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Marguerite Duras "Souverainement banale" Pour une poétique de la transfiguration du banal

( Télécharger le fichier original )
par Caroline Besse
Université de Fribourg - Suisse - Licence ès lettres 2006
  

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MÉMOIRE DE LICENCE PRÉSENTÉ À LA

FACULTÉ DES LETTRES

2006

SOUS LA DIRECTION DU PROFESSEUR JUAN RIGOLI

MARGUERITE DURAS

« SOUVERAINEMENT BANALE »

POUR UNE POÉTIQUE DE LA TRANSFIGURATION DU BANAL

CAROLINE BESSE

Originaire de LEYTRON (VS)

À la mémoire de mon père...

« - Et après la mort, qu'est-ce qui reste ? 

- Rien. Que les vivants qui se sourient, qui se souviennent. »

Marguerite DURAS, C'est tout

AVANT-PROPOS

Mes remerciements vont tout particulièrement à mon professeur, Monsieur Juan Rigoli, qui par son intérêt, ses exigences et ses précieux conseils a su instiller les impulsions nécessaires à l'accomplissement de ce travail de recherche. Ses enseignements intellectuellement féconds et ses qualités profondément humaines ont été la plus grande chance de mon parcours académique.

Une attention spéciale va à Monsieur Claudio Fedrigo, qui a accepté avec grand plaisir d'aiguiser son talentueux crayon pour revisiter d'un regard critique mais bienveillant l'image de Duras...

L'élaboration de ce travail de longue haleine a été rendue possible également par les nombreux témoignages de soutien durant toutes les étapes qui ont jalonné sa création. Je remercie ma maman, discrète et constante, mon frère et sa femme, ainsi que Patrizia, pour leur confiance indéfectible en mes capacités et les moments de détente si bénéfiques, de même que les amis, qui de près ou de loin se sont enquis de mon parcours avec Marguerite. Un clin d'oeil reconnaissant au tandem « AngÉric » pour sa patiente relecture...

Que tous trouvent ici l'expression de ma plus profonde gratitude.

Fribourg, juin 2006

La banalité est frappante parfois.

Marguerite DURAS, Hiroshima mon amour

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 6

I. VIRGINIE Q. 13

II. FIGURES DU BANAL 29

1. Grammaire du singulier 29

1.1. Apparent pléonasme, fausse redondance 31

1.2. Pléonasme, redondance, répétition 45

1.3. Synecdoque, quotidien 57

1.4. Oxymoron 68

1.5. Déterminant démonstratif 77

2. Du banal au singulier, du singulier au banal 86

2.1. Le banal objet de discours 86

2.2. Catégorie 90

2.2.1 Singulier catégorisé 91

2.2.2 Evaluation du sens d'une catégorie 98

2.3. Stéréotype 104

3. Tressage banal 8 singulier 112

3.1. Catégorisation « singulière » 112

3.2. Perspectivisme 118

CONCLUSION 139

BIBLIOGRAPHIE 145

INTRODUCTION

A peine si ce livre a cent cinquante pages. Pas une seule de ces pages qui ne soit limpide, pas une seule où ne figure une phrase qui pourrait figurer aussi bien dans un compte rendu de faits divers.1(*)

C'est en ces termes qu'est accueilli dans la presse française le roman Moderato Cantabile, lors de sa sortie en 1958 aux Éditions de Minuit. Sans nuance péjorative aucune, l'auteur de l'article critique d'où sont tirées ces quelques lignes attire l'attention sur le caractère plat de la trame du nouvel opuscule de Marguerite Duras - un crime passionnel commis dans le café d'une petite ville ouvrière, qui deviendra le prétexte de rencontres quotidiennes entre une bourgeoise et un ouvrier - autant que peut l'être celle d'un fait divers, cet événement quotidien qui peut arriver à tout le monde. Ainsi donc, dès sa sortie, l'ouvrage de Duras est distingué par la critique pour la banalité de son contenu, qui forcera l'admiration de certains et en irritera violemment d'autres.2(*)

La démarche adoptée par Duras peut sembler risquée si l'on sait que l'obsession de la banalité est forte au XXe siècle. Dans l'ensemble, elle constitue l'un des signes distinctifs de ce siècle, tout comme la mise en place de stratégies destinées à la déjouer. Dans le champ de la réflexion et des arts, et notamment au niveau de la production littéraire et artistique, la notion de schème collectif figé accompagne en effet le désir de distinction dont font alors preuve toutes les avant-gardes de la littérature moderne, pour qui le talent se mesure à l'inventivité, et la créativité, à la différence. La sensibilité exacerbée des artistes et des intellectuels au stéréotype3(*) les pousse à débusquer partout les formes figées, les idées reçues et les préjugés, véhicules d'idéologies néfastes, et à rechercher frénétiquement l'originalité par la pratique d'une esthétique de la remise en question perpétuelle. Tout ce qui est pensé en termes de catégorie globale, tout ce qui est imaginé dans sa généralité, semble alors glisser par un mouvement irrésistible vers la stéréotypie.

Il serait pourtant faux de croire que cette conscience critique de la stéréotypie débute au XXe siècle. Comme le souligne Dufays, l'évolution du rapport au stéréotype est jalonnée de plusieurs étapes. Depuis l'Antiquité jusqu'à l'aube du Romantisme, les stéréotypes ont été les aliments naturels de toute écriture et de toute pensée et permettaient le rassemblement des diverses couches de la société autour de valeurs communes. Mais l'avènement du Romantisme et de la société industrielle - la production de masse ayant désormais le pouvoir de supplanter la création unique - conduisent à un véritable bouleversement esthétique et moral, qui se caractérise notamment par la diversification et la relativisation des discours et par la tentative d'affirmer son unicité dans une prise de parole personnelle qui tranche avec le discours nivelant du stéréotype. Les termes "poncif", "cliché" et "banalité", qui n'avaient jusque-là qu'une signification technique, sont alors frappés d'un discrédit et se voient dotés d'une acception péjorative : ils serviront désormais à désigner la contre-valeur de ces nouveaux idéaux du temps que sont l'Originalité, la Liberté et la Diversité. La critique romantique et postromantique commence par rejeter la banalité de leur forme. Puis, dès la fin du XIXe siècle, ces vocables se voient reprocher le caractère contingent et mensonger de leur contenu, leur participation à des systèmes idéologiques contestables - notamment lorsque se développe la « lecture » marxiste de la société et de la culture. Elle-même en crise au cours des années 1960, la critique idéologique fait place à la déploration du caractère réducteur des stéréotypes et de l'obstacle qu'ils opposent au désir de diversifier les sens et les codes de lecture. Mais c'est en même temps un regard ambivalent qui se pose sur le stéréotype, qui tient compte à la fois de sa relativité et de ses effets positifs.4(*)

Ce rapide tour d'horizon du stéréotype à travers les âges permet de cerner plus aisément le cadre dans lequel s'inscrit la critique de Moderato Cantabile. La question des rapports au stéréotype, loin de se limiter à ce roman en particulier, se pose à toute l'oeuvre de Duras. Les écrits durassiens se révèlent en effet prolifiques en lieux communs, en clichés usés, en faits divers poétisés, qui cohabitent pourtant étroitement avec des juxtapositions de phrases courtes insubordonnées, une indécision du sens, une évanescence temporelle, qui constituent autant de biais « singuliers » par lesquels Duras interroge la question de la banalité, dans laquelle s'inscrivent tout à la fois les dichotomies singulier vs banal, nouveau vs usé, individu vs société5(*).

La poétique du banal doit être entendue au sens large du terme. Dans la présente étude, il s'agit à la fois du « magasin de thèmes repris, lieux communs, clichés et figures de style », et du « champ de ce qui est commun, à la disposition de tout le monde, dans l'expérience, sinon quotidienne, du moins partagée »6(*), par opposition au singulier, qui concerne un seul cas, qui s'applique à un seul objet ou à un seul individu. Le banal englobe également les notions de familier (qu'on peut rapprocher de l'ordinaire) et d'étrange (à rapprocher de l'extraordinaire) telles que les a clairement explicitées Sami-Ali :

À l'origine du banal, la rupture de la relation qui rattache intimement le familier à l'étrange, au profit du familier. Imperceptiblement en effet, par un mouvement de dégradation continu, le familier se mue en banal dans la mesure où il s'affirme à la fois comme identique à lui-même et comme distinct de l'étrange. Dans le banal enfin se marque un arrêt, se parachève une dichotomie que traduit la juxtaposition de deux tautologies : le banal est banal et l'étrange étrange. Cependant pour se maintenir dans son altérité, le banal doit se poser comme n'étant pas l'étrange.7(*)

Cette définition du banal permet de saisir clairement la problématique du banal et du singulier telle qu'elle se pose dans l'oeuvre de Duras. Le banal étant une catégorie neutre, donnée sans qu'il y ait de valeur de base, il est en effet frappant de constater que le travail d'écriture de Duras interroge cette catégorie en lui conférant précisément une valeur, et ce par divers moyens stylistiques. L'effet de balancement constant entre banal et singulier qui en résulte et qui est en jeu dans ses textes met par conséquent en question le statut "banal" du banal. C'est qu'à la surface d'une banalité plate et sans relief, à laquelle le lecteur peut facilement s'identifier, remue quelque chose, qui y insinue un trouble d'autant plus grand qu'est banal le contexte. Certains objets, certaines unités linguistiques ou certaines formules « banals », « discrets », que d'ordinaire on ne remarque jamais, ne vont plus de soi parce qu'ils se trouvent mis en évidence, exposés, voire surexposés, par différents procédés qui seront analysés au fil de l'étude. Inversement, la singularité d'un fait, d'une expérience ou d'une individualité est l'objet d'une tentative de réduction à des lois générales, universelles. Si bien que le banal et le singulier ne sont plus tout à fait ni... "banal" ni... "singulier". Ces opérations de brouillage de frontières entre le banal et le singulier interrogent les définitions de ces deux notions telles qu'elles viennent d'être posées, et témoignent de leur labilité, dans des rapports qui sont toujours susceptibles de s'inverser. Elles en constituent peut-être même la limite car la banalité surexposée, la banalité qui « frappe », pour utiliser le terme durassien, est-elle encore banale ou ne s'achemine-t-elle pas vers l'étrange, peinant ainsi à se maintenir dans cette altérité qui la définit, évoquée à juste titre par Sami-Ali ? Plus fondamentalement, le banal existe-t-il véritablement pour notre auteur ou n'est-il qu'une simple illusion due au déplacement d'objet et d'accent ? De toute évidence, Duras réfléchit à l'émergence d'une singularité à partir d'une conception du banal, sous la forme de questions posées à un objet éminemment problématique, sinon insaisissable. La réponse à ces questions sera à chercher du côté de l'origine de ces mouvements contradictoires, et de sa manifestation dans le texte, car ils supposent l'activité d'une subjectivité et sa rencontre avec le banal ou le singulier. Le banal est en effet l'expression par excellence d'une uniformité de penser, de sentir et d'être. Quelle que soit la forme qu'il revêt, cette forme est tenue d'abord pour une forme de sensibilité.8(*) À travers la problématique du banal et du singulier sont par conséquent impliqués aussi bien la saisie de l'identité de l'être (le sujet comme individualité), que le sentiment d'appartenance à un groupe et les rapports entre ce sujet et l'/les autre/s.

Le présent travail s'attachera donc à proposer la catégorisation et l'étude des différents lieux d'inscription du banal, via lesquels Duras interroge cette notion, étude qui se doit aussi bien de mettre à jour dans le texte durassien le cliché9(*), le lieu commun10(*) ou, d'une façon plus englobante, le stéréotype11(*), que d'analyser la manière dont Duras institue certaines « distorsions » à l'égard de ces figures du banal. L'explicitation des stratégies d'écriture durassiennes visera parallèlement à évaluer l'implication de ces « distorsions » sur le plan interprétatif, principalement du point de vue de la mise en scène des rapports entre le sujet et le monde/le réel qui s'en dégagent. Y-a-t-il une imagerie de l'émergence du banal ? Comment l'écriture construit-elle les « formes de la singularité du banal » et comment Duras s'y prend-elle pour faire entendre « l'étrangeté du quotidien et l'extraordinaire banalité du monde »12(*), pour investir la banalité des objets, des personnes, des activités quotidiennes de l'aura du singulier et de l'extraordinaire ? La banalité est-elle envisagée de façon négative ? Cette explicitation touchera à plusieurs degrés du texte, et sera par conséquent marquée de plusieurs étapes. Elle émergera d'abord d'une attention poussée à la matière même du texte, et plus précisément à quelques moyens stylistiques - nommés opérateurs de singularisation13(*) - qui mettent en scène le banal et sa transformation, ce qui soulèvera par ailleurs la question du style de Duras14(*). Ensuite, elle sera développée par une étude des processus de catégorisation à l'oeuvre dans le texte. Une réflexion sur les phénomènes de point de vue, propres à ouvrir sur la question de la subjectivité qui y est attachée, viendra enfin la compléter.

Tels sont les enjeux que pose la problématique du banal et du singulier dans l'oeuvre durassienne et qui sont ici proposés à l'étude. L'analyse du banal passe dans cette étude par des oeuvres qui captent et tentent de dominer les forces uniformisantes dont elles sont les témoins15(*). Car les principaux textes retenus, à savoir Moderato Cantabile (1958), Hiroshima mon amour (1960), L'Amant (1984) et L'Amant de la Chine du Nord (1991), sont des oeuvres où le banal fait problème. Le recours à d'autres oeuvres de Duras ne sera toutefois pas exclu, dans la mesure où celles-ci permettront d'éclairer ponctuellement certains aspects développés. Dans cette optique, la visée de la présente étude ne sera donc pas de faire une interprétation détaillée de chaque oeuvre retenue mais bien de proposer une réflexion autour de la problématique qui vient d'être présentée, dans la perspective d'une ouverture plus large sur la poétique durassienne, celle de la transfiguration du banal16(*).

Transfiguration qui passe notamment par un style... Et s'il est un point précis sur lequel Duras jouit rapidement d'une singularité indéniable, c'est bien celui de son style, reconnaissable entre tous, du moins si l'on en croit les deux parodies - Virginie Q. (Balland, 1988) et Mururoa mon amour (JC Lattès, 1996) - réalisées par Patrick Rambaud. C'est pourquoi, en guise d'entrée biaisée dans l'univers durassien, un détour par la première parodie que Rambaud consacre à Duras se révèle fructueux dans la mesure où, comme toute parodie, elle consiste en une dénonciation du style de Duras et, ce faisant, met en lumière des stéréotypies propres à cet auteur.

I. VIRGINIE Q.

Quelles sont les qualités d'un bon pastiché ?

Patrick Rambaud. Il faut avoir un style reconnaissable d'emblée et une grosse tête. Plus le parodié a la grosse tête, plus il est facile de taper dessus et plus le plaisir dure. Voyez Marguerite Duras : elle était si gonflée d'elle-même que j'ai pu sans problème écrire deux romans : Virginie Q. et Mururoa mon amour. Le tout signé Marguerite Duraille.

Pour parodier, entrer dans l'oeuvre d'un autre pour s'en moquer, ne faut-il pas un minimum d'admiration ?

P.R. Non, au contraire. Plus l'exaspération est grande, meilleure est la parodie. J'ai un profond agacement envers Duras. Un jour, j'ouvre la télévision, je tombe sur elle. Elle était imbuvable, tellement certaine de son génie qu'elle méritait trois claques. Le soir même, je téléphone à André Balland : « Ça n'est plus possible, il faut faire quelque chose. » Le lendemain c'était signé.17(*)

D'entrée de jeu, les propos de Patrick Rambaud, parodieur redouté et fécond, tirent à boulets rouges sur ce fameux style durassien. Lourds d'une profonde exaspération envers Duras, ils consacrent la rupture inaugurale avec l'attirance que peut éveiller l'oeuvre durassienne, et expriment la distance irrespectueuse dont fait preuve le pasticheur envers le pastiché, conditions nécessaires à l'exercice de la parodie entendue au sens large.

C'est en 1988 que Rambaud décide d'en finir avec Marguerite Duras, dont le roman L'Amant, publié en 1984 et devenu un best-seller grâce notamment au prix Goncourt qui lui est décerné la même année, connaît un retentissement planétaire. Dans ce but, il fait paraître chez Balland Virginie Q., roman qui peut être qualifié de texte parodique à l'oeuvre dans un pastiche.18(*) Ce genre se définit comme étant l'imitation d'un style, « exercice d'admiration » selon Rambaud, alors que la parodie, « exercice de moquerie avec des degrés de méchanceté »19(*), est, dans un sens plus restreint, une imitation volontairement gauchie en vue de la drôlerie. Elle vise à dégager et à souligner les défauts de l'original, ou même à rajouter du ridicule par un jeu de déformations, ruptures ou dissonances.20(*) Si bien que le lecteur peut être à la fois amusé et contrarié par ces déformations, du fait de la reconnaissance que le style de l'auteur pastiché « c'est beaucoup cela, sans l'être toutefois complètement ».

Virginie Q. a pour ouvrage de référence le roman Emily L. (1987)21(*). Ce pastiche ne se limite cependant pas à un seul livre mais réfère également à un corpus restreint par Rambaud aux oeuvres les plus caractéristiques du style de Duras, à savoir L'Amant (1984) et Les Yeux bleus cheveux noirs (1986), qui ont la particularité d'être la réécriture du roman Un Barrage contre le pacifique (1950) et, respectivement, du récit intitulé La Maladie de la mort (1983), dans lesquelles il trouve les lieux, thèmes, situations et personnages qui rendent le pastiche identifiable par une désignation claire de l'hypotexte.

Les jeux de déformation pour le moins iconoclastes qui vont être le centre d'intérêt de cette première partie sont évidemment ceux qui ont trait à la question de la banalité, selon la définition qui en a été proposée dans l'introduction. Il s'agira de repérer et d'expliquer brièvement quelques aspects-types du banal qu'attaque Patrick Rambaud dans son pastiche de Duras.22(*)

Selon l'interview ci-dessus, ce qui décide Rambaud à écrire le prétendu roman Virginie Q. est l'attitude détestable de Duras, celle d'une intellectuelle imbue de sa supériorité et quelque peu méprisante. Cette critique est somme toute justifiée, tant il est vrai que durant les années 1980-1990, Duras multiplie les déclarations auto-élogieuses, dans le champ médiatique autant que dans le domaine public (rencontres avec un public réel, dialogues avec des lecteurs appartenant à sa sphère privée). L'attaque rambaldienne sur ce penchant à se mettre sans cesse en avant, à positionner son être réel (autant que son être écrivant) comme différent, singulier par rapport aux autres, a évidemment partie liée avec la problématique du banal et du singulier, dichotomie à entendre ici au sens de la conscience de l'unicité de l'individu par rapport à l'ensemble du genre humain. Une déclaration telle que « Moi, je suis traduite dans trente pays. Trente pays, ça fait plus que l'Europe et l'Amérique »23(*), représenterait typiquement le genre de phrases exécrées et fustigées par le pasticheur. Elles sont assez fréquentes pour se transformer en trait stéréotypique et devenir sous la plume rambaldienne matière à moquerie. Pourtant, la position durassienne est loin d'être si unilatérale que celui-ci l'affirme.

En effet, dans la mise en scène de son personnage public, Duras en viendra étonnamment à revendiquer une forme de banalité, même si cette position ne survient que quelques années plus tard, peut-être pour corriger sa tendance à se jeter des fleurs. De même, un roman tel que L'Amant, dont la dimension autobiographique évidente a été abondamment explorée et commentée par la critique, autant qu'elle a fait les délices du public (toujours friand de détails croustillants sur la vie des écrivains), se révèle éminemment ambigu sur la question de la singularité de l'être et de sa représentation. Pour une personne (réelle et littéraire) aussi vaniteuse et clamant si haut et fort son génie, il est nécessairement curieux de constater que la représentation qu'elle donne de son enfance indochinoise et de sa première histoire d'amour (quoique romancée) s'efforce avec tant d'insistance de gommer ces particularités. Avant L'Amant déjà, l'affirmation « Elle a cette noblesse de la banalité »24(*), relative au personnage de la vieille dame du Camion, auquel Duras se compare explicitement, tend à montrer que cette problématique innerve en profondeur l'oeuvre de l'auteur et ne se résume pas aux déclarations quelque peu superficielles sur sa personne, dont on n'a souvent retenu que l'apparente vanité qui s'en dégage en surface.25(*) Facilité à laquelle Rambaud n'échappe pas, car il va sans dire que la dimension existentielle est complètement détournée dans son pastiche.

Ce détournement s'opère notamment par le biais du titre du pastiche. Celui-ci, bien que calqué, on s'en souvient, sur le roman Emily L., reproduit également dans sa forme la dénomination d'un personnage de L'Amant, Hélène Lagonelle, le seul qui soit désigné par son nom, tantôt entier, tantôt réduit au prénom suivi de l'initiale du patronyme (Hélène L., modèle bien malgré elle de Virginie Q.). Dans L'Amant, la question de l'identité de l'être se pose grâce à la mise en rapport avec l'altérité : grâce à un jeu sur le signifiant, Hélène Lagonelle est à la fois la même et l'autre, c'est-à-dire l'enfant, héroïne du roman, et son contraire.26(*) Dans le pastiche en revanche, le prénom virginal est dégradé, voire nié dans ses connotations, par les phonèmes [ky] - ou « cul »... transcription évidemment sous-entendue par le pasticheur - que représente l'initiale du patronyme. Cette association incongrue, dont l'effet comique est indéniable, pourrait paraître d'un goût douteux si elle ne provoquait, chez le lecteur initié, « le plaisir plus raffiné de la reconnaissance, celui de retrouver, derrière Virginie Q., Hélène L., ce double virginal de l'enfant prostituée qu'est devenue l'héroïne »27(*). Le pastiche intègre donc complètement, bien qu'en le travestissant, le procédé durassien qui permet d'interroger la notion d'identité.28(*)

Le deuxième point relatif au banal qui ressort de l'interview de Rambaud est, selon ses propres mots, celui du « rien ».

Comment avez-vous commencé  [le pastiche de Duras, ndlr] ?

Patrick Rambaud. Pour moi, le comble du rien, c'est le foot. J'ai donc imaginé une fausse interview de Platini. Là-dessus, Libération a publié un véritable entretien Duras-Platini... J'ai dû me rabattre sur un boxeur, le boxeur étant ce que je place juste au-dessus du footballeur. [...]29(*)

L'interview de Platini par Duras à laquelle Rambaud fait référence a réellement été publiée par Libération les 14 et 15 décembre 1987, dans la rubrique « Sports », et a pour origine la parution, la même année, du livre de Michel Platini Ma vie comme un match. Démontrant sa volonté de ne pas s'en tenir, avec Virginie Q., au domaine romanesque, en prenant en compte la diversité des genres pratiqués par Duras30(*), le pasticheur s'attaque ainsi très explicitement à la matière même que l'auteur traite, qualifiée de comble du rien. Ce rien est à comprendre dans le cas présent au sens de « platitude », du banal quotidien peu digne d'intérêt, entendu par conséquent de façon négative. Une nouvelle fois, c'est l'insignifiance des objets traités par Duras qui est sujette à critique. Cette question doit donc ressortir clairement de l'oeuvre durassienne, pour qu'elle puisse devenir élément pastichable. Pourtant, la formulation adoptée par Rambaud pour évoquer la médiocrité des thématiques durassiennes met en exergue un autre point relatif au banal, celui de son appréciation par une subjectivité.

Dans la réplique du pasticheur, la formule pour moi soulève en effet la question du point de vue. Ce qui est exprimé de façon sous-entendue dans ces lignes, c'est l'affirmation d'une reconnaissance, dans l'oeuvre de Duras, d'éléments qui peuvent être ramenés à du déjà-vu/déjà-dit, en l'occurrence la reconnaissance de stéréotypes thématiques, qu'il se propose de retraduire dans le pastiche moyennant le même matériau de base, une thématique banale, différente en ceci seulement que le modalisateur pour moi indique clairement l'origine du jugement de banalité qui lui est attribuée.

Mérite d'être mentionné le fait que ce repérage du banal opéré par le lecteur a rapport au caractère construit du stéréotype, qu'Amossy et Herschberg Pierrot ont à juste titre souligné31(*). Le stéréotype en effet n'existe pas en soi, il ne constitue ni un objet palpable ni une entité concrète : il est une construction de lecture. C'est en le rapportant aux modèles préétablis de la collectivité que le lecteur dégage le schème stéréotypé, « qui n'a pas besoin d'être répété littéralement pour être perçu comme une redite »32(*). Car il faut que la représentation littéraire renvoie à une image culturelle d'ores et déjà familière pour que celui-ci puisse la retrouver dans le texte. Il s'agirait donc d'un excès de familiarité dénoncé ici par Rambaud. Celle-ci serait telle que le lecteur ne peut pas ne pas voir les stéréotypes dans le texte durassien, parce qu'à la limite il n'y a que cela à y (re)trouver.

En plus du banal ontologique et thématique, Rambaud ne manque naturellement pas d'attaquer le banal stylistique, et en propose à cet effet une imitation gauchie. Les caractéristiques du style de Duras deviennent alors sous sa plume autant de stéréotypes qu'il s'agit d'exposer et de démonter, et dont la simple application transformerait n'importe quelle plume en une Duras, ainsi reproductible à l'infini.

Le moins que l'on puisse dire est que la page - pour ne pas dire la phrase... - initiale de Virginie Q., véritable « opération coup de poing », suffit à donner le ton à l'ensemble du roman, eu égard à la densité des déformations du style durassien qui s'y amoncellent33(*) :

C'est comme ça que ça aurait l'air d'avoir commencé.

On va voir le fleuve. Ça se voyait que c'était fini, l'été. On a mis les moufles pour avoir chaud parce que c'était clair que le temps avait fraîchi. C'était la Meuse en hiver, sûrement, et c'est pour ça sans doute qu'au nom du village de Colombin quelqu'un il y avait longtemps avait rajouté sur Meuse. Une fois on m'a expliqué ça. On ne pouvait pas se tromper. Il y avait Colombin. Il y avait la Meuse. C'était Colombin-sur-Meuse que ça se nommait à cause de ça.34(*)

Dans la première phrase, c'est l'usage des déictiques qui est démonté. La référence à Emily L. est ici on ne peut plus directe :

Ça avait commencé par la peur.

Nous étions allés à Quillebeuf, comme souvent cet été-là.

On était arrivés à l'heure habituelle, à la fin de l'après-midi. Comme chaque fois on avait traîné le long du bastingage blanc qui borde les quais depuis l'église. [...]35(*)

Les déictiques privent en effet le lecteur d'informations que le narrateur est alors le seul à posséder. Ce dernier, en retenant les informations, crée une indétermination ; il manque la relation sémantique qui permettrait au lecteur d'identifier à quel événement, à quel été et à quelles personnes le narrateur se réfère, ce d'autant plus que le report à la situation d'énonciation particulière que nécessitent les déictiques est rendu impossible du fait de l'absence d'une quelconque référence à un cotexte antérieur, étant donné qu'il s'agit du début du roman. Au contraire, la pronominalisation d'emblée cataphorique va obliger le lecteur à enquêter dans l'environnement textuel consécutif plus ou moins proche afin d'identifier les référents auxquels se rapportent les déictiques. En fait, l'indétermination liée à la monopolisation de l'information par le narrateur est poussée à l'extrême, dans la mesure où le « je » (visible dans le premier paragraphe par le biais du « m' ») et le « on » restent dans le flou le plus total, sans que soit esquissée ne serait-ce qu'une once de caractérisation. Le lecteur ne trouvera aucun élément dans la suite du texte qui puisse lui permettre de combler l'attente produite par la rétention de l'information initialement fixée du fait de l'emploi des déictiques36(*). Cette utilisation a pour effet non plus de mettre l'événement au second plan, comme c'était le cas dans Emily L., mais de le gommer en quelque sorte. Le lecteur dérouté ne parvient pas à savoir de quoi parle le narrateur et, par là même, sa participation active dans la construction textuelle se trouve fondamentalement remise en cause. Il porte alors son attention sur le trait stylistique dont il reconnaît la ressemblance avec l'original. En insistant sur une indétermination, le pasticheur montre qu'il n'y a rien, dans le modèle, à mettre en valeur.37(*)

La charge de Rambaud se poursuit par l'attaque de l'attention particulière que Duras porte au détail. Globalement, les détails sont chez elle générateurs d'une pensée qui éclaire les hésitations du narrateur, par associations d'idées ou réminiscences qui lui permettent de retourner à la source d'une sensation indicible, d'une expérience fortement vécue. Ils peuvent acquérir une dimension pathétique selon la résurgence ou l'association d'idées qui est en jeu. Leur importance est primordiale dans l'oeuvre de Duras.

Dans le pastiche, l'utilité de cette attention particulière est bien évidemment démontée. Le détail s'insère alors dans une double stratégie : le pastiche cherche à rendre comique ce qui dans le modèle sert d'autres desseins, autant qu'il vise à désamorcer toute tension dramatique afin de montrer la superficialité de celle-ci. Dès lors, soit le détail surprend et amuse :

C'est un menu à 68 francs prix net.38(*)

soit il ressasse du connu et n'apporte rien de nouveau :

Le Mouchamède est sorti par la porte dont il s'était servi pour entrer derrière la cloison tout à l'heure.39(*)

et les évidences deviennent retentissantes :

On a pris la départementale à droite à la sortie de Morbach. Comme souvent. Comme ça allait se répéter quand on allait revenir près du fleuve, forcément dans la même direction quand on vient du même endroit.40(*)

Dans cet exemple, la progression analytique ne précise pas le décor (comme c'est le cas au début d'Emily L., avec la mention notamment des quais, de l'église, du port pétrolier, du chemin abandonné, de la forêt de Brotonne, des falaises du Havre, du fleuve, de l'hôtel de la Marine, de la place) mais porte l'accent sur les déplacements répétés des personnages. Ces truismes ne sollicitent pas la participation du lecteur, qui, dès lors, en trouve l'intérêt dans leur comparaison au modèle. Par cette technique, Rambaud déconsidère une littérature qui fait intervenir la banalité quotidienne (le détail) comme l'expérience d'un vécu intense.41(*)

Inversement, pour parachever cette déconsidération, Rambaud s'amuse à dramatiser des faits ou des objets parmi les plus triviaux. Le registre pathétique, repris de l'oeuvre de Duras, s'applique alors au sujet (vulgaire) de la nourriture :

Le hareng aussi, lui-même tordu, il se mord la queue avec une espèce d'angoissante sévérité. C'est que le filet, lui, il réagit comme le hareng tout entier et qu'il finit par le représenter dans son corps mutilé de poisson à l'huile trempé. Elle pense aux poissons mutilés et elle se met à pleurer.42(*)

Non seulement le drame (qui va jusqu'à provoquer les larmes de l'héroïne du pastiche) ne focalise ici que sur un peu de nourriture, mais il rappelle également la peur qui bouleverse le narrateur extradiégétique dans les premières pages d'Emily L. (la peur des Coréens, qui tuent les chiens errants ou moribonds43(*)), rendant celle-ci comique et dérisoire.

La répétition, autre élément stéréotypique de l'écriture durassienne, subit également les foudres rambaldiennes. Le texte original

- C'est un endroit qui vous plaît ici, un jour ce sera dans un livre, la place, la chaleur, le fleuve.

Je ne réponds pas à ce que vous dites. Je ne sais pas. Je vous dis que je ne le sais pas à l'avance, que c'est au contraire rare quand je le sais.44(*) 

se voit transformé en :

Ils se taisent. Ils ne se parlent pas. Lui, il ne lui dit rien, à elle. Elle, elle est distraite comme elle est muette.45(*)

Dans Emily L., le passage du discours direct au discours indirect permet de souligner l'énonciation d'un non-savoir, qui réalise tout autant un dépassement du silence initialement dénoté par l'expression Je ne réponds pas en marquant une forme de communication, même en négatif, entre les deux personnages, qu'une forme de mise en évidence de ce non-savoir. La répétition se réalise sous forme de chiasme : vous dites/je ne sais pas/je dis/je ne sais pas.

La mise en évidence de la subjectivité de cette expérience par le choix du pronom « je » est évacuée dans le pastiche, tout comme l'altérité que représente l'interlocuteur impliqué dans la prise de parole et le dialogue qu'instaure le « je ». L'intrigue est doublement dévaluée : d'une part, les verbes conjugués à la troisième personne suppriment la structure dialogale que permettait la relation d'un « je » à un « tu », et d'autre part, comme si cela ne suffisait pas, celle-ci est par ailleurs totalement niée par la quadruple insistance (vain pléonasme) sur le silence et la non-communication (ils se taisent/ils ne se parlent pas/il ne lui dit rien/elle est muette). À la communication d'un non-savoir fait donc place l'incommunicabilité pure et simple. Par des répétitions qui n'amènent pas d'informations et qui constituent à cet égard de stériles tautologies, le pasticheur insinue qu'il en va de même dans le modèle et que l'intrigue, rendue banale, est inessentielle.46(*)

Ce passage de Virginie Q. pointe également sur un autre procédé stylistique, celui de la pronominalisation des noms de personnages ou d'éléments descriptifs qui s'y rapportent, qui est de loin le trait durassien le plus imité dans le pastiche. L'accumulation de pronoms est rendue emphatique par le tour segmenté (dislocation à gauche ou à droite) ou la répétition de pronoms personnels, qui est un moyen de révéler l'importance accordée à une subjectivité en produisant un effet de dramatisation :

Elle, la femme du Captain. Elle regarde le sol. Son corps caché est devenu visible. Il est visible qu'il est mortel. Ce corps, il est habillé comme une jeunesse, de nippes usées de la jeunesse [...]. De temps en temps le rire recouvre le regard et elle, elle revient de ce rire apeurée de l'avoir commis.47(*)

Cette particularité produit indéniablement un ralentissement de la lecture, mais dans le pastiche, l'inflation verbale, par son insistance, provoque un changement de registre de langue ; l'importance accordée à une subjectivité (« elle », « lui ») devient, par surenchère, comique et dérisoire. Le pathétique durassien se transforme en un comique de répétition, qui n'a dès lors plus aucune limite et s'applique sans distinction aussi bien à un personnage qu'à un objet sans aucune importance :

Lui, il ne lui dit rien, à elle. Elle, elle est distraite comme elle est muette. Il a froid. Ses lèvres à elle sont gercées. [...]48(*)

Et que lui, le Patron, il les questionne sur le menu qu'ils auraient décidé de choisir s'ils avaient lu l'ardoise des plats proposés, là-bas, très loin, sur le comptoir accrochée. Il dit, le Patron : [...]49(*)

Chez Duraille comme chez Duras, la peur est un sentiment qui sépare les personnages les uns des autres en les enfermant dans la solitude, et l'on se souvient qu'Emily L. s'ouvre sur ce sentiment50(*). Pourtant, chez l'une comme chez l'autre, le regard peut parvenir à réunir les êtres. Celui-ci instaure en effet une forme de communication non verbale entre les personnages en présence. Moyen de communication à part entière dans l'oeuvre durassienne, le regard entre également dans la tentative, toujours recommencée, d'appréhender un réel multiple, qui prend forme dans un style fait de précisions et de répétitions, celles notamment de termes se rapportant au regard. En dépit du fait qu'il s'agisse d'une forme de communication silencieuse (qui est une caractéristique du narrateur durassien), le regard permet, avant même la parole, de médiatiser l'action et d'en intensifier la tension51(*) :

Je vous regarde, vous regardez l'endroit. La chaleur. Les eaux plates du fleuve. L'été. Et puis vous regardez au-delà. Les mains jointes sous le menton, très blanches, très belles, vous regardez sans voir. Sans bouger du tout, vous me demandez ce qu'il y a. Je dis comme d'habitude. Qu'il n'y a rien. Que je vous regarde.52(*)

L'imitation ne se limite d'ailleurs pas à Emily L. Un autre extrait, tiré de L'Amant, pourrait aussi bien faire figure de modèle à la version pastichante :

Sur le bac, regardez-moi, je les ai encore. [...]

Dans la limousine il y a un homme très élégant qui me regarde. [...] Il me regarde. J'ai déjà l'habitude qu'on me regarde. On regarde les blanches aux colonies, et les petites filles blanches de douze ans aussi. Depuis trois ans les blancs aussi me regardent dans les rues [...].53(*)

Dans Emily L., la juxtaposition chiasmatique de deux structures canoniques (sujet-verbe-complément) dans la première phrase a pour but d'intensifier la relation entre les deux personnages, puisqu'elle vise à souligner la simultanéité de leur action sur le plan du regard, alors même que le je-narrant est toujours le régisseur de la phrase dans son entier54(*). En ce sens, le regard est au service de l'écriture, puisqu'il constitue un véritable procédé qui permet d'apparenter des personnages. Le narrateur associe deux personnages dans le même acte de regarder, tissant ainsi entre eux un réseau de ressemblance.55(*) Dans L'Amant, le je-narrant médiatise l'action sur plusieurs niveaux : d'une part en prenant à partie le lecteur par le biais de l'impératif (il s'adjuge par là clairement le statut d'objet à regarder), d'autre part en se positionnant aussi bien comme sujet percevant (qui voit l'homme de la limousine la regarder56(*)) que comme objet regardé (ce qu'indique clairement le complément d'objet direct « me » du segment « me regarde », répété de façon lancinante). Dans le pastiche, l'échange reste un peu anecdotique car à la différence du modèle, le regard ne s'établit pas entre les deux personnages principaux mais porte sur une tierce personne, en l'occurrence le Patron, qui n'a d'ailleurs a priori rien de désirable vu le caractère bourru dont il est affublé :

Il regarde le Patron. Elle le regarde aussi et ça serait peut-être bien le même regard qu'elle lui jette.57(*)

Rambaud renchérit ici moins sur la saturation du texte modèle par le champ lexical du regard que sur l'infinie variété de ses réalisations, qui concernent le point de vue, le sujet regardant et l'objet regardé. Dans le même temps se voit réduite à néant la précision maniaque, garante d'une prétendue objectivité, valeur dont est également investi le regard dans le modèle durassien, et ce par le biais de la notation de similitude que la qualité du regard perçoit. Similitude qui n'est visiblement qu'apparente du fait de la modalisation par le peut-être et la tournure conditionnelle.58(*) Dans une autre version pastichante, l'échange est tout bonnement nié, puisqu'il n'y a aucune réciprocité du regard :

Elle les regarde maintenant. Ils ne la regardent pas.59(*)

Le regard du personnage de Duraille ne semble donc pas découvrir l'autre ou plutôt, le narrateur ne rend pas compte de l'intensité du regard que le personnage porte sur les choses dans le modèle, car il n'adopte pas son point de vue.

L'expression « style modalisant » est fréquemment utilisée par la critique pour qualifier la forte tendance de Duras à faire usage de la modalisation. Cette caractéristique n'a évidemment pas échappé aux piques rambaldiennes, comme le bref commentaire qui vient d'en être fait ci-dessus a pu le laisser entendre. Ces évaluatifs font transparaître la subjectivité du narrateur, et rappellent plus particulièrement ses incertitudes et sa difficulté à exprimer sûrement sa perception du réel par la parole. Ils sont rattachés tantôt à la notion de temps (par des indications telles que « comme souvent », « comme chaque fois », « toujours »), tantôt à une assertion :

D'où venait la fascination, la grâce, ce mot de l'instant, de l'été, de ces gens ? C'est impossible de le savoir. Je ne sais pas. Sans doute de cette humilité devant la mort, certes.60(*)

Cet extrait est le modèle de ce qui devient dans Virginie Q. :

- Quand vous êtes entré dans ce café, en bas, j'ai su tout de suite que vous ne me connaîtriez pas. Je l'ai su aussitôt. Je le savais avant puisque c'est avant qu'on s'est rencontré. Mais j'en ai eu la certitude, sans doute.61(*)

où l'évaluatif « sans doute » altère le sens de la phrase, car la certitude n'est alors que probable, ce qui est totalement contradictoire. Mais c'est certainement le début du mimotexte, déjà cité plus haut, qui constitue un morceau d'anthologie quant au détournement de ces évaluatifs :

C'était la Meuse en hiver, sûrement, et c'est pour ça sans doute qu'au nom du village de Colombin quelqu'un il y avait longtemps avait rajouté sur Meuse.62(*)

Leur densité et leur proximité au sein d'une seule unité phrastique ont pour effet de rendre hypothétiques non seulement l'élément décrit (la Meuse en hiver, sûrement) mais également la parole de celui qui l'énonce (sans doute). De plus, ils s'appliquent soit à des choses concrètes - ce qui ridiculise l'hésitation du personnage - soit à des affirmations catégoriques - ce qui, par l'insistance portée aux contradictions du personnage, met en cause sa crédibilité. En conséquence, le lecteur est amené à ne porter que peu de foi à la parole des personnages ou aux faits narrés.

Au terme de cette exposition succincte et volontairement limitée63(*) des griefs que Rambaud formule à l'encontre de Duras, le constat est sans appel : sa parodie se révèle diablement efficace, son but avoué de rompre l'unité entre le plan de l'expression et le plan du contenu est atteint. Faire jouer à vide la mécanique, rendre suspect le sens initial et suggérer, peut-être, que ce sens n'existe pas, telles sont les dimensions évidentes du mimétisme que met en scène Patrick Rambaud. Son coup de force consiste à faire prendre l'absurdité du texte second pour celle du texte premier, par l'automatisme de la reproduction. Le style de Duras s'est transformé en objet à voir. Rambaud dénonce plus particulièrement l'attitude énonciative du narrateur durassien en la caricaturant. L'appropriation du monde par une subjectivité qui prive le lecteur de certaines informations (les silences, les hésitations) apparaît, dans le pastiche, comme l'écran d'un vide réel. Rambaud suggère que l'attitude du narrateur durassien est trop subjective pour être communicable ; elle serait inutile.

Mais il va de soi que les procédés durassiens, si sauvagement vidés de leur contenu dans l'oeuvre rambaldienne, ont une justification dans le texte premier. Ils sont un moyen par lequel Duras délivre un message, véhicule une pensée, et particulièrement sur la question du banal et du singulier, sur laquelle se concentre la présente étude. Or, la charge de Rambaud n'est possible que dans la mesure où elle fait l'impasse sur la conscience durassienne du stéréotype et sur les valeurs spécifiques que l'auteur lui reconnaît, car elle dénude et dénature les procédés du texte premier. Le texte imitatif oblige le lecteur à remettre en question l'hypotexte, c'est pourquoi il convient à présent de rendre à Duras ce qui est Duras...

