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Le concept d'Ontologie Sociale

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par Jules Donzelot
Université de Provence - Master 1 - Maà®trise de philosophie 2004
  

Disponible en mode multipage

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DONZELOT JULES Master 1 - 2004/2005

Sous la direction de Pierre Livet

L'ONTOLOGIE SOCIALE CONTEMPORAINE

Présentation des travaux de

Margaret Gilbert & John Searle

La réalité sociale est-elle un être ou même l'être véritable ?

Maurice Blondel

PRESENTATION

Le présent mémoire porte sur la notion d'ontologie sociale. Cette notion désigne une nouvelle activité philosophique, qui connaît un certain essor depuis une vingtaine d'années. L'ontologie sociale se présente initialement comment la science de l'être social en tant que tel. Le qualificatif «social», toutefois, est difficile à définir : Désigne-t-il tout ce qu'implique l'existence en société ou bien seulement les évènements où plusieurs individus interagissent ? S'applique-t-il seulement à l'homme ou bien aussi aux animaux ? A quel concept s'oppose-t-il : asocial, individu, solitaire, ... ? Toute la réalité doit-elle être qualifiée de sociale ? Chaque « ontologie sociale » apporte ses propres réponses à ces questions.

La première partie de cette introduction essaye de mettre en relief la signification de la notion d'ontologie sociale. Dans cette optique, deux textes seront cités qui prétendent également rendre compte, mais de manière très différente, de cette signification. La seconde partie vise à procurer au lecteur quelques repères historiques concernant la notion d'ontologie sociale : Quels furent les premiers théoriciens à l'envisager ? Quelle définition fournissaient-ils alors de cette notion ? Mais aussi : Quand et comment la notion d'ontologie sociale a-t-elle opéré son retour sur la scène philosophique contemporaine ? Les philosophes à l'origine de ce retour la concevaient-ils de la même manière que leurs prédécesseurs ? Enfin, dans un troisième temps, nous formulerons l'hypothèse selon laquelle l'ontologie sociale concernerait deux notions distinctes : le phénomène social et l'objet social. Cette hypothèse justifiera le plan que nous suivrons au cours du développement de ce mémoire.

Les deux parties principales consisteront en une présentation des théories respectives de Margaret Gilbert et de John Searle, qui correspondent respectivement à ces deux notions. La théorie du sujet pluriel de Gilbert porte en effet sur la notion de phénomène social, alors que celle de Searle vise à expliquer le mode d'existence des objets sociaux.

Enfin, nous comparerons ces deux théories afin de faire ressortir leur trait commun. Nous verrons alors comment les conceptions respectives de Gilbert et Searle s'accordent en ce qu'elles refusent de situer l'existence individuelle avant l'existence collective, ce en quoi elles diffèrent d'autres ontologies sociales qui placent au contraire l'individu avant la collectivité. Une mise en perspective de ces différentes théories, autour du thème de l'intentionnalité collective, achèvera cette présentation de l'ontologie sociale contemporaine.

INTRODUCTION

Signification de la notion d'ontologie sociale

Dans l'ouvrage mexicain intitulé Manual de philosophia social y ciencias sociales1(*) (2001), l'ontologie sociale est présentée comme étant l'une des quatre parties constitutives de la philosophie sociale. Les trois autres sous-disciplines de la philosophie sociale sont l'épistémologie sociale, l'éthique sociale et l'axiologie sociale. Voici ce qui est dit de l'ontologie sociale :

« L'ontologie sociale ou théorie du social, se nomme aussi métaphysique sociale. Il nous semble plus approprié de l'appeler ontologie sociale, car elle étudie la société en tant qu'être (...). D'un autre côté, la métaphysique atteint le plus profond niveau de l'abstraction formelle, elle étudie l'être en ce qu'il est, l'être en tant qu'il est un être, indépendamment de toute autre détermination. Par conséquent, il n'y a aucun inconvénient, d'un point de vue pratique, à utiliser ontologie et métaphysique comme des synonymes.

L'ontologie sociale traite de l'être de la société. Pas tant de ce que la société est ou a été au sein d'une conjoncture particulière, mais de ce que la société est en réalité, indépendamment des circonstances temporelles et particulières qui l'entourent. Elle cherche continûment son essence. Son problème de base est : Qu'est-ce que la société ? Ou bien, au niveau d'une ontologie régionale : Dans quelle zone ontique de l'univers se situe la société ?

L'ontologie sociale s'occupe aussi du mode d'être de la société, de son organisation, de sa structure, de ses fonctions, mais sans jamais entrer dans le détail sociologique. L'ontologie, en tant que partie de la philosophie sociale, range les données que lui fournissent les sciences sociales, les unifie et les généralise, cherche la réalité plus profonde qu'elles dénotent et les examinent de manière critique. Ainsi existe-t-il une complémentarité appréciable entre la philosophie et les sciences sociales. Elles forment deux étapes, ou deux niveaux, de la connaissance du social. »

Remarquons déjà qu'ontologie sociale et métaphysique sociale sont présentées ici comme deux expressions pouvant être utilisées comme des synonymes. Car l'ontologie comme la métaphysique s'occupent de l'être des choses, par opposition à leurs apparences. L'origine de ces deux notions est d'ailleurs identique, elles se manifestent apparemment pour la première fois dans l'ouvrage d'Aristote qui suit sa Physique. Pourtant, il convient de les distinguer. Métaphysique signifie « ce qui se trouve au dessus de la physique, ce qui échappe à la science ». La métaphysique renvoie à la connaissance de ce que la science ne peut pas connaître. L'ontologie, de son côté, signifie littéralement « science de l'être ». La rupture présente dans la première définition est donc absente de la seconde : l'objet de l'ontologie ne se trouve pas nécessairement au-delà de ce que la science peut connaître. En conséquence, si ontologie et métaphysique peuvent parfois être employés comme des synonymes, ce n'est que dans le cas où l'être qu'étudie l'ontologie est lui-même métaphysique. Nous pouvons en déduire que les expressions de métaphysique sociale et d'ontologie sociale peuvent être employées comme des synonymes dans le cas où l'être qu'étudie l'ontologie sociale se situe au-delà du champ de la science. Sa connaissance doit alors être purement spéculative.

En second lieu, le texte de María del Rocio présente les différents objets de l'ontologie sociale par opposition à la sociologie. Elle vise à connaître la société en tant qu'être, à découvrir son essence, mais aussi à comprendre sa forme, sa structure générale, et cela indépendamment des circonstances particulières dans lesquelles la société se présente. En revanche, l'ontologie sociale ne s'occupe pas de l'objet de la sociologie. Elle cherche à établir des généralités qui valent pour n'importe quelle société particulière, tandis que la sociologie s'occupe de découvrir les traits généraux d'une société particulière à un moment particulier. L'ontologie sociale s'arrête donc bien là où commence la sociologie. Le texte nous présente l'ontologie sociale comme la discipline chargée de classer les données fournies par les sciences sociales. Ce classement n'est pas anecdotique car il doit permettre de découvrir « la réalité plus profonde qu'elles [les données des sciences sociales] dénotent ». Autrement dit, l'ontologie sociale ne consiste pas en une spéculation philosophique totalement abstraite mais s'appuie au contraire sur l'ensemble des données de ces sciences du concret que sont la sociologie, l'histoire, la psychologie et l'anthropologie. Le point d'ancrage de l'ontologie sociale dans la réalité correspond donc à la somme des connaissances concrètes de la réalité sociale.

María del Rocio peut ainsi affirmer, en conclusion, que l'ontologie sociale et les sciences sociales sont tout à fait complémentaires : l'une généralise à partir de son observation de la réalité concrète tandis que l'autre généralise les généralisations de la première. L'ontologie sociale serait ainsi le second degré des sciences sociales. Ce jugement est-il fondé ? Doit-on vraiment reconnaître en l'ontologie sociale la discipline complémentaire - et en ceci nécessaire - des sciences sociales ? Ou bien l'ontologie sociale est-elle autre chose que la discipline chargée de classer les données fournies par les sciences sociales ?

* *

Carol Gould fut la première à « reparler » à la fin du vingtième siècle d'ontologie sociale. Elle intitula en effet son premier livre Marx's social ontology (1978)2(*). Dans son livre Globalizing democraty and human rights (2004), elle apporte une réponse au problème de l'hétérogénéité de l'ontologie sociale et des sciences sociales.

« But if we grant that a democratic procedure, however justified, may still arrive at an unjust outcome, then there must be some independant criterion of justice, the appeal to which cannot be, circularly, to a democratic or quasi-democratic procedure in turn. Instead, it must be grounded in some substantive features of human practice or of human existence if it is to have the normative force required. Then this proposes a quasi-foundational although nonessentialistic approach to the grounding of rights, liberties and entitlements, and this is what I have developed in my previous work. I have designated this approach social ontology. (...) A social ontology makes no appeal to a transempirical or transcendantal moral reality but rather is based on what I believe to be experientially or phenomenologically well-evidenced features of the action and interaction of human beings. Moreover, this is a regional ontology, which does not claims about the nature of being or reality but rather adresses itself exclusively to the domain of individuals in their social relations. Furthermore, my suggestion is that every social and political theory has an ontology commitment of this sort, whether recognized or not. »

Carol Gould veut proposer une nouvelle théorie de la démocratie. Selon elle, les théories traditionnelles n'envisagent pas la liberté et l'égalité de la bonne manière. Ces deux notions appellent par conséquent à être redéfinies, entreprise qui doit avoir lieu sur la base d'un travail d'ontologie sociale, laquelle ontologie sociale est alors présentée comme la discipline qui met à jour les propriétés générales les plus évidentes de l'action et des interactions entre les êtres humains. Il ne s'agit donc pas de proclamer la découverte de l'essence de la réalité sociale ou de prétendre connaître la nature de la société, mais seulement de préciser les attributs les plus généraux de l'être humain en tant qu'il vit en société.

Cette définition de l'ontologie sociale diffère largement de la précédente. La première définition ferait de l'ontologie sociale une sous-partie de la philosophie sociale, elle-même présentée comme une activité complémentaire aux sciences sociales. Cette fois, l'ontologie sociale doit fournir un critère normatif aux théoriciens de la démocratie, et pour cela constituer une sous-partie de la philosophie juridique et politique. Cette activité n'est plus associée à une finalité purement épistémologique. Elle prétend au contraire servir le normatif, constituer un appui philosophique pour certaines théories qui critiquent la réalité actuelle. Pour Carol Gould, « chaque théorie politique ou sociale possède effectivement une obligation ontologique de cette sorte ». Autrement dit, toute théorie politique visant à contredire la réalité actuelle doit le faire sur la base d'une ontologie sociale. Seule la connaissance des propriétés les plus générales de l'être social permet la critique de la manifestation actuelle et par conséquent particulière de ce même être. L'ontologie sociale fonctionne alors sur le mode : si l'homme en tant qu'homme est libre de telle manière Y, alors une démocratie qui vise à mettre en valeur la liberté de l'homme doit suivre tel modèle Z. Si les relations entre les hommes sont de type X, alors la démocratie doit faire régner une égalité W. Et ainsi de suite. Une telle définition offre aussi l'opportunité de mettre à jour, a posteriori, les ontologies sociales qui servaient d'appui aux différentes théories politiques proposées au cours de l'histoire. Le premier livre de Gould, par exemple, vise à mettre à jour l'ontologie sociale de Karl Marx. D'autres livres ont ainsi vu le jour aux Etats-Unis, se donnant le même objectif : « deviner », par une analyse des propos de tel ou tel théoricien, quelle était l'ontologie sociale qu'il avait à l'esprit lorsqu'il rédigea ses textes politiques3(*).

Nous disposons maintenant de deux définitions de l'ontologie sociale. La première la fait dépendre de la philosophie sociale et rattache celle-ci aux sciences sociales. L'ontologie sociale est la discipline qui utilise les données des sciences sociales pour déterminer les traits plus généraux de la société qu'elles dénotent. Elle classe toutes ces données dans des catégories plus abstraites que celles dont disposent la sociologie, l'histoire, l'anthropologie et la psychologie. Son objectif final est la découverte de l'essence de la société, des propriétés de celle-ci qui ne dépendent pas d'un contexte particulier mais de son être. La seconde définition envisagée rattache l'ontologie sociale au domaine de la philosophie politique. Elle ne considère pas ses implications vis-à-vis de la philosophie sociale, mais uniquement vis-à-vis des théories politiques. Elle affirme que l'ontologie sociale est une discipline qui se trouve au service de la théorie politique, en ce qu'elle fournit un fondement philosophique à ses jugements normatifs. L'ontologie sociale est alors le procédé de légitimation, par des considérations touchant à l'être en tant qu'être, des théories politiques. Et toute théorie politique, que ce soit d'une manière explicite ou implicite, possède sa propre ontologie sociale.

Ces deux définitions diffèrent très largement l'une de l'autre. Comment une expression comme celle d'ontologie sociale, possédant une signification très claire d'un point de vue étymologique - science e l'être social -, peut-elle donner lieu à des « versions » aussi différentes ? Pour comprendre le champ de variation dans l'acception de cette expression, nous allons remonter à ses premières apparitions - afin de décider si nous devons l'envisager comme une discipline proprement philosophique ou comme la simple sous-partie d'un autre domaine théorique.

* *

Histoire de la notion d'ontologie sociale.

Dans son article «Tre modelli dell' ontologia sociale», Paolo Di Lucia est le premier à rendre compte des origines de la notion d'ontologie sociale. Quatre auteurs sont présentés comme ayant été les premiers à parler explicitement d'ontologie sociale ou du moins à poser les mêmes questions qui font actuellement l'objet de si nombreux travaux. Ces quatre précurseurs de l'ontologie sociale sont Edmund Husserl (1859 - 1933), Czeslaw Znamierowski (1888 - 1967), Adolf Reinach (1883 - 1917) et John Dewey (1859 - 1952).

Husserl semble bien avoir été le premier à utiliser l'expression d'ontologie sociale. L'un de ses manuscrits posthumes porte le titre de Soziale Ontologie und deskriptive Soziologie (écrit en 1910). Mais c'est Znamierowski qui le premier envisage une définition précise de l'ontologie sociale. Son livre Podstawowe pojecia teorji prawa (1924) contient un chapitre intitulé « O przedmiocie i fakcie spolecznym » (objet social et fait social). Voici ce qu'il écrit dans ce chapitre à propos de l'ontologie sociale :

« Je nomme cette nouvelle discipline «ontologie sociale» car elle vise à déterminer la vérité générale concernant chaque forme (existante ou possible) d'entité sociale (...). »4(*)

Znamierowski définit ainsi l'ontologie sociale comme la partie de la philosophie qui se donne pour tâche de déterminer « la vérité générale concernant chaque forme d'entité sociale ». L'ontologie en effet est la discipline philosophique qui questionne le mode d'existence des entités en général.5(*) Plus qu'une science du mode d'existence des objets, l'ontologie est la discipline qui interroge les entités constitutives de la réalité. L'ontologie sociale, par conséquent, est la discipline qui vise à déterminer quelles sont les entités qui existent au sein de la réalité sociale.

On retrouve chez Adolf Reinach la même idée que l'ontologie sociale sert à poser les fondements d'une ontologie des entités qui naissent des actes sociaux [soziale akte] : les entités juridiques en tant que droits et obligations. Ces entités sont des entités irrégulières. Elles ne sont ni physiques, ni psychiques, ni idéales. Voici le texte de Reinach que cite Di Lucia : « C'est uniquement dans ce monde que l'on rencontre les entités juridiques, à cause de leur indépendance, entités qui constituent un territoire nouveau pour la philosophie. Celle-ci en tant qu'ontologie ou théorie a priori des objets, analyse tous les genres d'objets et tous les objets possibles en tant que tels. Comme nous le verrons, la philosophie rencontre ici un genre tout nouveau d'objet, un objet qui n'est ni physique ni psychique et qui en même temps se distingue, par son caractère temporel, des objets idéaux intemporels. »6(*) Notons l'originalité de Reinach par rapport aux deux autres : il caractérise l'objet de l'ontologie sociale comme distinct de trois autres catégories ontiques de la réalité, physique, psychique et idéal. Cette caractérisation suffit à elle seule à rendre légitime la mise en place de l'ontologie sociale comme nouvelle discipline philosophique. L'apport le plus important de Reinach consiste cependant à reconnaître une dimension temporelle aux objets de l'ontologie sociale (nommés ici entités juridiques). Ce caractère temporel force le philosophe à reconnaître les objets de l'ontologie sociale comme distincts des objets idéaux, lesquels sont nécessairement intemporels. Reinach met ainsi à jour trois traits propres aux entités juridiques : elles sont invisibles, immatérielles et temporelles.

Intéressons-nous maintenant à John Dewey. Celui-ci n'a jamais parlé explicitement d'ontologie sociale, mais il s'est posé des questions très similaires à celles des ontologues sociaux actuels. Dans son livre Experience and Nature (1925), il se demande en effet « Qu'est-ce qu'une Corporation, qu'est-ce qu'une Franchise ? Une corporation n'est ni un état mental ni un évènement physique particulier qui appartiendrait à l'espace et au temps. Il s'agit pourtant bien d'une réalité objective et non d'un être dont la réalité serait idéale. (...) C'est une chose qu'il convient d'étudier de la même manière que nous étudions les électrons ; tout comme ce dernier, il exhibe des propriétés inattendues, et lorsqu'il est introduit dans de nouvelles situations il provoque de nouvelles réactions. » (p. 154) Les corporations comptent parmi ces entités que Reinach qualifie de juridiques et Znamierowski de sociales. Il s'agit d'entités qui, précise ici Dewey, ne pourraient pas exister indépendamment d'une interaction humaine. Autrement dit, ce sont des entités qui émanent des interactions humaines mais qui possèdent tout de même une existence objective, tout comme une rivière. Les corporations, les Etats, les frontières, l'argent, toutes ces choses sont des réalités objectives qui n'existent que parce que l'homme les a mises en place.

* * *

Husserl, Znamierowski, Reinach et Dewey furent donc les premiers à envisager la naissance de l'ontologie sociale et de surcroît à la définir. Mais cela sans que la discipline existe à proprement parler. On n'entend pas parler d'ontologie sociale avant la fin des années 70. C'est seulement en 1978 que l'ouvrage de Carol Gould intitulé Marx's social ontology. Pratiquemment au même moment, paraissaient les ouvrages respectifs de Georg Lukacs, The ontology of social being (1978), et de Michael Theunissen, The Other: Studies in the Social Ontology of Husserl, Heidegger, Sartre, and Buber (1984). L'expression « ontologie sociale » devient alors au goût du jour, même s'il ne s'agit pas encore de l'ontologie sociale telle que pratiquée aujourd'hui. Mais on voit bien l'aventure commune de ces trois ouvrages qui consiste à proposer une analyse philosophique d'un ou de plusieurs auteurs classiques pour mettre à jour leurs présupposés ontologiques quant à la nature de la réalité sociale. Aucun toutefois ne visait à fournir une nouvelle théorie de la réalité sociale, et c'est la différence avec l'ontologie sociale contemporaine. Retenons de ce détour la définition la plus claire de l'ontologie sociale, celle que propose Znamierowski : il s'agit de « la discipline qui vise à déterminer la vérité générale concernant chaque forme (existante ou possible) d'entité sociale. »

* *

Ontologie des phénomènes sociaux / Ontologie objets des sociaux

L'ontologie sociale contemporaine marque la volonté de mettre à jour la vraie structure de la réalité sociale. Il ne s'agit plus de faire ressortir les présupposés ontologiques fondamentaux de diverses théories philosophiques classiques, mais bien de chercher à déterminer un nouveau modèle ontologique, en adéquation avec la réalité sociale. L'ontologie sociale constitue ainsi un nouveau champ de recherche pour les philosophes : opérant un retour sur les questions que se posaient les théoriciens fondateurs de la sociologie, mais aussi sur celles qu'avaient envisagées Husserl, Znamierowski, Reinach et Dewey, les ontologues sociaux proposent de nouveaux concepts, de nouvelles idées, de nouvelles théories. La littérature que nous offrent actuellement les théoriciens de l'ontologie sociale porte d'une part sur les phénomènes sociaux et d'autre part sur les objets sociaux. Des auteurs comme Barry Smith, John Searle, Frédéric Nef, Pierre Livet, Maurizio Ferraris et Paolo di Lucia tentent d'expliquer le mode d'existence des objets sociaux, lorsque d'autres théoriciens, incluant Margaret Gilbert, Philipp Pettit ou John Greenwood se donnent pour but de déterminer l'essence des phénomènes sociaux. Or, si le concept de phénomène social fut utilisé par les théoriciens fondateurs des sciences sociales, celui d'objet social, en revanche, est propre à l'ontologie sociale contemporaine. Nous avons choisi d'organiser notre travail sur la base de cette distinction conceptuelle.

L'ontologie des phénomènes sociaux hérite des questions que se posaient les fondateurs de la sociologie : Quelle est l'essence des phénomènes sociaux ? Un phénomène social consiste-t-il en la rencontre de deux ou plusieurs subjectivités (Weber) ou la subjectivité elle-même est-elle déterminée dans son contenu par une sorte de conscience collective (Durkheim) ? L'opposition de l'individualisme au holisme n'est plus traitée sur un plan méthodologique, mais ontologique. On parle alors d'individualisme ontologique et de holisme ontologique : « L'individualisme ontologique considère que les groupes sociaux ne sont rien au-delà des individus qui en sont les membres », alors que « le holisme ontologique soutient au contraire que les groupes sociaux existent en eux-mêmes, au-delà des individus qui les composent. »7(*) L'ontologie des phénomènes sociaux apparaît comme une radicalisation des problématiques sociologiques : on ne se demande plus seulement s'il vaut mieux essayer de comprendre les phénomènes sociaux en partant de la société ou en partant des individus, mais surtout si la société est une entité qui existe au-delà de ses membres et si les individus peuvent exister indépendamment d'une société.

L'ontologie des objets sociaux hérite pour sa part des problèmes que posait dès le début du XXe siècle la notion d'intentionnalité. Cette dernière, à la différence de la notion de conscience dont elle prit la place, définit l'esprit en termes d'interaction avec son environnement extérieur plutôt qu'en terme de relation cognitive. L'esprit n'est pas coupé d'un monde extérieur dont il lui faudrait constituer une infinité de représentations, bien plutôt il est en interaction constante avec le monde dans lequel il évolue par l'action. Ce passage d'une philosophie de la connaissance à une philosophie de l'interaction esprit/environnement favorisa le renouveau d'un certain questionnement métaphysique. La nécessité de redéfinir le mode d'existence de la réalité sociale se fit, en particulier, sentir. La réponse à ce besoin se manifesta dans les travaux de Brentano et de Husserl, ainsi que dans ceux de leurs successeurs. On parlait alors d'ontologie du monde du sens commun plutôt que d'ontologie sociale. Mais l'ontologie des objets sociaux connaît actuellement un renouveau, en particulier à travers le livre de John Searle, The Construction of Social Reality.

Nous avons choisi de concentrer notre présentation de l'ontologie sociale contemporaine sur les deux figures philosophiques qui actuellement prédominent et correspondent chacune à l'un de ses versants. Il s'agit d'abord de Margaret Gilbert et de son ouvrage On Social Facts, qui concerne en particulier l'ontologie des phénomènes sociaux. Gilbert tente, dans cet essai, d'échapper à la fois à l'individualisme et au holisme ontologique en présentant une théorie nouvelle, l'intentionnalisme. Le second ouvrage décisif au sein de l'ontologie sociale est celui de John Searle, The Construction of Social Reality, au cours duquel l'auteur fournit une théorie complète qui vise à expliquer, à l'aide de nouveaux concepts, le mode d'existence des objets sociaux.

* * *

PREMIÈRE PARTIE

La théorie du Sujet Pluriel

de

Margaret Gilbert

Introduction.

