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Emergence en physique, biologie et sciences cognitives : Vers une compréhension globale

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par Pedro CONTRO
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - M1 Philosophie des sciences 2008
  

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Émergence en Physique, Biologie et Sciences

Cognitives : Vers une Compréhension Globale

Pedro CONTRî PRADO

Mémoire du Master 1 Recherche LoPhiSS dans la spécialité
« Philosophie des Sciences » de l'Université Panthéon-Sorbonne Paris 1
UFR de Philosophie, sous la direction de
Anouk BARBEROUSSE

à ma chère mère

Résumé 4

1. Introduction à l'émergence 5

L'émergence en physique 12

2.1 Les dunes de sable comme exemple 19

3. L'émergence en biologie 26

3.1 La cellule comme exemple 30

4. L'émergence en philosophie et en sciences cognitives 39

4.1. La causalité descendante 39

4.2. La dynamique co-émergente en opposition aux thèses dualistes et monistes 49

5. Conclusions 55

Résumé

Dans ce travail, j'explore le concept d'émergence dans trois domaines différents : physique, biologie et sciences cognitives. Cette exploration graduelle de l'émergence vise à comprendre la relation corps- esprit comme une dynamique co-émergente. On expose l'étude des phénomènes émergents aux divers disciplines, en essayant de trouver de principes généraux pour l'émergence, ainsi qu'en exposant quelques problématiques conceptuelles qui peuvent être résolues avec une changement d'ontologie sur la façon par laquelle l'émergence a lieu. Les cas physique et biologique servent à établir une image plus claire de l'émergence, ce qui permet de fonder une compréhension plus profonde sur la façon par laquelle les niveaux d'organisation supérieur et inférieur interagissent mutuellement. En effet, cette reconnaissance peut guider une direction de recherche plus fructueuse pour comprendre la relation entre le cerveau et l'esprit.

1. Introduction à l'émergence

Le mot émergence existe aussi bien en anglais qu'en français depuis le XVe siècle, mais dans la vie quotidienne le mot s'utilisait seulement pour parler, par exemple, d'un rocher qui émerge de l'eau à marée basse. Néanmoins, ce qui nous intéresse dans ce travail c'est l'émergence comme concept qui a été introduit pour expliquer la vieille constatation d'Aristote que le tout n'est pas simplement la somme de ses parties. L'émergence peut être considérée essentiellement comme une thèse qui reconnaît la difficulté de réduire quelques propriétés aux éléments constituants, mais aussi qui veut rendre intelligible comment ces propriétés se manifestent, ainsi que la façon par laquelle elles sont reliées causalement avec ces constituants.

En 1862, dans son oeuvre « A System of Logic », J.S. Mill considérait le phénomène de la vie comme le résultat d'une juxtaposition et interaction de ses parties constitutives, mais il ne trouvait pas une explication directe seulement en termes d'effets physiques. Il a donc introduit la distinction entre un effet homéopathique et un effet hétéropathique, en caractérisant le premier comme un effet dont l'effet total peut toujours être décomposé en la somme des causes individuelles des effets constitutifs, comme par exemple une force résultante peut se décomposer en la somme de plusieurs forces. En opposition, un effet hétéropathique serait le résultat d'une dynamique composée par plusieurs actions causales, mais qui ne peut pas se décomposer simplement dans l'étude des résultats

des actions causales individuelles, dont Mill considéra l'exemple du phénomène du vivant.

Quelques penseurs britanniques ont par la suite développé les idées de Mill en caractérisant ces types de phénomènes comme émergentes. Ce concept a commencé à attirer l'attention des philosophes comme S. Alexander et A.O. Lovejoy, entre autres, qui ont transmis aussi leur intérêt à des biologistes comme L. Morgan et R. Sperry. Malgré une grande croissance en popularité au début du XXe siècle, dans les années 1930 à 1960 le concept d'émergence a été attaqué par des philosophes influents des sciences comme C. Hempel et E. Nagel, qui soutenaient l'idée que le concept classique d'émergence était confus et incohérent, parfois en l'associant au néo-vitalisme [1]. Mais l'idée d'émergence refusait de mourir, et après une longue série de transformations et adaptations aux nouvelles découvertes, il est maintenant très présent dans la discussion sur des phénomènes comme la vie et la conscience, et aussi dans une relation importante avec les connaissances qu'on a sur l'auto-organisation [2]. Dans ce parcours, il est évident que quelques restes idéologiques historiques continuent à être cause du débat sur la façon de penser l'émergence, dont il est très courant de trouver plusieurs considérations ontologiques1 d'un phénomène émergent qui peuvent se placer encore soit dans l'extrême du réductionnisme, soit dans l'extrême du dualisme.

1 Dans ce travail, on considérera par le terme ontologie, l'ensemble des suppositions (plutôt implicites) sur les types d'existence des phénomènes. Souvent ces derniers se portent sur la vraie existence d'un phénomène par rapport aux autres, comme par exemple la supposition ontologique que les parties sont plus réelles que le tout.

De façon générale, on parle d'un phénomène d'émergence quand on trouve un niveau d'organisation à une échelle supérieure qui présente une certaine nouveauté, ou qui ne peut pas être prédit à partir des règles qui gouvernent le niveau sous-jacent. Voici quelques exemples typiques de processus émergentes: la liquidité d'un fluide à partir de l'interaction de ses molécules, la cristallisation à partir de certains arrangements d'atomes, ou la formation des symétries d'un flocon de neige à partir de la condensation des petites gouttes d'eau ; ou encore des cas plus polémiques, comme le comportement économique global d'un marché financier à partir des actions des agents individuels, ou l'organisation d'une ville à partir des comportements individuels de ses habitants.

Le fait qu'on a un très grand panorama de phénomènes avec de degrés de complexité assez divers, qui néanmoins sont caractérisés tous comme étant des phénomènes émergents, suggère de faire aussi une gradation et une distinction des différents types d'émergence. Aussi bien en science qu'en philosophie, on distingue deux types d'émergence : émergence faible et émergence forte [3]. On dit qu'un phénomène de niveau supérieur est faiblement émergent par rapport au niveau inférieur si les propriétés du phénomène émergent peuvent être expliquées par des règles locales du niveau inférieur directement ou à travers une simulation numérique. Inversement, un phénomène est fortement émergent si on ne peut pas expliquer même en principe les propriétés au niveau supérieur à partir simplement des relations dans la dynamique locale. Tandis que la science a mis l'accent sur

l'étude de l'émergence faible, la philosophie l'a fait sur le concept d'émergence forte.

Il est très avantageux de commencer par remarquer quelques propriétés générales sur les phénomènes émergentes, qui peuvent nous donner une idée plus claire sur sa formation et structure :

1) L'émergence est un phénomène qui apparaît typiquement dans systèmes complexes et auto-organisationnels.

2) Une propriété émergente surgit de l'interaction des éléments d'un ensemble ou réseau, dont aucun des éléments n'a cette propriété, et maintient une certaine autonomie par rapport au niveau sous- jacent.

3) L'émergence apparaît spontanément de la dynamique du système. Il n'existe pas un agent qui contrôle l'organisation de manière individuelle.

4) La dynamique locale fait émerger une propriété globale du système, et il apparaît que cette propriété globale a une influence sur la dynamique locale.

Si l'ensemble de ces propriétés ne peut pas être considéré comme une définition précise qui s'applique à n'importe quel phénomène émergent, il nous aide à en avoir une idée qui ne soit pas trop vague. Pour ce qui concerne une définition plus rigoureuse, la question de caractériser très précisément ce qui est une propriété émergente est encore débattue, essentiellement car la définition de l'émergence est

très souvent posée en termes métaphysiques qui sont précisément la cause du débat. Par exemple, M. Bedau propose une caractérisation d'un phénomène émergente qui repose sur deux facteurs [4]:

- Un phénomène émergent est dépendant des processus sous-jacents.

- Un phénomène émergent est autonome par rapport aux processus sous-jacents.

Cette caractérisation est encore plus générale que la liste des quatre propriétés exposée antérieurement, et elle reflète très bien la contradiction apparente à laquelle l'émergence doit faire face. Évidemment, pour le faire, il faut préciser ce que veulent dire dépendance et autonomie dans ce contexte, puisque la façon par laquelle on interprète ces termes est centrale dans la discussion sur la question si le phénomène émergent peut se réduire au niveau sous-jacent, ou pour fournir une explication à l'interaction causale entre niveaux. Néanmoins, le fait d'essayer de partir d'une définition de l'émergence qui soit très précise, suppose qu'on comprend déjà bien le phénomène de l'émergence. Il me semble qu'il sera plus sensé d'utiliser une démarche dans laquelle on commence avec une idée générale et qu'on raffine notre interprétation des termes en parallèle avec l'approfondissement de notre compréhension.

Une autre manière de caractériser l'émergence est aussi très souvent exprimée en termes épistémologiques. Habituellement on parle d'émergence en relation aux nouvelles propriétés qui ne surgissent de rien d'autre que l'interaction d'un grand nombre de composants dans un niveau inférieur, et qui d'ailleurs ont un pouvoir causal sur la dynamique locale qui les a fait émerger, mais qui ne peuvent

pas être expliqués simplement en termes de l'interaction de ses composants. Ainsi, si bien on reconnaît la difficulté d'expliquer le phénomène émergent seulement en termes du niveau d'organisation sous-jacent, on s'intéresse à rendre compte de la façon par laquelle ces deux niveaux d'organisation interagissent entre eux, en nient qu'il a des causes fondamentalement occultes qui donnent lieu aux propriétés émergentes. De cette sorte, puisque un réductionniste voudrait expliquer ces propriétés émergentes seulement en termes de la dynamique constitutive, et qu'un dualiste dirait que ce sont deux niveaux d'organisation radicalement différents sans pouvoir rendre compte de leur relation causale, l'émergence est une thèse au milieu, ou peut-être au-delà, du réductionnisme et du dualisme. Plus explicitement, le fait qu'il existe une nouveauté et une autonomie dans les propriétés au niveau supérieur, ainsi que la difficulté de prévoir ces propriétés en regardant seulement la dynamique locale, s'opposent à la thèse réductionniste. De l'autre côté, le fait que les propriétés émergentes se manifestent causalement à partir de la dynamique locale mais qu'elles peuvent avoir un effet causal sur cette dynamique s'oppose à la thèse dualiste.

