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Une conquête existentielle et une autofiction perturbées : les effets d'un miroir brisé dans le Livre brisé de Serge Doubrovsky

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par Jérôme Peras
Université François-Rabelais de Touraine - Maïtrise 1998
  

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3.2. LA BRISURE DE LA « LIGNE DE FICTION »261(*)

Nous avons observé plus haut que, pour donner un sens a posteriori à sa vie de couple et transformer la matière biographique en tissu narratif, Doubrovsky créait une « ligne de fiction » avec la collaboration d'Ilse : il partageait avec elle l'élaboration du « roman conjugal » et « transposait » dans la narration cette collaboration. La narration à deux voix entraînait alors la confrontation de deux points de vue divergents et créait avec elle une sorte de « surfiction »262(*). Seulement, avec la « disparition » d'Ilse, la « ligne de fiction » se trouve brutalement brisée et la « surfiction », à jamais irrésolue, comme en témoigne l'auteur dans son article autocritique « Textes en main » :

Mais là où dans Fils, la version d'Akeret avait pour elle l'ancrage solide de l'élaboration freudienne, qui la faisait prévaloir et adopter par le narrateur, Le Livre brisé propose une guerre des versions, que la disparition d'Ilse ne résoudra pas, puisqu'en elle se perpétuera l'irrésolution du questionnement, ultimement sans réponse. Je dirai que sur ce point l'autofiction s'échappe à elle-même.263(*)

Dès lors, l'écrivain dérouté, énonce un questionnement sans fin. Parce que la réalité dépasse la fiction, que cette réalité lui paraît insaisissable, qu'il est désormais dépourvu de la version d'Ilse et qu'il ignore les véritables causes et responsables de son décès, l'auteur ne peut, à partir de données référentielles, construire une fiction cohérente. La chaîne des faits et des événements biographiques se brise, la logique, l'enchaînement des causes et d'effets, se disloque pour devenir paradoxes et incertitudes (comme le montrent les multiples « si » et « pourquoi » parsemés dans cette seconde partie du roman), et le dispositif textuel ébranle la lecture linéaire. Ainsi, le « discours immédiat » ou « monologue intérieur » rompt l'enchaînement narratif pour développer la superposition et l'indépendance de fragments de récit de sens différents.

La « disparition » d'Ilse brise tout le procédé d'écriture car, rappelons le, Ilse occupait, à tous niveaux, une grande place dans le livre : « Ma femme de chair, mon personnage de roman, mon inspiratrice, ma lectrice, mon guide, mon juge. Ma compagne d'existence et d'écriture m'a quitté. » [p. 311]. Plus spécifiquement, et pour reprendre la métaphore du « fil » de l'extrait ci-dessous, nous pouvons rappeler que Doubrovsky tissait (aux chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 de la première partie) son récit de vie selon une « ligne de fiction » qui se composait d'un entrelacement de deux « fils » conducteurs ou de deux voix (la sienne et celle d'Ilse). Or, l'un de ces « fils » se trouve brutalement sectionné par la mort : « La mort frappe double. Quand je me suis effondré, tout le bouquin s'est effondré avec moi. Ce récit à deux fils, la Parque, juste avant la fin, en coupe un. Le texte devient intissable. » [L'Après-vivre, op. cit., p. 21]. Justement, ce passage, qui retrace l'instant où Doubrovsky apprend le décès d'Ilse, illustre parfaitement cette coupure du « fil » à travers l'image du fil téléphonique :

si dure à dire, sa voix se durcit, d'une voix ferme, de là-bas, de l'autre bout du monde, au bout du fil, agrippé au téléphone, de tout mon être les doigts crispés sur l'appareil, quand la sonnerie retentit mon coeur sursaute à me crever la poitrine, je décroche [p. 312]

je m'accroche à un fil si mince, si frêle d'espoir fou [...] [ibid.]

suspendu à une attente si atroce [...] [p. 313]

au bout du fil, suspendu à une espérance ténue, tenace [...] [p. 314]

d'une voix ferme, qu'il a forcé, quand c'est trop dur à dire, la voix se durcit, mon cousin me dit, c'est fini [...] [ibid.]264(*)

Par conséquent, les dialogues entre le personnage rédacteur et Ilse disparaissent dans la seconde partie du Livre brisé, il ne subsiste que le « fil », le « discours immédiat » ou le « monologue intérieur » du narrateur - et encore, le terme de pseudo-monologue convient généralement mieux que celui de discours ou de monologue, car, pour désigner Ilse, le « je » narratif emploie alternativement la troisième et la deuxième [pp. 315, 320, 324-325, 358, 373-374, 389, 393 et 402-411] personne du singulier. Pour cette raison, cette seconde partie du Livre brisé ressemble à bien des égards aux Lettres portugaises (1669) de Guilleragues. À propos de ce roman-ci, J. Rousset écrit justement :

[...] ce discours solitaire est un pseudo-monologue, il conserve ses lignes ordinaires du dialogue : interrogation (fréquence des « pourquoi ?... »), exigences, prières, reproches, toutes les formes de l'appel, et bien entendu les pronoms de la proximité personnelle qui organisent toutes les phrases du texte : tout se passe entre je et vous, un je obsédé, centre du discours comme il est centre du drame, et un vous partout présent dans cette plainte qui invoque en vain l'absent.265(*)

Par lui-même, le pseudo-monologue montre que la « disparition » d'Ilse paraît inconcevable pour l'auteur-narrateur. Il ne peut rompre intérieurement sa conversation avec sa conjointe, et parce que la voix d'Ilse le hante - « phrases d'elle, décousues, flottantes, elle se balade à travers moi en bribes » [p. 384] -, il ne peut croire en son décès : « Son timbre clair, vibrant, vivant, tinte en moi. ELLE N'EST PAS MORTE » [p. 352]. Seulement, ses mots sont proférés dans le vide, ses appels, comme « la kyrielle des POURQUOI » [p. 411], restent sans réponse. En somme, Ilse n'est plus à ses côtés pour lui répondre, pour l'aider à comprendre, pour l'orienter dans une quelconque direction. Dès lors, la vie d'Ilse, comme sa vie, lui apparaît incompréhensible, et son être (re)devient un « être fictif » :

TU TE TUES, TU TE TAIS, ma réalité se retire [...], je ne peux plus naître, je n'ai plus d'être, paupières ouvertes, paupières fermées, je n'ai plus que ton image, tu as basculé dans l'imaginaire, d'un coup tout entière, et moi avec [p. 408].

Désormais seul et désemparé, l'auteur-narrateur paraît ne plus pouvoir ressaisir ou (re)donner un sens à sa vie tant personnelle que conjugale, se prendre dans une « ligne de fiction » et ainsi construire un schème organisateur à son récit.