En 1988, au moment où Margaret Gilbert publie son ouvrage intitulé On Social Facts, la notion d'ontologie sociale a déjà connu une certaine promotion. Toutefois, Elle est la première à formuler une innovation théorique en la matière, rompant ainsi avec la pratique habituelle qui consistait à analyser des auteurs classiques et à mettre à jour leur ontologie sociale. L'objectif initial de Gilbert est d'apporter une théorie nouvelle des phénomènes sociaux. Mais au fur et à mesure que sa réflexion avance, elle se déporte vers la notion de groupe social. C'est finalement à une thèse concernant les groupes sociaux qu'elle aboutit. Pour elle, les théories qui ont abordé les groupes sociaux sous l'angle d'un individualisme ontologique ou bien d'un holisme ontologique sont également dans l'erreur. En affirmant que les individus ne connaissent que leurs intérêts personnels et que, par conséquent, une collectivité n'est jamais autre chose que la somme des intérêts personnels de ses membres, l'individualisme ontologique manque l'élément qui transforme une série d'agents singuliers en un groupe social. De son côté, le holisme ontologique a tort de dénier l'importance de la pensée des individus quant à l'existence des groupes : en voulant réduire le collectif à un esprit planant au-dessus des individus, il manque, lui aussi, la propriété qui caractérise en propre les groupes sociaux humains. La doctrine de Margaret Gilbert, qu'elle qualifie d'intentionnaliste, se situe entre l'individualisme et le holisme : elle considère que le point de vue des individus est décisif quant à la formation des groupes sociaux, mais elle affirme aussi que les groupes existent, dans un second temps, par eux-mêmes. Margaret Gilbert nomme les entités que les individus forment lorsqu'ils s'assemblent de la manière qui convient sujets pluriels. On Social Facts a pour but d'argumenter en faveur de la doctrine intentionnaliste, contre les principales doctrines individualistes et holistes qui lui sont contemporaines. Et, d'autre part, le livre se donne pour objectif de déterminer les propriétés inhérentes aux sujets pluriels par une analyse sémantique de certains concepts ordinaires, comme groupe social, croyance collective, convention sociale et, beaucoup plus directement, le pronom «nous».

(1) Puisant son idée principale dans les écrits de Georges Simmel, Margaret Gilbert tente de résoudre l'opposition classique en sociologie de l'individualisme au holisme. Nous terminerons cette partie avec la formulation de la doctrine intentionnaliste de Gilbert. (Philosophie sociale et Intentionnalisme)

(2) La doctrine intentionnaliste énonce que la pensée intentionnelle de l'individu précède logiquement le phénomène social. (Philosophie du langage & Wittgenstein)

Si les phénomènes sociaux dérivent de l'intentionnalité des individus, alors on demande : Comment les individus forment-ils des collectivités ?

(3) Margaret Gilbert utilise la méthode analytique : elle analyse les usages ordinaires du pronom «nous» et en déduit les conditions de formation d'un groupe, ou sujet pluriel. (Nous est un sujet pluriel)

Gilbert découvre ainsi que l'existence des sujets pluriels repose principalement sur la combinaison de deux phénomènes : le savoir commun et l'engagement conjoint. Après avoir présenté le concept de savoir commun, nous essaierons de comprendre quel est l'apport décisif de la notion d'engagement conjoint.

(4) L'engagement conjoint, découvrirons-nous dans la dernière partie, se caractérise en ceci qu'il fait naître un certain nombre de droits et d'obligations. Gilbert entre ici sur le terrain de la philosophie morale et politique. Elle va tenter d'une part de réhabiliter la «théorie du contrat réel de l'obligation politique» et d'autre part d'argumenter contre les théories d'ontologie sociale qui font appel à des principes individualistes de moralité pour justifier le comportement des individus. La thèse de Gilbert sera que si les individus se comportent bien lorsqu'ils évoluent en collectivité, c'est uniquement parce qu'ils se sont conjointement engagés, avec les autres membres du groupe, à vivre ensemble. (engagements conjoints & obligations)

* *

I / philosophie sociale et intentionnalisme.

Margaret Gilbert a intitulé son livre On Social Facts en référence à la notion durkheimienne de «fait social». Un tel choix n'est pas anodin. Il manifeste la volonté de l'auteur de placer sa théorie au rang de celles des fondateurs des sciences sociales. Comme Durkheim, Weber ou Simmel, elle vise à formuler une théorie des phénomènes sociaux. L'intérêt d'une telle théorie est d'établir sur un plan à la fois ontologique et épistémologique les propriétés des phénomènes sociaux que les chercheurs en sciences sociales retiendront comme données concrètes. En énonçant sa théorie holiste des faits sociaux, Durkheim avait ainsi tenté de fonder la sociologie statistique. En définissant le fait social comme la rencontre de différentes subjectivités, Weber visait à fonder la sociologie compréhensive. La théorie du sujet pluriel de Margaret Gilbert vise, elle aussi, à initier une nouvelle pratique sociologique.

1) L'INSPIRATION SIMMELIENNE DE GILBERT.

Si la tradition sociologique oppose les héritiers de l'individualisme à ceux du holisme, elle ne présente en revanche aucune théorie intermédiaire à ces deux points de vue. L'un des objectifs de Gilbert est de remédier à cette lacune en proposant un nouveau concept : l'intentionnalisme. L'intentionnalisme est l'idée selon laquelle « les individus humains, afin de constituer une collectivité au sens ordinaire du terme, doivent eux-mêmes s'envisager d'une manière particulière. »8(*) Cette idée trouve son origine dans une remarque de Georg Simmel, extraite de «Comment la société est-elle possible ?»9(*). Remarque qu'elle résume ainsi : « Simmel dit que les humains doivent se concevoir eux-mêmes comme unifiés afin de constituer une collectivité. »10(*) La société existerait donc dans la mesure où les multiples points de vue individuels qui la composent portent la croyance qu'elle existe. Il ne suffit donc pas que les individus se rencontrent et passent des conventions, il ne suffit pas non plus qu'un esprit collectif planant au-dessus des individus les unissent, car il est nécessaire que les individus eux-mêmes croient que la société, au-delà des conventions et indépendamment d'un esprit collectif, existe. Telle est la voie «intentionnaliste, opposée» à l'individualisme comme au holisme.

Par l'expression d'intentionnalisme, Gilbert cherche à déterminer le lieu où une réunion contingente d'êtres humains se transforme en une collectivité. Ce lieu doit exister, puisqu'il est évident que certaines réunions d'individus donnent lieu à des collectivités lorsque d'autres ne le font pas. Quelle est la différence entre une série d'individus qui ouvrent tous simultanément leur parapluie pour la bonne raison qu'il se met à pleuvoir, et une série d'individus qui font la même chose mais parce qu'ils sont réunis sur le tournage d'un film ? Quelle est la différence entre un territoire habité par treize millions d'individus qui ne connaissent pas leur existence mutuelle et la même série d'individus une fois qu'ils ont décidée de constituer ensemble une société ? Qu'est-ce qui transforme une somme d'individus en une collectivité ? Et, par-là, quelle est la cause de l'existence d'une collectivité ?

La réponse de Simmel à ces questions était d'inspiration kantienne. Simmel produit en effet une analogie entre la question « Comment la société est-elle possible ? » et la question « Comment la nature est-elle possible ? » Pour Kant, la nature n'est pas quelque chose d'extérieur à l'homme mais quelque chose qui se constitue en l'homme. La nature est le produit de la rencontre entre la chose en soi (inconnaissable) et les formes de l'esprit humain. Répondre à la question «comment la nature est-elle possible ?» revient par conséquent à déterminer quelles sont les formes qui la constituent en tant que telle. Simmel, de son côté, considère que la société est aussi le résultat de l'activité de certaines formes. Il s'agit des formes de socialisation. Ces dernières ont pour effet de faire se rencontrer l'individu et la société dans une détermination réciproque. Pour autant, il ne s'agit pas de la rencontre entre deux unités déjà constituées : des individus-sujets d'une part et une société indépendante de l'autre. Les individus se constituent eux-mêmes au sein des relations qu'ils établissent au cours de leur existence sociale. Ils existent a priori en tant qu'organismes entiers et a posteriori en tant qu'êtres sociaux pensants :

« Entre l'individu et la société, le dedans et le dehors ne sont pas des déterminations juxtaposées - bien qu'à l'occasion elles puissent évoluer ainsi, jusqu'à se combattre - mais elles définissent la position tout à fait unitaire de l'être humain vivant en société. Son existence n'est pas seulement, du fait de la répartition de ses contenus, en partie sociale et en partie individuelle, mais elle est placée dans la catégorie formelle fondamentale, irréductible, d'une unité que nous ne pouvons pas exprimer autrement que comme la synthèse ou la simultanéité des deux déterminations logiquement opposées que sont la position d'un membre d'un organisme et l'être-pour-soi, le fait d'être un produit de la société et d'être impliqué en elle, et la vie à partir d'un centre propre et pour ce centre propre. »11(*)

Simmel désigne donc les formes de la socialisation comme le lieu où se rencontrent et se constituent les individus et la société. L'existence, autant des individus en tant qu'êtres pensants que de la société en tant qu'unité objective, trouve son fondement dans ces formes spécifiques. Le passage d'une somme d'individus à une collectivité réside donc dans l'activité des formes de la socialisation.

Quelles sont ces formes de socialisation ? Elles désignent, selon Simmel, les catégories dans lesquelles les individus se voient et voient les autres. Simmel identifie trois catégories de «formes de socialisation». La première est celle d'appartenance à un type général : je ne peux voir un autre homme sans le rattacher à un type général (par exemple, si je rencontre un officier, je verrai cet homme comme appartenant à la catégorie des officiers). La seconde catégorie est plus difficile à définir. Simmel la formule comme suit : «chaque élément d'un groupe n'est pas seulement une partie de la société, mais aussi autre chose en plus»12(*) Ainsi, lorsque je regarde l'officier que je viens de rencontrer, je sais qu'il est autre chose qu'un élément de la société, qu'il n'est pas seulement un officier. Tous les individus sont perçus a priori comme existant à la fois sur un mode socialisé et sur un mode non-socialisé. C'est-à-dire qu'ils mènent une existence indépendante de la société au sein même de l'activité de dépendance qu'ils entretiennent à son égard. La troisième et dernière catégorie est celle qui assure à l'individu la « possibilité » d'appartenir à une société. Il s'agit des places universelles que la société offre aux individus, catégorie fondamentale qui culmine dans le concept de « profession. » Cette catégorie est indispensable en ce qu'elle produit en chacun le point de vue d'être un élément actif de la totalité à laquelle il appartient, d'être un «élément social». Au-delà du contenu de ces trois catégories, retenons surtout qu'elles font basculer des organismes individuels dans la conscience de l'existence sociale (et non-sociale) en induisant en eux une série de points de vue fondamentaux. Les formes de la socialisation sont causes de la possibilité de la société dans la mesure où elles ont pour effet que les individus se perçoivent eux-mêmes comme éléments sociaux, perçoivent autrui comme élément social et même se perçoivent eux-mêmes et autrui comme étant aussi quelque chose d'autre qu'un fragment de la totalité sociale. C'est donc bien en induisant certains points de vue perceptifs que les formes de la socialisation constituent la société en tant que telle.

Nous arrivons ainsi l'idée de Gilbert qui soutient que pour qu'une collectivité existe, il faut que les individus qui en sont les membres s'envisagent eux-mêmes comme appartenant à une unité supérieure. Cette forme de perception, et non pas autre chose, est cause de l'existence de la collectivité. Gilbert parvient à affirmer cette thèse en bataillant contre les théories holistes et individualistes.

1) L'OPPOSITION ENTRE L'INDIVIDUALISME ET LE HOLISME

L'opposition entre l'individualisme et le holisme se rencontre dans les oeuvres respectives de Max Weber et d'Emile Durkheim. Ces deux fondateurs de la sociologie ont utilisé en effet des méthodes diamétralement opposées. Weber a procuré une assise théorique à ce qu'il nommait la sociologie compréhensive et Durkheim à la sociologie dite statistique. La sociologie compréhensive est la science qui vise à comprendre la société à partir du comportement des individus. La sociologie statistique, de son côté, correspond à la science qui vise à connaître les faits sociaux en étudiant leurs régularités. La première considère les individus comme incarnant les éléments irréductibles de la société : il n'existe rien au-dessus des individus qui déterminerait en retour leurs comportements. Alors que la seconde conçoit au contraire la société, par analogie aux organismes, comme un tout dont les parties inférieures servent les intérêts inhérents aux parties supérieures. Ces deux conceptions de la société considèrent ensemble que les phénomènes sociaux existent et qu'il est possible de les comprendre, mais elles s'opposent en ce que la première cherche à les comprendre par la partie (les comportements individuels) et la seconde par le tout (en considérant les comportements individuels comme fonctions de l'activité du tout social). L'opposition entre Weber et Durkheim n'est pas que méthodologique. Elle renvoie également à deux ontologies sociales. En situant l'élément actif des phénomènes sociaux dans les individus ou dans la société, elles se prononcent sur leurs modes d'existence respectifs. Le holisme de Durkheim considère en effet que la société existe comme une entité régie par des lois autonomes, alors que l'individualisme de Weber repose sur l'idée que rien n'existe au-dessus des individus.

Ces deux points de vue de Durkheim et de Weber divergent quant à l'essence de la société constituent le point de départ de la réflexion de Gilbert. Elle les examine afin de parvenir à une théorie intermédiaire entre l'individualisme et le holisme qui ne réfute à proprement parler aucune de ces deux conceptions. Elle souhaite toutefois échapper au dilemme contraignant qu'elles imposent. Pour cela, elle va s'efforcer de distinguerce qui, entre elles, est cohérent ou incohérent. Cela l'amène à affirmer que si Weber a raison de reconnaître l'importance du point de vue des individus dans l'ordre de l'explication des phénomènes sociaux, il a tort en revanche de nier toute autonomie aux collectivités qu'ils constituent. Le propos de Durkheim pose plus de difficultés, car plusieurs interprétations en sont possibles. La difficulté principale vient de ce que Durkheim définit les faits sociaux comme extérieurs aux individus. Ce rapport d'extériorité peut être entendu de deux manières : soit il nie que les constituants réels de la société sont les êtres humains en tant que porteurs d'états d'esprit particuliers, auquel cas on devra parler de holisme radical, soit il signifie seulement que les faits sociaux adviennent bien à travers les consciences individuelles, mais que la singularité de ces consciences n'intervient jamais comme élément déterminant. Gilbert s'accorde avec la seconde interprétation de Durkheim (is elle n'affirme pas pour autant qu'il s'agit de ce que Durkheim pensait vraiment13(*))

Indépendamment des cas particuliers de Weber et Durkheim, il semble possible d'isoler l'individualisme et le holisme comme dénotant deux modèles ontologiques. L'individualisme ontologique considère que « les groupes sociaux ne sont rien au-delà des individus qui en sont les membres » et le holisme ontologique que « les groupes sociaux existent en eux-mêmes »14(*). Cette distinction, de surcroît, s'impose dans la mesure où certaines théories contemporaines importantes admettent comme présupposé l'un ou l'autre de ces modèles. Ces théories peuvent relever aussi bien du domaine proprement philosophique que du domaine moral, politique, social ou encore économique. E philosophie, les travaux de Ludwig Wittgenstein ont donné lieu à de nombreuses théories holistes du langage, de l'esprit et de la société. En économie, la théorie des jeux repose sur une conception purement individualiste des phénomènes de société (conception que Gilbert qualifie de singulariste). Ces deux exemples sont importants pour nous dans la mesure où Gilbert d'une part écrit contre le singularisme et d'autre part affronte les arguments holistes de Wittgenstein afin de mettre en évidence la cohérence de sa propre conception, l'intentionnalisme.

2) CONCILIATION DU HOLISME ET DE L'INDIVIDUALISME.

La théorie du sujet pluriel vise à concilier le holisme et l'individualisme en énonçant une doctrine intermédiaire, l'intentionnalisme. L'intentionnalisme peut servir à effectuer ce passage car il combine à la fois une certaine version de l'individualisme ontologique avec une certaine version du holisme ontologique. Ces deux doctrines peuvent en effet donner lieu, selon Gilbert, aux deux interprétations différentes que voici15(*) :

Individualisme :

- Signification générale : Les groupes sociaux ne sont rien au-delà des individus qui en sont les membres

- Version forte : Les groupes sociaux sont composés d'agents singuliers qui continuent d'agir, en société, comme des agents singuliers et jamais autrement. Il n'existe pas de schème non-singulier de l'agent humain.

- Version faible : La seule réalité de la société est à chercher dans les états intentionnels dont sont porteurs les individus. Il n'existe pas d'individu collectif qui véhicule des représentations indépendamment des individus.

Holisme :

- Signification générale : Les groupes sociaux existent par eux-mêmes [in their own right]

- Version forte : L'existence d'un groupe renvoie à celle d'un esprit indépendant des individus qui constituent le groupe. Les individus ne sont pas les porteurs des représentations de l'être collectif qu'ils font exister par leur union.

- Version faible : Lorsqu'un groupe social advient, le mode d'existence des individus est modifié. Ceux-ci cessent d'envisager uniquement leur intérêt personnel pour envisager aussi l'intérêt collectif. Le schème de l'agent singulier ne convient pas aux individus membres d'un groupe.

La thèse de Gilbert consiste à affirmer que la version faible de l'individualisme est compatible avec celle du holisme. Les versions fortes, par contre, s'excluent mutuellement. L'individualisme fort conduit en effet à considérer la société comme une somme d'individus singuliers qui ne poursuivent jamais un intérêt commun en tant que tel mais uniquement des intérêts personnels. La somme de ces intérêts personnels formerait, dans un second temps, une sorte d'intérêt collectif. Mais les individus ne seraient pas capables d'envisager cet intérêt collectif comme étant « le leur. » Une telle doctrine interdit d'envisager une quelconque forme de holisme : Les individus ne changent pas d'état lorsqu'ils forment une collectivité (ils continuent de ne servir que leur intérêt personnel) et il ne peut exister aucun esprit collectif puisque celui-ci contredirait le schème de l'agent singulier. Et même, « il semble alors difficile de comprendre comment une société peut être quoique ce soit de particulier. La relation entre les agents singuliers et les collectivités apparaît comme très similaire à celle qui réside entre un nombre déterminé de pommes situées dans un petit cercle géographique et la «chose» qu'elles forment. »16(*) Le holisme fort conduit aussi à l'exclusion de toute forme d'individualisme. Une telle doctrine considère en effet que les sociétés sont des esprits collectifs qui existent indépendamment des individus. Qui plus est, les individus ne sont même pas les porteurs des représentations collectives : peu importe ce qu'ils pensent, leur comportement est déterminé par une entité indépendante de leur intentionnalité qui les dirige selon son intérêt propre et jamais selon le leur. Finalement, les individus existent mais ne comptent pas.

Si les versions fortes s'excluent, ce n'est pas le cas des versions faibles. Celles-ci, au contraire, se rejoignent dans la théorie du sujet pluriel. Il n'y aurait aucune contradiction, en effet, à considérer d'un côté que la société forme une unité objective qui existe sui generis, et de l'autre que les esprits individuels sont le seul support des représentations collectives. Ce qu'implique la théorie du sujet pluriel, d'un point de vue ontologique, est donc :

1) de renoncer au schème de l'agent singulier comme schème unique des êtres humains

2) de renoncer à l'existence d'un esprit collectif indépendant des esprits des individus

3) de reconnaître à l'être humain deux modes d'existence équivalents : le Je et le Nous.

Voici en conséquence comment, selon Gilbert, se dispose la relation entre individu et collectif :

1) Les individus sont naturellement autant disposés à former des objectifs personnels qu'à suivre des intérêts collectifs.

2) Les individus agissent donc parfois comme des agents singuliers et parfois comme les agents d'une collectivité.

3) Lorsque les individus forment ensemble un groupe social, ils connaissent un nouvel état qualitatif : ils se perçoivent eux-mêmes comme membres d'un sujet pluriel, avec tout ce que cela implique (naissance de diverses obligations, action en vue d'un intérêt partagé, etc.)

Selon la théorie du sujet pluriel les individus, lorsqu'ils forment ensemble un groupe social, deviennent donc les agents de ce groupe et de ses intérêts, mais ils ne perdent pas pour autant leur capacité individuelle à poursuivre leurs propres intérêts. L'avantage que présente cette théorie est donc double :

1) Elle permet de ne pas concevoir la société comme préexistant toujours aux individus : ce sont bel et bien les individus qui « font société », même si leur disposition à s'unir avec d'autres individus est naturelle. Il devient alors impossible d'utiliser l'idée selon laquelle la société existe indépendamment des individus pour justifier une orientation collective17(*).

2) Elle permet de ne pas considérer la société comme résultant uniquement d'une somme de conventions arbitraires passées entre les hommes. La société, au-delà des conventions qui assoient sont existence, consiste en un sentiment général d'appartenance à un sujet pluriel.

La théorie du sujet pluriel repose sur la doctrine intentionnaliste. L'expression de sujet pluriel permet de désigner le mode d'existence des collectivités. L'intentionnalisme est l'expression qui désigne le mode d'existence des individus. Selon elle, les individus précèdent toujours la société qu'ils constituent. C'est donc sur ce concept que repose l'édifice de Gilbert, celui qu'elle a monté pour affronter les arguments hérités de Wittgenstein, arguments selon lesquels l'individu ne peut exister que sur un mode social et ne peut donc pas préexister à la société. Nous allons donc nous concentrer sur le troisième chapitre de On Social Facts, « Action, Meaning, and the Social »18(*), où se trouve expliqué ce concept.

* *

II / Une argumentation au sein de la philosophie du langage.

« THOUGHT IS LOGICALLY PRIOR TO SOCIETY ».

i. Introduction.

Quelle est l'essence de la société ? Est-elle plus que la somme des individus qui la composent ? L'homme peut-il exister en dehors de la société ? Est-il autre chose que ce que la société le fait devenir ? Ces quatre questions, qui en suscitent évidemment d'autres toutes aussi cruciales, font l'objet d'un travail philosophique des plus intenses depuis que sont parues les Recherches Philosophiques de Wittgenstein (1953). Ce dernier, pourtant, n'a jamais formulé à proprement parler une thèse philosophique quant à la nature du langage et de la pensée humaine. Ses travaux sont essentiellement constitués de remarques, dont le sens est parfois évident et parfois obscure. Les interprétations qui en sont faites, de leur côté, sont multiples et diffèrent même quant à l'intention de Wittgenstein qu'elles font valoir.

Essayons de situer l'enjeu pour l'ontologie sociale du débat autour de Wittgenstein. Les deux thèses qu'on attribue généralement à celui-ci sont les suivantes : (1) Le langage est de nature sociale, et (2) Il est impossible de penser sans langage. De ces prémisses, Peter Winch tire la conclusion que (3) L'homme ne peut exister qu'au sein de diverses relations sociales. Peter Winch est l'auteur d'un ouvrage intitulé The Idea of a Social Science and its relation to Philosophy (1958)19(*), dans lequel il prétend tirer les conclusions authentiques des arguments avancés par Wittgenstein, arguments qu'il ne discute pas et accepte en l'état20(*). Le raisonnement de Winch peut être résumé de la façon suivante :

1) La pensée a besoin d'un langage pour exister en tant que telle,

Et 2) L'argument de Wittgenstein contre la possibilité d'un langage privé est juste,

Alors 3) Tout comportement intentionnel doit être de nature sociale.

On peut dans un second temps mettre à jour les présupposés ontologiques (1, 2 et 3) d'un tel raisonnement :

1) Le mode d'existence qui caractérise l'homme en tant que tel est la pensée.

Or,

a) La pensée est un phénomène linguistique (l'intentionnalité requiert un langage),

b) La formation d'un langage privé est impossible,

c) Le langage est par conséquent un phénomène social en son essence,

d) La pensée est donc elle aussi un phénomène social.

2) L'homme ne peut exister en tant que tel qu'au sein d'une société.

3) La société préexiste toujours à l'homme.

Il y va d'une version du holisme qui ne laisse aucune place aux intentions des individus en tant que tels. Selon cette conception, l'essence de la société ne saurait résider dans des conventions passées entre les individus. Car les individus sont incapables de passer des conventions sans d'abord se trouver dans une société. Si donc la société peut être caractérisée dans son essence, celle-ci sera à chercher dans la nature du langage lui-même : Quelle est l'origine du langage ? Quel est le mode d'existence du langage ? sont alors les deux questions clefs que doit se poser un philosophe s'enquérant de l'ontologie implicite des travaux de Wittgenstein. L'ontologie sociale consiste alors en l'étude des institutions linguistiques.21(*)

Margaret Gilbert s'oppose à un tel programme de recherche philosophique. Malgré sa volonté de reconnaître au langage sa très forte capacité instituante, elle refuse de lui attribuer l'institution de la société elle-même. Ce sont bel et bien des individus, défend-elle, qui constituent ensemble la société. Que ces individus se succèdent par générations tout en laissant quasiment intactes la majorité des institutions n'implique pas que la société réside plus dans ces institutions que dans les individus eux-mêmes. Au contraire, il convient de déterminer de quelle façon les intentionnalités individuelles se combinent afin de faire exister les collectivités (ou du moins afin de maintenir leur existence). Car, si les individus refusaient subitement d'assurer la pérennité de leur pays ou de quelque collectivité, alors les institutions auraient beau posséder le caractère fondateur qu'on leur attribue, la société n'en cesserait pas moins d'exister. Une telle possibilité suffit à justifier la thèse selon laquelle l'essence de la société ne peut pas se trouver dans le langage et doit par conséquent renvoyer à la manière dont les individus vivent et agissent ensemble. L'essence de la société doit résider dans les vécus individuels et non dans les « institutions du sens. » Pour autant, ces deux programmes de recherches ne paraissent pas contradictoires. Chercher à comprendre comment fonctionne le langage en tant que tel n'est pas incompatible avec le fait de chercher le fondement ontologique de la société. Ce n'est que lorsque ces deux axes philosophiques se situent tous deux sur le plan ontologique que la contradiction advient, comme c'est le cas lors de la juxtaposition des ouvrages de Margaret Gilbert et de Peter Winch.