II. FIGURES DU BANAL

Si la chose ne se distingue par rien, je ne puis du tout la distinguer, autrement elle serait justement susceptible de l'être.64(*)

Cette proposition logique du philosophe Wittgenstein pourrait aisément passer pour une nouvelle définition de l'objet banal, ou du moins pour son complément. La vérité tautologique qu'elle exprime à son sujet n'a pourtant rien à voir avec le traitement durassien de ce même objet. De façon tout à fait paradoxale, il s'avère en effet que le banal, chez Duras, est repérable. L'étude qui suit s'attache à proposer, sous la forme d'un classement, plusieurs entrées sur la manière dont s'opère le passage du banal au singulier chez cet écrivain. Des éléments stylistiques d'abord, de même que des procédés linguistiques portant sur une échelle plus vaste que la microsyntaxe ensuite, ont la particularité, selon la configuration spécifique qui en est donnée par l'auteur dans ses textes, de mettre en évidence soit le banal soit le singulier, et par là même de révéler un passage, quasi imperceptible parfois, de l'un à l'autre, propre à remettre en question leur caractère "banal" ou, respectivement, "singulier".

1. Grammaire du singulier

La réflexion sur les rapports entre banal et singulier chez Duras repose d'abord sur une mise en forme particulière de ce que le récit peut avoir de plus utilitaire, de plus invisible en lui. Bien que cette mise en forme ait évidemment d'étroits rapports avec ce qui peut être appelé le « style » durassien, une précision s'avère d'emblée nécessaire : l'attention portée ici au style n'est pas celle d'une identification (le style compris en tant que simple reflet d'une personnalité, selon la dérive de la célèbre formule de Buffon « le style est l'homme »65(*), et dont la charge rambaldienne est une survivance...) mais bien celle d'une reconnaissance, dans ce style, de formes à travers lesquelles Duras pense et nous fait penser la question du banal et du singulier, formes qui s'attachent précisément à travailler en profondeur ces notions. Car en dépit du fait que Rambaud ait voulu faire passer les caractéristiques du style durassien comme autant de stéréotypes détestables, la brève analyse du premier chapitre de ce travail a permis d'établir le constat, de loin peu banal, que nombre de faits linguistiques relevés chez l'auteur pastiché, et par ailleurs abondamment commentés par la critique, ont partie liée, de façon plus ou moins évidente, à la problématique du banal et du singulier, c'est-à-dire qu'elles sont pour ainsi dire les outils qui servent à révéler un questionnement sous-jacent, et non la figuration matérielle de la quintessence même des notions qui sont en jeu. C'est pourquoi on peut déjà arguer que celle-ci est à considérer comme une pierre de touche de la poétique durassienne.

Pour en revenir à la matière sur laquelle opère l'écriture de Duras, il s'avère qu'elle est la plus neutre, la plus utilitaire qui soit. À ce titre, elle représente donc une des facettes de la compréhension durassienne du banal. Ces diverses figures du banal se trouvent pourtant débanalisées, au moyen d' « opérateurs de singularisation », dont on verra qu'ils ne se résument pas à de simples « marques » du style durassien mais qu'ils servent bien à l'expression stylistique de la problématique sous-jacente du banal et du singulier, qui elle se manifeste à bien d'autres égards dans le texte durassien. L'opération de « singularisation », acte qui fait du caractère ou du sens banal d'un objet un trait saillant, particulier (c'est-à-dire singulier), par sa mise en spectacle - brisant ainsi la relation d'altérité entre banal et singulier si nécessaire à l'établissement et au maintien de cette dichotomie - cet acte donc, suppose un opérateur. Le terme « opérateur » se définit ici comme un « élément linguistique dont la fonction est de mettre en oeuvre la visée de singularisation ». Vu l'abondance de ces éléments, on peut à juste titre parler d'une sorte de langage dans le langage ou, comme le met en exergue l'intitulé de cette première section, d'une véritable « grammaire du singulier ». Le point commun de tous les opérateurs de singularisation ici répertoriés est qu'ils agissent, au coeur du texte, sur un aspect fonctionnel de ce dernier. C'est-à-dire qu'ils touchent à ce qui, dans le récit, remplit une fonction pratique avant d'avoir tout autre caractère. Il s'agira par conséquent d'évaluer dans quelle mesure la dimension utilitaire est mise en spectacle, devient grandiose par l'entremise de ces opérateurs de singularisation et ce que ces premières figures du banal permettent de déchiffrer de la problématique du banal et du singulier dans l'oeuvre durassienne.

1.1. Apparent pléonasme, fausse redondance

La présence d'apparents pléonasmes, de fausses redondances, visibles au détour de l'une ou l'autre phrase, constitue un premier opérateur de singularisation. L'extrait liminaire suivant, tiré du dernier roman de Marguerite Duras, L'Amant de la Chine du Nord, publié en 1991, permet d'appréhender clairement ce phénomène stylistique :

Elle se lève, enfile sa robe, prend ses souliers, son cartable et reste là au milieu de la garçonnière.

Il ouvre les yeux. Retourne son visage contre le mur pour ne plus la voir et dit dans une douceur qu'elle ne reconnaît plus :

- Ne reviens plus.

Elle ne sort pas. Elle dit :

- Comment on va faire...

- Je ne sais pas. Ne viens plus jamais.

Elle demande, elle dit :

- Plus jamais. Même si tu appelles.

Il n'avait pas répondu. Puis il l'avait fait. Il avait dit :

- Même si je t'appelle. Plus jamais.66(*)

De prime abord, les deux éléments mis en évidence ci-dessus ont en soi une valeur purement utilitaire, fonctionnelle, à savoir celle d'indiquer une prise de parole du personnage, marquée dans le cas présent par le passage du récit au discours direct. À y regarder de plus près, ces deux verbes attributifs communs, apparemment neutres et triviaux - dont la fonction (narrative et descriptive) s'apparenterait, dans un texte de théâtre, à celle d'une didascalie actionnelle67(*) - se trouvent pourtant exposés de telle manière qu'ils cessent de l'être. Le premier verbe, employé seul, aurait signifié que le discours direct consécutif constituait une question, une « demande » de l'enfant au Chinois. De même, l'utilisation du seul deuxième verbe aurait simplement indiqué, en vertu du sens du mot, le caractère affirmatif des mots dits par l'enfant. Or, la combinaison par Duras de ces deux éléments neutres fait naître le singulier car elle est à l'origine, pour la suite du texte, d'une ambiguïté portant sur le plan interprétatif.

S'ouvrent en effet plusieurs possibilités interprétatives pour le lecteur à partir de cette juxtaposition. En premier lieu, la juxtaposition des deux éléments pourrait signifier une correction, du type « elle demande, non, elle dit ». La réplique de l'enfant devrait alors bien être comprise comme une affirmation, et la juxtaposition indiquerait aussi bien une difficulté - ou du moins une hésitation - du narrateur à qualifier l'acte que constitue la prise de parole de l'enfant, que la retranscription « objective », de la part de ce dernier, d'une modification de l'acte de parole de l'enfant.68(*)

En second lieu, on pourrait penser à une sorte d'opposition contrastive ou de différenciation de ces deux verbes, qui soulèverait une interrogation du type « Peut-on demander sans dire ? » Le lecteur serait dans ce cas amené à inférer que demander n'implique peut-être pas forcément dire, c'est-à-dire pas nécessairement la parole. La juxtaposition indiquerait alors que la demande de l'enfant se fait à un autre niveau, par un autre biais, dans un mouvement ou un geste par exemple, ou par toute autre forme de communication non verbale, le second verbe indiquant purement et simplement la prise de parole. Ce sont donc deux actes différents, « demander et dire », que signalerait dans ce cas la juxtaposition.

Mais rien ne s'oppose, par une troisième option interprétative, à ce qu'elle puisse indiquer tout à fait le contraire de ce qui vient d'être dit ci-dessus, à savoir une équivalence de sens entre ces deux verbes, formalisable dans ce cas par une équation telle que : « demander = dire ». La prise de parole de l'enfant constituerait alors un seul acte de parole, peu importe que ce soit le verbe « demander » ou le verbe « dire » qui le qualifie puisque leur sens s'équivaudrait.

La suite du passage ne permet pas de lever l'ambivalence interprétative qui pèse sur ce segment. Il n'y a en effet pas de point d'interrogation dans le discours direct de l'enfant, seulement des points qui terminent les deux unités phrastiques, ce qui tendrait à conforter le lecteur dans l'impression d'une assertion. Pourtant, la séquence de récit qui succède à cette prise de parole contredit cette hypothèse : Il n'avait pas répondu. Il semble donc bien que l'enfant posait une question, à laquelle, dit le narrateur, le Chinois n'a dans un premier temps pas répondu. En outre, le flottement autour du sens du verbe dire est encore sensible dans la réplique au discours direct de l'enfant, immédiatement antécédente à celle mise en évidence dans la citation : à l'ordre du Chinois qui lui intime de ne plus revenir succède la réplique Elle dit : - Comment on va faire... À nouveau, l'absence de point d'interrogation brouille l'interprétation simple qui verrait dans cette réplique une question de l'enfant, quand bien même celle-ci commence par l'adverbe interrogatif comment. C'est la réplique du Chinois (Je ne sais pas) qui confirme finalement cette piste, car elle signifie qu'il a compris l'acte de parole de l'enfant comme une question, à laquelle il répond. Et pourtant, cette question était introduite par le verbe... « dire ». Le jeu sur le sens de ce verbe, directement perceptible dans la réplique surlignée de cet extrait grâce à la juxtaposition, est donc également présent, mais de manière plus subreptice, dans son cotexte. Duras opère visiblement ici tout un jeu de détournement de l'utilisation commune, habituelle, de certains éléments fonctionnels, le sens privilégié de certains verbes en l'occurrence.

Ce détournement est aussi bien grandiloquent dans ses effets (par le choc pléonastique issu du téléscopage des éléments) que foncièrement discret, à peine perceptible du point de vue de sa forme, vu la nature platement fonctionnelle des éléments impliqués. On peut donc raisonnablement arguer qu'il est le fruit de tout un travail de recherche stylistique et qu'en ce sens, il peut être qualifié de « maniérisme », car il représente une certaine forme de préciosité du langage (si ce n'est sa quintessence). Il participe de ce qu'on pourrait appeler l'esthétique durassienne de la surcharge, dont il sera fait état plus bas.69(*) La valorisation de l'excès, de l'affectation, pour parler de - ou à partir de - quelque chose d'infiniment simple révèle une visée esthétique qui est celle d'une réflexion sur l'émergence d'une singularité à partir d'une conception du banal. Le déplacement induit par les effets stylistiques - reflet de l'attention que porte Duras aux notions de banal et de singulier - implique tout autant la réflexion que la participation active du lecteur (attentif) dans la construction d'un sens nouveau, renouvelé, voire inédit de ces valeurs.

D'autres exemples de juxtaposition des verbes demander/dire montrent que ce phénomène de déviance n'est pas isolé.70(*) Ce fait est remarquable à la fois parce qu'il est redondant et, de façon corollaire, parce qu'il apparaît comme un écart par rapport à une norme intuitive, comme le souligne Nadine Gelas. Celle-ci a en effet étudié la question dans les dialogues rapportés chez Duras et mis en évidence la fréquence du verbe répondre après une interrogation aussi bien qu'après une déclaration.71(*) Elle parle à juste titre d'un glissement constant et insensible de l'assertion à la question, de la question à l'assertion, si bien que les actes d'assertion ressemblent, dans leur forme et leur contenu, aux actes d'interrogation ou se confondent, une intervention du locuteur pouvant être reçue à la fois comme une question et comme une assertion - c'est précisément le cas de figure mis en évidence dans le passage étudié - oscillation qui suggère que la distance n'est pas grande de l'une à l'autre. Le balancement réciproque du sens d'un verbe sur l'autre se fait ici de loin en loin, sur des séquences de texte plus ou moins étendues plutôt que sur l'espace restreint que délimite la juxtaposition.72(*) Celle-ci n'est donc pas forcément nécessaire pour que le flottement sur le sens des verbes se manifeste, mais elle a tout de même avoir un effet propre, puisque c'est le choc pléonastique qui la rend particulièrement visible.

En résumé, l'effet de singularisation remarquable consistant à rapprocher, mais surtout à juxtaposer deux banalités en apparence pléonastiques, de même que son corollaire portant sur l'assimilation de l'assertion à la question, constituent en fait des lieux où Duras construit une différence, introduit une nuance singulière. Et la singularité à retenir ici est que Duras crée, par un travail incontestable sur le pléonasme, un véritable réseau de sens possibles, et que c'est précisément cette virtualité, cette indécidabilité qui a de la valeur, le singulier étant ce qui ne se classe pas, ce qui suspend l'interprétation. Spécifier ou distinguer entre « demander » et « dire » devient dans le segment étudié une rareté stylistique forgée à partir de l'articulation de deux éléments purement fonctionnels, dont la banalité se trouve ainsi transfigurée. Il semblerait bien que la transfiguration durassienne opère ici sur l'idée rebattue qu'un texte ou un mot a un sens précis et clos sur lui-même. Cependant, même si la polysémie est une valeur que Duras, à l'instar de nombreux autres écrivains de son temps73(*), cultive, son écriture va au-delà de ce point précis, car elle touche à la décatégorisation. Il faut entendre par là que les éléments ne se trouvent plus avoir la valeur attendue, et par conséquent ne peuvent plus être découpés en classes d'objets rangés sous une même dénomination.74(*) Les valeurs d'unicité, de stabilité et de certitude ordinairement attachées au sens d'un mot ou d'un prédicat75(*) se voient alors suppléées par des valeurs d'incertitude et de non-primauté d'une orientation de signification par rapport à une autre.

Un autre passage, tiré de L'Amant de la Chine du Nord, dans lequel s'observe le même effet de singularisation par redoublement, réitère ce mouvement particulier qui a été désigné par le terme de décatégorisation :

Ç'avait été à ce moment-là du soir, avec la soudaineté du malheur, que l'horreur avait surgi. Des gens avaient hurlé. Aucun mot, mais des hurlements d'horreur, des sanglots, des cris qui se brisaient dans les pleurs. Tellement le malheur était grand que personne ne pouvait l'énoncer, le dire.

Ça grandissait. On criait de partout. Ça venait des ponts, de la salle des machines, aussi bien, de la mer, de la nuit, du bateau tout entier, de partout. D'abord isolés, les cris se regroupent, deviennent une seule clameur, brutale, assourdissante, effrayante.76(*)

À l'instar de l'extrait précédent, la redondance porte à nouveau sur deux verbes qui ont trait à la parole. La juxtaposition de ces éléments en apparence pléonastiques conduit à l'extrême surajouté. Il s'agit pourtant d'une répétition sémantique qui n'en est pas une à proprement parler, car une nuance est en réalité suggérée entre énoncer et dire, qui produit le même type de questionnement que dans le passage précédent, dans lequel la juxtaposition conduisait à un flottement dans l'interprétation sémantique des deux verbes. En ce sens, les verbes ne se trouvent plus avoir la valeur attendue, celle qu'ils auraient s'ils étaient pris isolément. Le flottement sémantique que provoque leur traitement simultané, offre à nouveau trois pistes d'interprétation, que l'on peut brièvement reformuler : s'agit-il d'une correction (« énoncer, non, dire »), d'une différenciation - ou opposition contrastive - (« énoncer et dire »), ou enfin d'une équivalence (« énoncer = dire ») entre ces deux verbes ? Comme précédemment, privilégier une option plutôt qu'une autre relève de l'impossible, si bien que la virtualité du texte reste là encore ouverte.

C'est le sémantisme des mots, celui de verbes en l'occurrence, qui se trouve ici modelé en profondeur par une simple juxtaposition de type pléonastique. Cette opération transfigure, singularise dans le cas présent le banal de la signification d'un mot. Il y a, de façon sous-jacente, toute une réflexion sur le sens, sur un certain figement de la signification, qu'il s'agit de réveiller, de remettre en cause. La juxtaposition de mots redondants ou pseudo-redondants permet, grâce au réseau de significations qu'elle ouvre, de ne pas retomber dans le figement qu'elle dénonce, par une sorte de mise en abyme du procédé.

Mais surtout, il convient de porter attention à l'environnement textuel dans lequel apparaît ce genre de procédé, utilisé somme toute avec une relative parcimonie, car il n'est pas anodin, tant sur le plan de la forme que du point de vue thématique. Quelque chose motive la forme, quelque chose la prépare. Celle qui vient d'être étudiée intervient en effet dans un cadre bien particulier. Dans le cotexte qui la précède, c'est un régime hyperbolique très fortement marqué, qui correspond à l'intensité émotionnelle du moment. Il sert à décrire le soudain mouvement de panique faisant suite à la découverte de la disparition d'un jeune homme qui vient tout juste de se jeter à la mer. Le vocabulaire utilisé en indique clairement la dimension tragique : tout n'est que malheur, horreur, hurlements, sanglots, cris et pleurs. Les gradations ou les absolus tels que horreur (gradation hyperbolique par rapport au terme précédent malheur), aucun mot et personne ainsi que le fort degré d'intensité que dénote l'expression tellement grand constituent le régime hyperbolique en question, et accentuent d'autant le pathos de ce fragment textuel. Ce régime se poursuit logiquement dans le deuxième paragraphe, car celui-ci forme avec le paragraphe précédent une unité séquentielle bien distincte. L'esthétique de l'excès y atteint une forme de paroxysme : la puissance d'envahissement des clameurs, dont la monstruosité est figurée à deux reprises par le pronom démonstratif neutre ça77(*), se traduit par l'adverbe locatif partout - qui, non content d'être le plus absolu qui soit, va même jusqu'à apparaître à deux reprises -, par les tournures généralisantes et globalisantes une seule clameur et tout entier ainsi que par la gradation hyperbolique brutale, assourdissante, effrayante.

Dans le premier passage de L'Amant de la Chine du Nord, analysé plus haut, l'intensité émotionnelle du moment, celle de l'annonce de la séparation d'avec le Chinois, fortement ressentie par le sujet percevant, constituait le cadre d'apparition privilégié de cette rhétorique de la surcharge. L'horreur, la peur, la passion, l'amour et ses déchirements, tels sont les territoires et les thématiques investis par Duras et propices à l'apparition du banal et aux mouvements de singularisation dont il est l'objet. En ce sens, on peut parler d'une certaine forme d'imagerie du banal. Et l'on a également pu mettre en évidence que le pléonasme, élément moteur de l'opération de singularisation des deux passages analysés, a partie liée à l'esthétique de la surcharge, car il ne suffit pas en soi. L'hyperbole, l'excès, tellement contrastés chez Duras, configurent les lieux privilégiés où l'écrivain travaille le banal. En matière de contraste, l'esthétique de l'excès touche également l'attitude durassienne qui consiste en deux mouvements opposés mais pourtant étroitement complémentaires, à savoir relever le silence et le pratiquer, et dans le même temps dire le cri et le pratiquer78(*). Tout comme « le silence sollicite le lecteur à prendre le relais, à faire acte de performance »79(*), le flottement sémantique qu'occasionne l'utilisation du pléonasme pousse également celui-ci à user de son imaginaire et de sa capacité d'interprétation pour faire le travail de construction du sens à partir des différentes postulations qui s'offrent à lui.

Cette forme d'esthétique de la surcharge est à ce point présente qu'on peut aller jusqu'à parler de style grandiloquent. Là encore, il apparaît que le pléonasme n'est de loin pas étranger à cet élément emphatique. La suite du passage dont il vient d'être question ci-dessus est à cet égard très intéressante car elle révèle leur étroite alliance :

(a) On crie de se taire.

(b) Le silence s'étend dans tout le navire. Puis il y a le silence.

C'est dans ce silence-là qu'on entend les premiers mots, les cris reviennent, presque bas, sourds. D'épouvante. D'horreur.

Personne n'ose demander ce qui s'est passé. On entend clairement, dans le silence :

- Le bateau s'est arrêté... écoutez... on n'entend plus les machines...

Et puis le silence revient. Le capitaine arrive. (c) Il parle dans un haut-parleur. Il dit :

- Un terrible accident vient d'avoir lieu au bar... un jeune garçon s'est jeté à la mer.80(*)

Le paradoxe de la première phrase (a) entre en résonance avec la tension entre le discret et le grandiloquent. Il arrive en effet très fréquemment que les énoncés de Duras crient de se taire. Et les trois exemples de pléonasmes81(*) cités jusqu'à présent touchent précisément à la problématique du dire. Le procédé du pléonasme est utilisé là où, dans le discours, la parole est thématisée par les verbes du dire, qu'ils affirment ou qu'ils nient cette parole. Dans l'extrait ci-dessus, de même que dans l'exemple précédent, le grandiloquent s'obtient par une redondance de l'écriture qui porte paradoxalement sur l'absence de parole, thématisée dans le texte par l'affirmation du non-discours, par la négation du dire. Le récit est le lieu d'une hypertrophie du discours pour dire l'absence de discours, c'est donc une étroite relation qui unit ces deux opposés, puisque chez Duras, l'un n'apparaît jamais sans l'autre, et vice versa. Le grandiloquent n'est tel que parce qu'il a pour point d'origine et condition d'apparition le banal, le discret. L'étroite relation de proximité et de dépendance qui les unit permet d'appréhender clairement l'incessant mouvement entre le banal et le singulier qui est en jeu dans ces exemples.

Le grandiloquent du premier segment (a) trouve un écho qui se fait entendre dans la séquence (b). Là encore, le banal de la première unité phrastique subit une modification du fait de l'apparente redondance de la deuxième phrase. Dans le détail, cette transformation s'opère en plusieurs étapes. En quoi consiste le banal dans cet exemple ? De prime abord, la première phrase peut s'entendre comme la description d'un événement réalisé, accompli. Le verbe conjugué est en effet un présent de narration, cette partie du texte contrastant avec le bloc typographique précédent, où les temps dominants sont l'imparfait et le plus-que-parfait82(*). La deuxième phrase Puis il y a le silence modifie pourtant radicalement l'interprétation privilégiée de la phrase précédente, du fait qu'elle transforme en processus ce qui était a priori un événement accompli. L'utilisation du connecteur temporel puis et la répétition du groupe nominal le silence mettent effectivement en évidence un décalage temporel entre l'effet (le silence de la deuxième phrase83(*)) et l'apparition progressive de celui-ci, indiquée, par cette lecture rétroactive, dans la première phrase. En d'autres termes, cette phrase lapidaire Puis il y a le silence, qui constitue d'ailleurs un pléonasme absolu au regard de la précédente, oblige le lecteur à réévaluer sémantiquement la phrase précédente et à remettre en cause l'acquis sémantique de tout l'énoncé. Ce procédé rend à nouveau perceptible le questionnement et le travail sur le sens des mots.

Enfin, en (c), on retrouve un pléonasme touchant à des verbes de parole, avec un fonctionnement similaire à celui analysé dans les deux premiers exemples ci-dessus.84(*) La comparaison de ces différents passages entre eux, légitimée par le fait qu'ils sont tous tirés du même roman, conduirait même à une complexification du questionnement sur le sens de ces verbes, puisque sont mis en parallèle les verbes demander, dire, parler et énoncer.

Somme toute, l'utilisation du pléonasme a ici pour effet une forme de resémantisation du verbe « s'étendre », qui donne la primauté, du fait de la consécution immédiate du verbe d'état il y a, à l'action qu'il dénote, ce qui prend en quelque sorte à contre-pied la signification « normale » que le lecteur attribue à ce verbe dans un contexte « habituel ». Au niveau de la portée plus immédiate de ce procédé sur le plan de la narration, il est important de noter que choisir de distinguer l'apparition du silence de sa présence effective permet de singulariser ce silence, de le rendre grandiloquent, de lui donner une résonance particulière, ce que la mise en évidence par le démonstratif composé dans la première phrase du paragraphe suivant tend à confirmer : ce silence-là.

Plus fondamentalement, le point à retenir après l'analyse de ces quelques exemples est que ce que les critiques ont coutume de ranger sous le terme de « style durassien », c'est-à-dire ce qui définit l'originalité et la singularité de la plume de cet écrivain, sont bien souvent des manifestations langagières qui ont pour point d'achoppement le banal même. Les faits étudiés révèlent ainsi un premier élément intéressant de la poétique de la transfiguration du banal chez Duras, déjà esquissé plus haut85(*) : l'usage d'un apparent pléonasme tend parfois à court-circuiter les significations usées ainsi que les réflexes habituels du lecteur, ce qui témoigne d'une attention poussée à la norme, qui semble être refusée ou du moins contournée. Le flottement indécidable sur le sens induit par ce procédé démontre que l'intérêt de Duras se focalise sur la multiplicité du réel, entravé par le figement que peut provoquer la dictature du sens unique et l'assujettissement à la fonction référentielle du langage86(*). Laisser ouverte la multiplicité des sens sur le plan du langage et surtout la rendre sensible par l'écriture (ou une autre forme artistique, comme le cinéma) formerait alors pour Duras le sens à proprement parler, mosaïque de plusieurs possibles qui ne s'excluent nullement. Le réel est pensé et dit comme quelque chose de non figé.

La citation ci-dessous, tirée de Outside, explicite cette idée et permet de saisir pleinement cette forme de « nouvelle naissance » du sens d'un mot, qui se produit lors de son actualisation à chaque nouvelle énonciation. Duras parle ici de ses deux actrices fétiches, qui ont souvent collaboré avec elle dans ses projets cinématographiques, et ce faisant, elle exprime le but qu'elle se propose d'atteindre à travers ces réalisations et ces voix :

Elles parlent. Elles forment les mots à l'intérieur de leurs bouches, les font - à l'intérieur - et puis ensuite les laissent sortir d'elles, sans effort. Le mot, sorti d'elles, est comme interdit tout d'abord, privé de sa signification, seul. Puis il prend vie, d'un seul coup, et il en tremble.

Je recommence : Elles parlent. Les mots sont d'abord contenus dans leurs bouches, mais sans respiration autonome, pas séparés d'elles. Puis elles les laissent sortir dans un glissement sans heurts : le passage se ressent, aisé, indolore. Le mot dort encore lorsqu'il sort. Endormi il se retrouve à l'air libre. Alors seulement, il se réveille : la souffrance s'entend. Le mot se déplie, respire et crie. Son sens éventuel est encore à venir. Avant cela, il faut que ce premier mot crie de surprise : c'est du bruit qui sort, du cri. Ce qu'on entend d'abord c'est la souffrance du contact extérieur. Pris de court, le mot-enfant refuse de se séparer d'elles. Pris en faute aussitôt, dans un assagissement douloureux, il se propose à nous. Et alors seulement, le sens arrive et le revêt, l'habille, l'embarque dans la phrase dans laquelle il va s'encastrer, s'immobiliser et mourir.

Je recommence : Elles parlent. Elles disent : « Je vous aime jusqu'à ne plus voir. Ne plus entendre. Mourir. » Ou bien : « Je voudrais être à votre place, arriver ici pour la première fois pendant les pluies. » J'écoute. Cent fois. Les voix silencieuses qu'elles n'ont jamais qu'avec moi (je le crois), dont elles ne savent rien, provision à laquelle on n'avait pas encore touché, intacte, entière, mortelle. Porteuses de ces voix, ces deux femmes qui vampirisent - à mon plus grand bonheur - toute prévalence ayant trait à un sens cerné, privé, privilégié. Dans Je vous aime... dans Je voudrais arriver ici, ici vogue et se déplace, continent flottant, partout où il pourra accoster, devient général.87(*)

En dépit de sa longueur, il valait la peine de citer cet extrait dans son entier, car il met parfaitement en évidence les étapes du processus de formation du sens d'un mot dans la conception durassienne : par le biais de la personnification dont le mot est l'objet (tremble, dort, endormi, se réveille, respire, crie, etc.), s'expriment tout à la fois un passage de l'intériorité de sa source énonciative (l'être parlant) vers l'extériorité, un éveil (douloureux) à la vie dans ce monde extérieur ainsi qu'un voyage vers le sens au gré de la phrase qui viendra recueillir ce mot. La dictature du sens unique est ici clairement exprimée, en termes de prévalence ayant trait à un sens cerné, comme si les « mauvais » mots portaient avec eux une signification qui n'a plus rien de mystérieux, dont on a déjà fait le tour avant même de les utiliser. Le terme général, qui clôt magnifiquement l'extrait, s'oppose précisément à cette forme de restriction à une seule signification qu'impose au mot le langage « ordinaire », dont on peut dire qu'il est considéré négativement par Duras.

C'est ça que moi j'appelle le cinéma, quand un objet donné change de sens à mesure que le récit se déroule.88(*)

Cet extrait d'entretien radiophonique, dans lequel Duras commente l'oeuvre Le Camion, exprime également la volonté de dépassement du sens unique. Sur le calque de toutes les modifications qui peuvent avoir lieu au sein d'un récit, la signification d'un mot doit se transformer et ne pas rester figée, si elle veut être le reflet des évolutions du récit filmique. Même si elle concerne le domaine de la création cinématographique, cette volonté peut aussi bien concerner le domaine scripturaire car Duras, on le sait, a ouvertement revendiqué un lien étroit entre ses films et ses livres et rapproché sa démarche littéraire de ses recherches cinématographiques. Les déclarations suivantes, publiées à peu d'intervalle, en témoignent on ne peut plus clairement :

Je crois que j'ai recherché dans mes films ce que j'ai recherché dans mes livres. En fin de compte, il s'agit d'une diversion et seulement de ça, je n'ai pas changé d'emploi. Les différences sont très petites, jamais décisives.89(*)

Je parle de l'écrit. Je parle aussi de l'écrit même quand j'ai l'air de parler du cinéma. Je ne sais pas parler d'autre chose. Quand je fais du cinéma, j'écris, j'écris sur l'image, sur ce qu'elle devrait représenter, sur mes doutes quant à sa nature. J'écris sur le sens qu'elle devrait avoir. Le choix de l'image qui se fait ensuite, c'est une conséquence de l'écrit. L'écrit du film - pour moi - c'est le cinéma.90(*)

C'est pourquoi il s'avère que la démarche consistant à refuser toute prévalence de sens est la même lors de l'écriture, lorsque le mot est jeté sur le papier :

J'ai l'impression que les mots traînent sur ma table, que je les prends quand ils apparaissent vite très vite / oui donc j'entends rien.91(*)

Dans cette déclaration que fait Duras en 1991 à propos de l'écriture, le terme « entendre » peut être compris dans le sens d'une captation première d'un sens attaché aux mots. Ces propos peuvent être rapprochés d'une citation étonnamment similaire, lors d'un entretien avec Xavière Gauthier :

Je sais que le lieu où ça s'écrit, où on écrit - moi quand ça m'arrive -, c'est un lieu où la respiration est raréfiée, il y a une diminution de l'acuité sensorielle. Tout n'est pas entendu, mais certaines choses seulement, voyez.92(*)

Duras revendique avec force, à travers la notation de rapidité dans le premier passage, « la sujétion absolue à l'écriture »93(*). Elle ne fait que retranscrire ce qui apparaît quelque peu mystérieusement sous sa plume (ça s'écrit suggère une sorte de genèse spontanée du processus), sans autre intervention de sa part que celle d'écrire. Ailleurs, Duras parle également de la construction du sens lors de la lecture, où se retrouve le refus d'un sens privilégié, de même que s'expose l'idée de la fragilité de ce sens lors de son passage à travers une subjectivité par le biais de la lecture ou de la parole :

Vous voyez, je ne cherche nullement à approfondir le sens du texte quand je le lis, non, pas du tout, rien de pareil, [...]. Le sens viendra après, il n'a pas besoin de moi. La voix de la lecture à elle seule le donnera sans intervention de ma part. La lecture se propose à voix haute de la même façon qu'elle s'est proposée pour vous seul, la première fois, sans voix. [...] je découvre ce qui était au-dessous, le mot isolé, méconnaissable, dénué de toute parenté, de toute identité, abandonné. [...] On s'aperçoit quand on dit, quand on écoute, combien les mots sont friables et peuvent tomber en poussière.94(*)

En conclusion, l'étude de l'utilisation durassienne de l'apparent pléonasme a non seulement permis de mettre en évidence que ce procédé, étroitement lié à une esthétique de la surcharge, a pour effet de remettre en cause l'utilisation « commune » ou le sens privilégié du mot auquel il s'applique, ce qui en soi constitue une première façon de transcender le banal, mais elle permet également, de façon plus essentielle, de comprendre que la problématique du banal et du singulier trouve chez Duras un écho dans une conception particulière de l'écriture. Celle-ci met un point d'honneur à souligner l'importance de la dimension subjective qui permet l'actualisation d'un énoncé et qui accompagne la production du sens, où la catégorie du banal est transcendée peut-être également du fait qu'elle passe par un sujet percevant.95(*)

1.2. Pléonasme, redondance, répétition

La répétition d'éléments fonctionnels tels que ceux analysés précédemment constitue en elle-même un autre opérateur de singularisation. Doneux-Daussaint96(*), à l'instar des nombreux critiques qui l'ont précédée, a souligné la saturation dans certains textes de Duras de ces expressions stéréotypées, non informatives, et qui deviennent autant de véritables stéréotypes de l'écriture durassienne, de telle sorte que Duras peut être si facilement pastichée, comme la charge de Rambaud en témoigne97(*).

À titre indicatif, en reprenant l'exemple des formules qui dénotent la prise de parole, une recherche sommaire dans le corpus informatisé Frantext98(*) permet de prendre conscience de l'ampleur du phénomène et du caractère légitime des critiques adressées à Duras sur ce point : le nombre d'occurrences des mots « dit » et « demande » se chiffre respectivement à 152 fois et 29 fois pour L'Amant, à 177 fois et 2 fois pour Moderato Cantabile.99(*) L'Amant de la Chine du Nord, qui ne figure pas dans Frantext, laisse supposer un échantillonnage assez similaire, voire un nombre plus élevé d'occurrences, étant donné qu'il se compose dans une plus large mesure, comparativement à L'Amant, de discours rapporté.

À l'instar du premier opérateur de singularisation, ce procédé convoque un usage habituel, dans des conditions telles qu'il cesse pourtant d'être banal. L'interminable retour du même, la fréquence d'apparition si élevée de même formules, induisent sur le plan poétique un effet de litanie ou d'écho, et semblent indiquer, sur le plan interprétatif, que la prise de parole dénotée par ces verbes est tout aussi importante que ce qui est dit. Dans des romans où l'action est souvent réduite à la portion congrue, elle signale sans aucun doute que l'essentiel de l'action se joue dans les dialogues des personnages entre eux, fortement marqués par la dimension émotionnelle. Le message à faire passer, même incomplet, même incommunicable100(*), acquiert sa force précisément dans l'affirmation et la réitération presque abusives de son existence. La prise de parole, thématisée dans le cas présent par le summum de la banalité, du fonctionnel, est ainsi le lieu d'émergence, grâce à la redondance, d'une parole singulière. La mise en mots durassienne, en transfigurant d'une part le banal du sens par le biais de pléonasmes et en se forgeant d'autre part une singularité propre grâce à la réitération du fonctionnel, rappelle pourtant dans le même temps, et de façon lancinante, à quel point elle est viscéralement liée au banal. De la combinaison de deux éléments neutres naît le singulier ou, autrement dit, du redoublement du banal, on obtient le singulier. Le réemploi d'un même syntagme à l'intérieur d'un texte vise à raviver la force poétique variable d'une même parole et à montrer la valeur de l'acte d'énonciation dans la production du sens. Car comme le relève avec pertinence Van den Heuvel, « en faisant réapparaître les mêmes énoncés, on les "débanalise", paradoxalement : le lecteur cherchera ce qui reste de ces débris et découvrira que le sens qu'il en tire dépend de son imagination individuelle et de sa participation active. »101(*)

La répétition d'éléments fonctionnels n'est de loin pas le seul dispositif de (sur)exploitation de la redondance chez Duras. Certains passages descriptifs sont eux aussi touchés par une forme de surenchère, tout à fait sensible dans le passage suivant, tiré de L'Amant :

Le crépuscule tombait à la même heure toute l'année. Il était très court, presque brutal. À la saison des pluies, pendant des semaines, on ne voyait pas le ciel, il était pris dans un brouillard uniforme que même la lumière de la lune ne traversait pas. En saison sèche par contre le ciel était nu, découvert dans sa totalité, cru. Même les nuits sans lune étaient illuminées. Et les ombres étaient pareillement dessinées sur les sols, les eaux, les routes, les murs.

Je me souviens mal des jours. L'éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le bleu était plus loin que le ciel, il était derrière toutes les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi, c'était cette traînée de pure brillance qui traverse le bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. Quelquefois, c'était à Vinhlong, quand ma mère était triste, elle faisait atteler le tilbury et on allait dans la campagne voir la nuit de la saison sèche. J'ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère. La lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et d'immobilité. L'air était bleu, on le prenait dans la main. Bleu. Le ciel était cette palpitation continue de la brillance de la lumière. La nuit éclairait tout, toute la campagne de chaque rive du fleuve jusqu'aux limites de la vue. Chaque nuit était particulière, chacune pouvait être appelée le temps de sa durée. Le son des nuits était celui des chiens de la campagne. Ils hurlaient au mystère. Ils se répondaient de village en village jusqu'à la consommation totale de l'espace et du temps de la nuit.102(*)

La narratrice évoque dans ce passage le climat particulier de l'Indochine de son enfance, et se remémore les nuits passées dans la campagne en présence de sa mère, ce qui donne lieu à une description de ces moments privilégiés. De ce court extrait émane une charge poétique très forte, dont la beauté et la puissance d'évocation conduisent à le faire se détacher singulièrement de son environnement textuel immédiat. Expérience des plus communes et d'autant plus quotidienne qu'elle est éternellement cyclique, la nuit figure tout simplement un de ces éléments qui, comme le souligne Alfandary, représentent « le monde en tant qu'il arrive au sujet, en tant qu'il le touche, en tant qu'il manifeste sa présence »103(*). Pourtant, toute banale que soit son expérimentation par un individu, la nuit est sujette, dans l'écriture durassienne, à un traitement clairement débanalisant. Le lecteur se trouve en effet d'abord confronté à la répétition dense de termes tels que nuit, ciel, bleu, lumière, brillance et du verbe d'état était104(*), pratique aux antipodes de la variation (par utilisation d'un synonyme ou par recours au pronom représentant par exemple) qui serait non seulement possible mais encore conseillée par le bon usage, grand proscripteur de répétitions abusives. Bien loin d'appauvrir le texte, cette itération produit ici encore un indubitable effet d'écho, de rime, et, partant, de musicalité. L'impression du même qui revient dans une sorte de litanie, d'éléments qui résonnent de loin en loin porte à considérer le texte non plus uniquement comme un objet sémantique mais aussi - et peut-être surtout - comme un objet sonore. « Dans la profération du mot, le signifiant résonne au sens où la résonance de l'image acoustique se fait véritablement entendre, tout comme une note de musique tenue longtemps à une certaine intensité. »105(*) La nuit, en plus d'être ce phénomène cyclique dû à la rotation de la Terre sur elle-même, est alors aussi l'événement sonore qui se produit lors de l'écriture et surtout de la lecture même des mots sur la page.

À ces répétitions s'ajoutent d'autres figures de style, dont la densité dans ces quelques lignes participe de l'esthétique de la surcharge106(*) si caractéristique de l'écriture durassienne : ce sont notamment le chiasme (je me souviens mal des jours - des nuits, je me souviens), les oxymores (fusion froide, la nuit éclairait, tombait [...] dans des trombes de silence et d'immobilité), la métaphore filée qui établit une comparaison entre la lumière de la nuit et la pluie grâce aux termes cataractes et trombes, ainsi qu'à l'évocation d'une sensation tactile et visuelle (l'air peut être pris dans la main comme la pluie, il est qualifié de bleu comme l'eau peut l'être). Si l'on en croit ces figures, le moment de la nuit vient jeter un trouble dans l'organisation du monde et sa représentation. Événement le plus dur à appréhender qui soit du fait qu'il n'a aucune incidence sur les sens du sujet percevant, hormis peut-être sur sa vue, mais dans ce cas pour indiquer l'impossibilité de son exercice (la nuit est simplement « noire » et l'acuité visuelle y est d'ordinaire considérablement réduite, pour ne pas dire nulle), la nuit se trouve en effet dotée, par le biais de métaphores et d'oxymores tout sauf attendus, d'attributs propres à affecter les êtres, en ce sens que les perceptions du corps et des sens font partie intégrante de la description. Sont par exemple évoqués, dans un subtil entremêlement, trois des cinq sens : la vue, thématisée soit explicitement par les termes on allait voir et limites de la vue, soit implicitement par des notations de couleurs, de brillance, d'ombre ou d'intensité lumineuse ; l'ouïe (silence, son des nuits, hurlaient) ; et enfin, on s'en souvient, le toucher (on le prenait dans la main). La nuit va jusqu'à s'humaniser, à travers des notations de mouvement et d'action (traversait, recouvrait, traînée qui traverse, palpitation, immobilité). Le langage utilisé relève de l'ordre cosmique et élémentaire, comme c'est souvent le cas pour les paysages durassiens, et véhicule une charge poétique très forte, grâce aux termes propres au domaine de la nature et des éléments (eau, air, terre, feu, crépuscule, saisons, pluies, ciel, brouillard, lune, sols, routes, éclairement solaire, lumière, fusion, campagne, rive, fleuve).

L'affirmation de Cousseau, selon laquelle la poétique descriptive, chez Duras, procède d'une simplification essentielle, c'est-à-dire d'une forme d'évidement de l'espace réel, qui vise à ne retenir que des motifs simples, ayant une valeur emblématique, produit dans le cas présent une forte impression. Encore une fois, il est important de noter que le traitement réservé à la description de la nuit est certes débanalisant, mais qu'il se fait pourtant au moyen du banal. Or, la monotonie que peuvent susciter les répétitions ou le motif des grandes étendues élémentaires n'est pas un sentiment négatif mais plutôt ce qui nous met en résonance avec les pulsations de notre corps et de l'univers. La mention de la couleur bleue, qualificatif primordial de cette description de la nuit107(*), s'inscrit dans la même visée. Elle signale « la voie par laquelle on atteint l'affect pur, par laquelle s'effectue la rencontre immédiate avec le monde sensible »108(*). Car le discours poétique vise l'ici-bas de l'expérience immanente, immédiate et insaisissable, et non pas quelque ailleurs poétique transcendant et inaccessible ; il est celui de l'évidente présence du monde rendue par le langage. L'événement décrit se reproduit alors dans l'événement de l'écriture tout comme dans celui de la lecture. C'est que la nuit est un procès, un devenir à l'état pur, et le texte, dans sa matière même, s'efforce de recréer cette réalité comme identique à elle-même, à la faveur de la rythmique plus ou moins ingénieuse de la répétition, la restituant sous la forme d'un événement sonore, inscrit dans une temporalité et une spatialité, notions qui sont d'ailleurs clairement mentionnées dans le texte (temps de sa durée, temps de la nuit, fond du monde, espace)109(*). La nuit est ce qui arrive sur la page et ce qui l'occupe typographiquement, lors de l'événement unique qu'est l'écriture aussi bien que lors de l'événement potentiellement infini que représente la lecture. « L'extraordinaire se dégage alors insensiblement de l'ordinaire, du commun jaillit le singulier. Dans l'ordre du quotidien tonne et détonne le réel. »110(*) En ce sens, le banal, le quotidien, le commun constituent le véritable vivier poétique.