Cet égarement de l'auteur-narrateur affecte non seulement la structure syntaxique - par exemple, toutes les interrogations « POURQUOI » [pp. 325, 327, 337, 347, 348, 349, 375, 376, 385-386, 410, 411] et « COMMENT ELLE A PU » [pp. 319, 325, 335-337, 340, 347, 349] apparaissent uniquement dans deux types de fragment : le fragment (2) « non-ponctué et aéré de blancs » et le fragment (4) « surponctué »266(*) - mais aussi la construction (montage et découpage) de cette partie « Disparition » qui se présente comme labyrinthique : afin d'agencer un ordre susceptible de figurer le désordre, Doubrovsky n'établit dans cette seconde partie, par contraste avec la première, aucune disposition en chapitres, ne répartit nullement les éléments référentiels selon un système titulaire. Si, pour cette raison, cette partie ne ressemble en rien à tous ses autres romans (excepté son premier, La Dispersion)267(*), elle n'est pas pour autant un récit purement autobiographique, un récit rétrospectif qui suivrait entièrement l'ordre chronologique. Elle est effectivement un récit fragmenté, une superposition de fragments que l'on peut classer temporellement : le présent de l'énonciation ou de la rédaction - rappelons qu'il y a une parfaite adéquation entre le narrateur et l'auteur, ou pour le dire autrement, le narrateur est l'auteur - qui se déroule sur quatre mois (à New York, du 19 décembre 1987 [p. 312] jusqu'au mois d'avril 1988 [pp. 408 et 411])268(*), le passé proche (de l'appel téléphonique du jeudi « 25 novembre, entre 6 heures 20 et 6 heures 25 » [p. 317] du matin, lui annonçant le décès d'Ilse, jusqu'à son voyage à Paris, où il se rend au commissariat, à l'appartement d'Ilse, à la morgue puis à l'enterrement) et le passé plus lointain (rétrospectivement, du samedi 20 novembre 1987, jour de leur dernière conversation téléphonique, puis aux deux conversations téléphoniques qui précédèrent ce jour, jusqu'à la première tentative de suicide d'Ilse et plus largement, jusqu'aux dernières années de leur vie conjugale). C'est pourquoi, il apparaît finalement un discours qui n'est ni autofictionnel ni autobiographique, et que l'on peut qualifier de pseudo-autobiographique, comme nous l'avions déjà relevé dans notre Première partie269(*), et ce, pour des raisons particulières.

Si l'auteur-narrateur (re)devient ce personnage-narrateur désemparé, sans voie, s'il ne peut tresser une « ligne de vie » ou une « ligne de fiction », ou autrement dit, s'il ne peut redonner un sens ou une explication à sa vie, c'est qu'il ne sait comment expliquer la « disparition » d'Ilse, même en relatant son enquête personnelle, en s'efforçant d'écrire, en quelques pages disparates ou continues [p. 357-369], une biographie d'Ilse et en cherchant le ou les responsable(s) du drame dans une mise en scène judiciaire.

Tout d'abord, il retrace son enquête qui a eu lieu dans la matinée du vendredi 26 novembre 1988, lors de laquelle il se rend avec sa soeur au commissariat du XIVème arrondissement de Paris pour prendre connaissance du procès-verbal [p. 328-330]. Mais, n'ayant pas encore reçu le résultat de l'autopsie, l'inspecteur de police ne peut établir les causes du décès, et ce procès-verbal se limite au rapport de police270(*). Impatient, le veuf mène alors sa propre enquête, tel un détective privé : « À peine sorti du commissariat, je commence mon enquête. » [p. 330] ; il se rend aussitôt au studio de sa conjointe :

Aucune trace d'effraction ni de violence. Je fouine [...]. S'est passé. Quoi. Je n'arrive pas imaginer. Je ne peux pas un mois ou plus attendre les résultats de l'autopsie. Je veux savoir. Tourne et retourne la question. [...] SOUDAIN, JE VOIS. [...] UNE GRANDE BOUTEILLE DE VODKA. [p. 332-4]

[...] voilà L'ARME DU CRIME [...] ELLE NE S'EST PAS SUICIDÉE NON [...] MAIS ELLE S'EST TUÉE [...] À L'ALCOOL [p. 334]

Après enquête, il tente de reconstituer les faits. Il émet l'hypothèse qu'avant de perdre connaissance et de mourir, Ilse avait dû boire au goulot de la bouteille le litre de vodka [p. 335] et retourner s'allonger sur le canapé-lit pour lire un roman de Simenon [pp. 347-8 et 410].

Cette bouteille retrouvée lui permet d'élaborer rétrospectivement une biographie d'Ilse [p. 348-349] qui est, après tout, dans la suite logique du dernier chapitre de la première partie du roman, « Beuveries » : si elle décède par coma éthylique, c'est qu'elle était atteinte d'un alcoolisme chronique : « LA RAISON D'ALCOOL  recolle les morceaux de son histoire » [p. 348]. Tout d'abord, avant de connaître Doubrovsky, elle ne prenait, d'après ses dires, qu'« un ou deux verres de vin au repas du soir c'est tout » [p. 348], et puis « l'alcool est survenu entre [elle et Doubrovsky] au cours de [leur] mariage accident de parcours [...] par hasard pendant [leur] voyage en Suisse douleurs atroces soudain découvre que le whisky calme » [ibid.], et, dans une progression logique, de douleurs en douleurs, c'est « sans répit qu'elle repicole » [p. 349]. En somme, l'alcool est « un hasard » qui « devient une nécessité » [ibid.]. Dès lors, la vie et la mort d'Ilse semblent claires : « voilà sa version ainsi qu'elle raconte se raconte son histoire » [ibid.]. Pourtant, avant même de l'entamer, l'auteur-narrateur ne croit pas vraiment en cette biographie d'une alcoolique qui n'occupe, somme toute, qu'une page à peine : « l'alcool colle jusqu'à un certain point [...] la rassemble pas tout entière lui ressemble pas tout a fait » [p. 348]. Justement, il se souvient d'une « réplique » d'Ilse : « non je ne suis pas une alcoolique [...] non un alcoolique est quelqu'un qui ne peut pas s'empêcher de boire et moi je peux m'arrêter quand je veux » [p. 349]. De plus, les barbituriques retrouvés sur la table et dans l'estomac d'Ilse viennent contrarier cette thèse de l'accident.271(*) La « disparition » d'Ilse redevient alors énigmatique et c'est toute cette biographie qui s'écroule :

POURQUOI POURQUOI peux toujours pas croire qu'elle est morte peux pas comprendre je saisis de moins en moins son geste son image se désagrège se désintègre éclate en fragments décousus en questions qui me cognent sans répit au crâne me martèlent les tempes COMMENT ELLE A PU [p. 347]

Puisque l'auteur-narrateur ne peut dire s'il s'agit finalement d'un acte volontaire ou involontaire, d'un suicide ou d'un accident, comme l'indique en quatrième page de couverture le « prière d'insérer » de l'éditeur : « Maladie ? Suicide ? », il se trouve dans l'incapacité de tisser une unique « ligne de fiction » :

après plus que des hypothèses les incertitudes pullulent les contradictions foisonnent dans ma tête ça grouille notre histoire s'effrite dès qu'on se penche sur un cadavre tout se défait la réalité s'effiloche sa vie ma vie se disloquent que des fragments des bribes qui se baladent [p. 348]

Dans l'hypothèse d'un accident, l'auteur-narrateur voit rétrospectivement, dans la vie d'Ilse, une tragédie du destin. Dans ce sens, sa vie n'est que « malchance accidents le destin » [p. 375] : « ÇA VIENT DU DEHORS toujours rencontre accidentelle circonstances fortuites whisky de hasard » [p. 350]. C'est dans ce sens que l'auteur-narrateur constitue, à partir de ses discussions avec Ilse, une biographie de celle-ci [pp. 357-362, 366-8, 369]. « Son destin » commence dès « l'avant-naître » [p. 358], puisqu'Ilse déclare : « ma mère avait eu un garçon qu'elle adorait et qui est mort à deux ans quand je suis née elle m'en a toujours voulu d'être une fille » [ibid.]. Puis, vers ses dix ou douze ans, son père, qui lui avait appris le piano, meurt : « si mon père avait vécu [...] j'aurais eu une carrière de musicienne » [ibid.], ainsi se « clôt le chapitre de l'enfance » [p. 361]. Vers l'âge de quinze ans, elle part à Vienne pour préparer son bac, elle rencontre un jeune homme, elle tombe enceinte et ils s'apprêtent à se marier, lorsqu'un accident de voiture provoque une fausse couche et fait partir le fiancé, ce qui « clôt le chapitre Autriche », « fin d'adolescence » [ibid.]. À dix-neuf ans, elle part pour l'Amérique, « pour y trouver une nouvelle donne du destin, renaître de ses cendres » [ibid.]. Dans le Vermont, elle garde un enfant qu'elle affectionne particulièrement, seulement, la mère de celui-ci « se méfie, le père est un peu trop attentif à la nouvelle venue » [ibid.], Ilse « part [alors] pour New York » [p. 362]. À vingt ans, elle rencontre Paul mais, de part leur différence d'âge (Paul « a trente ans et plus » qu'Ilse [ibid.]), celui-ci joue autant le rôle d'« amant » que de « vrai père » [ibid.], et « à force d'être son père, [l'époux] succombe à l'interdit de l'inceste, le lit conjugal tombe en panne » [p. 366]. Ilse entreprend des études, « surdouée en langues, décide de se spécialiser en russe, fait sa licence à Baruche College, brillamment, décide de poursuivre jusqu'au doctorat »  [p. 362] et « finit par s'éprendre de son prof de russe, le beau Robert » [p. 366], mais « la malchance la poursuit, la déveine se réinstalle » [ibid.] : son Université ne dispose pas de programme de doctorat [p. 381] et surtout ce Robert meurt quinze jours avant qu'Ilse aille le rejoindre à Paris [pp. 361 et 381]. Arrivé à cette étape de sa vie, l'auteur-narrateur résume : « elle a toujours rendez-vous avec la mort » [p. 366]. La suite, on la connaît : à vingt-sept ans, elle entre à l'université de New York, y rencontre Doubrovsky, qui a cinquante ans et qui est son professeur de français, et se marie avec lui quelque huit mois plus tard. Mais, même durant ces dix ans à peine de vie conjugale, la « malchance » la poursuit, « une guigne qui s'acharne, à force devient un destin » [ibid.] ; c'est la série des refus d'embauche [p. 363-4] et des licenciements [p. 363-364] à Paris, c'est la « valse » des agressions à New York et à Paris [pp. 331-332, 335, 366-367, 368 et 375]272(*), et des hospitalisations pour un kyste [p. 367], une commotion cérébrale [ibid.], une hémorragie interne [ibid.], une fausse couche [p. 365-366], une gastrite aiguë [p. 336], une entorse [pp. 332, 335 et 342] et une pneumonie [p. 335]. Ainsi, « le destin vient tout entier DU DEHORS » [p. 375].

Dans l'hypothèse d'un suicide, l'auteur-narrateur voit aussi, rétrospectivement, une tragédie de la fatalité : « ÇA VIENT DU DEDANS » [p. 350], comme en témoignent ses tentatives de suicide par absorption de barbituriques [pp. 313, 323-324 et 326] ou d'alcool273(*). Dans ce « sens inverse » [p. 375], sa vie n'est qu'une « contradiction tragique » [p. 357] : « la tragédie c'est qu'on aime justement l'inverse les contradictions » [p. 378] : elle est née en Autriche, elle est « ancrée [...] dans son sol natal » [ibid.], mais « déteste l'allemand » [p. 378] qui lui rappelle trop la barbarie nazie ; « elle adore l'anglais » [p. 379] et pourrait facilement trouver un emploi aux États-Unis [p. 377], mais elle refuse de vivre dans ce pays : « je déteste l'Amérique » [p. 379] ; « je hais New York, je veux vivre à Paris » [p. 367] ; « maintenant ma langue c'est le français » [p. 379] ; « j'aime la France, c'est là que je veux vivre » [p. 363] ; « la France est mon pays » [p. 380]274(*) ; mais elle ne peut y trouver du travail : « qu'une chose qui lui manque encore un peu la langue écrite » [ibid.], et les Français « prennent leur langue au sérieux au tragique éprise à son propre piège ÇA LA TRAGÉDIE » [p. 381]. Cette « contradiction » [p. 349-350] se poursuit jusqu'à son décès : elle se sentait enfin admise par les deux filles de Doubrovsky et avait le sentiment de « retrouver une famille » [p. 315], elle prévoyait « une petite fête » [p. 337] à Paris et même « une énorme fête en mai à New York pour [...] les soixante ans » [p. 349] de son mari, et elle n'avait plus qu'une semaine à attendre à Paris pour obtenir du consulat des États-Unis son visa et pour pouvoir rejoindre son mari qui l'attendait à New York, mais, de nouveau déprimée (« I feel a little depressed » [pp. 320, 322 et 335]), elle se remet à boire, et savait par conséquent que c'était un « quasi-suicide » [p. 347], qu'elle « allait trinquer dur aucun doute risquer de rater son rendez-vous au consulat compromettre son départ » [p. 342]. L'auteur-narrateur conclut :

Voilà. C'est ainsi, la tragédie. Aristote qui le dit, il faut le croire. Juste au moment où : retournement dans le contraire. Passage inopiné à l'opposé. On touche au terme du bonheur : d'un seul coup, précipité dans le malheur. [...] Comme ça, ainsi. La loi, la règle. Le jour même où, après trois mois d'attente, seule dans son studio, à se morfondre, ma femme devait recevoir son visa. La clé des champs, la clé des songes, trois mois qu'elle en rêve. J'annonce son décès. Seulement, un décès, comme une tragédie, ça reste abstrait des mots. [p. 338]

Ainsi, l'auteur-narrateur s'en remet toujours, quelles que soient les hypothèses, à la tragédie du destin :

la malchance [...], à force, devient un destin, toujours, partout, poursuivie, quand ce n'est pas les autres, c'est elle qui se suicide, quand elle ne se suicide pas, on l'assassine [p. 366]

La tragédie du destin, l'état fragmentaire du récit biographique et l'effilage de la fiction en deux fictions hypothétiques et inconciliables sont le signe évident d'une rupture du savoir-faire de l'auteur de l'autofiction : si celui-ci s'en remet à ce destin, à cette « contradiction tragique », et s'il perturbe délibérément la mise en ordre logique, ou la fictionnalisation, du vécu d'Ilse, c'est qu'il ne peut jamais accéder à une analyse ou à une élucidation, à une vérité objective ou personnelle sur la « disparition » de sa compagne : « pas seulement qu'elle est disparue ELLE M'ÉCHAPPE » [p. 342]. En somme, l'acte scriptural aboutit toujours à une obscurité et à une contradiction indépassable :

lueurs vacillantes dans un ténébreux chaos une telle connerie dépasse l'entendement ON NE PEUT JAMAIS FAIRE LA LUMIÈRE dès qu'on essaie de raisonner on déraisonne du fortuit nécessaire de l'accidentel inévitable ce geste totalement déterminé [...] DE QUOI DEVENIR FOU [...] ON NE PEUT PAS S'EN SORTIR alcool ou pas ça le truc ÇA LA TRAGÉDIE [p. 350]

Mais aussi, la « ligne de fiction » se fragmente en deux « fils » conducteurs qui s'opposent l'un à l'autre, qui sont en « sens » inverses [pp. 325, 377 et 412]. En effet, à la question « QUI EST RESPONSABLE » [p. 349], l'auteur-narrateur répond d'un côté : « MA FAUTE » [p. 321], « DE MA FAUTE » [p. 389], « DE LA MIENNE » [p. 391], « MOI QUI LA SUICIDE » [p. 325], « MOI LE COUPABLE » [p. 389], « à cause de moi » [p. 412] ; et de l'autre « PAS DE MA FAUTE » [pp. 322, 325 et 389], « DE SA FAUTE » [pp. 377, 386 et 391], « à cause d'elle » [p. 412]. En répartissant les responsabilités, l'auteur-narrateur élabore une mise en scène judiciaire dans lequel il occupe les rôles de procureur ou de témoin à charge et d'avocat ou de témoin à décharge275(*), laissant ainsi au lecteur le soin d'occuper la place du juge ou du jury. Toutefois, en comparant la fréquence des deux types d'accusations relevés ci-dessus, on peut déjà voir que Doubrovsky tend à s'accuser.

Dans un sens, en attendant qu'elle « cesse de boire un jour comme ça » [p. 388], en s'en « remettant » [p. 322] aux « psy, chiatre-chologue-chanaliste » [p. 298] et en ne prêtant aucune attention aux déprimes d'Ilse [p. 320-322], il n'a « PAS ÉTÉ À SON SECOURS » [p. 322]. Bien plus, alors qu'« elle avait besoin d'une main tendre, elle a eu une main levée » [p. 390]276(*). Pour elle, il n'a été ni un mari, ni un père protecteur :

ce Jugement dernier m'écrase, [...] la vérité soudain me terrifie, elle me terrasse, plus bas que terre, je rampe dans ma boue, un reptile, une bête, pas un homme, UN HOMME ÇA PROTÈGE UNE FEMME [p. 388]

mon rôle mon devoir avec elle puisque je joue depuis dix ans les figures paternelles J'AURAIS DÛ ÊTRE SON PÈRE [...] MA VÉRITÉ PURE MA VÉRITÉ PUE [p. 387]

De plus, en lui refusant le droit à la procréation ou même à l'adoption [pp. 321-322, 324 et 325] et en la laissant seule à Paris, sans visa pour les États-Unis [pp. 331, 376-377 et 386-387], et ce, pour avoir « un peu de repos de répit » [p. 386], il a fait preuve d'égocentrisme : « J'AI PRÉFÉRÉ MES BESOINS AUX TIENS, la vérité nue, la vraie » [p. 402]. Mais encore, cette accusation vise autant l'homme que l'écrivain. Certes, le « roman conjugal » sans « cache-cache » [p. 390] était leur « entente » [ibid.], leur « pacte » [ibid.], et même, comme le rappelle l'auteur-narrateur, Ilse « [avait] voulu que je parle de nous, d'elle » [ibid.], mais son décès est certainement dû à « l'impact autobiographique » [p. 391], au « choc d'une lecture » [ibid.], celle du chapitre « Beuveries » :

son alcoolisme, à jamais voulu le reconnaître, soudain je le lui fous, de loin, dans mon miroir, en pleine gueule [...] début novembre, lui expédie ma séquence, conséquence, mi-novembre, se remet à boire, quand on parle boisson, la déprime, pour noyer la déprime, elle boit, le chapitre « Beuveries » l'a liquidée, mon encre l'a empoisonnée, jeu de la vérité parfois mortel, [...] elle en est morte [p. 391]

Dans ce cas, le « jeu » de la vérité » est un jeu littéraire qui tourne à la tragédie (A. Armel voit précisément dans Le Livre brisé, en référence avec M. Leiris, une « tragédie du torero277(*)), et Doubrovsky peut alors être perçu comme « un monstre dévorant, avide » [p. 403], et Le Livre brisé, comme un « livre monstre » (c'est ce qu'indique justement sa première bande publicitaire).

Dans l'autre sens, Ilse n'avait pas, elle non plus, pensé à son visa [pp. 376-377 et 386]. De plus, elle lui avait promis de cesser de boire [pp. 337 et 341] et de cesser ses tentative de suicide [pp. 324, 325 et 327] :

  je me convaincs une seconde, je m'allège, la faute me quitte, je m'acquitte, ça me soulage un instant, je m'exonère, après la défense, l'attaque, assez m'excuser, je l'accuse, après tous les avertissements, toutes les promesses, la vodka, ELLE qui l'a bue [...] SON GESTE À ELLE, je le lui laisse, chacun les siens, PAS DE MA FAUTE [p. 389]

Il apparaît ainsi dans le « monologue intérieur » ou « discours immédiat » de l'auteur-narrateur deux versions ou deux discours contradictoires, soit une « surfiction »278(*) qui n'est pas sans rappeler la confrontation des deux points de vue divergents, celle d'Ilse et celle de Serge, et la « guerre des versions » étudiées plus haut279(*). Pour illustrer notre propos, nous pouvons nous reporter aux quelques extraits ci-dessous où l'auteur-narrateur se dédouble en deux instances. D'une part, il s'agit de la voix du procureur :

OUI MAIS SAMEDI. Quoi, samedi. Tu l'as rappelée, samedi, rappelle-toi. Je me rappelle. [p. 320]

IL N'EST PIRE SOURD dis SALAUD dis ORDURE dis QUAND EST-CE QU'ELLE SE SUICIDE ta femme hein ton épouse aimée QUAND EST-CE QU'ELLE A L'HABITUDE DE SE TUER dis QUAND [p. 322]280(*)

TU N'AS PAS PROTÉGÉ TA FEMME D'ELLE-MÊME [p. 388] 281(*)

Cette voix est une sorte d'écho de la voix d'Ilse. On peut constater en effet que, dans le dernier chapitre « Beuveries » de la première partie du roman, Ilse lui faisait ce même reproche : « tu ne m'écoutes pas tu ne fais pas attention à moi tu ne t'inquiètes pas de moi » [p. 393] et qu'elle lui proférait généralement les mêmes injures : « salaud » [pp. 281, 282, 284, 305 et 308], « ordure » [pp. 283, 305 et 308]. D'autre part, il s'agit de la voix de l'avocat qui contre-attaque :

POURQUOI TU M'AS FAIT ÇA [...] MOI QUE TU VISAIS hein dis MOI QUE TU AS TUÉ [...] putain tu m'amputes salope JUSTE QUAND JE T'ATTENDAIS TELLEMENT peux pas croire peux pas comprendre TU T'ES TUE TU T'ES TUÉE [p. 325]

POURQUOI TU M'AS FAIT ÇA À MOI, salope [...]

[...] c'est quoi, ça, hein, dis, TA VENGEANCE [p. 410-411] 282(*)

Par conséquent, on peut affirmer que dans la seconde partie du Livre brisé le discours de S. Doubrovsky n'est ni autofictif ni autobiographique, mais pseudo-autobiographique : cette seconde partie se brise en plusieurs fragments hétérogènes et contradictoires, elle est un récit labyrinthique et polémique qui offre plusieurs « lignes de fiction », qui laisse au lecteur le soin de reconstruire lui-même la chaîne des faits et des événements, de trouver entre l'accident et le suicide la ou les raison(s) de la « disparition » d'Ilse, et entre Serge et Ilse le premier ou l'unique responsable de cette « disparition ». Précisément, on peut observer avec Jaccomard que, vis-à-vis de Doubrovsky, « la critique sur Le Livre brisé se partagera en accusations mitigées et en compassion »283(*).

Ainsi donc, si la « ligne de fiction » se brise en fragments hétérogènes et contradictoires, c'est que Doubrovsky ne peut véritablement fictionnaliser son vécu personnel et conjugal, ni transformer la matière biographique en matière fantasmatique. Cette brisure est alors l'aveu même de l'échec. Il n'y a plus d'oeuvre autofictive proprement dite. Pour clôturer Le Livre brisé, l'auteur laisse la parole à V. Hugo et insère le poème « Demain, dès l'aube... » (1847, Les Contemplations, Livre IV), pour tirer de la « disparition » d'Ilse une matière de poésie. Il déclare justement : « On n'est jamais à la hauteur d'une mort. » [p. 317]. Aussi, cette brisure ou cette fragmentation du récit de vie prouve que Doubrovsky ne peut accéder à une vérité personnelle sur l'être-soi, ne peut conférer à son existence une cohérence, voir même un sens, une cohésion. Il apparaît ainsi une voix pseudo-autobiographique, c'est-à-dire une voix qui n'est plus celle de l'« autoficteur »/« autofictionnaire » et qui n'est pas pour autant celle de l'autobiographe traditionnel. Dès la « disparition » d'Ilse, Doubrovsky ne parvient pas à tisser ou à se prendre dans une « ligne de vie », ou autrement dit, dans une « ligne de fiction », comme il le confesse (à Ilse) dans l'extrait qui suit et qui contient justement l'image du tissu :

ma vie tenait à ton fil   tous mes morceaux déchirés tu les as recousus ensemble   sans ta mémoire ton amour qui me remembre   je suis une loque mon tissu interne s'effiloche s'élime   je suis soudain éliminé [p. 393]284(*)

Cette « disparition » perturbe alors autant l'écriture que l'écrivain : « sans elle, je ne peux plus, ne veux plus vivre, [...] sans elle, mes morceaux se désarticulent, je me disloque, [...] je m'évapore en même temps qu'elle » [p. 384] ; « ma ligne de vie, de survie, si elle casse je claque » [p. 415]. Cette « disparition » engendre effectivement le « trou » existentiel, soit le néant ou le non-être ressenti par Doubrovsky. Déjà, à la page 153 du Livre brisé, on pouvait lire :

Ma vie, sans [Ilse], si elle venait à disparaître, il y aurait un tel abîme, un tel trou. LE TROU DES TROUS. Je tomberais tout entier dedans, tête la première. Une chute mortelle.

Son dédoublement de personnalité, autrement dit sa « dualité insurmontée »285(*), ajouté à la « disparition » d'Ilse, entraînent une dissolution de l'être-moi, comme le révèle très clairement cette suite d'extraits : « Je me divise spontanément en deux moitiés. France, Amérique. Janus Bifrons, si l'on veut avoir mon profil, il n'y a qu'à me fendre par le milieu. » [p. 66]286(*) ; « J'ai toujours été coupé en deux. Je suis divisé maintenant encore pire. » [L'Après-vivre, op. cit., p. 125] ; « J'ai si longtemps vagabondé, zigzagué. Maintenant qu'Ilse n'est plus, sans feu ni lieu, je suis sans racine. » [ibid., p. 51]287(*). Dès lors, Doubrovsky se définit comme un être sans substance, comme un être « fictif ». Cet autre extrait, dans lequel l'auteur s'adresse à Ilse, est tout à fait manifeste :

j'ai besoin de toi DE PRÈS, de ta PRÉSENCE, sans toi je suis en manque d'être, pas même question sentiment, encore moins sexe, j'ai besoin de toi POUR EXISTER, tu comprends ça, sans toi, je ne suis pas RÉEL [p. 410]

En d'autres termes, Ilse ne pourra plus « combler » ses « Absences » (pour reprendre le titre de la première partie), soit son « Trou de mémoire » [p. 327], et son « trou » existentiel, et la « disparition » d'Ilse occasionne même chez notre auteur le désir de sa propre « disparition » :

vers minuit, soudain ça me prend, [...] plus envie de vivre, [...] veux plus m'estomper peu à peu par morceaux, m'effacer doucement par mes fissures d'oubli, mes lézardes de mémoire, mes petites absences, non LA GRANDE, LA DÉFINITIVE, soudain JE VEUX DISPARAÎTRE, TOUT ENTIER [p. 413]

Finalement, Doubrovsky n'arrive pas à se libérer de sa crise existentielle et à se sortir de sa léthargie, comme on peut le voir à l'avant-dernière page du Livre brisé : « cloué dans mon lit, coeur crevé comme un papillon par une épingle, peux plus bouger, peux plus me lever » [p. 415].288(*) Justement, le titre de l'ouvrage qui suit Le Livre brisé définit bien son état psychologique :

comment raconter sa vie quand elle s'est évaporée, raconter sa volatilisation, voilà, [...] une vie qui n'est plus, une mort qui n'est pas, la mort dans la vie, on appelle ça une survie, moi, je nomme ça l'après-vivre. [L'Après-vivre, op. cit., p. 26]

Malgré tout, l'écriture est encore le seul moyen de défense ou de survie, comme le montre A. Armel : « La mort est fortement présente, mais l'écriture transmet `l'étonnement et la jubilation d'être encore en vie' avoués expressément par l'auteur. »289(*) Précisément, à l'occasion d'un colloque, cet auteur déclare : « [...] dans Le Livre brisé, si je suis hanté par la notion de suicide, c'est pour la récuser, la repousser de toutes mes forces. »290(*)

* * * *

Dans cette Deuxième partie, nous avons pu observer que la présence (aux chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 de la première partie du Livre brisé) puis la « disparition » (à la seconde partie du récit) d'Ilse entraînaient véritablement une perturbation de l'autofiction et de la « conquête existentielle ».

En ce qui concerne le statut du récit, l'entreprise scripturale est comme dans l'autofiction, à la fois fictionnelle et autobiographique, à la différence seulement que dans les chapitres impaires (excepté le premier) de la première partie et dans toute la seconde partie du Livre brisé l'autobiographie se révèle plus explicite.

D'une part, l'imagination de Doubrovsky s'amoindrit : l'invention laisse place à la « transposition » (pour utiliser la même terminologie que H. Godard291(*)). Par contraste avec l'autofiction, les expériences vécues par le couple ne sont effectivement pas condensées dans un cadre temporel fictif, mais simplement « transposées » dans le roman ; dans les chapitres impairs (excepté le premier) de la première partie « Absences », Doubrovsky les « transpose » par thèmes ou par sujets : il retrace par exemple la cérémonie de mariage au cinquième chapitre « L'anneau nuptial », le désir soudain d'Ilse d'avoir un enfant au neuvième chapitre « Au coin du bois », les « Avortements » d'Ilse au onzième chapitre et l'alcoolisme de celle-ci ainsi que les violences qu'il lui inflige au dernier chapitre « Beuveries ». Aussi, dans ces mêmes chapitres, « transpose »-t-il le temps, les circonstances et les conditions de la rédaction ainsi que les critiques d'Ilse concernant son écriture dans une série de dialogues fictifs. Désormais, l'auteur instaure une plus grande coïncidence entre l'histoire de son personnage et la sienne propre. C'est pourquoi, toute la première partie du Livre brisé, rédigée avant le décès d'Ilse, n'a, à en croire l'auteur, subi aucune retouche292(*) : au lieu de la récrire pour la commencer par le décès d'Ilse, comme l'aurait très certainement fait un autobiographe, Doubrovsky a préféré briser le livre en deux parties pour « transposer » dans son roman la brisure tragique de son couple et ainsi de son existence.

D'autre part, le « je » narratif, qui réfère à Doubrovsky, est un auteur (un « metteur en récit ») qui entrelace dans la première partie du livre un roman personnel (aux chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12) et un « roman conjugal » (aux chapitres 3, 5, 7, 9, 10 et 13), et, au sein de ce « roman conjugal », son histoire conjugale et les dialogues entre lui et sa conjointe, et qui découpe/« brise » son livre en deux parties. Mais encore, ce « je » est successivement un personnage fictif, un personnage rédacteur et un narrateur : 1/ dans le premier chapitre et les chapitres pairs de la première partie, il est un personnage fictif ou plus précisément un personnage-narrateur intradiégétique-homodiégétique et même autodiégétique (pour reprendre la terminologie de Genette293(*)), comme nous l'avons vu dans notre Première partie294(*) ; 2/ dans les chapitres impairs (excepté le premier) de cette même partie, il est un personnage rédacteur qui apparaît au chapitre 3, dans un dialogue avec Ilse, où il est question de sa rédaction du chapitre 2 - ce personnage n'est pas le même que le personnage-narrateur indiqué ci-dessus, car ce personnage-là est présenté comme le rédacteur des chapitres pairs ; nous décelons alors deux récits emboîtés : le récit concernant le personnage rédacteur est le récit premier ou l'« enchâssant » et le récit concernant le personnage-narrateur est le récit second ou l'« enchâssé » ; 3/ dans ces chapitres de la première partie et dans toute la seconde partie, il est un narrateur extradiégétique-homodiégétique (selon cette même terminologie) qui retrace rétrospectivement - dans la première partie uniquement - les difficultés de son entreprise scripturale, qui sont dues aux réactions d'Ilse, et son histoire personnelle et conjugale, et - dans la seconde partie uniquement - les difficultés de son entreprise scripturale, qui sont dues cette fois-ci au décès d'Ilse, et son histoire, pendant et peu après sa vie conjugale. De ce fait, si ce narrateur est le même que le personnage, il en est néanmoins distancié par le temps, comme dans l'autobiographie classique. À suivre ainsi le mouvement général du Livre brisé et la succession des instances narratives, du personnage fictif au narrateur autobiographe, on peut remarquer que le « je » réfère au fil des pages d'avantage à l'auteur. Le roman s'achève précisément sur la réunion, ou autrement dit, sur l'adéquation entre l'auteur, le narrateur et le personnage romanesque, entre le sujet de l'énoncé et le sujet de l'énonciation295(*) : à la dernière page, le « je » narratif est l'écrivain Doubrovsky qui « cesse de tripoter [sa] machine » [p. 416] et qui « lève les yeux » [ibid.] pour regarder deux gratte-ciel et enfin le ciel de New York.296(*) L'engagement référentiel est alors de plus en plus évident. C'est pourquoi, en dépit de la mention « roman », le lecteur réel perçoit dans Le Livre brisé plus une autobiographie qu'un roman, comme l'atteste la critique de la réception établie par Jaccomard297(*).

Ainsi, Doubrovsky abandonne peu à peu l'autofiction - c'est-à-dire le procédé consistant à condenser une période de sa vie pour créer une histoire fictive ou feinte -, pour s'orienter vers la « transposition » du vécu, c'est-à-dire vers un type de récit qui superpose sans les confondre le genre romanesque (parce que le sous-titre est « roman ») et le genre autobiographique (parce que l'histoire conjugale et post-conjugale qui est racontée est celle de l'auteur). Dans ces conditions, il convient, nous semble-t-il, de classer ce récit dans l'ordre où il se présente, à savoir dans la catégorie du roman-autobiographie298(*).

En ce qui concerne la « conquête existentielle », il est manifeste que sa perturbation est provoquée par le décès d'Ilse. Ce décès brise en effet le « roman conjugal », à savoir la symbiose entre fiction et autobiographie, et avec lui le projet de Doubrovsky, à savoir ses « Retrouvailles » avec sa conjointe et par suite avec lui-même. D'abord prospective, l'entreprise scripturale se brise soudainement en son coeur pour devenir rétrospective et posthume à Ilse. Dans la seconde partie du Livre brisé, l'auteur-narrateur ne peut que déplorer la « disparition » de sa conjointe, et avoue même ne pas comprendre pourquoi celle-ci accomplit le « geste » fatal, à savoir l'ingestion d'alcool et de barbituriques. C'est ainsi tout le vécu d'Ilse et par là même, son propre vécu, personnel et conjugal, qui lui échappent. C'est pourquoi, dans cette seconde partie, la fictionnalisation de soi se brise en fragments hétérogènes et contradictoires, soit en fragments inefficaces. Doubrovsky se trouve dans l'incapacité de tisser une « ligne de fiction » ou une « ligne de vie » et ainsi d'accéder à une vérité objective ou même subjective sur son être. Il est désormais un personnag-narrateur désemparé et (de nouveau) confronté au « trou » existentiel : il ne s'agit plus seulement d'« absences » mais surtout d'une véritable « disparition » de soi à soi. En outre, puisque ce « roman conjugal » était - aux chapitres impairs (excepté le premier) de la première partie - une autobiographie de couple selon un « point de vue hétérobiographique »299(*), il apparaît - dans la seconde partie du récit - un auteur-narrateur dépourvu du point de vue d'Ilse. La confrontation des deux points de vue reste à jamais irrésolu, et ainsi la relation spéculaire entre l'écrivain et son double diégétique, brisée. Dès lors, nous pouvons affirmer que Doubrovsky est un « narcisse borgne », c'est-à-dire un autobiographe et romancier qui écrit pour se voir mais qui, justement, n'arrive plus à se voir.

* 261 Rappelons que l'expression « ligne de fiction » est de J. Lacan, voir note 55 de l'Introduction.

* 262 Nous employons ce terme selon le sens que lui donne S. Doubrovsky, voir notre page 92.

* 263 art. cit., p. 216.

* 264 Pour ces cinq extraits, les caractères gras sont de nous.

* 265 Narcisse romancier (essai sur la première personne dans le roman), J. Corti, 1972, p. 62.

* 266 Pour la typologie des fragments, voir notre Première partie, p. 53-54.

* 267 Aussi, M. Darrieussecq observe un changement non négligeable, qui concerne cette fois-ci le style : « C'est sans doute pour des raisons strictement biographiques que Serge Doubrovsky a quasiment abandonné l'aspect le plus ludique de cette écriture : celui du jeu de mots. » (in « L'autofiction, un genre pas sérieux », art. cit., p. 370.). Pour confirmation, nous pouvons nous reporter à la page 389 de L'Après-vivre (op. cit.) : « souvent j'essaie de me remonter le moral pour la monte, je tente de prendre ma catastrophe avec le sourire, de m'en distancier avec une dose d'ironie, je joue sur les maux, ce soir [...], je suis abattu, à plat, ci-gît, la mort dans l'âme ».

* 268 À la page 43 de L'Après-vivre (op. cit.), l'auteur-narrateur déclare avoir terminé la rédaction du Livre brisé en mai 1988.

* 269 Voir nos pages 62-64.

* 270 « On a trouvé le corps gisant sur le dos, au pied du canapé-lit. Le bras gauche replié sous le dos, le droit agrippé au rebord de cuir. Sur le canapé non ouvert, un oreiller avec empreinte de tête, des couvertures. Ma femme a dû glisser, elle ne s'est plus relevée. Des taches vertes indiquent que la mort remonte déjà à deux ou trois jours. » [p. 329].

* 271 « ma soeur et moi naturellement dans le studio sur la table on a remarqué les boîtes de Noctran de Survector la police aussi avant nous elle remarque je téléphone au médecin naturellement j'avais trouvé votre femme déprimée je lui ai prescrit des antidépresseurs [...] même si elle avait bu une bouteille de whisky ou de vodka avec c'était sans danger voilà la version du docteur qui l'a soignée naturellement il y en a une autre quand j'ai téléphoné pour avoir une idée des résultats de l'autopsie version du médecin légiste  cause probable de la mort : absorption massive d'alcool sur mélange médicamenteux » [p. 341]. À la page 13 de L'Après-vivre (op. cit.), S. Doubrovsky écrira : « Morte. D'un seul coup. De quoi. On ne sait pas au juste. La police pense suicide, mélange de médicaments et d'alcool. Toutes ces boîtes qu'il y avait ouvertes sur sa table. Son médecin dit, même avec absorption d'alcool, aucun des remèdes prescrits n'aurait pu avoir d'effet mortel. Morte. De quoi. Qu'importe. Morte. »

* 272 Les deux premières agressions, qui ont eu lieu à New York, sont déjà décrites dans La Vie l'instant, op. cit., p. 147.

* 273 À cela, il faut ajouter : « Un jour qu'elle était remontée, ma femme a enjambé la fenêtre, je l'ai retenue à temps, défenestrée du onzième, une sacrée bouillie » [p. 296].

* 274 Ce désir de quitter les États-Unis pour Paris est déjà présent dans La Vie l'instant, op. cit., p. 147-148. La raison principale est son sentiment d'insécurité [ibid. ; Le Livre brisé, p. 377-378].

* 275 Comme le remarque justement H. Jaccomard, « à la fin du livre, le narrateur finit par tenir tous les rôles : juge, procureur, avocat de la défense et juré, victime et bourreau. » (in Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 276.)

* 276 Ce comportement brutal de S. Doubrovsky était déjà visible aux pages 78-80 d'Un amour de soi (op. cit.) : le personnage Serge retrouve Rachel allongée sur le lit, inconsciente, et à côté d'elle, un tube vide de barbituriques. Il s'aperçoit soudainement que ces barbituriques sont de faibles doses et que Rachel n'est pas en danger. Alors furieur contre elle, il veut la réveiller et se met à la battre : « Rictus me tord les bagougnasses, ce ne sont plus des gifles ni des claques, des baffes qui pleuvent, des beignes, lui fous carrément sur la gueule. » [p. 80].

* 277 Cf. le titre de son article, art. cit.

* 278 Voir note 73.

* 279 Voir notre sous-partie de la page 83 ; voir surtout p. 86-87.

* 280 Dèjà dans Fils, S. Doubrovsky utilisait ce procédé du dédoublement, comme à la page 264, où l'auteur adresse à lui-même, en échos avec ce que lui disait sa mère, ses mêmes reproches : « tu ne vois rien personne autour de toi si on souffre les autres tu t'en fous quand ils ont mal n'aperçois rien pire sourd qui ne veut pas oreilles bouchées toi perdu dans tes bouquins commode ». (Les caractères gras sont de nous.)

* 281 On retrouve ici l'une des particularités essentielles du « monologue » défini par É. Benveniste. En effet, selon lui, le « monologue » « doit être posé, malgré l'apparence, comme une variété du dialogue, structure fondamentale. Le `monologue' est un dialogue intériorisé, formulé en `langage intérieur', entre un moi locuteur et un moi énonciateur. Parfois le moi locuteur est seul à parler ; le moi écouteur reste néanmoins présent [...]. Parfois aussi le moi écouteur intervient par une objection, une question, un doute, une insulte. » (in Problèmes de linguistique générale, op. cit., t. II, « L'appareil formel de l'énonciation », p. 85-86.)

* 282 On peut également remarquer que le personnage Serge adressait à sa conjointe, à la page 286, cette injure grossière « salope ».

* 283 Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 274. À titre d'exemple, nous prendrons dans cette réception critique deux articles et une émission - qui se dit - littéraire. Le premier article est celui de J. Piater, « Le livre monstre de Serge Doubrovsky », qui laisse un doute quant aux responsabilités de l'auteur : « La bande publicitaire annonce un `livre monstre'. Pour une fois, ce n'est pas exagéré. [...] on est jeté dans une interrogation haletant - coupable ?, non coupable ? [...] On est ce bourreau qui refuse à sa femme l'enfant qu'elle souhaite, cet écrivain qui se préfère à quiconque et soumet complaisamment à sa compagne le texte, demandé par elle et qui va peut-être la tuer. [...] Ilse le somme, un jour, d'écrire un livre sur leur couple. Il s'exécute et, ce faisant, l'exécute. » (in Le Monde des livres, 8 septembre 1989.) Le seconde article, « Tout nu, tout cru », de P. Bruckner, penche plutôt pour l'accusation : « Rarement auteur aura fait saisir, à son insu peut-être, la vraie monstruosité de l'écriture qui dévore et tue tout ce qu'elle touche [...] On eût excusé Serge Doubrovsky de sa maladresse, on ne lui pardonnera pas son immense talent. » (in Le Nouvel Observateur, 14-20 septembre 1989, p. 79.) Enfin, lors de son émission « Apostrophes » du 13 novembre 1989, le journaliste B. Pivot invite - on ne sait pourquoi - l'auteur du Livre brisé et confond curieusement la critique littéraire et le jugement moral et personnel. Comme le prouvent les quelques extraits ci-dessous, il se désintéresse totalement du texte, du style, etc., et s'attaque verbalement à S. Doubrovsky : « [...] autour du Livre brisé, il y a une bande intitulée « Le livre monstre », et c'est vrai que dans sa forme comme dans son fond, ce livre est « un livre monstre », et je serai amené à vous poser cette question, qui est assez terrible tout à l'heure, c'est : par amour de la littérature, par amour de SA littérature, un écrivain a-t-il le droit de désespérer son conjoint et peut-être de l'amener au suicide ? [...] Mais une oeuvre littéraire, si belle soit-elle, si forte soit-elle peut-elle se payer de la vie de quelqu'un ? [...] et peut-être la pire des mains, elle a reçu la main de l'écrivain en pleine figure. [...] mais votre femme est morte et vous êtes là sur ce plateau [...]. » Ces deux articles et ces étonnantes déclarations de B. Pivot sont respectivement cités et commentés par S. Doubrovsky, aux pages 259-260, 263-264 et 300-305 de L'Après-vivre, op. cit.

* 284 Les caractères gras sont de nous.

* 285 Cf. S. Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 187.

* 286 Dans ce même sens, nous pouvons lire : « Quoi que je fasse, j'existe par moitiés. Jamais réussi à me recoller. Je suis fendu par le milieu, je suis divisé en deux par l'Atlantique. Rien à faire. Sans remède. Ma façon d'être. Moi. Quelque part, j'ai été tronçonné, scié, retranché de moi-même. » [p. 193-194] ; « J'ai tellement de fausses positions que je ne peux plus m'y reconnaître. Un juif qui n'a jamais lu en entier la Bible, dont l'aliment favori est le porc. Un Français qui vit la moitié du temps en Amérique, pour y vanter, y vendre la France. En France, où j'écris, où je publie, je parle forcément de l'Amérique. [...] Ma langue maternelle est le français. La langue que je parle avec mes filles, la paternelle, est l'anglais. Je rêve bilingue. » [p. 58].

* 287 Ce dernier extrait est en écho avec la suivante : « Désemparé, déboussolé, [...] sans feu ni lieu, [Rachel] est mon foyer. [...] Home sans femme, homme en détresse, sans elle, je serais en perdition. » [Un amour de soi, op. cit., p. 64].

* 288 Dans L'Après-vivre, notre auteur insistera sur cette difficulté à vivre et donc à se mouvoir. Justement, à la page 273 de ce roman, il rapportera le diagnostic établi par un psychiatre : « LA DÉPRESSION ».

* 289 in « La tragédie du torero », art. cit., p. 80. Notons que S. Doubrovsky n'est pas le seul à attribuer à l'écriture cette fonction thérapeutique ; pensons, entre autres, à G. Perec : « [...] l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie. » (in W ou le souvenir d'enfance, Denoël, 1975, p. 59.), et à A. Duperey (cf. Le Voile noir, Photographies de L. Legras, Seuil, 1992 ; d'ailleurs, le passage cité ci-dessus est un extrait de l'épigraphe de ce récit, voir p. 7.). Le parallèle est encore plus grand entre S. Doubrovsky et Perec, puisqu'ils ont durant leur enfance échappé au génocide des Juifs par les nazis. Précisément, le passage ci-dessus de Perec est en quelque sorte l'argument organisateur de La Dispersion : notre auteur relate, d'une part la situation de la France et des juifs durant l'occupation, d'autre part son histoire amoureuse avec Élisabeth.

* 290 « Analyse et autofiction », art. cit., p. 280. Dans ce sens, on retrouve dans L'Après-vivre, op. cit., p. 98 : « quand l'envie violente à l'improviste me saisit d'en finir une bonne fois, une fois pour toutes, je me dis, peux pas, encore un livre, longtemps j'ai écrit pour vivre, maintenant je vis pour écrire ».

* 291 Voir note 11.

* 292 Voir note 63.

* 293 Cf. Figures III, op. cit.

* 294 Cf. p. 50-56.

* 295 On peut noter que L'Après-vivre s'achève sur cette même réunion, comme l'a justement remarqué Ch. Liaroutzos dans « Les autofictions de Doubrovsky », art. cit., p. 68.

* 296 Toutefois, notre propos est à nuancer, car S. Doubrovsky ne peut être l'écrivain écrivant : il ne peut dans le même temps écrire et cesser d'écrire, ou autrement dit, écrire et regarder par la fenêtre. Il existe donc un décalage temporel entre le « je » de l'énonciation et le « je » de l'énoncé. Dans ces conditions, la spécularisation ne peut être totale, (cf. la problèmatique de l'image spéculaire et de la captation étudiée par L. Dällenbach, à partir d'un extrait du Journal de Gide, in Le Récit spéculaire (essai sur la mise en abyme), op. cit., p. 26-28).

* 297 Cf. Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., et notre p. 94.

* 298 Selon le sens que lui donne H. Godard, in Poétique de Céline, op. cit., pp. 367-421, (voir en particulier p. 371).

* 299 Cette expression est de D. Oster, voir note 2.

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