Contre l'idée que la pensée est un phénomène essentiellement linguistique, Gilbert va affirmer que l'homme est capable de former des intentions sans posséder préalablement aucun langage. Contre l'idée que le langage présuppose toujours une structure sociale, elle va soutenir la possibilité logique d'un langage individuel. Si les phénomènes de langage ne dénotent pas l'essence de l'existence humaine, pourra-t-elle affirmer en conclusion, alors nous devons rechercher celle-ci ailleurs, à savoir dans l'intention des individus de former des collectivités.

ii. Le raisonnement de Peter Winch.

La thèse générale de Winch est que : « tout comportement porteur de signification doit être social. » Cette thèse s'oppose littéralement à celle de Gilbert, qui soutient que « la pensée prime sur la société d'un point de vue logique. » Si le premier affirme que toute pensée humaine ne peut advenir qu'au sein d'une structure sociale, la seconde défend au contraire qu'il est possible qu'un homme n'ayant jamais rencontré aucune société humaine forme un langage individuel et, par conséquent, pense. Pourquoi Winch croit-il, de son côté, en la dépendance de la pensée vis-à-vis de la société ? Parce que, selon lui :

1) Il n'existe pas de signification qui se passe de règles de signification

Or, 2) Les règles présupposent toujours une structure sociale

Donc, 3) Par conséquent, tout comportement porteur de signification présuppose une

structure sociale. Gilbert nomme cette thèse de Winch la « thèse de la dépendance

la société » (society-dependance thesis)

La signification renvoie, selon Winch, à la possession de concepts, laquelle implique la saisie de certaines règles. Pour que mon comportement soit porteur de signification, il faut d'abord que je sois capable de lui en attribuer une. Autrement dit, je ne peux pas agir de manière significative sans d'abord posséder le concept qui confère sa signification à mon acte. Par exemple, un homme ne peut pas aller se promener s'il ne possède aucun concept de «ce que c'est que d'aller se promener». Or pour savoir cela, il faut préalablement que l'individu en question se soit trouvé au sein d'une structure sociale où il ait appris le concept « se balader. » On peut alors demander de quelle manière l'homme apprend les concepts. Car, si la seule façon d'apprendre des concepts est de se les faire enseigner par autrui, alors il est certain que la possession de concepts implique bien l'existence préalable d'une structure sociale. Et même, s'il est possible d'apprendre en imitant, il faut bien, pour qu'une telle activité soit possible, que l'individu concerné vive dans une société humaine, entouré d'autres individus qui possèdent déjà des règles et des concepts et qui se laissent observer.

iii. Règles de signification - critères d'assertabilité.

L'argumentation de Gilbert contre Winch va consister à expliquer pourquoi il est logiquement possible qu'un individu apprenne un langage individuel. La question à partir de laquelle les opinions de Winch et Gilbert divergent trouve sa formulation initiale dans les Recherches Philosophiques de Wittgenstein : « Ce que nous appelons «suivre une règle», est-ce quelque chose qu'un seul homme pourrait faire une seule fois dans sa vie ? »22(*) Gilbert commente ainsi ce passage : « La question est de nature rhétorique et Wittgenstein a l'intention d'y apporter une réponse négative. Mais pourquoi ? (...) Est-il impossible de concevoir qu'un être pensant créé pour un seul instant de vie regarde un magnifique coucher de soleil et pense : «Ah, c'est beau !» ? Si jamais quelqu'un affirmait que cela s'était vraiment produit, serions-nous contraints de lui rire au nez sous prétexte que les conditions d'assertabilité associées à notre jeu de langage ont été violées ? »23(*) De quoi un individu né seul sur une île et qui fut toujours coupé de la société est-il capable ? « Il est logiquement possible qu'un individu qui n'a jamais fait l'expérience de la société tape du pied dans un caillou ou recherche volontairement de la nourriture. »24(*) La thèse intentionnaliste de Gilbert consiste d'abord à affirmer que l'homme est susceptible de former des intentions sans avoir jamais fait l'expérience de la société. Mais aussi plus : cet homme est susceptible de saisir des concepts et de se constituer un langage individuel. Car, si la société fournit les règles qui permettront de juger comme correct ou incorrect l'usage des mots par un individu, elle ne lui fournit pas sa capacité à nommer les choses selon des règles privées.

« Supposons que nous commencions par accepter que la règle gouvernant l'usage du mot «zod» détermine quelles sont les choses que je pourrai correctement appeler «zods». Des contraintes seront alors appliquées à un tel comportement. Nous imaginons ensuite une personne se baladant et nommant certaines choses qu'il rencontre «zods». Nous demandons : Qu'est-ce qui décide de la justesse d'un tel emploi ? Qu'est-ce qui constitue le standard ? Voici, selon mon point de vue, le point crucial des arguments de Winch. »25(*)

L'idée de Gilbert est la suivante : l'usage des concepts est encadré par deux types de règles : les règles de sa définition ostensive, qui interviennent autant dans un langage individuel que dans un langage de groupe ; et les règles publiques de son usage, qui dénotent l'accord de communauté sur lequel repose l'usage en tant que social ou commun. Ces deux types de règles nous apprennent comment utiliser les mots, quels en sont les usages possibles. Mais le second type de règles, à la différence du premier, n'est pas indispensable à toute forme de langage. Un Crusoé peut très bien exister qui invente différents mots pour nommer les choses qui l'entourent sans par ailleurs disposer de critère public d'usage de ces mots. Son unique règle d'usage sera alors la définition ostensive du mot.

« Considérons Maude qui, par hypothèse, naît sur une île déserte. Celle-ci se met un jour à utiliser le mot «noum» dans le sens de montagne. Pour que ce puisse être le cas, il faut qu'elle ait saisi une règle encadrant l'usage de «noum». Mais est-ce possible ? ça l'est. (...) Maude a saisi un concept, le concept d'une montagne. Ceci signifie qu'elle a saisi une règle qui peut effectivement déterminer en quel cas le mot «noum» donne lieu à un usage correct et quel cas l'usage est incorrect. Autrement dit, si Maude souhaite continuer à utiliser le mot «noum» pour exprimer ce concept, ce que celui-ci désigne et ne désigne pas fait déjà l'objet d'une détermination. Nous pouvons par conséquent très bien «demander à propos de ce qu'elle est en train de faire si elle le fait correctement ou non». Le concept en question établit ce qui est correct - et qu'elle utilise correctement le mot ou qu'elle fasse une erreur ne dépend pas d'elle, c'est une fonction de la nature de ce concept. Il semble alors que Maude peut très bien avoir un langage (...). »26(*) « Il suit de là que la société n'est pas la seule source possible du standard sur la base duquel le comportement linguistique d'un individu peut être jugé comme correct ou incorrect. »27(*)

Nous résumons la position de Gilber comme suit. Elle retient les interprétations de Wittgenstein que produisent d'une part Winch et d'autre part Saül Kripke. Ces deux interprétations concordent en ce qu'elles situent l'essence du langage dans les conditions du juste usage des mots. C'est-à-dire que tout langage, selon eux, renvoie nécessairement à des règles publiques qui déterminent à l'avance quels sont les usages corrects et incorrects des mots. Partant de cette interprétation, l'argument que Gilbert se donne pour but de dépasser est celui qui affirme que seules des règles publiques sont susceptibles de déterminer les usages corrects et incorrects. Son contre-argument consiste simplement en ceci que des règles privées peuvent jouer le même rôle que des règles publiques : lorsque Maude associe le mot «noum» à l'entité qu'il désigne, à savoir la montagne qu'elle a devant les yeux, elle se donne une règle qui détermine à l'avance son usage du mot «noum». La seule différence existant entre un langage individuel et un langage de groupe est que « le premier n'a pas besoin d'être relié à un système de décisions conjointes qui statue a priori sur l'usage correct et incorrect des mots. »28(*) L'association de mots à des concepts suffit à constituer un langage : aucun corrélat extérieur d'aucune sorte n'est requis lors de la mise en place d'un tel langage.

iv. ...

En montrant que l'existence d'un langage individuel est logiquement possible, Gilbert échappe à l'argument de Winch selon lequel la possession d'un langage présuppose toujours une structure sociale. L'homme, démontre-t-elle par-là, est capable d'exister indépendamment de toute société. Son mode d'existence n'est pas nécessairement social. Dès lors, on ne peut réduire la dimension sociale de la vie humaine à sa dimension linguistique. Quelque chose d'autre doit intervenir et participer de la constitution des phénomènes sociaux. Or derrière le langage, nous dit Gilbert, se trouve la pensée individuelle en tant que telle : l'intentionnalité des individus en tant qu'elle ne nécessite pas de structure sociale. Si donc nous devons déterminer l'élément non-linguistique qui est cause de l'existence des phénomènes sociaux, il s'agira des intentions des individus. Nous retrouvons ainsi le raisonnement qu'abrite la position intentionnaliste : « la vue selon laquelle, en accord avec nos concepts ordinaires de collectivité, les êtres humains individuels doivent se concevoir eux-mêmes d'une manière spécifique afin de constituer une collectivité. » Si la société ne précède pas toujours les hommes, alors les hommes font exister la société par leurs intentions respectives de faire société, de vivre ensemble. En accordant leurs intentions mutuelles, ils constituent ce que Gilbert nomme des sujets pluriels. Si donc nous désirons comprendre le point de vue philosophique de Gilbert quant à l'essence de la société et des phénomènes sociaux en général, nous devons rendre compte du concept de sujet pluriel.

III / « Nous » est un sujet pluriel - Analyse sémantique.

INTRODUCTION

Nous avons vu que Gilbert cherchait une position intermédiaire au holisme et à l'individualisme. Elle trouve cette position dans la doctrine intentionnaliste. Selon celle-ci, une ontologie de l'homme est possible qui ne l'appréhende pas directement comme un être socialisé. L'homme est essentiellement un être pensant et il est susceptible de penser sans avoir jamais connu de société. Cette thèse est très proche de celle de John Searle, qui soutient que l'intentionnalité individuelle et l'intentionnalité collective sont deux formes de la consciences des individus. Nous pouvons ainsi mettre en parallèle les conceptions de Wittgenstein, Gilbert et Searle : Wittgenstein semble penser que les hommes en tant que tels adviennent à travers l'apprentissage du langage de leur société et des règles qui y sont inclue. Searle soutient pour sa part que l'intentionnalité individuelle sont deux formes inhérentes à la conscience individuelle. Gilbert, enfin, affirme que l'intentionnalité individuelle existe avant l'intentionnalité collective. Trois opinions que l'on peut résumer ainsi :

1) Le langage institue l'homme en tant qu'être. Il lui inculque les règles de sa pensée et de son comportement.

2) Avec la conscience individuelle adviennent à la fois l'intentionnalité individuelle et l'intentionnalité collective.

3) L'intentionnalité individuelle s'engage conjointement avec d'autres intentionnalités du même genre pour faire exister une intentionnalité collective : celle d'une société, d'une simple collectivité, voir d'un groupe constitué de deux personnes.

Ce qui fait la spécificité de la théorie du sujet pluriel est la primauté qu'elle accorde aux intentionnalités individuelles vis-à-vis de l'intentionnalité collective. Une question s'impose alors : Comment les intentionnalités individuelles forment-elles ensemble une intentionnalité collective ? Comment les hommes, pris individuellement, parviennent-ils à «faire société» ensemble ? La réponse à cette question se trouve au chapitre IV de On Social Facts. Dans ce chapitre, « peut-être le coeur de l'ouvrage »29(*), Gilbert rend compte, en s'inspirant d'un idée de Simmel, du comment de la formation des groupes sociaux. La troisième partie de ce chapitre, en particulier, énonce les conditions nécessaires et suffisantes à la création d'un sujet pluriel. Cette partie est intitulée «Nous»30(*). Gilbert annonce, dans son introduction, le lien que le pronom «nous» entretient avec sa théorie : « Je soutiens que le pronom «Nous» possède un sens central, celui de référer à un sujet pluriel. Ses référents ne sont pas seulement les sujets pluriels de buts [goals]. Ceux qui sont prêts - ou conjointement disposés - à réaliser ensemble certaines actions lorsque le moment sera venu font aussi un usage approprié de «Nous». La disposition conjointe implique un sujet pluriel. C'est pourquoi il est tout à fait plausible de définir un groupe social en termes de «Nous». (...) Je propose de considérer la subjectivité plurielle comme le constituent crucial d'un groupe social. Plus simplement, les groupes sociaux sont des sujets pluriels. »31(*) Le chapitre en question va donc consister en une analyse des différents usages du pronom «Nous», visant à mettre à jour les propriétés du sujet pluriel en écartant les usages inappropriés et retenant les usages corrects.

Nous

"Le nous survient chaque fois que des hommes vivent ensembles ; et il peut se constituer de bien des façons différentes dont toutes reposent finalement sur un type de consentement [...] Le seul trait commun à toutes ces formes, à tous ces arrangements de la pluralité humaine est tout simplement leur genèse, je veux dire qu'à un moment donné et dans le temps et pour une quelconque raison, un groupe de gens a du venir à se voir sous les traits d'un Nous" - Hanna Arendt32(*)

Gilbert part d'une conception répandue en philosophie qui veut que les individus forment un groupe lorsqu'ils agissent ensemble. Deux personnes en train de jouer ensemble au tennis pourront en effet dire : « nous jouons au tennis. » Pourtant, l'action de faire quelque chose ensemble n'est pas une condition nécessaire à un usage approprié du mot «nous». Autrement dit, d'autres usages corrects de ce mot sont possibles qui ne réfèrent pas à une action en train d'être réalisée. Des «nous» existent qui ne font rien ensemble. Gilbert n'est pas en train de produire un inventaire des usages corrects du pronom «nous», elle recherche quelles sont les conditions nécessaires à un tel usage. Par conséquent, elle écarte l'idée qu'un groupe puisse se réduire à un « agir ensemble. » Avant de jouer ensemble au tennis, les deux individus envisagés dans notre exemple doivent s'être donnés un rendez-vous pour le faire. Ils doivent s'être accordés sur leur volonté respective de jouer ensemble au tennis. Cette condition préalable à l'action, Gilbert la commente ainsi : « ... en vue de pratiquer ensemble une action, les gens doivent auparavant se concevoir comme un «nous». »33(*) Ce n'est pas l'action qui fonde l'existence - et ainsi l'usage approprié - du «nous», mais le «nous», au contraire, qui fonde la possibilité de l'action. Imaginons que je suis en train de m'entraîner seul sur le terrain de tennis. Un inconnu entre sur le court et se met à jouer des balles dans ma direction, s'attendant de toute évidence à ce que je les renvoie. Je peux alors accepter sa proposition implicite de jouer avec moi au tennis, mais je peux tout aussi bien m'en aller sans mot dire ou encore lui demander de quitter le terrain, car aucun accord n'a été passé et aucun «nous» n'existe qui justifierait que nous jouions ensemble. « Le «nous» précède donc bien le «faire ensemble». »

Avant d'entrer dans une analyse approfondie, Gilbert note que son propos entre en désaccord avec celui de John Rawls. Nous venons de voir que le « faire ensemble » n'est pas une condition nécessaire à un usage correct de «nous». Le deuxième critère possible qu'elle écarte est celui de l'objectif partagé tel que le conçoit Rawls dans sa Théorie de la Justice. Dans son chapitre, L'idée d'union sociale34(*), Rawls vise à rendre compte de la manière dont sont liés les principes de la justice et la sociabilité humaine. L'idée qu'abrite ce chapitre est la suivante : la société existe parce que ses membres partagent un but final, à savoir « réaliser leur propre nature d'une manière qu'autorisent les principes de la justice. » L'objectif partagé des membres de la société, par conséquent, est la coopération. Car les membres doivent coopérer pour atteindre leur but final. « Cela étant, commente Gilbert, un groupe social doit être défini comme une série de personnes qui ont en commun un but et tendent à réaliser celui-ci ensemble. » Et elle ajoute, « je trouve cette idée pour le moins suspicieuse. » Gilbert reconnaît qu'il est possible, du point de vue d'un observateur, de toujours associer un objectif particulier à l'existence d'un groupe. Durkheim, par exemple, allait jusqu'à prétendre que la criminalité au sein d'une société servait un objectif à long terme. Pourtant, précise-t-elle, « il ne paraît pas si évidemment vrai que dans tous les cas de groupes sociaux, les membres doivent posséder quelque connaissance d'un but commun qu'ils seraient en train ensemble de poursuivre tacitement. » Puis, prenant l'exemple de la famille : « Peut-on affirmer d'une vie de famille qu'elle renvoie nécessairement à des buts communs ? Il me semble qu'il est plus naturel de dire des membres de la famille qu'ils font juste ce qu'il faut pour vivre ensemble. »35(*) L'existence d'un objectif partagé n'est donc pas non plus la condition nécessaire à l'usage approprié du pronom «nous».

les contraintes sémantiques

Avant de parvenir à sa propre formulation des conditions qui entourent l'usage correct de «nous», Gilbert fait l'inventaire des contraintes sémantiques que comporte ce pronom. Elles sont au nombre de quatre :

1) La contrainte de l'auto inclusion : Celui qui dit «nous» est toujours inclus dans le référent «nous».

2) La contrainte de la multiplicité : «nous» désigne toujours plus d'une personne.

3) La contrainte de l'âme animée : Il est incorrect de dire «nous» en référant à un homme plus un objet (par exemple, si je disais «nous» en parlant de mon fauteuil et moi)

4) La contrainte de désignation du référent : Celui qui dit «nous» doit est capable de préciser qui il désigne en usant de ce pronom.

Un cinquième point est noté, qui ne concerne pas à proprement parler une contrainte mais plutôt une propriété. Il s'agit de la distinction entre le nous inclusif et le nous exclusif. Certaines langues utilisent deux mots différents selon que l'emploi du mot «nous» inclut ou exclut la personne à laquelle s'adresse le locuteur.

les usages incorrects

Aux contraintes sémantiques les plus évidentes viennent s'ajouter d'autres limites, qui relèvent plus du cas particulier que des cas généraux. Gilbert envisage ainsi trois cas qui dénotent un usage incorrect de «nous».

a) Le cas du restaurant : Un groupe de personnes se retrouve pour dîner après une journée de conférence. Ces personnes, mis à part les contacts qu'elles ont pu avoir au cours de la journée, ne se connaissent pas. Deux individus en particulier, Bernard et Sylvia, n'ont pas encore échangé un seul mot. Toutefois, le hasard a fait qu'ils se trouvent assis l'un à côté de l'autre. A la fin du repas, Bernard demande à Sylvia : «Et si nous prenions ensemble une pâtisserie ?» Sylvia trouve l'usage du mot «nous» par Bernard tout à fait incorrect et essaye de le lui faire sentir en répondant : «Oui, je peux effectivement partager une pâtisserie avec toi.»

b) Shoot the pianist : Deux étudiantes en doctorat d'histoire, Maureen et Mary - qui viennent de se rencontrer - s'accordent lors d'un meeting ayant lieu au département pour prendre en charge la partie de la bibliothèque consacrée aux revues. Imaginons alors deux usages du pronom «nous» : Dans un premier temps, Maureen dit à Mary : «Quand pourrions-nous nous rencontrer afin de discuter de la situation des revues ?» - Cet usage paraît tout à fait approprié. Mais dans un second temps, Maureen dit à Mary : «Et si nous allions voir Shoot the Pianist ce soir au cinéma ?» - L'usage de «nous» est alors inapproprié, car si les deux étudiantes ont conjointement accepté de former un groupe destiné à prendre en charge les revues à la bibliothèque, leur engagement ne s'étend pas jusqu'à avoir des loisirs ensemble. Bien sûr, Mary peut accepter la demande de Maureen, mais elle peut tout aussi bien la lui reprocher.

c) Shall we dance ? : Lors d'un bal, un homme s'avance vers une femme qu'il ne connaît pas et lui dit : «Et si nous allions danser ?». L'usage du pronom «nous» est, ici encore, incorrect.

Ces trois usages sont incorrects. Au mieux, précise Gilbert, peut-on les qualifier d'initiateurs. Car, au lieu de dénoter un groupe déjà existant, ils visent à créer un groupe nouveau. Pour reprendre le premier exemple, « si Sylvia accepte ce «nous», son acceptation le rend approprié, mais seulement après que l'usage de Bernard ait été inapproprié. »

formulation et amelioration de l'hypothèse

Gilbert chercher à trouver les conditions qui entourent un usage pleinement approprié du pronom «nous». Dans cette optique, elle commente ainsi les exemples précédents : « Nous avons vu qu'il y avait matière à considérer comme inapproprié un usage de «nous» dans les questions de la forme «Et si nous faisions ceci ensemble ?» lorsque les personnes concernées n'avaient pas préalablement manifesté leur disposition à faire ceci ensemble. C'est pourquoi nous devons maintenant examiner cette hypothèse : que le plein usage approprié du pronom Nous dans «Et si nous faisions A ?» requiert que chacune des personnes concernées ait en effet exprimée aux autres sa volonté de faire A avec eux. » Cette hypothèse trouve son énonciation formelle en H1 :

H1 : Le pronom «nous» dans «Et si nous faisions A ?» fait l'objet d'un usage pleinement approprié par X vis-à-vis de X, Y et Z si et seulement si X, Y et Z ont respectivement manifesté la volonté de partager une action.

Cette hypothèse manifeste l'idée selon laquelle la simple manifestation de la volonté de participer conjointement à des actions assure la légitimité de l'usage de «nous». Autrement dit, un groupe social existerait en tant que tel à partir du moment où les individus concernés auraient manifesté leur volonté de réaliser certaines actions avec les autres. Une objection vient immédiatement à l'encontre de cette hypothèse : Imaginons que trois individus ont la volonté de faire un voyage ensemble mais qu'ils ne l'expriment jamais. Peut-on dire alors que ces trois personnes constituent un groupe ? Il semble évident que non. Cette objection conduit à reformuler la première hypothèse de la manière suivante :

H2 : Le pronom «nous» dans «Et si nous faisions A ?» fait l'objet d'un usage pleinement approprié par X vis-à-vis de X, Y et Z si et seulement si X, Y et Z ont respectivement manifesté la volonté de partager une action et que chacun est conscient de la volonté des autres de se joindre effectivement au groupe.

H2 rencontre à son tour une objection : Imaginons que Bernard sache, par l'intermédiaire de Célia, que Sylvia aimerait se lier d'amitié avec lui. Si alors Bernard utilisait le pronom «nous» en s'adressant à Sylvia, son usage devrait encore être qualifié de tendancieux, car Célia a très bien pu mentir à Bernard quant à l'intention de Sylvia. Cette objection conduit à une nouvelle formulation de l'hypothèse :

H3 : En disant « Et si nous faisions A ? », X emploie le pronom «nous» dans son sens plein en référant à lui-même, Y et Z si et seulement si X, Y et Z possèdent respectivement la volonté de faire A avec les autres dans les circonstances en question, et si chacun sait que le fait d'agir ensemble n'a lieu d'être que parce que chacun a directement exprimé sa volonté auprès des autres.

Gilbert ajoute ici la condition selon laquelle la volonté doit être directement exprimée afin que la condition d'authenticité soit satisfaite. En effet, si Bernard dit «nous» à Sylvia en croyant qu'elle les perçoit déjà comme un «nous» (car c'est ce que Célia lui a raconté) alors que ce n'est pas le cas (Célia a menti), alors l'usage de Bernard est approprié d'un point de vue épistémique (Bernard est fidèle à sa croyance) mais il est inapproprié d'un point de vue sémantique (car la croyance de Bernard est fausse d'un point de vue objectif). Or il est nécessaire que les conditions associées à un usage pleinement correct de «nous» soient réalisées non seulement au niveau de la croyance, mais aussi au niveau de ce qui est vraiment. Autrement dit, il est nécessaire que les croyances de Bernard et de Sylvia s'accordent afin qu'un groupe puisse réellement exister. Ce que Bernard croit que Sylvia croit, Sylvia doit vraiment le croire. Nous rallons retrouver l'idée qu'abrite cette condition sémantique dans le concept de « savoir commun. »

Le savoir commun - common knowledge

Gilbert emprunte le concept de savoir commun à David Lewis. Dans son livre Convention36(*), ce dernier essaye de résoudre les problèmes de coordination en décrivant les conventions sociales en termes de régularités. Considérant toutes les activités humaines comme autant de jeux renvoyant aux intérêts des individus participants, il identifie une classe d'activités comme la classe paradigmatique des activités humaines. Il s'agit des jeux où les intérêts des participants divergent (cette classe se distingue des jeux de coordination pure et des jeux de pur conflit, où les intérêts soit coïncident parfaitement soit sont radicalement opposés). Dans ces jeux là, des conventions sont nécessaires afin de régler les activités. Les conventions se présentent alors comme le mode principal de résolution du jeu des volontés. Avant de présenter sa théorie des conventions, voyons d'abord de quelle façon il définit les problèmes de coordination qu'elles sont censées résoudre : « Les problèmes de coordination sont les situations qui mettent en jeu les décisions interdépendantes de deux ou plusieurs agents, où le souci de la coïncidence des intérêts prédomine et dans lesquelles plusieurs coordinations appropriées sont possibles. »37(*) Les problèmes de coordination se caractérisent surtout en ceci que chacun étant susceptible d'envisager une solution fonctionnelle indépendamment des autres, une convention est nécessaire pour que le comportement des individus s'accorde. Deux exemples types de ce genre de situation sont les suivants :

b. Deux personnes se téléphonent. La ligne est coupée. Qui rappelle ?

c. On vient de construire la première route du pays : il est nécessaire de décider si les voitures doivent rouler à gauche ou à droite.

Voici maintenant la définition que David Lewis procure de la notion de convention :

« Une régularité R dans le comportement des membres d'une population P lorsqu'ils sont les agents d'une situation récurrente S est une convention si et seulement si, dans n'importe quelle occurrence de S au sein des membres de P,

1) Chacun se conforme à R ;

2) Chacun attend de tous les autres qu'ils se conforment à R ;

3) Chacun préfère se conformer à R à la condition que les autres le fassent aussi, dans la mesure où S est un problème de coordination et où R consiste en une coordination appropriée dans S. »38(*)

La définition ci-dessus rend compte des conditions sous lesquelles un phénomène de coordination est identifiable en tant que tel. Mais elle n'indique pas comment la convention fonctionne. Les individus étant considérés comme des agents rationnels, leur comportement doit être décrit en termes de raisons d'agir. Nous devons alors demander : Qu'est-ce qui fait que les gens agissent selon la convention et non autrement ? Quelles sont leurs raisons de maintenir telle convention plutôt que telle autre ? La réponse à ces questions se trouve dans le concept de savoir commun [common knowledge]. Le savoir commun désigne le socle de croyances sur lequel repose l'action coordonnée des individus. Les croyances en question renvoient à leur tour à des raisons de croire. Par exemple, si je constate que la plupart des voitures que je croise sur la route roulent effectivement à droite, j'ai des raisons de croire que les prochaines voitures que je croiserai rouleront aussi à droite. Tous les comportements des humains dans la situation paradigmatique des problèmes de coordination renvoient, selon Lewis, aux croyances sur lesquelles s'appuient les individus afin de maintenir la régularité de leur comportement. On dira par exemple : les voitures continuent de rouler à droite car il est de savoir commun que l'ensemble des usagers des routes roule effectivement à droite. Considérons maintenant la définition que Lewis procure de la notion de savoir commun :

« Il est de savoir commun dans une population P que ___ si et seulement si un certain état de choses A se maintient de sorte que :

1) Chaque membre de P a raison de croire que A se maintient.

2) A manifeste à chaque membre de P que chacun a raison de croire que A se maintient.

3) A indique à chaque membre de P que ___ . »39(*)

Malgré sa cohérence apparente, la notion de savoir commun ne va pas sans poser de difficultés. Pour que la régularité se maintienne, en effet, il est nécessaire que chacun continue de croire que les autres vont continuer à la respecter. C'est-à-dire qu'il est nécessaire que chacun croie que les autres croient qu'il est toujours bénéfique de la respecter. C'est-à-dire aussi qu'il est nécessaire que chacun croie que les autres croient que chacun croit que les autres croient qu'il est toujours bénéfique de la respecter. Et ainsi de suite, à l'infini. Le socle de la régularité des comportements humains, au lieu d'être bien solide, est constitué, in fine, de poussières. L'esprit évidemment ne passe pas son temps à se demander ce que les autres croient qu'il croit qu'ils croient etc. Pourtant, c'est bien ce que le raisonnement de Lewis, qui tient les humains pour des agents strictement rationnels, affirme.

Le sujet pluriel est-il un phénomène de savoir commun ?

La concierge de mon immeuble nettoie le couloir devant ma porte. Sa manière de nettoyer est bruyante (sa serpillière ne cesse de taper contre les angles, «clap, clap, clap») et elle le sait. Elle sait que le bruit qu'elle fait se répand au-delà du couloir, jusque dans les différents appartements de l'étage, peut-être même ceux des étages alentours. Elle s'approche de la porte de mon appartement, au bout du couloir, et continue de nettoyer en produisant des «clap, clap, clap» de plus en plus appuyés. A ce moment-là, je me mets à faire la vaisselle. Pour l'instant, ses «clap, clap, clap» couvrent mes bruits ; mais voilà que je laisse tomber une assiette dans l'évier - laquelle assiette ne se casse pas, mais cause tout de même un bruit tel que je sais qu'il a largement dépassé les claps de la concierge. Ses claps, pourtant, ne se sont pas arrêtés. Seulement maintenant, je sais qu'elle sait que je suis là ; je sais qu'elle sait que je l'entends ; je sais qu'elle sait que je sais qu'elle m'a entendu ; et ainsi de suite : nous partageons un certain savoir l'un à propos de l'autre. Quel est le genre de ce savoir ? Devons-nous reconnaître qu'une communication s'est établie entre ma concierge et moi ? De toute évidence non, car nous n'avons pas échangé une seule parole ou même un seul signe. Si, par exemple, nous avions convenu qu'à chaque fois qu'elle passerait la serpillière devant ma porte et que je serai là, je ferai tomber une assiette dans l'évier en guise de bonjour, alors oui, nous devrions reconnaître le caractère communicationnel de la situation qui vient d'être décrite. Toutefois, aucune convention de ce type n'ayant été passée entre elle et moi, il semble inapproprié de parler d'un phénomène de communication. Je suis conscient de la présence de ma concierge, elle est consciente de la mienne et voilà qu'un savoir prend forme qui doit être qualifié de mutuel car il est identique - mis à part le point de vue - en nos deux esprits. Comment ce savoir se forme-t-il ? Simplement, à chaque fois que je suis la cause d'un phénomène remarquable (je fais du bruit, je sors mal habillé dans la rue, dégage des odeurs nauséabondes autour de moi, j'ai un regard bizarre, j'ai une bosse sur le front, je marche de travers, etc.), ma conscience perçoit ce qui dans ce phénomène est perceptible par les autres.

Les phénomènes de savoir commun sont très fréquents dans la vie de tous les jours. Ils désignent tous les phénomènes remarquables que diverses consciences perçoivent simultanément et dont elles savent qu'elles sont plusieurs à les percevoir. Par exemple, je suis dans un bus qui traverse Marseille. Nous sommes en été. La climatisation étant en panne, toutes les fenêtres ont été ouvertes. Nous passons à côté d'une usine qui dégage des odeurs nauséabondes. Ces odeurs sont très fortes et il est impossible qu'un être humain normal - à moins qu'il soit très enrhumé - ne les perçoivent pas. L'existence de ces odeurs, dès lors, fait l'objet d'un savoir commun : car de ce que moi je sens, j'infère ce que les autres sentent. Prenons un dernier exemple : je suis chez moi et des amis arrivent. Nous commençons à parler - moi je ne les attendais pas, j'avais dans l'idée de passer un moment seul, mais par politesse j'accepte la communication. Avant leur arrivée, j'étais en train de me faire du thé. Je n'ose pourtant prétexter que de l'eau est en train de bouillire dans la cuisine pour les abandonner dans le salon, de peur qu'ils ne me croient pas. Subitement, la bouilloire se met à siffler. Observant le visage de mes amis, je vois qu'ils ont perçu, eux aussi, le sifflement en question. Dès lors, je me sens pour ainsi dire autorisé à partir seul dans la cuisine. Ici encore, un phénomène de savoir commun s'est produit. La question qui nous intrigue depuis la fin de la partie précédente est celle-ci : qu'est-ce qui distingue un phénomène de savoir commun d'un phénomène de sujet pluriel ? Autrement dit, quels sont les attributs du sujet pluriel que ne possède pas le savoir commun ? Pourquoi le savoir commun n'est-il pas suffisant dans l'ordre de la création d'un groupe social ? Afin de répondre à ces questions, analysons les exemples précédemment énoncés. Retenons d'abord l'exemple du bus qui va à Marseille. Imaginons les situations a) et b) :

a) Alors que les odeurs font l'objet d'un savoir commun, certaines personnes commencent à engager la conversation à ce propos avec d'autres voyageurs. Il s'agit d'un bus de ville et non de voyage et tous les gens se perçoivent les uns les autres, qu'ils soient debout ou assis. Le phénomène se répand et finalement ce sont tous les individus présents dans le bus qui commentent ensemble l'odeur nauséabonde qui - pourtant - a depuis quelques kilomètres maintenant quitté l'autocar. Jusqu'au terminus, la conversation bat son plein. La première chose que raconte Henry à sa femme, lorsqu'il descend du bus et qu'il la retrouve, est : « nous avons senti une drôle d'odeur, dans le bus, et nous n'avons pas réussi à trouver de quoi il s'agissait » et sa femme de s'étonner « qui ça, «nous» ? » - « Et bien les autres usagers du bus et moi. Nous avons parlé de ça ensemble pendant un bon quart d'heure. »

b) Les odeurs font l'objet d'un savoir commun : chaque individu voit bien au visage grimacé des autres personnes qu'elles aussi perçoivent la mauvaise odeur. Mais rien de plus ne se passe. Personne ne commente ouvertement l'odeur en question, les individus restent dans leur conscience personnelle, ils n'échangent pas leurs pensées avec les autres. A l'arrivée du bus, Henry dit à sa femme : « J'ai eu droit à une odeur, au cours du trajet, horrible ! »

Le cas a) dénote le passage d'une situation de savoir commun à la formation d'un groupe social, alors que le cas b) ne dépasse pas le cadre du savoir commun. Dans le cas a), les individus ont ouvertement manifesté leur volonté de commenter ensemble le phénomène en question. Dans le cas b), les individus ont bien manifesté une réaction à l'odeur, mais aucune intention d'entrer en communication avec les autres passagers. Le cas a) s'est déroulé de telle façon que les individus, à la fin du trajet, pouvaient parler en utilisant le pronom «nous». Dans le cas b), au contraire, le phénomène de l'odeur n'ayant pas été partagé mais ressenti individuellement, les passagers ne pouvaient pas user, à l'arrivée, du pronom «nous» de manière appropriée. Par conséquent, afin qu'un phénomène de savoir commun donne lieu à la création d'un groupe, il semble nécessaire que les individus concernés manifestement ouvertement leur volonté de partager activement une communication, une croyance ou une autre chose du même ordre. Mais, cette manifestation ne relève-t-elle pas, à son tour, d'un savoir commun ? Nous allons voir comment l'idée, inspirée de Simmel, que les individus doivent se percevoir comme unifiés afin de former une collectivité se retrouve dans la signification du concept de sujet pluriel après que celui-ci a été commenté en termes de savoir commun :

1) Première définition : « Les humains, pour constituer une collectivité, doivent se considérer eux-mêmes d'une certaine manière comme unifiés. »40(*)

2) Seconde définition : « Considérons à nouveau la condition complexe, nécessaire et suffisante d'un point de vue logique, à l'existence d'un sujet pluriel : une série de personnes possédant le concept de sujet pluriel doivent avoir ouvertement manifesté leur volonté d'être les membres d'un tel sujet, et que ceci soit de savoir commun. »41(*)

Voici ce en quoi le savoir commun est une notion décisive dans l'ordre de la définition du sujet pluriel : afin de retrouver ce que Simmel entendait par « se considérer eux-mêmes d'une certaine manière comme unifiés », Gilbert énonce deux éléments : a) Il faut que les individus concernés se donnent des raisons mutuelles de se considérer les uns les autres comme unifiés : ces raisons correspondent à la manifestation ouverte de la volonté d'être les membres d'un seul groupe. b) Il faut que ces raisons, en plus d'être exprimées, soient perçues et que chacun soit assuré qu'elles l'ont bien été : La perception des raisons et la perception que ces raisons ont été perçues renvoie au savoir commun. Le savoir commun désigne ainsi la conscience commune de groupe qui s'élève sur la base de la manifestation des volontés individuelles. Mais toute conscience commune n'est pas une conscience de groupe : comme nous l'avons vu, de nombreuses situations de savoir commun sont possibles qui ne donnent pas lieu à la naissance d'un groupe. Le savoir commun constitue donc l'une des conditions intégrantes de la théorie du sujet pluriel, mais non sa condition unique.

Gilbert intègre donc bien la notion de savoir commun à sa théorie du sujet pluriel. Elle considère en effet que l'inférence rationnelle joue un rôle déterminant au sein des conventions sociales. Pourtant, elle refuse de réduire le sujet pluriel à un tel phénomène. La conscience de l'existence du groupe auquel on appartient ne peut être réduite, selon elle, à une somme de croyances portant sur ce que les autres croient. La conscience du groupe social renvoie avant tout à la reconnaissance de l'existence de ce groupe en tant que tel. Pour autant, il est impossible de se passer du savoir commun lorsqu'il s'agit d'expliquer comment les groupes sociaux en viennent à se former. Le savoir commun est alors présenté comme une étape nécessaire à la création des sujets pluriels. Afin d'achever notre analyse du concept de sujet pluriel, nous allons revenir sur l'autre condition à l'existence des sujets pluriels : l'engagement conjoint.

IV / Engagement conjoint & Obligations

La condition de savoir commun mise à part, reste que pour former un sujet pluriel, les individus concernés doivent manifester directement auprès des autres leur volonté d'agir avec eux. Or, en exprimant leur volonté d'agir ensemble, les individus expriment en fait un engagement conditionnel [conditional commitment]. C'est à dire qu'ils manifestent leur accord de faire ce qu'il faudra le moment venu pour atteindre l'objectif en vue duquel ils s'unissent. La première étape de la formation des sujets pluriels est ainsi celle de l'expression de l'engagement conditionnel. Vient ensuite s'ajouter la condition de savoir commun. Comme nous l'avons vu, la notion de savoir commun dénote les situations où différents individus savent que les autres savent. En l'occurrence, la condition de savoir commun signifie que pour qu'un sujet pluriel soit effectivement constitué, il est nécessaire que l'expression par chacun de sa volonté de former un groupe avec les autres 1) soit connue de ceux auxquels il s'adressent (qu'ils soient présents et perçoivent directement les mots ou les gestes en question) et 2) que celui qui exprime sa volonté de s'engager avec les autres sache qu'ils ont bel et bien perçus son expression. Une fois cette condition satisfaite, « les personnes concernées seront conjointement engagées à faire A ensemble lorsque le moment sera venu. »42(*) L'engagement conjoint caractérise par conséquent l'acte par lequel le sujet pluriel est créé. « Les individus constituent un sujet pluriel lorsqu'ils sont conjointement engagés à réaliser ensemble une action tel un seul corps. »43(*)

Gilbert définit aussi l'engagement conjoint comme l'acte de placer sa volonté dans un « groupement de volontés » (a pool of wills). Ce groupe de volontés, par la suite, se voit adjoindre un certain but à accomplir. Afin d'éclairer cette formulation, Gilbert la compare à l'idée de contrat social de Rousseau : « Cette formulation rappelle fortement le Contrat Social de Rousseau : «Or, comme l'homme ne peut pas engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, il n'a plus d'autres moyens pour se conserver que de former par aggrégation une somme de forces qui puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile, de les faire agir conjointement et de les diriger sur un seul objet.» »44(*)

Doit-on comprendre que le sujet pluriel est mû par une « volonté générale » ? C'est-à-dire que de l'engagement des diverses volontés individuelles naîtrait sui generis une volonté nouvelle dont le caractère serait de poursuivre également le bien de tous et non de privilégier celui de certains ? Les sujets pluriels sont-ils animés d'une volonté de ce genre ? Gilbert répond par la négative : « A ma connaissance, je n'ai utilisé aucune notion qui soit proche du concept de Rousseau de volonté générale. »45(*) Mais alors, en quoi consiste l'existence d'un sujet pluriel ? Que vient-elle ajouter à la simple juxtaposition de diverses volontés individuelles ? Nous avons vu que les individus concernés engageaient leur volonté dans un groupement de volontés auquel était adjoint un but particulier. Autrement dit, les volontés s'unissent en vue de réaliser un objectif. Elles s'engagent à agir de manière à atteindre cet objectif. Une fois les volontés engagées, le groupe prend le relais des agents singuliers et les fait agir en tant qu'agents complémentaires. Voilà en quel sens le groupe possède sa propre volonté : une objectif propre au groupe réunit les membres de celui-ci comme agents complémentaires en vue d'atteindre l'objectif partagé. Les membres du groupe agissent alors en tant que parties du groupe et non en tant qu'individus singuliers. Les individus étaient auparavant des touts, ils deviennent des parties. Ils ne sont plus libres en tant qu'êtres humains indépendants des autres, mais en tant qu'agents dépendants des autres agents dans le cadre de la poursuite d'un objectif particulier. Et, en tant que membres complémentaires du groupe, ils reçoivent l'obligation de remplir leur part de travail. Si deux joueurs de tennis s'engagent à former une équipe et à essayer de remporter la victoire sur une autre équipe, ils devront faire de leur mieux pour y arriver. Et si l'un des deux renonce subitement à cet objectif, sort du terrain et regarde l'autre joueur se faire battre par l'équipe adverse, alors son coéquipier est en droit de lui reprocher son comportement : « nous nous étions engagés à essayer de gagner ensemble cette partie, pourrait-il alors lui dire, par conséquent tu n'avais pas le droit de me laisser seul sur le terrain. » Aux obligations de faire de son mieux pour atteindre l'objectif du groupe, sont associés des droits à la réprimande.

Nous cherchions la propriété des sujets pluriels qui les distingue des simples juxtapositions d'individus, il semble que nous l'ayons trouvée : il s'agit des droits et des obligations que reçoivent les individus qui s'engagent conjointement à atteindre un objectif. Il convient de qualifier de politiques les obligations de sujet pluriel. Elles ne sont pas à proprement parler morales, car elles n'ont rien à voir avec le bien et le mal. Elles ne sont pas non plus légales, car aucune loi ne les fait exister. Elles sont implicites, connues de ceux qu'elles concernent et efficaces. Elles sont politiques, car aucune association humaine ne peut avoir lieu qui ne les fasse exister.

* * *

DEUXIÈME PARTIE

Une ontologie des objets sociaux

JOHN SEARLE.

« La notion d'objet social me semble au mieux trompeuse, parce qu'elle suggère qu'il est une classe d'objets sociaux distincte d'une classe d'objets non sociaux. Mais si vous supposez qu'il y a deux classes d'objets, les sociaux et les non-sociaux, vous tombez immédiatement dans des contradictions de la forme suivante : dans ma main je tiens un objet. Cet objet est à la fois un morceau de papier et un billet de un dollar. Comme morceau de papier il est un objet non social, comme billet de un dollar il est un objet social. Donc lequel est-ce ? La réponse, évidemment, est qu'il est les deux. Mais dire cela, c'est dire que nous n'avons pas une classe séparée d'objets que nous pouvons identifier en termes d'objet social. Ce que nous devons dire, plutôt, c'est que quelque chose n'est un objet social que sous certaines descriptions et pas sous d'autres. Mais nous sommes alors forcés de poser la question cruciale : qu'est-ce que ces descriptions décrivent ? »46(*)

Introduction

Si l'ontologie sociale se tourna d'abord vers la question de l'individualisme et du holisme ontologique, elle s'intéressa rapidement aux objets sociaux eux-mêmes. Par objets sociaux, il faut entendre la totalité des objets constitutifs de la réalité sociale : les maisons, les villes, les routes, mais aussi le papier, les outils, l'argent, le fil, etc. Sont compris sous cette appellation tous les objets physiques qui ont subi d'une manière ou d'une autre l'action de l'homme selon une visée particulière, tous les objets qui sont utilisés par l'homme ou qui sont transformés afin d'être utilisés. En quoi ces objets concernent-ils l'ontologie dite sociale ? Celle-ci ne consiste-t-elle pas exclusivement en la recherche de l'essence de la société ?

Les objets sociaux, en tant qu'ils sont constitutifs de la réalité sociale, sont parmi les principaux phénomènes qui émanent de la société en tant que telle, voire qui la constituent. Comprendre la société en elle-même revient donc en partie à comprendre la manière dont la société fait exister les objets sociaux. Ainsi l'ontologie sociale offre-t-elle la possibilité non seulement d'expliquer les relations sociales fondamentales qui animent les comportements humains, mais aussi de rendre compte de la réalité matérielle des sociétés les plus complexes. A la suite de On Social Facts, l'ouvrage d'ontologie sociale qui connut le retentissement le plus important fut celui de John Searle, paru en 1995, intitulé The Construction of Social Reality. Dans ce livre, Searle étend ses théories de philosophie du langage au domaine de la réalité sociale. Il vise à rendre compte de la totalité de la réalité sociale en tant que celle-ci se constitue essentiellement de faits institutionnels. Les faits institutionnels (ou objets sociaux) existent sur la base d'une ontologie particulière, laquelle peut être expliquée - selon Searle - de manière analogue au langage.

A) faits bruts et faits institutionnels.

L'étonnement suivant ouvre la réflexion de Searle. Un seul monde existe, mais deux réalités objectives existent. D'une part, la réalité physique et chimique telle qu'elle fait l'objet d'une description par les sciences correspondantes. D'autre part, la réalité sociale objective, telle qu'elle est construite par l'homme. Ces deux réalités diffèrent en ce que la première existe de manière brute - elle existe sans que l'homme ait à la penser - alors que la seconde n'existe « que parce que nous croyons qu'elle existe. » (p. 1) La première dénote les faits bruts et la seconde les faits institutionnels. Ces deux réalités reposent également sur une ontologie. La réalité brute existe sur la base d'une structure que mettent à jour les sciences physiques, chimiques et biologiques. La réalité institutionnelle repose aussi sur une structure, mais celle-ci n'a pas encore fait l'objet d'une description par quelque science que ce soit. Même les fondateurs des sciences sociales, dont on aurait pu croire qu'ils étaient les premiers concernés par la structure fondamentale de la réalité sociale, n'ont produit aucune description adéquate de celle-ci. La raison en est, selon Searle, qu'ils ne disposaient pas des outils nécessaires à une telle description. Ce que Durkheim, Simmel, Weber ainsi que tous les principaux théoriciens de la sociologie, ont manqué, ajoute-t-il, est une théorie adéquate « des actes de langage, du langage performatif, de l'intentionnalité, de l'intentionnalité collective, des règles gouvernant les comportements et ainsi de suite. » Le projet de Searle est de combler cette lacune et de mettre à jour la structure invisible de la réalité sociale.

John Searle a toujours défendu un point de vue matérialiste. Il pense que la réalité est fondamentalement matérielle : faite d'atomes, de particules et ainsi de suite. Un tel point de vue pourrait avoir pour conséquence de rendre absurde toute ontologie sociale en tant que telle : si la réalité est totalement matérielle, alors à quoi bon rechercher une structure cachée de la réalité sociale ? La seule ontologie sociale cohérente devrait à son tour aborder la vie en société sous l'angle de la physique et de la chimie. Pourtant, Searle s'écarte d'une telle opinion. Il ne s'en écarte pas totalement, nous le verrons, puisqu'il défend une conception biologique de l'intentionnalité collective. Il considère pourtant la conscience comme une capacité qui institue une seconde réalité objective, propre aux humains : « Voici le squelette de notre ontologie : Nous vivons dans un monde entièrement constitué de particules physiques installées dans des champs de force. Certaines de ces particules sont organisées en systèmes. Certains de ces systèmes sont des systèmes vivants et certains de ces systèmes vivants ont évolué jusqu'à l'état de conscience. Avec la conscience apparaît l'intentionnalité, la capacité de l'organisme de représenter des objets et des états de choses à l'intérieur même du monde. Maintenant la question est, Comment pouvons-nous rendre compte de l'existence des faits sociaux à partir de cette ontologie ? » (p. 7)

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B) L'hypothèse d'une structure invisible.

Nous ne sommes quasiment jamais conscients des propriétés (features) ontologiques sur lesquelles repose notre vie de tous les jours. L'exemple favori de Searle est le suivant. « Je me rends dans un café à Paris et je prends une chaise à une table. Le serveur approche et je prononce quelques mots de français. Je dis, «un demi, Munich, à pression, s'il vous plaît.» Le serveur apporte la bière et je la bois. Je laisse de l'argent sur la table et je pars. Une scène innocente, mais sa complexité métaphysique est vraiment stupéfiante (...). »47(*) A quel niveau se situe cette complexité ? Quels sont les éléments de cette scène qui posent problème ? Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la complexité métaphysique en question ne concerne pas la composition physico-chimique de la bière et des autres objets. Ce ne sont pas les objets physiques en tant que tel qui sont complexes, mais les relations sociales qui surviennent à partir de ces objets. Le fait que le serveur qui apporte la bière n'en soit pas préalablement le propriétaire, par exemple, est complexe : le client pourrait être surpris de ce que cette personne lui vend une chose qu'elle ne possède pas. Ce n'est que parce que le serveur est employé par le restaurant qu'il a le droit de vendre ce qu'il ne possède pas. Le fait que le client paye un certain prix sans que celui-ci aie jamais été mentionné de vive voix, lui aussi, est complexe. Le serveur suppose alors que le client a bien lu la liste de prix affichés sur la terrasse du café. Le fait qu'un américain se trouve à Paris pourrait paraître très simple ; Or, pour qu'il puisse être là, il a d'abord fallu qu'il obtienne un passeport de citoyen américain et que le gouvernement français contrôle ce passeport lors de son arrivée en France. Tous ces faits apparemment simples comportent une complexité surprenante. Cette complexité est d'abord désignée par Searle comme relevant d'une ontologie invisible ou encore d'une structure invisible de la réalité sociale. Or, s'il ne fait aucun doute que chaque fait social de ce genre abrite une certaine complexité, il relève en revanche de l'hypothèse que cette complexité puisse être décrite en termes ontologiques. L'hypothèse de départ de Searle, par conséquent, est que la totalité des faits sociaux renvoie à une structure invisible qu'il convient de caractériser comme ontologique.

Pourquoi ne sommes-nous pas conscients de cette ontologie ? Très simplement, nous dit Searle, parce que nous savons comment évoluer au sein de la réalité sociale : nous connaissons les objets sociaux qui la constituent et savons comment les utiliser. Autrement dit, nous connaissons tellement bien les fonctions des objets que nous ne nous questionnons jamais à propos de la manière dont ces fonctions existent. La fonction du morceau de papier que j'ai dans les mains, par exemple, est de me permettre d'acheter des objets. Mais qu'est-ce qui fait qu'un tel morceau de papier fonctionne comme de l'argent ? Pourquoi pas un autre objet ? La première chose à faire, afin de remarquer l'ontologie invisible de la réalité sociale, est de cesser de considérer les fonctions des objets avant les objets eux-mêmes.

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B) Deux distinctions fondamentales

De quoi l'ontologie invisible de la réalité sociale  se distingue-t-elle ? Est-elle subjective ou objective ? Les propriétés ontologiques sociales sont-elles de même nature que les propriétés ontologiques physiques ? Searle met en place deux distinctions conceptuelles fondamentales, d'une part entre l'objectif et le subjectif -à un niveau ontologique - et d'autre part entre les propriétés intrinsèques aux choses et celles qui dérivent de l'intentionnalité de l'observateur. Ces distinctions vont lui permettre, dans un second temps, de formuler de manière définitive le problème de l'ontologie sociale.

Objectif / Subjectif

Les notions de subjectif et d'objectif font généralement l'objet d'une opposition de type épistémologique. Des jugements qualifiés de subjectifs sont des jugements dont la vérité ne peut être déterminée objectivement. Les jugements esthétiques sont de cette sorte. Si je dis « Rembrandt est un meilleur artiste que Rubens », j'énonce une opinion qui ne peut acquérir le statut de proposition objective. Si par contre je dis « il y a toujours de la neige au sommet du Mont Everest », alors j'énonce une proposition objective, qui correspond à un fait. Le subjectif renvoie à ce dont le vérité ou la fausseté dépend de certaines attitudes, de certains sentiments ou autres évènements se produisant au sein d'une subjectivité particulière. L'objectif désigne de son côté ce qui correspond à des faits qui ne dépendent d'aucune subjectivité et dont par conséquent la vérité ou la fausseté peut être déterminée de manière certaine. Si l'objectif et le subjectif s'opposent à un niveau épistémologique, c'est donc dans le sens où le premier peut donner lieu à des énoncés vrais car vérifiables par un second observateur, alors que le second ne peut donner lieu qu'à des énoncés d'opinions invérifiables par un observateur extérieur.

L'objectif et le subjectif s'opposent aussi, selon Searle, à un niveau ontologique. « Au sens ontologique, «objectif» et «subjectif» sont des prédicats d'entités et de genres d'entités, et ils désignent des modes d'existence. » La peine et la tristesse sont des entités subjectives, car elle existent seulement à l'intérieur du sujet qui les ressent : leur mode d'existence est subjectif. Les montagnes, par contre, sont des entités objectives, car elles existent au-dehors des sujets qui les observent. L'observation d'une montagne par un sujet n'altérant en rien l'existence de celle-ci, on peut dire que le mode d'existence de la montagne est indépendant des états mentaux de celui qui la perçoit. La montagne existe de manière objective. L'objectif et le subjectif, d'un point de vue ontologique, désignent ainsi deux modes d'existence distincts : certaines entités existent indépendamment de la perception que les sujets peuvent en avoir, alors que l'existence d'autres entités dépend au contraire de cette même perception.

Propriétés intrinsèques et propriétés relatives à l'intentionnalité

La distinction qui suit est la plus importante. En effet, si Searle prétend rendre compte d'une ontologie des faits sociaux en particulier, ces derniers doivent posséder une caractéristique distincte, en tant qu'objets de connaissance, des objets de l'ontologie classique. Et si l'ontologie consiste en la connaissance des propriétés les plus générales de l'être, alors les faits sociaux doivent posséder certaines propriétés distinctes, du point de vue de l'existence, de celles des faits bruts. Dans cette optique, Searle propose de distinguer entre « ces propriétés du monde qui existent indépendamment de nous et celles qui dépendent de nous quant à leur existence même. »

Si la science consiste généralement en l'étude des propriétés objectives des objets extérieurs et qu'en ceci elle vise à s'émanciper le plus possible du point de vue subjectif de l'observateur pour mieux connaître son objet, l'ontologie sociale au contraire doit tenir compte de ce que les propriétés qu'elle étudie existent - comme nous l'avons vu- sur un mode subjectif et non pas objectif. Ce qui concernait tout à l'heure des entités particulières (les émotions, ainsi que tout ce qui relève du ressenti subjectif) s'applique maintenant à des propriétés (le fait que tel morceau de papier fonctionne comme de l'argent). Ces propriétés existent sur le mode subjectif dans le sens où elles sont relatives à l'intentionnalité des observateurs, des utilisateurs, etc. Searle distingue ainsi entre les propriétés intrinsèques (intrinsic) des choses et celles qui sont relatives à un observateur (observer-relative) : « C'est, par exemple, de manière intrinsèque que l'objet en face de moi possède une certaine masse et une certaine composition chimique. Il est fait en partie de bois, les cellules dont il se compose sont des fibres de cellulose, et aussi en partie de métal, qui se compose lui-même d'un certain alliage de molécules de métal. Toutes ces propriétés sont intrinsèques. Mais il est aussi vrai de dire du même objet qu'il est un tournevis. Et quand je le décris comme tel, je spécifie une propriété de l'objet qui est relative à l'observateur ou à l'utilisateur. (...) par conséquent la propriété est ontologiquement subjective. » (p. 9-10) Tous les objets constitutifs de la réalité sociale sont partagés entre des propriétés intrinsèques (objectives) et relative à l'observateur (subjectives). Le but de l'ontologie classique est de mettre à jour les propriétés objectives les plus générales des entités existantes, qu'elles possèdent ou non des propriétés subjectives. Le but de l'ontologie sociale est de découvrir les propriétés subjectives des objets de la réalité sociale, indépendamment de leurs propriétés objectives.

Il convient de s'écarter de la signification habituelle du terme de «subjectif». Par celui-ci, on désigne généralement quelque chose d'arbitraire sur lequel il est impossible de statuer de manière objective. Or, nous passons notre temps à nous accorder sur les propriétés subjectives des objets sociaux : personne ne doute que l'argent soit de l'argent et qu'un tournevis soit un tournevis. Tous ces faits, précise Searle, ne sont des faits que sur la base de l'accord humain qui les reconnaît en tant que tels. Dans la mesure où cet accord [agreement] a effectivement lieu, il convient d'admettre qu'il s'agit bien de faits qui existent subjectivement, dont les propriétés sont relatives aux observateurs, mais qui néanmoins présentent des propriétés objectives. La source de cette objectivité, toutefois, ne se situe pas, à la différence de celle des faits bruts, dans l'indépendance qu'ils entretiennent vis-à-vis de nous. C'est au contraire dans la dépendance vis-à-vis de l'intentionnalité humaine que les faits sociaux subjectifs puisent leur objectivité. Si un tournevis est bien un tournevis et si l'argent est bien de l'argent, c'est uniquement parce que certains humains les reconnaissent en tant que tels. En s'accordant entre eux sur la fonction des objets sociaux, les humains instituent la dimension objective de ces mêmes objets. La condition de possibilité d'une ontologie sociale se situe par conséquent dans leur institution subjectivo-collective. Nous pouvons les connaître, parce que nous savons tous ce qu'ils sont.

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D) Explication du fonctionnement des objets sociaux.

INTRODUCTION

Tous les fondements de l'ontologie sociale ont été posés. Nous avons d'abord distingué entre les faits bruts et les faits institutionnels. Les faits bruts appartiennent à la réalité physique et n'ont jamais besoin de l'homme pour exister48(*). L'existence des faits institutionnels, au contraire, en tant qu'ils sont institués par l'homme, dépendent de celui-ci. La réalité sociale se compose de faits institutionnels qui surviennent sur des faits bruts. Pour que l'argent existe, en effet, il faut d'abord que le morceau de papier que l'on nomme un billet de banque existe. Ce que l'ontologie sociale vise à expliquer, par conséquent, est la manière dont les faits institutionnels surviennent à partir de certains faits bruts : comment les entités physiques existent-elles comme entités sociales ? A la page 13 de The Construction of Social Reality, Searle présente les trois éléments qui vont constituer l'appareil théorique [apparatus] de son ontologie sociale. Ces trois éléments (quatre, en réalité) suffisent, selon lui, à expliquer les faits institutionnels en tant qu'ils surviennent sur la base des faits bruts. Il s'agit de « l'assignation de fonctions, de l'intentionnalité collective et des règles constitutives. » Le quatrième élément est introduit beaucoup plus loin et vise à expliquer le fonctionnement causal des structures institutionnelles. Il s'agit du concept de « background », qui dénote le fond de capacités naturelles dont disposent les êtres humains pour faire face à leur environnement.

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L'ASSIGNATION DE FONCTIONS

Searle part de l'étonnement que peut susciter cette capacité particulière dont disposent les humains d'attribuer des fonctions aux objets naturels ou bien de créer eux-mêmes des objets en vue de réaliser certaines fonctions. Une fonction est associée à un objet lorsque dans un certain contexte, cet objet est perçu comme fonctionnant comme. Dans un langage mathématique, la notion de fonction désigne le rapport de deux variables en correspondance : « Pour Riemann, y est fonction de x, si à chaque valeur de x correspond une valeur de y bien déterminée »49(*) Lorsque deux variables sont fonction l'une de l'autre, cela signifie qu'à chaque valeur de l'une correspond une valeur de l'autre. De la même manière, l'idée présentée ici par Searle est qu'un objet naturel possède une fonction lorsque à un état de cet objet naturel correspond un état d'objet institutionnel. Les objets naturels, dans la réalité sociale, fonctionnent comme d'autres objets : de nouveaux statuts leurs ont été attribués.

Nous parlons habituellement de fonctions, remarque Searle, dans le cadre d'une explication des objets naturels. Nous disons par exemple du coeur qu'il possède une fonction déterminée : pomper le sang. Qui plus est, nous affirmons que cet énoncé constitua un jour une découverte : la découverte que la fonction du coeur est de pomper le sang. Pourtant, il y a une large différence entre le fait de décrire le coeur comme un organe qui pompe le sang et le fait d'assigner au coeur la fonction de pomper du sang. Car, si dans le premier cas nous nous contentons de décrire un processus causal constaté empiriquement, dans le second par contre nous effectuons un raisonnement téléologique : nous réduisons l'existence du coeur au processus causal dont il est l'agent ; Nous faisons comme si le coeur existait uniquement pour pomper le sang, comme s'il s'agissait là de la fonction intrinsèque que lui aurait attribuée la Nature. Or, le fait est que nous aurions très bien pu découvrir le processus causal auquel le coeur se trouve lié sans pour autant décrire celui-ci en terme de fonction. L'assignation d'une téléologie à une causalité n'est jamais nécessaire pour bien comprendre la causalité elle-même. Afin d'appuyer cette idée, Searle présente une hypothèse : imaginons qu'au lieu de valoriser la continuité de la vie, nous valorisions la mort ; Nous dirions alors des cancers que leur fonction est d'accélérer la mort. Mais dire cela, étant donné notre champ actuel de valeurs, paraît absurde : la fonction naturelle des organes et des choses en général est d'aller dans le sens des valeurs que nous associons à la vie. Il ne faut pourtant pas oublier, rappelle Searle, que si la découverte des causes est toujours un fait objectif, l'assignation de fonctions à des entités naturelles dépend toujours, par contre, de l'arbitraire humain. De même, les fonctions institutionnelles attribuées à des entités naturelles ne sont jamais intrinsèques aux entités elles-mêmes, elles sont toujours relatives aux intérêts (et par conséquent aussi aux valeurs) des utilisateurs et des observateurs.

Une remarque en particulier appuie l'idée selon laquelle l'attribution de fonctions est toujours un acte arbitraire. Les humains en société se voient attribués des fonctions : la fonction des policiers est de faire respecter l'ordre, celle des pompiers est de stopper les incendies, etc. Mais les humains en tant qu'humains, par contre, ne possèdent aucune fonction. Et si nous essayons d'imaginer un monde dans lequel les humains recevraient des fonctions, nous devons nécessairement concevoir une réalité dans laquelle les humains penseraient avoir découvert de quel plus grand système que le leur ils font partie. C'est-à-dire que pour s'attribuer eux-mêmes des fonctions, les humains devraient se concevoir comme parties d'un tout supérieur. Une entité ne reçoit de fonction qu'au sein d'un système déterminé. Découvrir les fonctions des entités naturelles comme le coeur revient à concevoir la nature comme un système organisé autour de certaines fins prédéterminées. De même, le fait que nous attribuons des fonctions institutionnelles à des objets naturels ou bien créons des objets sociaux en vue de réaliser certaines fins indique que nous concevons la réalité sociale comme un système. Nous n'utilisons pas les choses au gré de notre imagination ponctuelle, nous les utilisons comme le prescrit le système dans lequel nous évoluons.

Searle, enfin, distingue entre les fonctions agentives et les fonctions non-agentives50(*). Le coeur possède une fonction non-agentive dans la mesure où nous ne l'avons pas fabriqué de sorte qu'il serve un intérêt particulier. Le coeur est tel qu'il est, et il nous semble que sa fonction est de pomper le sang. Un tournevis pas contre possède une fonction agentive, car nous lui avons donné sa forme actuelle de manière à ce qu'il soit en mesure de servir un intérêt particulier, celui de visser ou de dévisser. Les fonctions non-agentives désignent « des processus causaux naturels auxquels nous avons assignés un but particulier. » Certaines fonctions sont par contre agentives « parce que leur utilisation dépend directement du but que les agents lui ont attribué. » (p. 23) Intervient enfin une dernière distinction : « Au sein de la catégorie des fonctions agentives existe une catégorie spéciale d'entités, dont la fonction agentive est de symboliser, de représenter, de tenir lieu de, ou - en général - de signifier une chose ou une autre. » La fonction de certaines entités institutionnelles est de renvoyer à autre chose qu'elles-mêmes : les mots, les symboles religieux, etc. sont des objets dont l'utilité n'est pas directe mais indirecte.

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L'INTENTIONNALITÉ COLLECTIVE

La notion d'intentionnalité collective est centrale dans le champ de l'ontologie sociale. Les travaux produits autour de cette notion visent à résoudre l'opposition de l'individualisme au holisme. Les théoriciens de ce travaux posent la question suivante : L'intentionnalité collective est-elle un phénomène purement collectif (auquel cas on tendra à reconnaître l'existence d'un « individu collectif » porteur de cette intentionnalité) ou bien un phénomène proprement individuel (auquel cas on tendra à concevoir l'intentionnalité collective comme la somme des intentions des individus pris isolément) ? La réponse de John Searle à cette problématique est des plus intéressantes : il sert les intérêts du holisme lorsqu'il considère l'intentionnalité collective comme une forme primitive de la conscience individuelle et il sert les intérêts de l'individualisme en reconnaissant comme siège de l'intentionnalité collective le cerveau des individus. Nous n'allons pas développer ici les implications de la position de Searle par rapport au débat philosophique qui a lieu autour de l'intentionnalité collective. Nous reviendrons plus loin sur ce thème, qui fera l'objet de notre troisième partie. Nous allons nous contenter, pour le moment, de retenir les attributs de l'intentionnalité collective qui concernent directement l'ontologie des objets sociaux. La question qui nous préoccupe est en effet : Dans quelle mesure l'existence des objets sociaux dépend-elle de l'intentionnalité collective humaine ? Et d'abord, qu'entend-on par intentionnalité collective ? Citons à ce propos le texte de Searle :

« Des exemples évidents sont les cas où je fais quelque chose uniquement au sein d'une action collective. Lorsque je joue sur la ligne offensive dans une partie de football, je bloque le point défensif, mais je n'agis ainsi que dans le cadre de notre exécution d'un jeu de passes. Si je suis violoniste dans un orchestre, je joue ma part de notre exécution de la symphonie. Même la plupart des formes de conflits humains requièrent l'intentionnalité collective. Afin que deux hommes puissent engager un combat de boxe, par exemple, il doit y avoir une intentionnalité collective à un niveau supérieur. Ils doivent coopérer au sein d'un combat de sorte que chacun d'eux essaye de l'emporter sur l'autre. Dans cette mesure, faire un combat de boxe diffère d'agresser quelqu'un dans une allée. L'homme qui s'approche petit à petit d'un autre homme dans une allée et subitement l'attaque n'engage pas un comportement de type collectif. Mais deux boxeurs professionnels, tout comme deux individus réunis devant une Cour pour un litige, et comme deux membres de la Faculté qui se lancent des insultes au cours d'un cocktail, sont tous engagés, à un niveau supérieur, dans une forme de comportement collectif à l'intérieur duquel le comportement hostile des antagonistes peut prendre place. » (p. 23-24)

L'intentionnalité collective désigne cet accord de fond entre plusieurs personnes à partir duquel des comportements individuels - de coopération aussi bien que d'affrontement - se manifestent. Un combat de boxe diffère d'une attaque spontanée dans la rue en ce que le premier requiert un accord préalable entre les deux personnes qui s'affrontent. Sans cet accord, nous ne pourrions pas parler de combat de boxe, ni de match de football, ni de concert. Et la plupart des « agir l'un contre l'autre » impliquent bien un « agir ensemble » comme condition préalable. La nature de l'accord nécessaire à ces «agir ensemble» et à ces «agir contre», toutefois, pose problème. S'agit-il simplement de conventions préalablement passées entre des individus ? La vie en société, par exemple, repose-t-elle uniquement sur un certain nombre de conventions ? On peut imaginer que c'est le cas. Mais on devra alors se demander : qu'est-ce qui rend possible ces conventions ? Existe-t-il une disposition naturelle chez l'homme à passer des conventions avec ses congénères ? Et si c'est le cas, comment devons-nous caractériser cette disposition ?

Comme le résume Searle, la plupart des théories qui visent à rendre compte de cet état de fait tentent de réduire les comportements intentionnels collectifs à des comportements intentionnels individuels [to reduce «We intentionality» to «I intentionality»]. Ces théories sont proprement individualistes : elles considèrent que l'homme qui vit en collectivité est d'abord un individu et ensuite seulement un être social. La socialité elle-même résulterait de divers accords passés entre des individus entiers. Les travaux de David Lewis vont en ce sens. Dans son livre Convention51(*), il tente de décrire le langage lui-même - fondement de toute activité collective - comme une activité qui résulte d'un certain nombre de conventions particulières passées entre les hommes. Partant du point de vue selon lequel les conventions entre individus ne suffisent pas, à strictement parler, à rendre compte des comportements collectifs, Lewis ajoute un troisième élément : les croyances mutuelles (ou «savoir commun»). La dimension implicite des conventions résiderait dans un certain nombre de croyances mutuelles. Searle présente ainsi le concept de savoir commun : « L'idée est que si nous avons l'intention de faire quelque chose ensemble, cela implique que j'ai l'intention de le faire car j'ai la croyance que vous avez aussi l'intention de le faire ; et vous avez l'intention de le faire car vous croyez que j'ai l'intention de le faire. Et chacun croit que l'autre a ces croyances, et il croit que l'autre croit qu'il croit, et il croit que l'autre croit qu'il croit... etc., au sein d'une hiérarchie de croyances potentiellement infinie. » (p. 24) La notion de croyance mutuelle réduit l'intentionnalité collective à une somme d'intentions individuelles qui n'existent que sur la base de la croyance que l'autre possède bien la même intention que soi. La majeure partie du débat autour de l'intentionnalité collective consiste à mettre à l'épreuve ce raisonnement individualiste afin de déterminer s'il est nécessaire ou non d'admettre une autre forme d'accord, qui diffèrerait en nature des accords par convention. Ce débat conduit tout droit à interroger les fondements de la socialité humaine, c'est-à-dire à répondre à la question : Comment nous y prenons-nous pour faire des choses ensemble ?

L'opinion de Searle est que toutes les tentatives catégoriquement individualistes échouent à rendre compte de la socialité humaine. Un de ses arguments consiste à rappeler que les animaux ont aussi des comportements collectifs. On peut citer par exemple les abeilles ou encore les fourmis, qui coordonnent leurs comportements individuels de sorte à satisfaire aux besoins du groupe auquel elles appartiennent. Or ces dernières ne disposent d'aucun langage bien défini qui leur permettrait de fonder des conventions. La conséquence est irréfutable : les animaux disposent d'un moyen naturel d'agir ensemble qui diffère catégoriquement de ce que nous nommons « conventions. » La notion d'intentionnalité collective semble alors pouvoir s'étendre à de nombreuses espèces animales. Et si effectivement elle n'est pas un phénomène essentiellement humain, son essence doit être recherchée ailleurs que dans des attributs propres aux hommes tels la conscience de soi, le langage ou autre. L'idée avancée par Searle consiste à définir l'intentionnalité comme « un phénomène biologiquement primitif qui ne peut être réduit ou éliminé en faveur d'autre chose. » Il lui semble impossible de réduire l'intentionnalité collective à une série de « Consciences de Je », même en leur ajoutant des croyances mutuelles. La « Conscience de Nous » doit être autre chose qu'une somme de « Consciences de Je. » Cette opinion, comme nous allons le voir, a pour effet de remettre en question la primauté ontologique de l'intentionnalité individuelle.

Revenons un instant sur les théories individualistes de l'intentionnalité collective. Searle présente ainsi l'argument des philosophes qui soutiennent que l'intentionnalité collective consiste en la somme des intentions individuelles d'agir collectivement : « L'argument est que comme l'intentionnalité existe dans la tête des êtres humains individuels, la forme de cette intentionnalité ne peut faire référence qu'aux individus dans la tête desquels elle existe. »52(*) Selon cet argument, il n'existerait que deux alternatives : Soit reconnaître que l'intentionnalité se situant toujours dans un cerveau individuel, il est impossible que celle-ci se rapporte à autre chose qu'à l'individu au sein duquel elle est logée ; soit reconnaître l'existence d'un être supra-individuel qui serait le support d'une intentionnalité collective distincte des intentionnalités individuelles et qui déterminerait la pensée des individus par un effet quasi-magique qu'il exercerait sur ces derniers. On peut résumer ainsi cette alternative : soit n'existe que l'intentionnalité individuelle, soit existe aussi une intentionnalité collective située ailleurs que dans les individus. Mais Searle ne s'accorde avec aucune de ces deux possibilités. Selon lui, le dilemme dans lequel nous plongent les théoriciens de l'intentionnalité est faux. Son argument est que si toute la vie mentale se situe effectivement dans la tête des individus et non dans « un super-esprit flottant au-dessus des esprits individuels », il ne s'ensuit pas pour autant que toute la vie mentale doive se rapporter à l'individu et uniquement à lui. Il semble tout à fait logique de concevoir, au contraire, que la vie mentale située dans la tête des individus puisse prendre deux formes distinctes : l'une se rapportant à l'individu lui-même et l'autre à la collectivité à laquelle il appartient. Ainsi, dans le cas des actions collectives, l'intentionnalité qui se trouve à la base du comportement de l'individu est pour ainsi dire «dérivée de l'intentionnalité collective qu'ils partagent». Il ne s'agit pas de l'intentionnalité propre de l'individu, mais de la forme individuelle que prend son intentionnalité lorsqu'elle partage une intention, croyance ou action avec d'autres intentionnalités.

Une telle conception de l'intentionnalité collective permet de réviser complètement le problème de l'essence des phénomènes sociaux. Car, si certains courants philosophiques dominants, inspirés de l'individualisme méthodologique de Weber, se refusaient à définir les phénomènes sociaux autrement que comme la rencontre de deux pensées individuelles, ils se refusaient par-là même à considérer les comportements animaux comme des phénomènes sociaux. Au contraire, nous dit Searle, l'expression de «fait social» désigne n'importe quel fait impliquant l'intentionnalité collective. Et cette dernière étant commune aux hommes et aux animaux, il n'y a aucune raison de refuser le statut de phénomènes sociaux aux comportements de ces derniers. Dès lors, la catégorie de «fait social» ne réfèrerait pas exclusivement aux hommes et l'essence de la réalité sociale humaine serait à chercher ailleurs que dans la définition des phénomènes sociaux. On se demande alors : Si les faits sociaux ne sont pas le propre de l'homme, alors quels sont les phénomènes exclusivement humains ? Existe-t-il seulement une classe de phénomènes qui caractérise l'homme en tant que tel ou bien devons-nous situer celui-ci sur une échelle commune à l'ensemble des espèces animales ? L'homme ne serait-il finalement qu'un animal comme les autres ? Searle répond par la négative à cette question. Il existe bien une classe de phénomènes propres à l'homme : les faits institutionnels.

Deux hommes qui marchent ensemble n'expriment pas la spécificité humaine la plus stricte. Deux singes pourraient très bien marcher côte à côte sans rien faire de moins que les deux hommes évoqués. Par contre, un homme qui achète une place de cinéma avec un billet de vingt euros manifeste son appartenance à la réalité humaine en ce qu'elle a de plus spécifique. Car en sus de participer activement d'une relation sociale, il est l'agent d'un fait de niveau supérieur, un fait institutionnel. Par conséquent, afin de rendre compte du mode d'existence de la réalité sociale humaine, il convient maintenant d'expliquer ce qui caractérise en propre les faits institutionnels. Pour ce faire, nous devons les différencier de ce à quoi ils s'opposent : les faits bruts.

LES RÈGLES CONSTITUTIVES

« Nous sommes forcés de suivre les règles qui règnent dans le milieu social où nous vivons. L'opinion nous les impose, et l'opinion est une force morale
dont le pouvoir contraignant n'est pas moindre que celui des forces physiques »
(Durkheim,1966).

On peut présenter The Construction of Social Reality comme contenant deux modèles ontologiques. Si l'ontologie sociale est la partie de la philosophie qui se demande comment existent les faits sociaux, alors elle consistera en une philosophie de l'intentionnalité collective. Car, nous venons de le voir, l'expression de «fait social» réfère à n'importe quel fait - humain ou non-humain - qui implique l'intentionnalité collective. Si en revanche l'ontologie sociale est la discipline qui se demande quel est le mode d'existence de la réalité sociale humaine, alors elle devra non seulement consister en une analyse de la notion d'intentionnalité collective mais, bien plus, elle devra rendre compte d'une catégorie particulière de phénomènes d'intentionnalité collective, les faits institutionnels. Car seuls ces derniers concernent la réalité sociale humaine en tant que telle. Que ces deux modèles d'ontologie sociale aient été réunis en un seul livre ne doit pas surprendre pour autant, car la réalité sociale humaine contient non seulement des faits sociaux du même ordre que les phénomènes collectifs observés dans les sociétés animales, mais elle contient en plus - et de manière exclusive - des faits sociaux institutionnels. Ces derniers, toutefois, doivent être abordés différemment des précédents, car leur existence ne peut dépendre uniquement de l'intentionnalité collective et doit renvoyer à un autre élément. Cet autre élément va constituer l'objet particulier de l'ontologie sociale «humaine». Il s'agit, nous allons le voir, de ce que Searle nomme les règles constitutives.

Voici comment Searle présente les choses. Les faits institutionnels, à la différence des faits bruts, requièrent pour leur existence même des institutions. Que sont ces institutions ? La réponse à cette question se trouve dans la distinction entre les règles «régulatives» et les règles «constitutives». Certaines règles régulent des activités qui existaient déjà auparavant, alors que d'autre créent la possibilité même des activités. Par exemple : si la voiture et la possibilité de se rendre d'un lieu à un autre par des routes ont été créées à un moment T1, ce n'est qu'à un moment T2 qu'est apparue la règle R1 selon laquelle les voitures devaient rouler à droite. R1 est par conséquent une règle régulative. Un autre exemple est le jeu d'échec : un jour quelqu'un a eut l'idée d'inventer un jeu qui comporterait des pièces de valeurs différentes que l'on devrait mouvoir sur une surface plane limitée. Après avoir réfléchi pendant une semaine sur la forme que pourrait prendre le jeu en question, il inventa les règles du jeu d'échecs et fabriqua le premier modèle. Et bien ce n'est qu'une fois les règles inventées que le jeu d'échecs se mit à exister en tant que tel. Car avant que ces règles ne soient posées, il était impossible de jouer. Ce sont alors bien les règles qui créent la possibilité même de l'activité : les règles du jeu d'échec sont des règles constitutives. Searle continue son explication des institutions. Les règles du jeu d'échec forment un système : elles sont interdépendantes. Ce n'est qu'en respectant toutes les règles que je peux jouer aux échecs. Je ne peux pas non plus ajouter arbitrairement une nouvelle règle sans transformer le jeu d'échecs en un autre jeu. Maintenant, comment fonctionne une règle ? Comment s'applique-t-elle à ce qu'elle détermine ? Searle procure une description de la forme qu'adoptent en général les règles : « Les règles individuellement, ou quelquefois le système collectivement, se caractérisent par la forme :

«X compte comme Y» ou «X compte comme Y dans un contexte C» »

Où X désigne l'objet physique, le fait brut, Y le nouveau statut de X, et C le contexte dans lequel X reçoit Y comme statut. A chaque statut est attaché une fonction et à chaque fonction certaines propriétés. Prenons l'exemple favori de Searle : l'argent. Pourquoi est-ce une règle constitutive qui est cause que l'argent est argent, et non une règle normative ? Voici la raison : rien ne se trouve dans le billet qui incline spontanément à considérer le billet comme de l'argent. C'est-à-dire que rien dans le billet, d'un point de vue physique, n'indique qu'il peut s'agir d'argent. Le cas d'une chaise ou d'un banc, par exemple, est différent : en marchant dans la forêt, je peux rencontrer un tronc d'arbre disposé de telle manière que je sois incliné à m'y asseoir pour me reposer. De même, dans ma maison je peux rencontrer différents objets en bois dont la forme m'incline à m'asseoir dessus pour me reposer, pour travailler sur une table et ainsi de suite. Une chaise fonctionne naturellement comme une chaise, même si elle a été fabriquée en vue de fonctionner comme une chaise. Un billet, par contre, ne fonctionne pas naturellement comme de l'argent. Il faut qu'une certaine règle, constitutive, le fasse exister comme de tel. En effet, les propriétés d'être-argent que possède le billet, à la différence des propriétés d'être-chaise que possède la chaise, ne se trouvent pas naturellement dans le billet, il faut qu'elles y soient apportées par un biais institutionnel. Par conséquent, les règles constitutives ne consistent pas en un ajout apporté à l'objet physique : elles transforment littéralement celui-ci pour le faire devenir une chose ontologiquement différente de ce qu'il était jusque là. Un morceau de papier, en tant que tel, n'est rien ; Mais certaines règles le constituent en tant qu'argent.

On pourrait songer à récuser la dimension proprement ontologique du changement qui est apporté au fait brut qui devient fait institutionnel. Un argument consisterait à dénoncer l'arbitraire de la transformation opérée : ce sont des morceaux de papier qui comptent comme argent, mais la société aurait pu choisir d'utiliser d'autres faits bruts pour la même finalité. Searle considère au contraire que dans l'argent comme dans tous les faits institutionnels, la nécessité prédomine sur l'arbitraire. Il ne s'agit pas de « conventions » précise-t-il, mais bien de « règles. » Quelle est la signification que Searle attribue au concept de règle ? D'où provient ce concept ? Afin de répondre à ces questions, nous allons rendre compte de l'interprétation de Searle des travaux de Wittgenstein. C'est en effet dans celle-ci que se trouve la clef de l'ontologie sociale de Searle : dans l'interprétation des concepts de règles et de forme de vie d'une part et dans le concept de background d'autre part. Tous ces concepts ayant été empruntés aux Recherches Philosophiques (1953) de Wittgenstein.

i) SEARLE, INTERPRÈTE DE WITTGENSTEIN

Nous avons évoqué, précédemment, l'interprétation de Peter Winch des Recherches Philosophiques de Wittgenstein. De l'idée que la pensée signifiante des individus trouve toujours son origine dans un langage social53(*), Winch tire la conclusion que la société préexiste toujours à la pensée des individus : que tout comportement porteur de signification, par conséquent, doit être social. Cette thèse s'appuie en particulier sur deux concepts de Wittgenstein : le concept de règle et celui de forme de vie. Plus précisément, l'interprétation de ces deux concepts constitue le point d'ancrage des théories non seulement de Winch, mais aussi de Searle et de nombreux autres philosophes54(*). Afin de bien comprendre ce que signifie l'interprétation de Searle, nous allons partir des énoncés eux-mêmes de Wittgenstein et nous appuyer sur l'article de Sandra Laugier, intitulé « Où se trouvent les règles ? »55(*).

Forme de vie [Lebensformen]

« Se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie » (RP, §19)

« L'expression «jeu de langage» doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d'une activité, ou d'une forme de vie » (RP, §23)

§241 : « «Dis-tu donc que l'accord entre les hommes décide du vrai et du faux ?» - C'est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c'est dans le langage que les hommes s'accordent. Cet accord n'est pas un consensus d'opinion, mais de forme de vie. »

Suivre une règle [folgen eine Regel]

Les paragraphes 199 à 240 des RP portent sur ce que c'est que suivre une règle. On citera quelques passages :

. « Suivre une règle, transmettre une information, donner un ordre, faire une partie d'échecs sont des coutumes (des usages, des institutions) » (§199)

. « (...) «suivre une règle» est une pratique. Croire que l'on suit la règle n'est pas la suivre. » (§202)

. « La manière d'agir commune aux hommes est le système de référence au moyen duquel nous interprétons une langue qui nous est étrangère. » (§206)

. « Quand je suis la règle, je ne choisis pas.

Je suis la règle aveuglément. » (§219)

. §232 : « Suppose qu'une règle me suggère comment je dois la suivre ; c'est-à-dire qu'une voix intérieure me dit, pendant que je suis la ligne des yeux : « continue ainsi ! » - Quelle différence y a-t-il entre les deux processus suivants : Suivre une sorte d'inspiration et suivre une règle ? Car ils ne sont certainement pas identiques. Dans le cas de l'inspiration, j'attends la directive. Je ne pourrai pas enseigner à quelqu'un d'autre ma «technique» pour suivre la ligne. A moins que je ne lui enseigne une sorte d'écoute, de réceptivité. Mais je ne peux naturellement pas exiger qu'il suive la ligne comme moi. Il ne s'agit pas ici de mes expériences de l'action qui suit une inspiration et de l'action qui suit une règle ; mais de remarques grammaticales. »

. « Aucune querelle n'éclate pour savoir si la règle a été ou non suivie. (...) Cela fait parti du cadre qui permet à notre langage de fonctionner (de donner, par exemple, une description). » (§240)

Retenons les éléments essentiels :

« Parler un langage fait partie d'une forme de vie. »

« C'est dans le langage que les hommes s'accordent. » Et cet accord est un consensus de forme de vie.

Suivre une règle relève de la coutume.

Suivre une règle n'implique pas que l'on soit conscient de la règle, mais qu'on l'applique aveuglément.

Le suivi des règles ne peut donner lieu à des querelles, car les règles appartiennent au cadre à l'intérieur duquel notre langage fonctionne.

L'article de Sandra Laugier s'efforce de retrouver l'idée de règle telle qu'elle est énoncée dans les Recherches Philosophiques. Selon elle, toutes les interprétations existantes du concept de règle manquent le propos réel de Wittgenstein. Leur erreur commune est de présupposer qu'il existe une conception wittgensteinienne de la règle. A l'idée de conception elle oppose celle de méthode. Les considérations des RP portant sur la notion de règle viseraient à procurer « une méthode pour les chercher et les regarder. » On retrouve ici les deux versants opposés des interprètes de Wittgenstein : ceux qui voient dans son oeuvre une théorie du langage et ceux qui pensent y trouver l'énonciation d'une nouvelle méthode philosophique. Parmi les premiers, on trouve entre autres Saül Kripke et John Searle, et parmi les seconds, R. Rhees, Cora Diamond et Cavell.

Avant d'en venir à l'interprétation searlienne du concept de règle, suivons d'abord l'opinion de Laugier quant à la signification de ce mot dans les RP de Wittgenstein. Selon elle, le concept de règle ne doit pas être interprété comme désignant les rails qui guideraient notre comportement linguistique et pratique. Une telle interprétation, qu'à la suite de McDoweel elle désigne comme platonisante, manquerait complètement l'intention de Wittgenstein. Considérer les règles comme des rails dont le propre serait de gouverner revient en effet à situer les règles ailleurs que dans la pratique elle-même. Cela revient à considérer les règles comme extérieures à l'action qu'elles gouvernent. Et c'est cette extériorité qui pousse McDowell à parler de « platonisme. » « Les règles, dit Wittgenstein, ne sont pas des rails, c'est-à-dire qu'elles ne contiennent pas, ne nous donnent pas, leur application. Elles ne nous ordonnent pas quoique ce soit. » Au contraire, elles se trouvent dans la pratique elle-même. Elles se montrent dans l'action, mais elles ne sont pas préalablement hors de l'action. La question qu'il convient de poser à propos des règles n'est alors pas : « Que sont les règles ? » ou bien « Les règles existent-elles ? » Il convient plutôt de demander : « Où se trouvent les règles ? » « Où se manifestent-elles ? ». Les deux interprétations erronées de la règle seraient les suivantes. Il y aurait d'abord une conception platoniste des règles qui voit en elles des rails ordonnant le comportement. Il y aurait ensuite une conception interprétativiste « qui ne voit dans la règle rien d'autre que son interprétation. » John Searle fait partie de ceux qui proposent une conception platoniste des règles. Parallèlement à Kripke, il soutient que les règles sont le produit des institutions sociales. Mais si pour Kripke les règles reposent sur des accords de communauté, Searle soutient pour sa part qu'elles sont instituées par l'intentionnalité collective avant d'être intégrées, de générations en générations, au fond de capacité de chaque individu. Sa lecture de Wittgenstein consiste justement à défendre que l'essentiel du travail de celui-ci porte sur la notion d'arrière-plan [Hintergrund].

Kripke fait reposer la notion de règle sur celle d' «accord de communauté». La règle possède une signification, affirme-t-il, et celle-ci se résout dans des «conditions d'assertion déterminées par la communauté». Son idée est que si l'individu, pris isolément, est incapable de déterminer la signification de la règle qu'il suit, c'est parce que cette signification prend sa source dans la communauté. Partant du présupposé selon lequel la règle comporterait en elle-même sa signification, il cherche à isoler cette dernière en discutant des «applications correctes ou incorrectes de la règle». Et par ce biais, il aboutit à la communauté, c'est-à-dire à l'idée que c'est la collectivité dans son ensemble et non l'individu pris isolément qui détermine les conditions d'application de la règle. L'individu ensuite reçoit la règle et l'applique aveuglément. Kripke s'accorde ainsi avec le paragraphe 219 des Recherches.

Searle de son côté récuse la conception interprétativiste de la notion de règle56(*) : « Avec Wittgenstein, je veux réserver le mot «interprétation» aux cas où nous réalisons un acte conscient et délibéré d'interprétation, c'est-à-dire où nous substituons une expression à une autre. » Searle ne conçoit donc pas le problème de la règle comme un problème d'interprétation. Wittgenstein dit en effet, au paragraphe 201 des Recherches : « C'est donc qu'il y a un penchant à dire : toute action qui procède selon la règle est une interprétation. Mais nous ne devrions appeler «interprétation» que la substitution d'une expression de la règle à une autre. » Mais Searle affirme immédiatement après : « A partir de cette mise en garde, je veux soutenir que la compréhension des manifestations et de l'expérience des états ordinaires de conscience requiert des capacités d'arrière-plan [background capacities]. »

L'état ordinaire de conscience, dans lequel se manifestent les règles, suppose un background. Citons le paragraphe 102 des Recherches, au cours duquel apparaît le terme de background : « Les règles rigoureuses et claires de la structure logique des propositions nous apparaissent comme quelque chose qui se trouve à l'arrière-plan - caché dans le medium de la compréhension. Je les vois déjà (bien qu'à travers un médium), puisque je comprends le signe et que je veux dire quelque chose par son moyen. » (§ 102 ) Wittgenstein parle ici de l'arrière-plan comme de la représentation que nous nous faisons de la structure logique des propositions lorsque nous les observons d'un point de vue phénoménologique. Mais en aucun cas, semble-t-il, le terme d'arrière-plan n'est présenté comme le lieu réel où résiderait la structure logique des propositions. Nous suivons ici le propos de Laugier, qui explique : « Pour Searle, l'oeuvre du second Wittgenstein porte essentiellement sur l'arrière-plan. Le problème est que le seul moyen de donner un sens à cette notion est précisément d'en récuser le sens institutionnel. Le terme d'arrière-plan apparaît dans les Recherches pour indiquer une représentation que nous nous faisons, pas pour expliquer quoique ce soit. L'arrière-plan ne peut donc avoir de rôle causal, car il est le langage même. » Conformément à son interprétation du concept wittgensteinien de règle, Laugier nie ici tout caractère explicatif à la notion d'arrière-plan. Règle et arrière-plan sont des termes qui appartiennent eux-mêmes à certains jeux de langage : ils ne sont pas capables d'expliquer quoique ce soit. Et la meilleure leçon qu'on puisse tirer de leur usage par Wittgenstein consiste à les recevoir dans le cadre de l'enseignement d'une méthode philosophique. Wittgenstein veut nous apprendre à chercher les règles, non pas ce qu'elles sont, mais bien plutôt le lieu où elles se manifestent. Car il y a quelque chose comme des règles qui se manifeste dans le comportement humain. Searle lui-même envisage cette interprétation lorsqu'il dit : « si nous disons que les règles ne jouent aucun rôle causal dans le comportement, alors nous devons dire que le background n'est rien d'autre que ce qu'une personne fait, que c'est seulement la manière dont agit la personne. » (p. 140) Pourtant, il refuse d'accepter une telle opinion. Searle reproche explicitement à Wittgenstein de ne pas expliquer le rôle que joue la structure de la règle. De son côté, il recherche le rôle des règles quant à la constitution des faits institutionnels : « Nous désirons dire que les institutions comme l'argent, la propriété, la syntaxe, et les actes de langage sont des systèmes de règles constitutives, et nous voulons connaître le rôle que joue cette structure de règle dans l'explication causale du comportement humain. » (id.) Comment, partant de ce besoin théorique, Searle réunit-il les notions de règles constitutives et d'arrière-plan ?

II) LE CONCEPT DE « BACKGROUND »

Les règles constitutives émanent de l'intentionnalité collective humaine en tant que celle-ci est capable d'actes symboliques. Seule l'intentionnalité humaine peut appliquer aux objets physiques une règle telle que : « X compte comme Y dans un contexte C. » Les faits institutionnels sont donc créés par l'intentionnalité collective humaine sur la base de règles constitutives. Pour qu'une telle conception fonctionne, il est nécessaire de reconnaître aux règles un pouvoir causal. Pourtant, Searle refuse d'accepter une conception interprétative des règles. Les règles ne se transmettent pas d'individus en individus à travers un enseignement duquel suivrait une mise en application par interprétation de la règle. Nous ne passons pas notre temps à interpréter des règles qui nous auraient été enseignées au cours de notre vie. Les règles sont là et elles s'appliquent, mais d'une autre manière. Ici intervient le concept de background. Il va désigner le fond de capacités dont dispose naturellement un être humain et qui lui permet de recevoir les règles sans les apprendre par un biais explicite. C'est grâce à ce fond de capacités que les règles peuvent se transmettre de génération en génération et devenir des coutumes qui déterminent notre comportement sans que nous ayons conscience d'appliquer des règles particulières.

« Une personne, ou peut-être un groupe de gens, inventent des outils, par exemple des tournevis et des marteaux. Dans un tel cas, ils créent des genres de dispositifs auxquels ils imposent diverses fonctions par le biais de l'intentionnalité collective. Mais les générations suivantes naissent d'emblée dans une culture qui contient des tournevis et des marteaux. Ils ne songent jamais à l'imposition de fonctions par une intentionnalité collective ; Ils tiennent simplement pour acquis que ces objets sont un certain type d'outils utiles. Ce qui correspondait d'abord à l'imposition explicite d'une fonction par des actes d'intentionnalité collective existe maintenant comme partie de l'Arrière-plan. » (p. 126)

L'arrière-plan est ce qui vient se substituer à l'intentionnalité collective en tant que capacité à reconnaître et à utiliser des entités institutionnelles. Si l'intentionnalité collective est nécessaire pour l'imposition des fonctions, la connaissance de ces fonctions relève dans un second temps de la coutume, dont la pérennisation est assurée par les capacités d'arrière-plan. Le concept d'arrière-plan se présente alors comme une solution au problème de ce que c'est que suivre une règle. En effet, si suivre une règle ne consiste pas à apprendre la règle pour ensuite l'interpréter lors de son application, si suivre une règle doit au contraire avoir lieu sur un mode inconscient, alors l'idée selon laquelle nous recevrions les règles de manière spontanée, comme un fond de capacités relevant de la coutume et non de l'enseignement, cette idée permet d'expliquer de manière causale l'ensemble des comportements humains. Une intentionnalité collective institue des règles qui constituent des entités institutionnelles ou bien qui régulent des activités préexistantes ; Ces règles sont dans un premier temps intégrées de manière explicite par le cerveau ; progressivement, elles deviennent des habitudes de comportement, des coutumes ; Finalement, elles sont intégrées à un arrière-plan de capacités qui se transmet de générations en générations par un biais parfois conscient et parfois inconscient. Voici donc comment les concepts d'intentionnalité collective, de règles constitutives et d'arrière-plan fournissent chez Searle une explication de la création de la réalité institutionnelle ainsi que de la pérennisation de son existence.

« Le fait est que nous ne devrions pas dire de l'homme qui se sent chez lui dans sa société qu'il se sent ainsi parce qu'il s'est rendu maître des règles de la société, mais plutôt que l'homme a développé une série de capacités et d'aptitudes qui sont causes qu'il se sent chez lui dans sa société ; et il a développé cette série d'aptitudes parce que celles-ci sont les règles de sa société. L'homme se sentant chez lui dans sa société est dans une position aussi confortable que celle d'un poisson dans la mer ou d'un globe oculaire dans son orbite, et nous n'avons à rendre compte de la totalité du comportement en termes de règles dans aucun de ces trois cas. » (p. 147)

* * *

CONCLUSION

En guise de conclusion à cette présentation de la théorie de la réalité sociale de John Searle, revenons sur les deux modèles d'ontologie sociale qu'il propose. Searle isole deux catégories de phénomènes sociaux auxquels il applique la hiérarchie suivante : il existe d'une part les faits sociaux en général, qui concernent aussi bien l'homme que d'autres espèces animales, et il existe d'autre part les faits institutionnels, qui concernent seulement une partie des faits sociaux humains. Chaque catégorie de phénomène social constitue en soi-même un problème : on se demande d'une part comment existent les faits sociaux en général et d'autre part comment existent les faits institutionnels. La première question renvoie à l'ontologie sociale en tant qu'elle concerne les faits sociaux. On y retrouve la problématique qui constituait le point de départ de l'ouvrage de Margaret Gilbert : Quelle est l'essence des phénomènes sociaux ? La seconde question dénote en revanche un autre modèle d'ontologie sociale, qui se soucie plus du mode d'existence des objets sociaux que des relations sociales elles-mêmes. L'ouvrage de Searle tente de résoudre aussi bien les problèmes de l'ontologie des phénomènes sociaux que ceux de l'ontologie des objets sociaux. Pourtant, certaines théories seront proposées à la suite de celle de Searle qui traiteront ces deux problématiques séparément. L'ouvrage de Gilbert, déjà, ne posait pas la question du mode d'existence des objets sociaux ; Il se contentait de rechercher la propriété commune à l'ensemble des phénomènes sociaux, propriété qu'il présentait comme étant l'existence d'un sujet pluriel. D'un autre côté, Barry Smith reprend la question du mode d'existence des objets sociaux sans se soucier de celle des phénomènes sociaux57(*). La théorie de Searle se présente donc bien comme conciliant deux terrains apparemment antagonistes. Elle résout de la manière suivante  le problème du mode d'existence des faits sociaux:

1) L'intentionnalité collective est un phénomène biologiquement primitif commun à diverses espèces animales dont l'homme.

2) Tous les phénomènes qui impliquent une intentionnalité collective sont des faits sociaux.

D'un autre côté, elle résout de la manière suivante  le problème du mode d'existence des faits institutionnels :

1) L'intentionnalité collective est un phénomène biologiquement primitif commun à diverses espèces animales dont l'homme.

2) L'intentionnalité collective humaine possède la capacité d'assigner des fonctions aux objets, c'est-à-dire de créer des symboles.

3) L'assignation de fonctions aux objets naturels a lieu à travers des règles de la forme : X compte comme Y dans un contexte C.

4) Un objet naturel qui reçoit un statut symbolique par l'effet d'une règle devient un fait institutionnel.

5) Les faits institutionnels sont les entités qui composent la réalité sociale humaine.

6) Si la réalité institutionnelle est créée par l'intentionnalité collective et par les règles constitutives, elle se maintient dans son existence par la transmission inter-générationnelle d'un background de capacités.

7) Le background est ce qui assure l'existence de la réalité sociale en tant qu'elle se fonde dans une structure invisible.

L'élément commun aux deux modèles d'ontologie sociale, chez Searle, semble être le concept d'intentionnalité collective. En effet, qu'il s'agisse d'expliquer les phénomènes sociaux en général ou bien les objets sociaux (faits institutionnels) en particulier, il lui semble impossible de se passer de ce concept. Pourtant, il distingue entre l'intentionnalité collective animale et l'intentionnalité collective humaine :

« De nombreuses espèces animales, la nôtre spécialement, ont une disposition à l'intentionnalité collective. Par ce terme, je veux dire non seulement qu'ils s'engagent dans des comportements impliquant une certaine coopération, mais qu'en plus ils partagent des états intentionnels comme des croyances, des désirs et des intentions. »58(*)

« La forme la plus simple de faits sociaux implique des formes elles-mêmes simples de comportement collectif. (...) Les animaux n'ont besoin ni d'un appareil culturel, ni de conventions culturelles ni de langage pour se déplacer en groupe ou pour chasser ensemble. »59(*)

« [Même] les animaux peuvent imposer des fonctions aux phénomènes naturels. (...) Imo, un macaque japonais, utilisait de l'eau pour enlever le sable de ses pommes de terre et parfois de l'eau salée à la fois pour enlever le sable et pour améliorer le goût. (...) Mais la vraie rupture qui s'établit par rapport aux autres formes de vie apparaît lorsque les humains, à travers leur intentionnalité collective, imposent des fonctions à des phénomènes où la fonction ne peut pas être réalisée seulement en vertu de la physique et de la chimie, mais requiert une coopération humaine continue dans des formes spécifiques d'acceptation et de reconnaissance d'un nouveau statut auquel la fonction est assignée. Il s'agit là du point de départ de toutes les formes institutionnelles de la culture humaine, et il doit toujours endosser la structure X compte comme Y en C. »60(*)

Seule l'intentionnalité collective humaine est capable de partager la reconnaissance d'une structure symbolique et de transmettre cette reconnaissance de générations en générations. Les animaux parfois sont susceptibles d'assigner des fonctions à des objets naturels, mais ces fonctions ne peuvent pas avoir été inventées indépendamment des propriétés physico-chimiques les plus évidentes des objets en question. Après avoir remarqué que l'eau salée avec un goût différent de l'eau douce, un singe peut utiliser l'eau salée pour saler l'aliment sur lequel elle la verse. Mais un singe ne peut pas assigner une règle de la forme «X compte comme Y en C» à un objet physique et ensuite transmettre cette règle à ses congénères. Il ne peut ni inventer ni enseigner des fonctions symboliques. Seul l'homme est capable d'une activité intentionnelle aussi complexe. L'intentionnalité collective humaine est donc la condition aux faits sociaux en même temps qu'elle la cause de l'existence des objets sociaux.

C'est justement sur la question de l'intentionnalité collective que va porter notre troisième partie. Cette notion est commune, nous l'avons remarqué, aux analyses de Searle et de Gilbert. Plus, ce sont quasiment tous les théoriciens de l'ontologie sociale qui tentent d'en rendre compte. Cette dernière partie va ainsi nous permettre de mettre en relief les deux théories qui viennent d'être présentées. En les comparant à celles de Michael Bratman et de Raimo Tuomela, nous comprendrons quels sont les enjeux les plus décisifs de l'ontologie sociale.

* * *

TROISIÈME PARTIE

L'intentionnalité collective

DÉBATS D'ONTOLOGIE SOCIALE

L'origine du questionnement philosophique qui porte sur la notion d'intentionnalité collective est à rechercher dans certains énoncés ordinaires comme :

« L'équipe de Marseille a remporté la victoire. »

« L'Allemagne attaqua la France en 1942. »

« La France est fière de ses fromages. »

« Cette entreprise n'a pas respecté la loi. »

Etc.

Ces énoncés ont en commun d'attribuer des croyances, des actions ou autres états intentionnels à des « choses » apparemment dénuées d'intentionnalité. Chacune de ces choses est composée, in fine, d'une multiplicité d'individus : les joueurs d'une équipe de football, les habitants d'un pays, les employés d'une entreprise, etc. Les énoncés en question, pourtant, font comme si ces choses correspondaient non pas à plusieurs individus, mais à un seul. Comme si l'équipe de Marseille était 1 individu, l'Allemagne 1 autre, etc. Sur la base de cette présupposition, les énoncés attribuent des croyances, des actions, etc., à des individus qui pourtant ne semblent pas exister en tant que tels. Ces énoncés seraient donc viciés : ils attribueraient des prédicats à des individus inexistants. Une autre possibilité consisterait à envisager que les individus auxquels ces énoncés attribuent des prédicats existent réellement. Il faudrait alors parler d'individus collectifs. Par « individu », il faut entendre un être porteur d'états intentionnels, un être qui, à sa manière, pense. La question de l'existence des individus collectifs, par conséquent, renvoie au problème de l'intentionnalité collective. Ce dernier peut être formulé de la manière suivante : Comment les pensées que nous attribuons aux groupes existent-elles ?

Le problème...

Comment devons-nous comprendre la phrase suivante : « L'équipe de Marseille a remporté la victoire. » ? Indéniablement, il y a bien un groupe, l'équipe de football de Marseille, qui a réalisé une action, à savoir jouer et gagner un match. L'existence des actions de groupe parait difficile à réfuter. Mais qui a eu l'intention de jouer le match ? S'agissait-il des joueurs ? De l'entraîneur ? Du président du club ? De tous les membres du club pris ensemble ? De tous les membres du club pris séparément ? Plus naturellement, n'aurions-nous pas tendance à répondre que le porteur de l'intention de jouer le match était l'équipe de Marseille ? C'est-à-dire que le porteur de l'intention du groupe serait le groupe lui-même... Pourtant les groupes n'ont pas de cerveau ou d'esprit. Comment dont pourraient-ils former un état mental ? De plus, si les groupes sont susceptibles de former des intentions, cela suppose que le groupe possède un certain nombre de représentations qui animent ses intentions. Doit-on parler de représentations collectives ? Si c'est le cas, où se trouvent-elles : dans le cerveau des individus ? Dans l'air ? Où se trouve l'esprit du groupe : dans la pensée des individus ? Ailleurs ? Le groupe est-il un individu simplement logique ou bien psychologique ?61(*)

Le problème se présente ainsi. «Il existe des actions de groupes - Or à toute action correspond une intention - Qui est le porteur des intentions de groupe ?»62(*) Deux types de réponses ont été apportés à ce problème : individualistes et holistes. Au-delà des nuances, nous pouvons identifier deux tendances philosophiques : 1) si nous utilisons des sujets pluriels63(*) afin de décrire les actions de groupe, les seuls êtres susceptibles de former des intentions sont des sujets singuliers, les individus. Ce sont par conséquent les individus qui sont les porteurs des intentions de groupe, et non le groupe lui-même. 2) lorsque les individus s'unissent et forment un groupe, celui-ci entame une existence propre (même si dépendante des individus). Les pensées que les individus connaîtront en tant que membres du groupe seront, par la suite, les pensées du groupe lui-même. Les intentions font partie de ces pensées. --- Deux tendances qui s'opposent en ce que la première refuse d'admettre que les groupes existent par eux-mêmes alors que la seconde soutient au contraire que c'est le cas. Les problématiques devant lesquelles se retrouvent les philosophes individualistes et holistes sont les suivantes :

a) [individualiste] : Comment rendre compte de la formation des intentions de groupe tout en niant que les groupes existent ?

b) [holiste] : Comment prouver que les groupes existent suffisamment par eux-mêmes pour être les porteurs des intentions de groupe ?

Nous allons présenter, dans un premier temps, les réponses individualistes de Bratman et Tuomela. La limite de ces conceptions, nous le verrons dans un second temps, se situe dans leur incapacité à rendre compte de la normativité de l'intentionnalité collective. Nous aborderons ensuite les théories de Searle et Gilbert en nous demandant justement laquelle des deux permet le mieux d'aborder le problème de la normativité des intentions collectives.

I ) J'ai des intentions collectives...

A) LES CONCEPTIONS DE SOMMATION.

Trois points de vue prétendent également rendre compte des intentions de groupe. Les conceptions dites de sommation, dont le représentant le plus connu est Anthony Quinton64(*), considèrent simplement qu'il n'y a rien de plus dans un groupe qu'une somme d'individus. Selon cette idée, un groupe ne peut se voir attribué des intentions, croyances ou actions que si la totalité des individus membres du groupe ont l'intention de, croient que ou bien réalisent telle action. Si un seul des individus du groupe ne rentre pas dans cette catégorie, alors il n'y a pas croyance, intention ou action du groupe. Une seconde version de la même théorie, envisagée par Gilbert elle-même65(*), consisterait à ajouter la condition de savoir commun. Au lieu de considérer qu'il est nécessaire que la majorité ou la totalité des membres croient que p pour qu'on puisse dire du groupe qu'il croit que p, on considère qu'il faut en plus que les membres sachent que les autres croient aussi que p. Nous retrouvons ici l'apport théorique de la notion de savoir commun telle que nous l'avons présenté au cours de la partie portant sur la théorie du sujet pluriel. L'idée est que s'il n'y a pas savoir commun, alors il ne peut y avoir aucun phénomène de conscience commune, ni donc aucun phénomène de groupe à proprement parler. Lorsqu'ils ne partagent pas de savoir commun, les gens sont simplement juxtaposés les uns aux autres, ils ne sont pas ensemble. L'ajout de la condition de savoir commun suffit-elle, pour autant, à valider la théorie de sommation des groupes ? Les philosophes holistes répondent que cela n'est pas suffisant, car une telle conception autorise que l'on qualifie de phénomènes de groupes des actions individuelles juxtaposées. Ce n'est pas parce que les individus partagent un certain savoir commun, commente Gilbert, que leurs actions seront nécessairement collectives.

Un exemple permet d'éclairer le problème que posent les conceptions de sommation. Comparons deux situations A et B. Ces situations ont en commun leur point de départ : on observe une vingtaine d'individus assis dans un parc. Tous les individus, subitement, se mettent à courir en direction du porche le plus proche. Voici maintenant ce en quoi elles diffèrent : dans la situation A, les individus se sont mis à courir car la pluie commençait à tomber très fort ; Dans la situation B, les individus se sont mis à courir car ils étaient en train de tourner un film et que le metteur en scène a crié « Courez maintenant ! ». Selon les philosophes holistes, l'intention des individus n'avait pas la même forme en A et en B. En A, leur intention était simplement « Je vous pour me mettre à l'abri » et tous les individus qui couraient pensaient la même chose indépendamment des autres. En B, leur intention était « Nous courons pour aller nous mettre à l'abri » et l'intention de chaque individu était complémentaire de celle de tous les autres. Les théories de sommation, doit-on conclure, sont incapables de rendre compte de cette différence fondamentale. Elles abordent les situations A et B de la même manière, alors que dans un cas seulement se manifeste une intention de groupe. Elles sont, par conséquent, inaptes à expliquer les intentions de groupe.

UNE THÉORIE DE L'INTENTION PARTAGÉE - MICHAEL BRATMAN.

Chaque individu connaît un certain nombre d'autres individus. Ces individus à leur tour connaissent encore d'autres individus. Et ainsi de suite... Les gens se connaissent lorsqu'ils ont été en relation les uns avec les autres. Et ils accroissent leurs connaissances au fur et à mesure qu'ils entrent en relation avec de nouveaux individus. Chaque individu tisse sa toile sociale, son réseau de connaissances. Parfois les réseaux se recoupent, parfois ils s'ignorent. Mais ils existent. Et les phénomènes de groupe, soutient Bratman, existent à leur tour comme phénomènes d'interrelation humaine. Ils ne sont rien de plus que des relations de coopération entre des individus qui se rencontrent ou qui se connaissent. Comment, sur cette base, est-il possible de rendre compte des intentions de groupe ? Il y a action de groupe, nous dit Bratman, lorsque deux individus en interrelation coopèrent afin de réaliser un certain objectif. L'intention des individus de réaliser ensemble un objectif commun, Bratman lui donne le nom d'intention partagée. « Les intentions partagées sont les intentions de groupe. »66(*)

Comment les individus en viennent-ils à former des intentions partagées ? Tout d'abord, deux individus ne peuvent pas former une telle intention l'un indépendamment de l'autre. Toute intention partagée suppose une sorte d'accord entre les personnes concernées. Pourtant, cet accord n'est pas nécessairement explicite. Bratman fait ici appel à un exemple de David Hume et commente ainsi le cas de deux rameurs s'accordant dans leurs mouvements respectifs : « les deux individus rament ensemble alors qu'ils n'ont passé aucun accord l'un avec l'autre »67(*). Ils s'observent mutuellement et adaptent leurs gestes à ceux de l'autre. L'accord des individus semble alors plus relever d'une attitude concrète que d'un accord verbal. Ce ne sont pas les individus qui s'accordent mais leurs attitudes. Les phénomènes d'intention partagée dénoteraient ainsi des « situations où chaque individu manifeste des attitudes appropriées vis-à-vis des autres participant au sein de leurs interrelations. »68(*)

Le propre des intentions partagées serait de faciliter les actions de groupe : Elles faciliteraient la coordination de nos actions intentionnelles individuelles ; Elles permettraient la mise en place d'une planification des tâches, de sorte que les actions des individus soient complémentaires ; Enfin, elles feraient apparaître la nécessité de négocier ensemble sur ce que chacun préfère faire. L'exemple préféré de Bratman est celui de deux individus qui partagent l'intention de peindre une maison. Leur intention partagée, déclare-t-il, est cause qu'ils tiennent compte, dans leur action, de ce que l'autre est en train de faire. Par ailleurs, elle les pousse, avant de commencer à peindre, à s'accorder sur qui va peindre telle et telle partie de la façade. Enfin, elle donne lieu à diverses négociations concernant les préférences de chacun : l'un des individus préférant peindre le bas et ne pas monter sur l'escabeau et l'autre préférant peindre le haut, la négociation trouve facilement son issue. Finalement, l'action de peindre la maison ensemble aura eu lieu de manière appropriée parce qu'au départ les individus possédaient l'intention partagée de peindre la maison. Quelles sont les conditions nécessaires à l'intention partagée ? Comment deux individus en viennent-ils à former l'intention partagée de peindre la maison ensemble ? Autrement dit, comment l'intention individuelle se transforme-t-elle en intention partagée ? Voici les conditions proposées par Bratman :

Nous avons l'intention de peindre la maison si et seulement si :

1. a. J'ai l'intention de peindre la maison.

b. Vous avez l'intention de peindre la maison.

2. J'ai l'intention de peindre la maison en accord avec et parce que 1a et 1b ; vous avez la même intention.

3. 1 et 2 sont de savoir mutuel entre nous.

La première chose à remarquer dans cette description théorique de l'intention partagée est qu'il est nécessaire que deux individus soient présents pour qu'une intention collective puisse être formée. Cette condition peut paraître évidente, mais nous verrons avec John Searle que ce n'est pas forcément le cas. Une seconde chose à remarquer est la similitude apparente du contenu intentionnel des deux individus : Bratman se limite ici à « intention de peindre la maison », mais dans la réalité chaque individu aura une intention à la fois similaire et différente des autres participants : il aura l'intention de peindre la maison d'une certaine manière alors que les autres envisageront la même action d'une manière sensiblement différente. Pourquoi deux intentions ne pourraient-elles pas s'accorder parfaitement ? Car, remarque Stoutland - le principal critique de Bratman - les intentions d'autrui ne sont jamais sous mon contrôle. Par conséquent, je ne peux pas avoir d'intention de Nous, mais uniquement des intentions de Je toujours différentes des intentions de Je des autres. Enfin, la théorie de Bratman désigne comme principal caractère des intentions de groupe la coordination. L'intention partagée marque la volonté respective de s'accorder avec l'autre avant et au cours de l'action. L'intention partagée met donc surtout en oeuvre des capacités cognitives : observer l'autre, imaginer une action complémentaire à la sienne, anticiper les actions des autres participants, etc. Or, les intentions collectives gagnent, selon de nombreux auteurs, à être décrites sous l'angle de leur normativité. L'idée est que le fait de partager une intention avec autrui donne lieu à un certain nombre d'obligation : Je ne peux pas aller peindre précisément à l'endroit où l'autre individu est en train de peindre ; Je ne peux pas non plus quitter subitement le chantier ; Je ne peux pas utiliser la couleur de mon choix. Ce qui est décrit chez Bratman en termes de coordination, on s'accorde généralement à le décrire en termes de droits et d'obligations. Or la théorie de Bratman est incapable de rendre compte de l'existence de ces obligations : elle ne voit que des volontés respectives de s'accorder autour d'une action. Mais... si les individus sont forcés d'agir ensemble, on ne pourra pas faire reposer l'accord de leurs gestes sur une volonté commune de faire quelque chose ensemble. Un autre principe explicatif sera alors requis. Voyons maintenant si Raimo Tuomela parvient à fournir un tel principe, qui rend compte aussi bien de la dimension volontaire de l'accord collectif que de sa dimension normative.

UNE THÉORIE DES INTENTIONS-DE-NOUS - RAIMO TUOMELA.

Tuomela argumente en faveur d'une théorie positionnelle des croyances de groupe. Son idée est que les institutions fournissent aux individus différents cadres hiérarchiques leur permettant de se situer les uns par rapport aux autres. La toile des interrelations humaines de Bratman est ainsi remplacée par une toile des positions individuelles. Les croyances des individus découlent alors de leur positionnement institutionnel et non de leur volonté propre. « Les croyances positionnelles sont les points de vue que le détenteur d'une position possède de par sa position, c'est-à-dire qu'il a intériorisées et acceptées comme une base à la réalisation des tâches sociales correspondant à sa position. »69(*) Si donc Bratman cherchait surtout à rendre compte des intentions et des actions collectives, Tuomela axe son analyse sur le concept de croyances de groupe. Les questions qui se trouvent au fondement de son analyse peuvent être formulées comme suit : Comment les individus en viennent-ils à former des croyances de groupe ? Comment pouvons-nous distinguer entre des croyances authentiques et des croyances positionnelles ? L'idée de Tuomela est simple : la plupart des croyances de groupe sont le résultat d'une détermination par des « circonstances sociales normatives ». L'individu qui occupe un petit rôle au sein d'une grande entreprise se verra forcé d'accepter certaines croyances imposées par le haut. Ces croyances gagnent à être qualifiées de positionnelles, car elles ne reflètent pas l'intentionnalité propre de l'individu, mais la conséquence de sa position au sein d'un groupe hiérarchisé. Les individus, toutefois, peuvent aussi posséder d'authentiques croyances de groupe. Prenons le cas d'une association éthique : les individus y sont rassemblés justement sur la base de certaines croyances personnelles. Leur croyance de groupe est, par conséquent, authentique. Mais, si nous revenons à l'exemple d'une grande entreprise, il est possible d'envisager qu'un directeur soit forcé d'accepter la croyance qu'il est bon pour l'entreprise de licencier un certain nombre d'employés - alors que, personnellement, il n'est pas enclin à croire qu'il s'agit là d'une bonne décision.

Tuomela en vient ainsi à formuler le concept d'intention-de-nous partagée. Selon celui-ci, les membres d'un groupe partagent une intention de groupe à partir du moment où ils ont accepté intentionnellement de la partager. Et ce qui les incite à accepter une telle intention - ou une telle croyance - n'est pas le groupe en tant que tel, mais leur position au sein d'une institution. La théorie de Tuomela, par conséquent, ne se passe pas de la dimension normative de l'existence des groupes, mais il situe celle-ci dans les institutions et non dans les groupes eux-mêmes. Par-là, il manque l'objectif avoué des théories de l'intentionnalité collective : expliquer comment les individus font des choses ensemble et comment ce « faire ensemble » suppose des croyances et des intentions collectives. Une dernière remarque s'impose : selon la théorie de Tuomela, un individu peut posséder une croyance et une intention collective en étant seul, simplement en supposant que le groupe qui l'incite à avoir telle croyance ou telle intention existe. Comme nous allons le voir, ce défaut est aussi présent dans la théorie de John Searle. Pourquoi s'agit-il d'un défaut ? Car il semble problématique d'axer une analyse de l'intentionnalité collective sur des cas qui présupposent l'absence possible de tout groupe...

II ) Nous avons une intention collective...

« L'insistance sur l'importance du « nous » est liée à l'accent que des penseurs tels que Margaret Gilbert, John Searle et Annette Baier mettent sur le fait qu'il n'est pas possible d'analyser le discours des nous dans les termes d'un discours des je, ou dans les termes d'un langage impersonnel décrivant ce que font des individus déterminés. » (Philip Pettit)70(*)

LA PENSÉE DES INDIVIDUS COMME SUPPORT DU GROUPE.

« All consciousness is in individual minds, in individual brains. » (Searle, 1990)

Le point commun à toutes les théories que nous venons d'envisager était leur tentative de réduire les intentions de groupes à des séries d'attitudes individuelles. Contre ces théories, Searle propose l'idée d'une attitude collective de l'individu. L'avantage d'une telle théorie est qu'elle permet de rendre compte des phénomènes d'intentionnalité collective sans donner la priorité à l'individu en tant que tel. C'est-à-dire qu'elle va définir l'intentionnalité collective comme un phénomène qui ne dérive pas de l'intentionnalité individuelle mais qui au contraire la précède.

Rappelons les caractères de l'intentionnalité collective précédemment évoqués. La première chose : l'intentionnalité collective est un phénomène biologiquement primitif - il ne s'agit pas d'un phénomène purement spirituel qui viendrait se surajouter au fonctionnement du corps. Deuxièmement, l'intentionnalité collective désigne la disposition naturelle de la pensée à faire référence à un nous. L'idée de Searle est que la pensée de l'individu peut aussi bien être de la forme du « je pense » que de la forme du « nous pensons ». Afin de référer à un «nous», la pensée n'a pas à se convaincre que les autres membres du groupe se considèrent vraiment comme formant un «nous». La thèse de Searle prend ainsi le contre-pied des théories qui rendent compte de l'existence des groupes sociaux sur la base d'une juxtaposition de raisonnements individuels qui formeraient - in fine - un savoir commun. La conscience commune ne consiste pas en une somme de croyances individuelles que la communauté existe, mais en une forme particulière de pensée que partagent les individus et qu'il convient de nommer intentionnalité collective. « La forme de mon intentionnalité collective peut simplement être «Nous avons l'intention de», «nous sommes en train de faire ceci et cela» et ainsi de suite. Dans ces cas là, je n'ai d'intention que dans le cadre de nos intentions. »71(*)

Une telle conception de l'intentionnalité collective peut paraître holiste : l'existence d'un groupe, en effet, se passe de la somme des consciences individuelles. Le groupe est autre chose qu'une série d'intentionnalités individuelles. Pourtant, le groupe ne réfère pas non plus à un esprit collectif. Searle considère cette hypothèse comme viciée : « Une tradition consiste à parler d'esprits de groupe, d'un inconscient collectif, et ainsi de suite. Je trouve ce propos au mieux mystérieux et au pire incohérent. (...) Il ne peut y avoir un esprit de groupe ou une conscience de groupe. »72(*) La dimension proprement holiste des groupes se situe par conséquent dans l'esprit des individus : le porteur de l'intentionnalité collective est l'individu et non le groupe lui-même. La pensée individuelle est ainsi susceptible de former deux genres d'intentions : une intention-de-Je et une intention-de-Nous. La première personne du pluriel possède donc bien un référent qui existe : il s'agit de l'intentionnalité collective des individus.

De la même manière, Margaret Gilbert refuse de situer l'intentionnalité du groupe ailleurs que dans la pensée des individus. Ce qui fait exister le groupe, avons-nous vu, est le point de vue des individus qui le constituent. On trouve cette propriété des groupes dans ce que Gilbert nomme « la condition des états intentionnels humains : (...) que les collectivités humaines sont constituées par les idées et les actes volontaires d'êtres humains. Car les actes de volontés et les idées humaines sont ce qui existe derrière et qui anime la vie sociale humaine. »73(*) Pourtant, Gilbert refuse l'idée selon laquelle les groupes seraient le résultat des actes d'agents singuliers. Les phénomènes collectifs, affirme-t-elle, sont des phénomènes de sujet pluriel. Et le concept de sujet pluriel « est le concept d'une série de personnes qui sont prêtes à agir sans faire référence à leurs propres buts. »74(*) On retrouve ici l'idée de Searle, selon laquelle les groupes dénotent un mode d'existence non-individuel des individus. Les groupes existent, sur ce point Searle et Gilbert s'accordent, car les êtres humains sont naturellement capables de référer à autre chose qu'à eux-mêmes et qu'à leurs intérêts propres. Pour Searle, la pensée individuelle peut prendre la forme d'une intentionnalité collective. Pour Gilbert, les individus possèdent autant le concept de leur intérêt personnel que celui de l'intérêt collectif. Une forme de holisme caractérise donc également les théories de Searle et Gilbert. Pour autant, nous allons le voir, seule la théorie de Gilbert mérite réellement d'être qualifiée de holiste.

L'INDIVIDUALISME ONTOLOGIQUE DE SEARLE.

Malgré ses apparences holistes, le propos de Searle est irréductiblement individualiste. Car si celui-ci accepte l'existe d'une intentionnalité collective comme distincte de la simple somme des intentionnalités individuelles, il refuse pourtant de reconnaître l'existence du groupe. Quelles sont les raisons de ce refus ? Tout d'abord, Searle est matérialiste : il considère que tout ce qui existe existe d'abord sous forme de matière. Les faits institutionnels, nous l'avons vu, n'existent que sur la base des faits bruts et il n'y a aucun fait institutionnel qui échappe à cette règle75(*). De la même manière, l'intentionnalité humaine est réductible aux évènements matériels du corps et plus particulièrement du cerveau : « Avec la conscience apparaît l'intentionnalité, la capacité de l'organisme de représenter des objets et des états de choses... »76(*) Il n'y a rien dans les phénomènes de pensée qui ne dérive d'abord d'un état physique. Or, Searle ne parvient pas à envisager comment un corps singulier pourrait causer l'existence d'un être pluriel. Sa solution à lui consiste à renoncer à la singularité irréductible de la pensée pour envisager celle-ci comme contenant deux formes : l'une singulière et l'autre collective. Une telle solution permet de rendre compte des phénomènes collectifs sans sortir de la conscience individuelle. Gilbert se refusera à une telle limite. La doctrine de Searle prend ainsi la forme d'un paradoxe, car c'est sur la base d'un solipsisme méthodologique qu'elle nous conduit à une explication des phénomènes collectifs.

Ce solipsisme méthodologique constitue la limite, d'un point de vue holiste, de la théorie de Searle. On découvre ce point de vue individualiste dans la citation suivante : « je pourrais encore posséder toutes les intentions dont je dispose actuellement tout en ayant radicalement tort, même si la présence et la coopération apparente d'autres personnes est une illusion, même si je subis une hallucination totale, même si je suis un cerveau maintenu en vie dans une bassine. »77(*) Cette opinion rencontre les objections suivantes : Tout d'abord, que même si un cerveau était maintenu en vie dans une bassine, il ne pourrait pas former d'intention collective car pour cela, il aurait besoin de percevoir d'autres individus (Tollefsen). Ensuite, qu'un individu ne peut pas posséder le concept d'un autre individu s'il n'est pas le membre actif d'une pratique sociale d'interprétation (Davidson). Enfin, que si les intentions-de-nous sont formées par un esprit quasi-solipsiste, il semble impossible de rendre compte de la dimension normative des actions communes (Gilbert).

Pour conclure, on peut remarquer que la théorie des intentions-de-nous de John Searle ne suffit pas à rendre compte des actions collectives en tant que telles. Prenons l'exemple suivant : ma voiture tombe en panne dans la rue où j'habite et ma famille vient m'aider à la pousser jusqu'au garage le plus proche. Afin que l'action collective de pousser ma voiture puisse avoir lieu, il est nécessaire que quelques-uns des individus au moins aient l'intention-de-nous suivante «Nous avons l'intention de pousser la voiture». Toutefois, il n'est pas nécessaire que l'ensemble des membres de ma famille ait cette intention. On pourrait imaginer que l'un de mes frères pousse la voiture sans avoir l'intention-de-nous correspondante. Un autre exemple, plus évident, est celui d'un Etat. Lorsque le Parlement vote une loi, et exprime ainsi l'intention-de-nous de l'Etat, certains députés ne possèdent pas l'intention-de-nous correspondante. Et même plus, dans le cas des dictatures, seul le dictateur possède les intentions qui constituent les intentions-de-nous de l'Etat qu'il régit. Une autre limite de la théorie de Searle, par conséquent, est de considérer comme nécessaire que chaque individu membre du groupe possède bien l'intention-de-nous correspondante pour que l'action collective puisse exister. Nous allons voir que le concept de sujet pluriel de Gilbert comble cette lacune.

LES GROUPES EXISTENT - MARGARET GILBERT.

Si Searle reconnaît l'existence propre de l'intentionnalité collective au détriment de celle du groupe lui-même, Gilbert au contraire affirme que si les individus possèdent une disposition naturelle à l'intentionnalité collective, le contenu de celle-ci en revanche dérive de l'existence du groupe, c'est-à-dire du sujet pluriel que constituent les membres du groupe. La première chose à remarquer dans la théorie de Gilbert est la nécessité, pour qu'un groupe puisse être formé, que plusieurs individus soient présents. Comme nous l'avons vu, une condition nécessaire à la constitution des sujets pluriels est l'expression directe de la volonté des individus de s'unir afin de former un groupe. Il ne peut y avoir de groupe que là où les individus se perçoivent directement les uns les autres. Un cerveau maintenu en vie dans une bassine ne serait donc pas en mesure de former des intentions collectives, et ce à moins qu'il ne perçoive directement la présence d'un autre cerveau dans la même bassine...

Pourquoi Gilbert affirme-t-elle l'existence réelle des groupes sociaux ? Après tout, le concept de sujet pluriel pourrait très bien être un concept heuristique. En ce qu'il dénote les conditions à la formation des groupes, ainsi que diverses propriétés remarquables des groupes, des chercheurs pourraient l'utiliser qui ne se soucieraient pas de savoir si les groupes existent par eux-mêmes. Mais Gilbert tient absolument à ce que l'on considère les sujets pluriels comme existants. Alban Bouvier commente ainsi cette dimension particulière de son propos : « L'auteur, manifestement, soutient la thèse en question parce qu'elle la croit vraie. »78(*) Comment, toutefois, est-il possible de situer sur un même plan ontologique l'existence des individus et celle des groupes ? N'est-il pas certain que les individus existent plus que les groupes qu'ensemble ils constituent ?

L'argument le plus solide des tenants de l'individualisme ontologique est le suivant : Les êtres humains individuels constituent la base de la société. Or, un être humain qui pense réfère à lui-même de manière appropriée en usant du pronom «Je». Par conséquent, le référent de «Je», le soi, prime d'un point de vue ontologique sur le référent de «nous». [un être humain pensant ne peut référer à lui-même de manière appropriée en usant du pronom «nous»]. Cet argument repose sur un point de vue classique en philosophie, selon lequel le soi existe. La conscience, avant d'être une perception de l'extérieur, serait une conscience de soi. Une telle opinion conduit ensuite à l'idée selon laquelle l'individu est un sujet souverain de ses actes et de ses engagements au sein de la société. On trouve une telle conception dans les écrits de Rousseau, de Descartes, etc. Pourtant, cette idée du sujet a connu de nombreuses critiques, dont l'initiateur fut David Hume. Très récemment, un livre de Vincent Descombes, Le Complément de Sujet79(*), tendait à démontrer l'impossibilité logique de l'acte d'auto position que présuppose le concept même de sujet. Selon la thèse de Descombes, on a tort de considérer que le support des actions de l'individu est le soi, car cela présuppose que dans sa pensée, l'individu peut se placer face à lui-même et s'autodéterminer. Une telle capacité ferait de l'individu un être naturellement autonome. Au contraire, soutient Descombes, l'autonomie s'acquiert progressivement à travers l'apprentissage des règles que les institutions sociales fournissent à l'individu. Le sujet n'est donc que l'agent des actions qu'on lui attribue.

Si la théorie de Descombes ne s'accorde pas parfaitement avec celle de Gilbert80(*), la description qu'il propose de l'individu comme agent d'action convient à la théorie du sujet pluriel. En effet, selon le point de vue de Gilbert, l'individu est avant tout l'agent de certaines actions individuelles ou collectives. Lorsque l'action sert l'intérêt de l'agent et uniquement le sien, l'individu agit comme un agent singulier. Lorsque l'action sert, au contraire, l'intérêt d'un groupe, l'individu agit en tant que membre de ce groupe. Ceci signifie que l'être humain est autant capable de se donner des buts à lui-même que de reconnaître ceux du groupe auquel il appartient. La conscience de soi, c'est-à-dire la conscience de ce qui se manifeste dans la pensée individuelle, est belle et bien nécessaire à la reconnaissance des objectifs autant singuliers que collectifs, mais elle ne précède pas l'existence de ces objectifs. « La conclusion semble être que les humains en tant qu'agents singuliers et les humains en tant que membres de sujets pluriels se situent sur un plan ontologique équivalent. Aussi loin se puisse pousser le raisonnement ontologique, aucun des deux ne prime sur l'autre. »81(*)

Margaret Gilbert considère que les groupes sociaux humains existent en tant que tels, et non pas seulement en tant que somme des intentions individuelles. L'intention collective désigne l'intention d'un sujet pluriel et non le partage d'une intention par différents individus. Une telle conception implique que le sujet pluriel que constitue telle entreprise ou bien tel Etat national est susceptible d'avoir des intentions qui diffèrent des intentions de la majorité des individus constituant les groupes en question. « Il pourrait y avoir une intention partagée de faire ceci et cela alors qu'aucun des participants n'a personnellement l'intention de conformer son comportement à l'intention partagée »82(*) Comment cela serait-il possible ? Simplement, les individus concernés se sentiraient obligés d'avoir cette intention. Et si on leur demandait : as-tu l'intention de le faire ? Ils répondraient oui. Nous retrouvons ici l'idée de Gilbert que les sujets pluriels donnent naissance à des droits et à des obligations. C'est parce que ces droits et ces obligations existent, c'est parce que les individus les perçoivent et agissent en fonction d'eux, qu'il est nécessaire d'admettre l'existence des sujets pluriels.

On comprend maintenant en quoi la position de Gilbert relève à la fois de l'individualisme ontologique et du holisme ontologique. En soutenant que l'engagement volontaire des individus est requis pour l'existence d'un groupe social, elle souscrit à la thèse individualiste. Mais en affirmant l'autonomie intentionnelle des groupes constitués, elle maintient une position holiste.

III ) Conclusion.

Malgré le solipsisme méthodologique qu'il emploie, John Searle parvient à soutenir que le nous et le je existent de manière équivalente. Le je et le nous sont en effet les deux formes naturelles de la conscience humaine. Chez Margaret Gilbert, cette équivalence se retrouve au niveau conceptuel. Les êtres humains possèdent naturellement deux concepts : celui qui leur permet de suivre des buts personnels (the concept of one's goals) et celui qui leur permet de suivre des buts collectifs (the concept of our goals). Le je et le nous sont à nouveau placés à un même niveau ontologique. Plus récemment - et cela indique bien quelle est la tendance actuelle - Annette Baier proposait de considérer que le nous était plus fondamental que le je. Dans The Commons of the Mind, elle soutient que nos capacités intentionnelles et rationnelles requièrent l'existence d'un esprit commun. Et en effet, que pourrais-je bien penser ou écrire, si nous n'avions déjà constitué une histoire des idées ? Et même pourrais-je avoir envie d'écrire, si vous n'étiez là pour me lire ? « La dépendance entre mon intentionnalité et la vôtre est à double sens. »83(*)

* * *

TABLE DES MATIERES

Pages :

2-3 : PRÉSENTATION

4-14 : INTRODUCTION

4-8 : Signification de la notion d'ontologie sociale

9-11 : Histoire de la notion d'ontologie sociale

12-13 : Ontologie des phénomènes sociaux / Ontologie objets des sociaux

14-48 : LA THÉORIE DU SUJET PLURIEL DE MARGARET GILBERT

14-16 : Introduction

17-24 : Philosophie sociale & Intentionnalisme

17-20 : L'inspiration simmelienne de Gilbert

20-21 : L'opposition classique et contemporaine de

l'individualisme et du holisme

22-24 : Conciliation du holisme & de

l'individualisme

25-31 : Une argumentation au sein de la philosophie du langage

25-27 : Introduction

27-28 : Le raisonnement de Peter Winch

28-30 : Règles de signification - critères

d'assertabilité

30-31 : Conclusion

31-43 : « Nous » est un sujet pluriel - Analyse sémantique

31-32 : Introduction

33-43 : NOUS

34-35 : Les contraintes sémantiques

35-36 : Les usages incorrects

36-37 : Formulation et amélioration de l'hypothèse

38-40 : Le savoir commun - Common knowledge

40-43 : Le sujet pluriel est-il un phénomène de savoir

commun ?

43-45 : Engagement conjoint & Obligations

46-71 : UNE ONTOLOGIE DES OBJETS SOCIAUX - JOHN SEARLE

47 : Introduction

48-49 : Faits bruts et faits institutionnels

49-50 : L'hypothèse d'une structure invisible

50-53 : Deux distinctions fondamentales

53-60 : Explication du fonctionnement des objets sociaux

53 : Introduction

54-56 : L'assignation de fonctions

56-60 : L'intentionnalité collective

60-68 : Les règles constitutives

60-63 : Introduction

63-67 : Searle, interprète de Wittgenstein

67-68 : Le concept de «Background»

69-71 : Conclusion

72-86 : L'INTENTIONNALITÉ COLLECTIVE - DÉBATS D'ONTOLOGIE SOCIALE

72-73 : Introduction

73-74 : Le problème

74-79 : J'ai des intentions collectives

74-76 : Les conceptions de sommation

76-78 : Une théorie de l'intention partagée - Michael

Bratman

78-79 : Une théorie des intentions-de-nous - Raimo

Tuomela

80-86 : Nous avons une intention collective

80-82 : La pensée des individus comme support du

groupe

82-83 : L'individualisme ontologique de Searle

83-86 : Les groupes existent - Margaret Gilbert

86 : Conclusion

87-88 : Table des matières

89-90 : Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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* * *

* 1 Manual de philosophia social y de ciencias sociales, María del Rocio, 2001, page 24.

* 2 Carol Gould n'est pourtant pas la première à avoir envisagé l'ontologie sociale. Nous reviendrons sur ce point plus loin.

* 3 Voir à ce propos:

From Aristotle to Marx: Aristotelianism in Marxist Social Ontology (Avebury Series in Philosophy) by Jonathan E. Pike - Ashgate Pub Ltd (1999).

The Other : Studies in the Social Ontology of Husserl, Heidegger, Sartre, and Buber (Studies in Contemporary German Social Thought) by Michael Theunissen, Christopher Macann - The MIT Press (1986).

The Social Ontology of Karl Barth by Paul E., Jr. Stroble - Intl Scholars Pubns (1994).

* 4 Cité en italien dans Di Lucia, Tre modelli dell' ontologia sociale.

* 5 Citons à ce propos Pierre Livet, qui écrit dans son article «Ontologie du social, institution et explication sociologique» (L'enquête ontologique, du mode d'existence des objets sociaux), « Se poser des questions d'ontologie, c'est simplement se demander quel est le type d'entités que l'on convoque lorsque l'on parle de quelque chose, que l'on décrit un phénomène et que l'on explique, et, ajouterai-je, quelles opérations sont possibles sur ces entités, quelles transformations permettent de passer de l'une à l'autre. » (p. 15).

* 6 Adolf Reinach, « Die apriorischen Grundlagen des bürgerlichen Rechtes », 1913, p. 145. Cité en Italien dans Di Lucia, Tre modelli dell' ontologia sociale.

* 7 Margaret Gilbert, On Social Facts, pages 428-430.

* 8 On Social Facts, page 13.

* 9 Georg Simmel, Etudes sur les formes de la socialisation, 1999. - pages 63 à 79.

* 10 Id. page 17.

* 11 Simmel, Etudes sur les formes de la socialisation, p. 75.

* 12 Id. page 70.

* 13 Voir à ce propos le chapitre du livre « Marcher ensemble, Essais sur les fondements des phénomènes collectifs » intitulé « Durkheim et les faits sociaux » - 2003, traduction de Emmanuelle Betton-Gossart.

* 14 On Social Facts, p. 428.

* 15 Voir le chapitre de On Social Facts intitulé 3.2 Ontological individualism versus ontological holism. Pages 428-432.

* 16 On Social Facts, p. 430.

* 17 La version forte du holisme est souvent associée, remarque Gilbert, aux doctrines fascistes. Celles-ci, en effet, faisaient valoir l'idée de l'indépendance des intérêts de la société vis-à-vis de ceux des individus pour justifier certains actes contraires à l'opinion publique.

* 18 On Social Facts, pages 58 à 145.

* 19 Ouvrage non traduit en français. Dernière édition disponible : Routledge, 2001.

* 20 Winch formule fréquemment sa thèse en commençant par dire « Si les arguments de Wittgenstein son valables, alors... »

* 21 Il s'agit de déterminer comment fonctionne ce que Vincent Descombes nomme les « institutions du sens ». - Descombes 1996.

* 22 Recherches Philosophiques, § 199, 1953.

* 23 On Social Facts, p. 127.

* 24 Id, p. 59.

* 25 Id, p. 93.

* 26 Id. p. 98.

* 27 Id. p. 99.

* 28 Id. P. 143.

* 29 On Social Facts, p. 17.

* 30 On trouvera en annexe une traduction de la partie en question.

* 31 On Social Facts, p. 18.

* 32 Hanna Arendt, La Vie de l'Esprit, cité dans « L'homme est-il devenu superflu ? », Françoise Collin, chez Odile Jacob.

* 33 On Social Facts, p. 169. Traduction en annexe, p. 2.

* 34 Pages 564 à 572, Théorie de la Justice, 1971.

* 35 On Social Facts, p. 172. Traduction, p. 4.

* 36 David Lewis, Convention, 1969.

* 37 Convention, p. 24.

* 38 Convention, p. 42

* 39 Convention, p. 56.

* 40 On Social Facts, p. 15.

* 41 Id. p. 205.

* 42 On Social Facts, p. 198.

* 43 Sociality and Responsibility, Chap. I., p. 2.

* 44 Contract Social, Rousseau Jean-Jacques, Ière version, Notions du Corps Social, Ed. Gallimard, 1964, p. 111-112. Gilbert cite Rousseau dans une traduction anglaise : «Since men cannot engender new forces, but merely unite and direct existing ones, they... form bvy aggregation a sum of forces, so that their forces are directed by a single moving power and made to act concert.» - On Social Facts, p. 198.

* 45 On Social Facts, p. 438.

* 46 John Searle, L'ontologie de la réalité sociale. Réponse à Barry Smith - p. 201 - publié dans « L'enquête ontologique, Du mode d'existence des objets sociaux », 2000.

* 47 The Construction of Social Reality, page 3.

* 48 Searle écrit sa théorie en partie pour fonder le sens contemporain de l'ontologie sociale comme discipline philosophique, et en partie en réaction à certains philosophes qui soutiennent que les faits sociaux ne sont pas les seuls qui dépendent de l'homme, mais que c'est toute la réalité qui est d'une certaine manière une création humaine. Cette opinion philosophique affirme que « les faits bruts n'existent pas, que tous les faits dépendent de l'esprit humain. » (Searle, p. 2) l'opinion de Searle est que si nous avons besoin du langage pour décrire les faits bruts, ceux-ci existent malgré tout indépendamment de la description qui en est produite. Alors que le langage au contraire institue les faits sociaux en tant que tels : en permettant un accord entre les hommes à propos de la fonction des objets, il crée l'existence des faits sociaux, faits ontologiquement subjectifs et épistémologiquement objectifs.

* 49 Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Fonction, p. 362.

* 50 Searle, The Construction of Social Reality, p. 20.

* 51 David Lewis, Convention - 1969.

* 52 Page 25.

* 53 L'argument de Wittgenstein visant surtout à montrer qu'il ne peut pas exister de langage privé, la conséquence naturelle semble être que tout langage est d'origine sociale.

* 54 Citons par exemple Jacques Bouveresse, Saül Kripke, Vincent Descombes, Margaret Gilbert, Frank Hindriks, Cora Diamond, R. Rhees, Cavell, etc.

* 55 Sandra Laugier, 2001, disponible sur Internet à l'adresse suivante :

http://formes-symboliques.org/article.php3?id_article=155

* 56 Searle, The Construction of Social Reality, p. 134.

* 57 Barry Smith, Social Objects, 2002.

* 58 The Construction of Social Reality, p. 23.

* 59 Id. p. 38.

* 60 Id. P. 40.

* 61 Voir Descombes, Philosophie des représentations collectives, p. 1. « Qui parle de représentation collective fait appel à une distinction : de même qu'il y a des représentations individuelles, attribuables à des sujets personnels, il y a des représentations collectives, pour lesquelles nous devons poser un sujet collectif. Du coup, on passe inévitablement d'un sujet logique d'attribution à un sujet psychologique, au sens d'un penseur qui forme des pensées. »

* 62 Voir l'article de Ludger Jansen (Bonn) intitulé « Who has got our Group-Intentions ? » 2004.

* 63 Au sens littéral du terme : les sujets singuliers désignent les pronoms Je, tu, il/elle alors que les sujets pluriels désignent les pronoms Nous, vous, ils/elles.

* 64 Quinton Anthony, Social Objects - 1975.

* 65 Gilbert Margaret, On Modelling Collective Belief, 1987.

* 66 Bratman Michael, Faces of Intention, p. 143. - 2004.

* 67 Id. p. 111.

* 68 Id.

* 69 Tuomela Raimo, The importance of Us. p. 312.

* 70 Philip Pettit, Penser en Société, Essai de métaphysique sociale et de méthodologie, 2004 - traduction de Bertrand Guillarme.

* 71 The Construction of Social Reality, p. 26.

* 72 Searle, « Collective Intentions and Actions », 1990. p. 402, 404 et 406.

* 73 On Social Facts, p. 418-419.

* 74 Id. p. 427.

* 75 Se référer à la citation de John Searle qui ouvre le chapitre du mémoire le concernant.

* 76 The Construction of Social Reality, p. 7.

* 77 Searle, « Collective Intentions and Actions », p. 117.

* 78 Alban Bouvier, Avant-propos à « Marcher ensemble, Essais sur les fondements des phénomènes collectifs » - page 10.

* 79 Vincent Descombes, Le Complément de Sujet, Enquête sur le fait d'agir de soi-même. 2004.

* 80 Descombes reproche en effet à Gilbert de considérer comme possible l'existence d'un langage privé. Dans le débat qui oppose Gilbert à Winch, il prend le parti de Winch. - Voir le texte de Descombes, Philosophie des représentations collectives, p. 6.

* 81 On Social Facts, p. 432.

* 82 Gilbert Margaret, «Sociality and Responsibility», 2000, p. 18.

* 83 The Commons of the Mind, p. 26. 1997.






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