Néanmoins, comme on l'a déjà dit, aujourd'hui on trouve plusieurs conceptions qui pensent l'émergence avec de fortes suppositions ontologiques de manière qu'elles peuvent classer l'émergence dans un plan toujours réductionniste ou dualiste, même si elles sont moins fortes qu'auparavant. Si la supposition ontologique pour le réductionniste est d'attribuer une vraie existence seulement au niveau d'organisation fondamentale, le dualiste s'oppose à cette vision en supposant

que les deux niveaux ont un statut d'existence mais essentiellement différent. Par exemple, la vision standard de l'émergence, appelé émergentisme, est une façon de voir un phénomène émergent comme étant épistémiquement irréductible mais ontologiquement réductible au niveau sous-jacent [5], une thèse également assez proche de ce qui est nommé physicalisme non-réductif2. Néanmoins, on verra plus en détail dans la section 4, que cette conception est problématique, et que quelques philosophes même déclarent que cette vision «...menace de s'effondrer soit dans un réductionnisme, doit dans plusieurs formes plus graves du dualisme » [1].

Pour pouvoir avoir une compréhension plus profonde sur l'émergence, et pour essayer d'expliquer la relation entre le cerveau et l'esprit en termes du concept d'émergence, il est essentiel de fonder cette entendement d'abord dans l'étude de l'émergence dans des dynamiques plus simples, comme le cas de la physique ou la biologie. D'après avoir eu une compréhension solide dans ces cas, on pourrait mieux s'aventurer à comprendre la relation cerveau-esprit.

2 Quelques autres philosophes, comme John Searle, défendent que l'esprit comme propriété émergente du cerveau, est ontologiquement irréductible, mais épistémiquement réductible [6].

2. L'émergence en physique

Depuis quelques dizaines d'années, la popularité de l'émergence a commencé à croître chez les physiciens comme une alternative aux programmes réductionnistes qui auraient pour but de trouver une théorie fondamentale qui décrirait des entités fondamentales, et par laquelle toutes les autres lois et propriétés de la nature pourraient être réductibles à ces interactions. Le cadre qui guide ce programme de recherche tenterait, selon les mots de A. Einstein, de trouver « le système conceptuel plus simple possible qui lie ensemble tous les faits observés » [7], un système conceptuel qui pourrait expliquer la formation des structures d'organisation complexes simplement à partir de l'interaction des éléments constitutifs. Les physiciens plus inclinés à défendre cette thèse sont habituellement des physiciens qui travaillent dans la mécanique quantique, les particules élémentaires, ou dans le modèle standard, particulièrement intéressés à trouver une théorie du tout qui peut rendre compte de toute la réalité à partir d'une formulation mathématique qui regroupe les quatre interactions fondamentales [8]. En revanche, des physiciens plutôt intéressés par la mécanique des milieux continus, état solide, ou systèmes complexes, soutiennent que ce programme reste impossible à compléter puisque il existe des propriétés émergentes qui ne peuvent pas être expliquées, même en principe, simplement à partir du niveau d'organisation sous-jacent.

Certains vont plus loin, en disant que même les lois de la nature sont émergentes. Le physicien R. Laughlin, principal promoteur de cette thèse, signale

qu'il y a dans chaque niveau d'organisation de la nature une nouvelle loi qui ne semble pas déductible des lois plus fondamentales. En effet, l'organisation du vivant défie localement la seconde loi de la thermodynamique, puisque quand un organisme atteint en effet un équilibre thermique avec ses alentours, on ne l'appelle plus un organisme vivant, mais mort. De plus, les lois dites émergentes ne sont pas simplement applicables au cas du phénomène du vivant, mais aussi très souvent on en fait appel au concept d'émergence en physique, quand on trouve que le comportement du système à une échelle macroscopique ne peut pas être prédit simplement à partir de l'analyse des parties du système à une échelle plus petite. Par exemple, Laughlin souligne que le phénomène de la cristallisation, la répartition ordonnée des atomes dans certains solides, est très lié à la rigidité qu'un objet peut avoir : dans la mesure où la structure microscopique est plus ordonnée, l'objet sera plus rigide. La rigidité sera une propriété macroscopique, que l'on pourra mesurer dans des analyses expérimentales pour connaître la façon par laquelle elle change lors de changements dans la structure interne microscopique. Néanmoins, il souligne qu'autant qu'il sache, il est impossible de déduire théoriquement les lois de la rigidité simplement des lois de la physique atomique [9]. Les lois de la rigidité comme règles d'organisation sont ainsi émergentes vis-à-vis des lois de la physique atomique, puisqu'elles consolident une certaine configuration d'organisation à partir de l'organisation à l'échelle atomique. De plus, on peut aussi dire que la propriété de rigidité d'un objet est une propriété émergente, avec certains lois

d'organisation aussi émergentes, qui se constitue grâce à la dynamique sous-jacente d'un ensemble des atomes suffisamment grande.

Dans les phénomènes émergents on observe ainsi une asymétrie de la relation entre lois à différents niveaux. Apparemment la connaissance d'une loi à une échelle supérieure ne nous dit rien sur le comportement de la dynamique locale du niveau inférieur, mais il semble que l'entendement d'une loi fondamentale peut en principe nous amener à une compréhension de la structure de la loi émergente, dans le sens où elle sera prédite ou expliqué par la loi fondamentale. Dans ce cas, la loi qui est valide au niveau supérieur ne sera plus une loi émergente, mais simplement une manifestation des interactions fondamentales qui constituent ultimement le phénomène. Par exemple, on ne peut pas déduire le comportement quantique des niveaux d'énergie des molécules composant un gaz simplement à partir des lois de la thermodynamique ; néanmoins, avec la connaissance des niveaux énergétiques des molécules, fournis pas la mécanique quantique, et la fonction de partition de l'ensemble, fournie par la mécanique statistique, on peut prédire le comportement au niveau macroscopique de variables thermodynamiques comme l'énergie.

Richard Tolman, une importante autorité dans la mécanique statistique, assertait qu'un des accomplissements les plus remarquables de la physique est la déduction des lois de la thermodynamique à partir de la formulation théorétique de la mécanique statistique [10]. Néanmoins, comme le remarque L. Sklar [11], on peut se douter qu'une réduction complète de la thermodynamique à la physique

statistique soit possible. En effet, pour accomplir ce but il faudrait reconstruire toutes les propositions de la thermodynamique seulement à partir du schéma de la mécanique statistique, une entreprise qui n'a pas encore abouti. Même dans l'argument de réduction de Tolman, qui consiste à déduire seulement les trois lois de la thermodynamique, il n'est pas clair que l'argument constitue une vraie déduction, mais plutôt une mise en relation des concepts utilisés en thermodynamique avec des concepts utilisé en mécanique statistique3.

D'ailleurs, les lois émergentes ont une propriété assez fascinante en relation à la base dynamique sur laquelle elles se constituent. Laughlin remarque que les lois émergentes sont toujours très stables par rapport à des variations considérables de leur base. On dit ainsi que les lois émergentes sont « protégées » des changements

3 Par exemple, en ce qui concerne le cas de la deuxième loi de la thermodynamique, Tolman affirme

que si , alors l'effet sur d'un petit changement sur une cordonnée externe

a sera toujours telle que , où l'égalité est réservée aux processus réversibles. De plus,

l'effet sur d'une transmission d'une quantité d'energie thermique dans l'ensemble

canonique avec le paramètre de distribution , sera . De sorte que, comme est

une variable extensive : . Dont on peut très facilement faire l'association des

termes et (*), en retrouvant la deuxième loi de la thermodynamique, qui peut

s'exprimer comme : . Ainsi, on voit que cet argument n'est que la mise en

relation entre les concepts de la mécanique statistique et la thermodynamique, puisque les égalités (*) ne peuvent être déduites.

drastiques dans la constitution de leur base. Selon cette caractéristique, les lois ou propriétés émergentes ne sont pas si perturbées par des changements locaux associées à la dynamique du système, mais les propriétés émergentes sont plutôt dépendantes de caractéristiques associées à l'organisation du système, qui est peu perturbée lors d'un changement brusque. Par exemple, la rigidité d'un objet dépend plutôt de l'organisation de tout l'ensemble des atomes qui constituent l'objet : si tout l'ensemble des atomes change sa vibration avec une certaine homogénéité, la rigidité macroscopique changera aussi graduellement ; mais s'il y a une brusque rupture dans la façon dont quelques atomes vibrent par rapport aux autres, en raison d'un subit changement de température restreint à une toute petite partie de l'objet, l'objet peut se casser facilement4. Ainsi, on voit bien que le changement dans la propriété émergente est plutôt lié au changement dans le niveau de l'organisation de la base microscopique constitutive, et on pourra dire que le changement globale de l'organisation de la dynamique ( c.-à-d. la propriété émergente) modifie la façon par laquelle les dynamiques locales peuvent avoir lieu (la dynamique moléculaire associée à la conduction de chaleur sera très perturbé lors d'un changement suffisamment brusque pour que la rigidité ne soit pas suffisante pour tenir l'objet ensemble). Il semble alors important de souligner que les niveaux inférieur et supérieur interagissent entre eux de façons différents : si le niveau inférieur est lié à la dynamique locale du système et a un effet de constitution du niveau supérieur, le

4 Par exemple, c'est le cas dans un verre très chaud qui est mis en contact avec de l'eau froide.

niveau supérieur est lié à l'organisation du système et a un effet de contrainte sur la dynamique locale.

À titre de dernière remarque il me semble aussi pertinent de présenter ici la vision de Laughlin selon laquelle toutes les lois de la physique sont émergentes. Il répond ainsi au programme réductionniste, qui affirme qu'une théorie unifiée fondamentale est possible, et quand ce but sera accompli tout ce qui restera à la physique sera de comprendre comment toutes les lois à niveau supérieur s'expliquent à partir de cette théorie fondamentale. La vision qu'il propose considère le monde comme un oignon fait de pelures infinies sans blocs fondamentaux, où toutes nos théories actuelles sur le monde correspondent à la description des lois émergentes à chaque niveau d'organisation, et où ces lois de la nature émergeant de l'auto-organisation collective. Pour Laughlin, nous n'avons pas besoin de connaître les parties fondamentales pour comprendre ou exploiter ces lois émergentes; dans cette conception, l'organisation globale est responsable de l'apparition des lois, et il n'y a pas de niveau fondamental puisque toute théorie nécessairement est construite dans un cadre particulier de recherche et répond aux méthodes propres utilisés pour construire la théorie [13].