Les traitements semblables à celui qui vient d'être détaillé sont suffisamment récurrents pour pouvoir établir qu'il s'agit d'une pratique constitutive de la poétique durassienne. Alors que l'extrait précédent mettait en jeu la saisie d'un élément du monde sensible, le segment suivant, tiré du même roman, a pour objet la dimension humaine, puisqu'il s'attache à la description et à l'appréhension de la singularité d'un être humain, tout en s'appuyant sur le même procédé de répétition :

Le corps d'Hélène Lagonelle est lourd, encore innocent, la douceur de sa peau est telle, celle de certains fruits, elle est au bord de ne pas être perçue, illusoire un peu, c'est trop. Hélène Lagonelle donne envie de la tuer, elle fait se lever le songe merveilleux de la mettre à mort de ses propres mains. Ces formes de fleur de farine, elle les porte sans savoir aucun, elle montre ces choses pour les mains les pétrir, pour la bouche les manger, sans les retenir, sans connaissance d'elles, sans connaissance non plus de leur fabuleux pouvoir. Je voudrais manger les seins d'Hélène Lagonelle comme lui mange les seins de moi dans la chambre de la ville chinoise où je vais chaque soir approfondir la connaissance de Dieu. Être dévorée de ces seins de fleur de farine que sont les siens.111(*)

Ce passage décrit le corps de l'amie intime de la narratrice, Hélène Lagonelle, qui la fascine et l'obsède. Outre les répétitions terme à terme mises en évidence, qui rendent précisément sensible cette obsession, ce paragraphe est également le lieu d'inscription de tout un jeu de rappels sonores qui ne peuvent manquer de frapper le lecteur. Il s'agit, pour en citer quelques-uns, des assonances en [e] et []112(*), et des innombrables allitérations, telles celles en [l] (ou plus spécialement celle du son [l])113(*), en [m] comme merveilleux mettre à mort mains, en [s], [?], [z] ou [f] comme les magnifiques formes de fleur de farine, seins de fleur de farine que sont les siens ou encore la chambre de la ville chinoise où je vais chaque soir, et enfin en [d] et en [p] dans la douceur de sa peau est [...] au bord de ne pas être perçue, illusoire un peu. À relever encore, toujours pour souligner cette dimension sonore, le jeu sur des mots phonétiquement très proches grâce aux homéotéleutes corps/encore ou telle/celle/elle situées au début du deuxième paragraphe, et les paronomases tombait/trombes et seins/siens, respectivement au milieu et à la fin de ce même paragraphe. L'effet produit est le même que précédemment, effet qu'a très subtilement décrit René Payant :

[...] avec ces variations répétitives le texte avance mais ne progresse pas. Ce bégaiement discursif peut laisser croire que dans le texte ça cloche, mais il laisse surtout entendre à travers la « catastrophe » sémantique les sons réfléchis, les effets d'échos, l'ordre catacoustique du texte. À écouter ainsi le déroulement du texte, la fascination s'engendre du flot de paroles, du flux phonique libéré.114(*)

Cette fascination, marquée en surface par ces variations répétitives qui débutent dans le roman à la page 89 déjà, a des échos bien plus profonds sur le plan de la signification du texte. Elle sert en effet ici à interroger la notion d'identité. Dans ce passage aussi bien que dans son élargissement aux quelques pages précédentes et suivantes, la récurrence du syntagme Hélène Lagonelle, nom inventé de toute pièce par Duras sans qu'il ait jamais été possible de le rapprocher d'un modèle115(*), renvoie inévitablement, avec ses nombreuses allitérations en [l], à la troisième personne du féminin « elle »116(*), figure de l'autre, qu'il faut immanquablement rapprocher du phénomène de passage de locuteur au statut de délocuté, ce qu'une syntaxe particulière rend visible. Le syntagme prépositionnel « pour - sujet - infinitif » présent dans les propositions pour les mains les pétrir, pour la bouche les manger dévoile non seulement une appréhension impersonnelle de certains attributs personnels du je-narrant (les mains, la bouche au lieu de mes mains, ma bouche)117(*) alors même qu'il s'agit de la transcription de sa propre obsession, mais aussi une présentation morcelée des parties de son corps (mains, bouche), comme s'il s'agissait d'éléments détachés de lui-même, de sa propre identité. De même, alors que serait attendu le possessif « mes seins », c'est une hyberbate, les seins de moi, qui est préférée car elle souligne l'équivalence chiasmatique manger les seins d'Hélène Lagonelle - mange les seins de moi, qui établit un nouveau rapprochement entre le personnage et la narratrice. Cette formulation, là encore, montre que le « je » de l'héroïne parle de « soi » comme d'une troisième personne, que « soi » est saisi comme un autre. Elle se veut la mise en acte, par le texte, d'une dépersonnalisation qui n'est pourtant que fantasmée. En effet, comme cela a déjà été souligné à propos du pastiche de Rambaud118(*), Hélène Lagonelle représente à la fois l'héroïne et son contraire, celle que la narratrice aurait pu, mais n'aurait sans doute pas voulu être, si la rencontre avec l'amant de Cholen n'avait pas eu lieu. Ce désir ambivalent d'identité et d'altérité transparaît clairement dans les lignes suivantes :

Elle ne sait pas qu'elle est très belle, Hélène L. [...] Elle. Hélène L. Hélène Lagonelle. Elle fera finalement ce que sa mère voudra. Elle est beaucoup plus belle que moi, que celle-ci au chapeau de clown [...] infiniment plus mariable qu'elle, Hélène Lagonelle, elle, on peut la marier.119(*)

Les répétitions et les formulations impersonnelles pointent donc sur la mise en scène du rapport de l'altérité à l'identité, et révèlent la dépersonnalisation du sujet. La saisie de l'identité de l'être chez Duras se définit alors non pas par la reconnaissance de caractéristiques propres à un être unique, mais par la mise en évidence de traits généraux, de catégories qui sont aussi bien des attributs de l'Autre, quand bien même, de façon opposée, le chamboulement de l'ordre syntaxique « attendu » permet un passage quasi imperceptible du banal vers le singulier. On verra que la question de l'identité de l'être est soumise à d'autres inflexions complexes dans le texte durassien.

À ce stade de l'analyse déjà, un questionnement sur la signification de l'utilisation du pléonasme sur le plan de la poétique durassienne se révèle pertinent. Un texte de Duras, né d'un film d'Adolfo Arietta sorti en 1972 peut fournir quelques pistes, puisqu'il y est précisément question de cette figure. En commentant l'oeuvre cinématographique intitulée Le Château de Pointilly, Duras dit en effet de cette figure qu'elle devient selon elle la structure même du film. L'attention portée à cet élément, dont la prégnance dans l'oeuvre durassienne est avérée, éclaire sans aucun doute quelques zones de sa poétique, quand bien même ses déclarations portent sur l'oeuvre d'un autre artiste120(*) :

Pourquoi cette nécessité d'en passer par le pléonasme ? A mon avis parce que c'était la seule voie possible pour arriver à rendre compte d'une donnée générale à travers une donnée particulière et cela, sans que l'histoire particulière, le vécu-par-une-seule, ne l'emporte en importance, en intérêt immédiat, sur le vécu-par-tous.121(*)

Avec ces lignes, Duras institue le pléonasme comme filtre par lequel une donnée particulière parvient à s'ouvrir au général. « Plus que l'anaphore du substantif, la reprise systématique du même terme au pluriel puis au singulier apparaît comme la marque la plus significative du désir de totalité, le pluriel s'abolissant dans le singulier, un singulier qui, ici, ne dépeint pas, ne particularise pas mais englobe, [...] il désigne la somme des parties, la chose entière. »122(*) Duras reconnaît en effet une valeur au pléonasme parce qu'il est selon elle le trait d'union entre le vécu-par-tous et le vécu-par-un-seul. Le vécu-par-tous a ici clairement trait au banal, au sens de ce « qui est devenu vulgaire à force d'être dit, utilisé, vécu », sans que la nuance péjorative de cette définition soit toutefois impliquée. C'est la notion de répétition qui y est clairement inscrite et qu'il importe de prendre en considération dans le cas présent. Car de même que, du point de vue d'un stéréotype littéraire, « un texte singulier ne suffit à constituer le stéréotype », de même, sur le plan de l'expérience, une donnée particulière ne suffit pas en soi à constituer une donnée générale, car il faut auparavant que cette donnée « ait été assimilé[e] par une tradition, poli[e] par un usage multiple, selon un processus déterminé, avant de ressurgir, dépouillé[e] de ses traits contingents, sous la forme d'un "modèle" d'expérience »123(*). Engendrés par un mécanisme commun, répétitions, stéréotypes, clichés, lieux communs et topoï se fondent en effet tous sur l'itération dont ils ont fait l'objet : « C'est en répétant que l'on use, c'est parce qu'il est réitéré que le dit devient déjà-dit et entre ainsi dans la sphère de la stéréotypie »124(*). Or, chez Duras, le pléonasme constitue précisément le procédé littéraire destiné à figurer cet usage multiple, ce phénomène d'usure généralisée produit par le passage du temps.

Ce faisant, Duras autojustifie sa critique en se référant à - pour ne pas dire en construisant - une norme propre à la création cinématographique et artistique en général, présupposée dans ces lignes, qui pourrait être formulée comme suit : « L'histoire particulière ne doit pas l'emporter en importance, en intérêt immédiat, sur l'histoire de tous »125(*). Ce « vécu-par-tous » est donc ce sur quoi porte l'attention de Duras, son point de focalisation. Si le but visé est le général au moyen du particulier, les analyses précédentes ont pourtant montré que, sur le plan stylistique, les procédés particuliers mis en oeuvre exploitent le banal et le fonctionnel, desquels émane une singularisation de l'écriture126(*).

Par conséquent, en confrontant la citation d'Outside 2 à l'analyse des exemples de pléonasmes durassiens, il s'ensuit un paradoxe : l'utilisation du pléonasme étant la répétition du banal et le pléonasme de l'extrait ci-dessus se définissant comme la répétition d'une donnée particulière, on en arrive à une équation du type : banal = histoire/donnée particulière, dont la réitération conduit seulement alors à la généralisation, au sort commun, qui constitueraient le singulier, l'élément digne d'intérêt pour Duras. Cette explicitation, dont l'artificialité ne parvient que difficilement à résoudre le paradoxe, a du moins le mérite de révéler l'appréhension complexe, par l'auteur, des relations entre banal et singulier. On peut toutefois dire que l'écriture parvient, dans certains îlots privilégiés par l'exploitation du pléonasme et de la répétition, à un éclat singulier, alors même que le point de départ de la démarche est et doit être le particulier, le singulier. Cette idée-force a été thématisée à plusieurs reprises par Duras elle-même, dans des textes critiques ou des commentaires. Elle ressort très fortement du fragment ci-dessous :

M.D. [...] L'histoire des Juifs, c'est mon histoire. Puisque je l'ai vécue dans cette horreur, je sais que c'est ma propre histoire. Alors j'ai osé écrire sur les Juifs.

Mais tu vois, avec Aurélia Steiner, je n'ai pas parlé des Juifs : j'ai parlé de quelqu'un, qui s'appelle Aurélia Steiner qui est juive. De même que je ne peux pas aborder les choses en général directement, mais c'est en allant au plus particulier des choses que j'atteins les autres choses. Je suis allée au plus particulier des Juifs en parlant d'elle, de cette enfant que j'adore, qui est Aurélia.127(*)

Alors même que c'est le général qui intéresse Duras, qui constitue la singularité à ses yeux et qui est pour elle un véritable objectif à atteindre, c'est uniquement en passant par le particulier qu'il lui est possible d'y parvenir. Et ce particulier est fait, au risque de se répéter, de la banalité du quotidien de chacun. Banal et singulier sont donc étroitement dépendants, et sont abordés chez Duras, aussi bien dans ses oeuvres que dans des textes critiques, selon une perspective totalement renversée par rapport à la normale, rendant ainsi éminemment complexe la distinction entre ces deux pôles. En conséquence, il est légitime de parler d'une certaine complémentarité entre le banal et le singulier, puisque l'un appelle inévitablement l'autre. Cette complémentarité soulève déjà, à ce stade de l'étude, une question, à laquelle une tentative de réponse sera apportée plus loin : y'a-t-il, du fait de cette alliance étroite, une véritable différence entre ces deux opposés ? Banal et singulier, n'est-ce finalement pas le côté pile et le côté face d'une seule et même pièce, inséparables l'une de l'autre, la différence d'accent provenant tout simplement du point de vue que l'on adopte sur l'une ou l'autre... ? Or, chez Duras, cette pièce est pour ainsi dire sempiternellement tournée et retournée, dans le sens où l'on est sans cesse déplacé d'une catégorie à l'autre. Et c'est très précisément ce mouvement continuel entre les deux qui est intéressant.128(*) Le banal semble parfois tel, parfois il tend vers le singulier, tout comme le singulier peut se trouver irrémédiablement attiré du côté du banal, en fonction de variables aussi diverses que le lieu, le moment ou les sentiments d'une personne.

1.3. Synecdoque, quotidien

Les éléments soulignés dans l'extrait d'interview commenté ci-dessus pourraient aisément passer pour une définition de la synecdoque. L'usage de cette figure du morcellement et de la totalisation, paraît par sa nature un des lieux particulièrement approprié pour être le théâtre de l'étroit rapport entre le singulier et le général. Non seulement elle permet de figurer la volonté durassienne de généralisation à partir d'un élément singulier, mais également d'approfondir une autre dimension de la problématique du banal et du singulier, celle du détail, du quotidien.

Plusieurs extraits montrent que la synecdoque, définie comme un procédé de langage consistant à prendre le plus pour le moins, la matière pour l'objet, l'espèce pour le genre, la partie pour le tout, le singulier pour le pluriel ou inversement, s'applique à plusieurs objets dans le texte durassien, par exemple aux personnages et à la structure du projet scriptural en lui-même, et qu'elle est, parmi d'autres opérateurs de singularisation, au centre de la problématique du banal et du singulier.

Pour commencer, dans L'Amant, l'union du général au singulier par la synecdoque est un moyen pour donner une cohérence et un sens à une expérience personnelle tout en permettant l'ouverture du texte à une dimension universelle129(*). Renate Günther a judicieusement souligné que Duras elle-même, dans un entretien pour Le Nouvel Observateur130(*), avait décrit L'Amant comme une "constante métonymie"131(*), déclaration qu'elle interprète comme suit :

« The image of the China in L'Amant creates a network of similarities between the people who are part of it. The narrator herself, her lover and Hélène Lagonelle, despite their differences, all belong to China. Thus, the man comes to resemble Hélène through the narrator's association of both of them with China (p. 92). [...] Part of the structural and thematic coherence of L'Amant, then, lies in this metonymic web formed by the narrator's memory of the people and places of her adolescent experience. »132(*)

Dans Moderato Cantabile ensuite, « les alternances homme/Chauvin, femme/Anne Desbaresdes sont des synecdoques du genre qui, posant l'identité du personnage, le situent simultanément dans le singulier et le général et qui produisent le processus de continuité par référence même à la rupture : Homme/Chauvin = homme (du meurtre), Femme/Anne = femme (tuée). »133(*) Contribuant au phénomène de généralisation qu'offre la synecdoque, un procédé de banalisation du singulier s'ajoute à ces alternances particulièrement frappantes.134(*)

L'aspect fonctionnel, déjà évoqué à propos de la redondance d'éléments purement utilitaires, peut à nouveau ici être mis en exergue, dans le sens où l'élément qui le représente l'unit par une relation nécessaire à un élément général qui le subsume. Duras a en effet la « manie » d'accrocher son écriture à des éléments infimes, des points de détail, qui vont renvoyer, par une relation de type synecdochique, à une forme d'universalité. C'est que ce trait, qui touche le domaine stylistique où il acquiert une dimension particulière par la répétition, apparaît aussi sur le plan du contenu, par le choix des sujets dont Duras traite ou des éléments qu'elle développe dans son oeuvre, dont on lui a souvent reproché le caractère banal, inintéressant.135(*)

Pour illustrer ce point précis, on peut penser à certains romans, dont c'est un détail qui est choisi pour titre, comme l'a évoqué Doneux-Daussaint : il y a notamment Moderato Cantabile, Dix heures et demie du soir en été, Les Petits chevaux de Tarquinia, La Pluie d'été.136(*) La surexposition, par le biais du titre, de cet aspect de la banalité que constitue le détail, lui permet d'être transfiguré. On peut également mentionner ce commentaire de l'auteur même, qui constitue une illustration probante du type de sujet que privilégie Duras, même s'il concerne une oeuvre cinématographique :

M.D. - Voilà. C'est drôle parce que c'est..., ce que je montre là, c'est très quotidien, très journalier, c'est..., ça se produit des millions et des milliards de fois tous les jours et les gens ne le montrent pas. C'est vrai qu'on vient de découvrir les moeurs des chats, maintenant, on ne les connaissait pas. Et c'est l'animal le plus familier...137(*)

Marguerite Duras et Xavière Gauthier s'entretiennent du film Nathalie Granger, produit en 1972, et plus particulièrement d'une scène où Duras filme durant près de quatre minutes les deux héroïnes alors qu'elles font la vaisselle. Laure Adler, dans sa biographie de Duras, a également évoqué le plan de huit minutes qui précède cette scène, montrant ces deux femmes en train de débarrasser le couvert d'une table, en le commentant comme suit :

Ce plan révèle l'esprit du film : l'attention donnée à la matérialité des choses, le respect porté aux gestes les plus quotidiens, le désir de faire l'éloge de la banalité.138(*)

Le banal est ici à comprendre au sens de « caractère de ce qui est devenu vulgaire à force d'être dit, fait, utilisé, vécu ». Ce banal est celui que personne ne voit plus parce qu'il va de soi, masqué par les oeillères de l'habitude, parce qu'il appartient à tout le monde (« vulgus »), à la vie de tous les jours et parce qu'il n'intéresse personne à force d'être sans cesse reproduit. Le fait qu'il devienne chez Duras l'objet d'une exposition évidente, d'une forme d' « éloge », prouve la dimension positive, soulignée avec justesse par Laure Adler, que l'auteur lui reconnaît. Le terme « quotidien », utilisé à la fois par Duras et Adler, est intéressant dans la mesure où il a un rapport étroit avec la répétition. La répétition peut en effet engendrer un sentiment de monotonie (lié à l'épuisement du contenu émotionnel et cognitif de l'objet, autrement dit à l'habitude), mais en soi « elle ne vide pas l'objet, elle lui donne au contraire un surcroît d'existence. C'est que l'objet, tout familier qu'il soit, soutient une activité fantasmatique, projective, dont il est à la fois le commencement et la fin. Par là, il échappe à une banalisation qui, elle, consacre la rupture avec l'imaginaire »139(*). C'est en ce sens que le banal durassien échappe à la banalité... Le banal constitue le singulier, l'intéressant pour Duras, précisément parce qu'il se répète, parce que cette répétition est selon ses propres dire la preuve d'un lieu de communion entre tous les hommes, d'une dimension collective de l'expérience140(*), et parce que le déjà-dit est enraciné dans le collectif (le groupe, la société, la culture).141(*) C'est donc par l'exposition que le banal est transfiguré, exposition induite par la répétition en tant que telle, ainsi que par la durée (celle du plan filmique sur les deux femmes en l'occurrence).

L'alliance du banal et du quotidien avec le singulier à travers la synecdoque, de même que la dimension répétitive, sont déjà présentes dans un texte antérieur à celui tiré de Nathalie Granger, ce qui tend à prouver que ces caractéristiques scripturales et thématiques imprègnent profondément et durablement une part considérable de l'oeuvre durassienne. Il s'agit de Hiroshima mon amour, scénario et dialogues du film portant le même titre, publié en 1960 aux Éditions Gallimard142(*) :

Histoire banale. Histoire qui arrive chaque jour, des milliers de fois. Le Japonais est marié, il a des enfants. La Française l'est aussi et elle a également deux enfants. Ils vivent une aventure d'une nuit.

Mais où ? À HIROSHIMA.

Cette étreinte, si banale, si quotidienne, a lieu dans la ville du monde où elle est le plus difficile à imaginer : HIROSHIMA.143(*)

Le banal est ici mis en tension avec l'exceptionnel, le rare, représenté d'une part par la ville de Hiroshima, que l'Histoire a définitivement singularisée par le tragique événement de la bombe atomique, et, d'autre part, par l'histoire d'un « amour particulier », dont le statut exclusivement fictif est par ailleurs clairement indiqué. Pourtant le lien du particulier au général est intelligible si l'on réalise que l'aberration de l'événement unique représenté par Hiroshima est, dans la perspective durassienne, la synecdoque de l'horreur, de la mort et de la destruction généralisées, conséquences de la guerre, clairement qualifiée d' « éternelle »144(*). De même, l'histoire unique, personnelle des deux amants, qu'elle choisit de mettre en scène dans ce lieu particulier, est quant à elle la synecdoque de l'amour, une de ces données universelles145(*) que sont pour Duras l'érotisme, l'amour, le malheur, ce que rappelle d'ailleurs la qualification banalisante « histoire de quatre sous »146(*) qui lui est attribuée en fin de roman. La hiérarchisation de ces données dans le système de pensée durassien est d'ailleurs clairement exprimée : l'amour « toujours [...] l'emportera sur Hiroshima »147(*), c'est-à-dire sur la puissance destructrice de la guerre. Faire s'entrelacer ces deux histoires permet une contamination réciproque de l'une sur l'autre, les deux ayant « pour particularité de se réciter et de se répéter chaque soir »148(*). Le « halo particulier » de Hiroshima rejaillit sur l'histoire d'amour jusqu'alors banale et quotidienne, tout comme la banalité de l'amour qui a lieu dans cette ville permet de transcender l'horreur à laquelle celle-ci renvoie. Dès lors, l'histoire singulière du livre devient en quelque sorte la synecdoque de toutes les histoires possibles qui pourront s'engendrer à Hiroshima (comme si Hiroshima, par sa mise en évidence, devenait le lieu de la répétition originaire149(*)). « La répétition joue ici de telle sorte qu'une seule histoire peut engendrer toutes les histoires possibles, de même que toutes les histoires possibles (se) reproduisent (en) une même complication. »150(*) Par la répétition, l'histoire d'un amour particulier transfigure la singularité, et va même jusqu'à transcender l'interminable répétition de l'Histoire qui a eu lieu, encore, à Hiroshima (des milliers de morts en un seul jour).

Si la dimension tragique de Hiroshima est tellement forte dans le livre, c'est aussi très certainement parce qu'elle a été intensément vécue par l'auteur elle-même. Le vécu personnel de l'écrivain devient alors la source et une des explications possibles de cette tension entre le collectif et le singulier, que les déclarations suivantes expriment très clairement :

Encore aujourd'hui, Hiroshima reste irréel, je me demande comment un président peut donner cet ordre. Au moment où ça a eu lieu, j'étais dans une maison de déportés, avec mon mari qui marchait avec des béquilles, il sortait du camp. Je n'avais pas un sou. Ce jour-là, j'ai ouvert le journal, je n'ai pas pu le lire. Je me suis mise à pleurer. C'était un événement personnel. Il n'y a rien d'aussi violent, d'aussi horrible. Un paroxysme ressenti de manière collective et immédiate.151(*)

De fait, Hiroshima mon amour a été écrit par Duras en se basant sur la notion selon laquelle la destruction atomique de Hiroshima et les conséquences psychologiques de la Deuxième Guerre mondiale sont des expériences destructrices si horribles que leur représentation juste et adéquate est impossible. Dans l'optique durassienne, la représentation de la douleur et de l'horreur de tels événements est possible seulement si elle est médiatisée par les expériences humaines de l'amour et de la mort.152(*) « Duras's language [...], a "discourse of blunted pain" [...] denotes the failure of language to represent horror and to recreate history. It is only through mediation of personal pain and sorrow that historical atrocities can be represented »153(*). Ce nouvel éclairage permet de mieux comprendre l'infléchissement que subissent les deux « histoires » dans la suite du passage :

Rien n'est « donné » à HIROSHIMA. Un halo particulier y auréole chaque geste, chaque parole, d'un sens supplémentaire à leur sens littéral. Et c'est là un des desseins majeurs du film, en finir avec la destruction de l'horreur par l'horreur, car cela a été fait par les Japonais eux-mêmes, mais faire renaître cette horreur de ces cendres en la faisant s'inscrire en un amour qui sera forcément particulier et « émerveillant ». Et auquel on croira davantage que s'il s'était produit partout ailleurs dans le monde, dans un endroit que la mort n'a pas conservé.154(*)

L'« histoire » unique, particulière, d'une femme française et d'un Chinois que le livre raconte a lieu dans la ville de Hiroshima reconstruite, dont la banalité est soulignée plus avant dans le texte :

Arbres.

Eglise.

Manège.

Hiroshima reconstruit. Banalité.155(*)

Le fleuve.

Les marées.

Les quais quotidiens de Hiroshima reconstruit.156(*)

Les rues de Hiroshima, les rues encore. Des ponts.

Passages couverts.

Rues.

Banlieue. Rails.

Banlieue.

Banalité universelle.157(*)

Et l'on s'aperçoit que, de façon tout à fait similaire, la « petite » histoire d'amour est à son tour qualifiée de banale. S'y substitue pourtant, dans un nouveau renversement, l'expression « amour qui sera forcément particulier ». De même, il est évident que Hiroshima est elle aussi singularisée, d'une part par la typographie (usage des capitales), d'autre part par le vocabulaire (halo particulier) et d'autre part encore par la syntaxe (mise en évidence en fin de phrase, usage du superlatif le plus difficile et opposition contrastive par rapport à la formule généralisante partout ailleurs). Lui est donc assignée une particularité qui l'extrait de la perception habituelle qu'on peut en avoir. Dans une perméabilité des notions de banal et de singulier qui en devient presque vertigineuse, la ville comme l'histoire amoureuse sont qualifiées tour à tour de particulière et d'universelle.

C'est le développement de l'histoire entre les deux amants qui va permettre de dépasser cette ressemblance surprenante. Mohsen analyse en effet que le fait de souligner la trivialité de la vie quotidienne ainsi que l'apparente déconnexion de Hiroshima avec l'Histoire sont les traces de la présence de l'événement comme perte ou absence (l'ombre « photographiée » sur la pierre d'un disparu de Hiroshima158(*)), qui reflètent d'autres pertes, plus personnelles. Le fait qu'elle se trouve à Hiroshima permettra à l'héroïne de développer une relation spécifique à la ville, de même qu'une intériorisation de son emplacement, qui rend possible la création d'une mémoire personnelle d'Hiroshima et l'appréhension d'un temps qu'elle n'a pas vécu. Car l'une des questions centrales que pose Hiroshima mon amour est celle de l'accès subjectif à l'Histoire, ou à un événement historique spécifique.159(*) La présence de plusieurs subjectivités (celle de l'héroïne, celle du Japonais160(*) et celle du narrateur-auteur aussi bien) explique par conséquent la tension complexe - et peu aisée à éclaircir, dans le cas présent - entre banal et singulier qui se dégage des extraits analysés.

La richesse de ces deux interprétations, qui, loin de s'opposer, se complètent, provient précisément de leur caractère non définitif, car elles laissent en suspens la question d'une détermination précise de ce qui est banal ou singulier, du fait qu'elles sont le reflet d'une subjectivité (celle des personnages tout autant que celle de l'auteur). Elles tendent également à prouver que, dans l'optique durassienne, aucune valeur ne peut se réduire à une stricte opposition binaire.

Un autre épisode, exploitant la synecdoque à propos d'un sujet qui pourrait paraître parfaitement anecdotique, permet de dépasser la question particulière de la mémoire et de l'oubli qui était au centre de Hiroshima mon amour, et de cerner, plus généralement, à partir d'une telle mise en scène du banal et du singulier, le processus créateur chez l'écrivain. Il s'agit du fameux épisode de l'agonie d'une mouche161(*), qui s'étend sur près de huit pages162(*) :

La mort d'une mouche, c'est la mort. C'est la mort en marche vers une certaine fin du monde, qui étend le champ du sommeil dernier. On voit mourir un chien, on voit mourir un cheval, et on dit quelque chose, par exemple, pauvre bête... Mais qu'une mouche meure, on ne dit rien, on ne consigne pas, rien.

Maintenant c'est écrit. C'est ce genre de dérapage-là peut-être - je n'aime pas ce mot - très sombre, que l'on risque d'encourir. Ce n'est pas grave mais c'est un événement à lui seul, total, d'un sens énorme : d'un sens inaccessible et d'une étendue sans limites. J'ai pensé aux juifs. [...]

C'est bien aussi si l'écrit amène à ça, à cette mouche-là, en agonie, je veux dire : écrire l'épouvante d'écrire. L'heure exacte de la mort, consignée, la rendait déjà inaccessible. Ça lui donnait une importance d'ordre général, disons une place précise dans la carte générale de la vie sur la terre.163(*)

On retrouve ici, note Michelucci, la permanence de la juxtaposition entre un trop-plein, insupportable à crier, mais qui est présenté dans le récit avec une densité extrême (dans ce cas, l'horreur des camps, évoquée avec la phrase lapidaire J'ai pensé aux Juifs qui fait un rapide parallèle avec l'extermination nazie) et une trivialité qui ne mériterait normalement aucune attention, la mort d'une mouche, événement dont l'évidence et l'insignifiance n'arrêtent a priori le regard de personne, mais qui en réalité en vient à occuper un espace textuel démesuré, le plus sérieusement du monde et sans la moindre conscience d'une ironie. « Consignés d'un même geste dans le livre, le colossal et le minuscule, le trop et le pas assez, s'illuminent mutuellement. »164(*) C'est que « l'usage du stéréotype est une manière de dire la vanité du stéréotype sans le récuser, de marquer l'usage du lieu commun pour venir tout à la fois à l'expression de soi et à la visée du réel. [...] Le poète empereur de l'empire des signes et des stéréotypes est encore le poète de l'anonymat des stéréotypes et finalement vulnérable à ces stéréotypes, non pas tant parce qu'ils sont mensongers que parce qu'ils sont fixés - et qu'ils figurent le figement de l'écriture singulière. »165(*)

Ce danger de figement que représente l'usage du stéréotype est dépassé chez Duras par cette dialectique si remarquable qui soude le banal au singulier, car elle touche dans ce cas précis à ce qui est au coeur du processus d'écriture, c'est-à-dire ce qui fait que l'on passe du réel à la littérature. Dans le passage ci-dessus, Duras montre en effet de façon notable ce « déplacement » du réel qu'opère la littérature : non seulement l'événement fait texte, comme l'indique l'expression Maintenant c'est écrit, mais surtout il fait sens, il constitue un événement à lui seul, total, d'un sens énorme : d'un sens inaccessible et d'une étendue sans limites. Le regard de l'écrivain opère un travail qui consiste à épaissir l'évidence du réel d'un sens d'une étendue sans limites, à signifier comment l'agonie d'une simple mouche renvoie à la conscience tragique de l'humanité, c'est-à-dire à la mort, mais aussi à l'indifférence intolérable qu'on peut lui manifester, et par conséquent renvoie, par le rapide parallèle déjà évoqué, à l'extermination des Juifs, aux « peuples colonisés », à « la masse fabuleuse des inconnus du monde, les gens seuls, ceux de la solitude universelle »166(*). Ce renvoi est d'ailleurs clairement formulé quelques pages plus loin, par une tournure à construction parallèle qui pourrait aussi bien être une définition de la synecdoque :

La mort de n'importe qui c'est la mort entière. N'importe qui c'est tout le monde.167(*)

Du réel, on est donc déplacé vers la construction fantasmatique, c'est-à-dire vers la mise en place d'une histoire, et donc vers l'élaboration du sens, un sens singulier qui ne saurait se confondre totalement avec la véracité des faits.168(*)

La littérature que produit Duras est donc une littérature qui fait intervenir la banalité quotidienne (le détail) comme l'expérience d'un vécu intense, celle-ci étant transportée, par le biais de l'écriture, vers l'illimité :

C'est une sorte de multiplicité qu'on porte en soi, on la porte tous, toutes, mais elle est égorgée ; en général, on n'a guère qu'une voix maigre, on parle avec ça. Alors qu'il faut être débordée... 169(*)

1.4. Oxymoron

Cette banalité, quand elle est thématisée dans le texte durassien, est également le lieu d'apparition privilégié d'une autre figure de style. Elle apparaît en effet souvent sous la forme d'un oxymore, autrement dit l'exact opposé du plat et du sans-relief, qualités attendues du banal, s'il en est.

M.D. : C'est ce bal, et la rencontre de cette femme. J'ai essayé de la faire parler très longtemps, enfin toute une journée, et elle n'a jamais parlé. C'est-à-dire qu'elle a parlé comme tout le monde, avec une banalité extraordinaire, une banalité remarquable. Elle croyait que j'étais un docteur et elle a parlé pour paraître être comme tout le monde. Et plus elle le faisait, si vous voulez, et plus elle était singulière à mes yeux.

C'était très impressionnant.170(*)

Dans cette interview donnée à la télévision en 1964 à propos du Ravissement de Lol V. Stein, Duras parle de la figure féminine qui a inspiré l'héroïne de son roman. Il s'agit d'une femme qu'elle a rencontrée à un bal de Noël donné dans un asile psychiatrique des environs de Paris, et qui l'a beaucoup frappée. Le passage évoque leur rencontre, après que Duras a cherché à la revoir et à lui parler. En décrivant leur dialogue, l'écrivain le qualifie à deux reprises au moyen de l'expression comme tout le monde. Cette tournure révèle une forme de typisation du banal, implique par conséquent la notion de « type », avec laquelle le banal se confond dans le cas présent. « Le typique est une manière de signifier que le personnage est identique à lui-même parce qu'il n'a pas d'identité propre »171(*). Le manque d'identité propre est par conséquent ce qui le situe dans la masse uniforme des individus et ce qui l'empêche de s'en distinguer. Si cette femme incarne, comme le laisse entendre la répétition de l'expression comme tout le monde, le type du banal, tout le problème réside dans le fait qu'on le remarque, qu'elle peut être reconnue comme représentant ce type. Cela signifie que l'on sait ce qui est banal (ou ce qui ne l'est pas). Ce qui passe inaperçu est alors paradoxalement reconnu comme pouvant être distingué. Les deux tournures oxymoriques concentrent rien moins, on l'aura compris, que toute cette problématique.

Le passage qui englobe la mise en exergue citée au début de cette étude formule cette problématique en des termes similaires :

On me laisse sortir. Je suis très fatiguée. Trop jeune pour souffrir, dit-on. Il fait doux, dit-on. Huit mois déjà, dit-on. Mes cheveux sont longs. Personne ne passe. Je n'ai plus peur. Voilà. Je ne sais pas à quoi je m'apprête... Ma mère surveille ma santé à cet effet. Je surveille ma santé. Il ne faut pas trop regarder la Loire, dit-on. Je la regarderai.

Des gens passent sur le pont. La banalité est frappante parfois. C'est la paix, dit-on. Ce sont ces gens qui m'ont tondue. Personne ne m'a tondue. C'est la Loire qui me prend les yeux. Je la regarde et je n'arrive plus à les retirer de l'eau. Je ne pense à rien, à rien. Quel ordre.172(*)

L'intérêt de l'oxymore et de son exploitation dans diverses oeuvres réside dans le fait qu'elle est le reflet d'une subjectivité ou d'un regard particulier qui dépend de circonstances bien précises : l'héroïne de Hiroshima mon amour, qui porte le nom de Riva dans les appendices du texte, a été « la petite tondue de Nevers »173(*). Durant près de huit mois, elle a été enfermée dans la cave de la maison par sa famille parce qu'elle criait pour son amant mort, un Allemand. Lorsqu'elle devient raisonnable - elle comprend que ses émotions doivent être tues - elle peut en sortir. C'est alors avec un regard nouveau qu'elle observe le monde extérieur, auquel elle renaît, se distinguant en cela des gens qui l'entourent et du discours nivelant du « on dit », explicitement évoqué par la répétition du dit-on. L'oxymore signifie alors que la banalité de gens qui passent sur le pont est frappante « pour elle », à cet instant précis de sa vie, circonstance particulière indiquée par l'adverbe parfois. La subjectivité que reflète l'oxymore était, dans l'entretien au sujet du personnage de Lol V. Stein, celle de Duras elle-même, transposée par l'expression singulière à mes yeux. Ces termes indiquent d'ailleurs parfaitement le renversement de perspective qu'opère Duras, palpable non seulement dans ses interviews mais également dans ses textes : le banal et la banalité deviennent proprement une « singularité » pour elle.

Là où cette façon d'envisager le banal devient piquante, c'est lorsque l'on s'aperçoit que Duras utilise le même type de formulations oxymoriques en parlant d'elle-même :

Moi je ressemble à tout le monde. Je crois que jamais personne ne s'est retourné sur moi dans la rue. Je suis la banalité. Le triomphe de la banalité. Comme cette vieille dame du livre : Le Camion.174(*)

Il est d'ailleurs intéressant de se référer au texte du Camion, qui a été l'objet de si fréquents commentaires par rapport à cette question de la banalité :

M.D. :

[...]

C'est une femme comme ça, tous les soirs elle arrête des autos, des camions. Et puis elle raconte sa vie à qui se trouve là.

Chaque soir, elle raconte sa vie pour la première fois. Elle est plus ou moins écoutée, mais peu lui importe.

Silence.

G.D. :

Comment serait-elle ?

Comment est-elle ?

M.D. :

(Temps.)

Petite.

Maigre.

Grise.

Banale.

Elle a cette noblesse de la banalité.

Elle est invisible.175(*)

Cette vieille dame, dont la vie comporte une dimension répétitive très marquée, est décrite au moyen de plusieurs adjectifs, qui se trouvent pour ainsi dire englobés dans l'oxymore final noblesse de la banalité. Cette formulation contribue déjà, ne serait-ce que sur le plan purement linguistique, à remettre en question le caractère « banal » de la banalité. Tout se passe comme si l'adjectif banal, contaminé dans un premier temps par la connotation négative des adjectifs petite, maigre, grise auxquels il est juxtaposé d'une manière conclusive, était ensuite complètement récupéré par la valeur positive dont est auréolé le mot noblesse, qui donne par la même occasion, de façon rétroactive, un nouvel éclat à tous les termes précédents. L'adjectif invisible, sur lequel se clôt le passage, provoque ensuite une deuxième remise en question, au niveau de sa signification propre, en ce sens qu'il renvoie au paradoxe explicité dans le commentaire à propos de Lol V. Stein : si cette femme est invisible, personne ne peut la remarquer, et elle ne peut par conséquent recevoir des qualificatifs sans devenir l'exact opposé de ce qu'elle est, à savoir visible...

Dans l'optique durassienne, ainsi que cela a été mis en évidence, c'est précisément parce qu'une personne, un objet, sont banals qu'ils frappent si fortement. La puissance d'impact du banal est d'ailleurs très fréquemment véhiculée par les termes antithétiques accolés au mot « banalité » dans les oxymores étudiés. Une valeur est donnée à la banalité parce qu'elle est en soi si insignifiante qu'elle doit signifier quelque chose de plus que ce qu'elle est, comme si elle cache quelque chose derrière une surface qui doit contenir plus.176(*)

Un entretien très intéressant, qui vaut la peine d'être cité dans sa version longue, ouvre une piste sur la valeur que Duras accorde à cette banalité, de quelle façon celle-ci est en quelque sorte transcendée. Il est toujours question de la femme du Camion :

Dominique Noguez. J'allais simplement vous faire remarquer qu'il est dit qu'elle ne fait rien, qu'elle n'a jamais rien fait. Qu'elle ne sait pas qu'elle existe, qu'elle n'a pas d'identité... effectivement, elle n'est presque rien.

Marguerite Duras. Elle change d'histoire. L'histoire qu'elle raconte tous les soirs n'est jamais la même. [...] Elle est très affolée quand on lui demande son identité, quand on lui demande ce qu'on demande à tout le monde tout le temps : « Qui êtes-vous ? ». Elle ne sait pas où elle est. Donc elle ne sait pas qui elle est. Elle n'est embarquée nulle part, dans aucun véhicule. Ni celui du langage, ni celui d'un travail quelconque, ni celui d'une mission quelconque. Elle est déconnectée de tout, de la société. Mais déconnectée de telle sorte qu'elle est en relation très serrée et très essentielle... avec quoi ? Elle l'est, mais avec quoi ?

D.N. Avec l'ensemble ?

M.D. Avec l'ensemble ? C'est ce que je nomme « l'ensemble », depuis beaucoup de temps, faute d'un autre mot. Quelquefois, maintenant, je dis « Dieu ». Puisque le mot est là. Pratique. C'est un beau mot, court, ça change aussi. Je ne parle pas de Dieu, je parle du mot. Le mot est là, donc, pas par hasard. Les gens en avaient besoin. Pour désigner l'ensemble. Quand je dis : « ensemble », j'esquive le mot « Dieu ». Il est tantôt dit, tantôt esquivé. Qu'il soit dit ou tu, il est là. Je crois qu'il faut le prendre comme ça... [...]

D.N. Est-ce que, lorsque vous décrivez cette femme qui ne fait rien, qui ne se définit pas par ce qu'elle fait, qui ne sait pas exister, qui est invisible... C'est une définition du regard, une sorte de regard qui porte sur le tout ?

