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Les figures de Joseph Rey (1779-1855): conspirateur libéral, "philosophe" et socialiste "utopique"

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par Nicolas Boisson
Université de Grenoble 2 - IEP 2001
  

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INTRODUCTION

« Napoléon, tu règnes de nouveau !... Jamais un mortel, ne réunit en si peu de temps, les extrêmes de deux fortunes opposées, ne conçut ou n'exalta des desseins si vastes et plus extraordinaires !... La profonde conception des projets, l'étonnante rapidité dans leur accomplissement, tout semble attacher à ta personne le sceau d'un prestige surnaturel...Toi seul, par la force de ton génie, sembles rapprocher dans le plus court espace, les phases les plus variées de l'histoire entière ; tu confonds les siècles, tu subjugues les sens et la raison tout à la fois ; il semble qu'on ne puisse plus que se taire et t'admirer !... Cependant, Ô Napoléon ! à l'instant même ou rien ne paraît devoir surpasser désormais ta gloire et ton pouvoir.... Dans cet instant...jamais un mortel ne fut plus près que toi d'un effrayant abîme !... Un seul pas peut t'y précipiter à jamais, avec ta gloire et ton pouvoir !... Ecoute, Ô Napoléon ! écoute la voix libre d'un vrai citoyen, de ton véritable ami, peut-être. Jamais tu n'eus plus besoin de connaître la vérité dans tout son jour (...). Ton propre sort va dépendre du système que tu suivras dès le principe de ton nouveau règne. Tout est perdu, si tu songes à t'imiter encore toi-même !...(...) ».

Ces mots, largement reproduits à la fin du mois de mars 1815 dans les colonnes du journal libéral Le Constitutionnel1(*), sont ceux du citoyen grenoblois Joseph Philippe Estienne REY (1779-1855), républicain et socialiste « utopique » tombé dans l'oubli2(*), dont nous nous efforcerons lors de cette étude de présenter les multiples visages. Alors Président du tribunal civil de Rumilly, cet inconnu du grand public osa de vive voix, par sa courte et élogieuse Adresse à l'Empereur3(*), dont nous venons de donner un bref aperçu, le mettre en garde contre la tentation de renouer avec son propre despote.

En effet, le retour en France de Napoléon de l'île d'Elbe4(*) sème le trouble. Louis XVIII, terrorisé par la nouvelle, donne dés le 5 mars, l'ordre de partir en chasse contre « l'usurpateur ». Le frère du roi, le comte d'Artois, lui prête même concours en appelant aux autorités civiles et militaires. Mais comme le note avec justesse Jean Tulard : « A qui obéir en ce mois de mars 1815 ? A l'empereur ou au roi ? Quel est le souverain légitime ? »5(*). La France est alors en pleine ébullition. De l'arrivée de Napoléon sur le sol français le 1er mars à sa prise du pouvoir le 20 mars, Louis XVIII s'étant enfui la veille pour Lille, le pays se divisera étrangement entre d'une part, un groupe hétéroclite composé de nostalgiques de la grandeur du première empire et surtout d'un peuple privé de nombre des acquis de la Révolution, en attente de la libération du pays des Bourbons6(*), et d'autre part une petite élite de libéraux modérés ne croyant pas à juste titre aux aspirations républicaines de l'empereur revenu7(*). Ces « vingt jours » furent donc décisifs pour l'avenir d'un pays8(*), menacé de guerre civile et surtout d'une reprise inévitable de la guerre entre la France et l'Europe si Napoléon remonte sur le trône.

Dés lors, au milieu de toute cette agitation , la voix discrète de Joseph Rey apparaît comme celle d'un homme audacieux, courageux, n'hésitant pas au sein d'un pays à nouveau en proie au doute, à modérer autant les ardeurs de l'empereur revenu qu'à sanctionner les dérives du monarque. Cette « Adresse » ne passa d'ailleurs pas aussi inaperçu que l'on pourrait le penser au regard du faible intérêt porté par l'historiographie nationale à la personne de Joseph Rey. Elle trouva écho dans le Dauphiné où un certain Henri Beyle, dit Stendhal, de passage à Grenoble au début du mois d'août 1837 rendit hommage au courageux patriote : « C'est dans la chambre où j'écris qu'un juge de Grenoble, M. Joseph Rey, osa lui (Napoléon) dire que la France l'aimait comme un grand homme, l'admirait comme un savant général, mais ne voulait plus du dictateur qui, en créant une nouvelle noblesse, avait cherché à rétablir tous les abus presque oubliés. Le discours de Rey, qui pouvait avoir cinquante lignes, fut imprimé en deux heures et à vingt mille exemplaire, et le soir tous les Grenoblois le répétaient à Napoléon. S'il eût compris cette voix du peuple, lui ou son fils régnerait encore, mais la France eût perdu la supériorité littéraire, celle de toutes qui, ce me semble, lui fait le plus d'honneur. »9(*). Rey, né aussi à Grenoble, était un ami de jeunesse de Stendhal. Ce dernier regardait déjà avec bienveillance ce rigoureux idéaliste. Les propos éclaircissant du jeune Stendhal sur son compatriote méritent à nouveau d'être rapporté : « Rey, philosophe, se propose de publier un système où il prouvera que le bonheur particulier est toujours lié au bonheur général. C'est ce que je lui souhaite. Veut faire plusieurs comédies dans ce système. Me paraît très froid, à vingt-cinq ans »10(*).

Il ne sera pourtant nulle question de littérature ou de comédies ici, mais bien d'un intellectuel au sens propre du terme, qui conciliant réflexions et engagement, théorie et pratique, fut à bien des égards, nous le verrons, un précurseur. Précurseur dans l'adoption au sein des libéraux français de la dynamique du mode conspiratif de résistance à l'oppression accrue du régime restauré de Louis XVIII dans les années 1819-1820, il parvint aussi dans la seconde moitié de sa vie, après de multiples voyages, à enrichir de ses influences, les écoles socialistes françaises dites « utopiques » de la première moitié du XIXème siècle.

Avant de présenter brièvement quels furent ses tumultueux parcours politiques et intellectuels, parcours d'ailleurs intimement liés, il convient d'insister sur le caractère dérangeant que peut susciter auprès de certains un tel éclectique. Fernand Rude dans sa biographie consacré au socialiste Joseph Rey rapporte le cas intéressant de M. Henri Martineau, directeur en 1943 de la revue et des éditions Le Divan, qui bien que non contemporain de Rey se permit d'émettre à son égard les plus sévères et injustes jugements : « Joseph Rey, écrit-il, jouait à la ville le philosophe gourmé, le ténébreux conspirateur non moins que le tapeur sans scrupules. Il se drapait dans sa toge illusoire de vieux romain pour vivre au crochet de petits camarades aussi pauvres que lui. En échange, il expliquait la doctrine, se vantait de ses fréquentations chez Destutt de Tracy et Cabanis et affectionnait les formules renouvelées de l'antique : « Adieu, le papier reste court, mais non pas mon coeur. » En un mot, il convient de voir en lui l'agitateur de tous les temps et de tous les pays, celui qui court carrière dans la plus louche politique et vit au détriment des naïfs. »11(*). Des faveurs d'Henri Beyle aux considérations déplacées de M. Martineau, le personnage de Joseph Rey ne laissa donc pas indifférent ceux qui se sont intéressés un temps soit peu à sa vie. Introduisons à présent le personnage en précisant les études historiques disponibles à son sujet.

* 1 Le Constitutionnel, créé en 1815, était un des principaux organes de presse des Libéraux, et plus précisément du parti des Indépendants de « gauche » qui s'affirma à partir de 1817, « profitant d'une certaine libéralisation du régime » (J-C Caron, p.13). Il compta jusqu'à 17 000 abonnés selon J-C Caron (p.13), nombre déjà considérable au regard de la censure qui sévit jusqu'aux lois De Serre de mars 1819, votées avec difficulté sous le ministère Decazes, et qui « allégèrent » pour un temps les procédures de création de journaux. Elles ne constituèrent que le bref intermède « libéral » du régime « monarcho-constitutionnel » restauré par Louis XVIII, intermède qui prit fin avec le rappel du duc de Richelieu... En 1815, Le Constitutionnel n'est donc encore qu'un organe de presse de « moyenne » envergure s'adressant à une élite libérale en expansion, où s'accorde une pensée classique sur le plan économique (J.B Say, A Smith) à un discours résolument individualiste sur le plan politique, réclamant la garantie du compromis de la Charte du 4 juin 1814, établi entre démocrates et Bourbons... Nous aurons l'occasion de revenir plus précisément sur cet épisode. Collaborent à cette entreprise autant de libéraux « authentiques » comme le général Lafayette et le banquier Laffitte que de « littérateurs à gages de Napoléon » (Louis Girard, p.85). Les auteurs cités correspondent aux ouvrages suivants : Jean-Claude Caron, La France de 1815 à 1848, collection Cursus, Armand Colin, Paris, 1993, 190 p. et Louis Girard, Les libéraux français 1814-1875, collection historique, Aubier Montaigne, Paris, 1985, 277 p..

* 2 Comme le note à juste titre Fernand Rude dans son introduction à une petite biographie consacrée à Rey :  « Il existe à Grenoble une rue Joseph Rey. Mais vous demanderiez en vain à un Grenoblois moyen, voire même à un habitant de cette rue qui est ce personnage, seuls quelques érudits pourraient vous répondre (....) [et pourtant] tout Stendhalien digne de ce nom connaît Joseph Rey ». Fernand Rude, Un socialiste « utopique » oublié Joseph Rey (1779-1855), conférence faite à la Faculté des Lettres de Grenoble, le 13 mars 1944, Extrait des Annales Lettres de l'Université de Grenoble, tome XX, année 1944, Imprimerie Allier, Grenoble, 1944, p.3. Cette rue existe bien toujours, longeant parallèlement et symboliquement... la voie ferrée, face à l'avenue de Vizille.

* 3 Joseph Rey, Adresse à l'Empereur, 16 p., elle fut écrite le 23 mars 1815 à Grenoble alors que Napoléon vient, tout juste arrivé aux Tuileries le 20 mars au terme du périlleux épisode des « vingt jours », de former son gouvernement, comprenant notamment Fouché, traître à venir..., et mettant terme à la première restauration du Bourbon Louis XVIII. Reproduite par Le Constitutionnel dans les jours suivants, elle fut finalement imprimée sous la forme d'une petite plaquette (Paris, éditions Emery, 31 mars 1815), consultable comme l'essentiel des écrits de Rey, aux archives de la Bibliothèque municipale de Grenoble, sous la cote U 2964. Nous aurons l'occasion de revenir plus précisément sur cette fameuse « Adresse à l'Empereur » dans le chapitre II-1.

* 4 Napoléon débarqua en France, à Golfe-Juan, le 1er mars 1815, après avoir quitté l'île d'Elbe le 26 février. Arrivé sans difficulté à Grenoble le 8 mars, l'historien Jean Tulard rapporte même qu'il confiera : « Jusqu'à Grenoble on me traita d'aventurier. A Grenoble, je fus prince. », Jean Tulard, Les Vingt Jours (1er-20 mars 1815), Napoléon ou Louis XVIII ? , Fayard, Paris, 2001, p.9. Le démocrate Rey, nous le verrons par la suite, fut assez sceptique quant à un maintien du « compromis de 1814 », en la seule personne de « l'Aigle ».

* 5 Jean Tulard, op.cit, p.9.

* 6 Jean Tulard rapporte ainsi que « c'est un courant populaire qui, en France l'invite à recommencer la révolution contre l'Europe des rois », Jean Tulard, op.cit, p.10. Voir aussi à ce sujet les pages de Raoul Girardet consacrées au mythe du Sauveur en la personne de Napoléon, Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, collection Points Histoire, Seuil, Paris, 1986, p.73 à 78. Ajoutons enfin avec Louis Girard que le régime déclinant depuis dix mois sans en avoir pleine conscience, l'empereur qu'on avait laissé partir dans l'indifférence « revenait salué comme le soldat de la Révolution qu'il avait été aussi. Mais le soulèvement n'était pas général, il concernait surtout la moitié est du pays », Louis Girard, op.cit, p.19.

* 7 Citons parmi ces libéraux, Benjamin Constant qui publia le 19 mars 1815 dans le Journal des débats un violent article contre le retour de Napoléon. cf. Patrice Gueniffey (pour le XIXème siècle), le Journal de la France et des Français, Chronologie politique, culturelle et religieuse de Clovis à 2000, Quarto Gallimard, Paris, 2001, p.1367. Notons que Joseph Rey, ami de Benjamin Constant, appartenait à l'époque à ce groupe de libéraux sceptiques quant à un retour de l'empereur dans des voies démocratiques. Rey ne s'était pas trompé à ce sujet. Napoléon, réinstallé aux Tuileries et contraint de composer avec les libéraux, ne manifesta t'il pas à nouveau sa tendance au népotisme en déclarant : « Le goût des constitutions, des débats, des harangues paraît revenu... des discussions publiques, des élections libres, des ministres responsables, la liberté de la presse... je veux tout cela... le repos d'un roi constitutionnel peut me convenir ; il conviendra plus sûrement encore à mon fils. », cité par Louis Girard, op.cit, p.20.

* 8 « La crise dura vingt jours, vingt jours dont les conséquences pèsent encore sur nous », Jean Tulard, op.cit, p.11

* 9 Note faite à Grenoble, le 8 août 1837, Stendhal, « Mémoires d'un touriste » in Voyages en France, textes établis, présentés et annotés par V. del Litto, collection La Pléiade, Gallimard, Paris, 1992, p.374.

* 10 Stendhal, « Journal » (1801-1805), édition Le Divan, Paris, 1937, p.101.

* 11 « Lettres à Stendhal (1803-1806) », recueillies et annotées par V. del Litto, préface de Henri Martineau, Le Divan, Paris, 1943, t. I, p. xxxv, cité par Fernand Rude, op.cit, p. 3. Rude, exaspéré par la remarque de Martineau et rappelant le temps où le jeune Rey, alors étudiant à Paris en 1802, n'eut « bien souvent, pour assouvir (sa) faim, que du pain et de l'eau », n'hésite pas à lui répondre : « Mais M.Henri Martineau, qui n'a sans doute jamais eu faim dans vie, ne pouvait être ému par un tel passage » (sic !), Fernand Rude, op.cit, p.6. 

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