La vision que propose Laughlin peut sembler d'être basée sur une philosophie qui conduit à une paralysie de la recherche. En effet, les efforts qui nous ont amenés à développer la mécanique quantique, ou encore ceux qui nous poussent aujourd'hui à vérifier la validité du modèle standard, sont fortement basés sur la prémisse qu'ils constituent des efforts pour comprendre la nature plus intime

du réel, celle de ses éléments constituants vraiment fondamentaux. Mais si comme Laughlin le signale, il n'y a pas telles blocs fondamentaux, la question qui s'élève est alors : comment peut-on donc avoir une image cohérente de la réalité sans blocs fondamentaux ? D'où alors vient la réalité du monde si ce n'est de ces constituants basiques ? Si on ne trouve jamais d'éléments fondamentaux réels avec des propriétés intrinsèques, l'image d'un monde où chaque phénomène émerge à partir de constituants qui sont aussi émergents défie la conception que le phénomène émergent n'est pas si réel comme sa base d'émergence. Mais peut-on avoir une image cohérent d'un univers dont toutes les phénomènes émergent des autres phénomènes qui émergent des autres, et ainsi à l'infini ? Michel Bitbol répond que cette vision peut être défendue car le fondement de l'explication d'une loi par une autre est préservé ; simplement on n'en a pas une qui est ultime. De plus, il affirme que la question de l'existence des blocs fondamentaux doit simplement être posée en termes de méthode, où la préoccupation du chercheur n'est plus « Quelle est la base ultime ou réelle ?», mais simplement celle de savoir quelle représentation de la base intermédiaire peut effectivement rendre compte du phénomène. De cette façon, les démarches du réductionniste pour trouver les lois constitutives du processus, ainsi que celles de l'émergentiste pour étudier l'autonomie du processus émergent, sont rendues coopératives dans une dynamique de recherche [14].

2.1 Les dunes de sable comme exemple

La formation de dunes de sable est un phénomène assez riche en termes de comportements émergents, et encore assez simple par rapport à la compréhension générale de la formation de ces comportements. Bien qu'il s'agisse d'un phénomène basé sur une dynamique bien simple de mouvements et d'accumulation de grains de sable, on trouve des patrons dans l'accumulation du sable à grande échelle de sable qui ont des caractéristiques qui découlent de l'organisation globale du système.

Fig. 1. Dunes de sable en Californie, Etats Unis.

L'étude de l'accumulation d'un grand ensemble des grains de sable comme phénomène collectif peut se décomposer dans l'étude des mouvements individuelles de chaque grain de sable, où on peut décrire la dynamique du système en rendant compte de la façon dont chaque grain de sable à la surface est soumis à une de force de friction due au vent qui fait déplacer ce grain de sable dans une certaine direction

pour finalement le déposer dans un lieu où la force de friction n'est pas assez forte pour le faire bouger. Mais ce déplacement agit réciproquement sur la dynamique des autres grains de sable, puisque chaque nouveau déplacement change la topologie des piles de sable, et même si la vitesse du vent reste la même au niveau global, la force de friction du vent sur une région est dépendante de la forme de cette région. On a ici donc un processus causalement circulaire, c.-à-d. où la force de friction due au vent change la topologie de la surface du sable et un changement de la topologie induit un changement dans la façon dont le vent agit sur chaque région de la surface.

Il est intéressant de noter que dans le cas où la direction et la vitesse du vent, ainsi que la distribution initiale du sable, sont complètement homogènes et stables, le sable déplacé par le vent ne formera pas de nouveaux patrons puisque en moyenne, tous les graines de sable se déplaceront de la même distance dans la même direction. En revanche, s'il existe une toute petite fluctuation du vent dans une région, ou une petite hétérogénéité dans la topologie, cette rupture de symétrie catalysera, par le cycle causal propre de la dynamique, plus de différences dans la topologie.

La évolution globale du système pourrait être expliquée en principe en résolvant un système de N équations différentielles couplées, où N est le nombre des particules de sable, environ 103-1010. Mais il est évident que même si les paramètres comme la direction et la vitesse du vent restent constants, les particules de sable sont toutes supposées identiques, et la distribution initiale de sable

homogène, il s'agit encore d'un système d'équations pratiquement impossible à résoudre analytiquement. Aucune méthode pour essayer de comprendre la dynamique des dunes de sable n'est basée sur cette approche ; les méthodes courantes utilisant plutôt des simulations numériques dans lesquelles on s'intéresse à reconstruire la dynamique globale du système en utilisent la simulation numérique des mouvements individuels des grains de sable à partir des efforts de cisaille du vent sur les pentes de sable dus au vent et leur relation avec le transport de sable [15]. Si bien cette approche est majoritaire, quelques autres modèles utilisent un système d'équations dont les variables sont macroscopiques, comme le modèle de Sauermann et al. dont ils ont construit un système des équations pour la densité et la vitesse moyenne de sable, ce qui permette de trouver les conditions d'équilibre spatial pour le flux de sable, ainsi que l'évolution temporelle [16]. Ainsi, si bien une approche est plutôt basée sur la reconstruction des propriétés globales à partir seulement de l'interaction des éléments constitutifs, l'autre est d'utiliser des équations qui rendent compte explicitement de l'évolution temporelle des variables directement liées à l'organisation globale, et dont une solution analytique est possible5.

Maintenant il est importante de se poser quelques questions qui sont importantes en relation à l'émergence, à savoir : Quelles sont les conditions nécessaires pour l'émergence dans ce cas particulier? Dans quelle mesure est-ce que

5 Ici, analytique est utilisé dans le sens mathématique, qui veut dire que la solution des équations différentielles peut se donner en termes des fonctions connues, dont on n'a pas besoin d'une simulation numérique pour connaître l'évolution temporelle.

l'émergence des patrons dans les dunes est restreinte à un système de graines de sable?

Dans les modèles mathématiques qui représentent le problème de l'évolution des grains de sable, on peut trouver par essai et erreur les valeurs numériques des paramètres du modèle mathématique qui correspondent aux conditions physiques nécessaires pour l'apparition de patrons de sable. Ce n'est pas ici le but de parler trop en détail de cette analyse, bien comprise dans le domaine des systèmes complexes, mais on remarquera seulement que un tel modèle mathématique qui décrit avec précision la dynamique est possible. En fait, quand on fait une simulation numérique qui utilise les valeurs numériques pour représenter les conditions nécessaires exposées ci-dessus, on retrouve de façon spectaculaire les patrons de sable.

On peut même trouver sur l'Internet [17] une simulation qui montre comment on peut retrouver les patrons de formations de différents types de dunes : longitudinales, en forme d'étoile, et dorsales, en variant les paramètres associés à la vitesse et à la variabilité de la direction du vent, ainsi que la quantité de sable initiale.

Même s'il n'est pas complètement évident de savoir pour quoi un type de patron émerge d'une dynamique avec certains paramètres, il est clair que dans ce type d'émergence, les propriétés globales découlent des règles dynamiques locales d'une façon très simple, où on peut a) isoler les conditions nécessaires pour que l'émergence ait lieu, b) reproduire la dynamique dans une simulation numérique et

retrouver l'émergence, et c) savoir les règles par les quelles la propriété globale agit sur la dynamique.

L'émergence ici ne dépend pas des constituants matériels au sens où elle dépendait nécessairement de ces constituants pour apparaître. C'est plutôt l'organisation du système qui permet que cette propriété se manifeste. On voit bien que dans cet exemple, les règles dynamiques sont les éléments nécessaires pour observer l'émergence des patrons.

Même si on parle toujours d'un niveau local et d'un niveau global dans l'émergence, au moins dans cet exemple il est clair que cette distinction, même si elle est très utile, reste un peu artificielle si on veut délimiter une frontière très stricte entre ce qui fait partie de la dynamique locale et ce qui fait partie du phénomène émergent. Un ensemble de grains de sable, comme partie du système, peut être considéré comme une partie de la dynamique locale si on voit la façon dont les particules de sable bougent dans le domaine spatial, ou bien être considéré comme une partie de la propriété globale quand on voit la façon dont cet ensemble de particules aide à définir la topologie globale du système.

Dans ce sens, on peut dire que, comme aussi l'a remarqué Howard [18], l'émergence est un concept qui s'oppose à une vision réductionniste des phénomènes physiques où le niveau global est complètement réductible à une explication qui tient seulement compte de la dynamique locale. Les phénomènes émergents signalent la nécessité de ne pas s'en tenir à la compréhension de l'organisation globale à partir des règles de la dynamique locale, et d'explorer

comment la compréhension de la stabilité du niveau supérieur par rapport au niveau inférieur peut nous aider à comprendre la façon dont la dynamique est affectée par les aspects globaux.

De plus, il y a une causalité circulaire entre niveaux d'organisation, mais les relations causales d'un niveau à l'autre ne sont pas symétriques. Si bien le niveau inférieur constitue le niveau supérieur de façon que la condition d'existence du niveau inférieur est nécessaire pour l'existence du niveau supérieur en analogie avec la cause matérielle d'Aristote, le niveau supérieur contraint la dynamique et l'organisation du premier de telle sorte que le niveau supérieur a simplement une condition d'influence sur le niveau inférieur en analogie avec la cause efficiente6. En effet, Thompson remarque que si « les causes locales précèdent les effets locaux, l'organisation au niveau global émerge des interactions locales et en même temps contraint et régule les éléments qui interagissent » [19]. Ainsi, la totalité des relations causales qui constituent le processus comme tel est le réseau d'influences entre niveaux. On pourrait même suggérer qu'une explication complète du système prend en compte toutes les relations causales bidirectionnelles entre tous les niveaux d'organisation : de l'échelle microscopique, jusqu'à l'échelle des propriétés

6 Pour Aristote il y a quatre types des causes qui expliquent les phénomènes : cause matérielle, cause formelle, cause efficiente, et cause finale. Dans le cadre conceptuel d'Aristote, la cause matérielle rend compte la façon par laquelle un objet existe en dépendance à ses constituants matériels ; tandis que la cause efficiente explique la façon par laquelle un phénomène change. Il faut souligner que les ponts entre les conceptions aristotéliciennes de la causalité et celles exposés dans ce travail sont presque métaphoriques et il est clair qu'ils appartiennent à systèmes conceptuelles trop différents pour être complètement liés.

