants ont pu faire la demande d'une carte de résidence de 10 ans donnant le droit de travailler sans restrictions, ni géographiques ni socioprofessionnelles. Les personnes rencontrées ont mis en moyenne 7 ans avant l'obtention de cette carte. Une fois encore, la résidence est conditionnée par le fait de travailler. L'obtention de cette carte de 10 ans marque néanmoins un changement dans le rapport au travail et à l'espace, avec une possibilité de « choix » plus large comme l'expriment ces propos : « A chaque fois j'ai plus fait des CDI, uniquement des CDI. Quand

43 Pour l'obtention de la carte de résidence de 10 ans, la durée de présence en France fixée à trois ans (avec un titre de séjour) est loin d'être une condition suffisante : la préfecture devait également être convaincue de « l'intégration » du requérant dans la société française, intégration essentiellement analysée en termes de travail stable (contrat stable, de longue durée) et de montant des revenus.

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ça ne convenait pas ou que ce n'était pas bien stable, je trouvais un autre travail et je m'en allais.», (E3). Ou encore : « Quand j'ai eu mes papiers, j'aurais dû me sauver, chercher une usine ou du bâtiment, j'aurais dû aller à St Etienne, aller à Lyon, aller à Paris, mais je ne connais ni le parlé ni rien, je me contentais juste de demander du travail aux patrons, allant de celui-là à celui-ci et voilà ! », (E2)

Ce dernier témoignage tenu par un ancien travailleur agricole questionné sur les raisons du faible montant de sa retraite, montre - outre le fait que la carte de résident permet de se « sauver » - que le retraité actuel a mis du temps avant de comprendre le fonctionnement du système - qui régit le travail et les cotisations pour la retraite - dans lequel il a évolué en France.

Ce témoignage marque ainsi la différence de statut entre, d'une part, l'ouvrier agricole au contrat saisonnier et précaire, et d'autre part, l'ouvrier de l'industrie et du bâtiment au contrat et au statut plus stables et plus valorisants. En effet, les contrats de 6 mois renouvelables, en termes de droit du salarié sont à l'époque ce qu'il y a de plus précaire et de plus flexible, à coté du statut de travailleur sans papiers qui commence à être de plus en plus présent.

Ce type de contrat qui, comme nous l'avons dit, place le travailleur migrant cherchant à stabiliser sa situation administrative, dans une position de subordonné, ce type arrangeait particulièrement les exploitants agricoles qui profitaient pleinement de la situation, comme en témoignent ces propos : « Je restais 4 mois, 5 mois et je partais au Maroc. Je revenais pour les asperges, après je repartais et je revenais pendant les vendanges »(E3). Et surtout :

La première fois [...] A Cavaillon j'ai travaillé 14 jours et le gaouri44 m'a mis en arrêt de travail. Il m'a dit : « trop tard », parce que je suis arrivé trop tard du Maroc [...] le travail était fini. Je suis allé à Orange, [...] J'ai refait un contrat d'un an là-bas toujours dans l'agriculture. J'ai travaillé là-bas 2 ans avant de pouvoir retourner au pays [...] on était 70 à dormir dans le hangar et à travailler dans ce même mas chez le même patron [...] Après Salon-de-Provence, je suis allé dans le 04 à Manosque, j'ai travaillé là-bas 4 ans chez un gaouri. Il avait un contremaître tunisien, quand il y avait du travail difficile, ils appelaient les Arabes [...] Le patron m'a laissé travailler jusqu'à l'été, et puis ça y est, le travail agricole était fini, j'ai dit au gaouri : « je vais partir en vacances et je reviens » et il m'a dit `Ok !'. Je suis parti, lui, il m'a envoyé une lettre de licenciement [...] On travaillait ainsi 1 an, 2 ans, 3 ans chez chaque patron, on ne s'arrêtait pas beaucoup [...] On est resté comme ça en travaillant à gauche à droite, jusqu'à l'âge de la retraite. , (E2).

44 « Gaouri » veut dire étranger blanc dans le parler familier en Afrique du Nord. Ce mot, héritage de la colonisation, s'emploie souvent pour désigner les Européens en général. Ici il désigne les puissants patrons.

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Ces propos montrent que si à l'époque, le besoin de travailler - pour ses « enfants », (E2 et E3) - et de stabiliser sa situation administrative45, amène à accepter les conditions de travail et de logement, toutefois, les témoignages insistent aujourd'hui sur la violence que constitue la politique qui a encadré la migration et les conditions de son déroulement en France, notamment en ce qui concerne le droit du travail et au logement mais aussi le regroupement familial. Cela est d'autant plus notoire que ce processus se poursuit actuellement, une fois l'âge de la retraite atteint. « Nous, on travaillait du congé au congé. Maintenant qu'on a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? », interpelle notre interlocuteur, (E2).

Pour certaines personnes, le regroupement familial n'a pas été fait pour des raisons de « mentalité », comme l'explique ici notre interlocutrice dans E1 : « Mais c'étaient des paroles en l'air tout ça [...] Il disait que les garçons vont se marier avec des françaises et qu'ils vont rester perdus ici [...] mon mari a une mentalité bizarre », (E1) ou à cause de stratégies personnelles ou familiales qui laissent entrevoir une vie active transnationale qui sont aussi à l'origine du non regroupement familial : « On n'allait pas non plus tous laisser tomber là-bas, y a un peu de terre, y a un peu d'olives, il y a un peu de têtes de bétail. », (E3). Mais aussi des raisons affectives : « Moi je reste avec ma mère », (E1) ; Et : « J'ai ma mère qui est toujours vivante jusqu'à maintenant, je ne pouvais pas la laisser toute seule. », (E3).

Cependant, le regroupement familial est sévèrement conditionné et beaucoup de personnes rencontrées et isolées actuellement n'ont pas pu mener au bout cette procédure, faute de travail stable, d'entrée d'argent suffisante et/ou de logement convenable :

Je n'ai pas pu le faire, je n'arrivais pas à trouver de travail stable. Quand je travaillais 2 ou 3 mois chez un patron, que je sentais que c'était une personne bien, je lui demandais : `Monsieur, faîtes-moi plaisir, je voudrais ramener ma famille. Il me répondait : « Non, non, non, non, non ! » Et pour les patrons suivants, c'était la même chose. Je voulais faire le regroupement familial mais ce n'était pas possible. Au bout d'un moment je me suis fatigué et j'en ai eu assez [...] Je me suis fatigué en essayant d'amener les miens mais rien, maintenant ils ont grandi. », (E2)

45 Ici, nous parlons de la situation administrative qui, d'une part, est celle du migrant titulaire d'une carte de séjour de courte durée (1an) conditionnée par le fait d'avoir un contrat de travail, et d'autre part, celle du travailleur célibataire géographique qui vise le regroupement familial. Rappelons que le regroupement familial est lui aussi conditionné, notamment par le fait de travailler. Le travailleur migrant célibataire géographique se retrouve ainsi pris par une double contrainte - mise en place par la politique migratoire française - qui accentue son assujettissement au travail.

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Ce statut de célibataire géographique marque jusqu'à maintenant les rapports à l'administration et les rapports à l'espace et aux (im)mobilités dans leurs modes d'organisations contraints et entre « ici et là-bas ». La personne avec qui nous avons mené un entretien (E1), qui est venue en France pour rejoindre son mari malade (E1) est passée par une phase sans papiers de 3 ans avant d'être régularisée.

Une fois à la retraite, son mari a fait une demande de regroupement familial pour qu'elle puisse venir mais en vain. Toutes les personnes âgées que l'on peut qualifier de « célibataires géographiques » - dans le sens où il n'y a pas de rupture « voulue » avec leurs familles restées au pays - ont un problème lié à la résidence en France. En effet, lorsque celle-ci conditionne la perception des revenus et/ou l'accès à la santé, la résidence devient vite une contrainte.

Au cours des permanences que nous avons effectuées à La Paillade et à Figuerolles, nous avons constaté la faiblesse des montants perçus pour la retraite46 qui sont de 400 euros /mois en moyenne. Ainsi, beaucoup d'anciens travailleurs migrants sont dépendants des aides sociales telles que l'ASPA qui est soumise à une condition de résidence en France de 6 mois.47 : « Même maintenant qu'on est à la retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que sinon c'est l'ASPA qui est supprimée. », précise mon interlocuteur (E3) ; ou :

Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce qu'on meure [...] Comment tu peux rester là 6 mois sans travailler ni rien ? Tu restes là, tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es là, tu restes là. Pourquoi ? Pour que tu gaspilles leur argent ici même. Mais pour que tu les gaspilles avec tes enfants, NON ! Tu vois ? [...] Nous, on travaillait du congé au congé. Maintenant qu'on a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? On reste ici jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue. Ce n'est pas possible ! Regarde, depuis que je suis jeune, depuis 1972, je suis en France. Là on est en 2014 et ils veulent encore que je reste là. Mange ou ne mange pas, habite ou n'habite pas, dors ou ne dors pas, tes enfants là-bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça !, (E2).

Ainsi, outre l'invariant que constitue le statut - social et administratif - de célibataire géographique, on note que les anciens travailleurs migrants rencontrés sont passés par différentes étapes du statut administratif, qui correspondent à autant de phases de leur parcours. Ces étapes peuvent être résumées ainsi :

46 Nous rappelons ici que ces « petites retraites » sont la conséquence du système des contrats saisonniers qui se combinent avec le statut de travailleur migrant originaire d'anciennes colonies que l'on vire en premier.

47 Les aides sociales soumises à la condition de résidence en France sont : la Couverture Maladie Universelle (CMU), la Couverture Maladie Universelle Complémentaire (CMUC), l'Allocation de Solidarité aux Personnes Agées (ASPA), l'Allocation Supplémentaire d'Invalidité (ASI), et les prestations familiales.

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- Le statut de travailleur saisonnier : c'est avec ce statut que sont arrivés - durant les années 1960, 1970 et 1980 - pour la première fois en France, tous les hommes rencontrés lors de cette enquête. Ce statut est déterminé par le système des contrats. Ce sont les contrats qui autorisent l'entrée et la présence en France généralement pour une durée de 6 mois renouvelables chaque année. Ces contrats sont signés dans les pays d'origines où l'O.M.I française organise les recrutements.

- Le statut de travailleur en séjour en France : ce statut est accessible si le migrant, présent en France avec le statut de saisonnier, décroche un contrat de travail d'un an minimum. Ainsi, le migrant se présente à la préfecture avec son contrat de travail et fait son changement de statut. Ce statut de séjournant en France donne droit à une carte de séjour d'une durée d'un an ou de 3 ans, selon la durée du contrat, renouvelables à condition qu'il y ait à chaque fois un nouveau contrat de travail. Avec ce statut, le travail est soumis à une autorisation, avec une liste de métiers sous tension48, selon la région. Ainsi le travailleur migrant se voit délivrer une carte de travail qui restreint le choix du métier à exercer et de la région où il sera exercé, ainsi que le montre l'exemple de l'entretien 3 qui avait une carte de travail d'ouvrier agricole dans le Gard, ou encore l'exemple de l'entretien 2 qui lui aussi avait une carte de travail d'ouvrier agricole mais cette fois pour le Vaucluse.

- Le statut de résident : après plusieurs années - 7 ans en moyenne pour les personnes rencontrées - passées avec le statut de travailleur en séjour en France, le travailleur migrant fait une demande pour la carte de résident de 10 ans. La délivrance de cette carte est soumise à l'appréciation des préfets qui jugent de la bonne intégration ou non des personnes. Cette carte de résident permet de travailler sans restrictions - législative du moins - géographique et socioprofessionnelle. Ce qui n'était pas le cas jusque-là.

- Le statut de retraité : comme nous l'avons dit, les étapes citées ci-dessus ont été

48 Les métiers sous tension sont les professions qui, à cause des problèmes de manque de main-d'oeuvre qu'elles rencontrent, sont ouverts à tous les étrangers. Contrairement aux candidatures dans les autres métiers, les travailleurs étrangers qui sollicitent auprès de l'administration une autorisation de travail pour l'une de ces professions ne peuvent se voir opposer à leur demande l'absence de recherche préalable de candidats déjà présents en France ou encore la situation de l'emploi. La liste des métiers sous tension, définie - jusqu'à maintenant - par les ministères du Travail et de l'Intérieur varie selon la conjoncture et selon la région. Dans les années 1960, 70,80, elle comprenait principalement les métiers d'ouvrier agricole, de manoeuvre et OS de l'industrie et d'ouvrier du BTP.

