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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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ANNEXE 28 : ENTRE SURMENAGE ET LASSITUDE, PORTRAITS DE TROIS INFIRMIÈRES PÉNITENTIAIRES EXERÇANT DANS LES ANNÉES QUATRE-VINGT

Trois portraits d'infirmières pénitentiaires interviewées permettent d'appréhender la réalité quotidienne dans un établissement carcéral durant les années quatre-vingt et de mieux comprendre les difficultés auxquelles ces dernières sont confrontées.

Fille d'un surveillant, ayant grandie dans les locaux réservés au personnel jouxtant la M.A des Baumettes, Lise choisit d'effectuer sa première expérience d'infirmière, elle n'a que vingt-deux ans, aux Baumettes plus par hasard que par vocation puisqu'elle souhaitait être infirmière « para » et qu'elle est recalée pour sa vue2232(*). Bien qu'habituée à fréquenter des Pénitentiaires, elle est pourtant très surprise par la réalité carcérale même si elle reconnait que son intégration a été largement facilitée du fait que beaucoup de surveillants l'avaient vue grandir : « Ces portes qui sont toujours fermées. Ce surveillant qui est toujours avec vous. Alors ça, c'est vrai, c'est difficile ! [...] On comprenait pas que j'avais ce type de problème ! Comme j'étais fille de surveillant, on pensait que j'étais née dans une cellule ». Rappelant que la prise d'otage d'une infirmière avait eu lieu aux Baumettes quelques années auparavant, Lise se souvient la dureté des règles de sécurité en vigueur à cette époque :

« Donc, il y avait des consignes bien précises pour la sécurité. Il y avait deux surveillants attachés à l'infirmerie. Il y en avait un qui faisait rentrer le détenu... Il restait devant la porte. Il y en avait un autre qui était avec vous dans la salle d'examen. Il y avait donc la table d'examen et vous, vous étiez d'un côté et le détenu de l'autre. Le surveillant au milieu. Et si jamais vous deviez approcher le détenu pour établir un geste médical, il vous accompagnait. Donc la sécurité c'était draconien à l'époque ! Vous, par exemple, quand vous traversiez les couloirs, on stoppait tout. L'infirmière était toute seule pour traverser. Et puis, on nous avait donné un sifflet aussi. Donc on ne rencontrait jamais la population pénale. Ou alors on nous escortait de surveillants. Et moi, j'ai connu les prisons dures où quand les détenus se déplaçaient, ils étaient en colonne, les mains dans le dos »

Jeune diplômée à peine sortie de ses stages hospitaliers, Lise est surtout surprise par « le manque de moyens » et par les fortes responsabilités qui reposent sur elle. Elle est alors la seule infirmière affectée au bâtiment B, un interne effectuant deux consultations par semaine. Bien que sa principale mission est de déterminer quels seront les détenus inscrits à la visite du médecin, elle effectue alors de nombreux soins qui dépassent son diplôme d'infirmière, ce dont elle rend compte avec hésitation :

« Moi, quand je suis rentrée, les internes faisaient leurs consultations et ils assuraient les urgences mais chez eux ! Donc c'était l'infirmier qui faisait d'abord les premiers soins, qui gérait les urgences, qui appelait le médecin [...] Donc y avait les coupés, y avait les pendus, y avait des défenestrés. Y avait ceux qui avalaient [des corps étrangers].

- Et dans toutes ces situations vous appeliez le médecin ?

- Ben oui. Bon... moi j'ai eu la chance après d'apprendre à coudre donc c'est vrai que des fois... [Voix hésitante] Je sais pas si je peux dire vous dire tout ça...

- Je vous rassure, on me l'a déjà dit... Vous n'êtes pas la première ! [L'interviewée rigole]

- C'est vrai que moi j'ai eu une chance inouïe. Au départ, je pensais pas que ça allait en être une mais... [...] Donc j'avais à peu près cent cinquante à deux cents lettres par jour [...] Mais c'est vrai que c'était pas évident, parce que y avait énormément de demandes [...] Et puis on avait de tout, de toutes les pathologies et c'était difficile de faire la part des choses ! Et puis on donnait les médicaments aussi. On gérait les antibiotiques. On était des médecins quoi ! Sans l'étiquette mais on était des médecins. Parce qu'on montrait au médecin vraiment les gens qui... Avec qui on s'en sortait pas. Mais un abcès dentaire, un problème de diarrhée on le traitait quoi. Donc c'est vrai que c'était intenable ».

Cette responsabilité est redoublée lors des weekends de garde où Lise se retrouve seule pour l'ensemble des Baumettes, Hôpital compris : « Je ne savais plus quoi faire. On m'appelait de partout. Je savais pas s'il fallait appeler le médecin.... ». Au bout de quelques mois, elle se sent « isolée » et hésite à démissionner. Hospitalisée d'urgence pour une « crise d'appendicite aiguë », elle avoue son mal-être au médecin-chef des Baumettes qui décide de l'affecter à la Prison hôpital où les conditions de travail sont meilleures du fait le l'équipe médicale qui y exerce.

Bien que travaillant avec davantage de moyens, puisqu'elle n'est pas seule en détention, Christine s'est également retrouvée confrontée à d'énormes responsabilités. Suite à une « expérience hospitalière désastreuse », cette infirmière décide en 1984 de postuler à une annonce ANPE pour un poste à la M.A de Rouen qui pense lui convenir du fait qu'elle ait « peur de la foule » : « Je me suis dit : "En milieu fermé, on y sera tranquille" » 2233(*). Son travail consiste à assister l'infirmière-chef, Mme Dupont, ainsi que trois surveillants affectés à l'infirmerie chargés de nombreuses tâches médicales : « Ces trois surveillants avaient remplacé Mme Dupont au début pendant ses congés maternité. Y avait plus d'infirmières donc ils faisaient tout ! Comme nous ! [...] Ils faisaient des pansements, des injections, des fils ! Comme nous ! Ils avaient une formation sur le tas ! ». Après le départ d'un surveillant, Christine est chargée uniquement de préparer les « fioles » ce qui lui semble fastidieux. Avec l'arrivée d'une nouvelle infirmière, elle participe davantage aux consultations de l'infirmière-chef au contact de qui elle apprend beaucoup. En raison d'une très faible présence du seul médecin-généraliste qui parfois passe moins d'une heure (« C'était comme une fusée... »), toutes deux sont amenées à effectuer l'essentiel des soins de la M.A qui a comporté selon elle jusqu'à 1.200 détenus :

« Parfois il venait une heure ! Seulement ! Parfois une demi-heure, trois quarts d'heure ! C'est-à-dire que nous, infirmières, on faisait les consultations de médecin [...] On apprenait plein de choses ! Mais, ceci dit, on faisait quasiment des consultations de médecin. J'ai mis en route des traitements concernant le zona... C'est purement médical. Je sais reconnaître un zona! Je l'avais appris sur le tas avec Mme Dupont [...] Si vous n'avez jamais vu un zona, vous ne saurez pas le reconnaître... Alors quand je savais pas je lui demandais et comme on était que deux dans une petite pièce, on était l'une sur l'autre et elle voyait tout ce que je faisais, de même que je voyais tout ce qu'elle faisait... ».

La principale difficulté selon Christine était d'apprécier la gravité des allégations des détenus. Ces derniers remettent, en effet, chaque jour des courriers aux surveillants. Tous les détenus ne sont pas vus par les infirmières par manque de temps. Christine fait ainsi la distinction entre trois réactions possibles selon les demandes faites par écrit : « mettre au panier [le courrier] » pour les détenus qui écrivaient trop souvent ; « répondre par un médicament », sans voir le détenu, pour quelque chose d'anodin et « mettre à la consultation [de l'infirmière] ». Ce premier tri permettait de limiter le nombre de consultants à environ cinquante par matinée, soit vingt-cinq pour chacune des infirmières. Christine est cependant consciente que la difficulté est de ne pas se tromper de diagnostic. Les infirmières fondent leurs décisions, en effet, souvent uniquement sur les informations transmises par les surveillants présents en détention. C'est dans ces conditions que l'infirmière-chef a commis une erreur médicale qui a amené Christine à redoubler de prudence par la suite:

« Et puis nous, on devait décider si on mettait le détenu à la consultation du médecin [...] C'est ça la difficulté de notre travail, il faut apprécier les courriers... Ne pas faire de boulettes... Il faut mieux rien louper... Mieux vaut voir la personne, plutôt que répondre par un médicament, et éventuellement l'envoyer chez le médecin parce que si y a un loupé, comme au temps de Mme Dupont... Un jour Mme Dupont, elle a eu un détenu qui avait mal à la gorge... Oh ben oui, elle a préparé un peu de collutoire et des pastilles à sucer. Et après, elle a eu dix coups de fil dans la matinée ! Et le détenu avait mal à la gorge et le surveillant n'avait pas su dire que c'était grave. Il est parti à l'hôpital en urgence. Et ça c'est très difficile à apprécier. Ben oui, il a mal à la gorge donc du collutoire et des pastilles... Mais il faut aussi que... Dans certains cas les surveillants doivent apprécier... Là, ils sont au téléphone mais ils ont pas su dire que c'était grave. En fait il avait un oedème de Quincke2234(*) alors il pouvait plus respirer ».

Troisième personne interviewée, Evelyne est une infirmière en chirurgie vasculaire à l'hôpital Saint-Joseph qui, « intéressée par le social », voulait travailler en prison après plus de vingt ans dans le secteur hospitalier quitte à perdre en rémunération2235(*). Elle accepte un poste à la M.A pour femmes de Fleury-Mérogis où très vite elle se heurte à la communauté religieuse alors en place. Chargées de la vie de la détention, ces soeurs disposaient d'un rôle important y compris sur la prise en charge sanitaire des détenues. L'usage qu'elles auraient fait de leur autorité morale à l'égard des détenues pour décourager les avortements serait à l'origine de la demande de mutation de cette infirmière2236(*) :

« Il fallait toujours passer par la soeur pour savoir si... [...] Elles avaient un gros impact aussi sur la détention, sur les surveillantes-chef. Je me souviens d'une surveillante-chef qui appelait la responsable de la communauté pour savoir ce qu'il fallait faire ! Moi, j'ai vu Bertin [médecin-chef de l'époque] plusieurs fois se bagarrer avec elles  [...] Et je n'étais pas toujours d'accord. Par exemple par rapport à l'avortement [...] Pour moi chacun devait être libre de pouvoir choisir. Je respectais celles qui faisaient le choix. Et elles étaient beaucoup moins respectueuses. Elles faisaient tout pour que les femmes gardent leur enfant. D'ailleurs, je crois qu'il y en a très peu qui ont avorté. Et je ne supportais pas cette...cette intolérance ».

Evelyne prend alors un poste à Fresnes avant de revenir à Fleury-Mérogis pour s'occuper des quartiers hommes dont elle évoque les conditions de travail avec plaisir. Doté de deux surveillants, deux infirmières et de deux internes assurant une présence médicale chaque jour, le quartier D2 était très « gâté » selon ses termes. Bien que portant la blouse blanche, les surveillants n'assistent pas aux consultations et ne préparent pas les « fioles » mais s'occupent de la salle d'attente. Certes, Evelyne comprend très vite que ce qu'elle est amenée à faire n'a « à voir  rien du tout» avec le secteur hospitalier :

« Parce qu'à l'hôpital on a quand même les maladies aiguës tandis qu'à Fleury c'était plus un centre de dépistage. Si vous voulez. Le matin, quand on voyait les détenus, on essayait de dépister ce qu'ils avaient, comment les orienter... s'il fallait les mettre au médecin, ou s'il fallait leur donner un petit quelque chose. Voir si ça pouvait s'arranger sans l'intervention du médecin. On jouait aussi un peu le rôle du médecin aussi. Par rapport aux traitements notamment. On prescrivait. Tout le monde le savait mais personne ne devait le savoir ».

Ce qu'apprécie Evelyne, c'est d'avoir le temps durant les consultations de discuter avec les détenus, notamment de leur passé ou de leur vie en détention : « La moindre douleur était un prétexte pour pouvoir parler... ». Pourtant cette infirmière a souvent l'impression de se « faire avoir » par certains détenus qui simulent afin d'obtenir certains médicaments convoités. C'est par lassitude, mais aussi parce qu'elle devenait « un petit peu raciste », qu'Evelyne décide de quitter le milieu pénitentiaire pour revenir dans le secteur hospitalier.

Ces trois portraits attestent de la difficulté à être infirmière en prison durant les années quatre-vingt. Au-delà des différences importantes entre les établissements, toutes sont confrontées à de nombreuses contraintes qui expliquent le nombre élevé de démissions et la difficulté pour la DAP à pourvoir ces postes2237(*). Cette désaffection des infirmières pour le milieu carcéral fut un argument de poids en faveur du décloisonnement de la médecine pénitentiaire et de son intégration au reste du système de santé.

* 2232 Lise, infirmière pénitentiaire à la prison des Baumettes de 1979 à 1997. Entretien réalisé le 23/02/2006, 3H00.

* 2233 Christine, infirmière à la M.A de Rouen depuis 1984. Entretien réalisé le 8/02/2006, 2H45.

* 2234 Un oedème de Quincke est une réaction allergique grave, considérée comme une urgence, qui se manifeste par un gonflement des tissus au niveau du visage et des voies respiratoires pouvant provoquer la mort par asphyxie.

* 2235 Evelyne, infirmière à Fleury-Mérogis de 1983 à 1985 puis à Fresnes de 1985 à 1986 puis à Fleury-Mérogis de 1987 à 1993. Entretien réalisé le 8/02/2006, 2H30.

* 2236 Travaillait à Fleury-Mérogis une sage-femme à laquelle rendit hommage Solange Troisier, qui était présidente de l'Ordre national des sages-femmes, pour son « travail tout-à-fait remarquable dans la dissuasion à l'avortement » (TROISIER Solange, « Séance inaugurale de Madame le Professeur S. Troisier », Attestation d'études relatives à la médecine pénitentiaire. Année universitaire 1979-1980, Université Paris VII, Faculté de médecine de Lariboisière- Saint Louis, p.8).

* 2237 On rappelle que si les soignants rencontrés ont eu des carrières exceptionnellement longues c'est en raison d'un biais de sélection des entretiens puisqu'on a été amené à rencontrer des soignants dont on a réussi à trouver la trace et ayant eue une expérience professionnelle significative en milieu carcéral.

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984