émergentes, en passant par les niveaux intermédiaires. Il s'agit d'une conception de l'explication scientifique qui diffère complètement du réductionnisme.

En somme, l'exemple des dunes de sable comme dynamique autoorganisationelle approfondit la compréhension d'un phénomène en physique, en montrant la présence des caractéristiques 1-4 exposées dans l'introduction. On a vu comment la dynamique s'autorégule, sans qu'un agent soit en charge des décisions de l'évolution du système. De même on a aussi bien identifié les règles par les quelles l'émergence a lieu, et on a vu que le système a une causalité réciproque entre le niveau local et global, bien qu'on ait distingué des différences entre ces types de causalité. Le type d'approche dans lequel on s'intéresse à ces relations causales mutuelles entre niveaux avec un accent sur la manière dont le global affecte le local commence à attirer l'attention des plusieurs scientifiques. Notamment, G. Wiggs, spécialiste de la formation des dunes, signale : « New complex systems models have emphasized the need to return to a larger-scale perspective where dunes are not considered as individual elements, but as an integral part of a dunefield where aeolian processes at the dune scale are not thought to be significant » [15] .

3. L'émergence en biologie

En se demandant quelles sont les racines biologiques de l'individualité, dans une travail séminale de 1974, F. Varela et H. Maturana ont introduit le concept d'autopoïèse pour expliquer comment tous les êtres vivants se constituent comme entités qui possèdent toujours une certaine autonomie, une intégralité cohérente, et une capacité auto-créatrice. Ainsi, pour décrire le cercle causal par lequel la dynamique physico-chimique constitue un système, et à son tour le système s'organise d'une façon telle qu'il peut soutenir cette même dynamique qu'il a consolidée, ils écrivent [20]:

« The circular organization in which the components that specify it are those whose synthesis or maintenance it secures in a manner such that the product of their functioning is the same functioning organization that produces them, is the living organism»

Le concept d'autopoïèse rend compte de l'auto-organisation du vivant comme une entité constituée d'une dynamique interne où il n'y a pas un agent indépendant qui décide du comportement du système, mais c'est plutôt l'ensemble total des interactions locales en co-émergence avec l'identité globale qui déterminent l'évolution du processus. La façon par laquelle l'organisme vivant se constitue comme une intégralité provient de la co-dépendance des parties en un processus en cours : « The parts are the carriers of particular interactions [ÉJin various sequential processes that constitute the whole. The whole re-emerges when we see the resulting total stability » [21].

Pour Varela et Maturana, ce qui est unique aux phénomènes du vivant est la capacité de maintenir leur identité même si les conditions externes qui les affectent changent. Ainsi, la meilleure caractérisation du vivant est d' « être autonome ». De cette manière, ce n'est pas l'évolution, ou la reproduction, ou encore une autre liste des propriétés qui caractérisent le vivant, mais l'organisation individuelle qui permet l'autonomie [21] ; car l'autonomie est un condition nécessaire pour toute autre caractéristique du vivant.

Si on parle d'émergence du vivant, selon les idées de Varela et Maturana, alors on a un système autonome qui spécifie un domaine d'interactions possibles avec son environnement et avec soi-même, mais où les seules interactions possibles sont celles qui sont compatibles avec le maintien de sa « clôture opérationnelle »7. Varela appelle ce domaine d'interactions le « domaine cognitif du vivant », qui pour lui est toujours présente à n'importe quelle échelle d'organisation du vivant. Ainsi, il propose une conception de l'interaction des processus biologiques locaux et globaux, qui repose sur son concept de cognition [22].

L'approche de la cognition proposé par Varela, qui diffère de la vision input- output, et dans laquelle la cognition est définie par enaction, apparaît comme réponse à l'insatisfaction qui provient de ce que, pour le cognitivisme comme pour le connexionnisme, « le critère d'évaluation de la cognition est toujours la représentation adéquate d'un monde extérieur prédéterminé » [23]. Varela approfondit ce point, en réfléchissant au fait que la qualité de la cognition la plus

7 Varela définie la clôture opérationnelle comme la manière par laquelle l'organisme maintienne les processus qui le configurent comme entité autonome.

importante de toute être vivant, c'est de poser des questions qui surgissent à chaque moment de notre vie. Alors ces questions ne sont pas prédéfinies, mais enactées, au sens où on les fait-emerger.

Cette idée de l'enaction de Varela se fonde sur des principes philosophiques sur la nature du monde. A propos de ce point, Varela pense que « seul un monde prédéfinit peut être représenté ». Pour Varela, selon une direction similaire aux pensées de Heidegger et Merleau-Ponty, la connaissance n'est pas forcément un miroir de la nature. Mais pour lui, il est essentiel de s'interroger sur le phénomène de l'interprétation, dans lequel il y a une réciprocité causale circulaire entre action et savoir, entre celui qui sait et ce qui est su. C'est pour référer à cette circularité totale de l'action/interprétation où Varela adopte le terme de « faire-émerger ».

Fig. 2. Représentation graphique du processus de l'enaction et de la co-émergence
dans l'article de Luisi Luigi [24].

C'est précisément dans ce cadre, que Varela et Maturana présentent leur conception de la cognition. Ils soulignent le lien inextricable entre le système vivant

et son interaction avec son environnement, d'où il collecte ses nutriments et où il rejette ses déchets. Ils finissent par associer le terme cognition comme caractérisation de ce processus d'interaction avec l'environnement et aussi avec soi même. Pour eux, l'activité d'interaction qui constitue l'entité autonome et qui semble distinguer un intérieur et un extérieure est rien d'autre que la cognition. De cette façon, la cognition est un aspect toujours présent dans une entité autopoïétique, et qui de plus rend possible l'activité qui préserve l'autonomie ou la clôture opérationnelle du système. Dans cette conception, même pour la machine autopoïétique la plus basique, la cellule, il y a aussi un processus de cognition qui est aussi très basique mais réel. Pour synthétiser cette conception, ils utilisent l'aphorisme : « tout faire est connaître, et tout connaître est faire » [25].

La cognition est le processus qui se constitue par la co-émergence entre l'unité autopoïétique et l'environnement, mais qui agit aussi comme régulateur en la formation de cette émergence. De plus, dans cette conception du vivant, la cognition comme niveau d'organisation supérieur n'a pas seulement une effet de contrainte sur la dynamique sous-jacente, mais exerce une condition de nécessité sur la propre existence de la configuration autopoïétique : sans cognition, comprise comme la capacité de répondre à l'environnement en continuant la clôture opérationnelle, la co-émergence entre l'unité biologique et son environnement se dissout, et l'unité biologique perdre son autonomie, elle commence à s'homogénéiser avec l'environnement et en conséquence l'organisme meurt.

3.1 La cellule comme exemple

Il est très important d'abord de remarquer une distinction fondamentale entre l'émergence dans le cas de la cellule et celui des dunes de sable, car dans le cas de la cellule on est très loin encore de pouvoir reproduire par une simulation numérique toute la dynamique cellulaire. On ne connaît même pas toutes les règles de la dynamique locale, ni comment le fonctionnement global de la cellule agit sur cette dynamique. L'entreprise semble gigantesque, puisque même dans l'interaction : dynamique physique ? dynamique chimique, il y a un énorme ensemble de choses qu'on ignore, comme la façon dont se forment les structures d'une protéine, et la prédiction des structures tertiaire et quaternaire à partir des organisations plus basiques. Mais si l'étude de l'émergence nous enseigne quelque chose, c'est de ne pas avoir une vision réductionniste où on veut expliquer tout en termes d'un niveau organisationnel plus bas.

Il semble évident de remarquer que le problème le plus fondamental de l'émergence biologique, dans lequel il existe une sorte d' « abîme explicatif » (dont le niveau supérieur ne peut pas être complètement expliqué par le niveau inférieur) est dans l'interaction des niveaux : dynamique chimique ? fonctions des organelles. Même dans la manière dont on parle de ces niveaux on ne peut pas occulter le fait qu'existent des propriétés dont on ne comprend pas la façon dans laquelle elles émergent. Déjà dire « fonctions » implique qu'on parle d'une espèce

de finalité8 des organelles pour effectuer des actions (qui dans la conception de
Varela ont pour but maintenir la dynamique chimique que préserve l'autonomie de
l'organisme). Toutefois, dans les interactions chimiques elles-mêmes il n'y a pas
jamais de fonction, ou finalité, ou d'autre concept associable à une cause finale : il
y a que des mouvements des molécules entièrement expliqués à cause des forces
fondamentales qui ne sont pas dirigés vers aucun but. Il est ainsi ahurissant non
seulement que dans le niveau d'organisation biologique on trouve l'existence de
cette fonctionnalité, mais aussi le fait de constater qu'elle est essentielle dans la
description du phénomène du vivant [27]. On pourrait ainsi dire qu'on peut
distinguer dans un coté de l'abîme explicatif le monde chimique et dans l'autre coté
le monde biologique. La fonctionnalité biologique émerge ainsi des interactions
chimiques non téléologiques, mais elle est aussi la clé pour étudier ces dynamiques
chimiques, qu'au niveau d'organisation purement chimique n'ont pas des fonctions.
En ce qui concerne spécifiquement le cas de la cellule, même si elle
constitue l'unité biologique plus simple, la dynamique cellulaire est extrêmement
compliquée et intriquée. Simplement dans le cycle de Krebs, responsable de la
respiration cellulaire, il y a un intriqué réseau des réactions biochimiques qui sont
condensées en dix étapes, et dans chacune il existe des interactions avec d'autres

8 Un des grandes thèmes de discussion en téléologie comme discipline philosophique, justement porte sur la façon par laquelle on peut avoir une idée plus précise de qu'est-ce qu'on veut dire par fonction. L. Wright en particulier note que la conception traditionnelle de fonction est de l'associer avec la réalisation d'un objectif, dont souvent il est implicite d'une certaine façon la notion d'avoir conscience de cet objectif [26].

processus aussi actifs dans la dynamique biochimique cellulaire. Avec l'état actuel de nos connaissances sur les dynamiques biochimiques cellulaires, il semble naïf de penser qu'on pourra avoir bientôt un modèle qui pourra rendre compte de toutes les interactions biochimiques qui constituent l'ensemble des processus cellulaires.

Fig. 3. Dynamique du cycle de Krebs en la cellule.

Néanmoins, même si on ne peut pas expliciter en toute précision la dynamique cellulaire, on peut dire que toute cellule biologique est un système complexe dans lequel on distingue plusieurs phénomènes globaux d'autoorganisation. En relation aux idées de Varela sur la façon par laquelle la cellule maintienne son autonomie, on pourrait distinguer que la cellule est i) auto- contrôlée : elle-même génère les mécanismes pour contrôler la dynamique qui lui permettent de subsister ; ii) auto-unificatrice : la dynamique interne maintient les frontières de la cellule ; et iii) auto-générée : c'est la cellule comme processus, le

seul agent responsable de la création de sa propre identité. Ainsi, l'ensemble des interactions internes fait émerger une identité globale qui régule l'ensemble de ces trois dynamiques essentielles.

Il est important d'insister sur cette façon d'envisager l'organisation du vivant et le phénomène d'émergence comme un réseau d'interactions local-global. Ainsi, il est plus clair maintenant qu'on doit abandonner cette idée du phénomène du vivant comme en étant seulement une propriété émergente des interactions physiques constitutifs. Si on parle d'émergence du vivant, le phénomène du vivant doit se comprendre alors comme un processus qui maintient son autonomie en exerçant certaines interactions possibles avec soi-même et son environnement.

Les bases mathématiques pour comprendre précisément ces types de processus où l'auto-organisation globale joue un rôle fondamental, couramment appelés systèmes complexes, ont commencé à être introduites dans les années 1960, par exemple dans la General System Theory de Von Bertalanffi, la Synergétique de Haken, et la Thermodynamique Hors Équilibre de Prigogine, qui nous ont aidé à pénétrer avec rigueur le phénomène d'auto-organisation, et qui nous ont aussi permis de mieux comprendre l'organisation du vivant comme ensemble de systèmes dissipatifs qui constituent sa organisation hiérarchique en différents niveaux à partir des interactions locales hors équilibre [28]. La recherche actuelle basée sur les modèles d'auto-organisation et les systèmes complexes, montre que les interactions local-global sont assez riches pour nous procurer des nouvelles compréhensions sur le monde biologique.

Un programme de recherche à remarquer qui corresponde à cette vision, est celui de Stuart Kauffman, qui a fait des recherches vraiment fascinantes sur l'organisation des réseaux des réactions moléculaires. En particulier, Kauffman essaie d'expliquer l'auto-organisation de la vie par des processus chimiques auto- catalytiques dans systèmes thermodynamiques ouverts qui prennent de l'énergie dans leur environnement. En analogie avec la distinction qui est faite en physique entre un état thermodynamique supracritique et un état souscritique9, en utilisant un paramètre d'ordre qui reflète la façon dont s'organise le système, Kauffman cherche à trouver une différence de phase en analysant la diversité des réactions chimiques possibles étant donné un nombre des catalyseurs. Ce qui intéresse à Kauffman, c'est la façon par laquelle le vivant constitue son organisation dans une tension entre avoir trop peu de diversité moléculaire qui rende les processus stériles, ou trop de diversité qui devient fatale. Une loi biologique nécessaire selon Kauffman, serait le fait qu'à cause de ces deux forces, l'organisation de la dynamique biologique qui rend possible la continuation du vivant doit en être une dont les processus thermodynamiques soient dans la frontière entre souscritique et supracritique [29].

9 En thermodynamique, le point critique dans une transition de phase est tel que la distance naturelle entre les éléments (définie par la distance de corrélation) devient infinie en changeant des paramètres adéquats. Souvent on peut trouver un paramètre d'ordre dans la transition de phase qui devient indéterminé dans le point critique (par exemple, la susceptibilité magnétique dans la transition de phase entre les états ferromagnétique et paramagnétique), et qui peut nous servir pour distinguer un état souscritique dont le système est très ordonné, et l'état supracritique dont le système est peu ordonné.

Fig.4. Graphique de la diversité d'espèces dans un écosystème bactériologique théorique
relativement à la diversité des molécules organiques ajoutées de l'extérieure. Les flèches
indiquent l'évolution hypothétique vers la transition de phase critique. Reproduite de [29].

De plus, Kauffman asserte que si l'écosystème local est critique, l'échange entre différents écosystèmes avec leur environnement produit une biosphère supracritique qui est plus complexe en termes de dynamique. Pour lui, le mot écosystème se réfère à une unité biologique autonome, et biosphère à l'ensemble de l'organisation globale des éléments constitutifs. En élargissant la définition de ces deux concepts, on peut voir que les termes écosystème et biosphère peuvent ainsi s'utiliser à n'importe quelle échelle d'organisation du vivant : d'une petite bactérie en relation avec son milieu, jusqu'à un grand animal qui interagisse avec son environnement, ou même un banc des poissons en relation avec son habitat. Il est certainement très intéressant de considérer ces résultats qui montrent comment la complexité s'intensifie à chaque échelle essentiellement à cause des tensions

internes qui perpétuent la continuité du processus, une idée que résonne très fortement avec l'intuition essentielle du concept d'autopoïèse.

Fig. 5. La clôture opérationnelle du système biologique à échelles différentes
d'organisation, selon Varela [21].

Les idées de Kauffman sur les dynamiques autocatalytiques qui augmentent la complexité des niveaux supérieures en produisant des systèmes supracritiques peuvent être corrélées avec les concepts de clôture opérationnelle de Varela. En effet, un processus biologique Si au niveau i constitue sa autonomie à partir d'une dynamique interne des processus Si-1, en formant avec son environnement une dynamique biologique à un niveau supérieure Si+1. L'information peut se transmettre dans chaque niveau d'organisation de façon optimale quand la dynamique est critique, puisque les corrélations à grandes distances croissent mais que le système reste suffisamment hétérogène pour garder son organisation en évitant la mort thermodynamique. On pourrait dire ainsi que si les lois biologiques

de Kauffman sont en effet correctes, la clôture organisationnelle de la cellule est maintenue par des dynamiques critiques auto-organisées 10.

Pour conclure l'exposition de cet exemple, on peut dire que ce type d'émergence est loin d'être aussi bien compris que le premier exemple. Bien que l'émergence biologique à partir d'une dynamique purement physique n'est pas normalement classée comme une émergence forte, on voit bien qu'ils existent des problèmes du genre « abîmes explicatifs » qui ne nous permettent pas de parcourir toute la causalité entre la dynamique locale et le niveau global. L'émergence du vivant est une organisation complexe d'interactions régulées à plusieurs niveaux ; par conséquent il est important de comprendre en effet comment les niveaux supérieurs ont des effets de contrainte sur les niveaux inférieurs. En effet, non seulement il faut rendre compte de comment les processus biochimiques sont affectés par l'organisation des processus thermodynamiques aux échelles supérieures, mais il faut aussi insister sur le fait que cognition elle-même, comme propriété émergente des processus biologiques, doit être prise en compte pour l'explication de l'organisation de ces processus. L'idée que présente Varela de cognition comme l'interaction du processus biologique avec son environnement et soi-même, mais aussi comme la caractéristique subjective de la perspective en première personne, doit aussi être présente dans l'explication de contraintes de

10 La criticalité auto-organisé est un phénomène qui a attiré énormément d'attention d'après l'article de Per Bak et al. (1987) sur plusieurs phénomènes naturels qui tendent naturellement et de façon robuste à un réglage minutieux qui débouche sur un état thermodynamique critique.

niveaux supérieures relativement aux processus biologiques. On voit ainsi que l'étude du vivant doit aussi nécessairement s'intéresser au domaine cognitif et mental de l'organisme biologique, non seulement comme étant le résultat des processus biologiques, mais aussi comme cause de régulation et contrainte.

4. L'émergence en philosophie et en sciences cognitives

On peut commencer à entrevoir l'énorme potentielle du concept d'émergence pour aider à expliquer la façon par laquelle l'organisation du global émerge d'une dynamique locale, et à son tour contraint cette dynamique. Mais tout d'abord il est important de distinguer plusieurs aspects dans le concept d'émergence en philosophie de l'esprit, qui n'est pas un sujet facile, et peut- être confus ou encore problématique si on ne l'explore pas en détail. La discussion du problème de la « causalité descendante » occupe un cas spécialement intéressant, puisque il est directement lié à la compréhension de l'interaction causale entre l'esprit et le corps comme cas d'émergence de l'esprit à partir du cerveau. Il faudra donc commencer par réviser quelques conceptions courantes de l'émergence en philosophie de l'esprit, comme celles de Bedau et Kim, et ensuite discuter de la question de savoir si ces visions sont compatibles avec les cas des phénomènes émergents en physique et en biologie.

4.1. La causalité descendante

On avait dit dans l'introduction, que dans la caractérisation épistémologique de l'émergence, on insiste sur les limites de la connaissance humaine des systèmes complexes, où on pourrait dire qu'il y a deux conditions pour caractériser une propriété émergente [5] :

1) Non Predictivité : les propriétés émergentes sont celles qui ne peuvent pas être prédîtes du point de départ pré-émergent, même si on a une connaissance complète des caractéristiques et des lois des parties du système.

2) Patron-irréducibilité : les propriétés émergentes et les lois sont des caractéristiques systémiques des systèmes complexes qui sont gouvernées par des généralisations d'une science irréductible à une théorie physique. Par exemple, selon J. Fodor, on ne peut pas capturer les lois économiques seulement à partir d'une connaissance de la physique.

Dans ses définitions, même si l'intention est de proposer une définition de l'émergence qui ne prend pas en considération pas l'aspect ontologique, il est implicite dans les deux caractérisations épistémologiques la distinction ontologique des deux niveaux d'existence : un local et un global. Les interactions des différentes parties des composants se restreignent au niveau local, et dans le niveau global se manifestent les propriétés émergentes. La distinction ontologique entre deux niveaux est subtile et doit être précisée : 1) les deux niveaux ont un statut ontologique égale, c.-à-d. qu'aucun niveau n'est plus réel que l'autre, et 2) la différence entre les niveaux local et globale est relationnelle et non catégoriale, c. -à- d. qu'on ne peut pas trouver une frontière complètement précise entre les deux, ils ne sont pas disjoints et justement parce qu'ils ne sont séparés ils peuvent interagir.

On souligne ici que la première distinction s'oppose au réductionnisme, tandis que la deuxième s'oppose au dualisme avec ses problématiques respectives11.

En effet, il est assez courant de penser qu'on peut séparer n'importe quel processus P en ses éléments constitutifs fondamentaux F et ses propriétés émergentes E. Alors, normalement il sera implicite de supposer que leur intersection est nulle et leur union est le tout, c.-à-d. :

, ,

(*)

Ensuite, on débattra sur la façon dont E dépend de F : on se demandera si E peut être réduite épistémiquement à F, si E survient sur F, s'il y a dans F des propriétés intrinsèques qui donnent lieu aux propriétés observables dans E, etc. Mais il est importante de clarifier si on peut en effet avoir ces hypothèses plutôt ontologiques sur F et E, avant de nous précipiter sur les discutions épistémologiques. Il est important de se souvenir de Meyerson, qui remarquait que « l'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps. »

Mark Bedau signale qu'il y a un problème métaphysique apparente dans la caractérisation même de l'émergence, qui vient du fait que les phénomènes macroscopiques sont à la fois dépendants (au sens où on peut les réduire épistémiquement à la dynamique sous-jacente), et autonomes (au sens où autonomie

11 D'un côté, la thèse philosophique réductionniste qui assigne une réalité seulement au niveau inférieur a comme problème principal l'incapacité de rendre une réduction épistémique effective. De l'autre côté, la thèse dualiste qui sépare catégoriquement les niveaux d'organisation a comme problème principal rendre compte de l'interaction causal mutuelle.

signifie une certaine indépendance par rapport au niveau sous-jacent). Il précise que toute caractérisation de l'émergence doit résoudre ce problème substantiel dont on trouve une apparente contradiction entre dépendance et indépendance.

La vision de Bedau sur l'émergence est fortement imprégnée des hypothèses signalées en (*), bien que il ne l'asserte pas explicitement, ainsi que la supposition également métaphysique selon laquelle il y a des propriétés inhérentes au domaine microscopique. De ces hypothèses plutôt implicites il déduit que l'émergence forte est incohérente puisque il s'agit d'une thèse selon laquelle les propriétés émergentes fortes surviennent sur le niveau inférieur, mais avec des pouvoirs causaux irréductibles [30]. Cela, en effet, est une vision qui est problématique quand on considère l'action de ces nouveaux pouvoirs causaux sur le niveau microscopique, un effet causal qui est connu sur le nom de « causalité descendante » (downward causation).

Le problème, il me semble, vient des suppositions exprimées en (*) : quand on fait l'hypothèse que les niveaux sont séparables, il est souvent le cas qu'on pense qu'ils ont des propriétés inhérentes. En effet, si la caractérisation du niveau émergente se fait comme en étant substantiellement différent du niveau fondamental, et si on considère de plus les propriétés émergentes comme des propriétés métaphysiquement différentes des propriétés des niveaux fondamentaux, il découle que chaque niveau doit avoir effectivement d'une sorte de pouvoir causal inhérent qui agisse sur l'autre niveau, mais on a du mal à expliquer comment cette interaction a lieu. Cette vision est assez courante, et on peut la distinguer dans la

pensée de plusieurs penseurs, comme dans cette explication de l'émergence par J. Kim [1] :

« I believe that «new» as used by the emergentists has two dimensions: an emergent property is new because it is unpredictable, and this is its epistemological sense; and, second, it has a metaphysical sense, namely that an emergent property brings with it new causal powers, powers that did not exist before its emergence »

Ici Kim exprime très clairement non seulement sa croyance selon laquelle le système peut être dissocié en deux niveaux différents implicitement disjoints: le fondamental ou élémentaire, et le supérieur ou émergent. De plus, il signale aussi un problème de la émergence diachronique, dont on pense qu'il existe un état pré- émergente du système, c.-à-d. un état où le phénomène émergent ne se manifeste pas encore, et dont ses pouvoirs causaux ne se montrent pas non plus. Néanmoins, dans notre vision d'un phénomène émergent comme étant associé au niveau d'organisation globale du système, il semble que l'organisation globale de constitue synchroniquement avec la dynamique constitutive. En considérant l'exemple en physique, la rigidité comme propriété émergente est synchrone avec la dynamique atomique que génère un certain arrangement des atomes. L'état pré-émergent serait un dont on pourrait trouver un niveau d'organisation inférieur constitué par une dynamique locale, mais sans avoir dans une organisation globale du processus. Même si on peut constater que l'organisation globale n'a pas un ordre assez clair,

l'organisation global est toujours présente étant donné une dynamique constitutive,
de manière que parler d'un état pré-émergent dans cette conception n'a pas de sens.
La vision selon laquelle on peut toujours dissocier les constituants
élémentaires des propriétés globales en gardant au niveau fondamental l'essentiel
du processus, est basée sur la notion fortement réductionniste qu'on peut toujours
analyser le tout simplement en relation à ses parties et oublier le tout. En effet, pour
Kim, qui pense que aussi le niveau inférieur comme le supérieur ont des pouvoirs
causaux inhérents
, un problème que doit résoudre une vision cohérente de
l'émergence, appelé le problème de l'exclusion causale, est de rendre compte d'une
façon satisfaisante comment les pouvoirs causaux du niveau supérieur ne rivalisent
pas à niveau micro avec les pouvoirs causaux du niveau micro12 [31]. Les
alternatives semblent deux : soit on explique comment en réalité les propriétés
émergentes sont réductibles aux propriétés fondamentales, dont on conclura que les
propriétés n'étaient pas vraiment émergentes ; soit, en revanche, on accepte que les
propriétés sont émergentes dans le sens épistémologique (elles ne peuvent pas être
déduites du niveau fondamentale), mais elles sont ontologiquement et causalement
réductibles au niveau fondamentale. Néanmoins, l'hypothèse faite pour arriver à ces
deux options est la supposition qu'on peut effectivement dissocier les niveaux

12 En effet, Kim remarque que si les propriétés émergentes ont des pouvoirs causaux irréductibles, alors ces pouvoirs causaux peuvent interagir non seulement dans le niveau émergent, mais aussi ils peuvent avoir une influence causale sur le niveau local et même rivaliser avec les pouvoirs causaux du niveau inférieur. Cela, est une incongruité pour Kim, de sorte qu'il propose qu'en fait toute la causalité macroscopique est une illusion, et la seule causalité réel est au niveau microphysique fondamentale.

fondamentale et émergente dont chacun a des pouvoirs causaux inhérents ; pourtant on a vu que dans les systèmes physiques le niveau émergente est très fortement liée à l'aspect d'organisation du système, et l'aspect fondamentale avec la dynamique locale du processus. Dans cette vision, on ne peut pas trouver une frontière stricte que divise les deux niveaux, et de plus la constitution du niveau supérieur se forme à partir des relations d'interaction entre les éléments locales, et l'organisation globale contrainte la dynamique locale seulement en termes des relations possibles entre les éléments qui soutient l'organisation globale.

J'espère que dans ce qui précède, j 'ai exposé suffisamment d'arguments concernant les cas physique et biologique pour pouvoir dire qu'il faut voir l'émergence comme un processus relationnel entre le local et le global. Si on voit la distinction entre le niveau locale et le niveau globale comme une distinction relationnelle et non substantielle, on essaiera de comprendre quelle est l'interaction entre la dynamique locale et les propriétés globales, sans penser qu'ils appartiennent à des domaines ontologiques indépendants. En effet, comme Michel Bitbol le remarque, une conception non-substantialiste est beaucoup plus satisfaisante. Pour Bedau le problème de l'exclusion causale de Kim concernant l'émergence peut disparaître dans le cas faible, où on a une autonomie explicative macroscopique qui vient de la complexité des interactions locales sous-jacentes ; et en même temps une réductibilité ontologique et causale du macro au micro. C'està-dire que l'autonomie au niveau macro n'est qu'apparente, et découle de notre incapacité épistémologique de savoir comment les propriétés du macro s'expliquent

à partit seulement des règles et de l'organisation au niveau micro. Le problème fondamental de cette vision, comme l'est de toute théorie qui veut nécessairement tout réduire au niveau ultime ou élémentaire, est la nécessité de l'existence des blocs fondamentaux avec des propriétés intrinsèques à partir desquels toute la réalité du monde apparaîtrait.

Néanmoins, quand on regarde attentivement la mécanique quantique, on peut voir qu'il y a plusieurs obstacles qui empêchent de trouver un niveau de réalité fondamental. Bitbol en particulier discute ce point, et note qu'à l'échelle quantique la notion de propriété intrinsèque ou de pouvoir causal n'a pas de sens [32]. La critique plus importante que fait Bitbol aux thèses réductionnistes, et qui d'ailleurs peut avoir des résonances très intéressantes avec les idées de David Bohm sur le tout et sa relation avec les parties13 [33], consiste à souligner qu'en mécanique quantique il existe toujours une relation de co-surgissement mutuelle entre le tout et les parties : « The many parts are still taken as constitutive of the whole, but at the same time the whole is irretrivavbly involved in the definition of the parts since no

13 David Bohm a été très intéressé à apporter une pensée plus holiste en science, qui mettrait plus d'attention sur le tout que par les parties. En particulier, Bohm voyait que la pensée que emphatisa trop la description en termes des parties en oubliant le tout, tendait à oublier la raison pratique de la séparation d'un tout en parties, voyait les parties comme en étant intrinsèquement séparés et indépendantes, et tendait en gros dans une pensée fragmentée de la réalité qui était une source de confusion profonde de l'individu et son rapport avec le monde. Il argumentait que même s'il ne fait pas de sens de parler du tout sans parties, ou parties sans un tout, en mécanique quantique le fondamental est le tout et non les parties.

independent characterisation of each sub-system can be given » [32]. Ainsi, la stratégie de tout réduire aux blocs fondamentaux est simplement impossible14.

Finalement pour récapituler, Kim argumente due à la contradiction de penser l'interaction causale entre le niveau émergent et la dynamique fondamentale dont chaque niveau a des pouvoirs causaux inhérents, il suit que les lois dites émergentes proviennent d'un niveau de réalité microscopique qui est ontologiquement et causalement fondamental. Une réponse possible à cette problématique est fondée sur une vision de l'émergence beaucoup plus audacieuse, dans laquelle on ne suppose pas ni un niveau fondamental d'où se manifeste la réalité macroscopique, ni des lois globales du système dues à la dynamique locale mais plutôt à la propre organisation globale, c.-à-d. qu'il existe une autonomie ontologique et épistémologique du niveau supérieur bien qu'il dépende dans sa constitution du niveau sous-jacent. Cette vision considère le tout et ses parties comme entités inextricablement en relation l'une avec l'autre : toute entité a des parties15, et toute collection des parties n'a de sens comme telle que dans la mesure où elle s'organise en formant un tout, et dont le tout comme les parties ont un degré ontologique

14 Paul Humpheys, philosophe spécialisé dans l'émergence, note que une propriété essentielle d'un phénomène émergent est d'être un tout unifié dont ses effets causaux ne peuvent pas être correctement représentés en termes de ses effets constitutives séparés, et dont les propriétés constitutives ne peuvent pas être vues comme en étant séparés [34].

15 Les objets physiques ont toujours des parties spatiales, et les objets mentaux ont toujours des parties temporelles (une image mentale comme événement mentale peut toujours être divisé dans les parties : le début, le milieu, et la fin).

semblable16, puisqu'on reconnaît l'importance de chacune pour rendre compte de manière complète de l'évolution du système tout-parties.

La stratégie scientifique réductionniste ne nous fournit qu'un fragment de la compréhension du phénomène puisqu'elle ne rend pas compte de façon explicite de la façon dont le niveau global aussi a des effets de contrainte sur le niveau sous- jacent. De plus, la stratégie qui consiste à essayer d'expliquer la totalité du phénomène à partir seulement du niveau d'organisation fondamentale parte des suppositions assez fortes : 1) l'existence des blocs vraiment fondamentaux à partir desquels émergent les propriétés analysées, et 2) l'incapacité actuelle d'avoir une description complète du comportement global émergent à partir des éléments fondamentaux qui sera éventuellement résolue. On a vu précédemment que ces deux suppositions sont assez faibles relativement à notre connaissance actuelle, notamment en physique. De telle sorte, la démarche réductionniste, même si elle est importante puisqu'elle nous permet comprendre le processus de constitution par lequel les parties forment le tout, elle doit aussi être complémentée par une recherche qui cherche aussi à rendre compte des processus de contrainte que l'organisation globale exerce sur les parties du processus.

16 C'est à dire qu'on pense que le tout, ainsi comme les parties, sont réels. Ici on utilise l'expression degré ontologique semblable pour indiquer que si bien le tout n'existe pas de la même façon que les parties, il fait partie du monde naturelle. On propose de considérer que si bien le tout n'existe pas quand les parties ne le constituent pas, il est autant réel en tant que tout : une molécule est si réel que les atomes qui le composent, un organisme est aussi réel que les cellules que le composent, même un essaim est aussi réel que les insectes qui le composent ; même si il n'existe pas comme tel quand les parties sont dissociés.

Il sera utile de faire allusion par la suite à la relation entre niveaux d'organisation exposée précédemment comme une dynamique co-émergente, pour distinguer ce mode de penser de l'émergence comme une relation non substantialiste et co-dépendante des niveaux. Cette distinction est importante pour différencier cette thèse des autres conceptions comme celle de l'émergentisme, qui se prononce contre la démarche réductionniste qui veut expliquer toute la réalité simplement en termes des éléments fondamentaux, et n'assigne pas à la propriété émergente un degré ontologique que soit semblable à celui du niveau fondamentale. Par la suite, on essaiera de montrer pourquoi est-il important d'assigner un tel statut ontologique aux phénomènes mentaux dans la construction d'un programme de recherche sur l'étude de l'interaction entre le cerveau et l'esprit.

4.2. La dynamique co-émergente en opposition aux thèses dualistes et monistes

Dans son oeuvre Les passions de l'âme de 1649, René Descartes a développé une formulation du problème philosophique de l'interaction corps-esprit, que même maintenant reste très présente dans la discussion philosophique moderne. La thèse de Descartes distingue corps et esprit comme des substances réellement distinctes, et postule que le contact entre corps et esprit se trouve dans la glande pinéale. Le choix de Descartes pour ce lieu de contact entre corps et esprit repose sur le fait que il pensait (de façon erronée) que la glande pinéale était strictement humaine car c'était le seul organe au corps qui n'était bilatéralement dupliqué. En tout cas, même si l'idée de l'interaction corps-esprit via la glande pinéale n'ai eu beaucoup

de succès, l'influence des idées de Descartes sur les différences substantiels entre matière et esprit, objective et subjective, sciences et humanités, reste encore très forte chez certains scientifiques et philosophes, ainsi que dans la société en général. Le problème fondamentale que présente cette vision philosophique est que s'il existe deux substances au monde : l'esprit et la matière, différentes en essence, comment est-il possible qu'elles interagissent l'une avec l'autre ?

D'un autre côté, comme réponse à cette problématique, la thèse philosophique du monisme (avec ses variantes : matérialisme, physicalisme, éliminativisme, idéalisme, monisme neutre, fonctionnalisme, monisme anomale, monisme réflexif17, etc.), affirme qu'il n'y a qu'une substance au monde. Dans la thèse la plus commune, le physicalisme, on suppose que tout phénomène au monde est physique. Il suivrait donc, dans la version la plus forte du physicalisme, que les

17 Matérialisme : asserte que tout ce qui existe vraiment est seulement la matière. Physicalisme: est la thèse selon laquelle tout est physique (physicalisme réductif) ou que survient du physique (physicalisme non-réductif). Éliminativisme : est la affirmation radicale que notre entendement ordinaire sur l'esprit est profondément erronée, et que tous les états mentaux n'existent pas vraiment. Idéalisme : défende que la pensée construise la réalité complète, de manière ce sont les pensés ceux qui sont réels. Monisme neutre : asserte que la réalité ultime est seulement d'un type, mais que ce substrat fondamental n'est pas ni physique ni mental, il est entre les deux. Fonctionnalisme : le mental peut se réduire au physique, mais aussi au niveau fonctionnel qui ne dépende pas de la matière elle-même. Monisme anomale : Les états mentaux sont identiques aux états physiques, et que le mental est anomale dans le sens où les descriptions du mental ne sont contraintes par lois de la physique stricte. Monisme réflexif : le constituant basique du monde peut se manifester comme physique et mentale (la vision de Velmans, promoteur de cette thèse, n'est pas autant réductionniste que les antérieures thèses monistes et peut en effet constituer une alternative à la confrontation entre dualisme et réductionnisme).

phénomènes mentaux n'existent pas réellement et sont une simple illusion expérientielle, ou dans une interprétation plus faible, qu'ils sont finalement réductibles épistémiquement aux phénomènes physiques. Le physicalisme résout ainsi en principe le problème de l'interaction corps-esprit, puisque l'explication des événements mentaux serait donnée par une théorie physique suffisamment développée ; néanmoins, tandis qu'on n'a pas encore une théorie physique complète sur le monde (et qu'on ne sait pas s'il est possible d'en avoir), soit en niant l'existence ontologique du domaine des phénomènes mentaux, soit en rejetant l'irréductibilité épistémologique, on se refuse aussi à essayer de rendre compte justement de la façon dont l'esprit comme propriété émergente du cerveau peut en effet avoir un rôle de contrainte sur la dynamique cérébrale. Par opposition, en reconnaissant que l'activité scientifique est impossible à dénouer avec des suppositions ontologiques sur le mode d'existence des phénomènes qu'on étudie, il paraît beaucoup plus intelligent de fonder un programme de recherche basé consciemment sur des thèses ontologiques qui nous aident à comprendre épistémologiquement la relation entre ces phénomènes. Notamment dans la relation corps-esprit, pour pouvoir se diriger vers une étude qui vise à comprendre la façon par laquelle l'esprit a des effets de contrainte sur l'organisation du cerveau, il faut alors assigner aussi une réalité aux événements mentaux pour comprendre leur influence causale sur le cerveau.

S'il est bien difficile de choisir une thèse philosophique en argumentant qu'elle est vraie, on peut néanmoins bien distinguer des thèses philosophiques plus

utiles que d'autres qui servent à fonder des stratégies de recherche qui nous amènent à une compréhension plus profonde sur la relation entre le cerveau et l'esprit. Ainsi, il faut reconnaître que si le dualisme nous rassure en affirmant qu'en fait le monde mental, comme le monde physique, existe, il ne nous propose pas de direction pour étudier la relation entre les deux, et on se sent dans un monde fragmenté dans lequel on ne trouve pas de cohérence entre le monde subjectif associé à la structure causale du monde mental, et le monde objectif associé à la structure causale physique de la réalité. Cette tension entre ces deux mondes apparemment contradictoires nous a amenés à des querelles comme celle de l'objectivisme contre le subjectivisme, celle du réalisme contre l'instrumentalisme, etc. D'un autre côté, le physicalisme (ou bien une autre thèse moniste), s'il nous réconforte en nous présentant un monde cohérent, il n'explique pas néanmoins les différences fondamentales qui existent entre ces deux mondes car la stratégie qu'il emploie pour rendre compte d'un monde cohérent est de réduire le monde mental au monde physique (ou vice-versa). La thèse de la dynamique co-émergente, ou coémergence pour faire plus court, essaie de résoudre la tension entre ces deux visions en proposant une perspective qui reconnaît les différences entre le monde physique et le monde mental, mais s'engage en même temps à pouvoir rendre compte de l'interaction entre les deux. Et puisqu'on a des nombreuses preuves expérimentales qui montrent que même si les capacités mentales sont affectées par des lésions cérébrales, elles peuvent être récupérés, et que la physiologie neuronale change avec l'entraînement dans une certaine activité [37-3 8], il semble donc que la co-

émergence est un modèle assez pertinent qui peut établir des bases pour essayer de rendre compte de façon plus précise de cette interaction entre le monde mental et l'organisation physique en respectant leurs différences ontologiques.

En effet, on propose de défendre la co-émergence dans la relation esprit- cerveau comme thèse philosophique, essentiellement parce qu'elle offre plusieurs avantages :

1) On offre une caractérisation de l'émergence assez générale dans laquelle on identifie le niveau d'organisation inférieur avec la dynamique locale des éléments constitutifs, et le niveau supérieur avec l'organisation à l'échelle globale du processus. Si bien on distingue ces deux niveaux, on reconnaît qu'ils ne sont pas des ensembles disjoints puisqu'on ne peut pas les séparer de sorte qu'ils conservent leurs propriétés, et justement la reconnaissance de cette inextricable interdépendance nous permet d'éclaircir leur interaction mutuelle.

2) On reconnaît l'irréductibilité ontologique ainsi que l'irréductibilité épistémologique du niveau supérieur par rapport au niveau sous-jacent et on associe cette irréductibilité au caractère d'autonomie de chaque niveau. Néanmoins, même s'il est important de reconnaître l'autonomie entre niveaux, il est aussi important de s'intéresser à leur interaction causale puisqu'il ne s'agit pas de niveaux disjoints indépendants.

3) On asserte que puisque la dynamique locale et l'organisation

global ont une influence causale mutuelle, il est importante d'assigner un statut ontologique semblable à chaque niveau d'organisation.

En conséquence, même s'il n'est pas complètement clair que la relation entre le cerveau et l'esprit soit une dynamique co-émergente, la thèse philosophique de la co-émergence offre un bon cadre de travail pour comprendre justement les interactions causales mutuelles entre niveaux, un problème qui en philosophie de l'esprit est connu comme celui du « gouffre explicatif de Levine ». On propose alors que la thèse philosophique exposée jusqu'ici soit prise comme une hypothèse de travail, de manière qu'en attribuant un degré de réalité au monde mental on cherche aussi à trouver la structure causale de ce niveau d'organisation et l'interaction que cette structure causale a avec la structure causale du cerveau, en suivant une démarche similaire à celle utilisée dans le cas des dynamiques coémergentes seulement physiques ou biologiques.

5. Conclusions

La réalité est telle que quand on l'examine, on trouve qu'elle a toujours plusieurs aspects et perspectives à partir desquels elle peut être examinée. On n'arrive jamais à saisir complètement un phénomène avec une seule description, mais on s'approche de la compréhension totale dans l'intégration des aspects divers du phénomène. Dans ces cas, on peut considérer que chaque explication concerne un certain niveau d'organisation, mais que chaque niveau a le même degré ontologique de réalité, et que l'intégration de toutes les différentes explications constitue la compréhension globale. Ainsi, pour commencer à affranchir le gouffre explicatif de Levine, c.-à-d. comprendre l'intégration des explications entre le physique et le mental, il faut tout d'abord attribuer un statut de réalité semblable au domaine mental et au domaine physique, puisque cela nous permettra de mieux guider un cadre de recherche pour comprendre la façon par laquelle le mental et le physique interagissent.

On a montré que la façon par laquelle on peut essayer de rendre compte de cette interaction se produit à travers une naturalisation de l'esprit, dans laquelle on ne regarde pas la réalité du monde comme simplement constituée par des événements physiques, mais aussi par des événements mentaux, et on s'intéresse en particulier à leur structure causale mentale. L'assignation d'une réalité au mental ne doit pas être si perturbante, puisque de la même façon que l'existence d'une réalité physique est évidente quand on examine notre expérience du monde à travers nos cinq domaines de perception, l'existence des événements mentaux est évidente

aussi par observation, et dont le domaine de manifestation est appelé le domaine d'expérience mentale. La tradition scientifique occidentale a des fortes tendances historiques qui l'amènent à associer un statut d'irréalité au monde mentale, surtout car il a été aussi très courant de penser qu'il n'y a pas de structure causale dans le monde mental. En effet, le problème du libre arbitre est essentiellement la contradiction entre un monde physique causal qui interagit avec un monde mental non causale. Malgré cela, on peut essayer de naturaliser l'esprit, non pas en suivant la stratégie réductionniste de vouloir l'expliquer seulement en termes du monde physique, mais aussi en investiguant plus en profondeur quelle est la structure causale du monde mental, ce qui peut fonder la recherche de l'interaction de l'organisation causale du mental avec la causalité physique. Néanmoins, pour s'engager vraiment à essayer de comprendre l'interaction entre les différents niveaux d'organisation qui constituent la dynamique co-émergente esprit-cerveau, il faut d'abord considérer que les deux niveaux d'organisation sont réels.

La physique, comme discipline qui s'interroge essentiellement sur les phénomènes du monde matérielle, est née quand on a commencé à poser des questions sur les causes des phénomènes physiques et qu'on a expliqué les événements physiques en termes d'autres causes physiques. De même, on pourrait aussi considérer l'hypothèse selon laquelle les événements mentaux ont aussi une structure causale gouvernante, bien qu'elle soit évidemment beaucoup moins claire que celle du monde physique. On pourrait alors considérer les relations causales des événements mentaux qui suivent du contact de l'esprit avec un certain objet ; par

exemple, quelle est la relation causale entre le facteur mental de l'intentionnalité et celui de l'attention ? Il semble plausible de considérer la possibilité de répondre à des questions de ce type sur la causalité mentale, bien que, pour le faire, il soit nécessaire aussi de s'interroger sur la structure causale du niveau d'organisation de l'esprit à partir de la perspective de l'esprit lui-même, avec des méthodes phénoménologiques suffisamment puissantes. Avec ces dernières, il serait peut-être effectivement possible d'avoir accès à une étude en première personne qui complète notre connaissance basée sur les neurosciences, étant donné qu'on ne peut pas avoir accès aux événements mentaux comme tels simplement à partir d'une observation du cerveau. Une direction de recherche fascinante serait ainsi de chercher si on peut en effet rendre compte de cet enchevêtrement causal entre l'organisation du cerveau et l'état d'esprit, que quelques études commencent déjà à explorer [3 9-40].

Ainsi, en ayant une ontologie assignant un degré de réalité semblable au mental et au physique, en acceptant que les deux types d'événements appartiennent au monde naturel (ou monde compréhensible), on pourrait aussi bien s'engager dans l'étude vers une compréhension plus cohérente de la causalité entre les états physiques et les états mentaux18. Et en ayant obtenu plus de compréhension sur la façon dont la causalité fonctionne simplement en se restreindrant au niveau mental d'un côté, et au niveau cérébral de l'autre, on pourrait alors avoir une base beaucoup plus solide pour s'interroger sur l'interaction entre ces deux niveaux.

18 La physiologie de la vision, par exemple, cherche à trouver ces relations causales, mais elle ne rend pas compte de manière satisfaisante de comment on peut décider entre faire un mouvement ou un autre.

La science occidentale a fixé son attention seulement dans le domaine physique, ce qui a causé qu'on a cherché à investiguer minutieusement l'organisation du cerveau pour comprendre l'esprit, mais qu'on n'a pas mis suffisamment d'effort dans l'investigation de l'esprit dans la perspective de l'esprit lui-même. On a plutôt cherché à étudier l'esprit comme objet extérieur, en pensant que toute étude subjective de l'esprit ne pourrait jamais constituer une étude rigoureuse. Mais en ayant cette conviction, profondément inspirée par le paradigme d'investigation scientifique positive de Compte, on a laissé de côté une importante stratégie d'investigation basée sur une introspection rigoureuse.19

L'étude de la causalité mentale demande un effort extrêmement grand, justement à cause de ce que l'analyse doit se fonder dans la perspective en première personne. Pour arriver à analyser dans une perspective en première personne la causalité mentale d'une manière suffisamment précise pour établir un dialogue informatif avec les neurosciences, il faut avoir une capacité d'attention suffisamment développée pour observer des événements mentaux à une échelle temporelle suffisamment petite, et un discernement suffisamment développé pour pouvoir distinguer des propriétés mentales différentes. Il nous faut alors des

19 L'introspection a été en effet proposée par W. James comme l'outil par excellence d'étudier l'esprit. Néanmoins, comme James l'a bien noté, aboutir cette tâche demande une attention très stable, claire et sans une influence trop importante sur les événements mentaux qu'on observe. Sans une méthode très claire pour développer une telle attention, ainsi que l'énorme influence du positivisme sur la psychologie vers l'utilisation de méthodes objectives, il n'est pas surprenant que cette méthode d'investigation n'ait pas été suivie.

méthodes pour investiguer l'esprit par introspection avec autant de précision, que ces études en première personne puissent vraiment donner des informations significatives aux recherches en neurosciences. Il y a déjà depuis quelques années un intérêt (qui commence à croître) pour un dialogue rigoureux entre phénoménologie et neurosciences [41-42]. Il serait très intéressant de voir si les techniques d'introspection des traditions phénoménologiques occidentales, ainsi que celles des traditions contemplatives comme le bouddhisme, peuvent effectivement développer l'attention à un tel point qu'on puisse en effet faire des observations rigoureuses sur le monde mental. Si en effet le dialogue continue et s'approfondit, il semble qu'on serait sur une plateforme très fertile pour pouvoir répondre à beaucoup de questions qui ont un intérêt énorme pour nous tous, puisque chacun de nous a un esprit à partir duquel on accède au monde.

Quand on voit l'émergence comme la stratification d'une réalité en différents niveaux d'organisation, s'il est essentiel de reconnaître que les niveaux d'organisation sont distincts, il est aussi fondamental de reconnaître qu'ils ne sont pas disjoints. Dans la relation cerveau-esprit, si on se demande comment on peut faire pour distinguer le physique du mentale, la réponse la plus naturelle est de dire que c'est à travers le contact physique de notre corps avec le monde, et ce contact se fait essentiellement à travers le sens du toucher. Le sens le plus primitif pour caractériser quelque chose comme en étant physique est de découvrir en elle la propriété de rigidité. En touchant un livre et en sentant sa rigidité on dit que le livre est physique. Néanmoins, on peut aussi très bien voir que la perception de rigidité

est inextricablement basée sur un mode d'accès en première personne. De ce fait, de même que la perspective objective et la perspective subjective sont des perspectives qui s'entrecroisent et ne peuvent pas être considérées comme des ensembles disjoints, on pourrait aussi considérer que le monde mental et le monde physique ne sont pas disjoints non plus, et que l'interaction entre les deux se fait dans l'intersection.

Pour conclure, on pense avoir montré ici une vision cohérente et générale de l'émergence qui regroupe plusieurs champs, ce qui constitue un travail utile pour continuer la recherche dans ce nouveau domaine. On s'est intéressé ici non seulement à faire une synthèse de connaissances scientifiques diverses sur des phénomènes émergents en disciplines différentes, ni de rester dans une discussion philosophique purement théorique sur les concepts. L'intérêt principal de ce travail a été de fonder une direction de recherche pour investiguer rigoureusement l'interaction causale circulaire des dynamiques co-émergentes, d'où, pour étudier plus rigoureusement la relation corps-esprit, la conclusion affirmant la nécessité d'une inclusion des méthodes de première personne.

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