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Un geste multidimensionnel


par Florent Aillaud
Université Paris VIII - Master 1  2014
  

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CHAPITRE 1 :

Du geste musicien

Chapitre 1 Du geste musicien

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« Le sonore prend au corps, prend le corps et libère, une fois de plus,
les rumeurs venues d'un vécu en train d'être vécu. »10

Christine Esclapez

Nous souhaitons débuter la rédaction de ce mémoire de recherche en présentant une première dimension de la gestique de l'interprète, ci-après nommée geste musicien. Afin d'appréhender cette dernière de la manière la plus précise et exhaustive possible, nous serons amenés à discuter de notions et de concepts qui lui sont directement ou indirectement liées, tels que le jeu instrumental, l'état de corps, la relation qu'entretient la musique avec la technique, ou encore les différents enjeux de l'interprétation d'une oeuvre en concert, pour l'artiste qui se produit comme pour le destinataire de la performance artistique. Dans un souci de méthodologie, nous ne proposerons une véritable définition du geste musicien qu'au terme de ce premier chapitre.

1. Jeu instrumental et rapport au corps 1) Préambule

Le corps occupe une place primordiale en musique, tant dans sa production que dans sa réception. Rappelons en effet qu'au IVe siècle avant notre ère, Platon, dans la lignée de Damon et un siècle après lui, mettait déjà en évidence l'influence de la musique sur l'âme - en tant que psyché - et la capacité de celui qui la maîtrise d'éduquer l'individu, en contrôlant notamment ses humeurs et son comportement. Ainsi, pour le philosophe grec, l'utilisation de modes mélodiques spécifiques associés à une instrumentation particulière devait produire une action forte sur le corps et l'esprit de l'auditeur.11 A noter d'ailleurs que cette conception de l'expressivité musicale a perduré plus d'un millénaire durant ; en effet, dans son Grand Traité d'instrumentation et d'orchestration moderne, Berlioz n'hésitera pas à associer un caractère bien particulier à chaque instrument et à chaque tonalité 12, à un point tel que la précision langagière et l'utilisation de la métaphore servant à les caractériser aura même tendance

10 Christine Esclapez, La musique comme parole des corps, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 233

11 A titre d'exemple, le mode ionien sera qualifié d' « amollissant et lâche », le dorien de « viril et grave».

12 Berlioz qualifie ainsi le caractère de la tonalité de do mineur de « pathétique, mais actif et énergique dans la révolte, sombre néanmoins » ou encore celui de ré majeur de « gai, bruyant, un peu commun ». Voir Grand Traité d'instrumentation et d'orchestration moderne, Paris, Henry Lemoine, 1843, réed. 1993, p. 33

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à faire douter tout musicologue ou mélomane averti de leur véracité, ou tout du moins de leur universalité.

Néanmoins, il ne s'agit pas de polémiquer sur les diverses conceptions de l'ethos ayant eu cours au fil des siècles et des courants de l'Histoire des Arts, et nous tentons d'appréhender ici la mise en oeuvre sonore de l'interprète de manière davantage pragmatique. Pour ce faire, il convient premièrement de nous pencher sur la notion de jeu instrumental. Le Dictionnaire instrumental et orchestral la présente comme étant la « manière d'exécution de la musique, au moyen des instruments de musique [...] »13. Force est de constater que cette définition mériterait d'être étoffée ; dans notre étude, nous tâcherons de concevoir le jeu instrumental comme l'action de l'interprète, lequel utilise ses doigts, ses mains, plus globalement son corps et qui, au contact de son instrument, exécute un ensemble de mouvements complexes, intellectualisés et mémorisés, destinés à produire des sons - nous traiterons particulièrement le cas du jeu instrumental du guitariste classique. Ce rapport intime entre les mouvements du corps et l'intellect du musicien nous invite à étudier tout d'abord le jeu instrumental sur le plan physiologique.

2) Considérations physiologiques a) Généralités

L'interprète - qui peut d'ailleurs lui-même être considéré comme un auditeur, ou un écouteur de musique14, au même titre que le compositeur et le destinataire de la performance artistique, car admettons sans mal que « la musique est d'abord quelque chose qui s'écoute, et cela même pour quelqu'un qui la lit »15 - subit des perturbations physiologiques majeures sur lesquelles il est nécessaire de nous arrêter. En effet, au cours de sa performance, les sens du musicien sont en alerte permanente et différentes aires du cerveau sont stimulées simultanément. Celles-ci, en retour, renvoient des réponses motrices par le biais de messages nerveux destinés aux muscles qui exécutent les mouvements requis par le jeu instrumental et l'oeuvre musicale.16

13 Propos retranscris dans Jeu instrumental, http://www.medecine-des-arts.com/+-Jeu-instrumental-+.html

14 François Coadou, La musique baroque : une musique contemporaine ? L'interprétation chez Harnoncourt, http://www.musicologie.org/publirem/coadou_02f.html

15 Eric Dufour, Qu'est-ce que la musique ?, Paris, Vrin, 2005, p.34

16 Voir Annexe n°1

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Signalons que les mouvements corporels et digitaux ont très peu d'amplitude spatiale et temporelle, à la fois par souci d'efficacité dans le jeu instrumental pour le musicien et d'esthétique visuelle pour le spectateur. Ils sont conscients, c'est pourquoi ils ne peuvent, par définition, être caractérisés comme des réflexes. De plus, les mouvements du musicien sont à la fois globaux et sélectifs car ils requièrent à la fois l'action du tronc, de membres entiers, mais également et de façon plus précise, des articulations et des muscles palmaires et digitaux. En somme, le jeu instrumental concrétise dans le temps et l'espace la relation quasi-fusionnelle entre le corps du musicien et son instrument de musique, laquelle constitue un facteur essentiel en vue de la réalisation des potentiels techniques, expressifs et esthétiques de l'oeuvre. Laissons le soin à Denis Loizon d'illustrer notre propos :

Si l'homme est un être sensible, le musicien serait doté d'une double sensibilité, celle de son corps en relation avec la musique et celle de son corps en relation avec l'instrument qui produit cette musique.17

D'autre part, une notion fondamentale concernant l'apprentissage et l'appropriation de l'oeuvre par l'interprète nécessite d'être mise en évidence afin d'appréhender la dimension physiologique du jeu instrumental, à savoir la plasticité cérébrale (également appelée plasticité neuronale ou neuroplasticité). Celle-ci peut être définie comme la capacité du cerveau à adapter son organisation interne sous l'effet de la répétition de gestes et d'actions similaires, en créant de nouvelles connexions neuronales et en augmentant la taille des aires stimulées.18 Elle permet de conférer des fonctions automatiques aux mouvements volontaires19, ce qui diminue à la fois l'effort physique et mental lié à leur réalisation, leur temps d'exécution également, et augmente leur précision. Chez le musicien, la plasticité cérébrale se traduit en particulier par le développement accru du volume occupé par les zones sensorielles et motrices.

17 Denis Loizon, Recherche et formation, Deltand Muriel (2012) Musique de soi. Du sensible de soi au musicien révélé...Vers un renouveau des formes de biographisation, Université de Bourgogne, http://rechercheformation.revues.org/1999

18 Voir annexes n°2 et 3

19 Dr B. Boutillier et Pr G. Outrequin définissent le mouvement volontaire de la manière suivante :

« Le mouvement volontaire résulte d'une impulsion intérieure et consciente. Il nécessite une idéation

préliminaire. Il existe cependant, à l'intérieur du mouvement, des fonctions automatiques. Elles sont

nombreuses et importantes. Elles concernent :

- La nécessité de l'équilibre

- Le soutien inter - articulaire

- La chronologie des étapes dans le déroulement du mouvement global. »

Voir Anatomie, http://www.anatomie-humaine.com/Introduction.html

14

Ajoutons enfin que la nature de l'activité physiologique est liée à la fois aux types de mouvements réalisés, au résultat sonore produit (incluant l'ensemble des paramètres du son) et à l'expérience musicale de l'instrumentiste (due à la plasticité cérébrale et au rôle de la mémoire, notamment). Par conséquent, la dimension corporelle de la musique chez l'interprète dépendra intimement des particularités organologiques et des contraintes directement liées à la facture même de l'instrument qu'il pratique ; ainsi, un guitariste, un clarinettiste ou un percussionniste n'auront évidemment pas le même rapport de corporéité avec leur instrument. Au regard du répertoire que nous souhaitons étudier dans ce mémoire de recherche, il convient à présent d'axer notre réflexion sur les particularités physiologiques du jeu guitaristique.

b) Particularités du jeu guitaristique

La production d'un seul son à la guitare requiert - dans l'immense majorité des cas - l'utilisation simultanée des deux mains, qui réalisent chacune des mouvements de natures différentes. L'instrumentiste sollicite activement une grande diversité de muscles, localisés dans le dos, le buste, les épaules, les bras, et tout particulièrement dans les avant-bras et les mains.20

D'une part, du côté du manche (soit le côté gauche pour le jeu en droitier), le bras repose le long du corps tandis que l'avant-bras est maintenu en l'air afin de tenir le manche entre le pouce et les autres doigts, comme une « pince ». Index, majeur, annulaire et auriculaire sont fléchis, soit suspendus, soit en tension pour appuyer les cordes contre la touche.21 D'autre part, du côté de la caisse de résonance (le côté droit pour le jeu en droitier), le bras reste lâche, l'avant-bras est posé sur l'arrête de l'éclisse et de la table d'harmonie pendant que le poignet est légèrement relevé, le plus stable possible. Les doigts sont tantôt posés en équilibre sur les cordes, tantôt les pincent tantôt les butent.22

20 Voir annexes n°4 et 5

21 Voir annexe n°6

22 En buté, le doigt du guitariste repose - « bute » - contre la corde immédiatement supérieure ou immédiatement inférieure (selon que l'on joue respectivement avec le pouce ou les autres doigts) après avoir pulsé la première corde. Cette technique permet à la fois de couper le son de la seconde corde et de mettre en valeur une mélodie par rapport à son accompagnement (le son aura facilement une plus grande intensité qu'en pincé, autre technique où cette fois, le doigt, après avoir joué la corde, ne repose sur aucune autre). Le buté et le pincé sont fréquemment associés, dans les arpèges, par exemple ; en effet, l'instrumentiste peut notamment buter la ligne mélodique pour la mettre en valeur (généralement avec l'annulaire) par rapport aux autres notes de l'accompagnement exécutées en pincé sur d'autres cordes par le pouce, l'index et le majeur.

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Intéressons-nous à présent aux différents facteurs physiologiques permettant de modifier la nature du son dans le jeu guitaristique, lesquels ont été synthétisés au sein du tableau suivant :

Paramètres du son

Physionomie du mouvement de l'instrumentiste pour les modifier

Durée

La guitare étant un instrument à cordes pincées, la durée du son est intimement liée à son intensité, contrôlée par la vitesse et la force d'attaque de la corde. La main gauche comme la main droite peuvent couper subitement ou étouffer progressivement le son en se posant sur les cordes vibrantes.

Intensité

Comme explicité plus haut, l'intensité dépend principalement de la force et de la vitesse d'attaque de la corde par les doigts de la main droite (ainsi que de la facture même de l'instrument, agissant également sur la durée et le timbre).

Hauteur23

La main gauche, selon l'emplacement de l'appui de la corde contre la touche, modifie sa longueur, et donc la hauteur de la note lorsque celle-ci sera jouée à la main droite. Elle agit également sur la possibilité d'exécuter un vibrato, de la même manière que les autres instruments de la famille des cordes frottées et pincées.

Timbre

C'est sur ce facteur que la guitare manifeste certainement le plus sa richesse sonore. La main droite en est la plus grande responsable, selon l'angle et la zone d'attaque de la corde (le son sera plus « rond » vers la touche, plus « clair » vers le chevalet), le type et la taille de l'ongle également, tout comme la quantité de pulpe en contact.

La main gauche, quant à elle, influera sur le timbre selon que l'appui de la corde contre la touche se fera avec le bout du doigt, ou avec davantage de pulpe. En outre, la posture de l'instrumentiste et le matériel associé (repose-pied, gitano, ergoplay) agissent également sur le timbre en modifiant la surface de bois en contact avec le corps du musicien (l'utilisation du repose-pied induit une surface de bois en contact avec le musicien plus importante, en ajoutant notamment une partie de l'éclisse sur la cuisse, ce qui étouffe naturellement davantage le son).

23 Notons que le guitariste joue systématiquement « juste » (à partir du moment où l'accordage des cordes à vide et la facture de l'instrument sont corrects) grâce à la présence des frettes. Pour autant, le son sera facilement « ingrat » à l'écoute si le doigt de la main gauche n'est pas posé au plus près de ces frettes (on dit communément que la corde « grésille »). Cette particularité des instruments à cordes frettées demande donc au musicien une grande précision de la main gauche: la zone « acceptable » d'exécution de la note est comprise entre 1 et 1,5 cm selon la position de la case sur le manche. A titre comparatif, c'est deux fois moins que la largeur d'une touche blanche de piano.

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En outre, il est intéressant de s'arrêter sur les propos de Daniel Moyano, qui, dans le prologue de Science et méthode de la technique guitaristique du célèbre guitariste, compositeur et pédagogue argentin Jorge Cardoso, affirme que « bien jouer d'un instrument consiste, en somme, à dépasser ses propres problèmes vitaux ».24 Ainsi, la réalisation de l'ensemble des potentiels techniques de l'oeuvre musicale nécessite d'annihiler les difficultés d'exécution des différents mouvements corporels et digitaux. Pour ce faire, la répétition de ces mouvements (en changeant le tempo, en y associant différents rythmes, par exemple) est indispensable, afin de permettre « la régulation du tonus musculaire sur lequel [le système nerveux] exerce une action freinante », « exercer un rôle d'inhibition de mouvements involontaires, empêchant l'apparition de mouvements inutiles »25 et mémoriser de manière sensitive (par le toucher, la vue et l'ouïe) l'ensemble de ces mouvements. C'est en ce sens que les « exercices techniques » et les « échauffements » jouent un rôle primordial pour le musicien, de même que le passage à la salle de musculation pour le sportif professionnel. Un des meilleurs exemples réside peut-être dans la méthode d'Abel Carlevaro, qui fait se succéder des dizaines d'exercices courts et quasi-mécaniques adressés à l'interprète dans le but qu'il maîtrise la plupart des formes d'arpèges, de gammes et de démanchés qu'il pourra rencontrer par la suite dans les oeuvres du répertoire :

Abel Carlevaro, Técnica de la mano derecha, Formules 85 à 88

24 Daniel Moyano, « Prologue » in Jorge Cardoso, Science et méthode de la technique guitaristique, Les Editions et Productions Australes, 1981, p.4

25 Jorge Cardoso, Idem, p. 25

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Par la suite, la partition, composée d'une succession de symboles solfégiques, devient d'une certaine manière dans l'esprit du musicien qui l'exécute, semblable à une succession de gestes corporels et digitaux : elle devient une « partition gestuelle ». A terme, la maîtrise technique de l'oeuvre vise à conférer des fonctions automatiques aux mouvements volontaires afin de permettre au musicien de se focaliser davantage sur ses paramètres expressifs et esthétiques ; c'est à cette condition que le geste musicien devient un moyen d'interpréter l'oeuvre et non une fin en soi, la possibilité de charger le mouvement d'une réelle intentionnalité.

3) Le jeu instrumental entre concret et abstrait : notion d'état de corps ou de pensée motrice

a) Définition générale

Dans notre introduction, nous avions brièvement évoqué l'existence d'un paradoxe fondamental lié à l'oeuvre musicale et à son interprétation, à savoir son caractère à la fois concret et abstrait. Afin de mettre en évidence cette ambiguïté - qui fait également leur richesse - il convient de nous intéresser à une notion peu usitée en musique (et, osons le dire, certainement à tort), mais davantage en danse et en théâtre : l'état de corps.

Avant de tenter de l'appliquer au domaine musical, considérons sa définition plus générale ainsi que ses différents enjeux, présentés par le danseur et chorégraphe hongrois Rudolf Laban dans La maîtrise du mouvement :

La pensée motrice pourrait être pensée comme une accumulation, dans l'esprit de chacun, d'impressions, d'événements, pour laquelle manque une nomenclature. Cette pensée ne sert pas, comme le fait la pensée en mots, à s'orienter dans le monde extérieur, elle perfectionne plutôt l'orientation de l'homme à-travers son monde intérieur, duquel affluent continuellement des impulsions découchant sur l'action, le jeu théâtral et la danse.26

Nous pouvons d'ores et déjà, à la lecture de cette citation, déceler toute la complexité d'une telle notion, liée à un sentiment, un affect particulier animant l'interprète danseur, comédien ou musicien, qui agirait sur la qualité des mouvements corporels, les chargeant d'intentionnalité et de sens. L'expressivité pure des « impressions » de

26 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, Arles, Actes Sud, 1994, p.39

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l'artiste - par essence, difficilement analysable en tant que telle - se retrouve ainsi mêlée à toute la dimension physiologique de la performance puisqu'elle aboutit directement à l'« action » et donne un sens personnel aux mouvements corporels réalisés. Par ailleurs, en allant plus loin, nous pourrions même avancer l'idée selon laquelle l'état de corps serait la jonction entre le caractère concret et abstrait de la performance artistique, entre expressivité pure et intellect. Le mouvement n'est plus pensé pour lui-même mais par rapport à l'état psychique de l'artiste au moment exact où il l'exécute.

En outre, Philippe Guisgand, enseignant-chercheur en Arts Contemporains et plus particulièrement en danse, nous livre également une pensée intéressante à propos de l'état de corps :

[J]'avancerais que l'état de corps se condense autour d'une image, devient une conciliation entre « la perception, là-bas dans le monde, et en moi ». Je définis donc par état de corps l'ensemble des tensions et des intentions qui s'accumulent intérieurement et vibrent extérieurement et à partir duquel le spectateur peut reconstituer une généalogie des intensités présidant à la forme. Et je fais l'hypothèse que, lorsque j'utilise le mot état de corps (ou équivalent), je tente de fixer le mouvement. Je fabrique un antidote à la désagrégation permanente du geste.27

Ici, mieux qu'un trait d'union entre intellect et expression, l'auteur définit l'état de corps comme un point de fixation du mouvement dans l'espace et dans le temps, lui conférant ainsi une valeur esthétique à part entière. En outre, l'état de corps aurait également des qualités ludiques, puisqu'il permettrait de lier l'interprète, « émetteur » de la performance artistique, au « récepteur », c'est-à-dire au spectateur, en lui donnant tacitement les clefs pour la saisir, et donc mieux ressentir ses qualités expressives.

b) Application en musique

Comme nous avons pu le signaler plus haut, la question de l'état de corps n'a, à notre connaissance, jamais été soulevée jusqu'à présent par la musicologie. Pourtant, au même titre que les autres arts de la représentation - ou performing arts, « arts de la performance » - la musique nécessite l'intervention d'un interprète, médiateur entre le compositeur, l'oeuvre (ou plutôt les traces dont il dispose de l'oeuvre) et l'auditeur. Pour ce faire, cet interprète réalise des mouvements analysables dans le temps et l'espace, conscients et intellectualisés, exécutés afin de rendre compte de la portée expressive et

27 Philippe Guisgand, A propos de la notion d'état de corps, p.3,

http://perso.univ-lille3.fr/~pguisgand/downloads/Etat%20de%20corps_Tag%20Cloud.pdf

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esthétique de l'oeuvre. Par conséquent, la notion d'état de corps apparaît tout à fait pertinente dans l'appréhension de l'interprétation musicale et plus particulièrement du geste musicien.

Philippe Guisgand - et a priori lui seul - met en évidence l'existence d'un état de corps dans le domaine musical en le mettant en comparaison avec la danse :

Sur ce corps apparent qui masque le sujet secret, l'état de corps est ce qui fonctionne comme un seuil et ouvre [...] sur les fluctuations centrales de l'interprète. Pour le dire autrement et établir une comparaison dans le domaine musical, l'état de corps en danse pourrait être l'équivalent de ce que Glenn Gould nous laisse entendre par sa voix et qui vient se superposer à la musique qu'il interprète au piano.28

Pour ce dernier, la présence de l'état de corps dans le jeu instrumental du célèbre pianiste canadien se trahirait ainsi par ses mélodies vocales qui s'ajoutent à son jeu instrumental. Souvent, Glenn Gould qualifiait ces « débordements » de nécessaires pour jouer l'oeuvre en lui conférant une élaboration technique parfaite tout en gardant un profond engagement interprétatif. Ce chantonnement permet au pianiste de se concentrer, de rentrer à l'intérieur du monde sonore de l'oeuvre, et de mettre son esprit et son corps tout entier au profit de la performance musicale.

De la même manière, un autre paramètre peut tout à fait entrer en ligne de compte dans le cas de Gould, à savoir les mouvements exécutés par sa main gauche lorsque seule la droite est requise par le jeu instrumental, comme par exemple au début du « Contrapunctus I » de l'Art de la fugue BWV 1080 de Jean-Sébastien Bach29. Une analyse intéressante de ces mouvements corporels complémentaires a d'ailleurs été présentée par François Delalande, sans pour autant parler d'état de corps. Ce dernier constate en effet que l'intentionnalité musicale de Glenn Gould est intimement liée à ces mouvements complémentaires, qui semblent l'aider à phraser la musique à la main droite :

Les plans cognitifs et moteurs se doublent d'une dimension affective qui leur est étroitement associée, si bien qu'il devient possible d'analyser un contenu expressif à travers un observable, qui est le geste.30

28 Philippe Guisgand, Polock ou les états de corps du peintre, p.7, http://demeter.revue.univ-lille3.fr/corps/guisgand.pdf

29 Voir notamment : Glenn Gould-J.S. Bach-The Art of Fugue (HD), http://www.youtube.com/watch?v=4uX-5HOx2Wc

30 François Delalande, « Le geste, outil d'analyse. Quelques enseignements de recherche sur la gestique de Glenn Gould », dans Analyse musicale n°10. Geste et musique, 1er trimestre 1988, Paris, Société Française d'Analyse Musicale, p.46

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En définitive, il semble donc tout à fait pertinent de rapprocher le chantonnement ainsi que les mouvements complémentaires de la main gauche du jeu instrumental de Glenn Gould avec la notion d'état de corps à l'instar de Philippe Guisgand, puisque que ceux-ci orientent le pianiste dans son interprétation et son intentionnalisation du geste.

Cependant, permettons-nous de préciser que le jeu instrumental de Gould est un « cas limite » de manifestation d'état de corps. En effet, une différence fondamentale entre la danse et la musique réside dans l'enjeu même du mouvement corporel et digital : si l'art chorégraphique présente le mouvement pour lui-même, les mouvements du musicien, quant à eux, ne sont au premier abord, comme nous avons déjà pu le dire, qu'un moyen de produire le son. Ainsi, s'agissant avant tout d'une énergie intérieure, se rapprochant d'ailleurs de l'idée de conscience imageante chère à René Leibowitz et sur laquelle nous reviendrons plus tard dans notre étude, l'état de corps en musique ne nécessite pas d'être extériorisé à la manière de Glenn Gould ! Et c'est ici que l'expression équivalente de l'état de corps prend tout son sens : il s'agit d'une pensée motrice, invisible car fondue dans les mouvements même qui composent le jeu instrumental du musicien.

Au fil de ce début de réflexion autour du geste musicien, nous avons pu présenter le jeu instrumental comme étant une notion à la fois concrète dans sa réalisation - via l'ensemble des mouvements complexes exécutés par le musicien pour proposer une réalisation sonore unique de l'oeuvre qu'il interprète - mais également plus abstraite, de par la charge de sens et d'intentionnalité que ce dernier déploie à travers eux et que nous pouvons résumer sous le nom d'état de corps ou de pensée motrice. En outre, nous sommes à présent en mesure de mieux appréhender la dimension corporelle du jeu instrumental chez le musicien et en particulier chez le guitariste classique. Et pour cause, nous pouvons affirmer sans peine que le geste musicien prend naissance et s'épanouit à partir de la relation de corporéité, fusionnelle, entre l'interprète et son instrument :

Etudier pour faire enfin partie de l'instrument. [...] [J]e me mis à étudier comme si j'étais moi-même la guitare. Ce fut alors comme si la guitare m'observait à son tour. Nous apprîmes ensemble et jouons maintenant ensemble, sans toujours savoir qui étudie qui.31

31 Daniel Moyano, Idem, p. 7

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Il s'agit à présent de discuter de la relation existant entre la musique et la technique, notion finalement liée à celle de jeu instrumental et fondamentale pour comprendre les enjeux du geste musicien.

2. Musique et technique

1) Valorisation de la virtuosité et culte de l'interprète

Le terme « virtuosité » est issu du latin « virtus », signifiant la vertu, la morale. La maîtrise technique du virtuose est ainsi associée, de par son étymologie, à la notion de bien, et, encore davantage au temps du romantisme et du culte du génie, à celle de beau. C'est donc tout naturellement que la question de la technique occupe une place décisive en Art et constitue de manière indéniable un critère d'évaluation à part entière de l'oeuvre ; mieux encore : un gage de qualité.

De même en musique, nous pouvons aisément remarquer son importance, tant en amont au niveau de la composition qu'en aval concernant la performance instrumentale de l'interprète. Ceci est d'ailleurs particulièrement observable à travers l'évolution de la critique musicale. En effet, notons que si cette dernière, jusqu'à l'après-guerre, s'intéressait en premier lieu à l'oeuvre musicale dans sa production afin de juger des qualités techniques et esthétiques du compositeur, nous pouvons constater que depuis, la critique se focalise quasi-exclusivement sur la prestation de l'interprète : « Les procédés commerciaux du show business ont fait de l'interprète une vedette à part entière [...]. Le compositeur subit une éclipse : on parle de la Fantastique de Karajan ou de celle d'Abbado [plutôt que de celle de Berlioz] »32.

De La Montagne s'attarde lui aussi sur cette nouvelle focalisation de l'attention des médias et dénonce du même coup le phénomène de vedettariat qui s'opère et s'intensifie durant le XXe siècle autour du musicien-interprète. Le compositeur français le relie d'ailleurs à une logique purement commerciale, régie par la société de consommation :

Le vedettariat s'est incontestablement et considérablement étendu en raison des moyens énormes de la publicité moderne, des pouvoirs médiatiques et des intérêts commerciaux et financiers qui rentrent en jeu. A titre d'exemple, qui peut honnêtement soutenir que R.T.L. dans ses annonces publicitaires ou de nombreuses revues spécialisées dans des présentations très artistiques

32 Jacqueline Pilon, « Interprétation », dans Dictionnaire des Musiques, Paris, Universalis, 2009, p.586

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cherchent à faire connaître et aimer Bach, Beethoven ou Mahler et non pas davantage à promouvoir Karajan, Barenboïm ou Fischer-Dieskau ? Et si l'on utilise de tels moyens pour promouvoir ces interprètes prestigieux, n'est-ce pas pour, grâce à eux, gagner beaucoup d'argent en leur en faisant aussi beaucoup gagner ! 33

D'autre part, ajoutons que l'expression de la virtuosité lors de la performance artistique est valorisée et recherchée tant par l'auditeur que par le musicien lui-même. Cette virtuosité permet à l'interprète de stimuler à la fois l'ouïe et la vue du spectateur ; or, cette stimulation des sens fait partie intégrante des horizons d'attentes de la doxa, et répondre à ces mêmes attentes conditionne d'une certaine manière son succès ou tout du moins sa popularité. Le pianiste international Alexandre Tharaud justifiait ainsi son programme de sonates de Domenico Scarlatti : « J'ai [...] essayé de donner dans ce programme plusieurs aspects de ce compositeur, avec les sonates virtuoses, celles peut-être que l'on attend plus facilement [...] ».34 L'interprète moderne assume par conséquent tout à fait ce « besoin d'émerveillement », ou tout du moins de jouissance auditive et visuelle de la doxa. Pour autant, le danger pour l'interprète serait d'oublier l'essentiel, à savoir le potentiel esthétique et expressif en tombant dans le divertissement pur pour l'auditeur, devenu sujet passif et non plus pensif face au monde sonore de l'oeuvre, ce même danger illustré par la célèbre sentence de l'homme de lettres et cinéaste français Jean Cocteau dans ses Portraits souvenirs : « le virtuose ne sert pas la musique, il s'en sert »35. Car avant tout, la technique doit servir l'Art et non l'inverse, comme a pu l'écrire le philosophe allemand Martin Heidegger :

[L]a conception instrumentale de la technique dirige tout effort pour placer l'homme dans un rapport juste à la technique. Le point essentiel est de manier de la bonne façon la technique entendue comme moyen.36

Et il en va de même dans l'enseignement musical spécialisé qui se doit, par-delà les exercices techniques quotidiens préconisés aux musiciens en herbe, de définir la virtuosité, la maîtrise technique comme un moyen et non une fin, une condition essentielle mais non suffisante pour proposer à l'auditeur une interprétation juste sinon pertinente de l'oeuvre qu'il lui présente. Nous apprécierons ainsi d'autant plus les mots du guitariste, compositeur et pédagogue uruguayen Abel Carlevaro : « Technique [...]

33 Joachim Harvard De La Montagne, « Interprétation » (1990), http://www.musimem.com/interpretation.htm

34 Interview (Royal Classics) consultable via : https://www.youtube.com/watch?v=x021y9sAG-8

35 Voir Jean Cocteau, Portraits souvenirs, Paris, Grasset, 1935, réed. 2003

36 Martin Heidegger, « La question de la technique », dans Essais et conférences, tr. fr. André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 11

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should always be submitted as a controlled force, docile to the minor intention, flexible at all times and always serving music. »37 ou encore : « Instrumental technique is only the necessary means bywhich student will become a musician, but never is the final objective. »38

2) Du signe au mouvement, du mouvement au geste musicien

Dans la partie 1.1, qui traitait de la dimension physiologique de l'interprétation musicale, nous avions évoqué un des enjeux majeurs de la maîtrise instrumentale pour le musicien, à savoir conférer des fonctions automatiques aux mouvements volontaires réalisés, transformant en quelque sorte dans son esprit l'ensemble des items notés par le compositeur au sein de la partition, en une « partition gestuelle ». Or si le mouvement prend naissance à travers la lecture de cette partition, le geste musicien en est le résultat final. C'est cette chaîne qu'il convient à présent d'expliciter.

a) Du signe au mouvement

Pour commencer, admettons que la partition n'est pas encore de la musique : elle est de la musique en devenir, de la musique possible, et ne peut réellement exister qu'à partir du moment où les items qui la constituent sont interprétés, pratiqués par le musicien. Par items, nous comprenons à la fois les signes musicaux, « solfégiques », et les signes textuels (titre, indication de tempo, de caractère, etc.). Il s'agit donc pour le musicien de décoder la notation musicale, au sens où il la transpose en mouvements corporels et digitaux. L'apprentissage et l'expérience de l'interprète se manifestent ainsi de prime abord à travers sa capacité à réaliser une « extension en vraie grandeur »39, la traduction gestuelle et sonore du métalangage cristallisé au sein de la partition40.

La lecture de cette partition est directement liée au jeu instrumental de l'interprète, qui vient juste après la phase d'intellectualisation et de compréhension du signe. A titre

37 Abel Carlevaro, Cuaderno n°3, « Prologue. Left hand technique. Changing positions of the hand on the fingerboard », Buenos Aires, Barry Editorial, 2008

« La technique doit être soumise à une force contrôlée, docile vis-à-vis de l'intention [de l'interprète], flexible à chaque instant et servant toujours la musique. »

38 Abel Carlevaro, Cuaderno n°2, « Right hand », Buenos Aires, Barry Editorial, 2005

« La technique instrumentale est seulement la condition nécessaire par laquelle l'étudiant devient musicien, mais n'est jamais l'objectif ultime. »

39 Marcel Mesnage, « Sur la modélisation des partitions musicales », Analyse musicale n°22 (1991), pp. 31-32

40 Nicolas Meeùs, « Apologie de la partition », Analyse musicale n°24 (1991), pp. 19-22

Chapitre 1 Du geste musicien

Première page du manuscrit de Water Walk for Solo Television Performer de John Cage

 

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d'exemple, la notation ci-dessous, extraite du Recuerdos de la Alhambra de Francisco Tárrega, induit un mouvement perpétuel de la main droite, en pincé, alternant successivement pouce, annulaire, majeur et index afin de réaliser la technique particulière du « tremolo ». Lorsque le guitariste classique est confronté à ce type d'écriture, il la décode automatiquement et traduit le signe en ce mouvement digital particulier, requérant d'une part l'action de l'opposant du pouce et de son long extenseur pour jouer la ligne de basse, et d'autre part des muscles interosseux dorsaux de la main droite et de ses fléchisseurs communs superficiels et profonds pour jouer les notes répétées à l'aigu.

Mes. 22-23 du Recuerdos de la Alhambra de Francisco Tárrega

Par ailleurs, notons enfin que de nombreux compositeurs avant-gardistes du XXe siècle se sont particulièrement intéressés à la dimension du geste de l'interprète et sa relation avec l'écriture du compositeur. Ainsi, bien que pouvant être considéré comme un « cas-limite » de la partition, Water Walk met en jeu cette même idée : en effet, ici, Cage ne note pas le résultat sonore attendu lors de la performance mais uniquement les actions que doit réaliser l'interprète, c'est-à-dire la succession de tous ses mouvements corporels :

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b) Du mouvement au geste musicien

Le chef d'orchestre italien Arturo Toscanini concevait comme une interprétation authentique, sinon juste, d'une oeuvre musicale, celle où les instrumentistes ne jouent « en substance, que ce qui se trouve dans la partition »41. Dans son ouvrage Le compositeur et son double, René Leibowitz commente ces mots de la manière suivante :

Si deux interprètes de valeurs et de probité égales peuvent donner de la même partition deux interprétations ne fussent-elles que très peu dissemblables, on en arrive à se demander si cette partition possède une vérité `en soi', ou si, au contraire, elle fournit à chaque interprète une vérité différente ?42

Il est incontestable que deux interprétations d'une même pièce ne peuvent jamais être tout à fait identiques, qu'elles émanent de deux musiciens différents - même s'ils partagent les mêmes convictions musicales - ou d'un même instrumentiste à deux instants donnés. Par conséquent, si le devenir de l'oeuvre musicale est défini par l'ensemble de ses interprétations, passées et futures, nous pouvons accorder à l'oeuvre musicale une quantité de devenirs potentiellement infinis. Si le signe - autant solfégique que textuel - fournit à l'interprète plusieurs vérités possibles, nous pouvons alors déduire qu'à un signe donné plusieurs mouvements digitaux et corporels sont également associés.

De surcroît, il serait faux d'affirmer qu'il existe une exacte équivalence entre signe et réalisation instrumentale, même si la quasi-totalité des compositeurs ont manifesté une tendance à toujours vouloir noter plus précisément leurs volontés sur la partition - grâce à l'élaboration de nouveau signes ou l'ajout de texte - et ce particulièrement depuis le XVIe siècle et l'essor de l'imprimerie musicale. Afin d'appuyer notre propos, citons en exemple le compositeur et guitariste français Roland Dyens qui, même s'il note certes scrupuleusement et sans aucune ambiguïté sur la partition ce qu'il semble attendre du musicien qui jouera son oeuvre par le biais d'un ajout considérables de signes solfégiques non conventionnels43 (comme nous pouvons le constater ci-dessous avec un extrait de son Lulla by Melissa), il reste toutefois tout à fait conscient, à l'instar d'Alain Pâris, qu'il existe nécessairement « une certaine marge

41 René Leibowitz, Idem, p. 24

42 René Leibowitz, Idem., p. 25

43 Voir annexe n°7 « Lexique des signes solfégiques non conventionnels utilisés par Roland Dyens dans son Lulla by Melissa »

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qui n'existe pas dans la notation littéraire, la marge de l'interprétation ».44 Ses mots tamponnés en introduction d'une autre de ses compositions, le Tango en skaï, illustrent d'ailleurs tout à fait cette idée : « Et si, par bonheur, quelques notes étrangères à ce tango venaient parfois en agrémenter le texte original, je serais prêt à parier que son compositeur en serait parfaitement ravi... »45

Exemple : mes. 28 à 32 de Lulla by Melissa, Roland Dyens

Le respect de la partition, où sont notés les tempi, les hauteurs de notes, les durées, les dynamiques, les modes d'attaque, ne constitue donc la condition ni suffisante ni unique pour que l'auditeur - qu'il soit critique musical ou simple mélomane - puisse qualifier l'interprétation de l'oeuvre de bonne ou de mauvaise. Quelque chose de plus est attendu : une personnalité artistique, une présence musicienne. Car la partition musicale, qui n'est autre qu'un ensemble de signes abstraits, de chiffres46, n'est en somme que très peu de chose en matière de musique. Avant d'être lue, intellectualisée, saisie, corporalisée et chargée de sens, elle est aride, et ce n'est qu'après avoir été réellement interprétée qu'elle dévoile toute la richesse et tout le potentiel de la technique du compositeur et du musicien-interprète.

44 Alain Pâris, « Notation musicale », Dictionnaire des Musiques, Paris, Universalis, 2009, p. 818

45 Voir Roland Dyens, Tango en skaï, Paris, Henri Lemoine, 1985

46 Françoise Escal, Espaces sociaux. Espaces musicaux., Paris, Payot, 1979, p. 186

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3) Technique de composition, technique instrumentale

La frontière entre technique compositionnelle et technique instrumentale est très perméable. L'interprète engrange en effet davantage de maîtrise technique et d'aisance musculaire grâce à son travail instrumental, nécessaire pour jouer et surmonter les défis proposés par l'écriture des oeuvres qu'il étudie. Les considérations physiologiques que nous avons mises en évidence dans la partie 1.1.2 de notre mémoire vont tout à fait dans ce sens et confirment cette première idée selon laquelle la technique du compositeur sert la technique instrumentale.

Or, signalons que la thèse inverse peut tout autant être prouvée, et ceci est d'ailleurs peut-être encore plus clairement observable concernant le répertoire pour guitare classique. En effet, ce dernier n'a connu de réel engouement de la part des compositeurs non guitaristes qu'à partir du XXe siècle, sous l'influence - voire même les harcèlements47 - d'Andres Segovia, puis plus tard, de Julian Bream. Et pour cause, si ces deux interprètes majeurs de l'histoire de la guitare classique feront évoluer la technicité instrumentale à un niveau certainement jamais atteint, ils pousseront également des compositeurs comme Manuel Maria Ponce (1882-1948), Mario Castelnuovo-Tedesco (1895-1968), Joaquin Rodrigo (1901-1999), Benjamin Britten (1913-1976) ou encore Tôru Takemitsu (1930-1996) pour ne citer qu'eux, à écrire pour la guitare et à redoubler d'inventivité pour enrichir son répertoire. La naissance de nouvelles oeuvres par des compositeurs qui connaissent peu ou mal l'écriture traditionnelle - et, il est vrai, assez particulière - pour guitare, permet par conséquent de faire évoluer encore davantage la technique instrumentale. Citons les mots de Julian Bream en 1957 à l'attention des compositeurs qui souhaitaient écrire pour la guitare, qui montrent bien l'attrait de l'interprète pour la nouveauté et l'enrichissement du répertoire pour guitare :

Par pitié, n'achetez pas une guitare pour voir s'il est possible de jouer ce que vous venez d'écrire, n'essayez pas d'écrire pour la guitare, parce que vous allez limiter complètement votre imagination, votre propre capacité de création. Ecrivez pour piano, écrivez pour ce que vous voulez, pour orgue, pour orchestre ; je m'occuperai de le rendre possible à la guitare.48

47 Alain Mitéran, op. cit., p. 237

48 Julian Bream, « How to write for the Guitar », Score magazine, Numéro 19, Londres, Mars 1957

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Nous avons pu démontrer dans cette seconde partie de notre étude, consacrée au geste musicien, que la relation entretenue par la musique et la technique est intime autant que complexe. Cette dernière s'avère indispensable pour l'interprète qui lit la partition et transfigure la notation musicale en mouvements corporels et digitaux au sein de son jeu instrumental. Cette maîtrise technique est le moyen de proposer une mise en forme sonore de l'oeuvre qu'il exécute et d'y insuffler sa présence musicienne, conférant ainsi au mouvement une réelle dimension gestuelle au sens étymologique du terme.

3. Le tandem interprète - spectateur-auditeur : quels enjeux autour du geste musicien ?

Il semble naturel de dire que l'ouïe est le premier sens stimulé par la musique et l'oreille le premier organe mis à contribution, tant chez l'interprète que chez l'auditeur. Ainsi, la finalité première du geste musicien est de créer, produire un corps sonore possible de l'oeuvre à partir de la notation écrite laissée à la postérité par le compositeur au sein de la partition. Pour autant, mis à part le cas particulier de l'écoute sur support enregistré (type disque ou diffusion radiophonique), la stimulation de la vue est également primordiale. Par conséquent, si étudier le geste musicien nécessite d'étudier l'interprétation musicale en terme de production mais également en terme de réception de l'oeuvre exécutée ; il convient de le traiter en tant qu'acte visant d'une part à « donner à entendre » et d'autre part « donner à voir ».

1) Le geste musicien pour « donner à entendre »

a) Considération étymologique : interpréter, entendre, comprendre

Pour commencer, tâchons d'expliciter l'expression éloquente « donner à entendre » que nous empruntons ici au musicologue belge André Souris, en rappelant la distinction entre écouter et entendre la musique. Dans leur sens le plus commun, le verbe « entendre » renvoie à une action involontaire quand « écouter » désigne un acte volontaire : le sujet prête attention à la source du son, il exerce sa volonté afin de mieux la percevoir qualitativement. Cependant, au sens étymologique, « entendre », ou intendere, signifie également diriger son esprit vers quelque chose (une idée, un

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concept). Par extension, « donner à entendre » peut donc également signifier donner matière à réfléchir. Ainsi, lorsque nous utiliserons plus loin l'expression « donner à entendre », nous nous référerons à la seconde définition du mot, en tant qu'action de l'auditeur qui non seulement écoute mais cherche également du sens à travers le corps sonore produit par l'interprète.

b) A propos de l'écoute musicale : pour une pluralité de réceptions de l'oeuvre. Réflexion à partir des propos d'Adorno, Eco, Escal et Baricco.

Arrêtons-nous à présent sur une notion tout à fait fondamentale en musique, et plus particulièrement dans l'appréhension de sa réception, à savoir l'écoute musicale. Pierre-Albert Castanet la définit de la manière suivante :

[L'écoute musicale est] cette faculté unique, uniciste, qui prend en charge tous les appareils sensibles, tous les organes sensoriels afin d'embrasser - aux aguets - cette énergie multiforme qui excite notre comportement, individuellement et socialement.49

Le musicologue français met en exergue ici l'idée selon laquelle l'écoute est intimement liée aux facteurs socioculturels de l'auditeur ainsi qu'à son expérience musicale et artistique. Par conséquent, il serait inadapté de conférer au geste musicien la faculté de faire comprendre, ressentir à l'auditeur sa propre conception de l'oeuvre - la manifestation de sa propre subjectivité en somme - comme s'il « buvait à la source ». Le geste musicien favorise l'écoute musicale en lui proposant un monde sonore que celui-ci, selon le contexte socio-culturel dans lequel il est placé, son expérience artistique, son humeur également, va réinterpréter. Ainsi, quand l'interprète « donne à entendre », il engage un discours et sa propre subjectivité, laquelle est nécessairement reconsidérée, est réinterprétée par l'auditeur. Nous retrouvons d'ailleurs un point de vue similaire dans les propos de Françoise Escal qui définit l'écoute musicale comme :

une opération active de ré-écriture qui implique l'auditeur en tant que sujet psychologique et dans laquelle il s'investit totalement : il (re)compose, (re)constitue l'oeuvre musicale. Il lui donne un sens. En d'autres termes, l'écoute parle.50

49 CASTANET, Pierre-Albert, « Le bruit, le son, la musique », in L'écoute (Rencontre professionnelle du 23 janvier 2008 à Vandoeuvre-lès-Nancy, p. 16, consultable via http://www.onda.fr/_fichiers/documents/fichiers/fichier_34_fr.pdf

50 ESCAL, Françoise, Espaces sociaux espaces musicaux, Paris, Payot, 1979, p. 187

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D'autre part, il est intéressant de nous arrêter brièvement sur les propos de T. W. Adorno, qui, dans Introduction à la sociologie de la musique, dresse une typologie de l'auditeur de musique. Il énumère et définit ainsi successivement « l'auditeur expert », « le bon auditeur », « le consommateur de culture », « l'auditeur émotionnel », « l'auditeur de ressentiment », « l'expert de jazz », « l'auditeur de divertissement » et enfin « l'auditeur indifférent à la musique »51. Même si cette typologie est largement sujette à débat, elle soulève néanmoins l'idée pertinente selon laquelle la réception d'une oeuvre et de son interprétation dépend intimement de facteurs socioculturels caractérisables. La portée expressive et esthétique de l'interprétation ne sera donc pas la même selon la catégorie d'auditeur concernée, tout comme les horizons d'attentes du destinataire de la performance.

De plus, s'il existe une pluralité si ce n'est une infinité d'interprétations possibles de l'oeuvre pour le musicien qui joue la partition, tout comme, de la même manière, il existe une infinité de types d'auditeurs, on trouvera nécessairement une pluralité d'interprétations du monde sonore par un seul et même récepteur. C'est pourquoi le sémiologue Umberto Ecco n'hésite pas à qualifier toute oeuvre musicale d'oeuvre ouverte :

Les esthéticiens parlent parfois de « l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation » de l'objet esthétique. Une oeuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des tendances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. [...] En ce premier sens, toute oeuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée.52

Enfin, pour Alessandro Baricco, l'instant, éphémère par essence, de l'interprétation musicale en tant que déploiement du monde sonore, serait comme une fixation, une photographie de l'oeuvre au moment où elle perd toute appartenance à son compositeur ou au musicien qui la présente à son auditoire. Elle est en transit, prête à être

51 Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, Paris, Contrechamps, 1994, pp. 10-23

52 Umberto Eco, L'oeuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965, p.17

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reconsidérée, réinterprétée par l'auditeur qui la reçoit. Le musicologue et écrivain italien résume cette idée en qualifiant l'interprétation musicale de « zone de frontière : terre qui n'appartient à personne, qui n'est plus celle de l'oeuvre mais pas encore celle du monde qui l'accueille. »53. D'autre part, l'auteur attire notre attention sur le fait que l'interprète comme l'auditeur ne doivent pas craindre de corrompre l'idée originelle du compositeur en injectant leur propre subjectivité dans l'oeuvre. En effet, si l'on admet que l'oeuvre n'appartient plus ni à son créateur ni à son interprète dès l'instant où elle est jouée, traduite en corps sonore, alors Baricco tire la conclusion que « l'original [de l'oeuvre] n'existe pas »54. C'est d'ailleurs cette même idée qui nous pousse, dans ce mémoire de recherche, à ne pas polémiquer autour du concept d'authenticité de l'oeuvre et de son interprétation.

2) Le geste musicien pour « donner à voir »

a) L'interprétation musicale entre présentation et représentation du jeu instrumental

« Un concert présente la musique telle qu'elle se fait. Qu'il y ait là une incursion du visuel n'implique nullement que le concert devienne ipso facto un spectacle. »55, écrit François Nicolas. Le donner-à-voir tel qu'il le présente ici met en évidence le geste musicien de l'interprète quasiment en tant qu'artisanat. Le concert permet ainsi au musicien d'ouvrir en grand les portes de son atelier et de dévoiler comment il produit manuellement le corps sonore de l'oeuvre. Cette invitation à percevoir la musique par l'association de la vue et de l'ouïe ajoute nécessairement de l'information, et donc du sens, pour celui qui assiste à la performance artistique.

D'autre part, François Nicolas fait bien ici la distinction entre concert et spectacle : le visuel n'est pas là afin de mettre en scène le son. Il présente une manière d'aborder l'oeuvre sans la représenter ; le visuel est là afin de rendre l'oeuvre plus intelligible, non pour surclasser l'exécution sonore. Et ce qu'il y a à voir dans le concert, c'est bel et bien le jeu instrumental.

53 Alessandro Baricco, L'âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, tr. fr. Françoise Brun, Paris, Folio, 2004, réed. 2006, p.38

54 Alessandro Baricco, Idem, p. 43

55 François Nicolas, « L'analyse musicale du concert : quelles catégories ? », in Le concert. Enjeux, fonctions, modalités, Paris, L'Harmattan, 2012, p. 37

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b) L'incursion du visuel comme accroissement de l'intelligibilité du sonore et de la virtuosité

En situation de concert, l'interprète « donne à entendre » comme il « donne à voir » l'oeuvre qu'il exécute ; il attribue une nouvelle dimension à l'écriture même de la pièce interprétée. Pour appuyer notre propos, prenons l'exemple de la 4e variation de l'Introduction et Variations sur un thème de Mozart composée par Fernando Sor (17781839) : l'écriture met en jeu un dialogue permanent entre les tessitures graves et aigues de la guitare dans un tempo particulièrement rapide. Cet effet musical ne prend véritablement tout son sens qu'à partir du moment où le spectateur voit les multiples démanchés du musicien engendrés par la succession des positions de main gauche (Fig. 1), preuve visuelle du « corps à corps entre le corps de l'instrumentiste et le corps de l'instrument »56. En ce sens, donc, nous pouvons affirmer que l'incursion du visuel participe à l'intelligibilité de la musique.

Fig. 1 : extrait de la Variation IV

tirée d'Introduction et variations sur un thème de Mozart, Fernando Sor

Plus encore, lorsqu'un « auditeur expert » - pour reprendre une nouvelle fois une catégorie empruntée à Adorno - assiste à un concert instrumental, l'ajout de la vue est moindre dans l'appréhension de l'interprétation et de l'oeuvre que pour un auditeur moins averti, qui, lui, obtiendra une « image sonore » de l'oeuvre, qui lui était inconnue jusqu'ici.

56 François Nicolas, op. cit., p.38

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D'autre part, l'interprète peut jouer sur cette synchronisation image-son et rendre sa maîtrise technique et son jeu instrumental à la fois plus esthétiques et impressionnants. C'est le cas par exemple dans l'interprétation d'Introduction et Caprice de Giulio Regondi (1822-1872) par Gabriel Bianco. En effet, le guitariste français, afin d'enjoliver son déplacement main gauche dans les gammes chromatiques descendantes, accentuer l'effet de virtuosité et lier d'autant plus la courbe mélodique, choisit de les effectuer en glissant le 1er doigt (Fig. 2) très rapidement et successivement sur toutes les cases.57

Fig. 2 : Introduction et caprice op.23, Giulio Regondi, Ed. Offenbach, mes. 184-185

a) Doigté main gauche « conventionnel » guitaristique
b) Doigté main droite exécuté par Gabriel Bianco

Après avoir mis en évidence les enjeux de l'interprétation musicale à travers le donner-à-voir et le donner-à-entendre, nous arrivons à présent au terme du premier axe de réflexion de ce mémoire. Il convient par conséquent de proposer une définition la plus complète et précise possible de cette catégorie du geste de l'interprète que nous avons nommée geste musicien.

57 Vidéo youtube de l'interprétation de G. Bianco d'Introduction et Caprice de Regondi : https://www.youtube.com/watch?v=VD0g_cfyJlk. L'exécution des gammes chromatiques descendantes sur un seul doigt à la main gauche est particulièrement visible à 8'21 ou à 8'33».

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3) Synthèse : définition du geste musicien

Nous avons pu montrer que le geste musicien se manifestait à la fois de manière concrète, de par les mouvements corporels et digitaux requis par l'écriture de l'oeuvre et conditionnés par le jeu instrumental, et de manière plus abstraite également, à travers toute l'intentionnalité et le sens insufflés par le musicien dans ce même geste - que nous avons d'ailleurs mis en relation avec la notion de pensée motrice. De plus, le geste musicien manifeste un donner-à-entendre et un donner-à-voir au destinataire de la performance artistique, lequel offre davantage d'intelligibilité à l'oeuvre et accentue l'effet de virtuose. Signalons enfin que la présence musicienne est décelable à la fois dans le corps sonore de l'oeuvre et dans l'image musicale qu'il offre à l'auditeur à travers son jeu instrumental. Pour autant, toute cette subjectivité injectée dans l'oeuvre est nécessairement réappropriée - en partie - par ce dernier, car toute réception peut être considérée, en un sens, comme une réinterprétation.

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