M.D. Oui. C'est une définition de l'occupation du temps qui m'importe beaucoup. Cette femme occupe son temps d'une façon que j'envie. C'est peut-être mon modèle, cette femme. Ce que j'aurais préféré être. Et avec ça, elle essaie de paraître comme tout le monde. Par exemple, elle a une valise : c'est pour mieux mentir. C'est pour mieux raconter des histoires. Je suis sûre que la valise est vide. Ou bien il y a des vieux journaux dedans. Elle s'habille de noir, comme les vieilles femmes de la province. Elle est au courant des choses. Elle connaît l'asile des fous. Même si elle n'y est pas. Elle fait du stop. Elle sait bien en faire. La description physique de cette femme correspond à la mienne. Je la vois comme moi. C'est la seule fois où ça me soit arrivé, dans la littérature et dans le cinéma. Je me suis vue. Avec cette valise. La banalité. J'ai pensé à moi.177(*)

La banalité représente visiblement pour Duras un révélateur privilégié de l'essentiel, du mystère général de l'existence, nommé imparfaitement ici par les termes « ensemble », « Dieu ». Pourtant, ce qui n'est pas clair, c'est si la banalité est l'essence même de cette dame (elle n'est presque rien, invisible, la banalité)178(*) ou si elle est un masque derrière lequel se cache une singularité propre (interprétation induite par les termes paraître comme tout le monde, mentir, raconter des histoires), celle d'une sorte de voyante qui sait tout, qui est en lien avec l'essentiel mais qui ne veut pas le montrer. Cette question insoluble, celle de l'identité du sujet (qui se pose, dans la problématique du banal et du singulier, en termes d'individuel vs collectif), est le reflet du texte, qui la pose explicitement : « Qui êtes-vous ? » Le texte poserait alors une nouvelle définition de l'identité, une identité qui en passe par son absence, c'est-à-dire une identité dont la principale caractéristique est de n'en avoir pas, une identité en creux en somme. Quoi qu'il en soit, être ou paraître banal permet d'être au courant des choses, selon ce qui transparaît de ces quelques lignes d'interview. C'est là que réside peut-être l'essence de l'être humain, selon Duras.

Ce faisant, il va sans dire que la comparaison qu'établit Duras, en fin de passage, entre cette vieille dame et elle-même vise indirectement à l'éloge de sa propre personne, puisqu'en déclarant ressembler à cette femme - qui n'a d'ailleurs d'autre existence que sous sa plume - elle s'attribue implicitement les qualités qu'elle lui reconnaît, à savoir de posséder le langage caché du monde et d'être en relation avec le tout. Une forme d'adéquation se produit par ce biais entre l'auteur réel et l'auteur inscrit, qui témoigne du souci constant chez l'écrivain de faire coïncider son être réel et son être écrivant.179(*)

Elle qui n'en est pas à un paradoxe près, a d'ailleurs tout autant pris goût à faire l'éloge de sa propre personne et de ses écrits - ce que d'aucuns ont volontiers qualifié d'autosuffisance, défaut qui lui a vivement été reproché - qu'à se décrire comme la banalité incarnée. Quelques déclarations de « modestie » durassienne, parmi les plus percutantes, ne manquent en effet pas d'interpeller :

Je n'ai jamais été prétentieuse.

Écrire toute sa vie, ça apprend à écrire. Ça ne sauve de rien.

Le mercredi 19 avril, 15 heures, rue Saint-Benoît.

Il se trouve que j'ai du génie.

J'y suis habituée maintenant.180(*)

Que penser d'une personne qui affirme ne pas être prétentieuse et qui déclare sur un ton tout aussi absolu, quelques lignes plus loin, avoir du génie181(*) ? L'attitude ambivalente de Duras par rapport à la banalité se manifeste jusque dans la façon qu'elle a de parler d'elle-même. Elle a très fréquemment dérogé, dans ses interviews comme dans sa vie privée, à ce que Kerbrat-Orecchioni nomme la « règle de modestie »182(*), notamment dans Marguerite Duras à Montréal, où dans une conférence de presse elle se loue elle-même et va même jusqu'à refuser la tentative de l'interviewer de lui « sauver la face », en persistant dans sa voie :

Marguerite Duras : J'ai revu à Lisbonne récemment Son nom de Venise dans Calcutta désert, j'ai trouvé ça complètement génial. J'ai revu le Navire Night, je trouve ça très beau. Ça vous choque que je dise des choses pareilles ? Je suis très sérieuse : j'aime beaucoup ce que je fais. Pas tout : il y a des films que je n'aime pas ; Véra Baxter, je ne l'aime pas.

Q. : Je me demande si vous cabotinez ou si vous êtes sérieuse ?

M.D. : Non, non. Si je cabotinais, ça commencerait à se savoir dans le monde. [...]183(*)

Ce cas est loin d'être isolé et des déclarations recueillies dans Le Monde extérieur - Outside 2 témoignent de la même attitude. C'est ainsi qu'en 1981, elle dira :

Moi ce qui me rend à une fraîcheur d'exister - qui j'espère cessera seulement avec ma mort - c'est que l'homme ait inventé Dieu, et la musique, et d'écrire. Ce n'est pas du tout les Croisades ou Marx ou la Révolution, c'est plutôt tous les poèmes de Baudelaire, un poème de Rimbaud, tout Beethoven, tout Mozart, tout Bach, et moi-même.184(*)

Qu'un écrivain se situe ostensiblement entre les plus grands noms de la littérature et de la musique « le classe du côté des mégalomanes ou des fous, tant la règle de modestie semble inscrite dans notre culture »185(*). Cette subversion des règles de politesse est effectuée non seulement par l'auteur médiatique tel que ci-dessus, mais aussi par l'auteur réel. Michèle Manceaux mentionne en effet des déclarations du même ordre dans la vie privée :

Quand elle vient dîner chez moi, elle n'apporte rien. Elle l'a dit une fois : « Je m'apporte moi-même ». Son impudence me surprend. Certains la jugent détestable.186(*)

Marguerite me répète souvent qu'elle n'est pas modeste parce que la modestie est une hypocrisie, un alibi à la faiblesse, à la paresse. Elle insiste : « Un écrivain modeste, ça n'existe pas ».187(*)

La deuxième déclaration permet de nuancer quelque peu le jugement de mégalomanie : Duras fait preuve d'une vraie franchise, sans pour autant renoncer aux formules-décrets, telle Un écrivain modeste, ça n'existe pas, qui ramènent sa vérité à la vérité universelle. Dans ces extraits, note Doneux-Daussaint, un certain égocentrisme, souvent teinté de beaucoup d'humour, n'est pas tout à fait à rejeter non plus.

Pour en revenir à l'utilisation de la formulation oxymorique que mettent en exergue ces citations, celle-ci ne peut manquer ici de frapper car elle est neuve et invite véritablement à une réflexion, à une interrogation. Sur la manière de penser et d'exprimer la banalité, que dire en effet de quelqu'un qui déclare de lui-même qu'il incarne la banalité ? Cette affirmation soulève plusieurs questions : dire qu'on est le triomphe de la banalité, cela conserve-t-il son caractère « banal » à la banalité, ou n'est-ce pas déjà la placer dans quelque chose d'à part, de singulier ? En d'autres termes, la banalité peut-elle triompher sans cesser d'être banale ? En fin de compte, l'utilisation du banal n'est-elle pas une façon, certes « particulière », mais somme toute une manière comme une autre, de se mettre en évidence ? La réponse à cette question se trouve dans le choix même de la figure à l'origine de l'interrogation : indécidable, autant que peut l'être l'oxymore, c'est-à-dire qu'elle révèle l'intention, de la part de Duras, d'exalter, dans un même geste, aussi bien les valeurs de la banalité que celles de la singularité. Grâce au paradoxe de l'oxymore, l'écrivain exploite en effet la coexistence d'éléments qui se contredisent mutuellement. Le paradoxe permet à des éléments incompatibles de coexister par la juxtaposition, si bien qu'ils ne sont pas dissous l'un dans l'autre mais présents au même endroit et au même moment.188(*) Cette posture ambivalente de sa poétique rejoint, selon Doneux-Daussaint, l'hésitation entre reconnaissance sociale et marginalité, dans laquelle se situe tout le paradoxe durassien d'une romancière qui écrit dans les faits pour une élite intellectuelle et dans l'intentionnalité pour un public de « bistrot ». Si elle aborde sans gêne aucune tous les sujets tabous, c'est peut-être par simple jeu, mais peut-être aussi parce qu'elle cherche ainsi implicitement une reconnaissance des actes subversifs qu'elle opère.189(*)

Duras, en parlant de façon positive de la banalité, manifeste une sorte d'universalisme : elle est tout le monde, ou personne en particulier puisqu'elle est comme tout le monde. Ce faisant, la banalité acquiert un statut particulier, singulier au sein de son oeuvre à force d'être mise en valeur et d'être l'objet de commentaires. L'exaltation de la banalité est la preuve que cela représente une valeur primordiale dans sa vision du monde et de l'homme. Il n'est pas banal de parler sans cesse de la banalité. La formulation oxymorique est celle qui permet de conserver dans une étroite proximité les deux termes antithétiques, affirmant par là même le lien indéfectible qui les unit et maintenant le sens dans l'indécidable. Dans la perspective durassienne, il apparaît donc que l'un ne peut être dit sans l'autre. L'oxymore est alors très riche de sens et très efficace grâce à l'effet de téléscopage qu'il produit, qui ne peut manquer de frapper. Il met l'accent sur la perception commune de la banalité, que Duras s'emploie à interpeller, à remettre en question. Il est l'un des outils dont Duras se sert admirablement pour saper invariablement la distinction entre le banal et le singulier. L'irrésolution du texte durassien, due au choc que produit l'oxymore, suggère que l'acte de questionnement - bien plus qu'une réponse définitive - par son éloignement des valeurs et des formes communément acceptées de la connaissance, constitue une démarche particulièrement intéressante et peut être une expérience enrichissante. Il s'agit de casser une sorte de logique des opposés qui s'excluent pour lui substituer un système pensé en termes de complémentarité ou d'alliance des contraires. « The frequency of paradox or oxymoron in Duras is an indication of her preoccupation with these apparent oppositions and of her attempt to disrupt their logic through the ambiguity of her style. »190(*)

1.5. Déterminant démonstratif

Ce style comporte une dernière forme à travers laquelle est pensée la problématique du banal et du singulier et qui mérite attention dans le présent travail : l'usage des déterminants démonstratifs, qui constitue l'ultime opérateur de singularisation analysé dans cette première section. Dans son usage normal, le démonstratif ne (dé)montre rien. Il connaît deux types d'emplois, l'emploi déictique, où il désigne un référent présent dans la situation de discours ou accessible à partir d'elle (accompagné éventuellement d'un geste, d'une mimique ou d'un mouvement qui facilitera l'identification), et l'emploi non déictique, où il identifie anaphoriquement un référent déjà évoqué au moyen d'une description (qui peut être identique ou différente). Plus généralement, il sert à référer à une réalité présente dans la situation d'énonciation.191(*) Cet emploi est bien évidemment dans une très large mesure respecté dans les occurrences du démonstratif au sein du texte durassien.

Il est pourtant des cas où ce déterminant semble acquérir un surplus de valeur, une surdétermination qui tend à en faire un élément de démarcation, de mise en relief particulière.

Le ciel, pour moi, c'était cette traînée de pure brillance qui traverse le bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. Quelquefois, c'était à Vinhlong, quand ma mère était triste, elle faisait atteler le tilbury et on allait dans la campagne voir la nuit de la saison sèche. J'ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère. La lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et d'immobilité. L'air était bleu, on le prenait dans la main. Bleu. Le ciel était cette palpitation continue de la brillance de la lumière.192(*)

De prime abord, les démonstratifs mis en évidence dans ce passage sont d'usage tout à fait conventionnel. Ils illustrent l'emploi de type anaphorique, décliné pour sa part sous plusieurs formes193(*). D'abord l'anaphore dite associative : les groupes nominaux anaphoriques cette traînée de pure brillance, cette fusion froide et cette palpitation n'entretiennent pas de relation de coréférence stricte avec le groupe nominal antécédent le ciel, et les référents auxquels ils renvoient sont identifiés indirectement par le biais d'une relation stéréotypique de type partie-tout entre les éléments anaphoriques et l'antécédent. On repère ensuite une anaphore conceptuelle avec le groupe nominal anaphorique cette chance. Celui-ci reprend le contenu de la phrase précédente (le fait d'atteler le tilbury et de partir à la campagne voir la nuit) qu'il catégorise comme une chance. Enfin, avec les termes ces nuits et cette mère, ce sont des anaphores fidèles, c'est-à-dire qu'elles reprennent les antécédents la nuit de la saison sèche et ma mère avec un simple changement de déterminant.

L'anaphore de ce dernier groupe nominal, bien que fidèle, est toutefois particulière parce qu'au lieu de remplacer, comme c'est le plus souvent le cas, un déterminant indéfini par un déterminant défini, il s'agit ici du remplacement du déterminant défini possessif ma par un autre déterminant défini, le démonstratif cette. Cette infime variation enjoint déjà le lecteur à porter attention au nom mère, dont le positionnement au centre du paragraphe duquel est tiré cet extrait n'est d'ailleurs certainement pas innocent194(*). Deuxième trait original, le démonstratif accolé à ce nom semble en outre induire un surcroît de détermination au niveau sémantique, qui ne va pas sans être étroitement lié à la surdétermination de la nuit, déjà analysée plus haut195(*), car à bien y réfléchir, la mère est précisément la personne grâce à laquelle l'expérience de la nuit de la saison sèche a été rendue possible. L'expression cette mère signifie dès lors littéralement « celle-ci et pas une autre » et serait à comprendre dans le sens que la mère possède à ce moment-là, durant ces nuits en particulier et en dépit - ou du fait - de sa tristesse, des caractéristiques, des qualités ou des attributs qu'elle n'a pas à d'autres moments : par exemple d'apprendre à ses enfants à regarder les choses, la beauté du monde qui les entoure, à considérer l'existence dans ses dimensions autant tragiques qu'exaltantes, comme cela est plus amplement expliqué et développé dans la réécriture de ce passage, qui figure dans L'Amant de la Chine du Nord :

Quelquefois quand ils étaient très petits, la mère les emmenait voir la nuit de la saison sèche. Elle leur disait de bien regarder ce ciel, bleu comme en plein jour, cet éclairement de la terre jusqu'à la limite de la vue. De bien écouter aussi les bruits de la nuit, les appels des gens, leurs rires, leurs chants, les plaintes des chiens aussi, hantés par la mort, tous ces appels qui disaient à la fois l'enfer de la solitude et la beauté des chants qui disaient cette solitude, il fallait aussi les écouter. Que ce qu'on cachait aux enfants d'habitude il fallait au contraire le leur dire, le travail, les guerres, les séparations, l'injustice, la solitude, la mort. Oui, ce côté-là de la vie, à la fois infernal et irrémédiable, il fallait aussi le faire savoir aux enfants, il en était comme de regarder le ciel, la beauté des nuits du monde.196(*)

Ces traits sont pourtant des qualités relativement attendues, voire stéréotypales pour une mère. Il apparaît alors que si, dans un premier temps, la mention ma mère est une référence particulière, les termes cette mère semblent plutôt établir une référence générique (la Mère), c'est-à-dire référer au rôle de mère, sous sa forme quasi idéalisée. Cette forme de banalité est pourtant immédiatement renvoyée du côté de la particularité à l'aide du démonstratif cette, qui indiquerait en somme, de façon tout à fait paradoxale, que le fait pour la mère d'entrer dans ce moule idéal constitue une singularité remarquable. En d'autres termes, l'image d'une mère aimante, occupée à apprendre à ses enfants la valeur de l'existence, qui transparaît par le biais de cette expression démonstrative, est une facette de la mère de la petite qui se révèle dans ces moments privilégiés de la contemplation de la nuit, et qui convoque en creux les autres facettes plus négatives de cette même mère, évoquées au début du roman, ces figures d'une mère sans cesse préoccupée par les soucis d'argent, de « la mère-institutrice », de « la mère folle », de « la mère à la maison », de « la mère jalouse de sa fille », de « la mère qui n'aime que le plus grand de ses fils », de « la mère dont on a honte »197(*). L'usage du démonstratif conduit en somme à une singularisation de la catégorie générale « mère ».

Cet usage révèle également, il convient de le souligner, qu'il y a, à la source de ce mouvement de singularisation, une pensée sous-jacente qui envisage la figure maternelle sous une forme démultipliée, quand bien même il s'agit de représenter une seule et unique personne. Cette appréhension multiple participe également du mouvement de singularisation en ce sens qu'elle indique que la catégorie est le lieu d'une évaluation quant à sa signification : si la mère fait l'objet d'une sorte de démultiplication en voyant ses différents visages tour à tour mis sur le devant de la scène mais en se trouvant toujours désignée par la catégorie générale, c'est peut-être que cette catégorie ne parvient qu'imparfaitement à décrire son objet.198(*)

Duras réussit donc ici, à travers la simple utilisation du démonstratif, à dépasser la catégorie réductrice « mère » pour rendre compte des multiples facettes d'une personnalité et de la complexité de la relation qu'entretient l'enfant (c'est-à-dire le narrateur) avec la figure maternelle. Là encore, l'infime inflexion que donne au texte le démonstratif se veut un lieu par lequel sourd la subjectivité du sujet percevant (sur laquelle pointe le terme pour moi, qui fera l'objet d'une analyse détaillée par la suite199(*)).

Ce genre d'inflexion est pourtant très ponctuel, car on a pu relever que dans leur immense majorité, les occurrences du déterminant démonstratif repérées dans les textes analysés constituent des usages de type conventionnel. Le passage suivant en est un exemple, même s'il illustre un des rares cas d'emploi déictique du démonstratif :

Au bout de la rue, cette lumière jaune des lampes tempête, cette joie, ces appels, ces chants, ces rires, c'est en effet le fleuve. Le Mékong.

[...]

Près de la route, dans le parc qui la longe, cette musique que l'on entend est celle d'un bal. Elle arrive du parc de l'Administration générale. [...]

La jeune fille oblique vers le parc, elle va voir le lieu de la fête derrière la grille. On la suit. On s'arrête face au parc.200(*)

Le début de L'Amant de la Chine du Nord se propose en effet comme l'ouverture d'un film, en présentant des îlots textuels comme autant de plans ou de séquences filmiques et le narrateur comme l'oeil de la caméra, qui se déplace en suivant une jeune fille (on la suit, on s'arrête). Le déterminant démonstratif sert donc à (re)présenter ou à mimer le mouvement de focalisation de la caméra sur chacun des référents. Il vise en somme à un effet de réel, en faisant comme si la musique, les chants, les rires et les appels s'entendaient véritablement au moment même de l'actualisation du texte par la lecture, comme si la lumière, le parc et le fleuve étaient véritablement vus à cet instant-là.

Il y a pourtant, comme l'a montré l'extrait tiré de L'Amant, quelques comètes qui, de façon ponctuelle, ont une trajectoire particulière dans le système des démonstratifs durassiens. Dans Moderato Cantabile, la surdétermination répétée que subit le motif de la fleur de magnolia à l'aide des déterminants démonstratifs fait un sort au symbole de l'amour qu'elle représente pour en faire un symbole de la passion adultère, interdite et malheureuse. Le terme « magnolia/s » apparaît tel quel à dix reprises dans ce court roman, tout en étant parfois remplacé par son hyperonyme « fleur/s » :

- [...] Au-dessus de vos seins à moitié nus, il y avait une fleur blanche de magnolia.201(*)

- [...] Entre vos seins nus sous votre robe, il y a cette fleur de magnolia.202(*)

La première apparition du déterminant démonstratif ne fait que reprendre, dans une formulation quasi similaire, l'antécédent du premier extrait, quand bien même celui-ci pourrait ne plus être tout à fait présent dans l'esprit du lecteur étant donné qu'il se trouve près de vingt-six pages plus tôt dans le texte.

L'encens des magnolias arrive toujours sur lui, au gré du vent, et le surprend et le harcèle autant que celui d'une seule fleur.203(*)

Le magnolia et son parfum symbolisent à ce stade l'obsession de Chauvin pour Anne Desbaresdes, dont la puissance est comparée métaphoriquement à la prégnance du parfum de la fleur sur ses sens. Plus avant dans le texte, c'est une inflexion quelque peu différente qui se fait jour et le magnolia en vient à signifier l'étiolement puis la fin irrémédiable de cette passion, qui n'aura pourtant été que platonique :

Sa main s'abaisse de ses cheveux et s'arrête à ce magnolia qui se fane entre ses seins.204(*)

Sur les paupières fermées de l'homme, rien ne se pose que le vent et, par vagues impalpables et puissantes, l'odeur du magnolia, suivant les fluctuations de ce vent. [...]

Elle soulève une nouvelle fois sa main à hauteur de la fleur qui se fane entre ses seins et dont l'odeur franchit le parc et va jusqu'à la mer.

- C'est peut-être cette fleur, ose-t-on avancer, dont l'odeur est si forte ?

- J'ai l'habitude de ces fleurs, non, ce n'est rien.

[...]

- C'est peut-être cette fleur, insiste-t-on, qui écoeure subrepticement ?

- Non. J'ai l'habitude de ces fleurs. C'est qu'il m'arrive de ne pas avoir faim.205(*)

Il est très intéressant de constater dans ce deuxième passage que le démonstratif singulier « cette » et sa forme plurielle « ces » indiquent une différence de représentation de la symbolique de la fleur de magnolia chez les divers individus ou groupes en présence. La forme au singulier représente ici l'avis du « on », c'est-à-dire celui d'une « société fondée [...] sur la certitude de son droit »206(*), qui comprend tout à fait l'indécence d'Anne à ce souper comme la marque de son amour adultère, dont tout le monde déjà « est au courant »207(*) en ville... Le terme « écoeure » (dont le composant constitue un rappel peu innocent) peut dans cette optique souligner indirectement son comportement déplacé, c'est-à-dire le jugement moralisateur de la société vis-à-vis de ses excès de "coeur". La réponse d'Anne, qui ramène le singulier de la fleur entre ses seins - sur laquelle convergent tous les regards - au pluriel général qui désigne la classe entière des fleurs de magnolia, induit déjà avant la fin du roman un refus d'éprouver le sentiment qu'elle symbolise, et représente de ce fait une forme de soumission au conformisme bourgeois et à ses règles de bienséance, ce qui est indirectement explicité au terme de ce chapitre VII :

Elle ira dans la chambre de son enfant, s'allongera par terre, au pied de son lit, sans égard pour ce magnolia qu'elle écrasera entre ses seins, il n'en restera rien.208(*)

En seconde instance, la réponse répétée d'Anne à la question tout autant réitérée du « on » peut pourtant également être interprétée comme une forme d'affranchissement vis-à-vis de cette bourgeoisie « étrangère » qu'elle rejette, qu'elle « vomit »209(*) littéralement. Si l'on privilégie en effet l'interprétation des convives, selon laquelle le terme « fleur » représente la passion adultère, alors la réplique d'Anne, qui décline le terme au pluriel, signifie à la lettre qu'elle vit ou a déjà vécu plusieurs passions de ce type, et que ce ne sont pas elles qui lui donnent la nausée. Une discussion entre Chauvin et Anne plus tôt dans le texte permet également d'infléchir l'interprétation en ce sens :

- Parfois encore, c'est l'été et il y a quelques promeneurs sur le boulevard. Le samedi soir surtout, parce que sans doute les gens ne savent que faire d'eux-mêmes dans cette ville.

- Sans doute, dit Chauvin. Surtout des hommes. De ce couloir, ou de votre jardin, ou de votre chambre, vous les regardez souvent.

Anne Desbaresdes se pencha et le lui dit enfin.

- Je crois, en effet, que je les ai souvent regardés, soit du couloir, soit de ma chambre, lorsque certains soirs je ne sais pas quoi faire de moi.210(*)

La réponse d'Anne face au monde bourgeois étouffant se trouve alors dans un monde imaginaire (la passion pour Chauvin sera, on le sait, uniquement platonique), dans des amours qu'elle s'invente en regardant passer des hommes sur le boulevard ou dans l'histoire du meurtre passionnel qu'elle recrée, qu'elle réinvente à chacune de ses rencontres au café avec Chauvin. Par ce biais, Duras formule clairement une critique à l'encontre du monde bourgeois, celui de son époque, où les mariages se font encore par intérêt, où la femme est enfermée dans son rôle de mère et où la sexualité se limite à la procréation, en dehors de toute passion ou de tout amour partagé, choisi et librement vécu.

En somme, l'utilisation du démonstratif produit ici une singularisation du symbolisme attendu attaché au motif de la fleur de magnolia, loin d'être fréquente dans la littérature quand il s'agit d'évoquer l'amour. Elle permet à l'auteur de véhiculer une pensée propre sur la question du sentiment amoureux. Cette forme de singularisation du stéréotype gagne encore en particularité en ce sens que son retravail dans le texte durassien le hisse au rang de création inédite, et se veut ainsi gage de l'originalité de Duras.

Il ressort ainsi des analyses de cette première section que la fausse redondance, le pléonasme, la synecdoque, l'oxymore et le déterminant démonstratif sont autant d'éléments qui configurent une grammaire du singulier chez Duras. Ils apparaissent toujours là où le texte cherche à faire état d'une expérience émotionnellement intense (à laquelle la rhétorique de l'excès concourt également) et se veulent en ce sens, dans les effets de flottement qu'ils induisent, le reflet dans la langue des incomplétudes, et, partant, de la complexité d'une subjectivité. Dans cette optique, ils problématisent des questions aussi diverses et profondes que les notions de signification, de rapport au langage, d'identité, de situation de l'individu au sein de la collectivité, de création artistique.

Avant de continuer, il convient de noter que ces opérateurs de singularisation, pour lesquels a été tentée une classification et dont les descriptions, pour les besoins de l'analyse, ont parfois été quelque peu hermétiquement dissociées, sont pourtant étroitement liés et agissent en faisceau. Étant donné la profondeur d'ancrage dans le texte et l'univers durassiens de la problématique du banal et du singulier, il serait en effet faux de croire que l'un de ces opérateurs puisse apparaître de façon isolée, sans que d'autres ne soient simultanément activés dans le cotexte. Cet état de fait justifie la raison pour laquelle, dans les analyses suivantes, il ne sera pas fait de précisions systématiques de la présence de ces opérateurs de singularisation, ceci afin d'éviter de charger inutilement les descriptions. Le lecteur aura ainsi plaisir à les débusquer...

2. Du banal au singulier, du singulier au banal

Cette deuxième section se propose d'élargir la réflexion sur les rapports entre banal et singulier en montrant qu'elle repose en deuxième ressort sur un traitement particulier de la catégorie même du banal, propre à entraîner un vacillement de ses valeurs. Il s'avère en effet qu'en certains lieux, la distinction entre les deux pôles opposés que sont le banal et le singulier, qui n'était déjà pas si claire au regard des premières configurations analysées, peut devenir véritablement problématique.

2.1. Le banal objet de discours

Si les mouvements de banalisation et de singularisation s'observaient dans le récit lui-même grâce aux opérateurs de singularisation, il arrive également qu'ils soient attribués, dans le texte, à l'objet même du discours. Le banal peut par exemple subir un traitement qui pourrait être qualifié de débanalisant, s'il l'on observe attentivement la citation ci-dessous, tirée de L'Amant de la Chine du Nord :

[...] [1] Ils se regardent, se regardent jusqu'aux larmes. [2] Et pour la première fois de sa vie elle dit les mots convenus pour le dire - les mots des livres, du cinéma, de la vie, de tous les amants.

[3] - Je vous aime.

[4] Le Chinois se cache le visage, foudroyé par la souveraine banalité des mots dits par l'enfant. [5] Il dit que oui, que c'est vrai. [6] Il ferme les yeux. [...]211(*)

Ce qui est nommé et décrit en termes de banal dans ce passage, ce sont les « mots » prononcés par l'enfant, vocable qui apparaît à trois reprises en l'espace de quelques lignes. La présence explicite des mots convenus et banalité, qui n'est de loin pas fréquente dans ce roman - tout comme dans les autres textes étudiés dans le présent travail - indiquent que le récit est le lieu d'une hyperconscience du discours en tant que ce dernier est soit banal soit singulier. C'est le narrateur qui qualifie ici de « convenus » les mots que l'enfant dit pour la première fois.212(*) L'expérience première, unique et singulière de l'enfant dans l'expression du sentiment amoureux se trouve catégorisée, diluée dans le domaine de l'universel, de la doxa, du lieu commun : les mots des livres, du cinéma, de la vie, de tous les amants.213(*) La tension qui s'articule autour de la question du banal porte donc ici sur un discours du personnage dont le récit parle en termes de banalité. Par la catégorisation214(*) et l'utilisation de l'article défini, le narrateur pose comme acquise une sorte de loi qui s'appliquerait à tous les amants et qui consisterait à dire « Je vous aime ». Dans la vision du monde que véhicule ce point de vue représenté, le choix des termes les mots convenus fait référence à ce lieu commun de la relation amoureuse, qui préexiste et que l'enfant ne fait en quelque sorte qu'exemplifier et confirmer, presque malgré elle, en prononçant ces paroles.

Mais si la banalité se manifeste dans l'évocation d'un lieu commun, il se trouve qu'elle acquiert un relief particulier par la présence d'éléments perturbateurs propres à remettre en question ce qui serait son essence même. Sur le plan microsyntaxique, la phrase [2] surlignée en gras présente en effet à elle seule la tension caractéristique entre le banal et le singulier chez Duras : d'abord la mise en exergue d'une expérience dans ce qu'elle a de plus singulier, puisqu'elle touche l'intimité amoureuse d'un être unique215(*), qui se heurte ensuite un peu plus loin, au sein de la même unité phrastique, à l'affirmation d'un lieu commun propre à toute relation amoureuse.

Cette tension déborde par ailleurs le cadre de la phrase, pour se réitérer entre les deux paragraphes de cet extrait, qu'entrecoupe le DD de l'enfant (segment [3]). Dans le premier paragraphe, le mouvement consiste pour ainsi dire en une banalisation du singulier : l'importance de la première expérience amoureuse d'une enfant est comme relativisée par l'affirmation du lieu commun. L'insistance sur les lieux d'inscription du « convenu »216(*) montre que c'est le banal qui domine. À l'inverse, le dernier paragraphe représenterait le mouvement contraire, à savoir une singularisation du banal. En effet, alors que le premier paragraphe pourrait figurer une certaine dévalorisation de la singularité puisque celle-ci se fond dans une sorte de doxa universelle, il semble évident que cette singularité est immédiatement « récupérée » dans le paragraphe suivant par une forme de revalorisation. De fait, si les mots que vient de prononcer l'enfant pour exprimer le sentiment amoureux sont une banalité, à celle-ci sont pourtant ajoutés un élément d'emphase ainsi qu'une métaphore qui la magnifient : la banalité est souveraine et a pour effet saisissant de foudroyer217(*) le Chinois. Le simple choix d'un adjectif et d'une métaphore transforme cette banalité en tout ce qu'il y a de plus singulier pour le Chinois. Ces éléments lui donnent un relief bien particulier, et remettent évidemment en question son caractère de « déjà vu/déjà connu », faisant contrepoids au premier paragraphe, du fait de la focalisation sur la réaction émotionnelle du Chinois.

En outre, ces figures signalent qu'un jugement de valeur est porté sur la banalité, c'est-à-dire qu'elle est l'objet d'une attention particulière, que quelqu'un se l'approprie, en bref qu'elle est importante aux yeux de quelqu'un. Mais pour qui est-ce banal ? Qui juge la banalité ? Ce quelqu'un reste indéfini, ou plutôt il peut s'incarner en deux instances énonciatives distinctes, sans qu'il soit pour autant possible de trancher en faveur de l'une plutôt que de l'autre218(*). Est-ce en effet le Chinois au visage caché qui juge la banalité comme étant souveraine ou est-ce le narrateur ? Tout au plus peut-on dire qu'il y a bien ici un effet-point de vue219(*), puisqu'il y a une appréciation, dans le discours, qui peut être celle du personnage dont le narrateur parle. Le point capital réside alors peut-être plutôt dans le fait que c'est parce qu'un point de vue est émis sur la banalité - peu importe qu'il émane du narrateur ou du personnage - que celle-ci cesse de l'être ou qu'elle est transfigurée du moment qu'elle touche un individu particulier. C'est la banalité en tant qu'elle est appliquée au réel, à un individu (et par conséquent confrontée à un point de vue, quel qu'il soit) qui est singularisée par Duras et qui constitue son centre d'intérêt. Cette idée transparaît également chez Günther : « In Duras people and things simply are, and their particular qualities may depend on who perceives them and how ».220(*) Ainsi, les qualités de «banal» ou de «singulier» sont appliquées aux choses en fonction de ce qu'un sujet en perçoit. Cette interprétation pourra être affinée lors de l'étude spécifique du point de vue.

Pour l'heure, l'élément sur lequel il importe de mettre fortement l'accent est la présence dans l'extrait étudié de ces deux mouvements contraires étroitement juxtaposés. Alors que le premier paragraphe opère une banalisation du singulier, émanant clairement de la voix du narrateur, le deuxième paragraphe est le lieu d'une singularisation du banal, dont la source énonciative peut être soit le narrateur soit le personnage. Ce va-et-vient, qui pourra être observé ailleurs encore, semble bien être la preuve de l'impossibilité, dans la poétique durassienne, de dissocier le singulier du banal, en dépit du fait qu'il s'agisse du banal qui soit le plus constamment travaillé, façonné, reconfiguré. Aucun de ces deux éléments n'est envisagé de façon simple, mais est à l'inverse sujet à un traitement qui l'allie systématiquement à son opposé, si bien que la ligne de démarcation entre ces deux données antithétiques s'opacifie jusqu'à remettre en question leur statut, à savoir : le banal singularisé est-il encore le banal ? Les analyses qui précèdent ont montré que le traitement durassien du stéréotype est éminemment complexe, sa valeur y apparaissant comme oscillante, double ou indifférenciée. Toute cette étude met en évidence une conscience très forte du stéréotype et montre que Duras lui accorde des valeurs spécifiques221(*), parmi lesquelles l'indécidabilité (c'est-à-dire le refus de trancher, le désir de laisser planer le sens), l'ambivalence (valeur qui conçoit les usages concurrents du stéréotype comme complémentaires et rend problématique la cohérence du texte)222(*) et la polyphonie, une des deux formes privilégiées de l'indifférenciation (qui est une subversion de la hiérarchie énonciative du texte et/ou de sa cohérence énonciative).

2.2. Catégorie

La notion de catégorie, lieu de la banalité puisqu'elle se définit comme un ensemble dans lequel on range des objets de même nature et/ou ayant des caractéristiques communes, configure et révèle une nouvelle entrée sur la manière de passer du banal au singulier, de même que du singulier au banal. Le mouvement de débanalisation subi par le banal lorsqu'il est objet de discours se retrouve - presque sans surprise - dans le traitement durassien de la notion de catégorie, tout autant qu'il y trouve un reflet exactement inversé, dans ce qui peut être appelé mouvement de désingularisation, car cette fois peut aussi s'observer l'attraction du singulier du côté du banal, au moyen précisément de la catégorie.

2.2.1 Singulier catégorisé

C'est d'abord l'infléchissement du singulier vers le banal, quelque peu nouveau, qui retient ici l'attention. Ce traitement particulier apparaît suffisamment fréquemment dans les trois oeuvres principales qu'étudie le présent travail pour mériter qu'on s'y arrête.223(*) L'Amant de la Chine du Nord révèle peut-être les passages les plus frappants à cet égard :

(1) Le Chinois crie :

- Je ne veux pas d'Hélène Lagonelle. Je ne veux plus rien.

Elle se tait. Il s'endort. Il dort dans l'air chaud du ventilateur. Elle dit son nom tout bas : la seule fois. Elle s'endort. Il n'a pas entendu.224(*)

(2) [Le Chinois dit] - Fais-le toi pour moi te regarder.

Elle le fait. Elle dit, dans la jouissance, son nom en chinois. Elle l'a fait.225(*)

Dans ces deux premières occurrences, l'énonciation du summum de la singularité que représente le nom propre226(*) est retranscrite au discours indirect - dont la particularité est de gommer l'événement de parole - et par la mention de la catégorie générique nom, précédée d'un pronom possessif. Le procédé fonctionne ici sur un mode déceptif : le texte donne l'information qu'un nom a été prononcé mais ne le cite toutefois pas. Il s'agit d'une information en creux.227(*) Pourtant, l'un ne respire pas sans l'autre. De nombreux critiques ont souligné chez Duras cette indissociable coexistence d'éléments opposés, sans que l'un ne prévale jamais sur l'autre, notamment Ammour-Mayeur avec cette phrase qui synthétise parfaitement ce trait caractéristique au regard de la problématique du dire : « La poétique du récit tire sa force de cette oscillation entre un dire qui ne dit pas pleinement et un vide qui conserve la trace d'une parole énoncée. »228(*) Pour en revenir aux citations dont il est question, la personne dont le récit indique que le nom est prononcé se trouve ainsi doublement dépossédée, dans son identité et dans son individualité. Il est d'ailleurs frappant de remarquer que le nom du Chinois ne sera pas une seule fois prononcé tout au long du roman229(*), et qu'il restera ainsi dans l'anonymat - identité cachée et aura mystérieuse qui lui confèrent d'ailleurs un statut de héros mythique230(*). Les seules catégories qui servent à le désigner ne réfèrent qu'à son existence fonctionnelle (amant) ou son origine ethnique (Chinois).231(*) Jusqu'au bout, même dans son ultime écrit, Duras taira le nom du premier amant232(*), en réitérant le même procédé d'information en creux :

(3) Le nom chinois de mon amant.

Je ne lui ai jamais parlé dans sa langue.233(*)

De ce fait, le personnage « s'élève alors vers une sphère de signification symbolique, où il se trouve réduit à ce qu'il représente idéalement »234(*), à savoir l'amant étranger, riche et inaccessible du fait de son niveau social. De même, l'enfant et la mère ne seront nommées ni dans L'Amant ni dans L'Amant de la Chine du Nord.235(*) Dans ce procédé est sans aucun doute visible la mise en oeuvre du but que Duras se propose d'atteindre à travers son écriture, déjà évoqué plus haut236(*), à savoir, en partant du particulier, de rejoindre le général. Dans le cas de L'Amant, Duras s'appuie sur une expérience personnelle, qu'elle parvient à transformer en histoire d'amour « idéale » grâce à de nombreux procédés, notamment le gommage des noms propres, le refus de l'autobiographie237(*), l'emploi des génériques. Le titre même qu'elle choisit pour ce roman témoigne de cette volonté d'universalité. Lors de l'actualisation que permet la lecture, « L'Amant » peut en effet devenir tout amant, l'article défini « s'indéfinissant ». Cette démarche scripturale, Cousseau la situe, à juste titre, « à la croisée d'une poésie de la présence, fondée sur la transmission d'une expérience personnelle, sensible du monde, et d'une poésie idéaliste, qui chercherait à en restituer l'essence, ou la virtualité. »238(*)

Procédé relativement similaire à celui de l'information en creux, l'utilisation de la catégorie pour référer à un personnage particulier est très fréquente dans les romans durassiens :

(4) Un homme rôde, boulevard de la Mer. Une femme le sait.239(*)

Ce quatrième extrait, tiré de Moderato Cantabile, réduit les deux personnages principaux, qui sont, contrairement à l'exemple précédent, explicitement nommés par leurs noms dans le roman (Chauvin et Anne Desbaresdes), à la catégorie générique qui les subsume (homme et femme) et les transforme de ce fait même en entités absolues. L'origine de cette transformation serait à chercher du côté de l'emploi spécifique de l'article indéfini singulier, ici sujet à caution : contrairement à l'usage240(*), Duras le fait en effet renvoyer dans ce cas précis à un particulier déjà identifié préalablement (les personnages d'Anne et de Chauvin). L'utilisation particulière de l'indéfini contribue par conséquent à la singularisation du banal, car, contre toute attente, le procédé consistant à ramener des individus singuliers, identifiés comme tels dans le texte par un prénom et/ou un nom, au banal de la catégorie a pour effet paradoxal de les mettre en évidence. En clair, l'utilisation du banal a pour aboutissement que ce segment cesse d'être banal, sans pour autant, toutefois, que l'effet de l'utilisation de la catégorie ne soit estompé, à savoir absorber, en faisant perdre toute référence précise, toutes celles que la nomination lui refusait.241(*) Le banal est donc ambivalent, dans le sens où il conserve ses valeurs de généralité, tout en étant investi d'une valeur supplémentaire - et paradoxale - de singularisation - ou de mise en évidence - qui s'applique à la fois à lui-même et à l'objet sur lequel il porte.

Les extraits (5), (6) et (7), tirés de L'Amant, relèvent du même procédé, avec la particularité que c'est la voix du je-narrant qui se trouve banalisée, l'article défini se trouvant cette fois privilégié. Elle se dépersonnalise en effet par moments au profit de celle d'un narrateur extra- et hétérodiégétique qui voit les personnages de l'extérieur et les nomme en usant de la catégorie (tantôt l'enfant, tantôt la petite, tantôt la jeune fille) :

(5) Ce ne sont pas les chaussures qui font ce qu'il y a d'insolite, d'inouï, ce jour-là, dans la tenue de la petite.242(*)

(6) L'enfant maintenant aura à faire avec cet homme-là, le premier, celui qui s'est présenté sur le bac.243(*)

(7) [La jeune fille] croit que c'est pendant cette nuit-là aussi qu'elle a vu arriver sur le pont son jeune frère avec une femme. Il s'était accoudé au bastingage, elle l'avait enlacé et ils s'étaient embrassés. La jeune fille s'était cachée pour mieux voir. Elle avait reconnu la femme. Déjà, avec le petit frère, ils ne se quittaient plus. [...] Pendant les derniers jours du voyage le petit frère et cette femme restaient toute la journée dans la cabine, ils ne sortaient que le soir. Pendant ces mêmes journées le petit frère regardait sa mère et sa soeur sans les reconnaître aurait-on dit. La mère était devenue farouche, silencieuse, jalouse. Elle, la petite, [...] était heureuse, croyait-elle, et dans le même temps elle avait peur de ce qui arriverait plus tard au petit frère. [...]244(*)

Ce phénomène est peut-être encore plus frappant lorsque le je-narrant parle précisément au moyen du je et que ce sont uniquement les membres de sa propre famille qui sont dépersonnalisés au moyen de la catégorie :

J'ai beaucoup écrit de ces gens de ma famille, mais tandis que je le faisais, ils vivaient encore, la mère et les frères, et j'ai écrit autour d'eux, autour de ces choses sans aller jusqu'à elles.245(*)

ce d'autant plus qu'il s'agit, pour l'Amant, d'un roman à dimension autobiographique - le narrateur raconte l'histoire de son enfance à la première personne -, que les termes l'enfant, la petite réfèrent précisément à ce narrateur alors qu'il était enfant, et que sont évoqués ses propres frères et mère.246(*) Dans l'Amant de la Chine du Nord, réécriture de l'Amant qui possède par conséquent la même densité autobiographique, la singularité que permettait le je a été totalement effacée du fait qu'il s'agit cette fois exclusivement d'un narrateur extra- et hétérodiégétique. La description de l'enfance singulière de l'auteur se fait alors au moyen du seul usage de la catégorie (l'enfant, la petite) ou du simple pronom personnel elle. Au regard de ce choix de focalisation différent, L'Amant, avec le segment (7) notamment, porte à son paroxysme le mouvement de mise à distance du singulier par l'usage de la catégorisation, puisque celle-ci est appliquée aussi bien à la narratrice qu'à son frère et à sa mère.