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communes à tous les vieux hommes rencontrés. Cependant, selon le parcours professionnel, le statut de retraité va varier. Nous distinguons ainsi entre les petites retraites qui sont dépendantes des aides sociales et notamment à l'ASPA qui est conditionnée par la résidence en France 6 mois de l'année et les retraites, disons convenables et non concernées par la condition de résidence, pour la perception des revenus en tous cas, car ne dépendant pas de l'ASPA.

Le statut de travailleur migrant célibataire géographique ainsi décrit, nous allons maintenant nous intéresser à l'espace tel qu'il a été cadré par cette condition administrative de célibataire géographique dans le cadre d'une migration internationale.

2. L'espace : vecteur et cadre de la trajectoire

2.1 Territoire de départ :

Nous avons vu dans les parties précédentes comment les recrutements de travailleurs ont été organisés et institutionnalisés en Afrique du Nord durant toute la période d'après-guerre, jusque dans les années 1980. Ces recrutements ont constitué un cadre pour une grande partie des flux de personnes allant de l'Afrique du Nord vers la France. Les témoignages cités précédemment montrent le rôle de sous-traitant docile joué par les autorités locales dans l'institutionnalisation de ce système de recrutement massif de main-d'oeuvre pour le compte du patronat français.

Ces témoignages (E1, E2 et E3) montrent également la manière avec laquelle les territoires de départ que nous analysons ici - dans un premier temps - à l'échelle du grand ensemble régional : Afrique du Nord, ont été considérés comme des territoires réservoirs d'une main-d'oeuvre flexible et malléable, vers lesquels on s'oriente selon les besoins : « Je revenais pour les asperges, après je repartais et je revenais pendant les vendanges [...] je travaillais 6 mois et je rentrais au Maroc 6 mois », se souvient notre interlocuteur (E3).

Cette organisation spatiale du travail entre territoire français - territoire de production - et territoire de départ - territoire réservoir de main-d'oeuvre - a assuré de nombreux avantages à l'économie Française, mais aussi aux élites politiques et économiques en place en Afrique du Nord.

En effet pour l'économie française, le fait de disposer d'une réserve de main-

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d'oeuvre étrangère et à l'étranger a permis une mutation de la structure professionnelle49 à un coût avantageux. Les anciens travailleurs que nous avons rencontrés, sont tous arrivés en France alors qu'ils étaient de jeunes adultes, constituant ainsi une force de travail toute prête à l'utilisation.

De plus, le système de contrat ne prévoit aucune indemnité chômage ou autre revenu minimum, puisque lors des périodes d'arrêt de travail, les travailleurs saisonniers sont retournés dans le pays d'origine donc à l'étranger. Pour la même raison, la famille vivant dans ce pays d'origine ne perçoit durant cette première phase de contrat 6 mois renouvelable chaque année, aucune prestation sociale du type allocations familiales.

Par la suite, une fois passés au statut de résident, les travailleurs saisonniers ont droit à une allocation pour leur famille et leurs enfants, mais celle-ci est largement inférieure à celle perçue par les travailleurs dont la famille réside en France. Ainsi, à la question « touchiez-vous des allocations pour vos enfants au Maroc ? », notre interlocuteur de l'entretien 2 a répondu : « Oui, j'en touchais quand je travaillais mais ce n'était rien comparé à ce que touchent les parents en France. C'était versé au Maroc, en dirhams. ». La précision : « quand je travaillais », apportée dans ce témoignage est là pour rappeler le fait qu'une fois à la retraite, les célibataires géographiques sont considérés comme des personnes seules, sans conjointe et sans enfants, y compris si ces derniers sont mineurs. Ainsi, pour cette catégorie de personnes, le montant des aides sociales attribuées aux personnes âgées est calculé comme s'il s'agissait de personnes seules et sans charge familiale.

Pour les élites en place en Afrique du Nord, cette migration massive qu'elles contribuent à organiser, constitue une véritable soupape de sécurité économique mais aussi politique. En effet, les contextes algérien, marocain et tunisien au cours des décennies qui ont suivi les « indépendances » sont marqués par bon nombre de problèmes sociaux50 et les

49 En effet, l'abondance de main-d'oeuvre étrangère considérée comme non qualifiée a permis, par la promotion des travailleurs et travailleuses nationaux , de faire face aux besoins de main-d'oeuvre qualifiée. Ainsi, cette mutation dans la structure professionnelle s'est faite sans pénurie au niveau des qualifications inférieures et donc sans incidence sur la structure des coûts de production.

50 Nous parlons ici du bas niveau de vie, en particulier dans les campagnes où l'agriculture et les revenus sont dépendants du climat. Ainsi, à chaque sécheresse, l'exode rural atteint des pics d'intensité et les paysans partent pour les bidonvilles autour des grandes villes où là sévissent aussi le chômage et la misère.

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pouvoirs en place, depuis ces « indépendances », sont de plus en plus remis en question et considérés comme illégitimes. Ainsi, l'exportation des chômeurs et des paysans et la fabrication d'un territoire - de départ - réservoir de main-d'oeuvre ont été encouragés par les autorités locales dans le but de maintenir la paix sociale et de réduire - de façon simpliste car à court terme - les problèmes liés à l'exode rural, au chômage et à la misère.

Rappelons-le, quasiment toutes les personnes rencontrées sont nées en milieu rural. Parmi elles, les montagnards du Sud-est marocain et les paysans de la région de Meknès sont surreprésentés à Montpellier. Ainsi, malgré le fait qu'il n'y ait eu aucun critère d'origine géographique mis en avant dans notre enquête - excepté celui d'être originaire d'Afrique du Nord - il se trouve que les personnes avec lesquelles nous avons mené un entretien enregistré (E1, E2 et E3) sont toutes originaires de cette région de Meknès.

Cependant, au cours des permanences, et tout au long de notre travail d'enquête, nous avons observé que dans leur grande majorité, les personnes rencontrées sont originaires de zones rurales situées dans des régions délaissées depuis la période coloniale telles que les montagnes du Sud et du Sud-est marocains, le Rif, la Kabylie, la Tunisie de l'intérieure des terres, etc.

Beaucoup ont pratiqué l'agriculture avant de venir en France - c'est le cas des personnes de l'entretien 2 et 3 - et certains disent clairement être venus suite à une incapacité d'assurer une vie décente à leurs enfants : « En 85, 86, 87 il y avait la sécheresse au Maroc. C'était donc pour des raisons économiques. J'avais à ce moment-là 3 enfants, qui sont nés en 73, 82 et 84 », (E3). Ou encore : « Moi, j'ai laissé mes enfants au pays, je ne sais pas s'ils ont mangé, s'ils ont bu ou je ne sais quoi. », (E2).

Les revenus perçus en France par le jeune travailleur migrant d'alors, originaire de la campagne, permettaient souvent de mettre un peu d'argent de côté, de se marier et

Les diplômé-e-s chômeurs et chômeuses, pour défendre leurs droits s'organisent en coordination. Ils et elles sont ainsi au centre de bon nombre de mouvements sociaux en Afrique du Nord. Ce qui fait d'eux et d'elles les cibles de la répression policière et bon nombre d'entre eux/elles croupissent dans les prisons marocaines, algériennes et tunisiennes. Rappelons ici que la détresse psychologique dans laquelle se trouvent ces chômeurs et chômeuses a poussé certains d'entre eux à s'immoler par le feu. C'est notamment ce qui a contribué au déclenchement en 2010 des grandes révoltes populaires en Tunisie - et dans bon nombre de pays d'Afrique du Nord et du Moyen orient -.

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d'assurer la migration de sa famille vers la ville la plus proche pour l'accès à l'école et aux autres services de la ville où s'installait ainsi la femme qui élevait seule les enfants. « Avant de venir en France je vivais à la campagne où j'étais paysan. Après être venu en France, je me suis marié et on a habité en ville, à Meknès où mes enfants sont nés. », (E2).

La maison en ville constitue ainsi un « quartier général » (E1) par lequel les membres de la famille restés à la campagne peuvent transiter avant une installation définitive pour eux aussi. Ils peuvent encore y venir pour profiter temporairement des services de la ville et particulièrement y poursuivre des études dans les lycées et les universités mais aussi des loisirs comme le montrent les propos de notre interlocutrice dans l'entretien 1 qui, rappelons-le, est une dame dont la maison - où elle a élevé seule ses enfants jusqu'à ce qu'ils soient financièrement indépendants, pendant que son mari travaillait en France - est à Meknès :

Oui Meknès, dans la ville, pas dans la campagne. La capitale ismaïlienne, c'est là-bas notre quartier général [...] Plusieurs membres de la famille sont venus étudier chez moi, les enfants de mon oncle [...] notamment celui dont je t'ai parlé qui est devenu pharmacien [...] il venait s'amuser, il ne venait pas me voir (rire). Il allait à la piscine et il sortait tout le temps..., (E1).

Il y a ainsi un exode rural qui se fait en parallèle et suite à la migration en France. Au Maroc par exemple, il existe actuellement autour de certaines grandes villes, des banlieues où se retrouvent majoritairement les familles d'émigrés. C'est le cas de Aït Melloul, grande banlieue d'Agadir où ne se sont installées en grande majorité que des familles d'émigrés de l'Anti-Atlas, ou encore de Toulal, banlieue de Meknès où se sont établies les familles d'émigrés de l'Atlas, du Rif et des autres campagnes avoisinantes.

Cependant, les villes et les quartiers populaires où s'installent les familles d'immigrés partis en France et/ou les familles ayant connu l'exode rural, se caractérisent - malgré les services - par de forts taux de chômage et de précarité. La jeunesse, faute de moyens et d'emplois stables, a du mal à quitter la maison familiale et à être indépendante financièrement. Le grand nombre de diplômés chômeurs - et le sort qui leur ait réservé51-

51 Les diplômé-e-s chômeurs et chômeuses, pour défendre leurs droits s'organisent en coordination. Ils et elles sont ainsi au centre de bon nombre de mouvements sociaux en Afrique du Nord. Ce qui fait d'eux et d'elles les cibles de la répression policière et bon nombre d'entre eux/elles croupissent dans les prisons marocaines, algériennes et tunisiennes. Rappelons ici que la détresse psychologique dans laquelle se trouvent ces chômeurs et chômeuses a poussé certains d'entre eux à s'immoler par le feu. C'est notamment ce qui a

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fait perdre tout espoir en l'école. L'immigration vers l'Europe paraît alors être l'unique solution pour beaucoup de jeunes qui aujourd'hui encore tentent coûte que coûte leur chance, très souvent au péril de leur vie, comme le montrent les drames de l'immigration clandestine et autres naufrages de « pateras » dont les médias se font régulièrement l'écho.

Les propos qui suivent témoignent de ces problématiques liées au territoire de départ que vivent notamment les enfants du travailleur puis du retraité immigré :

Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont rien à faire à part manger, dormir et c'est tout ! Ils ne trouvent rien à faire [...] J'en ai un, il est sorti de l'école en 5ème, il ne voulait pas étudier. Mais lui ça va, il s'est débrouillé ; il est en Italie il travaille et il est indépendant [...] Mon fils qui est en Italie, il est venu d'abord en France. Il est allé chez sont père. Son père a voulu le ramener au Maroc. Mais il lui a dit qu'il ne voulait pas y retourner [...] Il a arrêté l'école en 5ème au Maroc, il ne voulait plus étudier [...] Même s'il était très jeune, il était débrouillard. Il est parti en Italie. Il a fait ses papiers là-bas, en ce moment il fait des démarches pour la nationalité. Il travaille et il a deux petites filles. (E1).

Cet autre interlocuteur, conscient de la dépendance financière des familles restées au pays, vis-à-vis des revenus perçus en France par le travailleur puis le retraité, exprime ici son inquiétude et son impuissance :

Mes enfants [...] je leur envoyais toujours 400 ou 500 euros. Maintenant, je ne leur envoie que 300, c'est quoi 300? Il y a le loyer de la maison au Maroc. J'ai juste un fils qui travaille, je ne sais même pas s'il donne de l'argent à sa mère ou pas, les 3 autres enfants ne travaillent pas [...] 300€ ! Avec ça il faut choisir entre manger, louer la maison, payer l'électricité et l'eau [...] Je touche 600€, j'envoie à mes enfant 300€ il me reste 300€ [...], (E 2)

Ainsi le territoire de départ - en proie, à l'exode rural, au chômage et à la précarité - est souvent perçu par l'immigré comme une charge à assumer et comme un rappel permanent de la raison de sa présence en France. En effet, ce territoire de départ semble être celui d'une double dépendance/contrainte : celle du travailleur/retraité qui se sent responsable et lié à ce territoire et celle de sa famille restée au pays dont les conditions de vie dépendent des revenus de ce même travailleur/retraité.

Dès lors, le territoire de départ peut être caractérisé à différentes échelles imbriquées entre elles :

- Au niveau micro-local : il y a le village et la campagne d'origine. Celle-ci se situe le plus souvent dans des régions marginalisées depuis longtemps et se caractérise par une petite paysannerie pauvre. Ce territoire de départ est marqué par un contexte de

contribué au déclenchement en 2010 des grandes révoltes populaires en Tunisie et dans bon nombre de pays d'Afrique du Nord et du Moyen orient.

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misère, constitue le principal réservoir de main-d'oeuvre et renvoie au point de départ de l'émigration des années 1960-1980 vers la France. En effet, la grande majorité des personnes rencontrées sont originaires du milieu rural et sont venues en France, en partant de leur village d'origine.

- Au niveau local : il y a l'exode rural - qui est aussi dû au contexte de misère qui règne dans les campagnes - et le passage de la famille de l'immigré vers la ville qui se trouve à proximité, vers la capitale régionale. Le territoire de départ prend ainsi une dimension régionale et ce d'autant plus que la connexion entre la ville de résidence de la famille nucléaire et le village d'origine reste très forte du fait des visites régulières des membres de la famille. L'immigré qui rentre pour les vacances passe ainsi par la ville où se trouve la famille nucléaire et aussi par le village d'origine situé plus ou moins à proximité. A cette échelle, le territoire de départ se caractérise par des quartiers populaires et des banlieues où réside la famille de l'immigré. Le chômage et la précarité y sont tels que beaucoup de familles restent dépendantes des revenus du travailleur immigré en France et actuellement de ceux du retraité immigré.

- Au niveau global des grands ensembles régionaux : l'Afrique du Nord constitue un territoire de départ marqué par l'héritage colonial et par la domination néocoloniale. En effet, il s'agit d'un territoire réservoir de main-d'oeuvre pour les secteurs d'activités de l'économie française. Ces derniers y organisent, avec la complicité des autorités locales, des recrutements massifs et institutionnalisés qui conditionnent et cadrent les déplacements et les flux. Ainsi, le territoire de départ apparaît comme un territoire d'enfermement qu'il est difficile de quitter, comme un territoire-prison. Le contexte de misère sociale qui y règne favorise cette migration massive et la prolonge dans la durée.

2.2 Territoire de circulation :

Selon le pays d'origine et le statut du migrant - premier contrat où le billet est payé par l'employeur et les modalités du trajet fixées par les employeurs français et l'O.M.I, retraité et vacancier contraint par le travail et/ou l'administration - le territoire de circulation, sa perception par le migrant et ses points de passage varient. Il y a des points de passage obligatoires que toutes les personnes rencontrées ont empruntés au moins une fois. C'est le cas des ports de Tanger, d'Alger, de Tunis, d'Algésiras, de Sète, de Marseille

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ou de Toulon qui constituent des lieux de transit caractéristiques par l'intensité des flux qui les traversent depuis des décennies.

Pour les immigré-e-s âgé-e-s marocain-e-s rencontré-e-s, qu'ils/elles aient été recruté-e-s par le système des contrats, ou qu'ils/elles soient venues en France via le regroupement familial, tous et toutes sont passé-e-s par « la route de Aïn Borja »52 : « A chaque contrat c'est l'Office National d'Immigration et le bureau est à Casablanca à Aïn Borja, tout le Maroc passe par Aïn Borja , tout le Maroc, de El Hoceima, de Nador du Sahara, tout le monde passe par Aïn Borja », (E3).

Si pour le regroupement familial, la venue en France est organisée et prise en charge par les familles elles-mêmes, le système des contrats organise quant à lui, la venue des travailleurs. La prise en charge est totale et le parcours balisé : « Ils te donnent un billet gratuit pour venir en France, là où tu es recruté », (E3). Ainsi, les travailleurs marocains vont - en masse - prendre le train de la gare de Casablanca à la gare de Tanger qui se trouve à l'entrée du port.

Ensuite, après le passage par des contrôles douaniers sévères, c'est le bateau jusqu'à Algésiras - où il y a de nouveau, l'étape de la douane -, puis le train jusqu'à Madrid où les migrants sont divisés selon la région géographique où ils vont travailler. Ceux qui partent pour le Sud-ouest et l'Ouest de la France, prennent le train pour Hendaye et on leur donne « une étiquette « Hendaye » pour les marquer »53.

Ceux qui vont travailler dans le Sud et l'Est de la France prennent le train pour Barcelone, Perpignan, Montpellier, etc. A partir des gares, les travailleurs migrants se dispersent. Pour beaucoup d'entre eux qui, rappelons-le, quittent leur campagne pour la

52 Ce terme retranscrit de l'entretien 1 est largement utilisé par les Marocain-e-s de France pour désigner les parcours géographiques mais aussi administratifs qui sont ceux du regroupement familial et des recrutements via le système des contrats. La grande majorité des Marocain-e-s vivant actuellement en France sont venus via le système des contrats - c'est le cas des hommes venus au cours des années 1950, 60, 70 et 80 - ou via le regroupement familial - c'est le cas des femmes et des enfants en bas âge -. Ces deux démarches sont centralisées par l'Office Français des Migrations Internationales (O.M.I.) dont le bureau marocain est à Aïn El Borja.

53 Propos recueillis auprès d'un interlocuteur lors de discussions informelles concernant la première venue en France.

première fois, ce voyage qui dure au moins quatre jours, constitue un choc psychologique et culturel lié au fait de se retrouver dans un milieu complètement étranger par son système de fonctionnement et du fait de la langue : « A la gare de Casablanca, il y avait des gens, les pauvres, qui étaient complètement perdus, les patrons venaient les chercher à la gare », (E3). Pour les travailleurs saisonniers du système des contrats, la circulation entre Maroc et France se fait ainsi pour chaque voyage : « Tu restes en France 6 mois et tu rentres au Maroc 6 mois et l'année d'après tu fais la même chose, pour chaque contrat, il fallait passer par Aïn Borja », (E3).

Par la suite, les travailleurs qui sont maintenant des résidents en France, d'un point de vue administratif car ils disposent de la carte de résident valable 10ans, travaillent à longueur d'année. Au niveau local et régional - français - ces travailleurs circulent de ville en ville et de région en région pour trouver du travail. Cette circulation se fait souvent en fonction des réseaux de connaissances et elle est motivée uniquement par le fait de trouver un travail et un pied-à-terre le plus facilement possible.

Certaines personnes rencontrées ont ainsi résidé, entre 1 et 5 ans, dans plus de 7 villes différentes, et dans plus de 4 régions différentes : « Une fois que j'ai obtenu mon titre de résidence de 10 ans je suis allé partout en France pour travailler avec les entreprises du bâtiment. », témoignent ces propos recueillis lors de discussions informelles ou encore ceux qui suivent.

Pour Marseille, je connaissais des gens de chez moi. Je suis allé chez eux pour le travail. Ils ont demandé à leur patron et ils m'ont fait travailler avec eux là-bas jusqu'à ce que le travail soit fini et j'ai cherché encore. Je suis venu à Nîmes chez des gens de chez moi aussi. J'ai trouvé un travail avec eux. Des connaissances du pays. (E2).

Ainsi, pendant les périodes de travail, les retours au pays se font selon les congés54. Il faut que ces derniers soit assez longs car le voyage - qui se fait maintenant en voiture ou en car - dure 4 jours à l'aller et 4 jours au retour : « A cette époque, pas d'autoroutes en

54 Soulignons ici que plusieurs travailleurs rencontrés - sous différentes pressions décrites précédemment et liées au besoin de travailler - acceptaient des contrats tacites avec leurs employeurs qui ne toléraient aucune absence longue. Ainsi, ces personnes enchaînaient 2 voire 3 ans de travail (avec une semaine de repos, de temps en temps) sans aucun respect du code du travail : « J'ai travaillé là-bas 2 ans avant de pouvoir retourner au pays », dit notre interlocuteur (E2)

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Espagne »55, et les routes marocaines ne sont guère mieux. Les personnes interviewées (E1, E2 et E3) sur les retours pendant cette période de travail, parlent toutes avec précision du temps accordé à ce retour au pays : « Je ne dépassais pas un mois par an. Si j'avais dépassé le mois le patron me disait de partir », (E2). Ou encore : « Quand mon mari travaillait, il passait avec nous 25 jours pas an et il revenait ici, en France pour travailler », (E1).

Si les congés sont plus ou moins les mêmes pour l'ensemble de la classe ouvrière, cette contrainte de 5 semaines pour les travailleurs célibataires géographiques marocains s'ajoutant aux 10 jours (aller/retour) de traversée56, au mauvais état des routes, à leur dangerosité57, à la barrière de la langue, notamment en Espagne, et à la confrontation aux douaniers espagnols puis marocains, cette contrainte fait que le trajet des vacances est vécu comme un parcours du combattant. Il faut faire vite. La traversée se fait sans aucun arrêt - ou du moins les arrêts sont limités à de courtes pauses pour manger ou faire ses besoins -, donc sans penser ou s'autoriser à s'arrêter en route pour de vrais moments de repos ou de tourisme, faute de temps mais aussi de moyens.

Les vacances sont ainsi faites pour visiter la famille. Tant que la santé le leur permet, les célibataires géographiques font le voyage en voiture ou en car, avec des collègues dans la même situation de célibat. En effet, les familles voyagent généralement entre elles, dans la grande voiture familiale et le billet d'avion à l'époque est tout simplement hors de prix. Une fois à la retraite et une fois que « la santé ne suit plus », pour rentrer au pays, les vieux célibataires géographiques prennent l'avion dont le prix des billets est plus abordable de nos jours, particulièrement en ce qui concerne les vols entre le Maroc et la France : « Quand je pouvais conduire, je prenais la voiture, maintenant que la santé ne suit plus, je pars en avion. », (E3).

Ainsi, le territoire circulatoire est balisé, limité et marqué par des contraintes administratives, matérielles, sociales - on rentre pour voir la famille - et psychologiques

55 Propos recueillis auprès d'un interlocuteur lors de discussions informelles concernant les retours effectués au pays.

56 Traversée d'une partie de la France et d'une partie du Maroc.

57 Les grandes migrations d'été - où les Marocain-e-s d'Europe retournent au pays, en voiture - sont le théâtre de nombreux accidents de la route mais aussi de vols dont sont victimes ces personnes, de nuit comme de jour, notamment sur les aires de repos.

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qui ne permettent pas une véritable liberté de circulation. Même si on bouge, on est en vase clos, c'est toujours le même itinéraire dont on ne peut sortir : soit la route de l'Est via Barcelone, soit la route de l'Ouest, via Hendaye. Le trajet est vécu comme étant un parcours du combattant qu'il faut suivre le plus rapidement possible, en espérant ne pas avoir de soucis avec les différentes douanes, ni d'accident ou de problèmes de voiture, ni d'autres types d'ennuis. On peut dire aussi que circuler entre le territoire de départ et le territoire d'arrivée et de résidence rappelle constamment à celui/celle qui y circule, sa condition d'immigré/émigré. Cette circulation est alors paradoxalement non pas le signe d'une liberté mais plutôt d'un enfermement dans ce qui s'apparente à un territoire à la fois physique et symbolique marqué par la contrainte.

2.3 Territoires d'arrivée et de résidence :

Nous avons vu dans les parties précédentes les conditions et le statut qui marquent la venue en France des personnes rencontrées. Les témoignages évoquent des « gens complètement perdus », (E3), ce qui laisse percevoir le choc psychologique et culturel que la venue en France a pu susciter. Le fait que les recrutements organisés en Afrique du Nord ciblaient particulièrement le milieu rural et ses populations paysannes au mode de vie différent est pour partie, à l'origine de ce choc.

En effet, du point de vue de l'organisation sociale par exemple, dans ces campagnes - et c'est d'autant plus vrai à l'époque des années 1930, 1940 et 1950, à laquelle sont nées les personnes rencontrées - dominent une organisation tribale mais aussi une économie paysanne traditionnelle. Celle-ci est basée sur le travail collectif et l'entraide où tout le monde se regroupe pour les grands travaux agricoles, dans le champ de l'un puis celui de l'autre. La culture est orale et l'imaginaire est nourri par un environnement riche.

Partant, l'arrivée sur le territoire français - qui se caractérise par une urbanisation avancée, par une organisation du travail fondée sur le couple patron /salarié et par un système institutionnel et administratif centralisé et où tout se fait par écrit - cette arrivée impose alors un mode de vie différent, impliquant des comportements autres, étrangers, voire étranges, pour le nouvel arrivant.

Mais c'est aussi dans la nature paternaliste de ces recrutements qu'il faut également chercher une explication au choc subi par le travailleur migrant. En effet, en programmant

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la prise en charge d'une bonne partie de la condition immigrée : le voyage jusqu'en France et parfois même l'hébergement et en mettant en place des pratiques condescendantes : soumission aux visites médicales du candidat au départ et sélection de celui-ci sur la base de sa seule force physique, ces recrutements ont conditionné le rapport entre le travailleur migrant et le reste de la société française le plaçant ainsi dans une position de subordonné.

Cette position de subordonné - qui conditionne l'accès au territoire d'arrivée - est entretenue, par la suite, par le statut de travailleur saisonnier puis celui de travailleur en séjour qui conditionne le fait de résider en France à l'obtention d'un contrat de travail. Le territoire d'arrivée et de résidence est par conséquent un territoire où il faut travailler et sur lequel on n'est pas sûr de rester. Il apparaît alors comme un territoire où le travailleur migrant est en sursis.

« Si tu t'arranges avec le patron [...] là tu fais tes papiers, il fallait au minimum 1 an de travail consécutif. », (E3). Ce témoignage montre bien la situation dans laquelle se trouve le travailleur migrant : il faut « s'arranger » avec le patron pour pouvoir vivre sur le territoire français. Ainsi, avec les contrats et les titres de séjour provisoires, le territoire de résidence est un territoire où l'on doit sans cesse négocier et surtout, faire des concessions, notamment au patron si on veut y rester.

Ce rapport au territoire est producteur de conséquences importantes sur le rapport aux droits de ces travailleurs. En effet, il est difficile de penser à de bonnes conditions de travail et de logement si l'on n'est pas sûr de rester, si la première priorité est de « faire ses papiers », en gardant coûte que coûte son travail.

Cette situation vis-à-vis du statut sur le territoire français qui a été celle de tous les travailleurs migrants nord africains rencontrés - qui sont venus en France entre les années 1960 et 1980 - a permis aux patrons de disposer d'une main-d'oeuvre encore plus travailleuse que les autres et surtout plus docile et moins revendicatrice face aux injonctions qui lui étaient faites. « Après Salon-de-Provence, je suis allé dans le 04 à Manosque, j'ai travaillé là-bas 4 ans chez un gaouri58, il avait un contremaître tunisien,

58 « Gaouri » veut dire « étranger blanc » en langage courant d'Afrique du Nord. Ce mot, héritage de la colonisation s'emploie souvent pour désigner les Européens en général. Ici, il est utilisé pour désigner le puissant patron.

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quand il y avait du travail difficile, ils appelaient les Arabes. », (E2).

Le rapport au travail de ces migrants en quête de stabilité dans leur statut administratif, est marqué par un mélange particulier - un aspect paradoxal - entre précarité et sécurité. Le sentiment de sécurité est produit par le fait de percevoir un revenu pour soi et pour la famille restée au pays, mais aussi et surtout par le fait de disposer de contrats de travail qui permettent un changement de statut et/ou au moins un maintien sur le territoire.

Ce sentiment de sécurité est aussi entretenu par le modèle paternaliste suivi par les patrons qui logent souvent leur travailleurs, c'est particulièrement le cas des ouvriers agricoles, comme le montrent les entretiens E2 et E3. Le sentiment de précarité quant à lui, est tout simplement le produit d'un constat personnel fait sur sa propre condition de vie.

Ainsi, les témoignages font ressortir le paradoxe évoqué ici, qui a pour conséquence une dépendance particulièrement forte vis-à-vis des patrons, comme le montre ces échanges :

Je suis venu en France [...] la première fois, [...] j'ai travaillé 14 jours et le gaouri m'a mis en arrêt de travail [..]. Il ne voulait plus me faire venir travailler déjà là-bas au pays mais mon beau frère lui a demandé de me laisser juste venir avec le contrat et que lui s'occuperait de me trouver où travailler [...] Je suis allé à Orange où j'ai refait un contrat d'un an. J'ai habité chez le gaouri dans le mas, il nous a donné un logement, mais il avait beaucoup de travailleurs. [...] on était 70 à dormir dans le hangar et à travailler dans ce même mas chez le même patron. Le logement, c'était un logement de zoufri59 et c'est tout !

- C'était comment ? Des lits superposés ? Comment?

- Non, non ! Qui se souciait de toi, toi qui connais juste le contrat et c'est tout. Quel lit ? Il nous a donné un hangar beaucoup plus grand que cette pièce, avec deux garages, un où on a installé des paillasses et l'autre, on y cuisinaient et on y mangeait, puis on allait dormir à côté. Je suis resté 5 ou 6 ans chez ce patron et dans ce logement [...] Les patrons, y en a qui te donnent un hangar, y en a qui te donnent un vieux logement. Ils ont toujours donné des logements, même si c'étaient de mauvais logements mais qu'est-ce que tu veux faire les Arabes, c'est ça !

- Comment ça ?

- Les patrons, ils s'en fichent des Arabes, les Arabes... Ils te donnent du travail et ils te disent : « tiens, fais comme tu veux ici et habite !, (E2).

« En 1972, je suis venu par contrat de travail de l'Office National d'Immigration. [...] De 1972 à 1979, je

logeais gratuitement, dans le domaine agricole, chez le patron. On vivait à 4 ou 5 dans un F2.»60, (E3).

59 Terme utilisé en Afrique du Nord pour désigner un ouvrier célibataire sans attache familiale, vivant seul, par extension : menant une vie dissolue.

60 Notons ici que cette personne a pu obtenir une carte de résidence de 10 ans, au bout de 7 ans de travail et de logement dans le même domaine, avant de retourner au Maroc « pratiquer l'agriculture » pendant 10 ans moins deux mois ce qui lui a permis de revenir en France via cette carte de résidence « pour cause de sécheresse au Maroc ».

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Ainsi, comme nous l'avons dit, le rapport au territoire est producteur de conséquences importantes sur le rapport aux droits de ces travailleurs. Ces derniers, du fait de leur statut administratif précaire et instable sur le territoire, sont sans cesse dans une position subalterne vis-à-vis des patrons. Leur priorité étant de passer à un statut de résident qui donne droit à une carte valable 10 ans, les travailleurs migrants sont prêts à fermer les yeux sur les mauvaises conditions de travail et de logement.

Cette situation se prolonge après l'obtention du statut de résident pour ceux qui souhaitent faire le regroupement familial. En effet, là aussi, la résidence en famille sur le territoire français est conditionnée par un travail stable. Les personnes rencontrées, qui n'ont pas pu réussir leur regroupement familial, ont dû se résoudre à vivre seules sur le territoire français. Ce territoire constitue maintenant - depuis quelques années déjà - un cadre dans lequel on travaille, dans lequel on réside à l'année et, aujourd'hui, dans lequel on sent qu'on ne pourra jamais vivre en famille, avec ses enfants :

« Je voulais faire le regroupement familial, mais rien ! Au bout d'un moment je me suis fatigué et j'en ai eu assez [...] Je me suis fatigué en essayant de les ramener mais en vain ! Maintenant ils ont grandi. Tu vois, la situation n'est pas terrible ! », (E2).

Une fois à la retraite, le problème n'est plus de stabiliser sa situation administrative et de consolider son enracinement en faisant venir sa famille. Maintenant, la résidence est une condition à laquelle on doit se soumettre, une obligation. En effet, pour les vieux célibataires géographiques, la présence sur le territoire de résidence est contrainte par la situation financière et/ou par les problèmes de santé : Les petites retraites sont dépendantes d'aides sociales soumises à la condition de résidence et les malades doivent consulter et être hospitalisés en France où les soins sont pris en charge contrairement au pays d'origine.

« A chaque fois, je vais, je viens. A chaque fois, je vais, je viens ! Même maintenant qu'on est à la retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que sinon c'est l'ASPA qui est supprimée. Donc je reviens à cause de ces papiers, tout le monde revient à cause de ces papiers. », (E3).

Et sur la nécessité de se soigner en France, la même personne continue :

J'ai des hospitalisations pour des problèmes de santé. Au Maroc il n'y a rien. Moi j'ai des problèmes de santé [...] j'ai un défibrillateur, avec une pile, ici je suis suivi, un suivi médical, en cardiologie et en pneumologie, les deux [...] Ah, oui ! Je suis obligé de revenir à chaque fois. Chaque fois que je ne me sens pas bien, je reviens. Je ne pars pas d'ici avant d'avoir pris mes rendez-vous. Et tous les vieux que tu vois ici ne reviennent que pour leurs problèmes de santé, sinon ils n'ont rien à faire ici., (E3).

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Ou encore : « Le médecin m'a dit que si je voulais vivre je ne devais pas partir au Maroc, si j'y vais, je ne dois pas tarder. », (E2)

Ainsi, la présence sur le territoire est vécue comme une contrainte. L'unique « avantage » qu'il y a à résider en France seul et malade est le fait de pouvoir se soigner ou du moins être suivi par des médecins pour des maladies souvent incurables. Les vieux migrants organisent ainsi comme ils peuvent leur séjour entre ici et là-bas, entre territoire de résidence qui n'est plus vraiment le lieu de résidence à l'année mais le lieu de résidence administrativement parlant, et territoire de départ/d'origine qui redevient de plus en plus un lieu de résidence, sans pour autant l'être totalement :

- Comment organisez- vous votre année ?

Je fais moitié-moitié. L'essentiel, c'est que je ne dépasse pas 6 mois de l'année, là-bas. Donc je passe 2 mois ici et je pars 2 mois là-bas. Je fais des va-et-vient quoi ! Et dès que j'arrive à 6 mois passés hors de France je ne bouge plus, jusqu'à ce que vienne l'année d'après, (E3).

Ou :

Arrivé à la retraite, il n'a pas pu rentrer définitivement parce que sinon il lui prenait l'argent de sa retraite. Quand il a commencé à tomber malade, il venait au Maroc pendant l'année, et notre fille le ramenait en France pendant l'été, pour voir les médecins et tout [...] Quand la maladie de mon mari s'est aggravée, le médecin lui a dit de choisir : soit il reste ici, soit il rentre au Maroc, mais pas de va-et-vient !, (E1).

Ou encore, toujours sur la condition de résidence pour la perception de l'ASPA :

« Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce qu'on meure [...] Comment peux-tu rester là 6 mois sans travailler ni rien. Tu restes là tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es là, tu restes là. Pourquoi ? [...] On reste ici jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue. Ce n'est pas possible ! [...] Regarde, depuis que je suis jeune, depuis 1972 je suis en France. Là on est en 2014 et ils veulent encore que je reste là. », (E2).

En somme, on peut dire que tous les territoires que nous avons tenté de saisir jusque-là : territoires de départ, de circulation, d'arrivée et de résidence s'avèrent être marqués par la contrainte et sont anxiogènes pour les travailleurs immigrés nord-africains âgés et isolés auprès desquels nous avons mené notre enquête.

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3. Aspects sociaux: une trajectoire globale

3.1. Les cadres sociaux de la trajectoire : causes de l'émigration et imaginaire migratoire

3.1.1 Le cadre social de l'émigration

Nous avons déjà souligné que les personnes âgées qui font l'objet de cette étude, sont toutes nées à la période coloniale. Nous avons également rappelé comment le colonialisme a transformé les territoires colonisés, d'un point de vue économique, politique, social et culturel, contribuant ainsi à creuser un fossé entre, d'une part, les régions qui représentent un intérêt économique - et dans lesquelles serons construites des routes, des lignes de chemin de fer, des écoles, etc. - et d'autre part, les régions délaissées. Un fossé s'est également installé entre les colons et l'élite locale collaboratrice, d'une part et les paysans et le petit prolétariat des villes, d'autre part.

Ce contraste dans le paysage social du territoire de départ sera par la suite entretenu par les élites nationalistes au pouvoir, notamment à travers la mise en place d'un enseignement élitiste qu'elles encourageaient, comme l'a si bien fait remarquer la personne de l'entretien 3 en parlant de Allal el Fassi qui partait faire la promotion de l'arabisation de l'enseignement dans les campagnes marocaines. Le territoire de départ est donc, comme nous l'avons dit, marqué par un contexte de misère sociale, notamment dans les campagnes qui se vident en raison de l'exode rural et/ou les départs vers l'étranger.

Ainsi, toutes les personnes rencontrées sont nées dans le milieu rural et/ou font partie de la première génération à avoir grandi en ville. Beaucoup pratiquaient l'agriculture avant de venir en France, en tant que petits paysans, « fellahs ». C'est le cas des personnes de l'entretien 2 et de l'entretien 3. Dans son témoignage, cette dernière montre, d'une part, la dépendance de la condition de « fellah » aux aléas climatiques et d'autre part, combien la précarité de cette situation pousse à l'émigration. En effet, questionnée sur les raisons de sa venue en France, la personne répond : « La sécheresse ! En 85, 86, 87, il y avait la sécheresse au Maroc. C'était donc pour des raisons économiques. J'avais à ce moment-là 3 enfants, qui sont nés en 73, 82 et 84. », (E3).

Dans ce témoignage, la personne fait clairement le lien entre l'émigration vers

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laquelle elle a été poussée, sa condition de « fellah » - dont les revenus dépendent du climat - et ses enfants, laissant ainsi comprendre la difficulté voire l'impossibilité d'assurer une vie décente - d'un point de vue matériel et économique - pour sa famille et pour elle-même. La migration paraît ainsi comme la solution à ce problème. Cependant, il est à noter que cette personne parle ici des raisons de sa deuxième venue en France, faite en 1989 après une tentative de réinstallation au Maroc qui a avorté pour les raisons que nous avons évoquées précédemment. La première venue, quant à elle s'est faite en 1972, avant le mariage et les enfants. A propos de cette première venue, cette personne déclare : « Ce sont les amis et les copains qui m'ont poussé à venir en France. », (E3).

Ici, c'est le réseau social et le rôle qu'il a joué dans cette migration qui sont mis en avant. Parmi les personnes rencontrées, plusieurs sont venues en France « poussées » par ce réseau social et/ou familial, et notamment par les membres déjà présents en France. Outre le soutien technique qu'il fournit - contrat de travail, attestation d'hébergement, avance des frais liés à l'émigration, etc. - pour faciliter la venue en France du migrant, ce réseau alimente l'imaginaire d'une France, idéalisée comme un territoire-Eldorado, où les conditions matérielles seraient bien plus avantageuses que celles qui existent dans le territoire où vivent les candidats au départ. Ces derniers ayant un profil jeune et étant en quête d'indépendance financière - qui permette de construire sa propre maison et de « fonder une famille » - sont donc particulièrement sensibles au discours porté par les copains du même âge, qui travaillent en France.

Ainsi, plusieurs personnes rencontrées se sont mariées et ont eu leur premier enfant dans la période qui a suivi l'arrivée en France. C'est le cas de la personne de l'entretien 3 qui est venue en France en 1972 - « poussée par les copains » - et qui a eu son premier enfant en 1973. D'autres témoignages montrent aussi clairement le lien entre venue en France, indépendance économique, mariage et enfants : « Avant de venir en France, je vivais à la campagne où j'étais paysan. Après être venu en France, je me suis marié, on a habité en ville, à Meknès où mes enfants sont nés. », (E2).

Cependant, notons qu'il arrive que le réseau social, et plus particulièrement familial, empêche l'immigration d'avoir lieu, c'est notamment le cas pour les femmes qui - dans une organisation sociale patriarcale - se voient souvent attribuer le rôle de la personne qui reste avec les parents vieillissants, qui éduque les enfants et qui garde la maison familiale. Ainsi, à la question pourquoi n'y a-t-il pas eu de regroupement familial, la

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personne de l'entretien 3 répond qu'il agissait d'un choix sans toutefois préciser s'il était individuel ou collectif : « En 1979, mon père est mort. J'ai ma mère qui est toujours vivante jusqu'à maintenant, je ne pouvais pas la laisser toute seule. C'était la seule raison. Ma femme, mes enfants et ma mère vivent ensemble jusqu'à présent. », (E3).

Ce statut social de femme au foyer célibataire géographique, dans le pays d'origine, dans lequel se retrouvent les femmes, est assigné pour partie, par la politique migratoire française sexiste. En effet, les recrutements organisés et massifs visaient principalement et même uniquement les hommes, et le regroupement de la famille rendu possible tardivement61 et en restant soumis à des conditions strictes, constituait pour la grande majorité des femmes nord-africaines la seule possibilité - légale - de venir résider en France62. Par ailleurs, notons qu'il y a la « mentalité bizarre », évoquée par notre interlocutrice (E1) de certains maris qui décident de façon unilatérale, qui intervient pour beaucoup dans le cantonnement de ces femmes au statut de femme au foyer célibataire géographique, statut qu'elles n'ont - dans ce cas - en rien décider d'occuper. Ainsi, la personne de l'entretien 1 questionnée sur la venue en France de son mari et sur les raisons du non regroupement familial répond:

Mon mari est venu en France au moment où mon dernier fils [...] n'avait même pas 40 jours. Il me l'a laissé, il n'avait même pas 40 jours. J'ai 4 enfants, et avec ce dernier ça fait 5 enfants. (...) Non, non, il n'a pas voulu le faire, (le regroupement familial) si au moins il avait ramené les garçons ! Je lui ai dit, que ce n'était pas la peine de me prendre moi, « moi je reste avec ma mère, prends au moins l'aîné, et après les autres ! ». Mais il n'a pas voulu, il disait que les enfants vont devenir mauvais et qu'ils vont faire ceci et cela... Mais c'étaient des paroles en l'air tout ça ! (...) Il disait que les garçons vont se marier avec des françaises et qu'ils vont rester ici perdus. Comme si on est bien là ! (au Maroc) Qu'est-ce que tu veux mon garçon, mon mari a une mentalité bizarre ! Il ne voulait pas. Je lui ai dit [...] C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! [...] Qu'est-ce que tu veux ! , (E1).

3.2 La condition sociale de l'immigration

Nous avons montré dans la partie précédente comment le statut de célibataire géographique, dans son rapport au territoire, place le travailleur migrant - qui cherche à résider avec sa famille - dans une situation de subordonné qui marque le rapport au droit de ce dernier. Ainsi, outre les concessions qu'il fait aux patrons pour des raisons décrites

61 Le regroupement familial n'a été rendu possible qu'au milieu des années 1970, de plus, pour que ce dernier ait lieu, il fallait que le mari en France ait le statut de résident (statut que les personnes rencontrées ont mis en moyenne 7 ans à avoir). De ce fait, la femme du travailleur migrant reste elle aussi un long moment dans le statut de célibataire géographique (en supposant que le regroupement familial ait lieu).

62 Ainsi, pour venir en France en tant que femme, il vaut mieux être une femme mariée.

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précédemment, liées au statut sur le territoire ou au désir d'entrer dans les critères de travail stable en vue du regroupement familial, le travailleur célibataire géographique est soumis à des contraintes spécifiques, du fait de son statut.

Ainsi, la personne de l'entretien 2 témoigne de deux accidents du travail consécutifs qui se sont produits sur le lieu de travail et qui ont engendré deux opérations au dos. Selon la personne qui a subit ces deux accidents, ces deux opérations et les séquelles physiques que tout cela a laissées, elle aurait dû percevoir une pension d'invalidité.

Cependant, ça n'a pas été le cas. La personne explique cela par le fait qu'elle ne sache ni parler, ni écrire, ni lire le Français pour pouvoir défendre ses droits, ainsi que par la discrimination dont elle a le sentiment d'avoir été victime : les gens de l'administration « n'aiment pas les Arabes », (E2). Notre interlocuteur a également expliqué ce qu'il considère comme une injustice par le fait que les enfants soient au pays et que cela ne permet pas, ne laisse pas le temps d'entamer une action en justice :

Ils m'ont payé mon mois de convalescence, mais je n'ai pas eu le droit à l'invalidité. Je me suis dit si je reste comme ça sans travailler, mes enfants ne vont pas vivre et tout et tout.., ils n'auront rien à manger donc je dois retourner travailler. Ils ne m'ont rien donné, je suis retourné travailler avec la douleur [...] Si c'était l'un des leurs, ils lui auraient donné son droit, parce que eux ils savent parler, et en plus ils ont leur lieu où habiter, manger et boire, jusqu'à ce qu'ils aient leurs droits. Moi, j'ai laissé mes enfants au pays, je ne sais pas s'ils ont mangé, s'ils ont bu ou je ne sais quoi. Et je ne sais pas ici ce que je vais leur dire, je ne suis ni lettré ni rien. Je me dis, c'est mieux si je meure, c'est mieux !, (E2).

On comprend aussi, à travers ces propos que la famille et les enfants restés au pays constituent un poids et une responsabilité qui sont à la seule charge du travailleur migrant. En effet, la famille ne perçoit que de petites allocations - symboliques - versées par l'état français dans le pays d'origine. Quant à ce dernier, il ne donne lui aussi que des minimas sociaux symboliques qui ne permettent en rien de vivre dignement. La femme au foyer restée dans le pays d'origine et les enfants sont ainsi totalement dépendants des revenus du travailleur puis du retraité.

S'agissant de la condition sociale de la femme célibataire géographique restée dans le pays d'origine, comme nous l'avons dis, celle-ci est la plupart du temps, totalement dépendante des revenus de son mari travailleur en France. En effet, hormis le fait que l'organisation sociale patriarcale du pays d'origine assigne aux femmes le rôle de s'occuper du foyer, cette situation est confortée par l'absence totale du mari et par la présence des enfants. La femme subit donc seule les contraintes que peut constituer le fait d'élever des

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enfants, avec tout ce que cela implique et représente, contraintes auxquelles s'ajoute souvent la prise en charge d'un membre de la famille vieillissant et malade.

Je n'ai jamais travaillé, j'ai travaillé pour mes enfants. J'étais femme au foyer [...] je m'occupais de mes enfants qui étaient encore à l'école et de ma mère qui était malade [...] Mon mari est venu en France au moment où mon dernier fils [...] n'avait même pas 40 jours. Il me l'a laissé il n'avait même pas 40 jours. J'ai 4 enfants, et avec lui ça fait 5 enfants [...] Non, je n'étais jamais venue le voir, avec les enfants en bas-âge, comment voulais-tu que je fasse ? [...] (Le regroupement familial) il n'a pas voulu le faire C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont rien à faire, à part : manger, dormir et c'est tout, ils ne trouvent rien à faire ! , (E1).

Souvent, - une fois que les enfants ont grandi - ce n'est que lorsque le mari vieillit et commence à comprendre que sa santé nécessite un suivi médical régulier - et donc une présence régulière voir totale en France - que ce dernier tente un regroupement familial pour amener sa conjointe qui va l'accompagner dans ses vieux jours.

Se posent alors le problème des revenus et des conditions du regroupement familial qui font que la femme passe souvent par une « phase sans papiers » :

- Quand vous êtes venue en France, c'était la première fois que vous veniez à l'étranger ?

Oui, c'était la première fois, je suis venue pour mon mari. [...]

Quand la maladie de mon mari s'est aggravée, le médecin lui a dit de choisir : soit il reste ici, soit il rentre au Maroc, mais pas de va-et-vient !

- Donc racontez-moi votre venue à Montpellier ?

A cette époque comme je te l'ai dit, j'allais et je revenais avec le visa. J'emmenais mon mari au Maroc, je devais revenir au Maroc parce qu'à l'époque, j'avais ma mère qui était malade. Quand ma mère est morte, on est revenu en France avec mon mari, et j'ai « brûlé »63 le visa. Quand le visa était encore valable, j'ai déposé le dossier à la préfecture pour la résidence, Ils me l'ont refusé. J'ai redéposé un autre dossier, ils me l'ont encore refusé. Je suis restée 3 ans sans papiers. Alors, j'ai pris un avocat. Mon mari a essayé de faire le regroupement familial pour moi, mais ils lui ont dit qu'il ne touchait pas assez d'argent. Ils lui ont dit qu'il faut toucher plus que 1000 euros. Mon mari voulait me ramener par la route de Aïn Borja mais ça ne s'est pas fait [...] Pourquoi tu crois que je suis ici moi ? Je suis là pour lui ! (E1).

C'est ainsi que se forme la situation sociale du couple isolé de vieux migrants. Dans ces couples, le mari, ancien travailleur célibataire géographique, est souvent dans un état de santé très dégradé, dû le plus souvent aux conditions de travail. Ainsi, c'est la femme qui prend tout en charge, les démarches administratives, le fonctionnement du foyer : ménage, courses, préparation des repas et le mari alors physiquement dépendant.

Je change mon mari, je le lave, je lui rase le visage, je prépare le petit déjeuner, je lui mets le masque pour la respiration, je lui branche l'oxygène, et après tout ça je sors. S'il y a des papiers à faire, je sors sinon, je fais ce que j'ai à faire, je fais le ménage, je lave le linge, je range la maison et voilà ! Pour les courses, ce n'est pas un problème, il y a tout ici, il y a le marchand de légumes. (E1).

63 « Brûler le visa » signifie ne pas respecter les délais de séjour qu'il impose sur le territoire français.

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Pour ce qui est des travailleurs célibataires géographiques qui deviennent - seuls - retraités célibataires géographiques, les petites retraites et/ou la condition de résidence, liée à la perception des aides sociales ou aux soins médicaux, marquent leurs conditions sociales. Ainsi, malgré les hétérogénéités - liées au montant des revenus perçus pour la retraite - constatées au sein de ce groupe, toutes les personnes rencontrées sont dans une détresse psychologique liée à la solitude. Pour les petites retraites, la détresse psychologique est encore plus grande. Celle-ci est principalement le fait de :

- La solitude qui est le résultat de la dépendance aux aides sociales et de la condition de résidence 6 mois de l'année sur le territoire français pour la perception de ces aides. Il s'agit ici principalement de l'allocation dite de Solidarité aux Personnes Agées (ASPA) qui comme nous l'avons dit, complète le montant de la retraite pour qu'il arrive à la somme de 791,99 euros par mois. Les personnes rencontrées qui ont droit à l'ASPA touchent en moyenne des retraites de 400 euros/mois. Nous avons vu des personnes qui avaient mois de 150 euros de retraite. Ainsi, on peut dire que ces personnes sont totalement dépendantes de cette aide sociale, puisque quand bien même elles rentreraient dans leur pays d'origine, elles ne pourraient pas vivre dignement avec de tels revenus. Il leur faut donc rester en France, seules, 6 mois de l'année. Pour les personnes rencontrées, cette condition pour la perception des revenus est vécue comme un supplice vecteur d'ennuis et de solitude. Les témoignages laissent paraître ces souffrances psychologiques :

Comment peux-tu rester là 6 mois sans travailler, ni rien ? Tu restes là tu ne vois pas tes enfants ni rien. Et toi t'es là tu restes là. Pourquoi ? [...] J'habite seul [...] Je rentre dans ma chambre juste pour dormir et le matin je sors. [...] Oui, je sors le matin, je reviens à midi ou bien des fois je reste à Plan-Cabane jusqu'à l'après-midi et je rentre. Je reste sur Plan-Cabane à regarder et c'est tout. Pour passer la journée et après je prends le bus et je rentre. (E2).

- Le second vecteur de détresse psychologique est lié aux faibles montants des revenus perçus en tant que retraité et donc au faible montant des revenus transférés à la famille restée au pays. Cette faiblesse des revenus, liée au fait de ne plus travailler - outre les conditions matérielles extrêmement difficiles - est lourde de conséquences pour l'image de soi. En effet, la perte de la justification et de la légitimité de la présence en France liée au travail provoquent une profonde remise en question de l'identité et la faiblesse des montants transférés porte atteinte au statut de chef de famille, comme le laissent entendre ces propos :

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Mes enfants, avant quand je travaillais [...] je leur envoyais toujours 400 ou 500 euros. Maintenant, je ne leur envoie que 300, c'est quoi 300? Il y a le loyer de la maison au Maroc. J'ai juste un fils qui travaille, je ne sais même pas s'il donne de l'argent à sa mère ou pas, les 3 autres enfants ne travaillent pas. Avant je leur envoyais de l'argent, maintenant je ne trouve pas quoi leur envoyer. 300, avec ça il faut choisir entre manger, louer la maison, payer l'électricité et l'eau. Et moi ici, il ne me reste rien. Je touche 600, j'envoie à mes enfants 300, il me reste 300. Et voilà, il n'y a rien, je n'ai même pas assez d'argent pour aller voir ma famille ! (E2).

Ainsi, le territoire d'arrivée constitue dans un premier temps - au début du parcours migratoire - un point de chute au sens propre où on arrive dans un lieu mais aussi pour cette population, avec un vrai choc psychologique et culturel lié au fait de se retrouver dans un milieu complètement étranger. Au fil du temps, des contrats et des titres de séjour qui se renouvellent, le territoire d'arrivée devient territoire de résidence : un cadre dans lequel va se faire le parcours professionnel, résidentiel et aussi de vie. Cependant, ce cadre de vie où l'on vit seul, sans possibilité de ramener ses enfants, restera marginal.

Au cours de la relecture de nos entretiens, nous nous somme rendu compte à quel point les termes « Ici » et « là-bas » - souvent utilisés par les chercheurs et les chercheuses qui travaillent sur les thématiques liées à cette migration - sont des termes qui reviennent régulièrement dans la bouche même des premier-e-s concerné-e-s. On peut même dire que ce sont les principaux termes utilisés par ces dernier-e-s pour désigner respectivement le territoire d'arrivée/de résidence, et le territoire de départ. Outre le fait que les entretiens et les discussions aient eu lieu sur Montpellier, donc « ici », ces termes désignent des représentations sociales de territoires sans nom mais familier et en même temps vagues mais comportant un imaginaire bien précis. Ainsi, la comparaison se fait sans cesse entre « ici » par rapport à « là-bas » et vice-versa : « Là-bas si tu vas dans une administration, que tu as besoin d'un papier ou de quelque chose d'autre, ils te répondent comme ici ? », (E1).

Les sentiments de colère et de détresse aussi sont exprimés en décrivant des situations par « ici » et « là-bas » : « Ils veulent encore que je reste . Mange ou ne mange pas, habite ou n'habite pas, dors ou ne dors pas, tes enfants là- bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça ! », (E2).

Ou encore des sentiments d'appartenance : « Mais ici en France, il n'y a personne qui en parle. Les plaintes et tout ça viennent de Hollande et de Belgique et nous ici les gens de France, on ne fait que suivre [...]. Mais ici en France, on ne fait que les suivre. », (E3).

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De plus, la liste des verbes utilisés pour marquer le déplacement entre « ici » et « là-bas » est réduite. En effet, c'est soit « partir » soit « rentrer » soit « aller » soit « venir ». Ces verbes décrivent quant à eux, les représentations sociales du territoire de circulation et des trajets marqués par les différentes contraintes décrites précédemment.

Outre les aspects que nous venons d'évoquer, il y a également la condition de l'immigré venu des anciennes colonies qui est liée aux représentations de cette communauté de migrant-e-s dans la société française. Ces représentations jouent un rôle important dans les trajectoires sociales.

4. Les (im)mobilités au regard des notions d'espace, de société et de politique

Dans ce qui précède, nous avons tenté de décrypter le référentiel politique ainsi que le cadre spatial et social de la trajectoire des immigré-e-s âge-e-s nord-africain-e-s rencontré-e-s à Montpellier. Ainsi, en utilisant les témoignages de ces personnes nous avons essayer d'analyser les territoires - de départ, de circulation, d'arrivée et de résidence - de manière à montrer la façon avec laquelle ces territoires sont imbriqués à toutes les échelles. La mobilité étant le lien transversal entre ces différents territoires et entre les différents paramètres politiques, spatiaux et sociaux qui cadrent la trajectoire globale, le but de notre analyse va être dès lors de faciliter la lecture des mobilités propres au groupe des personnes, objet de notre recherche.

Dans le cadre de la migration internationale qui est celui de la migration qui nous occupe ici, les mobilités sont à lire à différentes échelles et au regard des notions de pouvoir politique, d'espace et de société. Ayant abordé ces mobilités sous l'angle de la trajectoire globale, nous nous intéresserons particulièrement à la part d'immobilité dans ces présupposées mobilités - de la migration internationale - mais aussi à l'ancrage des migrant-e-s âge-e-s et isolé-e-s rencontré-e-s à Montpellier. Le croisement à différentes échelles sera ainsi fait entre une trajectoire globale spécifique - qui est celle des migrant-es nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s - et la pratique de la mobilité/immobilité. Nous organiserons ainsi cette partie en fonction des étapes clef de la trajectoire. Nous ferons la distinction entre la trajectoire du travailleur immigré célibataire géographique puis celle du retraité, d'une part, et la trajectoire de la femme au foyer, célibataire géographique puis en couple isolé, d'autre part.

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4.1 : Les (im)mobilités du travailleur puis retraité migrant célibataire géographique :

4.1.1 : L'étape que constituent l'arrivée et les débuts de l'enracinement en France :

Pour ce qui est de la période d'arrivée en France des travailleurs migrants célibataires géographiques actuellement à la retraite, qui rappelons-le sont venus via le système des contrats de travail au cours des années 1960, 70 et 80, nous pouvons dire que la mobilité non seulement au niveau international mais aussi au niveau local faisait partie des clauses du contrat. En effet, le système des contrats et de recrutement tel qu'il a été conçu, a ciblé une main-d'oeuvre laborieuse, disponible et prête à être très (im)mobile entre les pays, les régions, les secteurs d'activités et les entreprises. Ainsi, pour cette première phase qui correspond à celle de l'installation ou des premiers va-et-vient, nous pouvons précisément distinguer entre :

- Les travailleurs saisonniers qui restent quelques années dans ce système de contrat de 6 mois renouvelable chaque année. La pratique de la mobilité se fait donc à un niveau international et dans le cadre du contrat de travail à savoir : des déplacements tous les six mois entre le lieu d'origine et le lieu de travail, déplacement qui se font principalement par train et qui sont totalement pris en charge par l'O.M.I.

Ces contrats de 6 mois renouvelables chaque année - avec un retour obligatoire au pays à la fin de chaque contrat - constituaient pour certains, une mobilité « choisie » voire avantageuse, du moins en apparence : « Donc je travaillais 6 mois et je rentrais au Maroc pendant 6 mois, je pratiquais la chasse à l'époque et les randonnées, j'ai fait tout le Maroc. », (E3).

- Les travailleurs qui sont immédiatement sortis de ce système des contrats O.M.I. Ainsi, la plupart des hommes ont cherché à renouveler leurs contrats avec leur patron ou à en faire un nouveau en se trouvant un autre patron afin de stabiliser leur situation administrative en passant du statut de travailleur saisonnier au statut de travailleur séjournant en France. Ils ont entamé de la sorte leur enracinement sur le territoire français. Les personnes rencontrées ont ainsi mis deux ans en moyenne avant de changer de statut et de retourner sur le territoire de départ auprès de leur

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famille.

Dans ce cas de figure, la mobilité telle que définie par les contrats (O.M.I.) constitue une contrainte imposée dont on cherche à s'affranchir. Cependant, cet affranchissement passe par une phase d'immobilité, à l'échelle internationale, qui elle aussi, est vécue comme une contrainte car elle impose une longue séparation avec la famille et le territoire de départ.

Au niveau local, cet affranchissement peut se traduire par une pratique de la mobilité qui se fait pour le motif de se trouver un contrat de travail avec obligation que ce soit dans la même région et dans la même catégorie socioprofessionnelle que le premier contrat. Souvent cette mobilité au niveau local s'organise socialement via le réseau social et familial comme le montre le témoignage ci-dessous ainsi que toutes les phases de la pratique de la mobilité, décrites précédemment.

Je suis rentré en France, j'ai travaillé 7 et 7 : 14 jours, puis le travail s'est terminé. Je suis allé à Orange, c'est là-bas que travaillait mon beau frère. J'ai refait un contrat d'un an, là-bas toujours dans l'agriculture. J'ai travaillé là-bas pendant 2 ans avant de pouvoir retourner au pays. J'ai attendu d'avoir mon récépissé et je suis parti au pays en vacances ; j'y ai passé un mois et je suis revenu. J'ai retrouvé mon beau frère qui m'a dit que mes papiers étaient prêts et je les ai récupérés et j'ai continué le travail. (E2).

4.1.2 : L'étape du travail avec le statut de séjournant en France

Pour les travailleurs migrants séjournant64 en France, la mobilité géographique et socioprofessionnelle est conditionnée par la carte de travail : La circulation peut se faire librement sur le territoire français et entre ce dernier et le territoire d'origine, mais le travail est quant à lui, limité à une région et à une seule catégorie de métier. Ainsi, comme nous pouvons le constater, les personnes de l'entretien 2 et 3 sont restées dans le même département et dans la même catégorie socioprofessionnelle : l'agriculture, durant toute cette période.

En effet, la personne de l'entretien 2 qui lors de sa première venue en France est arrivée à Cavaillon (Vaucluse) où elle est restée 14 jours, est ensuite allée à Orange (Vaucluse). Elle y aurait passé entre 3 et 5 ans avant d'aller ensuite à Salon-de-Provence dans les Bouches du Rhône, département voisin où il y avait la possibilité d'extension de la carte de travail car il y avait les mêmes besoins agricoles que ceux du Vaucluse. La

64 Nous utiliserons ce terme pour désigner les personnes titulaires d'un titre de séjour de courte durée (1 an ou 3 ans) pour leur qualité de titulaire d'un contrat de travail. Contrat qui rappelons-le doit être de la durée d'une année au minimum.

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mobilité - régionale - entre ces différentes villes s'est faite pour le motif que constituent le travail et la nécessité d'avoir un contrat de travail pour changer de statut - et passer à celui de résident - ou au moins se maintenir en renouvelant son titre de séjour.

La personne de l'entretien 3, quant à elle, est restée 7 ans dans le lieu de première arrivée, dans la petite ville d'Aigues-Mortes, où elle a travaillé chez le même patron par qui elle était aussi logée, « dans le domaine ». Notons que cette personne a immédiatement quitté ce travail et le territoire français après l'obtention de son statut de résident et de la carte de résidence valable 10 ans qui l'accompagne.

Ainsi, pour ce qui est de cette période de séjour en France, la pratique de la mobilité au niveau du territoire de résidence se caractérise par les contraintes liées au statut, qui limitent les lieux et les catégories de métier. La mobilité de ville en ville se fait pour trouver un travail. De plus, les travailleurs logent sur les lieux de travail, ce qui restreint à ce lieu de travail, la pratique de la mobilité quotidienne. A l'échelle internationale, les mobilités durant cette période sont aussi soumises aux contraintes du statut. Il faut enchaîner les contrats d'un an pour renouveler les titres de séjour et il arrive qu'un contrat se présente directement à la suite de l'autre. De plus, les patrons ont le pouvoir de refuser toute absence longue. Les vacances au pays sont ainsi repoussées à l'année d'après, et l'immobilité est vécue comme une contrainte que l'on estime supportable grâce à l'espoir d'un changement de statut.

4.1.3 : L'étape de la résidence : un enracinement administratif

Le statut de résident représente un tournant dans la pratique des mobilités pour le travailleur mais aussi pour le migrant. Ce statut renouvelable tous les 10 ans permet en effet de se projeter un petit peu plus sur le long terme. Il permet également une circulation plus libre car sans restriction concernant la catégorie de métier et la région où l'exercer. Ainsi, la personne de l'entretien 3 comme nous l'avons dit, a tenté une réinstallation au Maroc. Cette tentative aura duré 10 ans moins 2 mois : juste le temps de revenir en France, trouver un travail et renouveler ce statut.

Pour les autres personnes rencontrées, ce tournant dans la pratique des mobilités est tout aussi flagrant : « Une fois que j'ai obtenu mon titre de résidence de 10 ans, je suis allé

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partout en France pour travailler avec les entreprises du bâtiment. »65

Cependant, cette mobilité reste conditionnée par le travail qui donne une légitimité à la présence du travailleur sur le territoire français aux yeux de l'administration française, mais aussi aux yeux du travailleur lui même. Il faut subvenir aux besoins de la famille restée au pays. Le seul changement effectif, c'est la possibilité d'une mobilité sociale et géographique qui s'inscrit dans le passage du métier d'ouvrier agricole - mal rémunéré et instable - à celui d'ouvrier du bâtiment ou de l'industrie qui représente une sorte d'aristocratie ouvrière comme le décrit le témoignage de la personne de l'entretien 3 qui parce qu'elle est restée « immobile » durant toute sa carrière au poste d'ouvrier agricole, a le sentiment d'avoir raté quelque chose :

- A votre arrivée à la retraite, vous avez peu de cotisations, comment expliquez-vous cela ?

- C'est l'agriculture, ça ne donne pas beaucoup. On a travaillé, travaillé beaucoup mais l'agriculture, ça ne donne pas beaucoup, si tu veux une bonne retraite, il faut que t'ailles dans le bâtiment ou à l'usine. Je me suis fait avoir à cette époque, mais quand j'ai eu mes papiers, j'aurais dû me sauver, chercher une usine ou du bâtiment, j'aurai dû aller à Saint-Étienne, aller à Lyon, aller à Paris, mais je ne connaissais ni le parlé ni rien, je demandais juste aux patrons, à celui-là, à celui-ci et voilà ! (E2).

Pour certains, cette mobilité sociale a lieu, et sa pratique se fait avec plus de liberté, tout en restant conditionnée au travail. Ainsi, la personne de l'entretien 3 affirme qu'après son retour du Maroc et le renouvellement de la carte de résidence, elle n'a plus signé que des CDI c'est-à-dire ce qu'il y a de plus stable dans les contrats de travail. De plus, cette même personne ajoute : « Quant ça ne me convenait pas et que ce n'était pas bien, je trouvais un autre travail et je m'en allais. » (E2).

Pour ce qui est des mobilités au niveau transnational, hormis la personne de l'entretien 3 et sa tentative de réinstallation au Maroc, les travailleurs sont soumis aux 5 semaines de congés payés. La mobilité entre lieu de travail et lieu de résidence de la famille se pratique donc avec des contraintes liées au temps, mais aussi à l'organisation sociale : le travailleur rentre voir sa famille au pays et cela correspond pour lui à des vacances. De plus, cette mobilité est perçue par le vacancier, par le trajet qu'elle implique, comme étant une contrainte à dépasser rapidement dans l'espoir que tout se passe bien. Ce statut de résident, nécessaire pour commencer la démarche de groupement familial,

65 Propos recueillis lors de discussions informelles.

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constitue pour les travailleurs qui souhaitent la présence de leur famille auprès d'eux sur le territoire français, une étape de plus qui les place dans une position de subordination vis-à-vis des patrons et du travail. Cette position de subordination marque également la pratique des mobilités entre mobilité contrainte et mobilité concédée.

4.1.4 : L'étape du regroupement familial et de son échec : un enracinement

raté

Je n'ai pas pu le faire, je n'arrivais pas à trouver de travail stable. Quand je travaillais 2 ou 3 mois chez un patron, que je sentais que c'était une personne bien, je lui demandais : « Monsieur, faîtes- moi un plaisir, je voudrais ramener ma famille. ». Il me répondait : « Non, non, non, non, non, il te faut un bon logement, il te faut, si ! Il te faut ça, l'état ne va pas te laisser ! ». Et dans le mois je me faisais virer, on me disait que « ça y est, il n'y a plus de travail ! ». Et pour les patrons d'après, c'était la même chose. [...] Je voulais faire le regroupement familial, mais rien ! Au bout d'un moment, je me suis fatigué et j'en ai eu assez. (E2).

Ainsi, pour cette personne, l'immobilité constitue une sécurité. Dans le sens où le fait de rester quelque temps chez un patron lui permet d'introduire l'envie de passer en CDI, lui aussi vecteur d'immobilité, dans le but de rentrer dans les critères du regroupement familial qui exigent notamment ce CDI. Cette immobilité prête à être concédée dans un espoir de réussite du regroupement familial est par la suite transformée en mobilité contrainte liée au fait de se faire licencier.

L'échec du regroupement familial marque un changement dans la perception des lieux de la mobilité. En effet, si le travailleur est célibataire géographique depuis longtemps déjà, le fait de se rendre compte que le regroupement familial n'aura jamais lieu ancre ce dernier dans la situation de célibataire géographique sans attaches familiales en France.

Le lieu de résidence est ainsi perçu comme un lieu de grande solitude. Solitude que l'on continue à supporter uniquement pour le travail et les revenus dont dépend la famille. Le territoire de départ aussi change dans la perception du migrant, celui-ci est non seulement le lieu d'origine mais aussi le lieu où se trouve et où vont rester ancrés ses enfants et sa famille, sans possibilité aucune de regroupement. Il faut choisir entre revenus dont dépendent le travailleur et sa famille, et retourner vivre auprès de cette famille. Cette situation se poursuit jusqu'à la retraite.

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4.1.5 : L'étape actuelle : le statut de retraité célibataire géographique :

Dans l'entretien que nous avons mené avec notre interlocuteur (E2), on peut prendre la mesure de l'étape actuelle :

- Où est votre famille ?

- Ma famille est toujours à Meknès [...] à Meknès où mes enfants sont nés. Je me suis fatigué en essayant de les ramener mais en vain ! Maintenant, ils ont grandi.Tu vois, la situation n'est pas terrible ! [...] Quand j'ai eu ma retraite, j'en ai eu assez, ce que je touchais de la M.S.A., ça n'était pas terrible. Je suis allé chez eux, j'en ai eu assez, je leur ai dit : « je vais rentrer définitivement au pays. Voilà les papiers ! Transférez-moi l'argent de ma retraite au pays ! ». Ils m'ont dit : « on va te couper l'ASPA ! ». Je leur ai dit : « c'est combien ? ». Ils m'ont dit : « 300€ ». Je leur ai dit : « coupez-la ! Combien j'aurai de retraite ? ». Ils m'ont dit : « t'auras tant... ». Je leur ai dit : « ça y est, donnez-moi ma retraite et le complément de retraite ! » [...] J'en avais assez, quand je suis parti au Maroc, je ne recevais pas ma retraite, alors je suis revenu ici [...] Ils veulent qu'on reste ici jusqu'à ce qu'on meure [...] Comment peux-tu rester là 6 mois sans travailler, ni rien ? [...] Si je travaillais, d'accord ! Je partirais, je laisserais le travail 1 mois ou 2 et j'irais chez mes enfants et je reviendrais travailler [...] Maintenant qu'on a vieilli, on ne va pas aller se poser avec nos enfants ? On reste ici jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue [...] tes enfants là- bas et toi ici ! Ce n'est pas possible ça ! », (E2).

Ce témoignage montre bien ce que nous avons fait remarquer précédemment. En effet, le travailleur célibataire géographique, une fois à la retraite, perd l'une des raisons qui lui faisait supporter son immobilité dans le territoire de résidence, à savoir le travail. En effet, ce dernier, par le statut de travailleur et les revenus qu'il permet, légitimait l'immobilité, la rendait supportable et organisait socialement la pratique de cette (im)mobilité.

Ainsi, ce travailleur récemment retraité, décide de renoncé à 1/366 de ses revenus et de rentrer de manière définitive au Maroc, auprès de sa famille. Cependant, cette décision sera vite remise en question par le fait que l'argent de la retraite, qui normalement devait être transféré au Maroc, continuera à être versé mais en France67. Le retraité revient donc à sa situation de retraité célibataire géographique au bout de 5 mois passés au Maroc. Maintenant, il ne perçoit plus l'A.S.P.A. car il lui manque un papier de la préfecture qui

66 En effet, en décidant de rentrer au Maroc, cette personne perd son droit à l'ASPA qui était de 300 euros. Cette personne qui touche 450 euros de retraite plus 150 euros de complément de retraite perd ainsi prés de 1/3 de ses revenus en ne résidant plus en France.

67 Ici, la personne, pour des raisons de mauvaise compréhension du système bancaire et de tout ce qui relève des questions administratives, n'a pas modifié le numéro du compte sur lequel devait être transféré l'argent de la retraite. Il lui faudra 5 mois - passés au Maroc sans revenus - pour réaliser que l'argent est toujours versé sur son ancien compte, en France. De plus, la M.S.A. qui verse cette retraite et qui a demandé à la personne de signer un papier déclarant qu'elle renonçait à la perception de l'A.S.P.A. n'a pas jugé bon de vérifier si cette retraite était bien transférée au Maroc.

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prouve sa présence en France depuis 10 ans au moins. Cette personne est venue en France en 1972.

La situation décrite ici et le témoignage de la personne qui vit cette situation nous éclairent sur le fait que la condition de résidence de 6 mois de l'année en France pour la perception de l'A.S.P.A. est vécue par le retraité célibataire comme étant une immobilité très dure à supporter. En effet, la personne concernée perçoit cette immobilité comme une attente de la mort. Le territoire de résidence - lieu de la pratique de l'immobilité - est ainsi perçu comme un lieu où on attend la mort, seul, un lieu où l'on reste « jusqu'à qu'ils viennent nous prendre pour la morgue ».

Par ailleurs, la situation que nous avons décrite illustre la teneur des problèmes administratifs auxquels sont confrontées ces personnes âgées, souvent illettrées et ayant du mal à comprendre le système administratif et son fonctionnement. Cette situation montre également que la réponse des administrations aux problèmes vécus par ces personnes, est froide, inadaptée, sans dialogue possible et que le moindre problème peut aboutir à la perte d'une partie des revenus tant que dure le contentieux entre les deux parties.

Ce rapport aux administrations et les problèmes liés à la perception de certains revenus, constituent en grande partie ce qui cadre les déplacements et donc la pratique de la mobilité des personnes rencontrées au niveau de la ville de Montpellier, mais aussi au niveau international. Ainsi, à la question « pour quel motif sortez-vous ?», la personne de l'entretien 3 répond : « Pour voir les amis, les rencontrer et voir aussi les autres personnes qui connaissent un peu le fonctionnement de l'administration, etc. », (E3)

Ou encore à propos du temps passé avec sa famille, une fois à la retraite : « Même maintenant qu'on est à la retraite, on n'a pas le droit de dépasser 6 mois parce que sinon, c'est l'A.S.P.A. qui est supprimée. Donc je reviens à cause de ces papiers, tout le monde revient à cause de ces papiers. », (E3).

Ainsi, la mobilité internationale de ces personnes se fait à une intensité fixée par l'administration pour la perception des revenus et au niveau local, la pratique de la mobilité se fait pour motif de démarches administratives à régler ou à clarifier en se renseignant de part et d'autre, auprès des personnes susceptibles de connaître « un peu le fonctionnement de l'administration ».

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Cette dimension administrative de la mobilité chez ce groupe de personnes est tout à fait prégnante. Certaines personnes ont passé des mois voire des années à régler un problème, avec des aller retours réguliers entre les différentes administrations telles que Préfecture, MSA, CARSAT, CAF, etc. Il s'agit principalement de problèmes liés à la perception de l'ASPA et aux conditions de résidence que celle-ci impose. L'autre motif qui fixe la pratique de la mobilité est celui de l'accès à la santé. En effet, les personnes perçoivent, à juste titre, le territoire d'origine donc de départ, comme étant un territoire où « il n'y a rien » concernant la prise en charge de la santé. Ainsi, au niveau international, la mobilité entre territoire d'origine et territoire de résidence se pratique selon le rythme imposé par les visites médicales et les hospitalisations :

Je continuerais à venir, déjà parce que j'ai des hospitalisations pour des problèmes de santé. Au Maroc, il n'y a rien. Moi, j'ai des problèmes de santé [...] ici je suis suivi, un suivi médical en cardiologie et en pneumologie, les deux [...] Ah, oui ! Je suis obligé de revenir à chaque fois. Chaque fois que je ne me sens pas bien, je reviens. Je ne pars pas d'ici avant d'avoir pris mes rendez-vous. Et tous les vieux que tu vois ici ne reviennent que pour leurs problèmes de santé, sinon ils n'ont rien à faire ici. (E3).

Pour ce qui est du rapport à l'administration ou de l'accès à la santé de ces personnes âgées, ceux-ci sont les mêmes que ces personnes soient retraitées célibataires géographiques, ou femmes responsables de couples isolés. En effet, ces rapports fixent la pratique des mobilités aussi bien au niveau local de la ville qu'au niveau global.

4.2 : Les mobilités des femmes au foyer célibataires géographiques puis des couples isolés dont le mari est dépendant physiquement

Nous ne disposons que d'un seul témoignage enregistré et retranscrit (Entretien 1) qui témoigne de la trajectoire globale de ces femmes au foyer célibataires géographiques dans le pays d'origine. Celles-ci viennent en France par la suite pour accompagner leur mari dans leurs vieux jours. Cependant, nous avons rencontré et échangé avec plusieurs personnes qui rentrent dans ce cas de figure et qui ont plus ou moins la même trajectoire globale.

Ainsi, le témoignage retranscrit décrit des réalités générales sur cette catégorie de personnes et sur les étapes clefs de leur trajectoire dans la mesure où nous ne prenons en compte que les étapes qui ont un lien avec la migration internationale du mari ou de la personne elle-même. C'est cette étape que nous allons croiser avec les pratiques de la mobilité.

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4.2.1 : Le départ du mari ou l'enracinement dans la situation de femme au

foyer

Le départ du mari pour la France - avec le statut de travailleur migrant - constitue pour la femme, un tournant dans le statut social et dans la réalité des pratiques de la mobilité. En effet, celle-ci se retrouve femme au foyer célibataire géographique, elle est seule à s'occuper des enfants - voire même d'un ou d'une proche malade - et à affronter les aléas de la vie quotidienne :

Mon mari est venu en France au moment où mon dernier fils [...] n'avait même pas 40 jours. Il me l'a

laissé il n'avait même pas 40 jours. J'ai 4 enfants, et avec lui ça fait 5 enfants. [...]

- Vous veniez voir votre mari à l'époque où il était à St Étienne ?

Non, je n'étais jamais venue le voir, avec les enfants en bas âge, comment voulais-tu que je fasse ? [...]

- Pourquoi il n'a pas voulu ?

- Demande-lui [...] C'est moi qui en ai souffert, ce n'est pas lui ! Tu vois tes fils à 20 ans, 25 ans, ils n'ont

rien à faire, à part : manger, dormir et c'est tout, ils ne trouvent rien à faire ! (E1).

La pratique de la mobilité est conditionnée par la présence des enfants en bas âge et se fait donc sous forme d'immobilité contrainte. Pas possible de circuler autant au niveau international que local : « avec les enfants en bas âge, comment voulais-tu que je fasse ? ».

De plus, le témoignage de la personne de l'entretien 3, en expliquant sa solitude dans la souffrance - face au spectacle quotidien des enfants qui grandissent et qui se retrouvent confrontés au chômage - décrit la représentation qu'elle a du lieu où se pratique l'immobilité : il s'agit d'un lieu douloureusement anxiogène.

Ainsi, la femme de migrant célibataire géographique se retrouve claustrée dans le rôle - immobilisant - de femme au foyer célibataire géographique. Cette situation dure jusqu'à l'indépendance, plus ou moins précaire des enfants, et jusqu'à ce que le mari retraité commence à avoir des problèmes de santé qui le rendent dépendant.

4.2.2 : Quand mon mari a commencé à tomber malade

La période où le mari fraîchement retraité pense à une réinstallation définitive auprès de sa famille - dans le pays d'origine - laisse vite place à celle ou le couple commence des aller-retours entre ce pays d'origine et le pays où le mari a travaillé.

En effet, les faibles revenus dus notamment à la suppression de l'ASPA - et la condition de santé - du mari particulièrement - allant en se dégradant, font que le couple

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évalue cette pratique de la mobilité entre « ici » et « là-bas » comme étant la meilleure. Souvent - c'est le cas de la personne de l'entretien 3 et de son couple - cette pratique de la mobilité est contrainte par la présence d'un proche malade resté dans le pays d'origine. Une fois que cette contrainte n'est plus, le couple entame alors une pratique de l'immobilité sur le territoire français.

Arrivé à la retraite, il n'a pas pu rentrer définitivement parce que sinon il lui prenait l'argent de sa retraite. Quand il a commencé à tomber malade, il venait au Maroc pendant l'année [...] A cette époque comme je te l'ai dit, j'allais et je revenais avec le visa. J'emmenais mon mari au Maroc, je devais revenir au Maroc parce qu'à l'époque, j'avais ma mère qui était malade. Quand ma mère est morte, on est revenu en France avec mon mari, et j'ai « brûlé » le visa. (E1).

Ce témoignage montre toutes les étapes décrites précédemment : de la tentative avortée de retour définitif du mari, à l'immobilité du couple sur le territoire français. La femme conforte cette immobilité en entrant dans la clandestinité - suite aux refus des demandes de titre de résident faites à la préfecture - et en « brûlant » le visa. Visa qui jusque là ne lui permettait que de cours séjours de 2 mois maximum en France. Ainsi, on voit ici que l'hyper-mobilité a été vécue comme une contrainte et l'immobilité - installation en France - comme étant la meilleure option car il y a la maladie du mari qui est prise en charge et son ASPA qui lui est versée, de plus les époux ne vont pas vieillir chacun de son côté, malgré le statut de « sans papiers » : « Je venais, je restais 20 jours, je rentrais, je restais 2 mois puis je retournais à Fès au consulat pour le visa et je revenais ici ; il fallait quand même pointer au consulat. C'était dur pour moi. », (E1).

Ainsi, la période de clandestinité due au refus de régularisation de la préfecture dure plus ou moins longtemps selon les personnes rencontrées et selon l'arbitraire des préfectures. Si la personne est régularisée, elle retourne alors occasionnellement au pays d'origine où sont restés les enfants, et où se trouve l'ancienne maison familiale. Cependant, l'état de santé du mari allant en s'aggravant, l'immobilité au niveau du pays de résidence devient de plus en plus grande. Là aussi, s'amorce le même processus où l'on compare les deux lieux de la mobilité, à savoir le territoire de résidence et le territoire de départ. Le premier est perçu comme étant un lieu d'immobilité contrainte mais nécessaire à la survie, par la perception des revenus et l'accès aux soins. Le second, quant à lui, est perçu comme un lieu dans lequel on aimerait bien retourner, sauf que les conditions - vitales - ne sont pas réunies pour envisager ce retour.

- Et si les revenus que vous avez maintenant étaient totalement versés au Maroc, Qu'est-ce que vous feriez ?

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- Oui, mais là, on touche 1000 euros, si on part au Maroc, ils ne vont pas nous verser 1000 euros. Ils ne vont pas les verser. Et puis, il y a les médicaments, les médecins, l'ambulance, tout ça, qui va te le payer au Maroc ? Tu vois, il y a des dépenses. Si tu appelles l'ambulance pour aller à l'hôpital, l'aller et le retour. Qui va te la payer ? Si tu appelles le médecin, pour combien il va faire le déplacement et venir à la maison? L'autre médecin lui aussi, pour combien il va venir à la maison ? Ici, il y a deux médecins qu'on n'a pas à payer. Il y a le médecin pour les poumons, et l'autre, pour le coeur qui viennent ici à la maison. Tout ça, ils vont te le payer au Maroc ? Pourquoi tu crois que je suis ici moi ? Je suis là pour lui ! Ici quand même, quand il y a une urgence, je les appelle, y en 10 qui viennent : un qui tient par là, l'autre, par là, un qui lui met ceci, l'autre qui lui met cela... Il est tombé au Maroc, on a appelé l'ambulance, ils ne sont venus qu'une fois que mon mari a commencé à suffoquer, tellement il a attendu. On aurait dit qu'ils allaient venir d'un autre pays, pas de la ville où toi tu es ! », (E1).

Ainsi, on peut voir que la personne saisit bien les raisons de son immobilité sur le territoire de résidence. Cette immobilité se vit tous les jours via les mêmes fonctionnements que ceux décrits pour les retraités célibataires géographiques. Il s'agit d'une mobilité pratiquée uniquement dans le cadre de démarches administratives ou d'hospitalisation et une immobilité liée à la condition de dépendance physique du mari.

« -Pouvez-vous me décrire vos déplacements, les raisons de ces déplacements ?

-Si je reçois des papiers, je sors, si je ne reçois rien, pas de papiers à faire, je ne sors pas. S'il y a quelque chose qui est liée aux médicaments, au médecin, à l'hôpital, alors je sors régler ça. Sinon, je ne vais pas me balader alors que je n'ai rien à faire. [...]

-Pouvez-vous me décrire vos journées ?

-Je change mon mari, je le lave, je lui rase le visage, je prépare le petit déjeuner, je lui mets le masque pour la respiration, je lui branche l'oxygène, et après tout ça je sors. S'il y a des papiers à faire, je sors sinon, je fais ce que j'ai à faire, je fais le ménage, je lave le linge, je range la maison et voilà ! Pour les courses, ce n'est pas un problème, il y a tout ici, il y a le marchand de légumes. », (E1).

La pratique de la mobilité des immigré-e-s Nord-africain-e-s âgé-e-s et isolé-e-s rencontré-e-s sur Montpellier varie selon les échelles d'analyse et selon les étapes de la trajectoire. Ces étapes comme nous les avons décrites sont principalement marquées par les différents statuts administratifs occupés par les migrants. Cet aspect administratif - qui relevait du pouvoir politique -, en s'imbriquant avec des aspects sociaux et spatiaux de la trajectoire constitue le cadre dans lequel vont être pratiquées les (im)mobilités.

Ainsi, dans un contexte de migration internationale organisé via des systèmes et des mécanismes - nous parlons ici du système des contrats ou encore des étapes fixées par l'administration concernant le séjour et la résidence en France -, la pratique de la mobilité est contrainte tout au long de la trajectoire migratoire. De plus, dans un contexte de précarisation croissante des populations, les personnes rencontrées se vivent comme « piégées » sur des territoires, prisonnières de leur situation sociale et de leur statut administratif.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe