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L'esthétique humaniste des films de Walter Salles

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par Sylvia POUCHERET
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Master 2 Esthétique et études culturelles 2007
  

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D'un cinéma révolutionnaire engagé à un cinéma identitaire et humaniste

Le cinéma de Walter Salles hérite en réalité des débats, des fluctuations et des revers de fortune du projet cinémanoviste formulé de manière plus théorique par Glauber Rocha notamment dans son manifeste prônant une « esthétique de la faim »  publié en France sous le titre « esthétique de la violence ».Dans une optique historique toujours attentive aux liens entre le culturel et le politique, Rocha pensait la création cinématographique en termes de révolution et de réaction contre un ordre social et un état du cinéma national particulièrement aliénant pour les couches populaires. Il envisageait le cinéma comme instrument de connaissance de la réalité brésilienne, de mise en question de cette réalité afin d'interférer politiquement et concrètement avec elle10(*) :

« Nous avons réalisé que nous vivions dans une société sous-développée et historiquement exclue du monde moderne et qu'il nous fallait connaître plus profondément cette réalité dans laquelle nous vivions pour trouver le chemin de l'émancipation . »

Le nouveau cinéma devait donc avoir une vocation critique, politique et réaliste afin de traduire une réalité nationale à partir d'une esthétique originale authentiquement brésilienne. Il s'agissait de toucher le public en l'éloignant de l'académisme et de la mise en scène traditionnelle, de l'esthétique hollywoodienne, pour le sortir de son aliénation culturelle. Cela ne signifiait pas seulement trouver ou réactiver des thèmes nationaux mais chercher un nouveau langage et une nouvelle façon de tourner les films. Il fallait établir une rupture avec l'esthétique simpliste d'un cinéma national populaire (les Chanchadas) tout en préservant une communication immédiate avec le public. Rocha de son côté proposa un cinéma expérimental inspiré du néoréalisme italien susceptible selon lui de fournir les bases d'une exploration authentique du réel afin de provoquer une prise de conscience collective . L'esthétique en cours d'élaboration consistait à filmer 11(*):

« une caméra à la main, une idée dans la tête, avec un objectif sans filtre, sans réflecteurs, pour une lumière ambiante , naturelle ;c'est rapide, moins cher et plus beau »

Les cinéaste du groupe ont délaissé les studios pour filmer en décors naturels, ont pris la population locale pour assurer la figuration et des acteurs non professionnels ,comme c'était le cas pour les productions néoréalistes italiennes, et tournaient sans avoir un scénario strictement défini par avance, laissant une grande part à l'improvisation.

Dans son texte « le cinéaste tricontinental 12(*)», Rocha évoque la violence de son style cinématographique qui visait à rompre avec les attentes du spectateur, notamment en ce qui concerne la représentation de la misère ; il rejetait en effet l'utilisation de la dénonciation sociale comme spectacle et qualifiait ses oeuvres de « films de l'inconfort » dont l'un des aspects, la pauvreté technique des moyens de réalisation, aurait constitué un témoignage symptomatique de la réalité sociale et économique. Il s'agissait donc avant tout de réinventer l'attitude du spectateur , de faire de celui-ci un participant à la création comme s' il était placé devant une « copie de travail » aux côtés du réalisateur. Il était ainsi soumis à une forme d'instabilité ou de déséquilibre dans le cadre et la nature du montage. La position éthique et esthétique ainsi exprimée dans le manifeste « Uma estetica da fome » de Glauber Rocha formule l'idée d'un cinéma révolutionnaire c'est à dire d'un cinéma qui prépare une conscience révolutionnaire . Elle trouve sa réalisation concrète et fidèle dans le film Le Dieu noir et le diable blond (Deus e o Diablo na terra do sol,1964).

Ce film est inspiré de l'épopée des Canudos dans le Sertaõ (c'est à dire la révolte aliénée des paysans et du du sous-prolétariat du Nordeste) et se veut une démonstration de démystification religieuse de ce peuple aliéné dans sa propre révolte. Le vacher Manuel, après avoir tué son exploiteur , se joint aux disciples hystériques d'une sorte de saint, Sebastião le beato, qui prophétise avec une violence mystique une future terre promise. Manuel, totalement possédé par sa fureur mystique, accepte du beato les pénitences les plus pénibles et les sacrifices les plus cruels. Le matador Antonio-das-mortes, symbolisant la conscience pré-révolutionnaire vient massacrer les disciples hystériques mais ne tue pas Manuel qui sortira ainsi du cycle de l'aliénation mystique. Le matador le sauvera une deuxième fois en tuant le cangaçeiro , Corisco, bandit rebelle auquel Manuel s'est associé dans une autre tentative de rébellion illusoire et aliénée. Le film se termine sur une image de mer avec en fond sonore un chant annonciateur d'une lutte et d'une vie nouvelle non cette fois sous l'égide de Dieu ou du diable mais de l'homme 13(*):

« le Sertão devient mer /La mer devient Sertão/Telle est mon histoire/Vérité, imagination/J'espère en avoir tiré une leçon/Ce monde est faux/La terre appartient à l'homme/Ni à Dieu ni au diable »

OEuvre à la fois didactique et épique , Le Dieu noir (1964)atteint également une dimension poétique, visionnaire et humaniste dans son dessein idéologique. La violence barbare et parfois insoutenable des images, le style de cadrage, l'orchestration des séquences et l'asymétrie organique du rythme augmentent la charge expressive du film où  message politique et message poétique se rejoignent dans une forme d'osmose . Cette esthétique nerveuse se retrouve dans Antonio das Mortes (1969) ( inspiré du mythe populaire issu de la littérature de colportage) où les cadrages à focale longue, plutôt resserrés ,au contenu très dynamique, orchestrés par un montage heurté, violent comme dans un rythme de transe donnent au film une qualité métaphorique voire allégorique. Le film tente une récupération du sacré, qui chez Rocha n'est pas antinomique avec la lutte des classes, en reprenant la figure du « tueur de cangaçeiros » cette fois figure positive, héros luttant pour la cause du peuple et béni par la sainte « beata » Ainsi donc, Rocha parvient à élaborer un discours révolutionnaire qui intègre la dimension culturelle de la religion au Brésil. Mais dans son esthétique de la violence14(*) Rocha exprime également la volonté d'outrepasser un nationalisme exclusivement brésilien. Pour lui le Cinéma Novo devient aussi le cinéma politique du Tiers Monde ( perspective plus large que reprendra plus tard Salles à son compte avec une tonalité identitaire pan-américaniste). Il doit être un refus radical du cinéma industriel dominant synonyme de colonialisme culturel, affirmer un style (pauvreté de moyens, style direct de la caméra et du montage) qui s'oppose aux conventions en vigueur, un langage qui soit une négation révolutionnaire aussi légitime que la violence de l'opprimé dans le mouvement dialectique historique 15(*):

« la plus noble manifestation culturelle de la faim est la violence (...)l'esthétique de la violence , avant d'être primitive, est révolutionnaire, c'est le moment où le colonisateur s `aperçoit de l'existence du colonisé »

Chez Nelson Pereira dos Santos, autre cinémanoviste, la volonté de réalisme participe d'une entreprise de démystification de l'exotisme des contrées intérieures du pays pour en révéler l'aridité et la misère. Dans Vidas Sêcas (Sécheresse, 1963) Dos Santos utilise la caméra sur l'épaule lors de la progression de la famille de paysans dans le lit asséché et caillouteux d'un cours d'eau. L'image est cahotante et l'intention expressive claire : faire éprouver au spectateur l'épuisante marche, l'âpreté de la poussière, la fatigue, la soif, la brûlure du soleil torride ; car la lumière n'est pas filtrée, elle écrase les contours et les ombres ;les plans sont lents, destinés à reproduire le rythme laborieux des paysans sertanejos. Tout est réaliste, comme la lenteur d'exécution du chien due à la nécessité de ménager les cartouches ou la rudesse des conditions de vie les plus prosaïques. Film cruel, Vidas Sêcas (1963) fait de la technique cinématographique rudimentaire un symbole stylistique dont la force expressive suggère la violence sociale à la manière d'un documentaire. Ce film devient un véritable traité sur la situation morale et sociale de l'homme brésilien sans recherche esthétisante et sans mise en spectacle grâce à une photographie qui respecte la lumière extérieure nordestine et qui est directement héritée de la photographie de reportage ou d'actualité.

Le Sertão nordestin devient pour les cinémanovistes la métaphore de la condition brésilienne et plus largement de la condition humaine. Rocha s'enthousiasmait sur le potentiel expressif et idéologique de cette région. Cette « terre lointaine et brûlante » filmée de façon primitive constituait la matière première source d'inspiration et la marque du Cinéma Novo. Mais l'exploration filmique de cette terre permettait aussi d'analyser les causes de la misère sociale en étudiant le contexte historique et géographique de l'homme brésilien. Ruy Guerra dans son film Os Fuzis (les fusils,1964) se donnait cette mission de dénonciation des problèmes endémiques du Brésil  qui se trouvent cristallisés dans cette région aride du nord16(*) :

« Mon film est un documentaire sur la faim qui veut mettre à nu les racines du mal »

Les films du Cinéma Novo pointent de manière violente l'état de sous-développement tant matériel qu'intellectuel, l'exploitation pure et simple du peuple sans terre par les propriétaires terriens sans scrupules (Dieu noir, Antonio ,Vidas Sêcas), la violence des rapports sociaux qui en découle, l'aliénation ou la servilité morale dans laquelle le peuple est entretenu, les liens qu'imposent la tradition, le fanatisme religieux, le mysticisme. Carlos Diegues, autre réalisateur du groupe des cinémanovistes s'interrogeait sur la viabilité de cette entreprise tant la tâche semble incommensurable et les moyens dérisoires : remettre en cause les fondements d'une société et amener les spectateurs à être toujours plus nombreux à prendre conscience de leur aliénation n'est pas chose aisée quand on s'adresse à une population composée pour moitié d'analphabètes ; éviter le paternalisme, le populisme,  le pittoresque tout en élaborant un langage simple et communicatif, dont la poésie exprimerait l'espérance de jours meilleurs et susciterait l'action, tels étaient les principaux enjeux selon les réalisateurs du nouveau cinéma.

A l'instar du cinéma novo, Walter Salles reprend la thématique nordestine dans Avril brisé (Abril despedaçado, 2001) et Central Do Brasil (1998). Chacun des deux films offre une perspective idéologique différente tout en reprenant quelques motifs déjà élaborés par les cinémanovistes . Une nouvelle dimension, celle de l'éthique, est mise en avant et la dénonciation frontale de l'exploitation d'une classe sociale par une autre disparaît quasiment du propos. Pour Salles , le problème est tout autre . Le brésil souffre du sous-développement car il ne s'est pas encore constitué une identité sereine, unifiée, ayant dépassé les traumatismes d'une colonisation portugaise dévastatrice17(*). D'où la persistance d'archaïsmes sociaux, économiques et culturels, d'où l'existence d'une forme d'amoralité dans les rapports humains voire de dysfonctionnement psychique chez les individus inhérent aux structures sociales déshumanisantes issues de ce passé problématique.

Ainsi Avril brisé (2001), huis clos en plein air adapté du roman éponyme de l'écrivain albanais Ismaël Kadaré, évoque une vendetta ancestrale entre deux familles où les fils aînés de chacune s'entretuent selon un code de l'honneur sacrificiel (loi du Kanum en Albanie).Salles emprunte à la tragédie et à la dimension épique pour relater les luttes fratricides d'un Nordeste archaïque du début du XXème siècle. Ce faisant, il transpose un phénomène culturel a priori exogène pour rendre compte de l'état de sous-développement socioéconomique, psychique et moral des habitants de cette région aride et hostile à la présence humaine. D' aucuns diront que cette adaptation littéraire pourrait s' apparenter à une greffe fallacieuse dans l'élaboration de la mémoire collective brésilienne. Pour justifier son approche, Salles s' appuie sur les écrits de Luiz Aguiar Costa Pinto concernant les luttes de familles au brésil dans les années 1910 mais il ne s'étend pas davantage sur la pertinence géographique de cette étude et de son analyse des spécificités d'un tel phénomène. L'ouvrage en question n'est pas consultable car épuisé et non réédité. Il est intéressant de voir malgré tout que la démarche rediscute le parti pris des cinémanovistes de dénoncer une situation sociale inique, celle des paysans sans terre (posseiros) louant leur force de travail à des propriétaires terriens(fazendeiros) sans foi ni loi , pour déplacer le curseur vers une explication du sous-développement de type mythique et culturelle voire psychanalytique. L'homme brésilien de cette région peu amène est montré comme luttant contre les archaïsmes des traditions familiales et contre une géographie hostile à sa condition dans une approche poétique et naturaliste inspirée des documentaires de Robert Flaherty (L'homme d'Aran, Man of Aran,1934). Le seul salut possible sera de briser la logique sacrificielle infernale (comme le fera le personnage principal du film) et d'atteindre un niveau de réalisation morale menant à l'émancipation des individus et de la société entière. L'espoir des jours meilleurs passe par la catharsis et la prise de conscience des réalités psychiques et culturelles entravant la réalisation de la société humaine. En ce sens , le film occulte toute forme de lutte sociale ou d' antagonismes de classe a priori contrairement à Dieu noir diable blanc, même si la famille des Breves semble moins nantie que ses voisins rivaux et souffre de la baisse du prix de la canne à sucre. Le dernier plan du film semble sur ce point significatif de cette rediscussion de la représentation politique de la société brésilienne: citation appuyée des derniers plans du film de Glauber Rocha, Dieu noir diable blanc (1964) où la vision de la mer en survol annonce de manière quasi mythique un futur révolutionnaire, celui de l'émancipation du peuple, le dernier plan d' Avril brisé (2001) ( regard énigmatique du jeune rebelle scrutant la mer) devient un horizon d'interrogations sur le devenir psychique, moral et civique (voire cinématographique) de la nation brésilienne. Car Salles préfère élaborer son propos sur des notions de construction identitaire et culturelle au brésil en revisitant la mémoire collective et cinématographique nationale. De ce fait, la tendance référentielle de son cinéma participe du même souci de garder en mémoire, l'identité cinématographique du brésil.18(*)

Le même glissement idéologique s'opère pour Central do Brasil (1998). Si les cinémanovistes, en particulier Nelson Perreira Dos Santos dans Vidas Sêcas (1963), dépeignent une humanité agraire miséreuse s' efforçant d' échapper à l'injustice de son exploitation en migrant vers les grands centres urbains du sud du brésil , Salles choisit le parcours inverse pour préparer les protagonistes urbains de son film à leur rédemption morale dans les villes nouvelles sans âmes, dispersées à l'intérieur des terres. Dans le contexte d'une image nationale dévalorisée, Salles introduit alors le Nordeste comme un espace de solidarité ayant survécu à toutes les difficultés. La société sertaneja est montrée comme solidaire honnête, travailleuse contrairement à l'image qui est donnée de Rio de Janeiro où règnent la corruption, la violence quotidienne, le cynisme. Cette inversion du chemin traditionnel migratoire sur le territoire national peut être sérieusement discuté par les économistes et sociologues dans sa véracité mais il reflète le parti pris moral du cinéaste sur la condition des pauvres habitants de Rio. Dora, protagoniste principal, représente le cynisme et l'égoïsme individualiste des cariocas moyens. Ecrivain public, elle n'envoie jamais les lettres des analphabètes qui s'en remettent à ses compétences d'ancienne institutrice pour quelques reais. Sa rencontre avec un jeune garçon orphelin à la recherche de son père l'amènera à parcourir de vastes territoires désertés où « l'innocence »des moeurs et des mentalités est encore préservée, de l'avis du cinéaste. Le dernier plan du film montre sa transformation morale sur son visage retenant ses larmes. Pour le cinéaste, la transformation de cette femme carioca cynique et individualiste en être sensible et solidaire par une forme d'ingression au coeur des terres du brésil , c'est-à-dire un retour aux racines de la psyché brésilienne symbolise le désir de changement en même temps que le mode de ce changement,c'est à une forme de prise de conscience et de choix moral individuel. L'affirmation identitaire, le retour aux sources, et la transformation morale constituent les piliers d'une reconstruction nationale possible selon Salles19(*):

« Je suis fatigué d'un cinéma des années 90 très sceptique et cynique, marqué par le fin de l'histoire, des idéologies, par un discours défaitiste et immobiliste qui ne sert pas l' Amérique latine (...)Il y a la nécessité de croire à la possibilité d'un discours commun, d'une identité qui nous soit commune; il faut être imbu de cette croyance pour espérer que notre monde change »

Or, paradoxalement, il existe en contre-point d'une telle vision utopique de ces zones peri-urbaines en friche soi-disant protégées de la déliquescence morale des grandes villes une représentation tout aussi inverse dans le film de Cláudio Assis Le marais des bêtes (Baixio das bestas,2006), où la société rurale est montrée comme dysfonction, enclavée dans le vice et la décrépitude psychologique, faute d'infrastructures économiques, de moyens d'éducation, et de dérivatifs culturels.

Sylvie Debs20(*),dans son entretien avec Walter Salles s'interroge également sur ce revirement de vision en rappelant le projet initial des cinémanovistes de dénoncer l'injustice sociale, les difficultés économiques renforcées par une rudesse implacable de la nature et des relations humaines dans ses régions. Le cinéaste se justifie par une réponse tout aussi idéologiquement orientée et ce malgré le souci constant d'une approche documentaire sur son sujet:

« Etant donné que le film est l'extension de mon propre regard et que celui est ancré dans les années 90 et non dans les années 60 (où le débat idéologique était beaucoup plus présent et virulent), le changement s'explique aisément. Il est évident que de nombreux problèmes décrits dans les films du cinéma novo subsistent encore aujourd'hui au Brésil. Nous vivons dans une culture de l'immobilisme où les problèmes de sécheresse et mauvaise distribution de la terre n'ont pas disparu. Or Central do Brasil cherche à lutter contre cet immobilisme à travers la découverte de la solidarité entre des gens qui sont très différents au début du film, comme Dora et Josué (...)A l'image du personnage de Dora , nous avons tous été amenés à vivre les effets d'une culture de l'indifférence et de l'impunité; cette inversion de direction est liée à une volonté de montrer que cette région ( le Nordeste) , qui était considérée comme archaïque,oubliée par le temps et les gouvernements, avait des qualités humanistes que l'on ne trouve plus dans les grandes villes qui représentent l'aboutissement d'une politique économique et industrielle injuste des années 70-90 »

Le cinéaste poursuit en expliquant que le film est lié à un désir de trouver une solution interne, non-dogmatique en réaction contre une tendance du cinéma indépendant des années 90 à montrer la victoire du cynisme sur l'humanisme. De manière significative, le personnage de l'enfant (Josué) et sa quête des origines familiales symbolisent selon le cinéaste, « l'action et le refus d'une condition sociale qui lui était destinée »21(*). Tout comme dans Avril brisé (2001), le protagoniste principal se soustrait au déterminisme de la structure sociale ambiante (liée à la géographie en particulier ) et change sa destinée voire celle de sa famille sous la forme du choix personnel conscient, de l'action individuelle sublimée par un certain niveau de pureté morale, d' innocence.

Salles n' hésite donc pas à affirmer l' intentionnalité de son oeuvre : il s'agit de modifier le regard du spectateur à travers le filtre de valeurs humanistes telles que la compassion, la solidarité, l' estime de soi, la tolérance, l'ouverture, l'espoir etc. Selon lui, le cinéma aurait le pouvoir ou la fonction d'améliorer la condition humaine en changeant les mentalités . Cette position mélioriste peut susciter notre scepticisme mais Salles reste confiant et affirme dans une interview : « Le jour où je commencerai à croire qu'il n'y a pas de corrélation entre art et société, j' arrêterai de faire des films »22(*). Paradoxalement, il insiste sur le refus de tout didactisme et tout dogmatisme dans l'élaboration de son oeuvre . Les films devraient être plutôt appréhendés selon lui comme des outils d' éveil, d' induction, de mise en relation pour questionner la réalité de la condition sociale, politique, identitaire des brésiliens.

Cette idée d'un cinéma -éveil des consciences se trouvait certes déjà présente chez les cinéastes du Cinéma Novo des années 60 dont le but avoué était de déclencher la révolution politique et sociale des paysans et des exploités. Mais si Salles revendique sur ce point sa filiation avec le Cinéma Novo, il refuse tout parti pris politique tranché. En effet, Le coup d'état de 1964 à l'origine de la désillusion politique de ses concitoyens ainsi que l' effondrement des idéologies occidentales l'amènent à penser que le cinéma d' aujourd'hui ne peut continuer sur la lancée révolutionnaire revendiquée par Glauber Rocha. A la «révolution des armes », il substitue la « révolution des âmes23(*) »,ambition plus modeste. Est-ce à dire que son cinéma est un cinéma de la réforme, de l'espoir mitigé dans le contexte de la mondialisation où les causes des déséquilibres sociaux seraient difficiles à cerner et à combattre ? Salles évoque, non sans un certain défaitisme, le mythe de Sisyphe24(*) pour caractériser le devenir social et politique du brésil.

Dès lors, le message des deux films Avril brisé (2001)et Central do Brasil (1998) concernant les solutions possibles au chaos social du brésil nous apparaît plus clairement si l'on dépasse le discours humaniste moralisant. Loin de décrire une situation d' antagonisme de classes, de lutte de pouvoir entre les possédants et les pauvres, les films de Salles n' envisagent pas une forme d' émancipation sociale au sens politique et collectif du terme, c'est à dire organisée. Ils ne prétendent pas renseigner le pauvre brésilien sur les rouages socio-politiques actuels de son aliénation sociale, économique et psychologique. Pour le cinéaste, ce stade de la réflexion est historiquement dépassé. Il s'agit d'indiquer aux victimes du chaos social des moyens d' émancipation individuelle, autant que faire se peut . Fait intéressant, Salles, dans une conférence récente à Berlin en février 2007 sur le cinéma politique, cite le philosophe Jacques Rancière au sujet des rapports entre cinéma et politique pour préciser le cadre politique et idéologique de sa propre démarche cinématographique. Comme ce dernier , il envisage la politique comme le lieu quotidien de points de vue conflictuels et le souci de rendre compte de ce qui n'a jamais été dit ou vu auparavant25(*). Dans cette perspective, le cinéma remplirait la fonction de témoignage d'une réalité insoupçonnée, de redistribution de la parole et des espaces, du visible et de

l'invisible. Pour autant, Rancière va plus loin en affirmant que les arts exprimant le geste démocratique auraient une force de dissensus face à l'ordre politique qui prétend mettre les éléments et les discours à leur place en gérant les différences de fait. Dans Malaise dans l'esthétique26(*), le philosophe évoque "une politique de la forme résistante" c'est à dire de la forme dissonante rompant avec les standards du sensible imposés par les médias. C'est précisément sur ce point que le projet esthétique d'un Glauber Rocha peut mettre en question celui d'un Salles. Force est de constater que nous sommes loin de la position radicale de Glauber Rocha qui allait jusqu'à affirmer27(*) que le tournage de ses films suscitait en lui une forme de dégoût tant les images étaient dépourvues de grâce, tant le scénario visait à refléter la « pourriture » morale du brésilien selon les propos du cinéaste. D'autres réalisateurs des années 70-80 ont continué à mettre l'accent sur la déliquescence morale du peuple brésilien pendant la période du « cinéma marginal ». Il s'agit au contraire chez Salles de remporter une forme d'empathie, d'adhésion voire de gratification égocentrique chez le spectateur brésilien qui a sans doute avoir avec la récupération de l'estime de soi . La journaliste critique Ivana Bentes28(*) , qualifie le cinéma de W. Salles d' « esthétiquement correct » , elle parle d'une « glamourisation de la pauvreté »ou d'une « cosmétique de la faim » à l'opposé de la recherche d'une forme révolutionnaire et inédite de Glauber Rocha . Quant au sujet traité,on peut se demander si les films de Salles, s' efforçant de donner une visibilité au peuple démuni comme dans les premiers plans de Central do Brasil (1998) montrant les visages en contre-champs des analphabètes dictant leur lettres, donnent véritablement la parole aux pauvres, c'est -à dire- rendent compte réellement des enjeux de leur quotidien, du ressenti de leur condition de laissés-pour-compte comme une irruption subversive dans le consensus immobiliste.

Sur ce point, Walter Salles est persuadé que son cinéma se conformer à la doxa des cinémanovistes, en montrant le vrai visage du Brésil et non les masques télévisuels dont TV Globo abreuve les téléspectateurs29(*):

« Central do Brasil est la quête d'une géographie humaine et physique oubliée depuis très longtemps et certainement oubliée par la télévision brésilienne. Le film est à la recherche de visages qu'on n'arrive plus à voir tous les jours. Il est à la recherche de ce reflet spécifique, de ce brésil spécifique »

La cinéaste et documentariste Katia Lund 30(*)évoque également la nécessité pour les cinéaste brésiliens contemporains de combattre les images faciles, les discours racoleurs ou stéréotypés sur les pauvres, les délinquants que déverse TV Globo lors des journaux télévisés. Selon elle , les films seraient les derniers lieux du débat démocratique, les derniers ramparts contre l' indifférence ou la démagogie sur les favelas.

L' universitaire Lúcia Nagib dans son analyse31(*) de la dimension utopique des films de Salles, remarque également, à propos des longs plans sur le peuple illettré de la gare de Central Do Brazil (1998), qu'il nous est donné de voir de manière émouvante et fascinante,le calme et la bonhomie du peuple brésilien venant de tous les horizons géographiques et ethniques,comme si au fond les questions de racisme et d' indigence matérielle n'avaient pas de prise sur le sort de ces nécessiteux. L'aspect documentaire de la photographie pourrait nous faire oublier la référence à une essence brésilienne mythique, celle d'un brésil "paisible, généreux, joyeux et sensuel, dénué de préjugés raciaux malgré les vicissitudes de l'existence et la souffrance"qui ferait obstruction à toute action politique. En effet cette représentation d'un peuple souriant, gentil, à la simplicité désarmante et parfois comique nous donne l'impression que les pauvres ont la force naturelle de transcender leur condition et d' exister dans une plénitude de l'être , l'être brésilien.

* 10 Michel Estève, Le cinéma novo brésilien, Etudes Cinématographiques n°93-96,Lettres Modernes Minard, p.43

* 11 Michel Estève, Le cinéma novo brésilien 2; Glauber Rocha, Etudes cinématographiques Lettres Moderne Minard,1976 p.

* 12 Ibid,p7

* 13 Ibid,p 14

* 14 Ibid,p51

* 15 Ibid, p.45

* 16 Franck Curot,Cinéma novo 1, Op.Cit. p94

* 17 Stephan Jungk, « An Interview with Walter Salles » dans John Boorman, Projections12:Filmmakers on Film Schools, London,Faber and Faber,2002 p233-263

* 18 Notons que la société de production de Salles, Videofilmes, conserve le patrimoine filmique de Mario Peixoto, cinéaste des années 20-30 et notamment une copie restaurée de Limite.

* 19 Interview, supplément du DVD "Carnet de Voyage"

* 20 Sylvie Debs,op.cit.p 92

* 21 Sylvie Debs,Ibid,p 94

* 22 The Observer, Juillet 2000

* 23 Sylvie Debs, La projection d'une identité nationale:littérature et cinéma au brésil (1902-1998), le cas du Nordeste,Paris, L'harmattan,2004 p 224

* 24 Michel Faure,"Walter Salles:le brésil,c'est le mythe de Sisyphe permanent", L'express, 10 fév. 2004

* 25 Walter Salles,"Cinema is about the possibility of collective exchange "Berlinale Talent Campus, 11fév.2007

* 26 Jacques Rancière, Malaise dans l'esthétique, Galilée, 2004 p,57-58

* 27 Michel Ciment, Petite planète cinématographique, Stock,2003 p. 465

* 28 Lúcia Nagib, The New Brazilian Cinema, I. Tauris, 2003

* 29 Sylvie Debs,op.cit.p93

* 30 Clarissa Beretz,  « An interview with Katia Lund » News from Brazil mars2003

* 31 Lúcia Nagib,"The Zero, the Center and the Empty Utopia_from Rossellini to Walter Salles"p.227

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