Hors de la sphère purement romanesque, il n'est pas rare de trouver des occurrences révélant ce même procédé de singularisation : Duras met déjà en oeuvre cette ambiguïté, quelques années avant la publication de l'Amant, dans un article où elle parle de sa propre mère :

Difficile d'écrire sur son propre travail. Que dire ? Je parlerai d'elle, de la mère. La mère des Journées entières dans les arbres et celle du Barrage contre le Pacifique sont les mêmes. La nôtre. La vôtre. La mienne, aussi bien. Celle-ci, que j'ai connue et aimée, était française. [...]247(*)

Curieusement, le titre de l'article, « Mothers », est au pluriel, alors que Duras parle ensuite de sa propre mère, mais en utilisant le terme générique « la mère », sorte d'universel. L'idée déjà évoquée plus haut à propos du pléonasme selon laquelle l'alternance singulier/pluriel marque le désir durassien d'évoquer la totalité se dessine d'autant plus nettement. « L'article défini qui désigne quelque chose que connaîtrait tout un chacun en vient à référer à un pôle mental au contenu lâche mais facilement identifiable »248(*), disponible dans la mémoire collective de n'importe quel individu. Autrement dit, il acquiert les mêmes caractéristiques que le stéréotype.

L'enfant, l'amant, le petit frère, le Chinois, la mère : autant de catégories qui amènent au constat que le singulier est vécu à travers elles, à travers le banal par conséquent. Les personnages sont en effet systématiquement privés de leur identité, placés volontairement dans l'anonymat.249(*) Il s'agit d'une singularisation du récit qui naît de la banalisation des personnages, au point que l'on peut parler de préciosité de la banalisation. L'accentuation, la mise en évidence passe, paradoxalement, par l'utilisation de la catégorie, c'est-à-dire ce qui permet en temps normal de limer les différences et la singularité. Par ce procédé on voit donc à l'oeuvre la manière dont le banal se trouve transfiguré, investi d'une valeur de singularisation propre à dépasser en efficacité de même qu'en importance celle que peut avoir le singulier.

2.2.2 Evaluation du sens d'une catégorie

La notion de catégorie subit une deuxième forme de traitement débanalisant, après celle de la catégorisation du singulier. Plusieurs passages montrent en effet qu'elle est le lieu d'une évaluation quant à son sens, sous diverses modalités :

Je ne sais plus quels étaient les mots du télégramme de Saigon. Si on disait que mon petit frère était décédé ou si on disait : rappelé à Dieu. Il me semble me souvenir que c'était rappelé à Dieu. L'évidence m'a traversée : ce n'était pas elle qui avait pu envoyer le télégramme. Le petit frère. Mort. D'abord c'est inintelligible et puis, brusquement, de partout, du fond du monde, la douleur arrive, elle m'a recouverte, elle m'a emportée, je ne reconnaissais rien, je n'ai plus existé sauf la douleur, laquelle, je ne savais pas laquelle, si c'était celle d'avoir perdu un enfant quelques mois plus tôt qui revenait ou si c'était une nouvelle douleur. Maintenant je crois que c'était une nouvelle douleur, mon enfant mort à la naissance je ne l'avais pas connu et je n'avais pas voulu me tuer comme là je le voulais.250(*)

Le point de départ intéressant de cet extrait de l'Amant est qu'il contient l'affirmation d'une expérience singulière, ce qui n'a rien d'étonnant puisque L'Amant est un récit homodiégétique, le narrateur qui assume ici l'histoire qu'il raconte en utilisant je étant également personnage du récit.251(*)

C'est la mise en mots, la transcription de cette expérience qui retient plus spécialement l'attention dans le cas présent. Dans le premier paragraphe, plusieurs termes dénotent la conscience d'un sujet qui évalue l'expérience douloureuse qu'il a vécue et qui la différencie dans le temps. Ce sont, notamment, les connecteurs temporels d'abord et puis, le complément circonstanciel de temps quelques mois plus tôt et le complément de temps déictique maintenant. Ils indiquent une différenciation dans le temps entre l'événement inscrit dans la mémoire et vécu en un moment T0 (la mort du petit frère de la narratrice), l'événement antérieur vécu à un moment T-1 (la mort de son propre enfant, repérée dans le temps par rapport à T0) et la réponse actuelle que fait le je aux questionnements antérieurs portant sur la douleur ressentie (le déictique252(*) marque en effet la coïncidence entre le temps dénoté et le moment T+1 de l'énonciation du je-narrateur). Le premier paragraphe de ce passage concerne plutôt le je-narrant aux prises avec un souvenir dont l'empreinte est indélébile et dont les échos et les questionnements se font encore ressentir dans le présent de l'énonciation. Quant au deuxième paragraphe, il renvoie, avec les perceptions représentées, aux perceptions du je-personnage qui, par une sorte de remontée dans ses souvenirs, les réactualise par le mouvement même de la narration.253(*)

Cette stratification dans le temps d'interrogations portant sur une expérience vécue est intéressante dans la mesure où elle permet au narrateur, de façon connexe, d'évaluer le sens d'une catégorie : une réflexion est en effet menée autour du terme la douleur. Le questionnement qui sous-tend ces quelques lignes peut être formulé de la façon suivante : lorsque l'on parle de la douleur, s'agit-il d'un absolu, toujours identique, tel que la première occurrence semble le désigner ? Ou la douleur est-elle à chaque fois différente, inédite, à chaque nouvelle épreuve survenant dans l'existence d'une personne ? Et de là, par conséquent, la catégorie utilisée dans son sens générique est-elle vraiment apte à définir et rassembler des expériences différentes vécues par le sujet en des moments différents ? Selon toute évidence, la réponse apportée par le narrateur marque à nouveau l'incomplétude de la catégorisation : Maintenant je crois que c'était une nouvelle douleur, mon enfant mort à la naissance je ne l'avais pas connu et je n'avais pas voulu me tuer comme là je le voulais. Cette réponse n'est pourtant pas absolue car elle est modalisée par le verbe croire, de même que par une explication relevant là encore du vécu personnel. De plus, elle est celle du présent de l'énonciation. Le déictique maintenant souligne en effet l'importance du facteur temps, mis en évidence plus haut, dans ce questionnement relatif aux expériences vécues et à leur explicitation. Ainsi, l'évaluation d'une catégorie et son sens absolu sont remis en question par les expériences singulières du je, échelonnées dans le temps, et par l'acte de relecture d'une trace oubliée auquel s'apparente le ressouvenir. Il semble donc bien que le banal d'une catégorie, qui a été posée une première fois pour décrire une expérience vécue, ne recouvre que partiellement la réalité plus complexe et plus fragmentée d'un individu singulier, faite d'experiments254(*), c'est-à-dire de plusieurs expériences. L'intégration du facteur temps et du travail de ressouvenir dans cet extrait a alors pour effet de souligner le caractère non définitif de cette entreprise de description : si le présent (maintenant) permet un nouvel éclairage du passé, tout porte à croire que le futur peut avoir la même potentialité. En d'autres termes, rien ne peut être définitivement décrit, fixé, comme le souligne le modalisateur je crois, et ceci aussi bien dans le passé que dans le futur. Il me semble me souvenir, mais pas toujours de la même manière...

Les quelques éléments relevés ci-dessus permettent de formuler trois remarques relatives à la problématique du banal vs singulier : il y a d'une part ce que l'on pourrait nommer la « remise en cause de la catégorisation ». Le sens d'une catégorie semble éclater devant l'expérience singulière que relate le narrateur. Il n'y a en effet qu'une seule catégorie dans la langue (« douleur ») qui permette au je de traduire deux expériences différentes et différées dans le temps. La première occurrence du terme dans le passage, déterminée par l'article défini la, réfère à la douleur en tant qu'absolu. La deuxième occurrence, identique, remet déjà en cause ce caractère absolu avec le déterminant relatif laquelle, qui opère une division à l'intérieur de celle-ci : soit la douleur, expérimentée une première fois dans le passé (moment T-1) est la même que celle que l'on expérimente à nouveau (moment T0)255(*) et elle garde dans ce cas son caractère absolu, soit il s'agit d'une autre douleur, encore inconnue, déterminée cette fois par l'article indéfini une, qualifiée de nouvelle, et qui n'est alors plus que partiellement recouverte par le sens de la catégorie globale.

Cette première remise en cause conduit d'autre part à un questionnement, plus fondamental, sur la capacité du langage à décrire le réel. Néanmoins, si, comme semble le signifier l'extrait ci-dessus, rien ne peut être définitivement catégorisé, c'est-à-dire classé dans le banal, en vertu de l'expérience singulière de chaque individu, de même rien ne reste définitivement dans le singulier, ne résiste à un début de classification, si incomplet et général que soit le langage. L'écrivain est en effet contraint, bon gré mal gré, de se servir du matériau dont il dispose, faute de pouvoir en créer un nouveau. Plutôt qu'une résolution de cette complexité, le texte problématise à tout le moins très clairement la tension entre le banal d'une mise en mots et la complexité de l'expérience vécue, à travers l'utilisation contrastive d'un article défini vs indéfini et l'indication de la perception par le sujet d'une différenciation dans le temps. L'écriture se fait alors « lieu de passage, de transhumance, entre des opposés qui s'attirent et se complètent, entre des complémentaires qui ne se complètent cependant jamais, laissant toujours un espace, un entre-deux par où s'insère du suspens. »256(*) Le constat fréquent, dans nombre de textes chez Duras, de l'impossibilité du langage et du fait que c'est pourtant la seule possibilité de dire cette impossibilité257(*) a finalement maille à partir avec la non-disjonction des opposés que représentent, entre autres, le banal et le singulier.

Enfin, l'impossibilité du langage renvoie plus fondamentalement à l'expérimentation du réel par un sujet percevant. Les expériences et leur ressouvenir, ni clairement définis ni repris à l'identique, sont tels pour quelqu'un, si bien que ce sujet semble également être conçu non comme une identité invariable, mais comme un agrégat d'altérités, en perpétuelles transformation et redéfinition. Cette subjectivité se cherche tout autant qu'elle cherche un moyen pour définir le plus fidèlement possibles ses expériences.

Les mêmes remarques peuvent être faites, toujours dans L'Amant, à propos de la fameuse description de la nuit de la saison sèche, déjà « singularisée » pour expliciter le procédé de répétition258(*), et où s'observe le même flottement autour du sens d'une catégorie :

Je me souviens mal des jours. L'éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le bleu était plus loin que le ciel, il était derrière toutes les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi, c'était cette traînée de pure brillance qui traverse le bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. Quelquefois, c'était à Vinhlong, quand ma mère était triste, elle faisait atteler le tilbury et on allait dans la campagne voir la nuit de la saison sèche. J'ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère. La lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et d'immobilité. L'air était bleu, on le prenait dans la main. Bleu. Le ciel était cette palpitation continue de la brillance de la lumière. La nuit éclairait tout, toute la campagne de chaque rive du fleuve jusqu'aux limites de la vue. Chaque nuit était particulière, chacune pouvait être appelée le temps de sa durée. Le son des nuits était celui des chiens de la campagne. Ils hurlaient au mystère. Ils se répondaient de village en village jusqu'à la consommation totale de l'espace et du temps de la nuit.259(*)

Les nuits dont se souvient le je et dont la description est thématisée dans ce paragraphe, sont appréhendées à travers une catégorie, inscrite au milieu du paragraphe, à savoir la nuit de la saison sèche. La description contenue dans ces quelques lignes constituerait alors en quelque sorte le « prototype » de ce genre de nuit. Les termes qui servent à la décrire ont eux aussi la forme d'absolus, du type « le ciel, c'est... », et donnent de ce fait l'impression d'une unicité, d'une profonde uniformité. Les n nuits qu'a observées le je auraient dès lors toutes eu les propriétés qui sont appliquées à la nuit de la saison sèche pour la décrire. La forme de prototype qu'établit le texte a donc pour fonction de raconter en une fois ce qui s'est produit n fois, de telle sorte que tous les « accidents » et événements particuliers soient englobés dans (et représentés par) la catégorie qui les subsume - la nuit de la saison sèche - et que la différence entre répétitif et singulatif soit abolie. La description met ainsi le temps de l'histoire entre parenthèses, et ceci de façon d'autant plus remarquable que le réseau de signalisation temporelle est le grand absent de tout le passage, hormis l'indication « la nuit », qui concatène à la fois les sens d' « événement » et de « moment de la journée », sans que la durée du récit n'en soit plus définie pour autant. Aucun ancrage réel n'est proposé, seul un ordre minimal de succession des faits rapportés, essentiellement marqué par la juxtaposition, permet de sauvegarder ce qui doit l'être du caractère narratif du récit. Comme l'a judicieusement souligné Happe, cette stratégie a pour fonction « d'entraîner l'histoire dans une durée qui ne serait plus soumise au temps individuel, mais à celui de la collectivité, c'est-à-dire de la banalité »260(*).

Pourtant, aussitôt posée, cette affirmation peut être démantelée par plusieurs éléments du texte qui réhabilitent aussi bien la dimension du temps individuel - par l'affirmation forte de la subjectivité du je-narrant261(*) - que la notion de singularité. En effet, presque en fin de paragraphe, l'affirmation chaque nuit était particulière semble faire éclater la catégorie commune qui a été construite jusque-là dans le texte. Elle remet en effet en question tout l'effort de description à tendance généralisante à l'oeuvre jusque-là, du fait de l'irréductibilité de la particularité à la catégorie. Car affirmer la particularité de chaque nuit revient à dire qu'une (ou plusieurs) caractéristique(s) propre(s), non ordinaire(s) et non courante(s), permet(tent) de les distinguer entre elles, si bien que la pertinence de la catégorie englobante s'en trouve fortement diminuée.

La question de l'appréhension de la nuit réapparaît, de façon étonnante, dans une préface d'exposition de peinture portant sur « les ténèbres », que Duras écrit la même année que la publication de L'Amant :

Il y a quatorze toiles dans l'exposition d'Aki Kuroda. En apparence, elles se ressemblent. Cette ressemblance reste extérieure, elle permet seulement le regroupement du travail fait pendant trois années. Les toiles ne se ressemblent pas. Je n'ai pas vu qu'Aki Kuroda peignait le noir de nuit. J'ai vu qu'il peignait telle ou telle nuit, telle autre et telle autre encore, la nuit générale n'existant pas. [...]262(*)

Si cette déclaration à propos des toiles d'un peintre tendrait à apporter une réponse définitive sur la question de la légitimité d'une catégorie générale dans l'entreprise de transcription - artistique ou littéraire - de la nuit (la nuit générale n'existant pas), les analyses menées plus haut révèlent que Duras n'adopte de loin pas une position aussi tranchée dans ses propres écrits, un balancement continuel entre le particulier et le général reléguant toujours l'interprétation dans l'indécision. Le rapprochement de ces deux textes permet de mettre en exergue ce point capital de la pensée durassienne : l'interrogation permanente (qui peut parfois prendre la tournure d'affirmations catégoriques...) sur la question du général et du particulier, présente aussi bien dans ses écrits critiques que dans ses oeuvres. L'audace de ce paradoxe, constant chez Duras, est peut-être bien l'indice d'une pensée dont la liberté peut se permettre ce genre de déclarations contradictoires, puisque la réalité ne se réduit pas à des oppositions stériles mais englobe chez cet auteur la pluralité de valeurs opposées qui ne s'excluent aucunement et dont se serait peut-être justement la somme qui permettrait au mieux de définir cette réalité.

2.3. Stéréotype

Si la notion de catégorie, à laquelle a trait le banal, configure des phénomènes de singularisation du banal ou de banalisation du singulier tels que ceux qui viennent d'être analysés, le stéréotype, dans la façon dont il est traité par Duras, se veut également le reflet de traitements débanalisants, ce qui n'a rien d'étonnant vu l'étroite proximité de ces deux notions263(*). Deux des différentes formes d'apparition du stéréotype ont été retenues ici, celle du cliché (verbal donc explicite) et celle du lieu commun (thématique donc implicite).

Le début du chapitre VIII de Moderato Cantabile expose un traitement débanalisant du cliché264(*) :

Le beau temps durait encore. Sa durée avait dépassé toutes les espérances. On en parlait maintenant avec le sourire, comme on l'eût fait d'un temps mensonger qui eût caché derrière sa pérennité quelque irrégularité qui bientôt se laisserait voir et rassurerait sur le cours habituel des saisons de l'année.

Ce jour-là, même eu égard aux jours derniers, la bonté de ce temps fut telle, pour la saison bien entendu, que lorsque le ciel ne se recouvrait pas trop de nuages, lorsque les éclaircies duraient un peu, on aurait pu le croire encore meilleur, encore plus avancé qu'il n'était, plus proche encore de l'été. Les nuages étaient si lents à recouvrir le soleil, si lents à le faire, en effet, que cette journée était presque plus belle encore que celles qui l'avaient précédée. D'autant que la brise qui l'accompagnait était marine, molle, très ressemblante à celle qui soufflerait certains jours, dans les prochains mois.

Certains prétendirent que ce jour avait été chaud. La plupart nièrent, non sa beauté, mais que celle-ci avait été telle que ce jour avait été chaud. Certains n'eurent pas d'avis.265(*)

Le premier élément frappant qui ressort de ces quelques lignes est l'emphatisation de quelque chose de très simple, le beau temps. Contrairement aux chapitres précédents de Moderato Cantabile, où les éléments descriptifs restent évasifs, il y a ici une prolifération du discours, puisque des voix (regroupées sous des termes indéterminés tels que on, certains, la plupart) parlent de ce temps, à la fois objet de discours dans le récit (on en parlait, certains prétendirent, la plupart nièrent, certains n'eurent pas d'avis) et quelque chose dont le récit parle (Le beau temps durait encore, la bonté de ce temps fut telle [...], etc.). Cette double mise en discours est une première manière de singulariser l'événement. Singularisé, l'élément a priori banal qu'est le beau temps l'est ensuite aussi par l'insistance sur son caractère inhabituel, « précocement beau ». « Le printemps est exceptionnellement beau, dit Anne Desbaresdes, tout le monde en parlait déjà. »266(*) L'hypertrophie du discours, telle qu'elle s'exhibe en ce début de chapitre VIII, est d'ailleurs à cet égard une amplification du début du chapitre IV (p. 53), où il est déjà question de ce beau temps, et dans lequel sont déjà présents les procédés tout juste décrits.267(*) D'autres notations, encore ponctuelles mais déjà emphatisées, sur le beau temps et le printemps précoce sont par ailleurs disséminées tout au long du roman, aussi bien avant qu'après les incipit des chapitres IV et VIII.268(*)

Pourtant, l'élément qui retient le plus l'attention dans les quelques lignes de cet extrait, corollaire à ce premier type de singularisation (opéré sous deux formes), est le sort fait au cliché. Il s'agit dans le cas présent du cliché romanesque qui consiste à situer dans le temps. À la fois par ce que le texte dit de ce temps (la forte insistance sur sa durée269(*) et ses caractéristiques exceptionnelles270(*)) et par l'hypertrophie quantitative du texte, il devient quelque chose d'hyperdéveloppé. D'un paragraphe qu'elle occupait au chapitre IV, la description envahit en effet les trois premiers paragraphes de ce chapitre VIII, particularité qui ne manque de surprendre dans un texte aussi nu, qui tend à réduire à la portion congrue tout élément de description (personnages, lieu, situation) ou de narration pour privilégier les dialogues.271(*) Cette emphase problématise bien évidemment le statut de l'énoncé. « Il fait beau » cesse d'être quelque chose de banal. Comme le note Borgomano, cette phrase, qui décrit une situation irrégulière, le fait de façon irrégulière par rapport au style de l'ensemble du roman (elle est longue, complexe, utilise des temps rares comme le plus-que-parfait du subjonctif comme on l'eût fait)272(*), mais visiblement également par rapport au traitement du cliché.

Car sur ce point, il faut relever que d'une manière plus profonde encore que par le biais de l'hypertrophie textuelle, le cliché est remis en question en tant qu'objet même de discours, puisqu'il n'y a pas unanimité à son sujet, comme le révèlent les prises de parole thématisées dans le texte. Cette particularité se produit d'ailleurs déjà dans le chapitre IV :

Le lendemain encore, Anne Desbaresdes entraîna son enfant jusqu'au port. Le beau temps continuait, à peine plus frais que la veille. Les éclaircies étaient moins rares, plus longues. Dans la ville, ce temps, si précocement beau, faisait parler. Certains exprimaient la crainte de le voir se terminer dès le lendemain, en raison de sa durée inhabituelle. Certains autres se rassuraient, prétendant que le vent frais qui soufflait sur la ville tenait le ciel en haleine et qu'il l'empêcherait encore de s'ennuager trop avant.273(*)

Le lieu commun relatif au climat peut être perçu comme une banalité « utile » puisqu'il crée le contact - les verbes de discours présupposent et donc signalent implicitement la rencontre de personnes qui discutent entre elles - en posant un univers de discours commun. Mais il peut aussi être perçu comme une formule ironique prononcée par dérision.274(*) Les formules « il fait beau », « il fait chaud » sont relativisées par des avis attribués à certains groupes de personnes, thématisés par les verbes d'opinion prétendirent, nièrent. Ils signalent que la perception reste subjective et ambiguë, et ainsi, plus fondamentalement, que le langage n'est pas transparent, et les signes, non figés dans un sens stable susceptible de faire l'unanimité de tous au sujet du référent auxquels ils se rapportent. Quelle stabilité de signification y-a-t-il en effet pour les mots « beau » et « chaud » face à cette multiplicité d'avis contradictoires ? Au final, le texte est perçu globalement comme un mélange de ces deux effets et crée de ce fait sa propre « réalité ».

Un mouvement très net de singularisation du banal est ainsi à l'oeuvre dans ces lignes, par une forme d'hypertrophie du cliché, véhicule de la banalité. Le procédé durassien consiste dans ces quelques lignes à opérer une subversion de la norme et du sens par une surenchère langagière ainsi que par une surreprésentation d'opinions à propos d'un objet donné. On peut y voir une glorification du banal, par sa transfiguration en objet singulier envahissant le texte - les petites choses, le quotidien, le banal du temps qu'il fait sont finalement ce dont tout le monde parle, ce qui fait la vie quotidienne de chaque personne - de même qu'une remise en cause du discours figé, communément admis, du fait de la prolifération d'opinions singulières. Cette démarche peut en soi figurer une mise en abyme de la poétique durassienne, qui refuse l'opinion commune, les idées toutes faites en transfigurant cette forme de banalité par les différents procédés décrits.

Une autre forme de singularisation du stéréotype, très similaire à celle opérée ci-dessus sur le cliché, est réservée au lieu commun, défini ici comme étant l'opinion partagée et couramment énoncée par le vulgaire.275(*) La « vérité générale » sur laquelle repose cette opinion rend le lieu commun moins aisément repérable que le cliché (« objet palpable » dans le texte), car en vertu du caractère abstrait et virtuel et de l'origine peu précise du stéréotype276(*), la reconnaissance d'une image culturelle familière est alors le fruit du travail du lecteur et dépend de ses compétences. De fait, le passage suivant, qui illustre par ailleurs admirablement la quintessence du style durassien par la simplicité du lexique et la formulation syntaxique fulgurante de brièveté, recèle un lieu commun sous-jacent, aisément identifiable :

Un homme rôde, boulevard de la Mer. Une femme le sait.277(*)

Déjà analysée sous l'angle de l'opération de catégorisation, procédé complexe et particulier chez Duras278(*), cette citation exemplifie le lieu commun que constitue la sorte de communication supra-sensorielle propre aux amants, qui pourrait être formulée par l'idéologème279(*) suivant : « Ceux qui s'aiment n'ont pas besoin de se parler pour se comprendre ».

Sur le plan de son fonctionnement, l'utilisation de ce lieu commun actualisé lors de la lecture, couplée à l'emploi du générique, permet de réaffirmer, de consolider la véracité de cette idée, ouvrant l'histoire singulière d'Anne et de Chauvin (car le lecteur sait pertinemment que ces génériques réfèrent à ces deux personnages) à une universalité propre à s'appliquer à toute histoire d'amour. C'est parce que ce lieu commun est vrai qu'il peut être appliqué à cette histoire singulière, et celle-ci fonctionne dès lors comme une exemplification de ce lieu commun. Le choix de sa mise en mots révèle que le singulier est encore une fois vécu à travers la catégorie et le lieu commun, ce qui permet paradoxalement d'asseoir la légitimité de raconter le singulier en lui donnant plus de poids tout en exploitant habilement l'ouverture au général offerte par le renvoi au banal de la catégorie et du lieu commun. Si le narrateur racontait simplement l'histoire de deux personnages, celle-ci resterait cantonnée dans le singulier, le contingent. Mais en évoquant des lieux communs auxquels se rapporte leur histoire, on justifie en quelque sorte ce qui est raconté, par un effet de réel, étant donné que tout lecteur peut reconnaître ce qui est dit en reconnaissant les stéréotypes activés par le texte. « Le schème préfabriqué entraîne la croyance (on adhère à la vérité générale qu'il implique) »280(*), si bien que dans le cas présent, non seulement le lecteur mais également le narrateur et a fortiori l'auteur inscrit (donc au-delà, Duras elle-même) adhèrent à la croyance véhiculée par ce lieu commun, ce d'autant plus que la forte charge poétique des lignes qui suivent et leur connotation positive révèlent une empathie du narrateur envers les personnages.

Loin de se limiter à Moderato Cantabile, cette manière de faire apparaît également, beaucoup plus tardivement, dans L'Amant de la Chine du Nord. Cette forme de transformation singularisante y devient d'autant plus intéressante que Duras la fait subir au lieu commun de l'indicible, et plus particulièrement à l'incapacité à exprimer l'horreur, qu'on a dite si propre aux modernes après la Deuxième Guerre mondiale, du fait des tragédies de l'Holocauste et de la bombe d'Hiroshima :

Ç'avait été à ce moment-là du soir, avec la soudaineté du malheur, que l'horreur avait surgi. Des gens avaient hurlé. Aucun mot, mais des hurlements d'horreur, des sanglots, des cris qui se brisaient dans les pleurs. Tellement le malheur était grand que personne ne pouvait l'énoncer, le dire.281(*)

L'élément frappant qui s'ajoute à la juxtaposition redondante déjà commentée plus haut282(*), est que l'audace durassienne va dans ce cas jusqu'à s'octroyer un luxe sémantique pour dire l'impossibilité de dire, sacrifiant certes au lieu commun de l'indicible mais le singularisant dans un même temps par l'apparent pléonasme. D'une façon sous-jacente, ce lieu commun, activé dans le contexte de la transcription d'une expérience personnelle, subjective, met également en jeu l'idée de la création artistique, ce qui transparaît dans les propos du philosophe italien Giorgio Agamben : pour lui, l'homme contemporain s'est trouvé dépossédé de son expérience et confronté à l'incapacité de traduire en expérience sa vie quotidienne, si bien que la seule manière de retrouver l'expérience est de faire surgir un moyen qui n'a d'autre finalité que lui-même, de réinventer le geste - « Le geste est en ce sens communication d'une communicabilité. À proprement parler, il n'a rien à dire (...) ».283(*) Duras, dont les préoccupations, on le voit, cadrent parfaitement avec son temps, se réapproprie visiblement le lieu commun de l'indicible puisqu'elle énonce d'une façon singulière, personnelle, l'impossibilité d'énoncer. Elle réinvente le geste - ou la forme - de dire l'indicible. De plus, elle opère une forme de double dépassement du lieu commun, d'une part par la description des cris, très emphatisée, qui s'attarde non pas, comme le lecteur pourrait s'y attendre en vertu du scénario-type que provoque chez lui l'évocation d'un tel lieu commun284(*), sur le malheur en soi, dont il est précisément dit qu'il est indicible, mais sur les conséquences (réactions émotionnelles) engendrées par ce malheur, à savoir les cris. D'autre part, le lieu commun est en quelque sorte biaisé une seconde fois du fait que la si caractéristique esthétique de surenchère descriptive et langagière - qu'on retrouve sans surprise dans un contexte émotionnellement si pesant - a paradoxalement trait au cri, événement « sonore » qui n'est pas du niveau de l'énonciation, de la parole, mais se situe en deçà.285(*)

L'addition dans cet extrait des deux éléments singularisants que sont le pléonasme et le lieu commun - qui démontre d'ailleurs parfaitement leur fonctionnement en réseau - sert non seulement à « re-présenter » l'impact singulier que l'événement a pu avoir sur une subjectivité, mais a également pour effet un décrochage par rapport à la perception habituelle qu'on peut avoir de ce lieu commun, décrochage qui symbolise en quelque sorte matériellement, textuellement, cet impact.

En résumé, l'appréhension du banal et du singulier par le biais de la mise en discours du banal ainsi qu'au moyen de configurations particulières de la catégorie et du stéréotype révèle que ces notions ne sont pas conçues comme des catégories figées, à signification stable, mais au contraire sujettes à un constant déplacement de l'une vers l'autre. Banal et singulier, aucune de ces deux notions n'est envisagée de façon simple. Le déplacement de l'une à l'autre marque en effet plutôt le désir de laisser planer le sens de l'objet auquel elles s'appliquent, de même que la volonté d'allier les contraires sans qu'ils ne s'excluent l'un l'autre, en reconnaissant dans un même mouvement les valeurs de généralité et de singularité que peut receler n'importe quel objet.

Ainsi, lorsque l'on parle de préciosité de la banalisation, il faut entendre par là que la singularisation du banal et la banalisation du singulier ont toujours pour effet de mettre en exergue des éléments qui autrement passeraient inaperçus, et qu'ils sont donc un moyen pour Duras d'attirer l'attention sur les questions qui lui tiennent à coeur, notamment la reconnaissance de l'irréductible singularité de chaque être, en même temps que sa sujétion à des valeurs communes propres au genre humain dans son ensemble.

3. Tressage banal 8 singulier

La réflexion sur les rapports entre banal et singulier repose enfin sur une configuration originale des opérations de catégorisation. Cette configuration-ci représente un cas particulier du mouvement banal/singulier, singulier/banal, qui vient tout juste d'être développé dans le point ci-dessus. En effet, si dans cette section précédente on pouvait encore relativement aisément discerner soit un mouvement du banal vers le singulier soit l'inverse, on verra ici que des îlots textuels constituent une forme d'exception à cette classification, du fait qu'en ces lieux, chacun de ces deux mouvements distincts se perd en quelque sorte l'un dans l'autre, se transforme en leur tressage inextricable.

3.1. Catégorisation « singulière »

En premier lieu, c'est dans le processus de catégorisation - qui avait déjà été remis en cause, on s'en souvient, par le procédé de l'évaluation du sens d'une catégorie ainsi que par le phénomène du singulier catégorisé286(*) - que la circulation entre le banal et le singulier peut parfois revêtir une forme tout à fait complexe. Le fonctionnement de ce nouveau procédé mérite d'être éclairci en étudiant un premier extrait :

[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait crié.

[2] C'était un cri sombre, long, d'impuissance, de colère et de dégoût comme s'il était vomi. [3] C'était un cri parlé de la Chine ancienne.

[4] Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il était devenu la plainte discrète d'un amant, d'une femme. [5] C'est à la fin, quand il n'a plus été que douceur et oubli, que l'étrangeté était revenue dans ce cri, terrible, obscène, impudique, illisible, comme la folie, la mort, la passion.

[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun mot. [8] Ni la voix. [9] C'était un hurlement à la mort, de qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas bien, d'un chien, oui, peut-être, et en même temps d'un homme. [10] Les deux confondus dans la douleur d'amour.287(*)

Ce passage de L'Amant de la Chine du Nord fait suite au moment tragique où le Chinois chasse l'enfant de sa garçonnière en lui ordonnant de ne plus jamais venir le voir. Il évoque la réaction poignante de ce dernier suite au départ de la petite.

Le mouvement général du passage repose sur une tentative de cristallisation du cri du Chinois, qui passe par une oscillation constante entre le banal et le singulier. En se concentrant d'abord tout particulièrement sur les segments [2] à [5], on remarque, dans un premier temps, que l'énumération et la gradation couplées à la comparaison rendent compte, dans le segment [2], d'un cri absolu, difficilement descriptible et synthétisable, évalué de façon négative et échappant de prime abord à une catégorisation élémentaire. L'accumulation et le style paratactique, traits typiques de l'emphase (l'esthétique de la surcharge étant bien évidemment à l'oeuvre ici), témoignent de l'impossibilité de fixer l'objet dans l'élément stable que constitue la catégorie.

Ce cri subit pourtant dans le segment suivant ([3]) une triple catégorisation : cri {[(parlé)1 de la Chine]2 ancienne}3. Alors que cette opération devrait le ranger dans le banal de ce que tout le monde vit, elle le situe pourtant paradoxalement dans le summum du singulier, puisque le lecteur ne peut associer ce signe du texte à aucun référent concret (réel ou imaginaire). Le cri est dès lors très peu significatif, à tel point qu'il semble bien être le seul représentant d'une catégorie créée exclusivement pour lui, une catégorie-hapax pour ainsi dire. En d'autres termes, le « cri parlé » n'appartient pas à l'image stéréotypée de la Chine ancienne déposée dans la mémoire collective des lecteurs, si tant est qu'il y en ait une. La construction du sens de cette expression bute en conséquence sur l'impossibilité, pour le lecteur, de la ramener à des connaissances plus abstraites et générales, à du déjà-connu. On pourrait donc dire que Duras opère dans le segment [3] une forme de déconstruction du sens « usuel » par un emploi subversif de la catégorisation. C'est de là que naît la singularité. En effet, comme le souligne Dufays288(*), la construction de la signification consistant à la fois à associer les signes du texte à des référents concrets et à réduire le texte à la doxa (c'est-à-dire au savoir collectif stabilisé qui génère l'attente non seulement de formes esthétiques connues, mais aussi de contenus linguistiques, référentiels - renvoyant au monde observable, à la société, à l'histoire - et axiologiques, donc à la dimension des stéréotypes), il s'avère que Duras parvient ici à faire échouer la construction « classique » du sens en forçant le lecteur privé de repères à activer, voire à construire, de nouvelles significations.

Après cette « catégorisation singulière », le texte change subitement d'orientation. Le segment [4] du passage décrit une modification de ce cri, en soulignant une différenciation dans le temps (tout à coup) et une transformation dans sa nature (était devenu). La catégorisation opérée le situe cette fois dans le banal, le commun : « la plainte discrète d'un amant, d'une femme » et s'exprime par la retenue, en contraste avec l'emphase précédente. La formulation plainte discrète d'un amant, d'une femme contient les idéologèmes sous-jacents « À amour inaccessible et caché, souffrance cachée » et « Tout amant et toute femme ont à souffrir en silence de l'amour ». Ce segment exemplifie donc le lieu commun de l'amour illégitime, caché et malheureux289(*), posé, par l'utilisation de l'article défini, comme une donnée préexistant à sa nomination par le texte. Le fait d'utiliser cette formulation montre que l'auteur inscrit adhère à l'idéologie véhiculée par le lieu commun. Le cri, qui échouait précédemment à être ramené au déjà-connu que constitue le stéréotype, y retombe, une seule petite phrase plus loin.290(*) L'expérience singulière de l'enfant en vient donc à être proposée comme une généralité offerte à chacun. L'effort de singularisation précédent se trouve transposé dans le registre de la disponibilité à tous, par l'ajout d'un élément que chacun attend, celui du lieu commun de la relation adultère malheureuse.

Enfin, le dernier segment sélectionné ([5]), qui indique une nouvelle différenciation dans le temps (à la fin) ainsi qu'une nouvelle transformation (l'étrangeté était revenue), voit le retour du cri absolu et difficilement synthétisable tel qu'il avait déjà été observé dans le segment [1], avec l'utilisation des mêmes procédés, à savoir l'énumération, la gradation et l'hyperbole, qui marquent la même insistance sur la dimension tragique, néfaste, voire inquiétante de ce cri. L'oscillation entre les éléments catégorisables de ce cri et ceux qui se situent au-delà d'une telle tentative trouve d'ailleurs un écho dans l'appréciation contradictoire qui en est faite, car les subjectivèmes véhiculent à la fois des sentiments positifs et négatifs. L'étonnement qui surgit d'une appréhension complexe du réel291(*), dont le traitement textuel s'attache ici à mettre en évidence son irréductibilité à un banal déjà-vu, se situe lui-même par delà les catégories du bien et du mal, du bonheur ou du malheur, dans le sens où il implique, pareillement et simultanément, inquiétude et sérénité. Là encore, rien n'est réductible à une simple opposition de valeurs. Chaque élément du réel oscille bien plutôt d'une valeur à l'autre, car il peut être défini aussi bien par une valeur que par son contraire, sans que celles-ci ne s'excluent. La bipolarité semble donc bien être une donnée constitutive de la poétique durassienne et de sa vision du monde.

Ainsi, pour résumer le mouvement de ce bref passage, où la tension entre le banal et le singulier porte sur un référent qu'il s'agit de décrire, il apparaît que le cri passe par quatre phases successives : d'abord a) catégorisation impossible ([2]), ensuite b) catégorisation « singulière » ([3]), puis c) catégorisation simple ([4]), et enfin d) catégorisation impossible ([5]). Le cri que (re)produit l'écriture n'est donc en aucun cas un signifié stable, mais un phénomène qui résiste à la catégorisation sans cesse recommencée, un va-et-vient constant entre deux valeurs opposées, une prolifération de figures, et il n'est définissable que par la somme de toutes ces transformations. On peut également parler dans ce cas d'une certaine porosité des catégories. La catégorisation « classique » à elle seule ne suffit pas pour faire état de ce cri. Ce dernier devient alors une réalité singulière, non banale, c'est-à-dire ce qui, par définition, résiste à la classification. L'impossibilité de fixer un référent dans une seule catégorie reviendrait alors à remettre en cause la notion même de catégorisation, car « stéréotyper, c'est catégoriser » et on ne peut se passer de catégories pour penser292(*). Duras semble donc se positionner d'une façon toute particulière à l'égard du stéréotype, puisqu'elle montre qu'elle ne peut s'en priver, en le convoquant en certains lieux tout en en signalant simultanément les limites. Cette attitude révèle un élément intéressant de la poétique durassienne : l'insistance, de la part de l'écrivain, sur la complexité du référent (du fait d'une évolution dans le temps et d'un changement de nature du cri, en l'occurrence), de même que la mise en évidence de la difficulté pour le sujet à restituer cette complexité par la langue. Car si « le stéréotype doit donner à celui qui perçoit et juge un référent un sentiment de contrôle de la signification de ce référent »293(*), le fait que le banal soit brouillé par des éléments singularisants révèle l'absence de contrôle de la signification de la part du personnage comme du narrateur, absence de contrôle qui n'est de loin pas négative, mais au contraire positive, comme une stratégie pour se libérer de la parole stéréotypale qui pèse sur le sujet. Il y a trop de facteurs qui constituent le réel (modifications dans le temps, modifications de la nature d'un objet) pour que celui-ci puisse être réduit dans la langue à une catégorie abstraite, qui ne peut manifestement pas rendre compte, du fait de la multiplicité du réel, d'une quelconque totalité.

La volonté durassienne qui s'esquisse à travers ces procédés peut par conséquent raisonnablement être comprise comme une volonté d'englober, d'atteindre à la totalité, par le biais de l'écriture, ce qui explique l'usage fréquent de notions antithétiques (grand/petit, partie/tout), et notamment l'exploitation de l'étroit rapport entre banal et singulier. C'est souvent lors d'interviews télévisées ou dans ses entretiens journalistiques que Duras est la plus explicite sur ce point précis :

Mais je peux pas penser à la France, je m'en tape de la France, je pense à l'Europe, je pense au monde entier. La France je m'en fous hein, qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? C'est un truc tout petit.294(*)

Le détail et le tout pour lui, c'est pareil. Il prend le tout avec le mal et le bien ou il laisse. Je crois qu'il a raison, même si ce n'est pas voulu chez lui, il faut prendre le tout, l'emporter avec soi ou tout laisser là. Chaque crime ramène à l'humanité entière. Mais chaque sourire aussi. Il faut prendre tout. Sans cela il n'y a pas d'écrivain, pas d'Yves Saint Laurent.295(*)

Dans le commentaire sur Yves Saint Laurent, l'expression même si ce n'est pas voulu chez lui pourrait indirectement renvoyer à la démarche personnelle de Duras et par conséquent devenir révélatrice de sa volonté d'intégrer ces dimensions opposées dans sa démarche scripturale (la formule absolue sans cela il n'y a pas d'écrivain y est une allusion pour le moins directe). Elle signale de ce fait même la conscience qu'elle a de sa démarche littéraire, même si elle ne l'a jamais théorisée.

Pourtant, si l'on en revient au passage de L'Amant de la Chine du Nord, l'accumulation pléthorique de qualificatifs visant à décrire le cri, si elle est le symptôme d'une impossibilité à « figer » le réel dans la catégorie, se veut également, par l'événement même que constitue l'écriture, une tentative de combler cette incomplétude. C'est pourquoi la définition du cri montre l'écriture à l'oeuvre peut-être bien plus qu'elle ne réfère à un phénomène extralinguistique identifiable.296(*) Car dans sa tentative d'évoquer l'existence extralinguistique d'un objet, d'un événement, l'auteur est plus que jamais dépendant des mots. Ce faisant, le texte durassien parvient à se faire une place dans le langage préexistant. Son écriture est une écriture « qui travaille à démembrer les signes et les syntagmes, à faire sortir la grammaire et le lieu commun de leurs gonds, pour faire advenir le sens comme événement. »297(*) Cela obéit à une esthétique de la préciosité, car les procédés étudiés jusqu'à présent constituent pour ainsi dire une préciosité, toute durassienne, qui rend complexe la différence entre banal et singulier.

3.2. Perspectivisme

En dernier ressort, cette différence subtile entre en jeu également dans la perception des personnages, en ce sens qu'il s'agit de se demander « pour qui est-ce banal ou singulier ? », c'est-à-dire de réfléchir à l'origine de la perception et/ou du jugement de banalité.

La tentative de définition du cri ne s'achève pas à la fin du segment [5], là où s'est arrêtée l'analyse précédente, mais se prolonge encore le temps d'un paragraphe, séquence qui marque dans le roman la fin de l'entrevue entre l'enfant et le Chinois. À l'instar de la première partie étudiée ci-dessus, la définition n'est pas pour autant fixée définitivement dans ce deuxième paragraphe. Il s'avère qu'un autre procédé est ici à l'oeuvre, qui apparaît plus clairement en reconsidérant le fragment dans sa totalité :

[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait crié.

[2] C'était un cri sombre, long, d'impuissance, de colère et de dégoût comme s'il était vomi. [3] C'était un cri parlé de la Chine ancienne.

[4] Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il était devenu la plainte discrète d'un amant, d'une femme. [5] C'est à la fin, quand il n'a plus été que douceur et oubli, que l'étrangeté était revenue dans ce cri, terrible, obscène, impudique, illisible, comme la folie, la mort, la passion.

[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun mot. [8] Ni la voix. [9] C'était un hurlement à la mort, de qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas bien, d'un chien, oui, peut-être, et en même temps d'un homme. [10] Les deux confondus dans la douleur d'amour.298(*)

Il s'agit de la question du point de vue, ou, mieux, de l'attribution du point de vue. L'élément frappant de ce passage est en effet la subjectivisation forte qui s'en dégage, qui offre le spectacle d'une parole qui se cherche et qui est chargée passionnellement. L'alternance continuelle entre deux mouvements contraires, l'emphase et la retenue, symbolisées par les figures de la litote et de l'hyperbole, qui participent de l'esthétique de la surcharge, s'en veut également le reflet. Cette subjectivisation est la marque d'un jugement de valeur. Il est dès lors intéressant de chercher à savoir de qui émane ce jugement, ce qui soulève d'emblée plusieurs questions. Dans le segment [4], est-ce par exemple le cri lui-même qui devient commun, dont le narrateur retranscrirait fidèlement et objectivement la description, ou est-ce l'appréciation qui en est faite par le narrateur qui le situe dans le commun ? L'outil linguistique qu'est la notion de point de vue (désormais PDV), parasynonyme de la notion de focalisation narrative héritée de Genette, permet d'apporter quelques éléments de réponse à ces questions. À cet effet, il n'est pas inutile que cette notion soit brièvement définie et explicitée.299(*) Les travaux abondants et très éclairants d'Alain Rabatel en la matière y serviront pour l'essentiel.

Chez Rabatel, l'approche du PDV repose sur une dialectique du sujet de conscience à l'origine des perceptions et de la référenciation des perceptions représentées, démarche qui l'a conduit à abandonner la tripartition genettienne des focalisations300(*), puisque selon lui seuls deux sujets sont à l'origine des perspectives narratives : le personnage et le narrateur.301(*) Il définit pour sa part le PDV comme « l'expression linguistique de perceptions et/ou pensées représentées »302(*), poursuivant avec cette remarque qui concerne plus directement la question de la subjectivité :

Du fait de cette représentation, les perceptions ne se limitent pas à une description objective assumée par le narrateur, mais se chargent d'une dimension interprétative. C'est pourquoi, depuis Banfield, on considère ces énoncés comme des "phrases sans parole", renvoyant à la subjectivité de l'énonciateur, alors qu'à la lettre, ce dernier n'a rien dit.303(*)

De ce fait, le PDV constitue un phénomène énonciatif proche du discours indirect libre (désormais DIL), dans la mesure où il renvoie à des perceptions (souvent associées à des pensées) qui ne sont pas celles du narrateur, quand bien même elles sont rapportées par le truchement de la voix narrative.304(*)

C'est visiblement ce phénomène qui est en jeu dans l'extrait de Duras. La coprésence de quelques marques textuelles permet de l'affirmer, marques qui méritent d'être brièvement relevées. Un premier élément consiste en l'opposition entre premier et deuxième plan, qui permet un décrochage énonciatif. Le premier plan est marqué par le présentatif au présent c'est du segment [1], suivi de deux plus-que-parfait, avait atteint et avait crié. Le deuxième plan débute au segment [2] avec l'imparfait c'était, répété dans la phrase suivante. Temps prototypique du second plan305(*), l'imparfait est en outre une forme de visée sécante qui permet un déploiement, dans les descriptions, des parties (ou aspects) de la perception initiale prédiquée (le cri dans le cas présent), développement qui constitue une deuxième marque textuelle du PDV.306(*) Celui-ci peut déjà être mis en évidence dans les quelques lignes du passage en question :

[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait crié.

[2] C'était un cri sombre, long, d'impuissance, de colère et de dégoût comme s'il était vomi. [3] C'était un cri parlé de la Chine ancienne.

[4] Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il était devenu la plainte discrète d'un amant, d'une femme. [5] C'est à la fin, quand il n'a plus été que douceur et oubli, que l'étrangeté était revenue dans ce cri, terrible, obscène, impudique, illisible, comme la folie, la mort, la passion.

[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun mot. [8] Ni la voix. [9] C'était un hurlement à la mort, de qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas bien, d'un chien, oui, peut-être, et en même temps d'un homme. [10] Les deux confondus dans la douleur d'amour.

Le procès de perception307(*) prédiqué dans la phrase initiale de premier plan se développe dans les phrases suivantes, de second plan, mises en évidence par les italiques. Quant au narrateur, il rapporte la totalité de l'énoncé (et du récit)308(*), et garantit la réalité (fictive) de la scène dans la mesure où il ne marque aucune distance envers ce PDV.309(*) En troisième lieu, le marqueur temporel et puis placé en tête du troisième paragraphe, possède, à l'instar de tous les marqueurs temporels, selon la démonstration de Rabatel310(*), une valeur argumentative affaiblie qui lui permet de fonctionner comme co-embrayeur de PDV. Ce troisième paragraphe comporte d'ailleurs une dimension temporelle marquée, avec la présence d'adverbes temporels et de verbes qui dénotent une modification du cri dans le temps, ou du moins l'impression, de la part du focalisateur, d'une telle modification : et puis, tout à coup, était devenu, à la fin, quand, était revenue. Ainsi, selon Rabatel311(*), dès qu'il y a décrochage énonciatif, le mouvement délibératif coréfère au personnage-focalisateur saillant, à qui on attribue les calculs sur la succession des événements. Ce dernier apparaît clairement dans la phrase commençant le dernier paragraphe, dans la mention explicite du sujet percevant, c'est-à-dire l'enfant. Le verbe de pensée avait reconnu confirme pour sa part le procès de perception développé dans le paragraphe précédent312(*). Ainsi, comme l'enfant est le focalisateur saillant, la succession temporelle est motivée à partir d'elle. La phrase L'enfant n'avait plus rien reconnu, qui marque un retour au premier plan, montre donc clairement que toute l'appréciation qui précède est celle de l'enfant : l'enfant écoute le cri, en reconnaît certains aspects, puis ne reconnaît plus rien. Ainsi, l'opinion, la manière d'apprécier et la comparaison établies dans le second plan, en italique, personnalisent le discours, qui est celui de l'enfant. En dernier lieu, les subjectivèmes313(*) qui saturent ce court extrait peuvent également être considérés, toujours selon Rabatel314(*), comme des marques d'appui dans l'embrayage du PDV du personnage. Ils concernent plutôt le développement de la perception, c'est-à-dire le second plan : à partir du mode de donation plus ou moins subjectivant du référent, ils permettent d'établir étroitement la coréférence desdites perceptions représentées à la subjectivité du focalisateur. Même si la présence de ces subjectivèmes n'implique pas forcément que l'on soit automatiquement dans le PDV de l'enfant315(*), leur présence plutôt forte dans le cas présent révèle un degré relativement élevé dans l'expression de la subjectivité des visions de l'enfant. Pourtant, même si l'effet de PDV est, tel qu'il vient d'être démontré, celui de l'enfant, c'est bien toujours le narrateur qui parle car l'enfant, littéralement, n'a rien dit.

Si la notion de PDV a permis d'établir plutôt aisément, en analysant les deuxième et troisième paragraphes, qu'il s'agit du PDV de l'enfant, il reste à évaluer de quelle « voix » émane la catégorisation opérée dans le dernier paragraphe du segment316(*).

[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait crié.

[2] C'était un cri sombre, long, d'impuissance, de colère et de dégoût comme s'il était vomi. [3] C'était un cri parlé de la Chine ancienne.

[4] Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il était devenu la plainte discrète d'un amant, d'une femme. [5] C'est à la fin, quand il n'a plus été que douceur et oubli, que l'étrangeté était revenue dans ce cri, terrible, obscène, impudique, illisible, comme la folie, la mort, la passion.

[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun mot. [8] Ni la voix. [9] C'était un hurlement à la mort, de qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas bien, d'un chien, oui, peut-être, et en même temps d'un homme. [10] Les deux confondus dans la douleur d'amour.

Force est de constater la difficulté, voire l'impossibilité, dans le cas présent, de trancher de façon aussi nette que précédemment. Certains éléments laisseraient penser au PDV du personnage : n'avait plus rien reconnu n'équivalant pas à « n'avait plus rien PERÇU », la partie surlignée en gras serait toujours un développement des perceptions de l'enfant, dans un second plan marqué par le retour à l'imparfait c'était. Pourtant, la présence du pronom indéfini on sujet du verbe de procès mental savait pourrait aussi renvoyer au narrateur, car il est fréquent que le PDV du narrateur embraye avec des tournures impersonnelles, qui ont le mérite de donner plus de poids à ce qui est asserté317(*). Cependant, l'indécidabilité qui pèse sur l'attribution de ce PDV, loin d'être la marque d'une faiblesse du texte, se révèle au contraire féconde sur le plan interprétatif. Deux indices dans le texte en éclairent la voie : la forme négative de l'assertion qui émane du on (composante cognitive) et la présence du modalisateur peut-être (composante axiologique). Les deux marquent une limite dans la connaissance et un doute de la part de l'énonciateur, qu'il soit narrateur ou personnage (peu importe au fond). Après une nouvelle catégorisation du cri opérée par l'utilisation d'un synonyme emphatisé (hurlement à la mort), voilà en effet que la voix dont elle émane en souligne immédiatement l'incomplétude, par le biais d'une modalité d'incertitude, qui relativise l'interprétation qu'en donne l'énonciateur. Toute certitude se trouve de ce fait anéantie et remplacée par l'indéfinition. Le phénomène de polyphonie qui se manifeste par la superposition du PDV de l'enfant à celui du narrateur ainsi que par l'indécision entre les deux va dans le même sens, à savoir de bannir toute pensée unique.

La certitude, la pensée unique s'incarnent d'ailleurs dans l'ultime phrase du paragraphe (les deux confondus dans la douleur d'amour318(*)) par l'évocation du lieu commun exprimé par l'idéologème « L'amour fait souffrir ». Le choix du défini, comme cela a déjà été souligné, pose l'objet comme une donnée préexistant à sa nomination par le texte, c'est-à-dire que le narrateur et/ou le personnage adhèrent à cette « idéologie ». De plus, grâce à l'effet de PDV relevé dans ce paragraphe, le lecteur est invité à considérer l'objet de discours, ce lieu commun en l'occurrence, comme la réalité elle-même car avec les PDV, tout se passe comme si l'origine et le processus dénotant la manière de voir, de considérer les objets du discours s'estompait derrière le résultat du processus.319(*) « Plus le narrateur s'efface et privilégie le point de vue du groupe, plus il cherche à convaincre de son objectivité référentielle. Cependant il n'y a pas de romans sans tensions entre l'individu et le groupe. »320(*)

De fait, si cet idéologème semble indiquer l'exemplarité, la « prototypicité » de cet événement personnel fortement ressenti, et être à même de transformer le cri qui précède en représentation-type de « la douleur d'amour », la description qui a précédé l'évocation de ce lieu commun s'est en revanche révélée être sujette à toute une recherche (définition, analogie), en d'autres termes, à une surenchère dans le singulier. Ainsi, l'extrême du singulier est certes subsumé par une catégorisation relevant du lieu commun, mais il faut dans le même temps scrupuleusement souligner que le référent concerné par cette surenchère dans le singulier est loin de représenter le « stéréotype » de la description que serait censée susciter l'évocation de ce lieu commun dans le savoir partagé du lecteur. Voilà une des multiples manières où se joue, chez Duras, la tension entre l'individu et le groupe.

Du point de vue de l'interprétation, l'analyse de ce passage sous l'angle du PDV, conjuguée à l'analyse de la catégorisation, révèle de façon claire qu'à la fois enfant et narrateur sont liés dans la recherche de catégorisation. Celle-ci n'est donc pas l'apanage d'une seule instance énonciative, ce qui aurait eu pour effet de signaler une distance critique entre l'une et l'autre instance. La confusion entre la parole du narrateur et celle du personnage, qui résulte du phénomène de polyphonie, semble en outre indiquer qu'il n'y a pas de vérité absolue, de fixation définitive dans une seule catégorie pour une réalité saisie comme diffuse, complexe et multiple, à la fois connue et insaisissable. Comme le souligne Dufays, il est en effet essentiel, pour que le sens soit sans équivoque, que l'on puisse distinguer narrateur et personnage, la voix du narrateur externe étant (du moins dans le système classique) celle qui prime, qui dit le vrai, qui établit souverainement les faits et les significations. Or, si l'on ne sait plus qui parle, rien n'est sûr.321(*) Le phénomène de polyphonie a pour résultat que « le savoir du narrateur ne peut être ni "général" ni particulier puisque le narrateur est lui-même agrégat de valeurs et de statuts différents qui le privent d'une unicité a priori. »322(*)

Par conséquent, si l'indétermination des voix conduit à l'équivocité du sens, c'est peut-être bien que le message que cherche à faire passer Duras réside dans le moyen utilisé pour signifier cette équivocité, à savoir la notion de PDV en elle-même. « L'ordinaire [devient] étonnant soudain, étonnant parce que consciemment perçu, et bientôt l'ordinaire ne paraît plus si ordinaire. »323(*) L'opiniâtreté de Duras à indiquer les perceptions d'un sujet à travers des phénomènes de point de vue complexes pointe sur cette dimension de « perception consciente » évoquée par Domecq, et laisse à penser que c'est la conscience même d'un sujet percevant qui fait fluctuer la frontière entre le banal et le singulier.

Si l'on développe cette idée, il apparaît que le lieu commun de la souffrance amoureuse, quand bien même il est accepté comme tel et souligné dans sa nature de parole indifférenciée (par le « on » et l'indétermination du PDV duquel il émane), recèle pourtant dans sa description l'implication de l'enfant - soit celle d'une individualité. Et l'impossibilité pour cette description d'être ramenée en tous points à du connu vient ici très certainement du fait que c'est l'enfant même qui s'exprime. Il s'agit là chez Duras d'un moyen pour indiquer une forme de pureté de l'enfant. Il n'est pas banal que l'enfant analyse le cri en ces termes, parce qu'elle possède quelque chose de nature à l'empêcher de réduire le réel à du déjà-connu, impossibilité que Duras considère comme une qualité et à laquelle elle semble attacher une grande importance. L'origine de cette impossibilité est-elle le manque d'expérience ? le manque d'habitude ? La déclaration suivante de Domecq soulève quelques éléments de réponse. L'auteur y commente les constats d'évidence tels que « le plancher est en haut, le sol, en bas », que l'écrivain Ionesco redécouvrait en recopiant des phrases d'anglais tirées de la méthode Assimil :

[...] Ionesco refaisait l'apprentissage du monde et du langage qu'il avait fait et que chacun d'entre nous fait au sortir de la prime enfance. Pour nous tous, il fut un temps où le plafond était chose considérable [...] et le plancher une perspective plutôt fuyante, et les plinthes, là-bas au fond, un but à atteindre à quatre pattes sans savoir si on y parviendrait jamais. [...] Mais par la suite, l'adulte que nous sommes devenu fait comme si : comme si tout allait de soi. Ce qui va de soi, on ne le remarque plus. Nous y perdons beaucoup en acuité de perception.324(*)

Ce que restitue Duras dans l'extrait de L'Amant de la Chine du Nord, c'est précisément une acuité de perception, et plus particulièrement celle d'une enfant. Le banal ayant « partie liée avec l'épuisement du contenu émotionnel et cognitif de l'objet »325(*), la réduction au lieu commun est ici dépassée par la richesse et la complexité du rapport au monde que permet le regard de l'enfant sur le réel, pour qui les évidences ne sont précisément pas encore telles, elle qui n'est pas encore asservie à la platitude du lieu commun, ce que démontre la présence des nombreux subjectivèmes. Loin d'être neutre sous le rapport des affects positifs ou négatifs, la description du cri ne se réduit ainsi pas à l'indifférent, qui se confond avec le banal. En somme, l'entreprise de Duras vise le plus simplement du monde à sortir de l'usure du réel provoqué par l'usage répété, utilitaire et paresseux qui est d'ordinaire fait du langage, et cela advient nécessairement par le médium d'un sujet percevant.326(*) Le dépassement de l'usure du réel est quant à lui signifié, dans le dernier paragraphe, par le biais d'un PDV incertain appliquant le lieu commun de la douleur amoureuse à l'événement décrit, et par la mise en évidence, au moyen des formules d'incertitude notamment, de son insuffisance à recouvrir la totalité du réel exposé. C'est entre ces lignes, dans le subtil entremêlement du banal et du singulier et leur incessante dialectique, que peut se lire la conception durassienne du sentiment d'existence. Celle-ci donne la primauté au regard du sujet sur le monde, qui se veut celui d'une perception aiguë du réel, affranchie - ou du moins libre - de toute pensée stéréotypale dans ce qu'elle peut avoir de figé et de limitatif. Le réel est irréductible à une simple catégorie et peut faire l'objet d'une reconfiguration singulière de la part de chaque individu pour autant que soient abandonnées les significations communes attribuées au banal et au singulier, qui masquent le réel plus qu'elles ne le rendent intelligible.

« Rien n'est banal au monde, tout dépend de notre regard » dit Domecq dans son Traité de banalistique327(*). C'est-à-dire qu'aucun objet n'est que banal, ou que singulier, mais qu'il peut au contraire être potentiellement les deux à la fois, puisque l'attribution du trait « banal » ou « singulier » dépend du regard qu'une personne porte sur l'objet en question. Ce qui revient à dire que le banal et le singulier ne sont pas le réel en tant que tel, mais une construction du sujet pour qualifier ce réel. « Le banal n'est pas, il paraît tel. Il est verbalement étiqueté "banal". Un a priori hérité nous fait penser que tel objet, tel lieu, tel comportement est banal, et le regard glisse dessus, nous passons à autre chose. C'est apparemment que ceci nous semble banal et cela non. Donc ceci, qui nous semblait banal, peut ne plus nous le sembler. Tout dépend de notre regard [...]. »328(*) Les propos de Segal pointent exactement sur la même idée, avec des termes qui ne diffèrent que peu : « The most simple object will cease to be banal as it becomes marked by personal attachment ».329(*)

L'analyse qui vient d'être menée permet de confirmer cette interprétation déjà avancée précédemment330(*). Quant à la position de l'écrivain face au stéréotype, elle est ambivalente puisqu'elle doit dans un même temps accepter le stéréotype et le singulariser.

En ce sens, l'extrait de L'Amant de la Chine du Nord, longuement commenté sur l'aspect particulier du point de vue - notion qui a par ailleurs montré ses limites pour le dernier paragraphe - est représentatif de l'écriture durassienne, qui compromet toute distinction facile entre ce qui est banal et ce qui ne l'est pas. Il révèle parfaitement que le mouvement continuel entre le banal et le singulier est intéressant précisément en ce sens qu'il est le reflet d'une personnalité, d'un sujet percevant qui porte un certain regard sur le monde et les objets.331(*) Et chez Duras, ce mouvement est très étroitement lié, on l'a vu332(*), au déplacement du réel au sens, « mouvement qui est l'essence même de la création littéraire »333(*).

Par opposition à la polyphonie du segment tout juste analysé, il faut souligner, pour en revenir à la notion de PDV, qu'en d'autres endroits chez Duras, il arrive, quand bien même l'instance narrative est aisément identifiable, que les faits n'en soient pas plus clairement établis :

Je me souviens mal des jours. L'éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le bleu était plus loin que le ciel, il était derrière toutes les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi, c'était cette traînée de pure brillance qui traverse le bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. 334(*)

Ce passage soulève plusieurs points intéressants qui méritent un temps d'arrêt. D'abord, il y a cette question continuelle : qui dit ? Les mots soulignés pour moi pointent sur ce problème. Le statut énonciatif est important, car il révèle une place à partir de laquelle c'est dit, c'est évalué. Du fait que le narrateur est le personnage principal, cette place est ici celle d'une individualité, d'une singularité qui énonce sa vérité et qui, par là, en souligne bien le caractère relatif. Ce qui est pour l'un n'est en effet pas forcément pour l'autre. Pourtant, alors qu'il y a l'affirmation forte d'une singularité dans ce paragraphe, par la présence du je qui raconte ses souvenirs et décrit une expérience singulière (je me souviens mal, je me souviens335(*), pour moi) ainsi que par la mise en évidence de son statut d'être singulier privilégié dans la chance reçue (J'ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère), il y a aussi le passage du je au on : L'air était bleu, on le prenait dans la main. L'expérience de l'un, du je singulier n'empêche donc pas l'ouverture vers l'expérience potentielle de tous par l'utilisation du on, et n'a de sens peut-être, dans l'optique durassienne, que dans cette ouverture. Doneux-Daussaint a montré, dans cette perspective, le caractère déceptif du recours au narrateur homodiégétique chez Duras.336(*) Alors qu'il aurait dû permettre de pouvoir rendre au lecteur l'existence du personnage-narrateur par le biais d'une plongée dans son intériorité, ce que refuse généralement le recours au narrateur hétérodiégétique, celui-là ne permet en réalité que d'établir un doute généralisé concernant les informations sur les autres personnages, toutes fournies par le filtre d'une conscience subjective. Il y a donc selon Doneux-Daussaint une perversion fondamentale de ce que le statut narratif permettait de faire. Elle souligne particulièrement l'existence de ce même rapport déceptif dans L'Amant, mais cette fois par rapport à toute la convention autobiographique. Duras y récuse en effet l'avantage du narrateur homodiégétique, qui consisterait à pouvoir justifier les informations concernant l'intériorité des êtres, et casse aussi le rapport au savoir en émaillant son discours de nombreux « je ne sais pas ». Doneux-Daussaint relève qu'au total figurent, sur l'ensemble du roman, huitante et une mentions d'ignorance, chiffre relativement élevé quand le savoir à transmettre concerne la propre vie de l'écrivain. Même le contenu autobiographique, curieusement, est complètement dénié par Duras lorsqu'elle dit, en tout début de roman :

L'histoire de ma vie n'existe pas. Ça n'existe pas. Il n'y a pas de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l'on fait croire qu'il y avait quelqu'un, ce n'est pas vrai il n'y a personne.337(*)

C'est le principe même de l'autobiographie qui se trouve nié : pas d'histoire, pas de chronologie, pas d'événements centraux autour desquels les autres s'organisent, pas de sujet. Quel que soit son statut, le narrateur ne sera jamais le porte-parole de la vision unifiée du monde de l'auteur inscrit. Ainsi, chez Duras, même le discours narratif n'est pas unitaire et une même voix peut assumer plusieurs types de consciences : celle de l'auteur inscrit, celles des personnages... Il rompt ainsi avec la tradition romanesque où, généralement, le narrateur s'identifie soit à la conscience prêtée à un des personnages, soit à celle de l'auteur inscrit. « Duras oppose à "quelqu'un" la pluralité d'une subjectivité kaléidoscopique dont les multiples facettes, loin de se rejoindre et de s'articuler rétrospectivement les unes aux autres, menacent constamment de se perdre dans une irrépressible diffraction. »338(*) Désir de rejoindre l'autre, mais en même temps reconnaissance de cette impossibilité.

Cette particularité ne se limite pas au cas où le narrateur est homodiégétique. Le même flottement dans les énoncés imputables au narrateur est visible dans de nombreux autres textes, notamment dès le début de L'Amant de la Chine du Nord, le narrateur y étant cette fois extra-hétérodiégétique :

Devant nous quelqu'un marche. Ce n'est pas celle qui parle.

C'est une très jeune fille, ou une enfant peut-être. Ça a l'air de ça. Sa démarche est souple. Elle est pieds nus. Mince. Peut-être maigre. Les jambes... Oui... C'est ça... Une enfant. Déjà grande.

Elle marche dans la direction du fleuve.339(*)

[...]

Elle est devant nous. On voit toujours mal son visage dans la lumière jaune de la rue. Il semble cependant que oui, qu'elle soit très jeune. Une enfant peut-être. De race blanche.340(*)

De prime abord, le lecteur peut être sensible à l'expression du regard dans ces quelques lignes. On lira chez Doneux-Daussaint que cet élément intervient dans la structure narrative et dans la structuration des relations entre personnages. Dans le cas présent, il s'agit du regard du narrateur, c'est-à-dire son PDV, thématisé d'ailleurs par le verbe « voir ».

Tout le texte durassien, dit Doneux-Daussaint, s'organise autour du regard du narrateur, assistant à une scène qu'il raconte au lecteur. C'est le cas pour les exemples ci-dessus. Mais ce qui est spécifique à ce regard, c'est qu'il est actualisé dans le texte par certaines interrogations, la présence de oui et par les nombreuses modalités d'incertitude qui relativisent toute interprétation. L'acte même qui dénote le PDV est donc actualisé dans le texte. C'est comme si le narrateur se transformait en reporter dont le rôle serait de faire vivre à l'auditeur-spectateur la scène en direct, comme s'il y assistait. Ainsi le lecteur se mue-t-il, lui aussi, en voyeur. La volonté de montrer la concordance de la perception du narrateur avec l'événement de lecture contribue à relativiser d'autant plus les affirmations qui pourraient être alléguées, car le lecteur-voyeur voit alors sa subjectivité directement engagée à travers la lecture. Il peut alors lui aussi ressentir en direct la scène, selon des modalités qui seront peut-être autres que celles du narrateur. De plus, tout se passe comme si ces arrêts inattendus de l'écriture rendaient sensible une sorte de doute qui assaille le narrateur dans son travail de souvenir. Le personnage que ce dernier voit est en effet décrit par bribes, rendues hésitantes par la présence des modalisateurs peut-être et il semble ainsi que par l'incertitude relative à l'âge de l'enfant suggérée par l'antithèse enfant/grande. Les vides qu'elles provoquent entrent dans la visée de l'écrivain de laisser émerger d'elle-même une pensée sous-jacente qui resterait sinon insaisissable. Dans la même optique, quand Duras recourt à un narrateur hétérodiégétique, elle le pose comme une voix et un regard dans le texte (les « non », les « on dirait », les différents déictiques, les topicalisations en sont les marqueurs manifestes). Des pauses semblent forcées par des points finals : elles marquent les temps de la réflexion. Tous ces éléments ont pour conséquence de permettre au narrateur de s'exprimer de la même manière que les personnages qu'il décrit.341(*) Il apparaît ainsi que le personnage, pas plus que le narrateur, n'est à même d'apporter des réponses définitives. L'accent est donc mis sur la subjectivité du narrateur et la conscience qu'il a de sa perception, du cheminement de sa pensée, de sa mémoire, et non sur la vérité ou la fausseté de ce qui est dit.342(*) À cet effet, Duras use d'une rhétorique qui suggère, plutôt qu'elle ne dit, la difficulté du sujet à appréhender le monde. Cette attitude n'est pas déceptive, car le narrateur s'approprie le monde à force de vouloir le comprendre. Son savoir affirme en réalité la nécessaire relation d'un fait véridique à son contraire.343(*)

Les hésitations du narrateur figurent aussi, sans que ceci ne soit vraiment surprenant, dans Moderato Cantabile :

Au son de cette voix, aussitôt l'enfant se rétracta. Il eut l'air de réfléchir, prit son temps, et peut-être mentit-il.344(*)

La lune est levée et avec elle voici le commencement de la nuit tardive et froide. Il n'est pas impossible que cet homme ait froid.345(*)

Un nouvel élément y retient cependant plus l'attention, à savoir la présence de phrases agrammaticales346(*) juxtaposées, nominales ou interrompues par des points de suspension. Ce trait stylistique a souvent été qualifié de caractéristique de l'écriture durassienne, notamment par Bouthors-Paillart, qui parle de « phrase amputée de son noyau verbal, avec à la place un autre terme, isolé, détaché de la chaîne. Il s'agit de phrases sans verbe, atemporelles, qui ne sont enfermées dans aucune temporalité grammaticale imposée par les marques d'un quelconque verbe conjugué ».347(*) Elle y voit, à juste titre, un rejet de toute forme de liant syntaxique susceptible de permettre l'enchaînement phrastique et d'orienter sur un mode téléologique la direction du sens dans la phrase. Ce procédé constitue donc une forme d'affranchissement du système « habituel » de construction du sens par le biais de l'écriture, et de fait une singularisation propre à Duras.348(*) Les mots en viennent à signifier pleinement eux-mêmes, sans que toute autre forme de lien, syntaxique ou grammatical, ne soit plus nécessaire. Le lieu commun (stéréotype) et la grammaire ont, dans l'idée que s'en fait Duras, partie liée. Le lieu commun applique une idéologie toute faite sur le réel, comme les mots en viennent à remplacer les choses. À croire qu'à laisser parler la langue, elle raconte toujours les mêmes histoires conformistes, sans consistance ni relief aucun. Les affoler est dès lors le seul moyen de leur faire dire ce qu'ils s'obstinent à taire, à savoir la mystérieuse évidence et présence du réel.349(*) Dès lors, on ne peut s'empêcher de songer que cette écriture ressemble étrangement à celle que Duras projette précisément d'atteindre - ou fixe comme idéal - selon sa déclaration dans Écrire :

Il y aurait une écriture du non-écrit. Un jour ça arrivera. Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Egarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt.350(*)

Près de vingt ans avant Écrire, cette idée est déjà évoquée dans Les Parleuses, série d'entretiens réalisés par Xavière Gauthier dont le sujet portait sur l'écriture des femmes. En effet, à la question qui ouvre le premier entretien entre les deux femmes (daté du 17 mai 1973) et qui a trait à la façon dont le langage s'organise dans les textes de Duras, répondent les affirmations suivantes :

M.D. - Je ne m'occupe jamais du sens, de la signification. S'il y a sens, il se dégage après. En tout cas c'est pas un souci.

[...]

M.D. - Le mot compte plus que la syntaxe. C'est avant tout des mots, sans articles d'ailleurs, qui viennent et qui s'imposent. Le temps grammatical suit, d'assez loin.

X.G. - Je pensais... sans articles. Dans L'Amour [...], un moment où vous dites : « Ne sait pas être regardée. » Il n'y a même plus de pronom personnel - c'est « elle » -, et puis c'est négatif : « Ne sait pas » et puis, « être regardée », c'est passif. Je me demandais s'il n'y avait pas une espèce de retrait, de reprise du sens grammatical habituel.

M.D. - Elle n'est pas consciente. C'est des blancs, si vous voulez, qui s'imposent. Ça se passe comme ça : [...] c'est des blancs qui apparaissent, peut-être sous le coup d'un rejet violent de la syntaxe, oui, je pense, oui, je reconnais quelque chose là.351(*)

Bouthors-Paillart relève avec pertinence, en commentant cet extrait, qu'il y a chez Duras « une fascination évidente pour le mot en tant qu'entité phonétique, sémantique et graphique autonome, dotée à elle seule du pouvoir de faire advenir la phrase, ou plus exactement le texte, en dehors de toute perspective de construction et de téléologie syntaxiques »352(*). La phrase, elle, vient après, dans un deuxième temps, s'organise autour des mots, s'y accroche tant bien que mal. Le temps grammatical dont il est question réfère non au temps des verbes conjugués, mais à ce qui représente à ses yeux le second temps de l'élaboration textuelle, celui du temps de la grammaire, des règles grammaticales (lien, accord, conjugaison, conjonction, subordination,...), c'est-à-dire la dimension syntagmatique du texte. « Duras rejet(te) ce second temps de la mise en forme syntaxique, parce qu'il correspond à ses yeux au musellement des mots désormais privés de leur incommensurable puissance suggestive par leur embrigadement dans la chaîne syntaxique ». Duras imagine ainsi ce que Bouthors-Paillart appelle une « esthétique de la verticalité et du ponctuel où le mot adviendrait de manière toujours absolument inédite puisque idéalement non encore arrimé à une quelconque relativité contextuelle ou non dénaturé par la récurrence de ses usages dans un nombre indéfini de contextes »353(*).

Par conséquent, au même titre que les modalisateurs, les phénomènes de polyphonie et l'emploi subversif de la catégorisation, l'écriture « agrammaticale » pratiquée par Duras figure également parmi les quelques moyens qu'elle utilise pour dépasser les certitudes, la vision unitaire du monde que peut représenter le stéréotype, qu'il soit littéraire ou culturel. Doneux-Daussaint parle à juste titre de refus de toute forme de vision unifiée, puisque même la voix narrative se fragmente dans sa fonction émettrice où elle peut être tout à la fois le narrateur lui-même, un personnage, l'auteur inscrit ou toutes à la fois.354(*)

Sur ce point, Duras fait elle-même un commentaire intéressant dans La Vie matérielle, lorsqu'elle évoque dans la préface de cet ouvrage le travail de relecture des textes issus d'entretiens avec Jérôme Beaujour qui le composent :

[...] Aucun des textes n'est exhaustif. Aucun ne reflète ce que je pense en général du sujet abordé parce que je ne pense rien en général, de rien, sauf de l'injustice sociale. Le livre ne représente tout au plus que ce que j'en pense certaines fois, certains jours, de certaines choses. Donc il représente aussi ce que je pense. Je ne porte pas en moi la dalle de la pensée totalitaire, je veux dire : définitive. J'ai évité cette plaie.355(*)

Le terme de pensée totalitaire recouvre cette idée de vision unifiée du monde, forcément limitée et négative, car non sujette à remise en question. Ce rejet peut s'expliquer notamment par l'expérience du communisme, que Duras a très mal vécu, et qui a sans doute conditionné sa manière d'écrire et de penser l'idéologie, dont le stéréotype est le véhicule par excellence.356(*) Ce que Duras refuse ici, c'est de figer par son écriture de nouveaux stéréotypes, véhicules d'idéologies, néfastes selon elle. Elle a en effet toujours refusé l'écriture militante, comme en témoigne le passage suivant :

Le désespoir politique je ne m'en suis jamais remise. Jamais. C'est à travers cette naïveté que je suis devenue un écrivain. Pour Sartre et les autres, c'était trop peu le militantisme, il fallait en passer par le professorat. Répandre une idée, c'est ce qui fonctionne le mieux parce que les gens sont assoiffés de justifications. C'est ça la naïveté.357(*)

Si l'idéologie peut être définie comme « la pensée et le discours qui disposent que ni le réel ni autrui ne sont plus une question »358(*), alors la poétique de la transfiguration du banal révèle chez Duras le refus de l'idéologie puisqu'il a été mis en évidence que le dépassement du banal permet de ne pas figer le réel dans une catégorie close, mais au contraire de le laisser ouvert à d'autres mises en question, à de nouvelles définitions en fonction de la subjectivité toujours nouvelle qui le perçoit. La reprise par Duras des mêmes motifs, histoires, thèmes ou personnages (qui permettent d'ailleurs d'instaurer ceux-ci comme véritables stéréotypes durassiens359(*)) sous des angles différents, dans d'autres contextes (forme de circularité) peut être comprise dans cette optique de « répétition jamais semblable », de dépassement du stéréotype.

Car, cette troisième section l'a bien montré, la catégorisation « singulière », c'est-à-dire brouillée par des éléments singularisants, dispose précisément que le réel est encore matière à question, qu'il n'est pas réductible à une catégorie abstraite. De même, le fait que la source de laquelle émane le point de vue sur les notions de banal ou de singulier soit incertaine ou, quand bien même elle est établie, émette des doutes quant à ses perceptions, empêche toute fixation définitive d'un objet, d'un référent, dans une catégorie définitoire, du fait que son appréhension est le reflet d'une subjectivité, elle-même incertaine et changeante. C'est dire si Duras est à mille lieues de véhiculer une quelconque idéologie à travers les figures et les objets de ses romans.

Ainsi, comme l'évoque Domecq, c'est parce qu'il a été donné écho (par le texte) à la rencontre entre un lieu/un objet banals et une subjectivité, que ce lieu/cet objet deviennent propres à cette subjectivité, c'est-à-dire véritablement siens.360(*) Le lieu/l'objet sont banals et le restent, en soi, « mais comme mon regard s'attarde dessus, cette banalité-là devient insolite sans cesser d'être banale. [...] Le frottement entre ce que nous pensions être banal et son apparition abanale, fait l'étincelle d'insolite à nos yeux d'étonné. Car évidemment, n'est banal que ce qui l'est a priori. Le banal n'est pas dans la masse du réel, il n'est que dans notre tête, dans la masse des préconceptions et préjugés dont elle est farcie et en vertu desquels nous regardons là et pas ailleurs. »361(*) Et c'est le langage lui-même, par ses jeux ingénieux, qui permet de « lever les grilles qu'il a préalablement interposées entre le monde et nous » et de transfigurer l'usure du réel que provoque « l'usage répété, utilitaire et paresseux que nous faisons du langage de tous les jours »362(*), à des fins de perception aiguë du monde.

Cette conception peu banale ne peut manquer de déboucher sur une conception de l'existence humaine, saisie dans ce qu'elle a de plus quotidien, de moins remarquable. L'affirmation suivante de Domecq

« Ghérasim Luca lui aussi débouchait sur l'imprévu à partir du prévu, sur le non-dit à partir de mots dits chaque jour. J'y retrouvais mes souffles coupés d'étonné : ce sentiment que la vie décidément est étrange, même et jusque dans son élémentaire platitude, et que je n'en reviens vraiment pas d'être de ce monde, même lorsque je prends le banal chemin du travail avec mes semblables. »363(*)

est à comparer avec ce qui est peut-être la plus belle déclaration de Duras concernant le sentiment d'existence :

La vie est là, en soi, pourquoi ne pas la prendre, elle est là et on est pourvu, pourquoi ne pas prendre le temps de la vie, il est là, il est donné même s'il est aussi simplement mystérieux, pourquoi refuser cette provocation insoluble. [...] Le suicide c'est l'imbécillité, c'est un sens donné à la vie alors que non, il y a rien que de la vie. [...] Il n'y a pas de réponse à la vie, que de la vivre.364(*)

Donner un sens à la vie, elle qui est commune à tous les êtres humains (l'élémentaire platitude dont parle Domecq), n'a finalement que peu de valeur face à l'incroyable chance de pouvoir la ressentir, même jusque dans sa banalité, parce que ce ressenti est irréductible à la banalité, au sens, parce qu'il demeure proprement étrange, du fait qu'il touche l'individu en tant que personne unique.

CONCLUSION

Cette étude a tenté de saisir de quelles façons remarquables l'écriture de Marguerite Duras donne corps et voix à la problématique du banal et du singulier et combien celle-ci imprègne toutes les strates de son oeuvre. Les analyses ont montré que chez cet auteur, l'aura du singulier, l'extraordinaire résident non pas dans les objets et les personnes dont il est question ou dans les actes relatés, d'une absolue banalité, mais dans la manière de les aborder, dans la recherche d'une écriture qui saura rendre compte de leur complexité et de leur non-finitude, tant et si bien que le banal chez cet auteur devient mémorable, se voit littéralement transfiguré.

Le meilleur moyen offert par l'auteur pour interpeller la perception commune qu'on peut avoir de la banalité est justement de proposer des éléments qui se trouvent ne plus avoir la valeur attendue, c'est-à-dire de figurer par l'écriture même un vacillement des notions habituelles. C'est ce à quoi tendent tous les opérateurs de singularisation analysés dans le présent travail, de même que les mouvements oscillatoires entre le général et le particulier - banalisation du singulier et singularisation du banal - jusqu'aux cas d'enchevêtrement très complexe de ces deux notions. C'est notamment par les effets de décatégorisation, de suspension du sens, de multiplicité des points de vue évitant toute réponse définitive, produits par ces opérateurs et ces mouvements, que l'écriture construit les « formes de la singularité du banal » et que Duras parvient à faire entendre « l'étrangeté du quotidien et l'extraordinaire banalité du monde »365(*).

Étrange, extraordinaire effectivement, car ces constants déplacements sont le lieu de révélations de divers ordres - identitaires, métaphysiques, philosophiques. Témoins de l'ambivalence durassienne, les analyses ont notamment montré qu'il y a une disproportion entre les « moyens mis en oeuvre et les effets obtenus », ou entre la banalité du fond et le lyrisme de la forme, qui participe d'une esthétique de l'excès. Cette posture reflète une vision du monde dont la double polarité est fondamentale.366(*) De même, l'individu se définit autant par son appartenance au groupe, à un type, que par une forme de mise en évidence de sa singularité. Cette double polarité se ressent également dans la démarche scripturale, puisque Duras déconstruit, ou plutôt resémantise les stéréotypes communs367(*), opération qui permet de bâtir parallèlement une stéréotypie personnelle qui réfère à son propre langage. C'est cette autostéréotypie qui lui a valu d'être épinglée par les parodies mordantes de Rambaud, sans que celles-ci ne prennent véritablement la mesure de la profondeur de champ de la réflexion durassienne sur la problématique du banal et du singulier, s'arrêtant simplement aux phénomènes de surface (style, thématiques et personnage médiatique). Le pastiche ignore en effet volontairement à quel point la singularité se bâtit, de façon proprement indissociable, au moyen de l'utilisation du banal. Car il s'agit, dans un même geste, de reconnaître le stéréotype et de le faire sien. Chez Duras, le schème collectif, retravaillé et reconfiguré dans le creuset de l'écriture, est source d'effets (suspension du sens, entremêlement inextricable de plusieurs interprétations, d'éléments opposés, etc.) et susceptible d'impact malgré son usure car il est transfiguré en un élément particulier.368(*) Cette transfiguration est si forte qu'il n'est dès lors pas exagéré de parler de préciosité de la banalisation. Cette préciosité aux accents grandiloquents, sans cesse mise en tension avec le discret, tend alors à révéler l'intérêt de l'écrivain pour la multiplicité du réel, envisagé comme quelque chose de non figé, d'irréductible à la catégorie.

Au fil des analyses, il est apparu que les moments intensément chargés en émotion, en passions, en sentiments (tels que l'amour maternel et passionnel ainsi que les tourments qu'ils engendrent, l'érotisme, l'amour, le malheur, la mort) constituent, dans l'univers figuré par les récits durassiens, le terreau le plus fertile à l'émergence du banal et à ses (con)figurations particulières, à tel point que l'on peut parler d'imagerie propre à cette notion.

En dernière instance, la préciosité de la banalisation qui est à l'oeuvre dans ces contextes privilégiés est le reflet d'une conception de l'être, du sujet parlant, à travers précisément la question du banal et du singulier. Conception qui donne la primauté au sujet et à ses perceptions, dans sa tentative de description du réel tel qu'il arrive sur lui plutôt que dans sa capacité à catégoriser définitivement et le plus objectivement qui soit ce réel. Car ce qui ressort clairement de toutes les analyses de la présente étude, même micro-syntaxiques, est que tous les mouvements de singularisation ou de banalisation reflètent une subjectivité (celle du narrateur, du personnage ou les deux à la fois). Le message qui sourd des nombreux passages analysés semble bien être celui-ci, qui réunit encore et toujours banal et singulier : ce qui est commun à tous les hommes est justement la conscience qu'a chacun de son unicité, ou « l'universelle expérience de la subjectivité »369(*). En effet, quand bien même il y a reconnaissance de données universelles expérimentées par tous, celles-ci passent par le filtre d'une conscience unique et de ce fait, de banales, deviennent « souverainement banales », parce que le banal n'existe pas en tant que tel mais n'est qu'une simple appréciation due au déplacement d'objet et d'accent issu d'une subjectivité. C'est ce mystère de la vie, donnée à tous mais propre à chacun, dont Duras exalte la souveraine banalité.

D'où se déduit logiquement la conception suivante du réel, formulée par Guers-Villate : « La seule réalité est finalement subjective et n'existe que dans le regard et l'imagination du sujet. »370(*) C'est dire si l'écriture durassienne réussit l'incroyable enjeu, à partir de l'accent mis sur une subjectivité, de faire entendre une voix qui peut pourtant tout aussi bien ramener chacun à l'humanité dans ce qu'elle a de plus essentiel dans son rapport avec le monde, c'est-à-dire à l'expérience du temps et de la vie ainsi qu'à la prise de conscience de la mort, elle qui ne cesse d'accompagner la vie, donc à tous ces éléments qui caractérisent en somme l'originaire compréhension que tout individu a de son existence.371(*)

En fin de compte, le banal chez Duras est transfiguré en abanal, en ce sens que, pour reprendre les mots de Domecq, le banal objet d'attention n'est plus tout à fait banal, sans être pour autant singulier : « Ce qui paraissait banal devient abanal dès que nous nous décalons par rapport à nos habitudes de perception et de pensée. »372(*) Il ressort de l'oeuvre durassienne que la banalité est envisagée de façon positive, puisque sa mise en interrogation par une surexposition de ce qu'elle est - ou prétend être - permet au sujet de renouveler le regard qu'il porte sur l'infinie complexité du monde et d'y (re)trouver des sources d'étonnement. Le discours sur le banal ou mettant en scène le banal contribue alors ipso facto à mettre en branle son dépassement.

[...] observer le banal c'est déjà l'avoir aboli. De même le discours sur le banal, loin d'en donner une connaissance, traduit finalement le refus de l'éprouver [...]373(*)

On rejoint par là l'idée même de créativité, qui peut être considérée comme un mouvement qui naît de la reconnaissance et du refus de sa propre banalité, attitude paradoxale qui est celle de Duras dans ses écrits et jusque dans le positionnement de sa personne vis-à-vis du domaine littéraire et des médias. Du point de vue artistique et littéraire, Duras obéirait alors à une esthétique post-moderne, puisque se lit dans son oeuvre le souci de préserver la duplicité virtuelle du stéréotype, à la fois événement de parole inédit attaché à un contexte spécifique et réitération d'un signe existant374(*).

Cette démarche est d'une profonde humilité, car elle ne prétend pas imposer une idéologie personnelle pour substituer aux stéréotypes la cohérence d'un nouveau système de pensée mais veut permettre au langage de rendre compte du caractère inépuisable du réel, d'évoquer l'inexprimable, de suggérer ce réel indicible375(*) qui pourrait bien n'être rien d'autre que le Néant. Cette littérature a pour fonction de « problématiser le réel » (et non simplement de le dépeindre) et dire cela, c'est s'inscrire en droite ligne dans l'héritage de Flaubert et de Mallarmé et, au-delà, de Novalis et de tout le Romantisme d'Iéna.376(*)

La poétique de la transfiguration du banal chez Duras semble bien être celle qui révèle les évidences du réel, masquées sous l'apparence du commun et du banal, évidences qui ne sont jamais aussi puissantes que lorsqu'elles sont relatées par le biais de perceptions singulières, derrière lesquelles peut se lire, en dernière instance, la sensibilité de Duras elle-même. Le figement du réel et du sens par la catégorie fait place à la notion de sens comme événement, potentiellement infini, car rattaché à une subjectivité et démultiplié à travers le temps et l'espace. Le quotidien, le banal, ne sont pas tant un motif qu'une manière de saisir la présence. Faire de l'écriture un moyen de ressaisir l'expérience au lieu même où elle s'échappe est l'un des enjeux du travail de Marguerite Duras. « La valeur d'un style est alors dans cette manière qu'a l'écrivain d'inventer des stratégies de détournement, de rendre à nouveau l'expérience possible. »377(*)

Le tour de force de Duras consiste peut-être justement à avoir réussi, par « une écriture qui travaille à démembrer les signes et les syntagmes, à faire sortir la grammaire et le lieu commun de leurs gonds, pour faire advenir le sens comme événement »378(*) propre à une subjectivité, à interroger l'habituel et à montrer que le quotidien est le lieu d'expériences intensément vécues, qui façonnent l'homme dans ce qu'il a de plus essentiel, but qu'a pour sa part clairement avoué Georges Perec dans un petit recueil où il réfléchit à un art du banal :

Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien ; ce qu'ils racontent ne me concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou que je voudrais poser.

Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ?

Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. [...]

Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. [...]

Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont modelés. [...]

Il m'importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicative d'une méthode, tout au plus d'un objet. Il m'importe beaucoup qu'elles semblent triviales et futiles : c'est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d'autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité.379(*)

La richesse des textes étudiés prouve que chez Duras, la poétique de la transfiguration du banal semble, contrairement à Perec, être indicative d'une méthode, à travers laquelle se lit la démarche de l'écrivain, celle d'engager la subjectivité de tout un chacun pour scruter la richesse du monde avec un regard toujours nouveau, et de dépasser sans cesse les acquis des catégories figées, notamment celles du banal et du singulier. Car Duras, pas plus que les personnages ou les narrateurs de ses oeuvres, ne se veut le porte-parole d'une vision unifiée du monde.

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« Je déclare sur mon honneur que j'ai accompli mon mémoire de licence seule et sans aide extérieure non autorisée. »

Caroline Besse

Fribourg, le 18 juin 2006

* 1 AURY, Dominique, « La caverne de Platon », in « Moderato Cantabile et la presse française », dossier spécial dans : DURAS, Marguerite, Moderato Cantabile, Paris, Minuit, 1958 [1993, « Double »], p. 134. Cet article a été publié dans La N.N.R.F. [sic dans l'édition susmentionnée] le 1er juin 1958.

* 2 Il est en effet plusieurs critiques qui n'ont pas été conquis par le roman de Duras. Voir notamment, dans le même dossier spécial de l'édition de référence, les articles « Une noix creuse » de Anne Villelaur (p. 132) et « La règle du jeu transgressée » de Robert Poulet (p. 140-143). À titre d'illustration, en 1936 déjà Léon Daudet fustige la banalité du fait divers dans son Bréviaire du journalisme :

Vous me direz que certains faits divers peuvent présenter, du point de vue anthropologique, psychologique, pathologique, un intérêt particulier. Sans doute, mais ils sont rares et, dans ces aventures criminelles, c'est la banalité qui l'emporte..., banalité du mobile (jalousie, vice ou vol), banalité des circonstances, bassesse courante des scélérats.

Voir DAUDET, Léon, Bréviaire du journalisme, Paris, Gallimard, 1936, p. 109. Cité dans : JEAGER, G. A., « Le premier rôle d'une comédie expiatoire », in Historia, Le magazine d'Histoire. Site de Historia [En ligne]. www.historia.presse.fr/data/mag/705/70505801.html (Consulté le 28 mars 2006)

* 3 Dans le présent contexte, cette notion est synonyme de "banalité".

* 4 Éléments historiques tirés librement de AMOSSY, Ruth, Les idées reçues, Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, 1991, p. 77-78 et p. 193-196 ainsi que de DUFAYS, Jean-Louis, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, « Philosophie et langage », 1994, p. 301 sq.

* 5 AMOSSY, Ruth et Elisheva ROSEN, Les discours du cliché, Paris, CDU et SEDES réunis, 1982, p. 7.

* 6 Selon la définition qu'en donne Alfandary. Nous soulignons. Voir ALFANDARY, Isabelle, « Love, rain, etc. : écriture et lieu commun dans la poésie d'E.E. Cummings », in L'invention de l'ordinaire, dossier constitué par Françoise Sammarcelli, Revue française d'études américaines, n° 85 (juin 2000), pp. 33-34.

* 7 SAMI-ALI, Mahmoud, Le banal, Paris, Gallimard, « Connaissance de l'inconscient », 1980, p. 19.

* 8 Ibid., p. 9.

* 9 Ce terme est plutôt réservé à la figure de style lexicalement remplie et figée par l'usage, c'est-à-dire à la trace du banal sur le plan de l'expression.

* 10 Terme qui désigne pour sa part « l'opinion partagée et couramment énoncée par le vulgaire » (voir AMOSSY, Ruth, op. cit., p. 33), « l'énoncé conforme à la doxa, à l'idéologie dominante de son époque » (voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 96). Dufays le désignera également par le terme d'idéologème, terminologie qui sera reprise plus loin. Voir infra, p. 108, note 279.

* 11 Le stéréotype est en effet susceptible d'affecter tous les niveaux de discours (idées, thèmes, expressions, actions) et tous les domaines de l'expression et de la pensée (art, littérature, conversation). Il est défini par Dufays comme « une structure de sens qui se distingue par son caractère abstrait, sa forte durabilité et sa disponibilité immédiate dans la mémoire du plus grand nombre au sein d'une même culture ». Voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 52-58. Le terme stéréotype désigne ainsi plus couramment le schème collectif figé, l'image ou la représentation commune, qui attribue un ensemble de traits (avarice, cupidité) à une catégorie donnée (celle des Juifs par exemple) sans que la « vérité générale » sur laquelle il repose ait à être énoncée sous forme de pensée explicite. Il n'est par conséquent pas un objet que l'on peut appréhender concrètement. Ses caractéristiques sont en particulier le figement, la fréquence et le caractère inoriginé. Voir ORACE, Stéphanie, « Éléments pour une autostéréotypie, Le cas du texte répétitif », Poétique, n° 125 (2001), p. 29, note 12.

* 12 SAMMARCELLI, Françoise, « Avant-Propos », in L'invention de l'ordinaire, op. cit., p. 4-5.

* 13 Ce terme sera défini en début de chapitre 2. Voir infra, chap. 2, p. 30.

* 14 La banalité est en effet mise en mots dans un style particulier.

* 15 Selon l'expression de Sami-Ali. Voir SAMI-ALI, Mahmoud, op. cit., p. 9.

* 16 Ce terme est à entendre ici au sens d'un changement d'aspect ou de nature du banal en lui conférant un éclat inaccoutumé. Cette opération est donc le résultat d'une intentionnalité artistique. Pour plus de détails sur cette notion, le lecteur se référera avec profit au livre qui a inspiré le titre du présent travail : DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, Paris, Seuil, « Poétique », 1989.

* 17 LIBAN, Laurence, « Admirations et exécrations », in Lire : le magazine littéraire. L'actualité de la littérature française et étrangère. Site de Lire, le magazine littéraire [En ligne]. http://www.lire.fr/imprimer.asp/idC=33599 (Consulté le 13 janvier 2006)

* 18 Pour permettre la reconnaissance du texte pastiché, le mimétisme est même poussé, en plus de l'utilisation du pseudonyme Marguerite Duraille, jusqu'à la reproduction de la maquette des romans-sources, celle des Éditions de Minuit.

* 19 LIBAN, Laurence, art. cité.

* 20 Selon la définition proposée sous l'entrée « parodie », in Dictionnaire international des termes littéraires [En ligne]. http://www.ditl.info/arttest/art3374.php (Consulté le 7 mars 2006) Si cette distinction entre pastiche et parodie permet de ranger clairement l'ouvrage de Rambaud du côté de la parodie, elle ne sera en revanche pas appliquée de façon systématique dans cette première partie, où pour des raisons pratiques l'un et l'autre terme seront utilisés indistinctement dans le commentaire.

* 21 Pour certains des aspects développés ici, des éléments sont repris librement de l'analyse de BOUILLAGUET, Annick, L'Écriture imitative, Pastiche, parodie, collage, Paris, Nathan, « Littérature », 1996, chap. 2, pp. 21-45.

* 22 Le fonctionnement des procédés durassiens par rapport à la problématique du banal et du singulier ici dévalués seront quant à eux repris et développés dans le deuxième chapitre.

* 23 Déclaration tirée de l'interview Duras-Platini, citée dans BOUILLAGUET, Annick, op. cit., p. 42.

* 24 DURAS, Marguerite, Le Camion, Paris, Minuit, 1977, p. 65. Le film est sorti la même année, en 1977, peu avant le livre. Toutes les oeuvres de Duras auxquelles il sera fait référence dans la présente étude sont mentionnées en bibliographie. Les éditions utilisées sont indiquées, le cas échéant, entre crochets.

* 25 Les points soulevés ici seront étudiés en détail dans la deuxième partie. Voir infra, plus spécialement p. 70-77.

* 26 Le fonctionnement de ce procédé sera détaillé dans la deuxième partie. Voir infra p. 52-54.

* 27 BOUILLAGUET, Annick, op. cit., p. 24.

* 28 Soit dit en passant, ce détournement, qui va au-delà du simple jeu scatologique (que de nombreuses autres associations confirment tout au long du pastiche - voir notamment Marguerite Duraille, Virginie Q., roman présenté par Patrick Rambaud, Paris, Balland, 1988, p. 27 [désormais abrégé par le sigle V.Q.]) sur le nom propre, ne peut être perçu que par un lecteur fin connaisseur de l'oeuvre de Marguerite Duras. Ce qui prouve, a posteriori, que Rambaud en est un, quand bien même il se défend (ou)vertement de toute admiration pour cet auteur...

* 29 LIBAN, Laurence, art. cité. Par convention, toutes les mises en évidence signalées dans les extraits présentés dans ce travail sont les nôtres, sauf indication contraire.

* 30 Après le roman viennent en effet « un entretien, genre récent où l'auteur de Virginie Q. désormais excelle », puis « un article puissant, une enquête troussée pour la presse quotidienne » et enfin le scénario d'un nouveau téléfilm, Roméo ou Juliette. Voir V.Q., p. 10-11.

* 31 AMOSSY, Ruth et Anne HERSCHBERG PIERROT, Stéréotypes et clichés, Paris, Nathan, « 128 », 1997, p. 73-74, que nous reprenons librement.

* 32 Définition du stéréotype formulée par Orace. Voir ORACE, Stéphanie, art. cité, p. 21.

* 33 Pour le commentaire des extraits tirés de Virginie Q., nous reprenons librement la seule analyse critique répertoriée à ce jour sur le pastiche de Rambaud. Voir BLANC, Christine, « Relis tes ratures ! » ou Virginie Q. de Marguerite Duraille : pastiche de Patrick Rambaud, mémoire de licence, s.l., 1990.

* 34 V.Q., p. 15.

* 35 DURAS, Marguerite, Emily L., Paris, Minuit, 1987, p. 9. Cette oeuvre sera désormais désignée par le sigle E.L., suivi du numéro de la page.

* 36 Cette rétention due à la prolepse initiale (la mention de la peur) est en revanche clairement comblée dans Emily L., car l'explicitation de cette peur est développée dans les quelques pages qui suivent, puis reprise en plusieurs endroits du texte (voir E.L., notamment p. 11-15 et p. 51-52). Dans l'exemple pastiché, la tension suscitée par la prolepse est désamorcée par une chute banale ou redondante, celle de l'explication ridicule du nom de Colombin-sur-Meuse (lui-même victime d'associations scatologiques, on s'en souvient - voir supra, p. 16, note 28), qui piétine et s'enroule à dessein sur elle-même.

* 37 Le nombre élevé de ces vides garantit leur résistance à l'investissement du lecteur, procédé qui est une particularité du pastiche.

* 38 V.Q., p. 19.

* 39 V.Q., p. 32.

* 40 Ibid., p. 16.

* 41 BLANC, Christine, op. cit., p. 20-22.

* 42 V.Q., p. 22.

* 43 Voir E.L., p. 14, 47 et 53 pour les indications sur l'origine de cette peur sur laquelle s'ouvre le roman.

* 44 E.L., p. 10. Le fait que le lecteur tienne dans ses mains le livre dont il est question constitue d'ailleurs a posteriori une authentification de ce non-savoir initial, puisqu'on peut en déduire que le je-narrant a fini par savoir, par après (par opposition au à l'avance), que l'endroit en question figurerait dans un livre.

* 45 V.Q., p. 19.

* 46 Les répétitions syntaxiques banalisent également l'histoire. Par exemple, dans Emily L., les répétitions accentuent le pathétique de certaines situations : « Je dis que je ne peux rien contre cette peur, que je ne peux pas l'éviter, que je ne peux pas la connaître. » (E.L., p. 13). Par contre, dans le pastiche, des précisions sans grand intérêt sont substituées au pathétique du modèle : « [...] il a longuement regardé les étrangers qui parlaient dans leur langage qu'on ne pouvait pas comprendre. Qu'on comprenait nécessairement moins que la langue qu'on parle soi-même, surtout quand on n'en a pas appris d'autres. » (V.Q., p. 26)

* 47 E.L., p. 32-33.

* 48 V.Q., p. 16.

* 49 Ibid., p. 19. L'application du tour segmenté au filet de hareng (dont il a vient d'être question plus haut, voir supra, p. 21) suffit à prouver la ridiculisation dont ce procédé fait l'objet dans le pastiche rambaldien...

* 50 Voir supra, p. 19, note 35.

* 51 BLANC, Christine, op. cit., p. 5-6.

* 52 E.L., p. 10.

* 53 DURAS, Marguerite, L'Amant, Paris, Minuit, 1984, p. 24-26. Désormais désigné à l'aide du sigle At, suivi du numéro de la page.

* 54 Il s'agit en effet d'une tournure elliptique, qui peut être reconstituée comme suit : Je vous regarde, [je vois que] vous regardez l'endroit. La juxtaposition a pour effet sur le "vous" de masquer son statut de complément d'objet direct du verbe élidé je vois que, en le gratifiant "virtuellement" du statut de sujet du verbe regardez, ce qui accentue le sentiment d'une communication (illusoire cependant car celle-ci est en effet déçue à la fin de l'extrait) entre les deux êtres.

* 55 Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, Le Dialogue romanesque chez Marguerite Duras. Un essai de pragmatique narrative (Doctorat en Sciences du langage - Université Lumière Lyon 2, France), décembre 2001 [En ligne], http://demeter.univ-lyon2.fr:8080/sdx/theses/lyon2/2001/doneux_i (Consulté le 8 juin 2005), 2ème partie, chapitre 1, § 119. Nous reprenons librement.

* 56 Cette réciprocité - ou circularité - du regard figure évidemment l'échange entre les deux êtres car il véhicule toute la symbolique du désir et de la jouissance sensorielle que provoque la contemplation de la beauté. Dans sa thèse, Doneux-Daussaint souligne avec justesse le lien entre regard et désir, et va même jusqu'à affirmer que le regard est l'élément fondamental de toute l'écriture durassienne, qu'il la produit, en quelque sorte :

Le narrateur se transforme en observateur direct ou en visionnaire et le lecteur, auquel une certaine passivité est conférée, en voyeur. L'écriture va donc plonger le lecteur au sein de la perversion fondamentale du désir des principaux protagonistes durassiens : le voyeurisme, structure profonde qui conditionne toutes les relations entre les divers personnages, qu'il soit un voyeurisme dans toute sa dimension érotique ou un voyeurisme plus diffus, se contentant d'observer les relations qui se tissent entre les êtres. [...] Ce voyeurisme fait l'objet d'une véritable mise en abyme : le texte est déclenché par le regard du narrateur sur les personnages qui eux-mêmes regardent des êtres qui regardent. [...] Cet emboîtement de regards est métonymique du désir, l'un comme l'autre sont toujours en fuite, et le lien entre le regard et le désir n'est plus à établir depuis Starobinski.

Voir DONEUX-DAUSSAINT, op. cit., 2ème partie, chapitre 1, § 119-123.

* 57 V.Q., p. 17.

* 58 Voir BOUILLAGUET, Annick, op. cit., p. 30. Une telle modalisation non seulement pose la question de l'utilité de mentionner cette information, mais elle ridiculise également le narrateur qui relève une telle incertitude, car en vertu de son statut de narrateur extradiégétique, il est totalement étranger à cet échange (il est une quatrième personne qui "voit" les deux personnages regarder le Patron) et, cela étant, il ne comble pas le déficit informatif par quelque indice qui pourrait étayer son affirmation.

* 59 V.Q., p. 27.

* 60 E.L., p. 19.

* 61 V.Q., p. 66.

* 62 V.Q., p. 15.

* 63 Pour une analyse complète des autres niveaux de déformation du texte durassien, se référer à l'ensemble de l'étude de Christine Blanc (« Relis tes ratures ! » ou Virginie Q. de Marguerite Duraille : pastiche de Patrick Rambaud, op. cit.), ainsi qu'au chapitre qu'y consacre Annick Bouillaguet (op. cit., p. 21-45).

* 64 Proposition tirée du Tractatus de Wittgenstein et citée par Jean-Philippe Domecq dans son Traité de banalistique (Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 50).

* 65 Voir RIGOLI, Juan, « L'apprentissage du singulier : "histoire" et "cas" chez Philippe Pinel », in Dénouement des Lumières et invention romantique : actes du Colloque de Genève, 24-25 novembre 2000, réunis par Giovanni Bardazzi et Alain Grosrichard, Genève, Droz, 2003, p. 313.

* 66 DURAS, Marguerite, L'Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991 [1993, Folio], p. 202-203. Pour les citations d'extraits de cette oeuvre, sera désormais utilisé le sigle ACN, suivi du numéro de la page.

* 67 Didascalie affectée aux actes du personnage et qui a trait dans le cas présent aux actions verbales (didascalie du locutoire). Voir « didascalie », in Dictionnaire international des termes littéraires [En ligne], http://www.ditl.info/arttest/art9701.php (Consulté le 6 novembre 2005)

* 68 La question du point de vue se pose déjà dans cet extrait pourtant très bref. Elle sera étudiée en détail dans la suite de ce travail.

* 69 Voir infra, p. 37-38.

* 70 Il ne touche d'ailleurs pas seulement les verbes demander ou dire. Dans ACN apparaissent de nombreuses occurrences qui concernent presque exclusivement des verbes de parole : p. 38 (parle/dit), p. 44 (ajoute/affirme), p. 45 (hésite/dit), p. 57 (parle/dit), p. 72 (idem), p. 91 (dit/demande), p. 94 (demande/dit), p. 110 (dit/crie), p. 139 (parle/dit), p. 141 (idem), p. 160 (idem), p. 164 (dit/crie), p. 194 (dit/demande) et p. 213 (idem).

* 71 Voir GELAS, Nadine, « La question dans les romans de Marguerite Duras », in La question, Catherine Kerbrat-Orecchioni (éd.), Lyon, PUL, 1991, p. 360 et 365-366. Nous reprenons librement. Pour l'analyse détaillée de cet élément, voir l'article dans son entier.

* 72 Il se manifeste dans de nombreux romans, comme l'a montré Nadine Gelas, notamment dans Emily L., Le Ravissement de Lol V. Stein, Les Petits chevaux de Tarquinia et, puisque ces oeuvres concernent directement cette étude, dans Moderato Cantabile [Paris, Minuit, 1958 [1993, « Double »] - désormais désigné par le sigle MC suivi du numéro de page], p. 45-48 et p. 122 ainsi que ACN, p. 78 et p. 88. Voir GELAS, Nadine, art. cité, p. 365-366.

* 73 Voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 308 : « La nouvelle critique et l'école du Nouveau Roman s'attacheront, après De Quincey, Poe et les Formalistes russes, à souligner combien s'adonner à l'écriture, c'est entrer dans le procédé et l'artifice. [...] Dans ces conditions, la valeur à rechercher ne peut plus être celle d'une vérité ou d'un système de pensée spécifique, mais celle de la polysémie : il s'agit de préserver à la vérité son caractère indécidable en faisant miroiter la multiplicité de ses facettes. »

* 74 Pour une définition précise de la catégorisation, voir infra, p. 87, note 214.

* 75 On lit en effet chez Dufays que, par définition, « le sens est du côté de la généralité, de l'abstraction, et donc du stéréotype », contrairement au référent, objet individuel qui varie dans chaque contexte. Voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 62.

* 76 ACN, p. 234.

* 77 À l'affirmation pléonastique de l'impossibilité de dire sur laquelle se clôt le premier paragraphe, succède immédiatement, et de façon tout à fait intéressante au regard de la problématique du banal et du singulier, la désignation d'un référent non catégorisé, voire décatégorisé péjorativement, par l'utilisation du ça, qui signale un refus de dénomination. Ce qui démontre à quel point cette thématique est pensée par Duras dans son écriture.

* 78 La déclaration suivante de Duras, qui paradoxalement exprime une volonté de discrétion stylistique, de simplicité lexicale, est à cet égard représentative de cette attitude tellement contrastée : « Je pense que lorsqu'on a quelque chose de très indiscret à dire, il faut le faire avec la plus grande pudeur possible. Ce que je vous dis là pourrait d'ailleurs passer pour une définition du style. » Tiré de « Marguerite Duras : Non, je ne suis pas la femme d'Hiroshima », Les Nouvelles littéraires, 18 juin 1959, p. 15. Cité dans ALAZET, Bernard, « Faire rêver la langue, Style, forme, écriture chez Duras », in Écrire, réécrire : bilan critique de l'oeuvre de Marguerite Duras, textes réunis et présentés par Bernard Alazet, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, « L'Icosathèque 19 », 2002, p. 46.

* 79 HEUVEL [VAN DEN], Pierre, Pour une poétique de l'énonciation, Paris, José Corti, 1985, p. 254.

* 80 ACN, p. 235. Les lettres entre parenthèses indiquent les séquences qui seront commentées.

* 81 Ce sont, on s'en souvient : (1) elle demande, elle dit, (2) l'énoncer, le dire et (3) le silence s'étend... puis il y a le silence.

* 82 Voir ACN, p. 234.

* 83 L'utilisation du présentatif il y a fonctionne comme indication conclusive pour marquer la fin et le résultat du processus dénoté dans la phrase précédente.

* 84 Voir supra, p. 31-33 et p. 36-37.

* 85 Voir supra, p. 35.

* 86 Comme le relève Bouthors-Paillart, Duras n'a cessé de clamer son aversion pour la dimension référentielle du signe linguistique : « L'écriture a toujours été sans référence aucune ou bien elle est... Elle est encore comme au premier jour. Sauvage. Différente. » (DURAS, Marguerite, Écrire, Paris, Gallimard, 1993 [1995, Folio], p. 31). Exemple cité par Bouthors-Paillart, voir BOUTHORS-PAILLART, Catherine, Duras la métisse, Métissage fantasmatique et linguistique dans l'oeuvre de Marguerite Duras, Genève, Droz, 2002, p. 181.

* 87 DURAS, Marguerite, « Seyrig-Hiss », in Outside, Paris, Gallimard (Folio), 1996, p. 248-249. Les italiques sont de l'auteur.

* 88 « Marguerite Duras, commentaires à propos du Camion », in Marguerite Duras, le ravissement de la parole, extraits d'entretiens radiophoniques, par Jean-Marc Turine, coffret de quatre CD, Bry sur Marne/Paris, INA/Compacts Radio-France, « Archives sonores INA », 1997, CD 3, piste 10. Notre retranscription.

* 89 DURAS, Marguerite, « Le noir Atlantique», in Le Monde extérieur, Outside 2, Paris, P.O.L, 1993, p. 16. Ce texte a été publié le 11 septembre 1981 dans Des femmes en mouvement hebdo. Comme Outside, Le Monde extérieur réunit des articles de journaux, des préfaces de livres, des lettres, des textes, publiés entre 1962 et 1993 ou restés inédits, qui ont été inspirés par des événements politiques ou sociaux, des expositions de peinture, des rencontres.

* 90 DURAS, Marguerite, « La solitude », in Les Yeux verts, Paris, Cahiers du Cinéma, 1980, n° 312-313 [1996, Éditions de l'Étoile, « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma »], p. 76.

* 91 « Marguerite Duras : J'ai l'impression que les mots traînent sur ma table... », in Marguerite Duras, le ravissement de la parole, op. cit., CD 4, piste 13. Nous retranscrivons.

* 92 DURAS, Marguerite et Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, Paris, Minuit, 1974, p. 12.

* 93 COUSSEAU, Anne, « La chambre noire de l'écriture », in Cahier de L'Herne : Marguerite Duras, sous la direction de Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère, avec la collaboration d'André Z. Labarrère, Paris, Éditions de L'Herne, « Cahiers de L'Herne n° 86 », 2005, p. 110. Cousseau note avec justesse que lorsque Duras cherche à élucider le mystère que constitue la création littéraire, elle fait appel, quoique sans jamais la nommer, à la notion d'inspiration, terme auquel elle substitue l'expression d' « injonction interne ». Duras revient en effet inlassablement - comme c'est le cas dans l'extrait étudié - sur l'impossibilité de l'écrivain à exercer un contrôle quelconque face à la sollicitation impérieuse de l'écriture. En cela, sa réflexion s'inscrit en droite ligne de la conception platonicienne, qui se prolonge, avec des modulations, dans la doctrine de la Pléiade, chez les poètes romantiques ou encore chez les surréalistes. Participant de ce même processus d'amorce de l'écrit, Cousseau relève encore [p. 114] qu'il y a chez Duras « un fond de croyance romantique dans le pouvoir quasi visionnaire de l'écrivain », forme d'acuité visuelle (entendue également dans un sens plus large comme une faculté accrue de perception) que détient en propre l'écrivain.

* 94 DURAS, Marguerite, « La solitude », in Les Yeux verts, op. cit., p. 77-78.

* 95 Cette piste d'interprétation sera approfondie plus loin, lors de l'étude détaillée des phénomènes de points de vue. Voir infra, p. 125-126.

* 96 Voir DONEUX-DAUSSAINT, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 2, § 632-636.

* 97 Voir supra, chapitre 1, p. 13-14.

* 98 La base de données Frantext intègre cinq oeuvres de Duras. Parmi elles figurent L'Amant et Moderato Cantabile, auxquelles s'est limitée la recherche d'occurrences, puisqu'elles constituent les oeuvres principales étudiées dans le présent travail. Voir Frantext, base de données de textes littéraires français [En ligne]. Université de Fribourg. http://www.frantext.fr/categ.htm (Consulté le 20 décembre 2005)

* 99 Cette recherche, bien qu'elle ne distingue pas le verbe conjugué du nom (« la demande » ou « le dit »), peut être considérée comme suffisamment représentative étant donné la prégnance du discours - qu'il soit direct, indirect ou indirect libre - dans ces deux oeuvres.

* 100 L'incommunicabilité, autre grand cheval de bataille de la critique durassienne, n'est par conséquent pas à considérer comme négative dans son oeuvre, car c'est peut-être bien la tentative de l'échange qui importe, plus que son efficacité. L'intérêt de Duras porte sur l'expérience, éminemment subjective, et par conséquent profondément humaine, du dialogue entre deux individus sur des thèmes pour elle fondamentaux, tels que l'amour, la mort, la souffrance, le désir, etc., thématiques aussi universelles que personnelles dans les traces tant douloureuses que fructueuses qu'elles laissent sur un individu et dans la manière dont elles marquent une personnalité.

* 101 HEUVEL [VAN DEN], Pierre, op. cit., p. 262.

* 102 At, p. 99-101. Les répétitions sont soulignées pour les besoins de l'analyse.

* 103 Au même titre que la pluie dans un poème d'E.E. Cummings. L'analyse de cet extrait s'appuie sur la méthodologie utilisée par Alfandary dans son article très éclairant, que nous reprenons librement. Voir ALFANDARY, Isabelle, art. cité.

* 104 Ce sont en effet pas moins de 13 occurrences du verbe être qui figurent dans ces deux paragraphes de faible ampleur...

* 105 LALA, Marie-Christine, « Les résonances du mot dans l'écriture de Marguerite Duras », in Marguerite Duras, la tentation du poétique, textes réunis par Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère, Robert Harvey, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 106.

* 106 Voir supra, p. 37-38. La surcharge ne surprend pas vraiment étant donné la dimension fortement personnelle de ce passage, du fait qu'elle représente une réminiscence d'un moment de l'enfance du narrateur.

* 107 Qui prend d'ailleurs à contre-pied la description attendue par le biais de la couleur noire...

* 108 COUSSEAU, Anne, « Architectures poétiques », in Marguerite Duras, la tentation du poétique, op. cit., p. 39-40.

* 109 Elles sont pourtant référentiellement vides, car elles ne donnent aucune indication précise. Aucun élément à caractère orientalisant n'est en effet utilisé dans la description de cette nuit dont on sait grâce au contexte qu'elle est celle de la saison sèche en Indochine. Les unités descriptives sont au contraire suffisamment - et volontairement - indéfinies pour pouvoir accueillir n'importe quelle actualisation, c'est-à-dire représenter n'importe quelle nuit. Cette généralité cohabite pourtant étroitement avec des mouvements de singularisation, notamment par la notation d'une dimension unique propre à chacune, ainsi que par le biais d'une utilisation particulière de la catégorisation (qui sera étudiée plus bas, voir infra, p. 101-104). L'expression chacune pouvait être appelée le temps de sa durée, assez curieuse au premier abord, prend alors tout son sens : elle ne signifie pas autre chose que ce que réalise le texte, à savoir que la meilleure description/appellation de la nuit est tout simplement celle qui parvient à l'intégrer dans une temporalité et une spatialité. Il ne s'agit au fond pas d'autre chose que de la mise en abyme de ce que réalise ce passage.

* 110 ALFANDARY, Isabelle, art. cité, p. 35.

* 111 At, p. 91.

* 112 Hélène, est, les, fait, lever, tuer, ces, voudrais, manger, vais, être dévorée.

* 113 Hélène Lagonelle, elle, telle, celle.

* 114 PAYANT, René, « L'impossible voix », in Marguerite Duras à Montréal, textes réunis et présentés par Suzanne Lamy et André Roy, 1981, p. 165.

* 115 ADLER, Laure, Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 1998 [2000, Folio], p. 114.

* 116 Le pronom personnel « elle » est d'ailleurs étroitement associé au nom Hélène Lagonelle (apparaissant à 29 reprises sous sa forme complète), d'une part par sa présence graphique et phonique dans le nom Lagonelle, d'autre part par l'homophonie que provoque la forme tronquée Hélène L., présente à 3 reprises, et enfin du fait de son apparition pléthorique dans les pages 89 à 92, relatives à la description et à l'évocation de ce personnage et d'où est extrait le segment dont il est question.

* 117 Ce procédé permet évidemment dans le même temps l'identification du lecteur - et, partant, de tout individu - à cette obsession. Ce corps devient objet de désir généralisé, à la portée de tous.

* 118 Voir supra, chapitre 1, p. 16.

* 119 At, p. 90. Il est à noter que tous les « elle » de ce passage réfèrent à Hélène Lagonelle, sauf celui qui a été surligné, qui témoigne d'un glissement, quasi imperceptible ici, vers l'altérité.

* 120 En vertu du lieu commun selon lequel il est aisé de retrouver chez autrui les traits qui nous sont propres...

* 121 DURAS, Marguerite, « Le Château de Pointilly » in Le Monde extérieur, Outside 2, op. cit., p. 128.

* 122 PINTHON, Monique, « Une poétique de l'osmose », in Marguerite Duras, Rencontres de Cerisy-la-Salle, Alain Vircondelet (éd.), Paris, Écriture, 1994, p. 101.

* 123 Processus décrit par Bouché, cité dans Dufays. Voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 54.

* 124 ORACE, Stéphanie, art. cité, p. 17.

* 125 Duras parle en effet quelques lignes plus haut de la réussite, par Arietta, à mener de pair le récit filmique (qui représenterait l'histoire particulière d'une jeune fille, racontée par le film) et sa morale (le sort commun [sic dans le texte durassien]), c'est-à-dire le renvoi à l'universel, la morale désignant précisément « l'ensemble des normes, des règles de conduite propres à une société donnée et tenues pour universellement valables ». Voir DURAS, Marguerite, « Le Château de Pointilly », art. cité, p. 128.

* 126 Opération qui pourrait être formalisée par les schémas suivants :

A) [banal ouvré]1 = [singulier]1

[banal ouvré]2 = [singulier]2

[banal ouvré]3 = [singulier]3 ...

B) [singulier]1 + [singulier]2 + [singulier]3 + [singulier]n = banal/stéréotype durassien

* 127 Marguerite Duras à Montréal, op. cit., « Interview du 12 avril 1981 par Danièle Blain », p. 74.

* 128 L'occasion de préciser pourquoi se présentera tout particulièrement lorsque sera analysé le phénomène du point de vue. Voir infra, p. 128. Italiques et guillemets sont de l'auteur.

* 129 Cela est sensible également par le biais du titre de l'oeuvre, qui sera analysé plus bas. Voir infra, p. 93-94.

* 130 « Entretien avec Marguerite Duras », Le Nouvel Observateur, 28 Septembre 1984, p. 93, cité dans GüNTHER, Renate, Le Ravissement de Lol V. Stein and L'Amant, London, Grant & Cutler, 1993, p. 76.

* 131 La métonymie est très proche de la synecdoque, puisqu'elle se définit comme un procédé de langage par lequel un concept est exprimé au moyen d'un terme désignant un autre concept qui lui est uni par une relation nécessaire (la cause pour l'effet, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée). Cette relation a d'ailleurs déjà été évoquée, on s'en souvient, à propos du regard. Voir supra, chapitre 1, p. 25, note 56.

* 132 GüNTHER, Renate, op. cit., p. 76.

* 133 BESSIÈRE, Jean, « La discontinuité de Moderato Cantabile », Degrés, n° 2 (avril 1973), p. 4.

* 134 Ce procédé sera étudié en détail dans la suite du travail. Voir infra, p. 94-95 en particulier, pour MC.

* 135 La banalité dont il est ici question est à entendre au sens péjoratif de l'anti-originalité (manque de créativité et d'inventivité) de l'auteur, qui ne se distingue alors en rien du commun des mortels parce que le matériau dont il se sert dans ses oeuvres évoque ce qui est à la disposition de tout le monde et parce que sa prise de parole n'est en rien personnelle mais s'approche dangereusement du discours nivelant du stéréotype. Cette conception est clairement celle des avant-gardes du début du XXè siècle. Voir supra, introduction, p. 7.

* 136 Voir infra, p. 91-92, note 227.

* 137 DURAS, Marguerite et Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, op. cit., p. 76.

* 138 ADLER, Laure, op. cit., p. 656.

* 139 SAMI-ALI, Mahmoud, op. cit., p. 23.

* 140 Ce lieu peut recouvrir l'idée de normalité, qui peut ici être assimilée au banal, en tant que création, par un groupe, de valeurs et d'expériences partagées.

* 141 Le lien entre la répétition et le collectif a déjà été explicité plus haut. Voir supra, p. 55 ainsi que note 123.

* 142 La maison de production Argos avait en effet passé commande au cinéaste Alain Resnais d'un long métrage sur Hiroshima et les effets de la bombe atomique. C'est Marguerite Duras qu'il sollicite au printemps 1958. En neuf semaines, l'année même de la parution aux Editions de Minuit de son roman Moderato Cantabile, elle écrit le synopsis détaillé de Hiroshima mon amour, en étroite collaboration avec Resnais et son ami Gérard Jarlot. Le film, tourné en août et septembre au Japon puis en décembre 1958 à Nevers, est présenté « hors compétition » au Festival de Cannes en mai 1959 et connaît un remarquable succès public. 

* 143 DURAS, Marguerite, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, 1960 [1971, Folio], Synopsis, p. 11.

* 144 Ibid., p. 13. Cet adjectif révèle clairement l'appréhension durassienne de la guerre comme événement cyclique, voué à se répéter continuellement. Cette compréhension peut sans aucun doute s'élargir aux autres données universelles dont il est question plus bas.

* 145 Ibid., p. 12.

* 146 Ibid., p. 118.

* 147 Ibid., p. 12.

* 148 BARDÈCHE, Marie-Laure, Le principe de répétition, Littérature et modernité, Paris, L'Harmattan, « Sémiotiques », 1999, p. 115.

* 149 Notion définie par Bardèche. Voir ibid., p. 143 sq.

* 150 Ibid., p. 118.

* 151 « Quand Marguerite parle de l'écriture, du cinéma et d'elle-même », propos recueillis par Jean-Michel Frodon et Danièle Heymann, 13 juin 1991 in CHAMPETIER, Caroline, « Marguerite Duras, Un siècle d'écrivains ». In France 3. Émissions. Site de la chaîne de télévision France 3 [En ligne]. 

http://web.archive.org/web/20010627161416/www.france3.fr/emissions/ecrivain/auteurs/duras.html (Consulté le 18 janvier 2002)

* 152 MOHSEN, Caroline, « Place, memory, and subjectivity, in Marguerite Duras' Hiroshima mon amour », Romanic Review, vol. 89, (November 1998), p. 3 [En ligne].

http://www.findarticles.com/p/articles/mi_qa3806/is_199811/ai_n8819025 (Consulté le 4 avril 2006) Traduction libre de l'anglais. La pagination indiquée pour les renvois à cet article est celle de la version en ligne et peut par conséquent dépendre de l'impression.

* 153 Ibid. Dans cet extrait, Mohsen elle-même cite l'essai de Julia Kristéva, « The Pain of Sorrow in the Modern World ».

* 154 Hiroshima mon amour, op. cit., Synopsis, p. 11. Les italiques et les guillemets sont de l'auteur.

* 155 Ibid., Partie I, p. 33. Les italiques sont de l'auteur.

* 156 Ibid., p. 34.

* 157 Ibid., p. 34-35.

* 158 Ibid., p. 32.

* 159 MOHSEN, Caroline, art. cité, p. 5 et p. 6-7.

* 160 De façon tout à fait intéressante, le texte met en jeu des conceptions divergentes de cet accès à la mémoire : l'héroïne se souvient de l'histoire spécifique de Hiroshima parce qu'elle est concrétisée et recréée dans les attributs matériels de la ville - l'hôpital (guérison de la perte), le musée (iconisation d'objets perdus et retrouvés), les personnes (effrayées ou silencieuses à propos de leur perte) et les films sur l'explosion elle-même (dans lesquels l'illusion est si parfaite que les touristes pleurent, consumant ainsi l'événement historique et l'annihilant) - et elle juge utiles ces artefacts culturels qui provoquent la réflexion et la mémoire, car pour elle une mémoire "fausse" ou de seconde main est encore préférable à l'oubli. L'amant japonais nie pour sa part l'existence de ces endroits dans la mémoire qu'évoque l'héroïne, dont le "voir" est une impossibilité, une invention. Son refus d'une relation de cette femme à Hiroshima est le refus de sa participation à l'espace de la ville, car une telle participation implique aussi, et nécessairement, une transformation de Hiroshima. Lui exige du passé de Hiroshima qu'il reste statique, intact, enterré, car une exploration réelle ou imaginaire de la part de cette femme mènerait à une inscription différente des événements, qui pourrait le forcer à réexaminer sa relation à l'événement obligatoirement oublié. Car toute reproduction est une version diminuée de l'originale et sa falsification, et l'amant japonais est résolu à conserver une pureté idéale de l'événement historique, refusant de réaliser que l'événement n'existe pas en dehors de ses re-créations individuelles. [Repris librement de MOHSEN, Caroline, art. cité, p. 6-7.]

* 161 Cousseau relève d'ailleurs que cet épisode revient à intervalles réguliers dans l'oeuvre : initialement présent dans le scénario de Nuit noire Calcutta (court métrage inédit au cinéma, 1964), il apparaît ensuite dans Les Lieux de Marguerite Duras (1977), dans Aurélia Paris (1979), puis revient dans Écrire (1993). Voir COUSSEAU, Anne, « La chambre noire de l'écriture », art. cité, p. 114.

* 162 Ce genre d'hypertrophie dans l'attention portée à une mouche fait inévitablement penser à Nicolas Bouvier et à la description de sa haine des mouches, véritable morceau d'anthologie de L'Usage du monde ...

* 163 DURAS, Marguerite, Écrire, op. cit., p. 40-41.

* 164 MICHELUCCI, Pascal, « La motivation des styles chez Marguerite Duras : cris et silence dans Moderato Cantabile et La Douleur », Études françaises, vol. 39, n° 2, p. 106.

* 165 BESSIÈRE, Jean, « Stéréotypes : division sémantique du travail et littérature », in Sont-ils bons ? Sont-ils méchants ? Usages des stéréotypes, op. cit., p. 234.

* 166 DURAS, Marguerite, Écrire, op. cit., p. 41.

* 167 Ibid., p. 64.

* 168 Nous reprenons ici librement l'analyse de COUSSEAU, Anne, « La chambre noire de l'écriture », art. cité, p. 114.

* 169 DURAS, Marguerite et Michelle PORTE, Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1977, p. 103.

* 170 Marguerite Duras - Dits à la télévision, entretiens avec Pierre Dumayet, suivi de La Raison de LOL par Marie-Magdeleine Lessana, Paris, E.P.E.L, « Atelier », 1999, p. 11.

* 171 SAMI-ALI, Mahmoud, op. cit., p. 50.

* 172 DURAS, Marguerite, Hiroshima mon amour, op. cit., Appendices, Les Evidences nocturnes, p. 142. Les italiques sont de l'auteur.

* 173 Ibid., p. 118.

* 174 Id., Écrire, op. cit., p. 37. Les italiques sont de l'auteur.

* 175 Id., Le Camion, op. cit., p. 64-65.

* 176 SEGAL, Naomi, The banal object : theme and thematics in Proust, Rilke, Hofmannsthal, and Sartre, London, University of London, « Bithell series of dissertations », 1981, p. 27-28.

* 177 Marguerite Duras, La couleur des mots, entretiens avec Dominique Noguez autour de huit films, Paris, Benoît Jacob, 2001, p. 144-145.

* 178 Ce qui serait en soi également paradoxal puisque l'identité d'une personne serait établie par sa banalité...

* 179 Adéquation qui sera d'ailleurs l'objet, comme le note Doneux-Daussaint, d'une véritable construction, notamment sous l'angle médiatique. Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, I, chapitre 2, § 77-78.

* 180 DURAS, Marguerite, C'est tout, Paris, P.O.L, 1995, p. 39.

* 181 Qualité extraordinaire qu'elle s'empresse, fait remarquable, de renvoyer dans le banal de l'habitude par une sorte de lieu commun du type « Finalement on s'habitue à tout ».

* 182 « Règle qui interdit que l'on se jette ostensiblement des fleurs à soi-même ». Kerbrat-Orecchioni est citée par Doneux-Daussaint, reprise ici librement. Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, I, chapitre 2, § 97-99.

* 183 Marguerite Duras à Montréal, textes réunis et présentés par Suzanne Lamy et André Roy, Montréal, Éditions Spirale, 1981, p. 25. Duras fait cette critique élogieuse de sa propre oeuvre cinématographique ailleurs encore. Voir notamment DURAS, Marguerite, Les Yeux verts, op. cit., p. 54.

* 184 DURAS, Marguerite, « J'ai pensé souvent... », in Le Monde extérieur, Outside 2, op. cit., p. 192.

* 185 D'une façon similaire, en 1992, quand elle se reverra parlant du Vice-Consul, elle dira que c'est « un des plus grands films du siècle » (Dits à la télévision, op. cit., p. 47). Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, I, chapitre 2, § 101.

* 186 MANCEAUX, Michèle, L'Amie, Paris, Albin Michel, 1997, p. 20.

* 187 Ibid., p. 76. Ces deux exemples sont repris de Doneux-Daussaint. Voir ci-dessus, note 185.

* 188 SEGAL, Naomi, op. cit., p. 39.

* 189 Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, I, chapitre 2, § 96.

* 190 GüNTHER, Renate, op. cit., p. 73.

* 191 Définition sémantique tirée de : RIEGEL, Martin, Jean-Christophe PELLAT et René RIOUL, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1999 (5e éd.), p. 156.

* 192 At, p. 100.

* 193 Pour les différents types de relations qu'entretiennent les groupes nominaux anaphoriques avec leur antécédent, nous reprenons : RIEGEL, Martin, Jean-Christophe PELLAT et René RIOUL, op. cit., p. 614-615.

* 194 Cf. At, p. 100-101.

* 195 Voir supra, p. 47-51.

* 196 ACN, p. 33.

* 197 Cf. At, p. 11-12, p. 13, p. 31, p. 32, p. 34, p. 40 entre autres.

* 198 Cette question sera analysée de façon détaillée dans la suite de cette étude, où la notion de catégorie constitue un point à part entière. Voir infra, dès p. 90 et surtout p. 97 sq.

* 199 Voir infra, p. 129 sq.

* 200 ACN, p. 18.

* 201 MC, p. 60.

* 202 Ibid., p. 86.

* 203 Ibid., p. 104.

* 204 Ibid., p. 106.

* 205 Ibid., p. 108.

* 206 Ibid., p. 103.

* 207 Ibid., p. 122-123.

* 208 Ibid., p. 112.

* 209 Ibid.

* 210 Ibid., p. 87-88.

* 211 ACN, p. 202. La division de l'extrait en segments numérotés facilitera la lecture de l'analyse qui en est proposée.

* 212 Comment l'enfant qui les dit pour la première fois pourrait-elle en effet juger de leur caractère convenu ? Si l'on prend en compte, dans la "Préface" de L'Amant de la Chine du Nord, la déclaration Marguerite Duras ("M. D."), qui établit clairement le lien entre L'Amant et L'Amant de la Chine du Nord [voir ACN, p. 11], ce jugement peut même être attribué à l'auteur elle-même (pacte autobiographique). La conscience du sujet, de sa différenciation dans le temps, est ici clairement représentée : Duras âgée et mûrie par l'expérience revient sur un épisode de son enfance sur lequel elle se permet désormais de porter un jugement. Dans L'Amant en revanche, bien que le narrateur et le caractère principal soient identiques, il n'y a pas d'assertion directe de l'identité du narrateur et de l'auteur, si bien que le pacte autobiographique entre l'auteur et le lecteur est inexistant.

* 213 Une catégorisation très similaire apparaît déjà peu avant cet extrait, en pages 199-200 :

L'enfant a entendu. Elle est là tout à coup, devant lui, prête à écouter l'histoire, celle plus forte que la sienne, plus captivante, celle de tous les romans, celle de sa victime à elle, l'enfant : L'autre femme de l'histoire, encore invisible, celle de toutes les amours.

Il en va de même pour la note auctoriale de la page 84 : « On filme les amants endormis, Le Roman Populaire du Livre », qui en outre, comme l'indique Gasparini, commente le texte en tant que représentation ; l'expression majuscule postule que le « Livre » n'est qu'une étape, le synopsis d'un film à l'eau de rose, puisque Duras va jusqu'à imaginer, dans L'Amant de la Chine du Nord, ses héros projetés sur grand écran, offerts au regard public des salles obscures. Voir GASPARINI, Philippe, Est-il je ?, Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, « Poétique », 2004, p. 74-75 et p. 156.

* 214 Pour la présente étude, ce terme se définit comme étant « la délimitation conceptuelle d'une notion, le découpage du réel, à partir de traits communs, en classes d'objets rangés sous une même dénomination. » Voir DÉTRIE, Catherine, Paul SIBLOT et Bertrand VERINE, Termes et concepts pour l'analyse du discours, Paris, Champion, 2001, entrée « catégorisation », p. 48.

* 215 « [...] pour la première fois de sa vie [...] », ACN, p. 202.

* 216 « les mots des livres, du cinéma, de la vie, de tous les amants. » Il y a un effet de mise en abyme ici : c'est justement dans le livre qu'il tient dans ses mains que le lecteur lit le « je vous aime » de l'enfant au Chinois... Le livre, qui témoigne d'une expérience singulière, prouve et justifie pourtant au lecteur, par sa matérialité même, la loi générale évoquée à propos de la relation amoureuse. L'écriture fige, dans l'objet concret du livre, l'usage d'un stéréotype, usage qui se veut cependant individuel. Comme le souligne Dufays, cette ambivalence est celle même du lieu commun : à la fois on en habite le sens (en en faisant notre lieu) et on en est dépossédé (car il est toujours déjà lieu de l'autre). Voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 278.

* 217 Cette métaphore est d'ailleurs elle aussi emphatique en soi.

* 218 Aucun paramètre permettant d'établir la présence d'un PDV représenté n'est en effet identifiable (pour cette notion, voir infra, p. 119-122). Selon les catégories de PDV élaborées par Rabatel, il pourrait s'agir, puisque ce n'est pas un PDV représenté, d'un PDV asserté ou d'un PDV raconté. Une catégorisation plus poussée de ce segment semble cependant inutile puisqu'elle conduirait à la même visée quant à l'utilisation particulière du banal. Pour de plus amples détails, se référer plus spécialement à l'article de Rabatel intitulé « Un, deux, trois points de vue ? Pour une approche unifiante des points de vue narratifs et discursifs », La Lecture Littéraire, n° 4 (2000), pp. 195-254.

* 219 Pour une définition de cette notion, voir infra, p. 124, note 319.

* 220 GüNTHER, Renate, op. cit., p. 78.

* 221 On définit ici les valeurs comme étant des concepts que l'auteur peut chercher à exprimer lorsqu'il écrit et dont le lecteur dispose pour interpréter les usages indifférenciés d'un signe. Voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 272-274. Les définitions des valeurs sont tirées de cet ouvrage.

* 222 Ces deux premières valeurs - qui ne sauraient pourtant s'imposer comme allant de soi - ont été évoquées, on s'en souvient, à propos des indéterminations textuelles provoquées par certains opérateurs de singularisation étudiés dans la première partie. Voir supra, p. 33-35 et p. 40-43. La polyphonie sera étudiée surtout dans la dernière section de ce deuxième chapitre. Voir infra, p. 118 sq.

* 223 Il faut ici souligner que le choix de présentation des analyses ne sous-entend aucune classification. De même, aucune fréquence d'apparition plus significative dans un texte plutôt qu'un autre n'a été établie.

* 224 ACN, p. 192.

* 225 Ibid., p. 202. À noter que la singularité de l'énonciation de l'enfant qui est thématisée dans l'extrait de la page 192 (la seule fois) est totalement contredite dans cet extrait-ci, qui apparaît à peine quelques pages plus avant dans le roman ! Encore une belle marque de paradoxe durassien, et de banalisation du singulier par la répétition...

* 226 Le nom propre désigne un référent unique et identifie un individu particulier. S'il n'opère pas, comme le nom commun, une catégorisation descriptive, l'une de ses fonctions est de signaler, par son emploi, l'individualisation du référent ou de l'élément du réel. La catégorisation individualisante, opposée à celle, transférable à plusieurs référents, du nom commun, constitue donc un des modes de signifiance du nom propre : la nomination en elle-même confère le statut d'individu. Voir RIEGEL, Martin, Jean-Christophe PELLAT et René RIOUL, op. cit., p. 176 ainsi que DÉTRIE, Catherine, Paul SIBLOT et Bertrand VERINE, op. cit., entrée « catégorisation individualisante », p. 49.

* 227 Qui renvoie au « paradoxe d'une non-information très informative » dont parle Doneux-Daussaint à propos des titres des romans durassiens, et qui se retrouverait également ici à l'intérieur du récit, ce qui n'a rien de surprenant étant donné l'ampleur de la problématique du banal et du singulier. Les titres durassiens fonctionnent en effet selon elle sur le principe d'une certaine transgression porteuse d'informations. Duras utilise généralement des titres « thématiques » qui réfèrent le plus souvent aux héros et héroïnes des romans, véritables sujets des romans, mais dont le nom, quand il figure, n'atteint jamais la complétude d'un prénom et d'un nom. Le lecteur n'aura souvent qu'un simple prénom comme dans Abahn, Sabana, David, auquel se joint parfois une lettre du nom de famille, Émily L., quand ce n'est pas le prénom même qui est amputé de ses lettres, Lol V. Stein. Doneux-Daussaint voit dans cette réduction apparente de l'information l'information capitale sur le sujet des romans, qui se situe pour le personnage dans l'impossibilité à être et à se nommer. Elle met également en évidence les titres qui ne réfèrent qu'à une existence fonctionnelle du personnage, comme L'Amant ou Le Vice-consul, ou encore Le Marin de Gibraltar, comme si la question de l'identité n'était réductible qu'à un simple rôle. Ainsi, selon elle, le personnage durassien n'atteint jamais, par le titre, la nomination de son être total, comme il n'atteindra jamais son être dans les différents romans. D'autres titres paraissent déroger au principe de pertinence dans la mesure où c'est un détail du roman qui est choisi comme titre. Ce sont notamment Les Petits Chevaux de Tarquinia ou Moderato Cantabile, ou encore La Pluie d'été et Dix heures et demie du soir en été. Toutefois sur le plan de la pertinence, c'est L'Amour qui est le plus discordant dans la mesure où dans le roman même, il n'est pas question d'amour. Voir DONEUX-DAUSSAINT, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 1, § 388, que nous reprenons librement.

* 228 AMMOUR-MAYEUR, Olivier, « Écrire L'Amour : Enjeux des poétiques asiatiques chez Duras », in Marguerite Duras, la tentation du poétique, op. cit., p. 141.

* 229 La même absence se note dans L'Amant. Quant à L'Amant de la Chine du Nord, il fournit des explications complémentaires par le biais d'une note auctoriale (ACN, p. 82), qui prend la forme d'une justification romanesque pour expliquer cette absence. On y avoue une défaillance de la mémoire (l'enfant a d'abord oublié le nom du Chinois). « Après, elle avait préféré taire encore ce nom dans le livre et le laisser pour toujours oublié. » Ces lignes suggèrent en outre une nouvelle équivalence entre l'enfant et le narrateur (voir supra p. 87, note 212), puisqu'il est dit que c'est l'enfant qui prend l'initiative de taire ce nom dans le livre. Tout se passe alors comme si elle s'arrogeait les pouvoirs du narrateur. Il est très intéressant de relever que dans ce roman, de nombreuses notes ou indications dans le texte attestent la dimension autobiographique du roman et constituent, en dépit de leur caractère épars, le fameux pacte autobiographique qui manquait dans L'Amant : ce sont notamment la "Préface" (déjà citée) ainsi que les deux notes auctoriales en pages 54 et 101, qui transgressent la limite temporelle que s'est fixée l'auteur dans la "Préface", le départ d'Indochine, pour évoquer l'existence ultérieure des personnages (la mort d'Hélène Lagonelle annoncée par ses tantes après la parution de L'Amant, et l'écriture, par l'héroïne, de la vie de sa mère dans Un Barrage contre le Pacifique) [voir GASPARINI, Philippe, op. cit., p. 74]. S'établit alors aisément l'équation enfant = narrateur = auteur réel, car la mention explicite de ces deux romans renvoie au monde réel dans lequel il existe une personne nommée Marguerite Duras qui est auteur de ces livres.

* 230 « Le mythe consiste [...] en une forme simple érigée en modèle prestigieux dont la puissance de fascination tient à la lumière diffuse qu'il projette sur notre vécu. En ce sens, il n'a pas à se faire passer pour un fidèle reflet de la réalité. Il n'est censé ni reproduire, ni imiter le monde réel. » Voir AMOSSY, Ruth, op. cit., p. 108.

* 231 Voir supra, p. 91-92, note 227.

* 232 La réhabilitation par Duras du nom de l'amant chinois, Thuy-Lê, ne viendra que l'année suivant la parution de L'Amant de la Chine du Nord, non dans une oeuvre de fiction mais dans un article intitulé « Paris, 26 janvier 1992 » (repris dans Le Monde extérieur, p. 220-222), et constitue plutôt une démarche réactive que la marque d'une volonté profonde et réfléchie de la part de l'écrivain, du fait que la photo de son amant était publiée, en ce 26 janvier 1992, dans Match.

* 233 DURAS, Marguerite, C'est tout, op. cit., p. 17.

* 234 AMOSSY, Ruth, op. cit., p. 108.

* 235 À cette différence que pour elles, il n'est nulle part fait mention d'un nom propre qui serait prononcé sans être « transcrit », comme c'est le cas pour le Chinois. On lit chez Gasparini que le refus de nommer l'héroïne semble parfois une coquetterie de la romancière, se constituant ainsi, a posteriori, en personnage de fiction, à la fois ordinaire (une enfant parmi d'autres, une fille, une blanche) et, par le récit de son histoire d'amour, extraordinaire, « héroïsée ». Voir GASPARINI, Philippe, op. cit., p. 43.

* 236 Voir supra, p. 56, note 126.

* 237 C'est le genre de la confession plutôt que de l'autobiographie qui prévaut dans L'Amant, qui est, selon Varsamopoulou, plus proche de la désignation de roman autobiographique que de l'autobiographie. Pour elle la question n'est pas tant que L'Amant puisse ou ne puisse pas être considéré comme une autobiographie, mais réside dans le fait qu'il y a presque autant d'aspects du texte qui appuient une telle lecture qu'il y en a d'autres qui résistent à cette classification. Voir VARSAMOPOULOU, Evy, The Poetics of the «Künstlerinroman» and the Aesthetics of the Sublime, Aldershot, Ashgate, 2002, p. 197.

* 238 COUSSEAU, Anne, « Architectures poétiques », art. cité, p. 40.

* 239 MC, p. 67.

* 240 En emploi spécifique, l'indéfini désigne un ou plusieurs individus quelconques des classes homme et femme sans permettre leur identification univoque. Il extrait de la classe dénotée un élément particulier qui est uniquement identifié par cette appartenance et qui n'a fait l'objet d'aucun repérage référentiel préalable. Ce cas précis de renvoi (généralement à identité constante), qui est à distinguer des cas qui admettent une variation d'identité, peut toutefois s'en rapprocher en ce sens que si l'indéfini réfère bien à Chauvin et à Anne, il pourrait en effet tout aussi bien renvoyer à un autre homme ou à une autre femme, précisément non encore identifiés dans le texte, c'est-à-dire potentiellement à tout autre homme ou toute autre femme. Voir RIEGEL, Martin, Jean-Christophe PELLAT et René RIOUL, op. cit., p. 152-153 et p. 159-160.

* 241 Cet effet est d'ailleurs très fréquemment couplé à celui, relativement similaire, que permet l'utilisation du présent de l'indicatif, qui conjoint à la création de ce qu'il énonce l'évidence d'une inscription dans l'éternel. C'est le cas pour cet exemple (4), ainsi que pour les précédents, (1) et (2).

* 242 At, p. 19.

* 243 Ibid., p. 46.

* 244 Ibid., p. 139.

* 245 Ibid., p. 14.

* 246 Les passages où ce procédé est visible sont d'ailleurs toujours précédés ou suivis de segments de texte plus ou moins longs dans lesquels le récit se fait à la première personne. Voir entre autres p. 29, p. 42, p. 50, p. 121.

* 247 DURAS, Marguerite, « Mothers », in Le Monde extérieur, Outside 2, op. cit., p. 194. Ce texte a été publié dans Le Monde le 10 février 1977.

* 248 MICHELUCCI, Pascal, art. cité, p. 101.

* 249 Renate Günther souligne d'ailleurs avec pertinence que dans L'Amant, « the constant incantation of female names - Marie-Claude Carpenter, Betty Fernandez and later Hélène Lagonelle - is almost like an attempt to rescue women from their anonymity and to give them an identity of wich `la mère' and `l'enfant' have been deprived ». La notion d'identité reçoit en quelque sorte une nouvelle acception au vu des configurations durassiennes qui en sont faites, ce qui est évoqué en ces termes, toujours par Günther : « Identity in L'Amant corresponds to a number of points of view, voices and subject positions, all of wich can be «I» but none of wich ultimately defines the author's, narrator's or character's «self». «I» can be both the narrator and the young girl, subject and object of the gaze into the mirror, «l'image absolue» and its creator, the woman's body and the consciousness that sees and describes it ». Voir GüNTHER, Renate, op. cit., p. 45 et respectivement, p. 22-23.

* 250 At , p. 126-127.

* 251 Il s'agit plus spécialement d'un narrateur intra- et homodiégétique.

* 252 Allié, qui plus est, au présent du verbe croire, verbe de modalité grâce auquel le je exprime son opinion en évaluant son expérience personnelle dans le présent de l'écriture.

* 253 RABATEL, Alain, « Un, deux, trois points de vue ? Pour une approche unifiante des points de vue narratifs et discursifs », art. cité, p. 237.

* 254 Voir le début de L'Amant, p. 16, où Duras met sur pied d'égalité, par une simple juxtaposition, les termes « temps » et « experiment » [italiques de l'auteur], en parlant des traces qu'ils laissent sur un visage, un corps, même si la narratrice dit faire exception à cette sorte de norme, du fait de son visage déjà « exténué » à dix-huit ans, comme si à cet âge elle avait déjà tout vécu.

* 255 « [...] celle d'avoir perdu un enfant quelques mois plus tôt qui revenait ».

* 256 AMMOUR-MAYEUR, Olivier, art. cité, p. 152.

* 257 R. SCHEHR, Laurence, « Disloquations : de la communication durassienne », in Marguerite Duras, la tentation du poétique, op. cit., p. 241 et 243.

* 258 Le cumul des procédés de singularisation peut ici être apprécié à sa juste valeur. Voir supra, p. 47-51.

* 259 At, p. 100-101.

* 260 HAPPE, François, « Le banal et l'événement : la "Belle Noiseuse" de White Noise de Don DeLillo », in L'invention de l'ordinaire, op. cit., p. 30.

* 261 Sur laquelle pointent les termes pour moi. Cet aspect sera développé plus loin par rapport à la notion de point de vue. Voir infra, p. 129 sq.

* 262 DURAS, Marguerite, « "Les Ténèbres" d'Aki Kuroda », in Outside, Paris, P.O.L, 1984 [1995, Folio], p. 324. Il s'agit de la préface d'exposition du peintre Aki Kuroda à la Galerie A. Maeght à Paris en 1980.

* 263 Proximité qui a été soulignée dans l'introduction de cette étude.

* 264 Pour une définition de ce terme, voir supra, p. 10, note 9.

* 265 MC, p. 77.

* 266 MC, p. 47.

* 267 La valeur de la répétition, qui produit par ailleurs un rappel précis si l'on considère le découpage en chapitre (première description de ce beau temps au chapitre IV, réitérée exactement quatre chapitres plus loin), ajoute à la singularisation.

* 268 Voir notamment MC p. 9, 10, 11, 12, 13 où se trouvent essentiellement des indications sur les variations de la lumière et de la couleur du ciel au cours de la journée, puis p. 47 et 50-51. Après le début du chapitre IV, d'autres indications sont à relever en p. 71, 80, 99, 103, puis après le chapitre VIII, en p. 115 et 120.

* 269 « Le beau temps durait encore », « Sa durée avait dépassé [...] », « sa pérennité ».

* 270 « La bonté de ce temps », « [...] meilleur, [...] plus avancé, [...] plus proche », « plus belle [...] ».

* 271 Dans une étude diachronique des romans durassiens, Guers-Villate a souligné que dans Moderato Cantabile, des dialogues en style très familier et proche de la langue parlée remplaçaient les parties narratives qui prédominaient dans les oeuvres antérieures. Voir GUERS-VILLATE, Yvonne, Continuité, discontinuité de l'oeuvre durassienne, 1985, p. 44. Borgomano relève également que des romans comme Le Square, Moderato Cantabile et Détruire, dit-elle assignent au récit - dont l'importance est faible - le rôle de mettre en scène un dialogue dont l'importance est primordiale. Voir BORGOMANO, Madeleine, L'Écriture filmique de Marguerite Duras, 1985, p. 28.

* 272 BORGOMANO, Madeleine, « Moderato Cantabile » de Marguerite Duras, Paris, Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1993, p. 89.

* 273 MC, p. 53.

* 274 DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 235.

* 275 Selon la définition qui en a été donnée dans l'introduction de cette étude, p. 10, note 10.

* 276 Voir supra, p. 10, note 11.

* 277 MC, p. 67.

* 278 Voir supra, p. 94-95.

* 279 Dufays propose de définir l'idéologème (ou maxime idéologique) comme « un énoncé conforme à la doxa, à l'idéologie dominante de son époque ». Il l'assimile à la notion de lieu commun. Voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 96. De façon relativement similaire, Angenot définit les idéologèmes comme « de petites unités signifiantes dotées d'acceptabilité diffuse dans une doxa donnée ». Voir ANGENOT, Marc, « Pour une théorie du discours social : problématique d'une recherche en cours », Littérature, n° 70 (1988), p. 84. À retenir également, pour ces idéologèmes, leur rôle de « présupposés régulateurs » qui confèrent autorité et cohérence aux discours sociaux, élément que souligne Dufays (voir op. cit., p. 97).

* 280 AMOSSY, Ruth, op. cit., p. 44.

* 281 ACN, p. 234.

* 282 Voir supra, p. 36-37.

* 283 Cité par GAUTHIER, Léa, « Nan Goldin, La mise en scène du banal », in Mouvement. Revue trimestrielle des arts vivants. Mouvement.net, site indisciplinaire [sic] des arts vivants [En ligne].

http://www.mouvement.net/html/fiche.php?doc_to_load=7248 (Consulté le 1er février 2006)

* 284 Scénario-type qui consiste en une tentative de description de l'objet dont on affirme en même temps l'impossibilité de le faire, sorte de cliché littéraire propre au lieu commun de l'indicible.

* 285 Ou au-delà, selon le point de vue que l'on adopte : le cri comme événement informe précédant la parole, la mise en mots, ou le cri comme seule ressource vocale possible une fois que la parole a atteint ses limites.

* 286 Voir supra, p. 98 sq. et, respectivement, p. 91 sq.

* 287 ACN, p. 203.

* 288 DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 119 et p. 142-143.

* 289 Le Chinois, sommé par son père de mettre fin à sa relation avec l'enfant, blanche et pauvre, se soumettra à cette décision, de peur de violer une règle de la Chine traditionnelle : dans cette société où le mariage était arrangé par les parents, l'amour spontané était illégitime.

* 290 L'appréciation de ce stéréotype est d'ailleurs cette fois positive (douceur, oubli) par rapport à l'évaluation négative qui en a été faite jusque-là.

* 291 L'étonnement constitue en effet selon Domecq le résultat d'un décalage par rapport aux habitudes de perception et de pensée, qui a pour effet de faire devenir "abanal" ce qui jusque-là paraissait banal. Voir DOMECQ, Jean-Philippe op. cit., p. 128 et 139.

* 292 LEYENS, Jean-Philippe et Olivier CORNEILLE, « Perspectives psychosociales sur les stéréotypes », in Sont-ils bons ? Sont-ils méchants ? Usages des stéréotypes, textes réunis et présentés par Christian Garaud, Paris, Champion, Genève, Slatkine, 2001, p. 20.

* 293 Ibid., p. 24.

* 294 « Autoportrait, je ne comprends pas... », in Marguerite Duras, le ravissement de la parole, op. cit., CD 3, piste 9. Les propos sont retranscrits tels qu'ils ont été prononcés. La ponctuation proposée vise uniquement à refléter les intonations et inflexions de la voix de Duras.

* 295 DURAS, Marguerite, « Le Bruit et le Silence », Préface à Yves Saint Laurent et la photographie de mode (Albin Michel, 1988) in Le Monde extérieur, Outside 2, op. cit., p. 167.

* 296 Ces quelques points d'interprétation ont été approfondis grâce à la judicieuse analyse de François Happe, reprise ici librement. Voir HAPPE, François, art. cité, p. 28 sq.

* 297 ALFANDARY, Isabelle, art. cité, p. 38.

* 298 ACN, p. 203.

* 299 Après de longs errements dans le dédale des Figures genettiennes, les indications du professeur Rigoli sur la notion de PDV, bien plus stimulante et « nouvelle » dans le paysage linguistique, ont permis de clarifier de nombreuses difficultés sur le traitement de la focalisation dans les textes littéraires.

* 300 Focalisation interne, externe et zéro. Voir GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972.

* 301 Voir RABATEL, Alain, La construction textuelle du point de vue, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998, p. 9. Voir la bibliographie de cet ouvrage pour les études antérieures dont l'auteur est tributaire (à titre indicatif, citons essentiellement DUCROT, Oswald, « Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation », in Le dire et le dit, Paris, Minuit, « Propositions », 1984, pp. 171-233 et BANFIELD, Ann, Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect libre, Paris, Seuil, 1995).

* 302 Id., « La valeur délibérative des connecteurs et marqueurs temporels mais, cependant, maintenant, alors, et dans l'embrayage du point de vue. Propositions en faveur d'un continuum argumentativo-temporel », Romanische Forschungen, n° 113-2 (2001), p. 154.

* 303 Ibid.

* 304 Id., « Un, deux, trois points de vue ? Pour une approche unifiante des points de vue narratifs et discursifs », art. cité, p. 197.

* 305 Id., «La valeur délibérative des connecteurs... », art. cité, p. 161, note 15.

* 306 Il s'agit, selon la terminologie de Rabatel, du processus d'aspectualisation du focalisé.

* 307 Il est à noter que ce procès de perception est sous-entendu par une scène prétexte, dénotée par le verbe conjugué « il avait crié », qui est alors interprétée par le lecteur comme propice à des perceptions et pensées représentées en vertu de sa connaissance du monde (il est logique de déduire que lorsque deux personnes sont en présence et que l'une des deux crie, la deuxième va entendre ce cri). Le procès de perception sous-entendu en début de second paragraphe pourrait donc être restitué par un verbe de perception du type « Ce qu'elle entendit, c'était un cri [...] ». Rabatel parle dans ce cas de marquage implicite du procès de perception, qui rend plus « coûteux », d'un point de vue cognitif, le repérage et l'attribution du PDV. Voir id., La construction textuelle du point de vue, op. cit., pp. 71-72.

* 308 En effet, quand bien même il est possible de distinguer entre PDV du personnage et PDV du narrateur, Rabatel souligne à juste titre que « la voix du narrateur est toujours présente (puisque c'est de sa voix même qu'émerge le mode narratif) et plus ou moins prégnante, en fonction des intentions communicatives de l'écrivain qui s'amuse à (em)brouiller les pistes. » Voir ibid., p. 139.

* 309 La méthodologie d'analyse de cet extrait est reprise librement de : id., « La valeur délibérative des connecteurs...», art. cité, p. 155 sq.

* 310 Id., « La valeur délibérative des connecteurs...», art. cité, p. 161, note 15.

* 311 Ibid., p. 163 et 164.

* 312 Il s'agit plus précisément dans ce cas d'un bornage premier, le plus fréquent dans l'embrayage du PDV (le nom propre ou son substitut - comme dans le cas présent - se trouvant à l'extérieur des propositions P qui développent les pensées et/ou perceptions représentées) mais les mentions du sujet et du procès de perception sont postposées au développement de la perception, ce qui demande un surcroît de travail interprétatif au lecteur pour l'attribution du PDV. Pour de plus amples détails sur ces notions, voir id., La construction textuelle du point de vue, op. cit., pp. 62-78.

* 313 Ou marqueurs de subjectivité, notion empruntée à Catherine KERBRAT-ORECCHIONI. Dans son ouvrage intitulé L'Énonciation. De la subjectivité dans le langage (Paris, Armand Colin, « Linguistique », 1980, pp. 34-146), elle tente l'inventaire et la description des lieux d'ancrage les plus manifestes de la subjectivité langagière. Parmi ces marqueurs, elle distingue, outre les déictiques, les termes affectifs, les évaluatifs axiologiques et non-axiologiques, les modalisateurs, et d'autres lieux encore d'inscription dans l'énoncé du sujet d'énonciation (par exemple choix dénominatifs, sélection et hiérarchisation des informations, etc.). Pour de plus amples détails sur ces marqueurs, voir KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, op. cit., pp. 70-118, et sur la notion de subjectivité, voir CHARAUDEAU, Patrick et Dominique MAINGUENEAU, Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, entrée « Subjectivité », p. 552-553.

Les subjectivèmes ont été mis en évidence en gras dans l'extrait étudié. Voir supra, p. 120.

* 314 Voir RABATEL, Alain, La construction textuelle du point de vue, op. cit., pp. 83-100, que nous reprenons librement.

* 315 Une marque à elle seule est en effet rarement suffisante (et significative) pour indiquer un PDV du personnage, celles-ci fonctionnant le plus souvent en faisceau. Cet extrait en est d'ailleurs une belle illustration.

* 316 Catégorisation surlignée en gras ci-dessous.

* 317 Voir RABATEL, Alain, La construction textuelle du point de vue, op. cit., p. 110-111.

* 318 Nous soulignons le défini.

* 319 Il s'agit de la visée argumentative indirecte du point de vue, que Rabatel appelle l'effet-point de vue. Le PDV estompe en effet tous les actes de parole qui rappelleraient l'origine énonciative personnelle de l'argumentateur. Il fait ainsi tout pour échapper aux remises en cause, car il donne aux perceptions personnelles (et aux pensées associées) le tour objectivant de descriptions apparemment objectives, puisque le lecteur se trouve face à des « phrases sans parole » : « Je n'ai littéralement rien dit, donc il n'y a rien à objecter à ma manière de voir ! ». Voir RABATEL, Alain, « Un, deux, trois points de vue ? Pour une approche unifiante des points de vue narratifs et discursifs », art. cité, p. 242-243.

* 320 GASPARINI, Philippe, op. cit., p. 204.

* 321 DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 275.

* 322 BARDÈCHE, Marie-Laure, op. cit., p. 109.

* 323 DOMECQ, Jean-Philippe op. cit., p. 3.

* 324 Ibid., p. 120.

* 325 SAMI-ALI, Mahmoud, op. cit., p. 23-24.

* 326 Cela rejoint la dimension corporelle, subjective de la pratique de la langue, qui efface toute prévalence du sens selon l'idéal durassien. Voir supra, p. 42-45.

* 327 DOMECQ, Jean-Philippe, op. cit., p. 13.

* 328 Ibid., p. 131.

* 329 SEGAL, Naomi, op. cit., p. 6.

* 330 Voir supra, notamment p. 44-45, p. 89, p. 116, p. 125-126.

* 331 Caroline Mohsen a d'ailleurs souligné, dans son étude sur Hiroshima mon amour, à quel point les lieux étaient, chez Duras, des espaces reliés à une expérience subjective. Voir MOHSEN, Caroline, art. cité, p. 3.

* 332 Grâce à l'épisode de l'agonie de la mouche notamment. Voir supra, p. 66-68.

* 333 COUSSEAU, Anne, « La chambre noire de l'écriture », art. cité, p. 114.

* 334 At, p. 100.

* 335 L'affirmation des faiblesses de mémoire et des doutes du narrateur contribue d'ailleurs d'autant à relativiser cette vérité de l'expérience vécue.

* 336 Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 1, § 399-408, dont les propos sont librement repris.

* 337 At, p. 14.

* 338 BOUTHORS-PAILLART, Catherine, op. cit., p. 220.

* 339 ACN, p. 18. À y regarder de plus près, cet exemple peut toutefois soulever le problème de la caractérisation du narrateur en extradiégétique puisque ces modalités d'incertitude suggèrent qu'il est comme l'oeil d'un cameraman qui voit les événements se dérouler devant lui et s'incorpore en témoin de l'histoire, donc en présence intradiégétique indéfinie. Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 1, § 413.

* 340 ACN, p. 20.

* 341 Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 2ème partie, chapitre 1, § 114 et Conclusion générale, § 33.

* 342 De ce point de vue, l'avis de Varsamopoulou mérite d'être mentionné. Elle émet en effet l'hypothèse tout à fait convaincante que L'Amant de la Chine du Nord est offert pour corriger à la fois le film de Jean-Jacques Annaud et la lecture exagérée de L'Amant comme une autobiographie, en avançant qu'il ne s'agirait pas pour Duras - en se mettant selon nous à distance par le choix du banal - de refuser toute lecture autobiographique, mais de permettre une plus grande universalité. Voir VARSAMOPOULOU, Evy, op. cit., p. 204, note 31.

* 343 BARDÈCHE, Marie-Laure, op. cit., p. 109.

* 344 MC, p. 70.

* 345 Ibid., p. 107.

* 346 Du point de vue de la « norme » de la structure canonique de la phrase : sujet - verbe - complément(s)/attribut.

* 347 BOUTHORS-PAILLART, Catherine, op. cit., p. 199. Nous reprenons librement.

* 348 Ce qui rejoint l'interprétation déjà formulée au début de cette étude à propos de l'indécidabilité du sens provoquée par les apparents pléonasmes. Voir supra, p. 35.

* 349 ALFANDARY, Isabelle, art. cité, p. 39.

* 350 DURAS, Marguerite, Écrire, op. cit., p. 71.

* 351 DURAS, Marguerite et Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, op. cit., p. 11-12.

* 352 BOUTHORS-PAILLART, Catherine, op. cit., p. 176. Quelques interprétations sont ici librement reprises.

* 353 Ibid.

* 354 DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 1, § 392, 395 et 409.

* 355 DURAS, Marguerite, La Vie matérielle, Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour, Paris, P.O.L, 1987, p. 7.

* 356 Duras entra en 1945 au premier Parti de France, le Parti communiste, qui représentait, à la Libération, l'aspiration à une morale et à un comportement nouveaux face aux événements. Lorsque très vite apparurent des dissensions politico-idéologiques au sein des différentes cellules et que le Parti décida de se séparer de Duras et de ses compagnons Robert Antelme et Dionys Mascolo, ce fut le désenchantement. Le 27 septembre 1949, Duras signifia qu'elle ne souhaitait pas reprendre sa carte du Parti, sans pour autant que cet acte signifie qu'elle rompe avec l'idée de communisme. Ce seront plutôt les dérives du marxisme et du stalinisme qu'elle fustigera avec véhémence. En 1954, elle sera mise à la porte, au moment de la polémique Garaudy-Sartre. Après son exclusion, elle continuera néanmoins à se proclamer communiste, mais libre de le redevenir chaque matin, libre de le redéfinir chaque nuit. Voir ADLER, Laure, op. cit., pp. 350-419.

* 357 DURAS, Marguerite, « J'ai pensé souvent... », in Le Monde extérieur, Outside 2, op. cit., p. 191.

* 358 BESSIÈRE, Jean, « Stéréotypes : division sémantique du travail et littérature », art. cité, p. 233.

* 359 On peut parler dans ce cas d'autostéréotypie, sous-catégorie de stéréotypes « personnels » à un auteur, telle que la définit Orace. Voir ORACE, Stéphanie, art. cité, p. 18. Le discours peut en effet « fabriquer » lui-même le cliché, le stéréotype : « En réemployant constamment un même mot ou une même phrase, [...] en rendant "clichés" certains mots, dans l'espace de la mémoire textuelle, pour pouvoir les faire renaître ensuite, comme des mots-phénix rechargés d'un nouveau pouvoir, l'écrivain procède à une banalisation par "surdétermination". » Voir HEUVEL [VAN DEN], Pierre, op. cit., p. 58-59.

* 360 DOMECQ, Jean-Philippe, op. cit., p. 33.

* 361 Ibid., p. 140-142.

* 362 Ibid., p. 121-122.

* 363 Ibid., p. 127.

* 364 DURAS, Marguerite, « J'ai pensé souvent... », in Le Monde extérieur, Outside 2, op. cit., p. 191.

* 365 SAMMARCELLI, Françoise, « Avant-Propos », in L'invention de l'ordinaire, op. cit., p. 4-5.

* 366 GUERS-VILLATE, Yvonne, op. cit., 1985, p. 52.

* 367 La question de la déconstruction du cliché pourra être approfondie en lisant : DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 2, § 632-636.

* 368 AMOSSY, Ruth, op. cit., p. 194.

* 369 GRIMALDI, Nicolas, Traité de la banalité, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 2005, p. 266.

* 370 GUERS-VILLATE, Yvonne, op. cit., p. 237.

* 371 Cf. GRIMALDI, Nicolas, op. cit., p. 8.

* 372 DOMECQ, Jean-Philippe, op. cit., p. 139.

* 373 BAZANTAY, Pierre et Yves HÉLIAS, Les cahiers de banalyse, n° 2, mai 1984, p. 7. Cité dans : Prolégomènes à une sociologie de l'ennui, blog Internet. www.cpod.com/monoweb/g-rogoff/ennui-5.html (Consulté le 23 mars 2006)

* 374 Cf. DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 287.

* 375 Indicible - et sa notion connexe de silence - qui ont d'ailleurs été tant et tant de fois évoqués à propos de la littérature durassienne, comme le confirme le récent ouvrage de Marie-Chantal KILLEEN : Essai sur l'indicible : Jabès, Blanchot, Duras (Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « L'Imaginaire du texte », 2004).

* 376 DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 309.

* 377 GAUTHIER, Léa, « La mise en scène du banal », art. cité.

* 378 ALFANDARY, Isabelle, art. cité, p. 38.

* 379 PEREC, Georges, L'infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 10-13.






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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery