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Leibniz et la physique quantique

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par Mathieu Néhémie
Université de Clermont-Ferrand - Master 1 de Philosophie 2006
  

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Néhémie Mathieu

Master 1

Année universitaire 2005/2006

Le système de Leibniz et la physique quantique

Avant-propos

Tout d'abord nous devons préciser notre motivation première, qui est celle d'atteindre une compréhension la plus complète possible de la réalité. Il n'est donc pas juste de considérer ni le système de Leibniz ni la physique quantique ni même la simple addition des deux sujets comme l'objet premier de notre étude. Bien plus, ces sujets sont considérés comme de simples moyens. Si Leibniz doit occuper une place centrale c'est à cause de la perspicacité et de la clairvoyance que nous avons cru déceler dans son système. Mais il ne suffit pas qu'un système soit attrayant pour qu'il participe précisément à nos fins. En effet devons-nous établir clairement comment le système de Leibniz peut nous aider dans notre progression vers une connaissance plus intime du réel.

Il est clair à première vue que Leibniz fut animé, dans son oeuvre, d'un objectif sensiblement similaire. Si son système possède un pendant pratique et moral, il est subordonné à la métaphysique comme l'action dérive de la connaissance. Contrairement à Descartes qui vise bien plus à établir les limites et les modalités de la connaissance humaine, ou à Spinoza qui propose un système essentiellement dirigé vers un principe pratique et une finalité humaine, Leibniz recherche quand à lui à rendre dernièrement raison du monde et de Dieu. Nous pas que tout soit accessible à l'humain, Leibniz ne fait que convenir au principe de raison suffisante, qui veut que de toute chose on puisse rendre raison, et au principe de continuité d'où résulte qu'entre tous les êtres il n'y a qu'une différence de degrés, bien qu'entre l'humain et Dieu la différence soit infinie. De même c'est un élément essentiel chez Leibniz que l'on ne puisse jamais accéder à la raison dernière d'un particulier existant, notre entendement fini étant incapable de saisir la série infinie qui en rend raison, mais ce n'est pas ce qu'il recherche. Pour Leibniz tout est lié par un ordre et c'est cet ordre, dont les vérités éternelles sont dans un certain sens les composantes, qu'il recherche et qu'il juge accessible à notre compréhension totale (connaissance adéquate). Aussi la théorie leibnizienne de la substance nous la dévoilera comme un miroir de tout l'univers qui, de par son imperfection, ne peut en saisir distinctement toutes les parties mais néanmoins contient intérieurement les principes du monde et de sa création, principes que la métaphysique est chargée d'étudier.

Et c'est bien cet esprit de Leibniz, que toute perception est un point de vue non pas vrai ou faux mais plus ou moins distinct et que le distinct est organisation du confus, qu'on retrouve dans sa vie même. Leibniz s'intéressera à la science comme à la théologie, à la philosophie comme au droit, aux mathématiques comme à l'histoire... Alors qu'une connaissance a priori est bien plus parfaite, il est nécessaire, de par notre imperfection, qu'une connaissance a posteriori lui soit suppléée afin de constituer une science quelconque. Si Leibniz recherchera bien une caractéristique universelle qui permette une analyse et une connaissance a priori dans les domaines aussi bien métaphysique que moral, ce n'est pas une table rase pour une philosophie nouvelle que Leibniz tente. Bien plus est-il un conciliateur parce que selon lui « il convient de conjuguer les deux philosophies, et commencer la nouvelle où finit l'ancienne » (Lettre à Coring). Leibniz défend donc Aristote face à la réforme excessive des cartésiens et le mécanisme moderne contre l'aristotélisme conservateur. Il voit dans tous les courants philosophiques non pas des erreurs mais des visions qui ont un certain niveau de confusion mais qui peuvent concourir à une vision plus distinct. Pour son éclectisme et pour sa volonté de ne rien rejeter mais de tout intégrer, la démarche de Leibniz nous semble plus à même d'embrasser l'ensemble du monde et de Dieu, des possibles et des existants, du particulier et de l`universel, et par conséquent de participer davantage à notre entreprise de compréhension de la structure du réel.

C'est également sur la liaison d'une connaissance spirituelle et intrinsèque du monde et d'une connaissance scientifique et extrinsèque, que Leibniz se montre un grand conciliateur. Il se trouve en effet à une époque charnière, la philosophie nouvelle des cartésiens et autres mécanistes veut se substituer complètement à l'ancienne et à l'obscurantisme dont sont taxés les formes antérieures de compréhension du monde sensible. De la même manière que Descartes se refusait à la théologie car ce n'est pas l'affaire du scientifique, Newton élude certaines questions d'ordre métaphysique, ce qui ne l'empêche pas de construire un système efficace (plus efficace même que celui de Leibniz) pour établir les lois et prédire les évènements du monde des phénomènes. Une rupture s'opère entre science et métaphysique, ce qui fait craindre à certains que cette nouvelle mécanique nuise à la piété. En lame de fond on assiste au le glissement des sciences naturelles vers une science des phénomènes et non des existences fondamentales. Et c'est tout cela que Leibniz veut sauver, il veut réconcilier la science avec la piété et la métaphysique tout en admettant l'efficacité d'une mécanique pure. Celle-ci permet de saisir les lois de l'action des corps mais il faut la dépasser pour rendre raison de ces lois elle-même aussi bien que de cette mécanique. Encore une fois ce n'est pas une opposition qui doit avoir lieu mais une synthèse. Ainsi Leibniz tentera de comprendre et d'interpréter métaphysiquement ses propres découvertes physiques comme mathématiques mais aussi s'attachera-t-il à vérifier, à l'aune de l'expérience, ses conclusions métaphysiques et ses raisonnements a priori. C'est cette intimité, entre sciences empiriques et métaphysique, que tente de maintenir Leibniz et dont nous nous sommes considérablement écartés. En effet, si les dix-septième et dix-huitième siècles furent des siècles de génies, d'hommes versés dans de nombreux et variés domaines philosophiques et scientifiques, les vingtième et vingt-et-unième siècles sont des siècles de spécialistes, à l'image d'une répartition économique des tâches. De nos jours les philosophes/scientifiques ou les scientifiques/philosophes font figure d'exception. Et ce divorce entre ces deux manières complémentaires de comprendre le monde est à notre avis un frein pour l'appréhension du réel.

La physique quantique est la seule branche de la physique qui peut présenter des aspects assez révolutionnaires et bouleversants pour nourrir un réel et nouveau débat d'ordre philosophique car il s'agit d'un des seuls domaines de la science moderne qui pose de réelles questions ontologiques. Percer les secrets de la matière est souvent le but qu'on lui assigne, quant ce n'est pas tout simplement dévoiler l'essence des choses. Pourtant certains, dans une optique positiviste, réduisent son rayon d'action aux seules modalités opératoires pour tendre à limiter son rôle à la prévision des évènements microscopiques. Nous devrons donc analyser ces différents points de vue pour tenter de dégager dans quelle mesure la physique quantique peut être considérée comme une description de la réalité. Aussi il nous faudra analyser son objet afin de déterminer s'il s'agit de la simple matière, de l'ensemble de la réalité ou peut-être seulement des modalités de nos processus cognitifs. La théorie de la Relativité peut également susciter de très intéressantes réflexions ontologiques et épistémologiques mais elle n'a en commun avec la théorie quantique ni son objet ni ses schèmes conceptuels et ne nécessite donc pas d'être traitée en même temps. Ces deux aspects fort bouleversants de la physique moderne sont par ailleurs complètement indépendants l'un de l'autre, c'est-à-dire qu'il est aussi bien possible de les traiter complètement séparément que associés sans que cela ne pose le moindre problème théorique ou expérimental. De plus, les problématiques que soulève la Relativité sont bien davantage maîtrisées et bénéficient d'un assez solide consensus quand à leur interprétation. Celle-ci sera tout de même évoquée à quelques endroits de notre étude, car elle participera au débat, sans que son analyse complète ne soit nécessaire.

Pour le moment il nous est aisé de dégager, par un rapide survol de la théorie quantique, que son efficacité prévisionnelle, associée aux polémiques ontologiques et épistémologiques dont elle est l'objet, nous permet de supposer que son étude devrait grandement participer à notre dessein. La rupture que l'on évoque souvent entre la théorie quantique et la physique classique, de même que les nombreux concepts philosophiques inédits auxquels elle est liée, peuvent nous laisser à penser que la microphysique est en mesure de réconcilier la science avec la quête de la nature des existences fondamentales, et de restaurer la jonction entre science et métaphysique que tentait de sauvegarder Leibniz. Du moins il s'agit du dessein avouer de plusieurs des plus grands génies de la physique moderne ayant participé à l'élaboration de la théorie quantique. A l'opposé on trouve de nombreux physiciens qui on pu voir dans cette nouvelle physique la preuve de l'inéluctable échec de toute entreprise théorique visant à décrire le réel ontologiquement. Ce dernier point de vue nous sera tout de même d'une grande utilité car soit nous nous approprierons certains de ces arguments pour limiter notre perspective d'une compréhension exacte du réel soit nous devrons clairement expliquer comment ces arguments ne suffisent pas à restreindre le champs de notre étude.

Enfin, comme ultime raison qui nous amène à nous intéresser à la physique quantique, on peut rappeler comment Leibniz appuie en partie la validité de son système sur l'adéquation qu'il présente avec les données fournies par les sciences naturelles et, puisque la physique a considérablement mutée depuis le dix-huitième siècle, il nous semble nécessaire de soumettre son système au crible de ces nouvelles données. Mais avant tout il nous faut entreprendre d'un côté un exposé du système de Leibniz et de l'autre celui de la problématique quantique pour avoir en main tous les éléments permettant une telle confrontation. Ni l'un ni l'autre, ni même leur synthèse, en tant que simples points de vue, ne peuvent constituer, selon les principes que nous nous sommes fixés, une description globale et définitive de la réalité, mais cette synthèse que nous rechercherons dans un troisième temps devrait constituer, par là même, un meilleur point de vue et par conséquent nous rapprocher de notre objectif.

1. Exposé du système leibnizien

1.1. Introduction

Avant d'entreprendre ici un tel exposé, nous devons mettre en garde le lecteur de ne pas se méprendre en pensant que cet exposé est une fin en soi. L'objectif que nous nous sommes fixé n'est ni l'exhaustivité, que nous jugeons inaccessible à nos capacités et à la taille retenue pour notre étude, ni la fidélité chronologique, car ce n'est pas un travail historique que nous envisageons. Si un tel exposé est ici proposé, c'est qu'il est un moyen à une fin que nous nous sommes proposée. Il nous permettra de mettre en question par la suite certains aspects de la pensée leibnizienne, d'envisager sa saisie indépendamment de son contexte pour enfin avoir à notre disposition les outils nécessaires à une meilleure compréhension du réel.

Ce n'est donc pas fortuit si certaines parties de la pensée de Leibniz pourront paraître plus développées à proportion de leur place dans l'oeuvre même de l'auteur. Bien que ce soit un mérite du système leibnizien que tous ses thèmes s'entre-répondent comme les monades entre elles dans l'harmonie préétablie, le développement qu'en a fait Leibniz n'est pas exempt de considérations pratiques (ce qui ne les empêche pas d'être louables). Ainsi la place qu'il accordera au problème de la connaissance, et notamment des idées innées, dans les Nouveaux Essais tient au souci de s'opposer à Locke pour le réconcilier avec Descartes, le premier fondant son empirisme sur la critique de la théorie erronée des connaissances innées du second. La Théodicée témoignera pour sa part de la volonté de Leibniz de participer à la réunification religieuse, sur fond de schisme et de monter de l'athéisme, et à la conciliation de la providence et de la liberté ainsi que de la raison et de la foi, terrains sur lesquels Bayle déclarait alors forfait. Donc, précisément parce que notre entreprise n'est pas historique, nous ne respecteront pas exactement les proportions en vigueur entre les différentes parties de l'oeuvre de Leibniz. Par contre il sera de notre devoir de n'en omettre aucune et de maintenir leur interdépendance naturelle car c'est un des piliers d'un tel système que tout y soit lié harmonieusement. Bien que de tailles plus réduites, les Discours de métaphysique, Système nouveau de la nature et de la communication des substances et Monadologie constitueront, dans cette optique, des sources beaucoup plus précieuses en tant qu'exposés globaux que Leibniz fit de son système.

Nous ne respecterons pas non plus exactement la chronologie du développement de l'oeuvre de Leibniz car, si ce dernier se fixa assez tôt sur l'essentiel de sa doctrine, son exposition fut soumis aussi bien à des contraintes historiques que, là encore, à des impératifs pratiques. Mais le système proprement dit n'est pas lui-même exempte de chronologie, et c'est celle-ci que nous allons tenter de suivre. Si cette chronologie n'est pas sans analogie avec celle de l'exposition historique de l'oeuvre, elle rend plus compte de la méthode que de la vie de Leibniz. A la manière d'une monade, un système tend à une plus grande perfection en tentant de rendre mieux compte des choses et, conformément au principe de continuité, ce n'est pas par sauts que Leibniz construit un système de plus en plus pertinent mais par une progression réglée. Chaque étape de la progression est comme un point de vue différent du même univers, et toutes ces étapes, correctement organisées et mises en harmonie doivent concourir à un point de vue plus distinct, à une perception plus parfaite de l'univers. Cependant Leibniz ne part pas pour cela d'un seul point de vue, il dispose de deux points de départ principaux qui devront eux aussi se fondre dans une meilleure vision. Ainsi, c'est par deux cheminements complémentaires que le philosophe doit accéder à l'essence des choses, les données a posteriori devant s'accorder avec les déductions a priori. Le premier cheminement peut-être dit extrinsèque et correspond à la vision physique que Leibniz a lorsqu'il regarde le monde d'un oeil extérieur et qu'il endosse ses attributs de scientifique empirique. Le second est une vision intrinsèque, plus profonde, où Leibniz part de l'âme, des notions essentielles et des vérités éternelles pour en déduire, en métaphysicien rigoureux, tout ce qu'il en est possible. Ces deux cheminements constitueront donc les deux premières parties de notre exposition, car il nous faut, pour rendre justice au système, montrer les différentes manières de le prouver. Mais leur ordre d'exposition ne devra pas laisser penser à un quelconque ordre chronologique correspondant à l'histoire de la pensée leibnizienne, il s'agit d'un ordre formel qui n'est en vigueur que pour la clarté de notre exposé car Leibniz empruntera de manière combinée et alternée ces deux voies dans sa progression. Comme nous venons de le dire, ces deux optiques, pour que le système conserve sa cohérence, doivent cependant se dissoudre dans une exposition finale du système qui doit, seule, exprimer l'univers avec un maximum de perfection, bien que, de la même manière qu'on rend compte d'une perception par la perception antérieure, les deux cheminements soient nécessaires pour rendre raison du système dans son entier. Cette vision plus globale sera l'objet de notre troisième et dernière partie et se révélera la plus nécessaire et la plus fructueuse pour la suite de notre étude.

1.2. Cheminement extrinsèque

C'est parce que l'esprit a coutume de comprendre le réel en commençant par une saisie de l'extérieur pour ensuite tenter une approche plus profonde que nous commençons notre exposition par le cheminement extrinsèque de Leibniz. Mais, nous l'avons déjà dit, il ne s'agit pas de l'ordre chronologiquement suivi par l'auteur ; c'est pourquoi ce cheminement, s'il a une logique interne qui tient a induire des vérités de fait à partir de raisonnement a posteriori, ne sera pas exempt de recours à la métaphysique et aux vérités nécessaires. Car il est essentiel, pour Leibniz du moins, afin d'accéder à une connaissance rigoureuse et empirique, de poser des principes qui devront quand à eux avoir une source a priori. De plus le cheminement qui nous occupe ici se définit bien davantage par son point de départ, une vision extérieure du monde où le sujet est abstrait dans une considération qui tend à l'objectivité, que par une méthode spécifique.

Ce cheminement extrinsèque commencera par l'exposition de la critique leibnizienne des physiques concurrentes qui sont en vogue au dix-septième siècle, exposition qui demandera un rapide rappel de ces mêmes théories physiques. S'ensuivra l'étude de la physique proprement leibnizienne qui décrira aussi bien les points sur les quelles Leibniz est mécaniste, les points de mécanique où il apporte quelques corrections et enfin les points où il s'inscrit davantage en faux contre le mécanisme. Enfin nous analyserons le cas particulier du statut de l'âme en physique, problème qui sera mis en relation avec celui de la vie en général ; sur ces questions nous pourrons alors voir l'originalité de Leibniz aussi bien que la supériorité de ses solutions.

1.2.1. Critique de la mécanique cartésienne et de l'atomisme

Révolution mécaniste

Après avoir été partisan de la scolastique dés sa jeunesse après une précoce lecture des Anciens, Leibniz adhère rapidement au courant mécaniste qui a tant de succès au dix-septième siècle et dont Descartes deviendra rapidement la figure emblématique. Il s'en explique ainsi dans le Système nouveau de la nature : « j'avais pénétré bien avant dans le pays des scolastiques, lorsque les Mathématiques et les Auteurs modernes m'en firent sortir encore bien jeune ».

C'est une nouvelle manière d'étudier la nature, une nouvelle physique qui se forme avec notamment Galilée, un des premiers partisans d'un modèle mathématique concernant la prédiction des phénomènes, et Bacon, qui prônera une méthode essentiellement expérimentale et inductive doublée d'un certain mécanisme. Et ce sont bien les scolastiques et Aristote qui souffrent le plus de critiques au cours de cette révolution, révolution qui conduira à terme à bannir les formes et les facultés qu'utilisaient les scolastiques pour expliquer les phénomènes. Qualités occultes, notions inintelligibles s'il en est, qui expliquent tout acte par sa puissance correspondante, et Descartes fera voir leur stérilité pour toute science véritable.

Le système de Descartes fait tous les corps durs et ne suppose qu'une matière, la masse étendue ; de même le vide y est impossible et donc l'étendue est partout. On assiste alors à une généralisation de la méthode mathématique qui suppose une raison quantitative derrière tout phénomène qualitatif. Pour Descartes tout phénomène est en réalité un mouvement d'une partie d'étendue, toute modification apparemment qualitative d'un corps correspond en réalité à un mouvement de parties invisibles à l'oeil nu. Le corps, alors, peut être dénué de toute faculté et réduit à une portion d'étendue délimitée par une figure. Il est établi alors, comme principe de l'action des corps, pour refuser ainsi toute forme de création aux objets du monde créé, la loi de la conservation du mouvement dans le monde. Les sept lois des chocs, que Descartes forme pour préciser cette loi, n'ont rien d'empirique et consistent dans des déductions a priori à partir de ces principes. Et Descartes proposera des explications, pour tous les phénomènes observables, par ces principes, c'est-à-dire par des mouvements de corpuscules plus petits et par leur figure particulière. D'où le terme de mécanique, toute la création divine est pensée par Descartes à l'image des mécanismes simples qu'est capable de concevoir la main humaine, bien que la différence soit radicale entre ces deux types de mécanismes car l'essentiel des artifices divins est hors de l'échelle humaine et donc hors de notre compréhension. Cette vision mécaniste de la nature conduit Descartes à éjecter complètement les causes finales de la physique en posant l'indifférence totale de la matière à l'égard de toutes ses formes potentielles. Cela correspond à la vision cartésienne d'un Dieu arbitraire, dont la volonté ne se soumet à aucune règle et établi les lois de la nature, comme le bien, selon une liberté d'indifférence.

Si la doctrine cartésienne rencontre un courroux institutionnel en France et se voit même parfois taxée de propice à l'impiété, Descartes connaîtra une forte popularité après sa mort dans le monde scientifique et philosophique européen. Cependant, alors que Descartes proposait des principes qui devaient permettre une science des expériences saine et mathématique, les cartésiens, pour l'essentiel, se contentent de travailler sa réflexion sur les principes, à l'image du maître mais à l'opposé, presque, de la postérité qu'il escomptait. Il faut dire que, étant donnés la masse de critiques que son système doit subir, de la part des péripatéticiens comme des théologiens divers, Descartes a alors besoin de ses nombreux disciples pour défendre ses principes.

La conclusion essentielle que les cartésiens, et surtout Malebranche, tirent de l'oeuvre de leur maître, conclusion que l'on pouvait déjà voir comme implicite dans les principes de Descartes, c'est le célèbre principe des causes occasionnelles. Ce dernier veut que la seule véritable cause efficiente dans le monde soit Dieu car, comme l'étendue, dans laquelle le cartésianisme met l'essence du corps, ne comprend pas la force motrice, c'est Dieu qui doit perpétuellement assurer cette transmission du mouvement. Certes Descartes attribuait déjà à la puissance de Dieu la subsistance du monde et l'immuabilité de ses lois, mais les cartésiens prennent alors pleinement conscience que l'association du mouvement à l'étendue n'a rien d'intelligible. Admettre une transmission inintelligible du mouvement d'un corps à un autre signifierait revenir aux qualités occultes que le cartésianisme est censé avoir bannies. Lorsqu'un corps est dit agir sur un autre, c'est effectivement Dieu qui est la cause réel de ce mouvement alors le corps agissant est seulement dit cause occasionnelle du mouvement. Non seulement cette théorie des causes occasionnelles sera également utilisée pour expliquer les changements dans l'âme mais elle s'avèrera encore plus nécessaire pour expliquer l'union de l'âme et du corps, thème sur lequel Descartes s'était exposé à de grandes difficultés. Ainsi est-ce Dieu qui produit les mouvements du corps aux occasions des volontés de l'âme et les affections de celle-ci aux occasions des mouvements du corps. La principale conséquence d'une telle doctrine, et conséquence indirecte donc du système cartésien, c'est un déterminisme total dans la nature, basé sur la toute puissance de Dieu et qui nie la liberté que Descartes avait vainement tenter de sauvegarder dans son système.

Limites du mécanisme

Leibniz adhère donc dans une certaine mesure à la réforme mécaniste, accordant que les phénomènes particuliers peuvent être efficacement expliqués et prévus par les considérations de l'étendue, du plein, de la figure et des seules causes efficientes. De même s'accordera-t-il au rejet cartésien des qualités occultes scolastiques qui n'expliquent rien. Mais, à terme, rares seront les éléments du mécanisme qui ne subiront la critique leibnizienne. Malgré le fait que son attention puisse être passée des scolastiques aux modernes, tant les seconds ont bien su montrer les erreurs des premiers, Leibniz reste aristotélicien de coeur et c'est pourquoi il ne supporte guère les procès injustes que fait la nouvelle philosophie au péripatétisme. Sur certains points, sur les lois du mouvement par exemple, la critique leibnizienne prend la forme de corrections restant dans une optique mécaniste mais même dans ces cas là, Leibniz saura en tirer des conclusions métaphysiques sur les limites du mécanisme. En d'autres occasions Leibniz défend Aristote en le distinguant nettement des erreurs qu'en ont tirées les scolastiques, erreurs sur lesquelles s'inscrivent en faux les auteurs modernes. Ainsi Leibniz peut-il opérer certains rapprochements entre anciens et modernes qui relativisent nettement l'ampleur de la réforme mécaniste, par exemple Leibniz rappellera l'importance de la méthode mathématique chez Aristote et la conception géométrique qu'il donne à la forme.

Mais c'est dans une grande part en mécaniste que Leibniz formule ses critiques les plus décisives. Ainsi Leibniz, par la seule mise en relation des lois du mouvement de Galilée et de Descartes, montre comment la loi de conservation du mouvement que le second énonce est erronée. Alors que Descartes pensait que devait se conserver le produit de la masse par la vitesse (mv), c'est-à-dire la quantité de mouvement, Leibniz pense prouver que c'est le produit de la masse par le carré de la vitesse (mv²), ou quantité de force, qui se conserve. Si la loi de Leibniz est fausse, la distinction qu'il opère entre mouvement et force est fondée et cela ne remet donc pas en cause les conséquences métaphysiques qu'il tirera, non pas de cette loi, mais de cette distinction. Et cette force, distincte du seul mouvement géométrique, ne peut, selon Leibniz, consister dans la seule étendue et il en profite donc pour évoquer la nécessité d'un principe substantiel pour expliquer la matière et son changement.

Autre notion mécanique qui sera d'une importante portée philosophique, la loi de conservation de la direction ; dans le système cartésien, avec la loi de conservation du mouvement et les sept lois des chocs, la direction est indifférente et Descartes s'en servira alors pour expliquer l'action des âmes dans le monde des corps car il est impossible qu'elle crée du mouvement. Leibniz montre donc qu'elles ne peuvent pas non plus changer la direction du mouvement car celle-ci obéit également à une loi de conservation inviolable. Non seulement la mécanique cartésienne est erronée et incomplète, mais ces erreurs ont des conséquences métaphysiques qui justifient les réflexions leibniziennes sur les substances et sur leur communication.

De même, Leibniz retournera un argument, commun chez les cartésiens pour prouver que l'essence du corps est dans la seule étendue, celui de l'inertie naturelle des corps. En effet, dans la mécanique cartésienne, le corps est indifférent au repos ou au mouvement, un corps peut-être dit en mouvement en comparaison d'un autre au repos ou vice-versa mais ni le repos ni le mouvement n'est considéré comme absolu. A première vue donc l'inertie confirme la thèse cartésienne car elle signifie que sans perturbation extrinsèque un corps au repos reste au repos et un corps en mouvement reste en mouvement. Mais Leibniz fait remarquer, dans une lettre publiée en 1691, que le principe d'inertie joue contre les cartésiens quand à la question du passage du repos au mouvement ou du mouvement au repos. En effet, l'expérience nous montre qu'un corps est plus difficile à mettre en mouvement à mesure de sa grandeur, qu'un corps qui en rencontre un autre plus petit, contrairement aux lois des chocs de Descartes, ne l'emportera avec lui qu'en perdant de sa vitesse. Si le corps ne consistait qu'en sa figure géométrique et que le changement n'était qu'une translation géométrique, l'étendue, aussi grande soit-elle, obéirait à ce changement dans une complète indifférence. Mais l'inertie nous montre bien que le corps résiste au mouvement, à mesure de sa grandeur. Leibniz fait alors remarquer que l'étendue géométrique ne possède rien qui puisse correspondre à une résistance naturelle, cela lui permet d'exprimer encore, par une nouvelle voie, la nécessité d'introduire quelque chose de substantiel dans l'étendue.

Aussi, en reprenant la rigueur logique dont faisaient preuve les Anciens et qu'il cultive lui-même, Leibniz fait usage d'un certain art démonstratif pour montrer l'incomplétude de la théorie mécaniste. L'étendue en effet, ne peut constituer l'essence première du corps car étendue signifie répétition de quelque chose et, pour que l'on puisse construire un raisonnement cohérent, ce quelque chose doit être autre chose que l'étendue elle-même. « La multitude ne pouvant avoir sa réalité que des unités véritables qui viennent d'ailleurs et sont autre chose que les points mathématiques qui ne sont que des extrémités de l'étendue et des modifications dont il est constant, que le continuum ne saurait être composé » (Système nouveau de la nature).

Pour ce qui est de la seule mécanique appliquée aux phénomènes particuliers, Leibniz montrera une autre réticence sur une question méthodologique cette fois. Ainsi il soutiendra que l'usage des causes finales n'est non seulement pas à bannir de la physique mais qu'elle y a une certaine utilité. Il critiquera notamment Descartes, qui a donné une formulation des lois de la réfraction en optique selon les causes efficiente bien que, selon Leibniz, non seulement il ne les a pas découverte lui-même -c'est Snellius qui a découvert ces lois par la considération des finales- mais ne les aurait sûrement jamais découvertes par l'usage des seules causes efficientes. Car « l'effet doit être expliqué par la connaissance de la cause, laquelle étant intelligente, on doit joindre la considération des fins qu'elle a eue aux instruments dont elle s'est servie » (De la philosophie cartésienne). Leibniz se fait là platonicien et il traduit à l'occasion du Discours de métaphysique un passage du Phédon de Platon où Socrate critique ceux qui, après avoir admis un « être intelligent (...) cause de toutes choses », ne se servent que de la considération de la matière brut pour expliquer les phénomènes.

Toutes ces critiques ne sont pas pour autant gratuites, elles sont toute entièrement destinées à montrer comment les principes de la mécanique supposent quelque chose de métaphysique et, bien plus, que la métaphysique et des éléments substantiels sont même nécessaires pour rendre raison de ces principes. Aussi, par la simple loi mécanique de conservation de la direction, Leibniz rouvre le problème métaphysique de la liberté et du déterminisme, problème que Descartes avait bien maladroitement clos.

Critique de l'idée de vide et de celle des atomes de matière

A côté de ce courant mécaniste géométrique qui finira par s'incarner, pour Leibniz du moins, en Descartes, on trouve la vogue atomiste qui, si elle est aussi emprunte d'un certain mécanisme, offre une vision radicalement différente de la nature du monde matériel. Leibniz montrera quelque sympathie pour l'atomisme « car c'est ce qui remplit le mieux l'imagination » (Système nouveau de la nature) mais il l'abandonnera rapidement.

Le dix-septième siècle verra plusieurs atomismes, de différentes sources antiques, se développer pour proposer des théories physiques dépassant là encore les modèles scolastiques aristotéliciens ; en effet, nombre d'atomistes s'inscriront en faux contre Aristote. C'est Gassendi qui construira l'atomisme qui connaîtra la meilleure prospérité, il parvient à offrir une certaine concurrence à Descartes, étant quasiment le seul à proposer un atomisme qui ait une explication mécaniste du mouvement des atomes. Certes, cette théorie est en tout point opposée à la mécanique cartésienne, elle suppose une vitesse -non nulle, constante et individuelle à chaque atome- imprimée par Dieu à la création, ce qui change lors de la rencontre de deux atomes étant leur direction. Cependant, Gassendi et Descartes, défendant des visions de l'âme pourtant différentes, le premier étant sensualiste et le second innéiste, construiront une spiritualité développant la même faiblesse, une spiritualité superposée, après coup presque, à une théorie de la matière.

La critique leibnizienne porte sur deux points essentiels de l'atomisme : l'atome lui-même et le vide dans lequel les atomes sont censés évoluer. L'atome de matière indivisible est inconcevable selon Leibniz car, étant tout de même corpusculaire, il doit bien être étendu et par conséquent divisible en parties, ne serait-ce que géométriquement. « Les Atomes de matière sont contraires à la raison : outre qu'ils sont encore composés de parties, puisque l'attachement invincible d'une partie à l'autre (...) ne détruirait point leur diversité » (Système nouveau de la nature). Il utilise ici le même argument logique que précédemment sur la nature de l'étendue : ce n'est que répétition de quelque chose et donc l'atome corpusculaire doit lui aussi être composé d'entités plus petites ; il ne peut alors pas prétendre au statut de substance ou d'élément dernier des choses.

De même le vide n'est admissible que dans une physique des corps durs alors que Leibniz croit davantage dans les corps fluides. En effet il imagine que les corps durs que l'on peut observer évoluent dans un fluide plus subtil, mais que ce fluide est composé d'autres corps durs évoluant eux aussi dans un fluide encore plus subtil et ainsi de suite à l'infini ; on peut donc observer des corps durs mais la fluidité est originale. On est confronté à un problème qui n'est pas sans analogie avec celui de la quadrature en géométrie et de la méthode d'exhaustion d'Archimède où, pour supprimer le vide entre deux figures, il faut répéter infiniment la même opération de quadrature. C'est donc par la division actuelle à l'infini de l'étendue que le vide peut être dit impossible, et ce n'est pas un hasard, bien qu'il n'en ait fait guère usage dans sa physique, si Leibniz invente le calcul infinitésimal qui doit permettre le calcul intégral équivalent à la quadrature d'un courbe.

Contre le vide, Leibniz emprunte également une objection à Descartes tirée de la perfection divine et qu'il lie à son principe de raison suffisante. Il faut nécessairement une raison pour qu'il ne soit rien plutôt que quelque chose et cela rentre en conflit avec l'aspect infini et illimité de Dieu car il n'y a aucune borne à sa puissance et à sa générosité qui l'empêche de mettre de l'être partout. « De plus il rompt le commerce des corps, ainsi que ce conflit mutuel de tous avec tous » (Echantillon de découvertes sur les secrets admirables de la nature). Par cette dernière critique du vide, Leibniz fait remarquer qu'accessoirement ce dernier empêcherai que « toute portion de la matière [soit] agitée des mouvements de l'univers entier », notion impliquée par la conservation de la force. S'il n'y a rien entre deux corpuscules, il n'y a pas non plus de relation quelconque.

Ainsi, dans sa quête d'unités véritables et des principes premiers des choses, Leibniz en viendra à nier aussi bien à la seule étendue qu'à des atomes corpusculaires le statut de substance. C'est que tout réduire à la géométrie fait reposer les corps sur des points mathématiques exacts mais inexistants, tandis que les atomes corpusculaires, s'ils ont plus de réalités, sont inexacts précisément parce qu'ils sont encore étendus.

1.2.2. Physique et dynamique leibnizienne

Relativité du temps et de l'espace, du mouvement et de l'étendue

C'est par la combinaison du principe des indiscernables et de celui de raison suffisante que Leibniz conclut à l'irréalité fondamentale du temps et de l'espace. En effet, une portion d'espace ou de temps, indépendamment des phénomènes dont elle est le cadre, ne peut en aucun cas se distinguer d'une autre qualitativement. Il est alors impossible d'expliquer pourquoi Dieu a placé une substance en tel lieu et non en tel autre, ou pourquoi il a mis le monde dans un sens ou dans un autre. Pour éviter de tomber dans de telles difficultés, il faut refuser à l'espace et au temps toute substantialité pour n'en faire qu'un certain ordre des substances qui tient à leur organisation et à leur communauté. L'espace devient l'ordre des coexistences possibles et le temps l'ordre des possibilités inconstantes.

En posant l'inexistence, en soi, de l'espace, Leibniz redouble par la même occasion son argument de l'impossibilité du vide. S'il n'y a que des substances et leur ordre, le vide ne peut y avoir de place. Cette non substantialité de l'espace préfigure également cette réalité immatérielle, infinitésimale, plus fondamentale, qui n'obéit pas aux lois de la mécanique et qui ne peut se soumettre à une description géométrique. L'espace n'est qu'en tant que plusieurs substances coexistent car une substance seule est inétendue et il faut d'ailleurs une infinité de substances pour faire la moindre portion d'espace. On voit comment Leibniz identifie subtilement espace et étendue pour en déduire l'impossibilité du vide et la non substantialité de l'étendue. En effet si l'essence du corps résidait dans la seule étendue et que celle-ci ne possédait que des propriétés géométriques, comme la géométrie ne nous donne aucune règle pour distinguer le plein du vide, dans l'espace conçu comme une substance une portion de celui-ci pourrait être indifféremment une portion de plein et une portion de vide. Car sans la considération du mouvement, un corps au repos est identifiable à un espace vide car il possède exactement les mêmes propriétés géométriques. Le plein au repos doit alors être présupposé et un espace sans corps devient donc parfaitement inconcevable. Pour sa part Leibniz identifie espace et étendue mais ne fait ni de l'un ni de l'autre une substance mais suppose des substances comme composantes de cette étendue ; et ces substances, parce qu'elles sont quelque chose de plus que ce que nous donne la géométrie, permettent une efficace distinction entre le vide et le plein. La preuve qu'avance Leibniz pour affirmer la relativité de l'espace devient exactement la même que celle qu'il avance concernant l'étendue, il est impossible de faire reposer l'un sur l'autre et la conception leibnizienne de la substance trouve ici une de ses plus fortes justifications. On ne peut fonder rien de réel sur des choses étendues et divisibles, seuls des points de substance peuvent constituer les éléments derniers des choses et du plein.

Le non-substantialité du temps entre pour sa part dans un intime commerce avec le problème du mouvement. Leibniz ressuscite ici implicitement le vieux paradoxe de Zénon : s'il n'y a que des corps étendus, leur situation spatiale et leur changement dans le temps, puisque seul l'instant peut-être dit réel, le mouvement n'existe pas. « Le mouvement est une chose successive, laquelle par conséquent n'existe jamais, non plus que le temps, parce que toutes ses parties n'existent jamais ensemble » (Lettre à Pellisson). La conception cartésienne du mouvement local a en effet prêté bien maladroitement son flanc à une critique de ce genre car puisque Descartes fait reposer toute forme d'action dans le monde matériel sur sa loi de conservation du mouvement tout son système mécanique est mis en danger par ce paradoxe sur l'inexistence du mouvement. La faille du mouvement cartésien est simple : si le monde des corps ne connaît que étendue et figure et que le mouvement n'est un changement de lieu, ce changement ne peut plus reposer que sur la multiplication des instants ; à chaque instant pris indépendamment il n'y a donc pas vraiment de mouvement. Mais Descartes conçoit une vision arithmétique du mouvement, qui se conserve un pour un. Leibniz, par la distinction du mouvement d'avec la force et par la seule conservation de celle-ci, construit une conception dynamique du changement et de l'action mécanique. Il met dans le corps des conatus, une tendance au mouvement pour chaque point (minimum d'espace et minimum de temps), qui est présente à chaque instant et qui est quelque chose de l'instant ; le conatus est au mouvement ce que le point est à la courbe. En rajoutant dans le corps cet élément aux seules données de l'espace et de la figure, Leibniz sauvegarde le mouvement tout en rendant compte de manière intelligible de la conservation non pas du mouvement mais de la force. Mais ce conatus ne peut pas être rigoureusement attribué à un corpuscule car, en tant qu'étendu, ce dernier est relatif, cette notion implique elle aussi, mais par une voie encore nouvelle, quelque chose de plus fondamental et de non étendu pour rendre raison de l'étendue.

Leibniz, en établissant ainsi la non substantialité de l'espace et du temps, porte un coup décisif à la vision cartésienne du mécanisme et de la substance. Si cette vision garde une certaine efficacité en termes pratiques, elle n'est pas soutenable comme ontologie car elle ne supporte pas une analyse rigoureuse. Et cette réflexion leibnizienne sur le cadre spatio-temporel est également d'une importance capitale pour l'ensemble du système car ce qui se joue ici c'est l'impossibilité de faire reposer la substance sur des principes matériels, que ce soit l'étendue substance de Descartes ou des atomes de matière. On entrevoit, dans la notion leibnizienne d'espace, une conception tout immatérielle de l'essence des choses, une conception antérieure à la géométrie, ce qui exclut la compréhension de cette essence des choses à la seule mécanique. Quand à la notion de temps et de conatus que Leibniz tire de cette réflexion, on peut y voir la substance comme dotée d'un conatus et qui donc n'est plus seulement média pour le mouvement mais aussi, dans l'instant, tendance au mouvement ou source du mouvement.

Principes de l'action des corps

Comme nous l'avons déjà vu, Leibniz effectue une correction de taille, que même Malebranche acceptera, sur une question purement mécanique, à savoir la non conservation du mouvement mais plutôt celle de la force. Cette simple correction a de plus une portée philosophique que Leibniz ne manque pas de constater et d'exploiter. Il s'en sert notamment à la proposition XVIII du Discours de métaphysique pour prouver que les fondements de la mécanique ne peuvent se trouver dans la seule géométrie. Il l'évoque succinctement dans le Système nouveau de la nature sur le sujet des formes substantielles et dans un éclaircissement pour prouver la supériorité de son Harmonie préétablie sur la vision cartésienne de l'union de l'âme et du corps. Enfin, dans la Monadologie à la proposition quatre vingt, il affirme même que cette loi de conservation de la force doit amener directement à la l'hypothèse de l'Harmonie préétablie. C'est que le mouvement au sens cartésien est une simple notion géométrique basée sur le temps, elle peut donc se contenter d'une explication mathématique et cinématique malgré la question de son inexistence soulevée précédemment. Mais la force est plus que le changement de lieu d'une portion d'étendue, elle demande plus que les notions d'espace et de temps. Ainsi la dynamique de Leibniz, dans son optique pratique, rajoutera aux corps des propriétés supplémentaires à celles de l'étendue et de la figure.

Le conatus, que nous avons déjà évoqué et que Leibniz emprunte à Hobbes, est le minimum de mouvement qui s'applique à un point, identique à la dérivée d'une courbe. Cette notion est complètement dans l'esprit du calcul infinitésimal naissant car elle conçoit le point, dans l'espace comme une étendue plus petite que toute étendue donnée, et dans le temps comme une durée plus petite que toute durée donnée. Puisque l'étendue est relative et divisible, le mouvement qu'on donne à un corps doit être divisible de la même manière que ce dernier ; et puisque que pour Leibniz, l'étendue est bien plus divisée actuellement à l'infini, le mouvement doit l'être également et donc « le mouvement présent d'un corps naît de la composition des conatus précédents » (Lettre à Arnauld). En effet le corps est phénoménal, issu de notre perception singulière et somme de points de perception davantage réels, donc son mouvement est lui aussi phénoménal et moins réel que les conatus individuels de chaque point dont le mouvement d'un corps est la somme. Ce point de mouvement qu'est le conatus sera beaucoup plus approprié et plus stable pour recevoir la force car celle-ci ne s'attribue pas indifféremment comme les cartésiens attribuent le mouvement et le repos de manière relative au corps de référence.

La conception arithmétique du mouvement cartésienne considère donc l'étendue comme indifférente au mouvement et au repos car ces deux notions dépendent du corps de référence. Un corps au repos, aussi grand soit-il, devrait, selon ces principes, se laisser pleinement emporter par n'importe quel corps le percutant car rien alors ne l'enclin à rester au repos. Pourtant, avec sûrement le dessein de concilier la loi de conservation de la quantité de mouvement avec les expériences, Descartes, parmi les lois du choc qu'il dérive de cette conservation du mouvement, en énonce une qui veut qu'un corps plus petit entrant en contact avec un plus grand au repos rebondit d'une manière déterminée. Mais Leibniz montre que ce principe ne souffre aucune continuité avec les autres principes du mouvement cartésien de sorte qu'entre le choc de deux corps de même grandeur et celui de deux corps de grandeurs variant d'une quantité plus petite que toute quantité donnée (une quantité infinitésimale) il y a une différence qui rompt le principe de continuité. Par l'inertie naturelle des corps, que l'on constate empiriquement, il a pourtant toujours résistance et que même un corps plus petit percuté par un corps plus grand fera perdre au second une partie de sa vitesse. Le corps n'est plus indifférent au repos et au mouvement : on pourrait plutôt dire qu'il tend au repos. Mais cela n'est pas tout à fait fidèle à Leibniz car, par sa conception infinitésimale des choses liée au principe de continuité, il voit le repos comme un mouvement imperceptible, plus petit que tout mouvement que nous pouvons donner. Ainsi l'inertie est entièrement compatible avec la dynamique leibnizienne, mieux elle l'implique, car elle suppose une élasticité au corps qui n'est pas transmissible, qui lui est propre et qui est principe du mouvement.

La matière n'est pas neutre comme le pensent les cartésiens, même eux lui accorde l'antitypie qui est l'impénétrabilité et l'extension qui est la tendance à l'étendue. Ces deux notions sont le fondement de la résistance que l'on observe dans tout corps. Elle devient élasticité à mesure que le corps devient un peu plus organisé car la résistance qui s'opère entre les différentes parties d'un corps entraîne sa réaction lorsque celui-ci est sollicité. C'est que le corps n'est pas mobile mais il est toujours animé d'un certain mouvement ou du moins a-t-il toujours une tendance au mouvement qui est la stricte somme des conatus des substances qui le composent. Ce qui peut alors donner du repos, ou plutôt l'illusion du repos, c'est que les corps s'entre empêchent ; mais aucun corps, s'il peut perdre son mouvement, ne perd sa force, celle-ci peut seulement devenir potentielle. Et là encore il faut être rigoureux : tout corps a actuellement un certain mouvement aussi imperceptible soit-il car il ne saurait être totalement empêcher (ou il n'existerait alors tout simplement pas), et il n'applique non plus jamais pleinement sa force car il faudrait qu'il soit seul au monde puisque tout corps, aussi petit soit-il, l'empêcherait d'appliquer sa force dans une mesure certes tout aussi petite.

Cette vision de l'action des corps permet de rendre pleinement compte de la résistance et de l'élasticité qu'on leur observe tout en assurant à Leibniz une voie dégagée pour formuler sa théorie des substances et de leur commerce. Outres à formuler des lois sur le fonctionnement de la nature plus précises et plus véridiques, ces considérations sur l'essence du mouvement et de la matière amènent également à la question de la substance car Leibniz a besoin, pour sa dynamique, contrairement à Descartes pour sa mécanique, d'unités véritables qui puissent constituer les éléments derniers des choses.

Réhabilitation des formes substantielles

La forme substantielle, dans les traditions aristotélicienne et scolastique, constitue l'essence d'un corps en cela qu'elle est un passage entre matière première et matière seconde. Alors que la première constitue la matière non formée, c'est-à-dire qui n'est à proprement pas encore parler existante, la seconde s'est vue rajoutée une forme qui la détermine et qui lui permet d'exister par l'individuation. On assiste par la forme au passage de la pure matière à un corps déterminé, à un corps substance, et cette forme donne au corps ses qualités intrinsèques. Le mouvement est lui aussi qualitatif, déterminé par l'essence du corps, par sa forme.

Dans la vision mécaniste de Descartes où il n'y a que l'étendue et la quantité, toute qualité ou forme doit posséder une traduction quantitative et géométrique. De la même manière que les causes finales sont à expulser hors de la physique, les arguments formels ne doivent pas servir tel quels à l'explication des phénomènes, ils doivent se réduire en notions distinctes, qui sont pour Descartes l'étendue et sa figure. Et le mouvement est donc conçu différemment, il n'est plus qu'un changement de lieu, ni naturel ni violent, ou plutôt toujours les deux, qui tient à une communication réglée par de stricts règles mathématiques indépendantes des corps eux-mêmes. La rupture est radicale car alors que pour Aristote le mouvement est déterminé par la forme, Descartes fait découler la forme d'un corps du mouvement de ses parties.

La négation cartésienne des formes substantielles tient au dualisme qu'il instaure. La pensée et la matière sont deux substances complètement distinctes qui doivent, selon Descartes, pour être bien comprises, considérées chacune à part, l'une ne pouvant être expliquée par quelque chose de l'autre. Ainsi y a-t-il les qualités premières, grandeur, figure et mouvement, qui appartiennent en propre à la matière et dont la compréhension permet sa réelle connaissance, et les qualités secondes, ou qualités sensibles, qui ne sont pas dans les choses mais seulement dans notre esprit et qui sont donc quelque chose de notre esprit. Pour un cartésien l'usage des formes et de la finalité dans le monde des corps est un usage illégitime qui correspond à une introduction inappropriée du spirituel dans le matériel.

Leibniz en appelle de bonne heure à la réhabilitation des formes substantielles pour résoudre les problèmes qu'il soulève quand à la nature du mouvement et de sa communication. A la critique de la vision cartésienne de la matière comme résidant dans la seule étendue correspondra une remise en cause du procès que fit Descartes aux formes substantielles au nom de cette vision. Leibniz montre en effet par plusieurs voies que l'étendue ne peut constituer l'essence des choses mais que des unités véritables doivent constituer le continu. De même, la force que Leibniz isole dans les corps comme quelque chose de plus que l'étendue, n'est pas, comme nous l'avons vu, quelque chose qui se transmet de corps en corps à la manière du mouvement de Descartes. Elle exprime bien plus une spontanéité de la part de la matière et cette spontanéité, s'il est possible de l'observer à l'échelle des corps sensibles par la résistance et l'élasticité dont ils témoignent, sa réalité est davantage à chercher dans les conatus individuels qui correspondent à ces unités véritables.

Nous avons donc des unités inétendues et dotées d'une tendance au mouvement, d'une spontanéité. De la même manière que Aristote parlait de la forme substantielle comme de l'âme du corps par analogie avec notre âme et notre corps, Leibniz, quand il cherche la nature d'une telle unité source de ses actions et indivisible, ne peut manquer de reproduire le même schéma et de faire de ces points des âmes ou esprits. Il semble en effet « que leur nature consiste dans la force et que cela s'ensuit quelque chose d'analogique au sentiment et à l'appétit ; et qu'ainsi il fallait les concevoir à l'imitation de la notion que nous avons des âmes » (Système nouveau de la nature). Car puisque la notion cartésienne d'une étendue indifférente au mouvement est erronée mais que bien plus les corps possèdent une tendance propre qui apparaît même dans les lois de la nature que la mécanique peut déceler, les notions d'action et de passion doivent avoir quelque fondement. Et si toutes les substances sont susceptibles d'action c'est qu'elles doivent bien toutes avoir quelque chose d'une âme. Plus radicalement les unités dernières des corps ont une tendance à l'action qui n'est jamais une puissance nue mais jamais non plus un acte parfaitement accompli, d'où l'analogie avec l'appétit, par conséquent les causes efficientes ne peuvent pleinement les expliquer car quelque chose de la finalité et de la rétention doit se trouver dans les substances. En effet le conatus est dans l'instant et le mouvement dans l'instant n'existe pas, c'est donc qu'il représente, pour ainsi dire, un mouvement prévu, conséquence du mouvement passé ; il n'est jamais accompli mais il est toujours déjà commencé. Ces entéléchies premières sont donc des forces primitives qui consistent en une activité originale distincte aussi bien de l'acte que de la puissance.

Leibniz diffère d'Aristote en libérant les formes des corps car ces derniers ne sont pas des substances, il s'agit de les rendre intelligibles en séparant « l'usage qu'on doit en faire de l'usage qu'on en a fait » (Système nouveau de la nature). Dans l'explication des phénomènes particuliers de la nature elles n'ont pas à intervenir puisque la considération des unités dernières de la nature n'est ni utile ni nécessaire et que le commerce des corps peut s'expliquer par les seules lois de la mécanique et des causes efficientes. Mais l'utilité de ces formes substantielles est du ressort de la métaphysique, elles permettent de rendre raison des notions utilisées en mécanique et qui ne se suffisent pas à elles-mêmes. Ainsi l'étendue et la force, et tous les objets de la mécanique qui en découlent (espace, temps, mouvement, résistance...), doivent faire appelle à ces unités véritables lorsque l'on tente de les expliciter. Les qualités d'un corps sont explicables, comme le pensait Descartes, par le mouvement de ses parties mais les unités dernières de ses parties, indivisibles, ne peuvent être expliquer mécaniquement car elles n'ont pas de parties, une forme ontologique donc, proprement substantielle, doit alors être invoquée pour rendre compte de leur activité.

1.2.3. La question de la vie et de l'âme des bêtes

Critique de la vision cartésienne des bêtes comme des machines

Déjà chez les Anciens l'anatomie humaine ou animale était comparée à une machine, ce n'est donc pas tout à fait par cette idée que Descartes se montre original lorsqu'il parle des animaux comme des machines. C'est qu'il réduit l'animal à une seule machine là où Aristote supposait toujours une âme directrice dirigeant cette machinerie tel un mécanicien. Cela tient à ce que Descartes opère, avec son dualisme, une distinction bien plus tranchée entre l'âme et le corps. Ils deviennent deux substances distinctes qui doivent, en toute rigueur, s'expliquer indépendamment l'une de l'autre. Et Descartes limite la pensée aux actions et aux opérations de la conscience réflexive, à l'image de la conscience humaine. Ainsi il admet les corps, qui relèvent de la seule étendue et qui n'ont besoin que d'elle pour être expliqués ; les corps organiques eux aussi pouvant être entendus comme des machine relevant de la seule mécanique. Même l'homme peut être vu de cette manière bien que le cogito nous fasse voir l'âme qui habite notre corps et que la raison nous fasse conclure à l'existence d'âme dans les autres corps humain. Mais Descartes s'arrête là et n'accorde pas aux animaux une âme, précisément parce qu'il la limite à la seule conscience réflexive.

Mais toute cette théorie cartésienne qui transforme ou dégrade « les bêtes en pures machines, quoiqu'elle semble possible, est hors d'apparence, et même contre l'ordre des choses » (Système nouveau de la nature). C'est que Descartes associe raison et âme d'une manière illégitime, et par l'absence de la première il refuse la seconde aux animaux. Leibniz remarque que les bêtes sont capables de jugements empiriques, s'attendant à ce que se reproduisent les consécutions qui se sont jadis imprimées dans leur mémoire comme lorsqu'on « montre le bâton aux chiens, ils se souviennent de la douleur qu'il leur a causée et crient et fuient » (Monadologie). Alors que Descartes tente d'expliquer cette mémoire et cette imagination dont les animaux font preuve par une voie mécaniste, cherchant dans la seule anatomie de ses organes de quoi expliquer l'anticipation du chien, Leibniz admet que les organes du chien doivent correspondrent à ces opérations mais que cela ne lui exclut nullement une âme. En effet si l'âme cartésienne se superpose à l'étendue, l'âme leibnizienne est pour ainsi dire le fond de l'étendue. Pour Descartes, le fait que la perception, l'imagination et la mémoire naissent avec l'organisation de la matière signifie que ces facultés, auxquelles sont limités les animaux, sont matérielles et non spirituelles, qu'elles relèvent de la substance étendue et non de la substance âme. Pour Leibniz, ces facultés sont spirituelles, elles ne peuvent être données par l'étendue, la figure et le mouvement, et leur apparition concordant avec l'organisation de la matière constitue bien plus une preuve supplémentaire du caractère intrinsèquement spirituel des substances qui constituent la matière. « On est obligé d'ailleurs de confesser que la Perception et ce qui en dépend, est inexplicable par des raisons mécaniques, c'est-à-dire, par les figures et par les mouvements. Et en feignant qu'il y ait une Machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir une perception ; on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu'on y puisse entrer, comme dans un moulin. Et cela posé, on ne trouvera en la visitant au dedans, que des pièces, qui poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi c'est dans la substance simple, et non dans le composé, ou dans la machine qu'il la faut chercher » (Monadologie). Par ce raisonnement magistral, Leibniz réduit semble-t-il à néant tout le dessein cartésien de rendre raison par des explications mécaniques du comportement animal, dessein qui occupa longuement Descartes à la fin de son oeuvre.

Non seulement le fait que la perception, comme les autres facultés spirituelles dont sont susceptibles les bêtes, puisse recevoir un début d'explication par des raisons mécaniques nous pousse en dernière analyse à mettre ces facultés dans les composants ultimes de l'étendue, mais les conclusions de la dynamique leibnizienne rendaient déjà caduque la tentative cartésienne. En effet, si chaque point de la matière peut et doit se concevoir à l'imitation d'une âme, et être dotée d'appétition et d'un début de rétention mémorielle, chercher dans la structure géométrique d'un corps animal et dans le mouvement de ses parties l'explication de telles facultés est une entreprise biaisée d'avance. Si la matière est dernièrement constituée d'âmes ou d'entéléchies, il est stupide de chercher à refuser à un animal une âme pour n'en faire qu'une pure machine matérielle.

Mais il ne faut pas croire que Leibniz attribue proprement une âme, au sens d'une entité directrice, à tout corps, la matière inerte, parce qu'elle n'est pas organisée, est certes composée d'atomes de substance qui sont des âmes à leur manière, mais aucun de ces points métaphysiques ne préside aux corps non organisés. Rien n'est mort pour Leibniz, tout point de la matière est vivant parce qu'il est doté d'appétition et de perception mais seuls les corps organisés, dans lesquels une âme est directrice, peuvent être dit vivants parmi le monde des corps.

De même il ne faut pas non plus conclure que Leibniz pense les âmes des bêtes identiques aux nôtres. Bien au contraire, nous avons pour notre part des âmes raisonnables, ou esprits, dotés de la raison et nous pouvons accéder aux vérités nécessaires ou éternelles qui dépassent infiniment le simple empirisme que nous pratiquons le plus souvent dans notre vie quotidienne et dont les animaux sont seulement capables. Mais quelle que soit l'immensité de cette différence, elle reste une différence de degré et non de genre.

Problème de l'union de l'âme et du corps et de la liberté chez Descartes

Le problème des bêtes conçues comme de simples machines n'est pas le seul qu'à soulever la théorie cartésienne de la dualité des substances. La solution de Descartes au problème de la liberté lui est également intimement liée, de même qu'à ses lois erronées sur le mouvement. Selon la théorie cartésienne, tout se fait mécaniquement dans la substance étendue par un déterminisme sans faille réglé par la conservation de la même quantité de mouvement. L'humain, bien que composé d'un corps lui aussi étendu et obéissant aux mêmes lois, est également composé d'une âme qui doit avoir une forme de volonté et de liberté. Cependant, les lois du mouvement cartésiennes lui refuse la possibilité de créer du mouvement (ni quoique ce soit d'autre car tout phénomène est mouvement), ce que seul Dieu peut faire et qu'il a fait à la création du monde. Descartes se voit donc confronté au problème classique de la liberté et du déterminisme, fondu dans celui de l'union de l'âme et du corps, et il le résoudra en s'engouffrant dans une ouverture laissée par sa physique, la direction. Si l'âme humaine ne peut ni arrêter ni créer du mouvement, elle peut le rediriger car les lois du mouvement n'imposent rien à ce sujet.

Cette solution est la seule que Descartes peut fournir au problème de l'action de l'âme sur le corps, problème qu'il avoue être parmi les plus épineux qu'il est abordé et sur lequel il subira les plus vives critiques. Mais Leibniz montrera par la suite non seulement que la loi de conservation du mouvement de Descartes est erronée mais également qu'il y a dans la nature une autre loi qui assure la « conservation de la même direction totale dans la matière » (Monadologie). Cette loi réduit à néant la solution cartésienne car donner la capacité à l'âme de modifier la direction du mouvement devient tout aussi contraire aux principes de la mécanique que de lui accorder une quelconque faculté à créer du mouvement.

Là encore ce problème tient au dualisme cartésien qui, dans les Méditations métaphysiques, s'attache à établir et prouver de la manière la plus intelligible la distinction des deux substances, âme et corps. Si en effet il est possible d'avoir une notion de l'âme sans le corps et une notion d'étendue sans le moindre principe spirituel, toute l'oeuvre de Descartes est hantée par le fait nous n'avons pas seulement les notions primitives de ces deux substances, nous avons également celle du mixte, de l'union des deux. Nous assistons là à une opposition entre le raisonnement métaphysique de Descartes, qui conclut à deux substances parfaitement distinctes, et l'empirisme le plus élémentaire qui ne nous fait connaître que l'union des deux. Toute la difficulté cartésienne tient à ce que les deux notions que sont la pensée et l'extension sont intelligibles chacune à part et qu'elle se suffisent à elles-mêmes mais qu'elles ne sont pas intelligibles ensembles et que sans l'expérience humaine (si nous étions des anges) nous n'aurions aucune raison de les lier. La solution cartésienne basée sur la direction et sur les passions, en plus d'être insuffisante en elle-même, et notamment pour les cartésiens, s'avèrera même contradictoire à la lumière des arguments de Leibniz concernant les lois du mouvement. En effet, si les déductions métaphysiques de Descartes rentrent en opposition avec les expériences, c'est qu'elles doivent être fausses.

C'est bien la réhabilitation des formes substantielles, à laquelle Leibniz est conduit entre autre par des considérations physiques, qui permet de concevoir à nouveau l'âme comme Aristote, comme la forme du corps. Pour la considération de l'étendue et de sa compréhension pratique, Leibniz est d'accord avec Descartes, les notions spirituelles ne sont pas nécessaires et nuisent même. Mais, nous l'avons déjà vu, lorsque se posent les questions métaphysiques, les notions d'extension et de mouvement ne suffisent plus et la considération de l'âme est nécessaire. Pour ainsi dire, l'union de l'âme et du corps ne pose pas problème dans le système leibnizien car il n'accepte pas le même dualisme des substances de Descartes, l'âme est bien plutôt la seule substance et elle rend raison des corps. Mais Leibniz ne tient-il pas ce propos dans le Système nouveau de la nature ? « Après avoir établi ces choses, je croyais entrer dans le port ; mais lorsque je me mis à méditer sur l'union de l'âme avec le corps, je fus comme rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun moyen d'expliquer comment le corps fait passer quelque chose dans l'âme ou vice versa, ni comment une substance peut communiquer avec une autre substance crée ». S'il y conçoit une réflexion sur l'union de l'âme et du corps et qu'il y propose une solution, c'est parce que ce n'est pas d'une communication entre substances hétérogènes dont il parle. Toutes les substances sont des âmes et les corps en sont des agrégats, et le rapport de l'âme au corps est à concevoir dans le cadre de la communication des substances en général. Le problème que soulève Leibniz concerne la communication des substances et une fois celui-ci résolu, celui de l'âme et du corps l'est également.

D'une certaine manière Descartes veut mettre fin à la vie, tentant d'expliquer toutes ses opérations par la mécanique pure des corps inanimés. Leibniz pour sa part met la vie partout et la juge nécessaire à la mécanique pour rendre pleinement raison des corps. Et cette antinomie est identique à celle de la spontanéité que Leibniz met partout alors que Descartes ne l'accorde qu'à l'esprit. C'est bien que Descartes et Leibniz tirent des conséquences philosophiques radicalement différentes de données expérimentales similaires concernant l'anatomie animale comme humaine. Mais leurs conceptions divergentes restent cependant subordonnées à leurs physiques respectives où l'un refuse toute spontanéité à la matière alors que l'autre la juge nécessairement supposée par le concept de force.

On n'observe donc bien chez Leibniz que les considérations de la matière et de ses lois, puis des vivants, puis de l'âme, mènent progressivement de la physique à la métaphysique et à des questions telles que celle de la liberté. Et cette question, comme nous le verrons plus loin, puisque la solution cartésienne n'est pas satisfaisante, devra être reposée et reprise quasiment de zéro par Leibniz.

Relativité de la génération et de la mort et immortalité de l'âme

Sur le fonctionnement de la vie, Leibniz fera grand cas des découvertes de son époque liées à l'apparition des premiers microscopes. Ce sujet est pour nous un bel exemple de la méthode leibnizienne, qui s'attache à faire appel à l'expérience autant qu'il est nécessaire pour suppléer aux considérations métaphysiques et à tirer des découvertes scientifiques toutes les conséquences philosophiques possibles.

C'est sur le problème de l'origine des âmes et de leur durée que Leibniz nous dit dans le Système nouveau de la nature : « les transformations de Messieurs Swammerdam, Malpighi et Leewenhoeck (...) sont venues à mon secours ». Ces chercheurs, étudiant grâce aux microscopes la génération des vivants, mettent en évidence que, de la même manière qu'avant ce que nous appelons communément la naissance, l'animal préexiste sous forme embryonnaire, avant même la génération l'animal préexiste également bien que cela soit invisible à l'oeil nu. Bien plus les animaux sont spermatiques, ils sont primitivement dans cet état microscopique, et seul un certain nombre d'entre eux seront élus, connaîtrons la croissance que nous nommons génération puis naissance et deviendrons visibles pour nous.

Il est vrai que ces expériences concernant la génération des animaux offrent un certain crédit à la vision leibnizienne de la vie et de l'âme. En effet Leibniz soutient que les substances, parce qu'indivisibles et inétendues, « ne sauraient commencer, ni finir, que tout d'un coup, c'est-à-dire, elles ne sauraient commencer que par création et finir que par annihilation » (Monadologie). Et puisque la génération ne se fait pas tout d'un coup, et que la recherche du corps organique préexistant se fait par une régression sans fin dans l'infiniment petit, il est impossible de trouver un hypothétique moment de création pour l'âme. De plus les lois de la physique refusent la création dans le monde, sauf par intervention expresse et spéciale de Dieu, donc la création de toutes les substances doit correspondre à celle du monde. Tout concorde dans les observations extrinsèques pour confirmer la considération sur la substance que Leibniz opère par déduction. Et il constate cette concordance explicitement dans la Monadologie : « Et ces raisonnements faits a posteriori et tirés des expériences s'accordent parfaitement avec mes principes déduits a priori comme ci-dessus ». On remarquera aussi que Leibniz extrapole à partir des observations de Swammerdam, Malpighi et Leewenhoeck et de ses propres principes pour conclure non seulement que la génération est relative et consiste davantage dans une certaine augmentation mais aussi que la mort doit être une sorte de diminution. Lors d'une mort apparente, l'animal doit survivre sous une forme invisible à l'oeil nu, pour ainsi dire enveloppé car rien ne se détruit non plus dans le monde.

Mais un cartésien pourrait rétorquer que rien ne se détruit dans la mort animale et que celle-ci peut tout de même être considérée comme absolue dans la mesure où c'est la machinerie qui se brise et qui se désorganise sans destruction de matière. Ceci est à mettre en relation avec la réhabilitation des formes substantielles qu'opère Leibniz car il ne limite pas l'animal à une simple machine, une forme substantielle doit en rendre raison autant que des substances simples doivent rendre raison de l'étendue. Et la forme substantielle, pour être réelle, doit consister dans une de ces substances mais qui a, d'une certaine manière, une position spéciale dans l'agrégat. Comme cette substance ne saurait finir, la forme substantielle, qui seule transforme un simple agrégat en composé organisé et vivant, ne peut finir non plus. L'impossibilité d'une destruction complète est liée précisément à ce que la substance consiste en une âme et que l'âme qui constitue l'essence de l'animal ne saurait donc périr ni disparaître.

Cette théorie leibnizienne de la préformation et de la survivance de l'animal est également intimement liée à la vision du monde comme vivant que Leibniz a, en opposition radicale avec les cartésiens. « Quoique la terre et l'air interceptés entre les plantes du jardin, ou l'eau interceptée entre les poissons de l'étang, ne soit point plante, ni poisson ; ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d'une subtilité à nous imperceptible » (Monadologie). Les agrégats qui ne sont pas vivants sont en réalité composés de vivants, ils ne diffèrent des corps vivants qu'en cela qu'ils n'ont pas d'âme directrice. Mais corps vivants comme corps inertes finissent toujours, si l'on poursuit l'analyse de leurs détails, par se composer de quelques autres corps vivants plus petits. Et eux aussi sont vivants parce qu'ils possèdent une âme directrice. La vie est donc actuellement partout dans le monde et c'est notre perception qui, par un effet d'échelle, ne parvient pas à la voir partout. Si l'on peut voir un animal perdre de ses parties lors de la dégénérescence, c'est qu' « il ne faut point s'imaginer (...) que chaque âme a une masse ou portion de la matière propre ou affectée à elle pour toujours, et qu'elle possède par conséquent d'autres vivants inférieurs, destinés toujours à son service. Car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme des rivières ; et des parties y rentrent et en sortent continuellement » (Monadologie). L'essence du corps est toujours sauve car elle ne consiste pas dans ses parties mais dans une forme qui consiste en une âme directrice, une substance spéciale qui, comme toute substance, est assurée de ne pouvoir disparaître dans la temporalité du monde sans une intervention exprès de Dieu. Mais comme le corps affecté de manière temporaire à une âme correspond avec celle-ci, l'âme doit se transformer en même temps que la composition de ses parties change. Leibniz montre ainsi comment la métempsycose est impossible mais que c'est une métamorphose perpétuelle qui s'opère.

Cette démonstration de la préformation de l'âme avant la naissance et de sa survivance après la mort, qu'il estime avoir mener à bien de différentes manières, est à Leibniz d'une grande utilité en matière de religion et de piété car elle permet de poser d'emblée l'immortalité de l'âme. Mais il en faut davantage pour satisfaire Leibniz car une pure survivance de l'âme sans souvenir n'expose pas à la justice divine. Il doit être conservé à l'âme humaine, pour qu'elle se maintienne en tant qu'esprit et puisse entrer en société avec Dieu, une connaissance éternelle et une conscience de soi-même. « Car c'est le souvenir, ou la connaissance de ce moi, qui la rend capable de châtiment et de récompense » (Discours de métaphysique). En plus de cette garantie de l'immortalité de l'âme basée sur des considérations physiques, Leibniz devra donc redoubler de considérations métaphysiques et psychologiques le problème de l'âme humaine pour lui maintenir la qualité d'esprit nécessaire aux notions morales de justice et de châtiments.

Nous avons pu voir comment Leibniz s'inscrit parfaitement dans son siècle, prenant part aux débats physiques et mécanistes qui occupent ses contemporains en endossant parfois lui-même les attributs du scientifique. Leibniz se montre remarquablement conciliateur et éclectique, corrigeant ses contemporains en utilisant aussi bien des considérations tantôt empiriques, comme nous l'avons vu sur le cas de la vie et des recherches sur la génération, et tantôt plus philosophiques, en usant des principes de logique et de métaphysique ; tantôt conservateur, en en appelant aux anciens, et tantôt progressiste, critiquant l'esprit de secte des cartésiens. Si le cheminement dont nous avons tenté la description peut être pleinement qualifié d'extrinsèque, malgré les recours que nous avons pu faire à des raisonnements a priori, c'est que son sens n'a pas changé ; il a toujours eu pour objectif de s'approcher au plus près du coeur des choses mais en partant d'une vision extérieure.

1.3. Cheminement intrinsèque

Nous devons maintenant nous intéresser à cette autre voie que Leibniz a empruntée pour en venir au même système. Alors que nous sommes précédemment partis de considérations physiques pour en venir à la nécessité de la remise en cause du mécanisme par la métaphysique, nous allons voir comment Leibniz contribuera à des problèmes initialement métaphysiques, comme ceux de la vérité ou de la substance, en en tirant des conséquences toutes aussi importantes pour son système. L'essentiel dans cette démarche duale, à nos yeux comme à ceux de Leibniz, pour la validité globale de son système, sera que ce cheminement intrinsèque rejoigne les considérations qu'il a été possible de faire lorsque nous avons pris un point de départ extérieur.

Nous commencerons par analyser la méthode leibnizienne en s'intéressant aussi bien aux principes qu'il pose qu'à la forme que prend la rigueur logique qu'il s'impose. C'est la considération du possible et de l'existant qui sera ensuite abordé, problème métaphysique majeur, de tout temps mais peut-être davantage au dix-septième siècle, qui nous amènera à celui des attributs de Dieu et de la création. La question de l'âme et de la substance, que nous avons déjà abordée mais par une considération extrinsèque, sera de nouveau traitée bien que nous partirons cette fois de son fond et de ses propriétés. Cela combiné aux principes précédemment posés, nous pourrons traiter métaphysiquement de la solution leibnizienne aux problèmes de la liberté, de la communication des substances et des idées innées.

1.3.1. Logique et principes

La méthode logique

Leibniz sera logicien de bonne heure, voyant dans la rigueur qui est la règle en logique un modèle aussi bien pour la métaphysique que pour le droit. Il s'attachera donc à éclaircir la philosophie en posant avec précision des principes clairs et distincts. Notamment Leibniz pense que c'est par précipitation que pêcha le plus Descartes, s'arrêtant à des propositions qui nécessitaient encore de l'analyse pour être qualifiée proprement de vérités.

Si Leibniz s'intéresse tant aux mathématiques, c'est qu'il voit une matière où la méthode logique est respectée avec scrupule. Il aspire d'ailleurs à ce que la philosophie comme la jurisprudence puissent un jour accéder à une méthode aussi précise et infaillible. La différence avec Descartes est mince mais décisive, Leibniz ne recherche pas une généralisation de la méthode mathématique, la mathématique n'est que l'étude des nombres et des grandeurs et il loue seulement le fait qu'elle soit capable de suivre la méthode logique avec une rigueur exemplaire. La méthode n'est pas mathématique car la méthode est antérieure aux mathématiques, il s'agit de règles de raisonnement qui peuvent s'appliquer aussi bien aux objets de la géométrie et de l'arithmétique qu'à tout type d'objet. Leibniz ne se soumet pas aux mêmes problèmes que s'il généralisait une méthode mathématique car il faudrait encore prouver que tout peut se réduire en objets de géométrie ou d'algèbre. Bien davantage, comme nous en avons vu l'exemple sur la considération de sa physique et comme nous le verrons sur la question de la substance, Leibniz soutient au contraire que l'essence des choses ne peut être conçu comme objet des mathématiques. Cela explique comment la critique leibnizienne de la généralisation de la méthode mathématique qu'entreprend Descartes peut s'associer sans paradoxe avec le goût et l'admiration que portera Leibniz à cette matière. Mais comme la logique et ses règles sont antérieures aux mathématiques cela maintient la possibilité d'une compréhension rationnelle et rigoureuse de l'essence des choses et des notions métaphysiques et morales.

Pour résoudre les questions métaphysiques par des raisonnements fiables et montrant la même rigueur que les raisonnement qu'opèrent les géomètres, il ne faut donc pas transposer purement et simplement les objets et les méthodes de la géométrie mais bien plus construire des objets métaphysiques appropriés à cette matière. Leibniz prend ici exemple sur l'histoire des mathématiques où il constate que de nombreux mathématiciens ont pu trouver de nouveaux moyens qui résolvent simplement ce qui pouvait poser de grandes difficultés auparavant. Et il se compte au nombre de ces mathématiciens, pour son calcul infinitésimal qui permet de résoudre aisément des problèmes dont Descartes avait jugé la solution inaccessible à l'esprit humain. Ainsi, s'il est arrivé à la métaphysique de se perdre dans des erreurs liées à un manque de rigueur, ce n'est pas qu'une méthode logique lui soit inaccessible, bien plus cela tient à ce que sa méthode doit être perfectionnée, preuve en est les correction que Leibniz est capable de fournir sur des questions métaphysiques par des raisonnements syllogistiques rigoureux à partir de principes clairs et distincts. Il est inutile sur ce point de donner immédiatement le moindre exemple car la suite de notre exposé devrait en fournir suffisamment. Le grand projet de Leibniz, mais projet inachevé, restera à ce sujet celui de trouver une caractéristique universelle, propice à une langue philosophique universelle, permettant un art de la combinaison et une déduction sûre des vérités métaphysiques.

Aussi, dans ses réflexions physiques, s'il sait faire un recours récurant aux données de l'expérience, Leibniz estime tout de même que les principes d'un raisonnement fiable doivent être posés préalablement. Ainsi fait-il, dans une Lettre à Conring, une distinction essentielle et fructueuse entre la synthèse et l'analyse, qui doit montrer son intérêt aussi bien en mathématiques qu'en physique. La première consiste dans la déduction de vérités à partir d'autres déjà établies et la seconde dans la démonstration d'une hypothèse en la réduisant à des propositions déjà connues comme vraies. Et cette dualité se remarque en effet aussi bien dans les raisonnements dont sont capables les mathématiques que dans ceux opérés en physique. Ainsi remarque-t-on des démonstrations mathématiques qui déduisent des théorèmes à partir de principes, ce qui correspond à la synthèse et à la méthode traditionnelle utilisée par les anciens. Leibniz participe à la construction de l'analyse en mathématique, à laquelle contribua également Descartes et d'autres, et il défend par conséquent son usage dans les démonstrations de mathématiques ; mieux encore affirme-t-il que les anciens devaient posséder cette méthode bien qu'il n'y en ait aucune trace dans leurs ouvrages. On retrouve ici l'idée de Descartes qui, remarquant qu'Euclide semblait connaître a priori l'issue de certains raisonnements menés par déduction, lui supposait une méthode secrète qui lui permettait l'analyse bien que nous n'ayons aucune trace de son exposition. Leibniz pour sa part, qui constate son usage explicite chez Archimède, imagine davantage que les ouvrages qui abordent cette méthode ont dû être perdus. Nous savons maintenant que l'obscurité qui entourait l'usage de l'analyse chez les grecs tenait davantage à ce qu'ils ne considéraient pas cela comme une méthode viable de démonstration et qu'ainsi ils l'utilisaient mais construisaient également toujours une démonstration synthétique pour la remplacer.

De la même manière, si ces méthodes ont, aux yeux de Leibniz, toutes les deux leur place en physique, leur usage est l'objet d'une réflexion particulière de sa part. Leibniz a devant lui la théorie de Descartes, qui suppose des fonctionnements mécaniques derrière tout phénomène et ce dernier construisit des explications, parfois erronées et souvent purement fantaisistes, pour tous les phénomènes et qui ne font intervenir que les notions d'étendue, de figure et de mouvement. Ainsi, s'il est possible d'user avec efficacité de l'analyse sur la considération des vérités éternelles, c'est qu'une hypothèse doit être réduite en vérités établies en conservant toujours des équations ou des propositions de même extension, et cela est relativement aisé en mathématique ou en logique. Mais cela n'est pas si simple en physique et Leibniz accuse Descartes d'avoir pêcher précisément sur ce point en proposant un système qui, s'il veut se ramener à des phénomènes déjà connus, ne maintient pas la rigueur nécessaire au sujet de l'extension : des principes différents d'explication mécanique des mêmes phénomènes pourraient être appuyés sur les mêmes données. Car « le plus grand mérite d'une hypothèse (après sa vérité) est dans sa capacité à établir des prévisions, et même à l'égard de phénomènes ou d'expériences dont on n'a pas encore fait l'essai » (Lettre à Conring). Le système de Descartes semble satisfaire à tous les phénomènes que l'on peut rencontrer mais il ne parvient pas à prédire les phénomènes. Leibniz reproche à la théorie cartésienne de n'avoir servie à aucune découverte en plus de ne pas être pleinement prouvée par analyse. Parce que si une théorie physique peut être déduite a priori, elle doit être confirmée par la suite grâce à des expériences qui concordent avec ses prévisions, et cela constitue une preuve beaucoup plus sûre de sa pertinence que toute analyse. Comme nous allons le voir, puisqu'une théorie physique ne concerne pas uniquement des vérités éternelles, l'expérience est non seulement possible, mais aussi nécessaire, pour nous assurer a posteriori de la viabilité d'une théorie.

On voit bien que le souci leibnizien de faire concorder les déductions a priori avec les observations a posteriori est un souci de méthode qui, s'il tient également à une réaction aux erreurs de Descartes, est bien plus une conséquence de la rigueur logique que Leibniz s'impose. Donc pour pouvoir accéder à cette rigueur dans ses réflexions métaphysiques, il doit poser clairement et distinctement des principes qui permettent la déduction de vérités, qui devront en dernière analyse concorder avec les éléments de l'expérience.

L'analyse est, de manière relativement évidente, la méthode privilégiée de Leibniz. Outre l'apport qu'il fait à la géométrie pour y permettre son usage, Leibniz la considère plus efficace car elle est bien davantage orienté vers les fins de son utilisateur, au contraire de la synthèse qui, bien qu'elle est son utilité, revient à avancer à tâtons et à ne faire des découvertes que fortuitement. La Monadologie, en plus d'être un magistral exposé du système leibnizien, constitue, selon nous, un exemple quasi-parfait de la méthode logique que Leibniz applique à sa réflexion métaphysique. L'exposé de sa théorie est réduit en propositions les plus simples possibles et, à chacune de ses affirmations, il introduit tous les principes et toutes les définitions nécessaires pour que l'assertion puisse dévoiler l'évidence dissimulée sous son prédicat.

Principe de contradiction, principe de raison suffisante et théorie de la vérité

Deux principes ont cependant un statut particulier, ou premier, pour leur rôle dans tout raisonnement viable et pour leur intimité avec la question de la vérité, car des déductions clés seront possibles à partir d'eux.

« Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celui de la contradiction en vertu du quel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire... »

Le principe de contradiction veut qu'une proposition qui implique contradiction soit nécessairement fausse. Une proposition implique contradiction si elle affirme une chose et son contraire. Ce principe est le même que le principe d'identité qui veut que toute chose soit identique à elle-même. La version négative de ce principe est cependant privilégiée dans la mesure où elle est discriminante, elle implique directement la fausseté ou l'impossibilité d'une proposition tandis que son pendant affirmatif implique, pour sa part, indirectement seulement, qu'une proposition est vraie si sa négation implique contradiction. On peut seulement dire, à partir de ce principe, d'une proposition qu'elle est possible si ni son affirmation ni sa négation n'implique contradiction.

« ...Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu'aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu'il y ait une raison suffisante, pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement... »

Le principe de raison suffisante veut que de toute chose ont puisse rendre raison. Il y a toujours une raison pour qu'une chose soit ainsi plutôt qu'autrement, qu'il n'y ait rien plutôt que quelque chose. Si Leibniz n'innove guère en ce qui concerne le principe de contradiction, il pose de manière originale le principe de raison suffisante. Son usage était déjà implicite chez de nombreux philosophes antiques mais Leibniz a le mérite de le systématiser comme un principe aussi important que le premier et complémentaire. Il montre son rôle irréductible au principe de contradiction.

« ...Il y a aussi deux sortes de vérités, celles de Raisonnement et celles de Fait. Les vérités de Raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible et celles de Fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut en trouver la raison par l'analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu'à ce que l'on en viennent aux primitives » (Monadologie).

Les vérités nécessaires ou de raisonnement forment le premier genre de vérité. Elles comprennent les vérités identiques qui sont les propositions qui incluent expressément leur vérité en cela que les nier impliquerait directement contradiction. Les autres vérités nécessaires ne rendent pas raison d'elles-mêmes mais sont réductibles par analyse en vérités identiques ; l'esprit humain, en les décomposant à l'aide de la logique, peut les réduire en un nombre fini de propositions primitives. Les propositions identiques ne nécessitent pas de démonstration tandis que les autres sont démontrées en juxtaposant les définitions des termes utilisés jusqu'à n'avoir plus qu'une somme de propositions identiques, de sorte que l'inclusion du prédicat dans le sujet soit évidente. Parmi les vérités nécessaires on compte les propositions des mathématiques et les principes traités ici.

Les vérités contingentes ou de fait constituent l'autre genre de vérité. Elles ne contiennent pas en elles-mêmes leur vérité mais, de la même manière que les vérités nécessaires qui ne sont pas identiques, elles ont leur raison hors d'elles. Cependant leur différence tient à ce que les vérités contingentes ne sont pas réductibles en un nombre fini de vérités identiques, une vérité contingente trouvant toujours sa raison dans une autre vérités contingente antérieure. Cela constitue une suite infinie que l'esprit humain est incapable de parcourir, cela n'est accessible qu'à Dieu, conçu comme l'être nécessaire en dehors de la série et qui en rend raison.

« Toute proposition vraie universelle affirmative, nécessaire ou contingente, comporte ceci, qu'il y a une connexion entre le prédicat et le sujet. Pour celles qui sont identiques, leur connexion est évidente par elle-même. Dans les autres en revanche, il faut la faire apparaître par l'analyse des termes ». La différence des vérités nécessaires et contingentes tient donc à ce que, dans les secondes, « le progrès de l'analyse va à l'infini, de raisons en raisons, de sortes que l'on n'obtient jamais vraiment une pleine démonstration » (De la contingence). Aucune démonstration dans les choses contingentes ne peut accéder à ce qu'il est possible des vérités nécessaires, à savoir en revenir au principe de contradiction pour prouver la proposition en question.

Et les principes de contradiction et de raison suffisante s'appliquent donc ainsi aux vérités nécessaires comme aux vérités de fait. Les premières ont toujours leur raison dans le principe de contradiction car, étant soit des vérités identiques soit composées de vérités identiques, leur négation implique contradiction et leur opposé est pour cela impossible. Les secondes ne peuvent trouver leur raison dans des vérités identiques car il est impossible de les y réduire, ni leur négation ni leur affirmation n'implique contradiction et par conséquent l'un comme l'autre sont possibles. Mais elles doivent tout de même avoir une raison suffisante. Comme le détail infini du monde, composé uniquement d'êtres contingents, ne contient pas d'être nécessaire pour en rendre raison, il faut supposer une cause inconditionnée hors de la série capable de constituer sa raison suffisante. On assiste ici au déploiement, dans la plus grande rigueur logique, d'une preuve de l'être absolument nécessaire, d'une preuve de Dieu.

Contrairement à la doctrine cartésienne, Dieu ne choisit pas arbitrairement les vérités éternelles, elles sont contenues dans son entendement et ce dernier précède sa volonté. Le principe de contradiction suffit pour en rendre raison donc et il n'est pas nécessaire de les faire reposer sur le choix divin. La volonté divine est cependant nécessaire aux vérités contingentes car le principe de contradiction ne leur suffit pas, un choix a dû être opéré pour rendre raison de toute vérité contingente.

Indiscernables et continuité

Le principe des indiscernables est impliqué directement par la théorie leibnizienne de la substance. En effet, puisque celle-ci est simple, indivisible et inétendue, elle ne contient pas de partie et ne connaît donc pas intrinsèquement la quantité. Plusieurs monades ne peuvent donc se différencier quantitativement. Une substance simple ne peut alors plus se distinguer d'une autre que par un principe qualitatif. Si deux monades étaient qualitativement identiques, il serait impossible de les distinguer. Ce principe est d'une grande utilité pour Leibniz car une fois qu'il a montré la nécessité d'un principe substantiel pour rendre raison de l'étendue, il pourra dégager la nécessité de mettre des qualités pures au fond de la matière. Et comme la qualité n'a rien de matériel ni de géométrique, c'est bien quelque chose d'analogique à l'âme et à la perception qui devra ainsi être introduit comme essence des choses. Justement parce que la qualité ne peut être proprement objet des mathématiques, le principe des indiscernables constitue l'exemple d'un principe admis en métaphysique mais en aucun cas en mathématique. Il est une preuve supplémentaire que la logique est antérieure aux mathématiques.

Le principe de continuité signifie pour sa part que la nature ne fait jamais de saut, c'est-à-dire que tout changement se fait par degrés, qu'une chose ne passe pas d'un état à un autre sans connaître une infinité d'états intermédiaires. Explicité de manière plus précise, ce principe implique que « lorsque la différence de deux cas peut-être diminuée au-dessous de toute grandeur donnée in datis ou dans ce qui est posé, il faut qu'elle se puisse trouver aussi diminuée au dessous de toute grandeur donnée » (Lettre de M.L. sur un principe général). Autrement dit, s'il nous est donné deux choses qui varient d'une quantité infinitésimale, leurs conséquences varieront également d'une quantité infinitésimale. Si deux choses tendent à se confondre, comme la courbe et son asymptote ou un mouvement décroissant et le repos, leurs conséquences devront de la même manière tendre à se confondre. Ce principe est admis aussi bien en mathématique, où il tiendra un rôle essentiel pour la construction du calcul infinitésimal, en physique, sur la question de l'inertie lors de la critique des lois cartésiennes, et en métaphysique, pour la hiérarchie des êtres.

Ces deux principes, s'ils sont moins élémentaires que ceux de contradiction et de raison suffisante, ont le mérite de montrer comment, pour le premier, un principe qui n'a pas lieu d'être en mathématiques peut être admis en métaphysique et, pour le second, qu'un principe peut aussi être commun à ces deux matières. Cela peut suffire à montrer leur racine commune, la raison, qui est la règle d'une démonstration sûre dans tous les domaines où nous exerçons notre pensée.

1.3.2. Le possible et l'existant

Distinction des essences et des existences

Cette distinction est un bel exemple de la façon dont Leibniz parvient à éclaircir des problèmes métaphysiques très controversés en donnant successivement les définitions de tous les termes du problème pour finir par poser clairement et distinctement des principes qui se suffisent à eux-mêmes.

Leibniz a devant lui le cartésianisme qui, pour garantir à Dieu une volonté absolue, le libère de la nécessité et affirme que c'est Dieu qui détermine le nécessaire ; aussi est-ce par une liberté d'indifférence, soumise à aucune inclination, que Dieu à créer le monde. Spinoza ira plus loin en refusant même toute volonté à Dieu pour n'en faire qu'une pure nécessité ; et toute la création n'est plus alors qu'une suite aveugle de cette nécessité suprême. La critique leibnizienne de ces théories du possible et de l'existant prendra deux formes.

La première repose directement sur les principes de contradiction et de raison suffisante ainsi que sur la différence des vérités nécessaires et contingentes. Leibniz constate que le principe de contradiction, qui est la règle des vérités nécessaires, n'est capable que de discriminer entre le possible, le nécessaire et l'impossible. Il n'y a aucune demi-mesure, que ce soit entre le possible et le nécessaire ou entre le possible et l'impossible. Le principe de contradiction sert de règle pour nous permettre de connaître des vérités éternelles et pour savoir si une proposition est possible ou pas. Mais il ne peut en rien nous aider quant au choix entre les possibles, quand à savoir pourquoi tel contingent est avéré plutôt que tel autre ; la contradiction ne peut être discriminante au sujet des vérités contingentes. La solution spinoziste ne tient pas car, si l'on fait bon usage du principe de contradiction, on peut constater a posteriori des êtres, possibles parce qu'ils n'impliquent pas contradiction, qui n'existent pas. Le principe de raison suffisante nous oblige cependant à admettre une raison pour qu'existe tel possible plutôt que tel autre. Et puisque nous ne pouvons achever d'analyse à propos des vérités contingentes parce que cela nous lance dans une série infinie, nous l'avons déjà remarqué, il faut une raison absolument nécessaire hors de la série pour en rendre raison. Le possible et l'existant ont alors une distinction fondée sur le fait que l'existant est une portion, élue par un critère de raison, du possible, lui-même déterminé par le principe de contradiction.

L'autre aspect de la critique leibnizienne de la vision qu'a le cartésianisme du possible et du nécessaire repose sur des arguments théologiques. Leibniz constate le danger que représente une telle opinion pour la piété : Descartes et ses disciples, de même qu'ils bannissent les causes finales de la physique, enlève toute considération de sagesse et de bien dans la création divine. En effet, Descartes abolit au sujet de Dieu les attributs, en vigueur pour l'esprit humain, que sont l'entendement et la volonté. Ainsi en vient-il à affirmer que tous les principes de la logique, des mathématiques, de la physique et du bien ne sont que des choix purement arbitraires de Dieu car, étant sans borne, rien ne devrait incliner ni restreindre sa volonté. Dans la théorie cartésienne, la volonté divine est même antérieure aux vérités éternelles, et Dieu aurait pu donc créer un monde obéissant à des principes radicalement différents, voir inverses, et s'il l'a créé ainsi c'est par une liberté d'indifférence. Leibniz s'insurge contre ceux qui mettent ainsi en danger la bonté divine car en « disant que les choses ne sont bonnes par aucune règle de bonté, mais par la seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser, tout l'amour de Dieu et toute sa gloire » (Discours de métaphysique). Il réhabilite, au nom du principe de continuité, un entendement et une volonté à Dieu. En effet, Dieu doit contenir, antérieurement à sa volonté, tous les possibles car cette dernière y fait un choix, et le rapport qu'il peut avoir avec ces possibles ne peut être conçu que comme celui d'un entendement à ses idées. D'ailleurs toute idée est un possible et nous expérimentons nous même l'idée de possibles non existants dans notre entendement. Et les vérités éternelles, car elles relèvent des essences et des possibles mais pas des existences, logent elles aussi dans l'entendement de Dieu de sorte qu'elles soient antérieure à sa volonté ; car les vérités éternelles et les possibles, qui n'existent pas substantiellement, doivent bien avoir quelque réalité et c'est dans un entendement qu'il faut les chercher. De la même manière que notre volonté peut s'exercer conformément à la raison, à laquelle nous pouvons accéder par notre entendement, Dieu, parce qu'il y a continuité avec nous mais qu'il est infiniment parfait, agit toujours selon la raison, qui réside entièrement en son entendement. Ainsi ne choisit-il pas les vérités nécessaires car elles ont directement leur raison dans son entendement. Mais il doit choisir parmi les possibles, qui n'ont jamais leur raison d'être dans l'entendement. Comme l'entendement divin a l'idée parfaite de tous les possibles, son entendement ne contient pas à proprement parler une idée des choses, il contient bien plus directement leurs essences. Et comme la volonté divine est chargée d'y choisir les possibles qui seront élus pour exister, là où l'entendement divin, par le principe de contradiction, est la source des essences, la volonté divine est la loi des existences.

Nous avons donc deux principes, celui de contradiction et celui de raison suffisante, qui correspondent à deux genres de vérité, les nécessaires et les contingentes, et à deux domaines, celui des possibles ou essences et celui des existences, qui correspondent quand à eux à deux attributs de Dieu, son entendement et sa volonté. Loin d'être un anthropomorphisme, l'application de ces deux attributs à Dieu est nécessaire pour garantir une distinction entre possible et nécessaire qui satisfasse la raison et également pour garantir une intelligence au créateur. Et rien n'est ôté à la puissance divine dans cette opération car l'on ne borne pas la volonté divine par quelque chose d'extrinsèque mais par son propre entendement.

Le choix divin et le principe du meilleur

C'est une suite, donc, de la méditation des deux types de vérités et des deux principes qui les fondent, que le monde ne soit pas le fruit d'une pure nécessité. De même Dieu n'a pas créé le monde par une pure liberté d'indifférence car lui supposer une volonté sans aucune borne, même rationnelle, reviendrait à lui donner un entendement défectible, incapable de régler sa volonté, ou tout simplement aucun entendement pour réglé sa volonté. C'est en effet le principe d'une bonne action qu'elle soit gouvernée par l'entendement lorsque celui-ci s'applique correctement. Dieu, parfait et bon, doit donc être doté d'une volonté parfaite mais celle-ci doit être précédée d'un entendement tout autant parfait qui lui donne sa règle. L'entendement de Dieu est discriminant pour exclure l'impossible mais c'est à sa volonté d'être déterminante entre tous les possibles.

Mais nous nous retrouvons en butte avec le principe de raison car il faut bien établir pourquoi Dieu n'a pas tout simplement créer tous les possibles. Il faut donc, à la fois pour trouver cette raison et pour satisfaire à la bonté divine, que Dieu est créé selon un critère moral qui, puisque que Dieu est infini et sans borne, doit se transformer en principe du bien. Leibniz se trouve alors confronté à de nombreuses idéologies qui, constatant le mal dans le monde sous ses différentes formes, jugent de l'imperfection de la création divine. Comment en effet concilier le mal dans le monde et la bonté infinie de Dieu ? Leibniz répondra par la compossibilité qui signifie que tous les possibles ne sont pas compatibles entre eux ; non pas que la volonté divine soit impuissante à les combiner mais parce que leur combinaison se trouve être préalablement contradictoire dans l'entendement divin. La compossibilité laisse à Dieu un nombre infini de combinaisons de possibles qui sont autant de mondes possibles. Autrement dit, ce dernier, lors de la création du monde, en choisissant quels possibles élire à l'existence, choisit plutôt un monde possible parmi tous les mondes possibles. Et c'est parce qu'aucune de ces combinaisons, aucun de ces mondes, ne contient aucun mal, que Dieu a été forcé de choisir celui qui en contient le moins, le meilleur en d'autres termes car « comme un moindre mal est une espèce de bien, de même un moindre bien est une espèce de mal » (Théodicée). Le principe du bien devient plus précisément celui du meilleur. Le mal est inévitable car il est nécessaire au bien, nous le constatons bien souvent a posteriori mais il nous est impossible de le démontrer a priori parmi les choses contingentes et dans leur détail. Ce mal inéluctable est du à l'imperfection inhérente à toute créature ; une créature parfaite ou un monde parfait est impossible dans la mesure où cela reviendrait à dupliquer Dieu. Et la supériorité de notre monde sur tous les autres mondes possibles n'est pas non plus démontrable car il est inaccessible à un esprit humain de comparer deux infinis, de parcourir le détail de deux mondes possibles pour juger la supériorité de l'un sur l'autre. Il nous est seulement donné de constater ce monde-ci, que Dieu a effectivement créé et qui doit par conséquent être le meilleur.

Et ce choix du meilleur est opéré par la volonté de Dieu car son entendement n'en possède pas le critère, seul la volonté peut opérer un tel choix moral. C'est pourquoi, si on peut avoir une certitude métaphysique au sujet des vérités nécessaires, c'est une certitude morale que l'on a à propos des vérités contingentes. Mais il demeure que la volonté est déterminée, sans être nécessitée, par l'entendement car la supériorité d'un monde possible sur un autre est due au fait que cette combinaison contient davantage de perfection. Et cette perfection d'un possible est intrinsèque, elle découle directement de son essence et a donc sa source dans l'entendement de Dieu. Ce dernier choisit les existences au terme d'une délibération qui fait suite à la considération des essences. C'est le principe d'économie que nous observons ici et qui consiste à maximiser les fins en minimisant les moyens afin d'optimiser au sens le plus général. Car c'est ainsi que l'on reconnaît la perfection d'un ouvrage, en comparant les moyens mis en oeuvre, l'effort fourni et les principes posés avec le résultat final, sa beauté, son harmonie, son utilité et son étendue. On retrouve ici une idée chère à Leibniz, que l'intelligence du Créateur doit s'observer dans la nature car, la nécessité pure ne suffisant pas, un choix devant être opéré, c'est qu'une intelligence doit être à l'origine de la création. Ceci est bien évidemment à mettre en relation avec la position particulière de Leibniz au sujet du mécanisme, qui défend, en conséquence de ce principe d'économie, le rôle des causes finales en physique.

C'est bien le célèbre optimisme leibnizien que nous avons quelque peu explicité ici, mais il s'agit d'une conséquence métaphysique que Leibniz opère en toute rigueur logique, rien à voir avec un espoir aveugle et naïf. Il ne s'agit pas de prouver qu'il y a peu de mal dans ce monde ou que ce monde est bien selon un critère quelconque, ce monde est logiquement le meilleur et Dieu l'a créé en parfait géomètre en ayant égard à tout. Cela signifie que spéculer sur un monde meilleur que celui-ci est absurde et qu'il n'y a rien de contradictoire à concilier le mal dans le monde, qui est du à l'imperfection inhérente aux créatures, et la bonté sans borne de Dieu, qui a créé le monde en minimisant ce mal autant qu'il est possible.

La tendance, intermédiaire entre la puissance et l'acte

Comme nous l'avons déjà vu concernant le cheminement extrinsèque de Leibniz, celui-ci constate qu'une puissance nue n'est pas intelligible mais qu'un acte pur n'est pas non plus approprié pour expliquer un corps car il ne peut pas rendre compte du mouvement. Son cheminement intrinsèque l'amène également à battre en brèche cette dualité inappropriée. Et c'est sur cette distinction des essences et des existences, qui pourrait à première vue nous rappeler la puissance et l'acte, que Leibniz s'appuie pour, au sujet de la création du monde, introduire la notion de tendance, intermédiaire entre la puissance et l'acte.

C'est un élément crucial dans la pensée de Leibniz, formalisé dans le principe de continuité, que les choses ne changent pas par palier ou par saut mais par une progression réglée, par une variation de degrés continue. Toutes les essences, dans le système leibnizien, tendent à une plus grande perfection sans pour autant jamais atteindre un degré maximal car cela n'appartient qu'à Dieu. De surcroît Leibniz identifie plus grande perfection et plus grande réalité, de sorte que plus une essence contient de perfection plus elle peut prétendre à l'existence. Aucune essence, excepté Dieu, ne peut se hisser d'elle-même à l'existence, seule la volonté divine possède ce pouvoir d'élection. Mais cette volonté obéit à un principe du meilleur qui lui fait choisir un monde possible à mesure de la perfection que possèdent les essences qui le constituent. Donc plus une essence revêt de perfection plus elle se rend susceptible d'être élue par la volonté divine et d'être par conséquent appelée à l'existence. S'il y a des essences élues et des essences non existantes, il demeure que toute essence tend à l'existence et qu'il y a donc solution de continuité entre un possible et une existence, certains possibles sont plus près d'exister que d'autres et certaines existences possèdent moins de réalité que d'autres.

On retrouve ici également la spontanéité de la substance simple. Puisque toute substance a une certaine perfection, elle possède également une certaine réalité. Toute monade a une prétention à l'existence qui lui vient de son essence propre. La création divine dans le système leibnizien ne consiste par en une volonté choisissant de faire passer certaines puissances à l'acte, la volonté divine ne fait que favoriser certaines essences au détriment d'autres. Toutes les essences tendent à l'existence mais seule la volonté divine a le pouvoir de déterminer qui y parviendra. Car à cause de leur incompossibilité, les différents mondes possible s'entre-empêchent d'exister avant que n'intervienne la volonté divine. Et, une fois la création effectuée, si la puissance divine est toujours nécessaire afin de maintenir le monde, chaque substance créée continue de concourir à son existence à mesure de la perfection que contient son essence. Cela correspond à ce que nous avons observé dans le conatus, qui fait tendre une substance à persévérer dans son être.

Mais, là encore, il ne faut pas croire que cette spontanéité enlève quoique ce soit à Dieu car si on attribue une perfection propre à l'essence d'un être indépendamment de la volonté divine, il ne faut pas oublier que l'entendement divin est la source des essences. Rien n'est enlevé à Dieu mais tout n'est pas donné à sa volonté car la perfection des créatures est à chercher dans son entendement.

1.3.3. Âme et substance

Unité, multiplicité et indivisibilité

Leibniz entreprend, comme Descartes, de partir d'emblée de l'âme pour en connaître les propriétés, car aucun point de vue extrinsèque ne peut la trouver et l'observer. Mais là où Descartes recherche les limites de la connaissance humaine par les idées claires, Leibniz, parce qu'il ne partage pas le même dualisme, recherche à éclaircir par cette voie la notion de substance en usant également d'idées distinctes. Car Leibniz n'utilise pas proprement le doute méthodique cartésien mais davantage sa propre méthode logique qui concède guère plus car elle n'admet que des vérités identiques et les propositions qui s'y réduisent. Elle va même plus loin car Descartes admet les idées claires, qui montrent une évidence immédiate, alors que Leibniz admet seulement les idées claires et distinctes, c'est-à-dire qu'il n'admet que des propositions dont on peut rendre complètement compte du détail et dont le détail est évident.

Leibniz reprend donc le Cogito cartésien à son compte. Nous expérimentons une substance, notre âme, qui a une unité indiscutable, cela est l'évidence métaphysique première. Le moi constitue une unité fondamentale qui est supposée par toute pensée. Leibniz n'ira pas aussi rapidement que Descartes pour faire de l'âme une substance, sa considération des notions distinctes doit préalablement montrer si la connaissance par principes que nous avons d'une substance simple s'accorde avec la connaissance que nous avons de notre âme par le cogito. Nous devons donc admettre que notre âme est une substance car nous ne lui connaissons ni étendue, ni figure et donc ni partie ni divisibilité possible, éléments constitutifs d'une substance simple. Cela fait que nous avons une expérience directe d'une substance simple et, là où Descartes prouve la réalité matérielle indépendamment du cogito et fait de l'étendue une autre substance, Leibniz reste fidèle à son principe de continuité en recherchant une homogénéité entre l'étendue et l'âme. Et il la trouve dans le rapport du tout à ses parties, l'étendue ne peut être une substance simple car elle divisible en partie, elle doit donc être un composé, un agrégat de substances simples, et nous ne connaissons celles-ci que comme des âmes. La considération métaphysique de l'âme permet donc à Leibniz, parce qu'il admet une solution de continuité, de remonter à celle de l'étendue. « Il faut qu'il y ait des substances simples, puisqu'il y a des composés : car le composé n'est autre chose qu'un amas ou aggregatum des simples » (Monadologie).

L'autre originalité leibnizienne tient à ce qu'il ne se contente pas, comme seule évidence métaphysique, de l'unité de l'âme, l'autre évidence que Leibniz admet est que nous pouvons constater une multitude dans notre âme. C'est un point étrange est presque paradoxal qu'il concède ici : notre âme est une et multiple. Elle présente toutes les caractéristiques d'une substance simple mais nous y constatons une pluralité. Et comme il a préalablement admis par analyse l'identité de l'âme avec une substance simple, c'est la substance simple qui doit être également multiple. C'est bien cette identité qui écarte le paradoxe car « nous expérimentons nous-même une multitude dans la substance simple, lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont nous nous apercevons, enveloppe une variété dans l'objet. Ainsi tous ceux qui reconnaissent que l'âme est une substance simple doivent reconnaître cette multitude dans la Monade » (Monadologie).

L'âme, en tant que substance simple, doit donc être inétendue, sans partie et indivisible. Et cela n'est pas sans conséquence car lorsque la question de son action sur les autres substances, et des autres substances sur elle, se posera, il sera impossible d'imaginer un moyen, mécanique ou autre, pour qu'elles se communiquent quoique ce soit. Comme les monades sont les éléments derniers des choses, il est inconcevable d'imaginer des espèces entrant dans leur composition qui puisse passer de l'une à l'autre. Cette multitude dans la substance sera alors essentielle afin de rendre compte de son changement car la monade n'ayant pas de partie, son changement ne peut constituer dans le mouvement de celles-ci, il doit consister plutôt dans une variation qualitative qui implique une pluralité dans la substance. Si les substances simples ne contenaient aucune pluralité, elles ne pourraient non plus satisfaire au principe des indiscernables.

Spontanéité, communication des substances et liberté

C'est une conséquence essentielle de la métaphysique leibnizienne que les notions de substance simple et d'action au sens habituel ne soient pas compatibles. La première implique une unité et une indivisibilité qui ne laissent guère de place à la communication quelconque que présuppose la seconde. L'action et passion entre deux substances devraient signifier que l'une donne quelque chose à l'autre mais il est inconcevable que l'une perde quoi que ce soit tandis que l'autre ne saurait être augmentée d'une partie en restant une substance simple. Et ce problème prend toute son ampleur avec l'âme, car nous avons l'expérience de perceptions que nous semblons recevoir de l'extérieur.

Il s'agit du même problème que celui qui préoccupa Descartes, Spinoza et bien d'autres. Comment l'âme peut-elle subir l'influence d'un environnement extérieur et matériel qui semble lui être hétérogène, et l'influencer en retour ? La solution cartésienne est bien connue, la glande pinéale servant d'intermédiaire d'une façon bien occulte car, si Descartes explique ce qui dans l'âme correspond à l'influence de son corps et dans le monde des corps, par le changement de direction, ce qu'est l'action de l'âme, il ne rend pas compte de manière intelligible de ce en quoi consiste précisément la communication de l'un à l'autre. Et Leibniz généralise ce problème à celui de la communication de toutes les substances simples entre elles, puisqu'elles sont toutes pensées par analogie avec notre âme, transformant une question d'ordre physique en un problème davantage logique. Pourtant la solution leibnizienne, l'Harmonie préétablie, trouvera son usage, aussi bien pour rendre compte de l'union de l'âme et du corps que pour rendre intelligible le commerce des corps ou pour éclaircir la polémique au sujet des idées innées.

La définition de la substance simple implique que celle-ci, parce qu'elle n'a ni porte ni fenêtre, ne peut recevoir aucune impulsion ni influence d'une autre substance, excepté de Dieu. La suite des changements que connaît toute substance ne peut être par conséquent que spontanée ou opérée par le concours permanent de Dieu. L'occasionnalisme défendu par les cartésiens n'utilise que la deuxième solution, le commerce des corps et des substances est toujours assuré par Dieu qui transmet lui-même le mouvement entre les corps autant qu'il bouge le corps à l'occasion des choix de l'âme ou affecte celle-ci pour répondre au mouvement du corps. Spinoza, ayant fait de Dieu la seule substance, ne pose pas le problème en ces termes ; tout arrive par une nécessité suprême dans l'étendue comme dans la pensée, tous deux conçus comme des attributs de la substance unique, et l'action de l'un sur l'autre est une illusion due au fait que ces deux attributs obéissent parallèlement à la même loi, à la même nécessité.

La solution leibnizienne se présente à première vue de cette manière : tous les changements de la substance lui viennent de son fond intérieur avec une parfaite spontanéité, d'une manière analogue à un algorithme qui se développe spontanément. Mais ce déploiement est sans cesse garantie par la puissance divine car, si on peut parler comme chez Descartes de création continuée dans le système de Leibniz, ce n'est pas tout à fait approprié dans le sens où la création du monde initiale fait intervenir la volonté divine et son choix, en plus de la puissance divine, tandis que cette dernière suffit au maintient du monde. Non pas que la volonté divine n'est pas le loisir ou le droit d'intervenir après la création, c'est que celle-ci n'est pas nécessaire, cela ne l'empêche donc pas d'intervenir exceptionnellement, par miracle par exemple. Leibniz utilise encore son principe du meilleur pour juger de l'action divine, rien ne peut empêcher Dieu, par souci d'économie, de créer les substances comme des automates parfaits, de prévoir toutes leurs actions, de sorte que leur développement soit entièrement spontané. Cela peut paraître extravagant mais il serait contradictoire d'affirmer cela impossible à l'être sans borne. Et comme cela lui permet d'économiser sa volonté, il ne peut s'être gardé de le faire ; de plus, son entendement parfait ne peut manquer d'avoir prévu la suite de tous les évènements de tous les mondes possibles et sa volonté tout aussi parfaite d'avoir déjà choisi un monde en fonction de la suite de ces évènements dés la création. L'intervention de la volonté divine après la création n'est donc pas nécessaire et Dieu devrait donc en faire l'économie. Pour Leibniz, même le concours exceptionnel de Dieu, qui est toujours envisageable, ne peut manquer d'obéir tout de même à ce principe suprême ; lorsque nous croyons que Dieu agit sans règle, c'est qu'il agit selon une loi que nous ne connaissons pas et il peut ainsi transgresser les lois du monde telles que nous les connaissons imparfaitement. Leibniz est donc d'accord avec les cartésiens sur le fait que Dieu est nécessaire pour maintenir le monde mais il juge illégitime d'expliquer tous les évènements particuliers et tous les détails du monde par son seul concours.

« Il est bien vrai qu'il n'y a point d'influence réelle d'une substance créée sur l'autre, en parlant selon la rigueur métaphysique, et que toutes les choses, avec toutes leurs réalités, sont continuellement produites par la vertu de Dieu : mais pour résoudre des problèmes, il n'est pas assez d'employer la cause générale, et de faire venir ce qu'on appelle Deum ex machina. Car lorsque cela se fait sans qu'il y ait autre explication qui se puisse tirer de l'ordre des causes secondes, c'est proprement recourir au miracle. En Philosophie il faut tâcher de rendre raison, en faisant connaître de quelle façon les choses s'exécutent par la sagesse divine, conformément à la notion du sujet dont il s'agit » (Système nouveau de la nature). Si les cartésiens se défendent de recourir au miracle en affirmant que Dieu intervient certes exceptionnellement mais en suivant tout de même des lois fixes, Leibniz donne ici une autre définition du miracle qui consiste dans l'intervention de Dieu sans causes secondes c'est-à-dire hors du cours naturel des choses et de la contingence. Les cartésiens font en réalités exactement ce qu'ils reprochent aux scolastiques et à leurs qualités occultes, tout expliquer par une cause qui ne nous donne pas le fonctionnement des choses et de leur détail.

Nous avons explicité comment une substance simple peut avoir une telle spontanéité mais il nous reste encore à voir ce que signifie cette action et cette passion que nous constatons partout dans le commerce des corps et des âmes. Si toutes les substances tiennent leurs changements de leur fond, la puissance de Dieu a pu cependant les créer toutes pour qu'elles s'entre-répondent perpétuellement, que lorsque l'une agit l'autre pâtit proportionnellement. Cela ne fait pas de l'action des corps et des substances une illusion, au contraire cette Harmonie préétablie permet de rendre raison intelligiblement de tout phénomène physique aussi bien que des substances qui se cachent derrière ces phénomènes. C'est certes Dieu qui a créé ces substances, prévu leur développement et qui les maintient perpétuellement, mais il est possible d'expliquer les actions et les passions d'une substance par sa constitution interne et par la multiplicité qui l'habite. Là encore l'étrangeté de cette théorie ne doit pas nous incliner à croire, comme certain contemporains de Leibniz, que cela pourrait être une entreprise inaccessible à Dieu. Et comme l'âme est une substance simple qui est à une place spéciale dans l'agrégat de substances simple qui est son corps, l'union de l'âme et du corps peut s'expliquer également par la spontanéité de chaque monade et par l'accord de toutes les monades ensembles. « Outre tous ces avantages qui rendent cette Hypothèse recommandable, on peut dire que c'est quelque chose de plus qu'une Hypothèse, puisqu'il ne paraît guère possible d'expliquer les choses d'une autre manière intelligible » (Système nouveau de la nature). En effet, non seulement l'Harmonie préétablie se montre être une théorie plus appropriée pour rendre gloire à Dieu que celles de ses concurrentes, mais elle semble la seule rigoureusement envisageable à partir des principes que Leibniz a posé.

Mais un tel système, si dans l'âme est prévu dés le début du monde tout ce qui doit lui arriver, n'introduit-il pas un déterminisme qui réduit à néant la liberté comme la nécessité dans l'occasionalisme ou dans le spinozisme ? Leibniz, face à un tel problème redouble d'effort et c'est encore les principes qu'il a posé qui lui permette de se tirer d'affaire. Car il a grand besoin de garantir la liberté humaine, c'est un élément essentiel pour que la justice divine ait un sens. Le problème se pose ainsi : il faut concilier l'omniscience divine, qui doit lui permettre de prévoir toute nos actions, sa volonté, qui nous a choisi avec nos actions futures, et notre liberté, qui doit laisser nos actions non nécessaires. C'est la distinction des vérités nécessaires et des vérités contingentes ainsi que les principes de contradiction et de raison qui permettent la solution leibnizienne. En effet nous avons montré précédemment que les vérités contingentes sont indémontrable a priori car il est impossible à un esprit fini de les réduire en propositions identiques. La prévisibilité dont nous sommes capables au sujet des êtres contingents n'est jamais absolue car elle ne peut être confirmée qu'a posteriori lorsque nous testons un système en le soumettant à l'expérience, jamais a priori en le prouvant par analyse. Dieu par contre, parce qu'il est seul capable de saisir la série infinie des êtres contingents, est capable d'une prévision totale à leur sujet, seul Dieu peut connaître a priori la suite des changements des êtres contingents. Et puisque nous sommes des êtres contingents, notre existence n'étant pas nécessaire, la multiplicité qui nous habite et qui contient déjà tout ce qui nous est arrivé, qui nous arrive et qui doit nous arriver ne nous est jamais entièrement accessible. Ainsi tout ce qui arrive à un esprit est aussi spontané et déterminé que tout ce qui arrive à tout autre substance, mais il ne s'agit jamais d'une vérité nécessaire, cela est du au choix du meilleur que Dieu a opéré parmi les possibles lors de la création. Ainsi, il y a une raison à toute action libre mais celle-ci ne peut jamais bénéficier d'une démonstration basée sur la nécessité car son contraire n'implique pas contradiction et reste par conséquent possible. Et cette raison de toute action libre est le choix du meilleur, Dieu choisit en toute liberté ce qui est le meilleur, car il ne peut se tromper, tandis que les créatures choisissent, librement également, ce qui leur paraît le meilleur, en fonction de leur imperfection. Toute action libre est inclinée par le principe du meilleur mais jamais nécessitée, bien que Dieu connaisse tout de même nos actions futures par avance du fait que c'est lui qui a opéré le choix qui nous fait exister. Car Leibniz ne croit pas comme Descartes, justement à cause de son principe de raison, que la liberté doit être une liberté d'indifférence, bien au contraire cela n'a pas de sens à ses yeux. Bien plus pose-t-il, comme à son habitude, des définitions claires et distinctes des termes du problème : la liberté n'est pas antinomique avec l'inclination mais avec la nécessité, si la liberté est inclinée mais pas nécessitée, elle est donc sauve. C'est par cette erreur que Descartes en vient à nier la bonté de Dieu au non de sa liberté, il veut lui garantir une volonté parfaite en la privant de toute inclination. Pour Leibniz la volonté divine est d'autant plus parfaite qu'elle est complètement inclinée par la recherche du meilleur.

Par cette solution il réduit à néant aussi bien les opinions quiétistes que connaît son temps que le vieil argument paresseux des anciens. En effet Dieu a effectivement prévu toutes nos actions mais il nous est incapable de les prévoir nous-même de la même manière, ainsi ne pouvons nous pas connaître à quoi la volonté divine nous a destinés. La providence s'opère grâce à la série des êtres contingents et non contre nos actions, car celles-ci font partie de cette même providence.

Leibniz parvient donc, par son Harmonie préétablie et par la rigueur logique qu'il maintient dans ses raisonnements, à construire un système qui concilie parmi les substances simples à la fois leur spontanéité et leur communication, et dans la création, le déterminisme et la liberté.

Innéité et perceptions insensibles

La notion leibnizienne de l'âme, qui est également celle de la substance, montrera son utilité pour traiter un autre sujet de controverse, à savoir celui des idées innées. Alors que Descartes estime que les vérités éternelles, pour rendre raison de leur caractère absolu, doivent être dans l'âme dés sa création, reprenant ainsi la réminiscence platonicienne. Les divers sensualismes rejoignent d'avantage d'Aristote pour comparer l'âme à une tablette vide qui reçoit tout de l'expérience. La première hypothèse se trouve confrontée au fait que nous ne naissons pas en connaissant ces vérités et que nous ne pouvons les apprendre ou les découvrir que par la suite. Le sensualisme pour sa part ne rend pas convenablement raison du fait que ces vérités soient identiques pour tout le monde malgré des expériences différentes. Nous ne connaissons pas dés la naissance le rapport de l'hypoténuse au deux autres côtés d'un triangle rectangle mais nous finirons tous, pourvu que nous nous y intéressions, à trouver que le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Cette connaissance ne dépend d'aucune expérience particulière, il est même possible de l'appréhender sans même avoir déjà vu empiriquement le moindre triangle rectangle. Cette polémique, qui ne semble pas avoir de rapport spécifique avec la communication des substances, trouvera cependant une solution, grâce à l'Harmonie préétablie, qui écarte le problème précédemment soulevé.

L'âme, ou la substance car on peut désormais utiliser indifféremment les deux termes, dans le système leibnizien, possède dés sa création, enveloppée, la suite de tous ses changements et de tous les états qu'elle sera amenée à connaître. Et son existence consiste dans le développement algorithmique de cette suite sans que rien ne puisse l'influencer de l'extérieur. Leibniz tend donc à rejoindre l'opinion cartésienne qui veut que les vérités éternelles soient des idées innées. Il semble même aller plus loin car il affirme que toutes les affections de l'âme, ses idées aussi bien que ses sensations, lui sont innées et viennent de son propre fond. Dans le système cartésien, l'âme a des idées innées mais elle subit également une influence extérieure à laquelle correspondent les sensations et les passions. La critique la plus évidente à laquelle Leibniz se confronte, et que l'on avait déjà faite aux idées innées de Descartes, consiste à demander comment quelque chose pourrait être dans l'âme sans que nous en ayons conscience. La réponse leibnizienne utilisera un autre élément pivot de son système, les perceptions insensibles.

C'est parce que le système leibnizien a une vision de l'âme radicalement différente de celle du cartésianisme qu'elle peut se permettre une telle réponse. En effet Descartes définit l'âme par la pensée et la conscience, ce qui rend l'idée de quelque chose dans l'âme, dont on n'ait pas conscience, contradictoire. Chez Leibniz toute substance est une espèce d'âme car toute substance connaît la perception, non pas que toute substance soit consciente au sens où on l'entend généralement. Il y a continuité entre l'inconscience et la conscience, et c'est la même continuité qu'il y a entre les perceptions confuses et les perceptions distinctes. Aussi bien que nous ne passons pas du sommeil à la veille par un saut mais par une infinité de degrés, aucune perception de devient distincte sans être apparue confusément. Ainsi notre âme ne se vide pas chaque fois que nous tombons dans l'inconscience, et nous percevons même dans cet état, comme en témoigne le fait qu'un grand bruit suffit souvent à nous en extraire. Il suffit d'admettre qu'il peut y avoir perception sans conscience pour non seulement accorder une âme aux bêtes mais aussi une forme d'âme et de perception à toute les substances. « Et c'est en quoi les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions, dont on ne s'aperçoit pas » (Monadologie).

C'est donc de cette manière que l'âme peut contenir, dés le commencement, enveloppé, l'ensemble des états futurs qu'elle connaîtra, sous forme de pensées confuses, si confuses qu'on ne les aperçoit pas. C'est donc sous la forme d'une virtualité que l'âme contient toutes ses idées et toutes ses sensations. Et c'est par cette tendance, ce développement, qui fait passer d'un perception confuse à une perception plus distincte, que cette virtualité se concrétise à nous en accédant à la conscience, en passant de la perception à l'aperception, mais toujours par une variation de degrés continue. Ce qui donne alors l'impression que les sensations et les connaissances empiriques nous viennent de l'extérieur, c'est cette même Harmonie préétablie qui fait que toute les substances sont accordées entre elles et que ce qui arrive dans chacune correspond à ce qui arrive dans toutes les autres.

Leibniz se servira également de cette théorie des perceptions insensibles pour régler d'autres problèmes et elle deviendra rapidement un élément essentiel pour la cohérence de son système. Ainsi la monade peut-elle percevoir l'infinité des monades qui constitue le monde, de sorte qu'elle ait une perception pour chacune d'elles, car une perception confuse est la somme de nombreuses perceptions qui se confondent. De la même manière que lorsque nous entendons une foule, nous percevons confusément, sans nous en rendre compte, le bruit émit par chaque individu, nous percevons individuellement toutes les substances simples qui composent un corps, mais inconsciemment seulement, c'est pourquoi nous voyons d'avantage une masse, une étendue, qui fait l'objet d'une perception claire mais confuse. « Et c'est à peu près comme le murmure confus qu'entendent ceux qui approchent du rivage de la mer, vient de l'assemblage des répercussions des vagues innumérables » (Discours de métaphysique).

Ce sont des conséquences essentielles que Leibniz tire de sa métaphysique, des conséquences qui rejoignent d'ailleurs bien souvent celles que sa physique avait auguré. La substance leibnizienne revêt les mêmes caractéristiques, qu'elle soit nécessitée par les exigences de la dynamique ou déduite à partir de principes logiques et métaphysiques. Mieux encore la métaphysique, comme nous avons déjà commencé de le montrer dans le cheminement extrinsèque, complète magnifiquement la physique car elle permet de rendre compte et d'expliciter ce qui peut paraître déconcertant dans ses conclusions aux yeux de qui voudrait se limiter cette seule physique. De même les extravagances de la métaphysique leibnizienne, pourtant obtenues avec une certaine rigueur méthodologique, trouve leur confirmation en rejoignant des considérations liées aux découvertes mécanistes, aussi bien que des applications en mathématiques alors que se construit le calcul différentiel. Le cheminement intrinsèque de Leibniz se montre cependant plus large dans le sens où il permet également d'aborder des questions purement métaphysiques ou théologiques. C'est également la conciliation de certaines antinomies, anciennes comme nouvelles, dans le système leibnizien, qui concourent à sa validité.

1.4. Un système accompli

Pour plus de clarté aussi bien que dans l'intérêt de notre étude, il est dorénavant nécessaire de proposer une exposition générale du système leibnizien, c'est-à-dire une exposition accomplie, sans la considération des cheminements qui y amènent. Il nous faut pour cela séparer les éléments démonstratifs et historiques de la théorie proprement dite. Pour la présente partie, aucune référence ne sera donc apportée, nous laissons de telles justifications aux deux précédentes parties. Il s'agit ici de proposer une exposition aussi limpide et exhaustive que possible du système de Leibniz, donc ici point de commentaire non plus mais une clarification méthodique qui laissera le champ libre aux commentaires et aux extrapolations que nous fournirons ultérieurement. Il faut cependant savoir que ce sera majoritairement la Monadologie que nous utiliserons ici et notamment son langage et l'exigence de méthode qui caractérise cet ouvrage.

Nous commencerons cette exposition par la considération de la monade, prise individuellement, dans sa nature et dans ses propriétés intrinsèques, ce qui nous amènera à aborder la question de la liberté. C'est la communauté des monades qui nous intéressera ensuite, leur agrégation comme leur interaction, et par là la structure des corps et du monde ; ce sera également l'occasion de traiter de la célèbre Harmonie préétablie. Enfin nous en viendrons à Dieu car il s'agit d'un socle essentiel pour tout le système mais aussi par ce que ce n'est qu'à son propos que peut être abordé la création du monde et éclaircie complètement l'originalité de la condition humaine. Au sujet des preuves de l'existence de Dieu, nous apporterons tout de même quelques éléments démonstratifs. L'optimisme leibnizien sera également évoqué car il découle directement des qualités de Dieu.

1.4.1. La monade

Constitution, perception, et perfection

Une monade est une substance simple, c'est-à-dire qu'elle est inétendue, sans figure et qu'elle n'est en aucune manière divisible. Il s'agit d'une unité véritable et dernière, elle n'a pas de partie et rien ne peut être imaginé qui composerait les monades. Elle est comparable à un point en géométrie mais elle est bien davantage, on peut donc l'appeler point métaphysique. La monade tient le rôle d'un atome mais elle n'est pas matérielle, elle est bien plus un atome de substance, ou atome incorporel.

La monade est immortelle au sens où sa durée doit être celle de l'ensemble de la création. Elle ne peut connaître la dissolution ni la génération car elle n'a pas de partie. Elle ne peut que apparaître d'un coup, par création et ne disparaître qu'en étant complètement annihilée, et l'un comme l'autre sont réservés, respectivement, au début et à la fin des temps. Une monade est en réalité inaltérable de l'extérieur car rien ne peut entrer, et rien ne peut sortir non plus, d'une substance simple, d'une unité indivisible.

La monade est pensée à l'image de notre propre âme, elle est centre de perception. La monade est définie par la perception en cela que c'est le contenu de cette perception qui la rend discernable. C'est parce que son contenu est perceptions qu'elle peut, au sein d'une substance simple, connaître la multiplicité. Et cette multiplicité est essentielle notamment pour garantir à la monade l'originalité qualitative qui la définit entre toutes. C'est donc une multiplicité de perceptions qui habite la monade, et cette multiplicité est infinie.

Chaque perception que possède une monade est caractérisée par un certain degré de distinction, elle varie du confus au distinct sur un axe infini et continu. Le degré de distinction d'une perception permet à celle-ci d'être discernable des autres. Ces degrés de distinction sont en nombre infini ce qui signifie qu'entre deux perceptions différentes il y a toujours entre elles une infinité d'autres degrés de distinction possibles. Le caractère plus ou moins confus que revêt la perception d'une monade concourt au degré de perfection que celle-ci connaît. Toute monade contient de la perfection à mesure de la distinction qu'il y a dans ses perceptions.

Une monade est un miroir de tout l'univers car perçoit toutes les autres monades. Dans les replis de ses perceptions, bien qu'enveloppé dans un irréductible degrés de confusion, une monade contient tout l'univers. Une perception, à moins d'être parfaitement distincte, ce qui n'est accessible qu'à Dieu, contient toujours plusieurs perceptions qui sont confondues par leur confusion intrinsèque. C'est pourquoi la monade ne connaît jamais parfaitement et complètement le monde, car elle devrait pour cela décomposer à l'infini toutes ses perceptions confuses en perceptions plus distinctes, jusqu'à n'avoir plus que des perceptions parfaitement distinctes.

Appétition et autonomie

Malgré le fait qu'une monade ne puisse être altérée de manière extrinsèque, il demeure qu'elle doit être soumise au changement. Et cette modification est interne et propre à la monade car elle ne peut le recevoir de l'extérieur.

Ainsi la monade varie et ce sont ses perceptions qui changent ; de la même manière qu'elle ne peut recevoir l'impulsion de son changement d'une autre monade, elle ne peut non plus recevoir ses perceptions de l'extérieur. La monade contient donc de tout temps toutes ses perceptions, passées, présentes et futures. Et les perceptions qui ne semblent pas présentes le sont tout de même sous forme de virtualité, enveloppées dans des perceptions confuses.

Le changement de la monade consiste à passer d'une perception à une autre, et comme les perceptions varient par leur degré de distinction, c'est un passage à une perception plus confuse ou plus distincte qui constitue ce changement. Cette variation est permise par la spontanéité propre de la monade qui la rend autonome par rapport aux autres monades. Il s'agit d'un automate incorporel dont la succession des perceptions est opérée par une loi interne. Ce changement est semblable à un algorithme se déployant par le développement continu et réglé des perceptions actuelles de la monade. Il s'agit d'une tendance naturelle qui fait varier la perception d'une monade, et cette tendance s'opère par degrés infinis, non par saut.

Comme l'instant est envisagé comme une durée infiniment petite, plus petite que toute durée donnée, cette tendance n'apparaît pas, comme le mouvement, avec la multiplicité des instants. La tendance de la monade est dans chaque instant, car à chaque instant celle-ci enveloppe toujours, dans le détail de ses perceptions, son changement passé autant que son changement futur. D'ailleurs, puisque la monade n'est pas étendue et que son changement a une source interne, ce dernier ne peut être conçu comme un mouvement. Le changement de la monade est qualitatif et non quantitatif, il ne peut être envisagé ni comme un changement de lieu ni comme la variation d'une quantité.

Et comme la monade est conçue par analogie avec une âme, son action doit être une sorte d'appétition. La règle de cette tendance, puisqu'elle est envisagée comme appétit, doit être une recherche du meilleur, du moins du meilleur tel que les perceptions de la monade lui permettent de l'imaginer. La monade tend à passer d'une perception ayant un certain de degré de confusion à une perception davantage distincte, et cela dans un souci de perfection car passer à une perception plus distincte augmente la perfection de la monade. Mais celle-ci, en raison de son imperfection propre, ne peut avoir une tendance parfaitement réglée, et il arrive donc parfois à la monade, malgré sa tendance à une perception plus distincte, de passer à une perception plus confuse. Non pas qu'une influence extérieure ne l'en empêche, car tout lui est spontané, mais son développement est borné par l'imperfection intrinsèque de sa loi interne.

Cette autonomie, tendance ou appétition de la monade est également ce qui rend compte de la force qu'on peut lui attribuer bien que celle-ci soit un effet davantage extrinsèque qui ne prend son sens que dans la communication des substances.

Contingence et liberté

La monade n'est pourtant pas soumise à une nécessité totale, ses évènements reste contingents. Le principe de contradiction, qui discrimine pour savoir ce qui est nécessaire, ne peut suffire à expliquer les évènements de la monade car des événements différents restent possibles. Ce n'est donc pas une loi de nécessité qui fait passer la monade d'une perception à une autre.

Mais il demeure que chaque perception a sa raison d'être dans la perception antérieure, et ce complètement car toute perception que connaîtra une monade est déjà en elle, enveloppée à l'état de virtualité dans ses présentes perceptions confuses. Ainsi il serait possible de connaître a priori la suite de tous les changements et de tous les états qu'a connus et que connaîtra une monade à partir de ses perceptions présentes, si nous étions capable de parcourir l'infini tout d'un coup, de saisir l'infini dans l'instant. En effet tout évènement que connaît une monade est contingent, cela signifie qu'il a sa raison prochaine dans un autre évènement contingent de la monade. Mais une monade a une infinité de perceptions et chacune est soumise à une infinité de changements, la recherche de la raison dernière de n'importe quel évènement d'une monade est donc sans fin.

Les évènements d'une monade peuvent être seulement dits nécessaires ex hypothesi, c'est-à-dire pas en eux-mêmes mais seulement parce que Dieu en a choisit ainsi. Un évènement contingent n'est cependant jamais susceptible d'une démonstration, d'une réduction en propositions identiques, tel que cela est accessible aux vérités nécessaires. Seul Dieu est donc capable de saisir les contingents avec une certitude du genre de celle que nous avons des vérités nécessaires. Pour ce qui est des créatures, il est possible de trouver des preuves a priori d'un évènement, en se fondant sur les évènements antérieurs qui en rendent raison mais il ne s'agit jamais d'une démonstration.

La monade n'est donc pas nécessitée mais elle reste déterminée par un principe de raison, et ce principe incline sans nécessiter. Cela garantie donc une certaine liberté à la monade car si elle tend vers le meilleur parce qu'elle y est inclinée par le principe de raison suffisante, on ne peut dire qu'elle y soit nécessitée car son contraire n'implique pas contradiction. Mais cette détermination au meilleur ne signifie pas qu'elle atteigne toujours un état meilleur, son imperfection inhérente ne lui faisant rechercher que l'apparence du meilleur.

La différence entre la liberté de Dieu et celle des monades tient à ce que celles-ci tendent au meilleur, en recherchant le meilleur apparent, tandis que Dieu fait, sans borne ni faux semblant, le meilleur. La compatibilité de ces deux libertés tient à ce que Dieu comprend toutes nos raisons, car c'est lui qui les a choisies en dernière instance, tandis que les monades ne peuvent comprendre celles de Dieu puisque nous n'avons jamais une perception parfaite de Dieu pas plus que du monde. Nous sommes donc dans l'incapacité de nier la liberté car la compréhension totale du déterminisme, imposé par la liberté de Dieu et qui dépasse la notre, nous est radicalement inaccessible.

1.4.2. Les monades

Hiérarchie des êtres

Toutes les monades ne présentent pas les mêmes caractéristiques en fonction de leur degré de perfection. Il y a pourtant toujours continuité et les catégories suivantes ne sont donc pas absolues dans le sens où une infinité de degrés de perfection est possible entre chacune d'elles. De même, au sein de ces catégories, les êtres sont là encore soumis à une hiérarchie continue basée sur leur perfection intrinsèque. Cette difficulté tient à ce que la présente catégorisation ne peut manquer d'obéir aux coupures saccadées que nous impose tout langage mais qui ne doit pas nous masquer la continuité totale qui caractérise cette hiérarchie des êtres.

Aussi n'y a-t-il pas de monades mortes opposées à des monades vivantes, toutes sont dites vivantes dans la seule mesure où elle connaissent perception et appétition, et qu'elles sont sources de leurs actions par une modalité analogue à la liberté.

Le premier type de monades est constitué par les entéléchies. Elles possèdent la perception seule, sans sentiment ni mémoire et sans aperception non plus. En reprenant le langage d'Aristote, on peut également les appeler âmes végétatives car c'est ce type de monade qui préside aux organisme les plus simples que sont les végétaux. Mais les entéléchies couvrent également la matière brute, ou matière première, et peuvent présider aux organes des organismes plus complexes. Leur spontanéité ne leur permet guère plus que de seulement maintenir leur existence par la résistance minimale que la monade ne peut manquer de conserver puisqu'elle doit produire une force non nulle. En présidant à un organisme végétal ou à un organe, l'entéléchie peut cependant développer une autonomie plus complexe et entrer davantage dans la sphère des causes finales.

Viennent ensuite les âmes proprement dites, qui possèdent un degré de perfection supérieur et président aux organismes que sont les animaux. Ce sont des monades qui connaissent la mémoire en plus de la perception, la mémoire étant un développement de la rétention dont toutes les monades font preuve. Même dans les entéléchies en effet, toutes les perceptions qu'a pu avoir une monade rentent enveloppées dans ses perceptions confuses actuelles, mais la mémoire permet une consécution par laquelle l'animal peut associer de manière empirique perceptions passées et perceptions présentes. Cela lui permet d'anticiper des évènements futur en s'attendant à se que se reproduise des associations jadis observées par une perception assez distincte ou par la reproduction de nombreuses perceptions confuses similaires. C'est ainsi que la monade connaît le sentiment qui est une perception plus distincte que la seule perception dont est capable l'entéléchie. Et c'est pourquoi, en reprenant le langage aristotélicien, on peut les appeler également âmes sensitives. Par cette mémoire et par cette capacité d'anticipation qui doit faire entrer la considération de son intérêt dans le fonctionnement de l'animal, on peut dire que celui-ci se trouve de plein pied dans le domaine de la finalité.

Mais les esprits sont bien plus parfait et possèdent bien plus. Ce sont les monades qui président aux corps humains, ce sont les âmes humaines ou âmes raisonnables pour reprendre Aristote. Non seulement elles possèdent la mémoire comme les animaux, ce qui les rend susceptibles des mêmes capacités empiriques, mais elles possèdent en plus la raison. Celle-ci permet à un esprit d'accéder aux actes réflexifs qui sont une connaissance de soi-même, une connaissance de ce moi qui contient les notions d'être, de substance, d'immatérialité, de composé et enfin de Dieu. C'est cet accès aux vérités nécessaires qui est permis aux esprits et qui leur ouvre le champ d'une connaissance rationnelle et théorique. Et cette connaissance réflexive est bien plus que le simple empirisme dans la mesure où elle ne s'expose pas au même genre d'erreurs ; elle ne se base pas sur des fonctionnements passés dont on spécule l'identité avec des évènements présents et futurs ressemblants, elle établit des vérités fondées sur des principes intemporels, comme celui de contradiction. Ainsi, la perception à laquelle accèdent les esprits, beaucoup plus distincte de celle des entéléchies comme de celle des âmes, est appelée aperception.

Cette hiérarchie n'est cependant pas fermée car une monade peut passer d'un état à un autre au cours de son existence. L'âme d'un animal retombe à l'état d'une simple entéléchie lorsque celui-ci connaît ce que nous appelons couramment mort mais qui est bien plus une espèce de long sommeil sans rêve. L'âme ne disparaît jamais proprement et même les entéléchies possèdent une forme d'activité, c'est pourquoi la mort tel que nous la connaissons, au sein de la création divine, n'est jamais la fin de la monade mais seulement son glissement d'une catégorie à une autre de la même manière que l'on passe à une perception plus confuse. De même la naissance ne correspond pas à la création de la monade mais à son passage à une perception beaucoup plus distincte, à un état plus parfait qui fait que la monade, qui n'était guère plus qu'une entéléchie, devient une âme sensitive.

Les esprits connaissent la génération et la naissance d'une manière proche de celle des animaux, commençant tels l'entéléchie puis gagnant mémoire puis raison. Car les esprits sont aussi parfois dans un état plus proche d'une âme que d'un esprit, lorsqu'ils ne font usage que de leurs capacités empiriques, perdant l'aperception et oubliant les vérités éternelles et nécessaires. Mais la différence est grande, comme nous le verrons à propos de Dieu et de sa cité, car les esprits sont dans un commerce particulier avec leur créateur, qui nécessite qu'ils conservent ce moi qui les caractérise afin d'être susceptibles de rédemption. Un esprit reste donc esprit pendant toute la durée de la création bien qu'il tombe parfois dans l'étourdissement qui le rabaisse au niveau d'une âme ou le sommeil et la mort qui le font tomber dans un état similaire à la simple entéléchie. Ce qui lui maintient cette qualité d'esprit c'est que, d'une manière spéciale liée à la connaissance qu'il a eu de son moi et à la condition morale à laquelle il a accédé, un esprit conserve, enveloppée, la mémoire de ce moi.

Même Dieu a une place dans cette hiérarchie des êtres, mais une place toute spéciale. Dieu n'y est pas un échelon ou un degré quelconque, c'est le degré ultime car il est l'être infiniment parfait. Et comme la suite qui constitue cette hiérarchie est une suite infinie, Dieu doit y tenir le rôle de l'infini pour constituer l'être ultime. Car dans une suite infini, pour n'importe quel élément quelconque, aussi élevé qu'on le prenne, il est possible de trouver un élément qui lui est supérieur. Dieu est donc l'infini qui permet à cette suite d'être infini car c'est lui qui l'a créée. Il est donc impossible à toute monade d'atteindre le degré de perfection de Dieu, autant qu'il est impossible de déployer complètement une suite infinie. Aussi Dieu reste de tout temps à cette place d'honneur car sa perfection, pas plus que sa perception, ne peut décliner en aucune manière.

Le statut du corps

Le monde est plein et étendu, c'est-à-dire qu'il y a des monades partout, et comme celles-ci sont inétendues, chaque portion d'espace en contient une infinité. Mais le monde est également constitué de corps en cela que le corps est un composé de monades, un agrégat. Et le corps est une portion d'étendue, il contient donc lui aussi une infinité de monades. Le corps n'est cependant pas une substance proprement dite mais seulement une substance composée qui tient davantage du phénomène car il ne s'agit pas d'une unité véritable telle que l'est une monade. Les monades rendent raison des corps de la même manière que le simple du composé ou l'unité du multiple. Ainsi, l'antitypie, qui est l'impénétrabilité dont fait preuve tout corps, est permise par la tendance de chaque monade à persévérer dans son être. Le corps est étendu grâce à l'effort, au conatus, que les simples qui le composent fournissent. Il en est également ainsi de la résistance que le corps exerce et qui fonde l'inertie puis tous les autres phénomènes observables dans le monde des corps.

Les corps organisés se distinguent des autres en cela qu'ils ont une monade dominante, que ce soit une simple entéléchie pour la plus part des vivants, une âme proprement dite pour les bêtes ou un esprit pour les êtres humains. Cette monade dominante correspond à la forme substantielle aristotélicienne. Les autres corps forment de la matière inerte car aucune monade n'y préside. Mais la matière est organisée dans la moindre de ses parties et cela à l'infini, en vertu de la division actuelle de la matière en monades inétendues.

Ainsi les vivants ne sont pas seulement un agrégat de monades toutes au même statut à l'exception de la monade dominante, ils sont composés d'organes qui sont eux aussi des vivant dans le sens où une monade doit présider à chaque organe. Et chaque organe, chaque fluide, chaque tissu d'un être organisé est lui aussi peuplé de vivants plus petits et cela à l'infini. Chaque vivant possède donc une organisation d'une complexité infinie basée sur une hiérarchie parmi les monades. Un organe concourt en effet aux fins de la monade présidant au corps dans la composition duquel elle rentre car son entéléchie fait parti de cet agrégat. Même la matière inerte est elle aussi organisée dans ses parties. Si aucune monade ne préside à un tel corps, il demeure que des vivants qui possèdent une entéléchie dominante doivent le composer. Et ces vivants seront eux aussi composés d'organes, de sorte que même la matière inerte soit finalement entièrement composée de vivants. En dernière instance d'ailleurs, tout corps est composé de monades qui sont toutes vivantes, ce qui laisse quoiqu'il en soit le monde entièrement vivant.

Une entéléchie dominante ne possède jamais de corps qui lui soit affecté ontologiquement. La composition du corps organisé dont dispose une âme change dans le temps, croissant ou décroissant en étendue comme en complexité. Un vivant développe des organes et en perd d'autres dans un changement constant et continu dont même la mort et la génération font partis. Même lorsqu'il connaît un semblant de stabilité, le corps n'est jamais composé des mêmes monades car certaines sortent tandis que d'autres rentrent alors que la forme générale du corps organisé se conserve. Et cette forme se maintient car la monade dominante, elle, ne change jamais, elle seule peut constituer la forme substantielle du corps et doit pour cela en rendre raison intérieurement. Ainsi c'est une métamorphose perpétuelle qui s'opère dans la vie mais jamais une métempsycose. Et puisqu'une âme ou entéléchie connaît une variation interne selon que ses organes changent, son contenu doit bien rendre compte de la composition actuelle de son corps, car la forme du corps ne peut se conserver dans son âme directrice que sous la modalité de la perception puisque celle-ci ne possède ni figure ni quantité. C'est pourquoi les corps qui ne sont rien que des agrégats de monades sans entéléchie dominante ont moins de réalité que les corps organisés car ils n'ont pas de forme substantielle pour rendre raison d'eux. De tels corps trouvent uniquement leur raison dans la perception que nous en avons, c'est pourquoi ils ont un caractère encore plus phénoménal que les autres corps.

Harmonie préétablie

Chaque monade se comporte donc comme s'il n'existait que Dieu et elle, ses évènements et ses changements ayant une source interne, dans la force que Dieu a mise au fond de toute monade. Cependant chaque monade perçoit toutes les autres, il faut donc bien qu'il y ait une relations quelconque entre elles. Une monade perçoit toutes les autres mais ces perceptions sont une suite de sa constitution sans que rien ne puisse venir l'affecter de l'extérieur au cours de la création, sauf un décret exceptionnel de Dieu. Mais puisque ce qui se passe dans une monade correspond avec ce qui se passe dans les autres c'est qu'elles doivent toutes être accordées dés le début. Aucune communication par émission ou transplantation de quoique ce soit pendant la durée du monde ne peut être admise pour expliquer cet accord. Dieu, ayant égard à tout et pouvant prévoir le comportement de toutes les créatures, a donc créé les monades tels des automates spirituels qui agissent de concert perpétuellement. L'Harmonie préétablie est appropriée pour expliquer la communication des substances car elle permet l'accord des monades sans qu'elles s'influencent mutuellement, mais aussi parce qu'elle satisfait à la bonté et à la puissance divine. Dieu possède la puissance nécessaire pour tout régler par avance et pour permettre à chaque monade d'être en relation avec toutes les autres, et il n'y a rien qui ait pu l'empêcher de satisfaire ainsi sa volonté, qui recherche le meilleur, c'est-à-dire l'économie des moyens pour la maximisation des fins. Cette économie s'observe par le fait que, grâce à cette harmonie, le même monde est multiplié une infinité de fois par le point de vue différent que chaque monade en a, tout en conservant à chacune une totale spontanéité.

Comme sa nature est représentative, c'est dans l'expression dont elle est capable à l'égard des autres que le rapport d'une monade aux autres monades peut être envisagé. Dieu ayant créé le monde harmonieusement, chaque monade représente toutes les autres d'une manière exacte mais plus ou moins distincte, c'est-à-dire que ses perceptions répondent toujours à ce qui se passe dans les autres monades, quoiqu'en restant toujours empruntes d'une certaine confusion. C'est en cela qu'on peut dire qu'elle les exprime, parce qu'il est possible de rendre partiellement raison de ce qui se passe dans toutes les monades à partir des perceptions de chacune d'elles. Et l'action des monades les unes sur les autres doit être conçue ainsi car elle ne peut que consister dans un rapport de représentation et d'expression. Une monade est dite agir sur une autre lorsque l'on trouve en elle de quoi rendre raison a priori de l'état actuel d'une autre. Une monade pâtit inversement lorsque c'est dans une autre monade que l'on trouve de quoi rendre raison d'elle. Il y a cependant toujours expression mutuelle, seulement, de la même manière qu'il n'y a jamais deux monades qui aient le même degré de perfection ou qui possède une perception aussi distincte, cette expression mutuelle est toujours à l'avantage de l'une ou de l'autre en fonction de la hiérarchie des êtres. L'action correspond donc aux perceptions distinctes qu'une monade à de ce qui est confus dans l'autre, elle est le signe de la perfection de la monade alors que la passion est le signe de son imperfection.

La compréhension du commerce des corps trouve également une explication grâce à cette Harmonie préétablie. C'est parce qu'elle a son fondement dans les monades que l'étendue obéit à des lois montrant de l'analogie avec celles des substances. Ainsi la communication de la force parmi le monde des corps, comme celui-ci est plein, se transmet toujours de corps en corps, d'un bout à l'autre de l'univers, et ce dans une certaine proportion liée à la proximité et l'organisation de la matière. Une intelligence sans borne pourrait aussi bien lire dans les replis d'une seule monade de quoi rendre complètement raison de toutes les autres que voir le passé, le présent et le futur de tout l'univers dans le moindre corps. Toutes les conceptions mécaniques et géométriques de communication, inappropriées dans le cas des substances, sont cependant d'usage parfaitement légitime pour la physique des corps car ces derniers ne sont pas des substances ; et l'étendue, qui est l'objet de la mécanique, naît, ainsi que toutes ses propriétés, avec la répétition et l'agrégation des monades. Les corps peuvent donc bien se communiquer des monades selon des principes géométriques bien qu'il faille suppléer à cela les notions de la dynamique et qu'en dernière instance l'Harmonie préétablie soit nécessaire pour rendre pleinement compte de ces phénomènes. C'est en effet elle qui rend intelligible la communication de la force qui s'opère parmi les corps.

Nous avons donc des corps dont l'action est mécanique, basée sur une influence mutuelle, mais qui ne sont que les phénomènes des éléments beaucoup plus fondamentales que sont les monades. Et ces dernières n'ont entre elles qu'une influence idéale basée sur l'accord que Dieu a institué entre elles. Si l'influence mécanique est donc un moyen efficace de comprendre les phénomènes parmi les corps, elle n'est que de l'ordre de l'apparence car les derniers éléments de ces corps ne connaissent pas ce type d'influence. Ce qui semble être une transmission de force chez les composés est en réalité le résultat phénoménal de la spontanéité réglée de tous les simples qui les constituent.

Cette harmonie est également d'un usage essentiel, outre la communication entre monades et entre corps, pour le cas particulier mais primordial de l'union de l'âme et du corps. Les entéléchies directrices, les âmes comme les esprits sont en effet affectés à un corps et la communication de ce dernier avec cette monade dominante ne peut pas non plus recevoir la moindre explication par des moyens mécaniques ou par la transmission de quelques espèces. Ce problème trouve cependant complètement sa solution dans l'Harmonie préétablie car tout corps est un agrégat de monades et l'âme ne communique pas directement avec le corps mais plus fondamentalement avec chacune de ces monades. Ainsi, de même que le commerce des corps est de l'ordre de l'apparent, l'âme ne donne rien au corps et ne reçoit rien non plus, il ne s'agit que d'un phénomène du à l'accord préétabli entre la monade dominante qui est notre âme et toutes les autres monades qui sont notre corps. Et cela est également du ressort de l'expression, l'âme agissant sur le corps lorsqu'elle en rend raison distinctement et pâtissant lorsqu'elle n'y parvient guère et que c'est davantage dans les monades de son corps que l'on trouve de quoi rendre raison d'elle. On définit d'ailleurs par là le corps affecté à une monade, il s'agit de l'agrégat des monades dont cette entéléchie rend raison, autrement dit le corps est l'ensemble des monades sur lesquelles l'âme a une perception beaucoup plus distincte que le reste de l'univers. C'est pourquoi on peut dire que le corps n'est certes qu'un phénomène mais qu'il a une certaine réalité dans son âme directrice et que celle-ci en constitue la forme substantielle ou, en quelques sortes, l'unité ontologique.

L'Harmonie préétablie permet donc aux monades d'avoir leurs propres lois, et l'étendue les siennes, et que tout se rejoigne néanmoins et corresponde parfaitement. Ainsi les âmes peuvent-elles suivre les lois des causes finales, par la constitution appétitive et perceptive par laquelle nous les avons définies, tandis que les corps peuvent obéir parallèlement aux lois des causes efficientes et donc se soumettre à des principes mécaniques. Cela permet de sauvegarder la liberté car la monade ne se soumet jamais aux causes efficientes, pas plus qu'elle ne subit d'influence extérieure. De même les corps peuvent être considérés comme s'ils existaient seuls, permettant ainsi une mécanique pure et efficace, même si celle-ci nécessite d'être fondée sur des principes immatériels autant qu'un monde sans âme reste métaphysiquement inconcevable. Aussi peut-on admettre une parfaite conformité entre les détails de l'organisme humain et son esprit sans pour autant que l'on explique l'un par l'autre.

1.4.3. Dieu

Les attributs de Dieu et la création

Bien que celui-ci soit infiniment parfait, il y a solution de continuité entre Dieu et toutes les monades. Les propriétés des monades doivent donc être sensiblement similaires à celles de Dieu. Comme ce dernier est sans borne, chaque monade doit bien plus en constituer une imitation imparfaite car on ne peut rien imaginer qui soit dans un être fini mais qui ne soit pas en même temps dans l'être infini, l'imperfection étant entendue comme un manque. Un être est donc à l'image de Dieu dans une certaine proportion, qui est le degré de perfection propre à chaque monade. Il est alors inévitable que la création divine s'articule autour des attributs de Dieu. L'entendement, ou connaissance, de Dieu correspond à la faculté perceptive qui est dans chaque monade tandis que sa volonté est l'analogue de la faculté appétitive de la monade. La puissance divine correspond quand à elle au sujet ou à la base dans la monade, autrement dit à ce qui connaît perception et appétition ; la puissance en Dieu a en fin de compte son équivalent dans la réceptivité de la créature.

C'est dans l'entendement de Dieu que l'on trouve toutes les idées et notamment les vérités éternelles, ou vérités nécessaires, c'est là que doit être cherchée leur réalité puisque celles-ci n'ont rien de substantielle. Le principe de contradiction est la règle de cet entendement, non pas que cet entendement soit limité par ce principe, mais parce que l'entendement parfait de l'être suprême ne peut manquer d'obéir au principe qui fonde le bon exercice de la raison. Suivre le principe de contradiction permet au contraire à la connaissance divine d'être purement positive et de ne comprendre aucune négation. L'entendement divin est donc plus précisément la source des essences, ou possibles, car il contient tout ce qui n'implique pas contradiction.

La volonté divine arrive ensuite et n'a donc aucun pouvoir sur le contenu de l'entendement divin, elle ne choisit pas les vérités nécessaires, pas plus qu'elle ne décrète les possibilités. Non pas, là encore, que cette volonté soit bornée de façon extrinsèque mais une volonté parfaite doit être réglée par un entendement tout aussi parfait, c'est-à-dire qui n'admet rien de contradictoire et qui contient d'emblée toutes les vérités éternelles ; une volonté parfaite n'étant pas une liberté de tout choisir, mais une liberté qui s'attache à tout faire selon le suprême bien. La volonté divine choisit donc parmi les essences, elle est le critère qui élit certains possibles à l'existence et par conséquent elle est la source des existences. Et cette volonté est soumise au principe de raison suffisante ce qui signifie qu'elle choisit toujours le meilleur parmi les possibles, c'est-à-dire ceux qui font montre de la plus grande perfection.

Mais la puissance de Dieu est première, car elle est la source de tout, de l'entendement et de la volonté donc des essences comme des existences. De plus c'est elle qui maintient le monde une fois celui-ci créé.

Nous avons donc un entendement divin qui contient les essences, chacune d'elles étant une monade possible qui a déjà, en tant que possible, la multiplicité qui fait son originalité et qui contient la suite de ses évènements futurs potentiels. Cette suite d'évènements est une suite de perceptions et comme le degré de distinction de celles-ci détermine sa perfection potentielle, le degré de perfection d'une monade est déjà contenu dans son idée. La volonté divine choisit alors parmi ses monades potentielles celles qui seront élues pour exister. Elle choisit selon le meilleur qui est la plus grande perfection possible dans le monde créé. Dieu n'a donc qu'à discriminer selon la suite des évènements de chaque monade que son entendement lui fait connaître. Certains possibles sont cependant incompossibles, c'est-à-dire que s'ils sont individuellement possibles, leur combinaison implique contradiction. De telles combinaisons sont donc impossibles et la volonté de Dieu doit alors choisir un monde entièrement compossible, cela explique la présence du mal dans le monde et l'inexistence de certains biens potentiels, le mal étant nécessaire pour un plus grand bien de même que tous les biens ne sont pas compatibles. C'est enfin la puissance divine qui permet au choix divin de se concrétiser et de se maintenir.

Cette perfection potentielle que contient déjà chaque être lorsqu'il n'est qu'à l'état de possible, puisque cette perfection est discriminante pour exister, est la tendance propre de chaque monade à exister. Mais comme elles tendent ainsi toutes à l'existence, elles s'entre-empêchent dans la mesure où elles ne sont pas toutes compatibles. De plus aucune d'elles n'a de toute façon la perfection nécessaire pour exister de son propre chef car ce ne sont que des êtres contingents. Il n'y a donc que la volonté divine pour favoriser certains possibles plus que d'autres selon son inclination au meilleur que nous avons explicitée. Cette faveur divine se manifeste par des fulgurations continuelles, effet de la puissance de Dieu, s'accommodant à son entendement et à sa volonté.

Preuves de l'existence de Dieu

Il peut paraître étrange d'aborder les preuves de l'existence de Dieu après avoir traiter ses propriétés et son oeuvre mais cette ordre logique tient à ce que ces preuves a priori se basent sur son concept tandis que celles a posteriori partent des propriétés des choses créées.

Leibniz commence à prouver l'existence de Dieu par la preuve traditionnelle de Saint Anselme et de Descartes sur les perfections divines mais en la corrigeant. Ainsi, puisque Dieu est infiniment parfait, il doit posséder toutes les perfections et chacune d'elles sans borne. Tout ce qui est positif étant susceptible de perfection, l'existence peut être conçue comme une perfection car elle est essentiellement positive. L'être sans borne doit donc exister. L'existence est conçue comme déjà contenue dans le concept de Dieu, il s'agit d'ailleurs de la seule idée qui contiennent ainsi sa propre existence de manière expresse. Mais cette preuve est incomplète car elle nécessite que l'on montre préalablement que cette idée existe. Une idée existe par le fait qu'il s'agit d'un possible, donc elle doit être fondée sur le principe de contradiction ; c'est cela qu'il faut préalablement prouver pour que cette preuve de Dieu soit logiquement viable. Dieu a donc se privilège de pouvoir exister par le seul fait d'être possible, il est l'être nécessaire dont l'existence est contenue dans son essence. La contradiction signifie l'affirmation d'un être et de son contraire ou, autrement dit, l'affirmation et la négation simultanée du même être. Le concept de l'être infiniment parfait, puisque la perfection est radicalement positive, ne peut contenir la moindre négation, mais seulement des affirmations sans borne, il ne peut donc être contradictoire. Dieu est alors possible et existe donc nécessairement. Cette preuve est dite a priori dans le sens où c'est l'analyse du seul concept de Dieu qui permet de prouver son existence.

En reprenant la terminologie de la tendance propre à chaque être, il est possible de redoubler cette preuve. Tous les possibles tendent à l'existence, mais ils n'y parviennent pas à cause de leur imperfection. Ils ne se suffisent pas à eux-mêmes et s'entre-empêchent de surcroît. Mais l'être suprême, s'il est possible, puisque infiniment parfait, ne peut manquer de rien pour accéder à l'existence. De même ne trouvera-t-il rien à son niveau capable de l'empêcher d'exister car il dépasse infiniment tous les autres êtres. Si tous les êtres tendent naturellement à exister, l'être sans borne ne peut logiquement manquer d'accomplir cette tendance. Tous les possibles sont toujours dans un état intermédiaire entre la puissance et l'acte, excepté Dieu dont l'infini perfection lui accorde se privilège d'être toujours un pur acte.

Leibniz y suppléait deux preuves a posteriori, basées sur la considération des choses créées. La première est fondée sur la contingence. Toute être créé est contingent dans le sens où il ne contient pas la raison de son existence car son essence n'est que possible et jamais nécessaire, cette raison est donc à rechercher dans un autre être hors de lui. Dans le monde créé, où il n'y a que des êtres contingent, et il est donc impossible d'y trouver un être qui rende raison de lui-même, c'est-à-dire qui ne soit pas conditionné par une cause antérieure. La recherche de la raison dernière d'un contingent se fait alors sans fin, en parcourrant une infinité d'être contingents, en remontant indéfiniment le circuit de la causalité. Mais aucun contingent ne pourrait être réel s'il n'y avait que des êtres contingents, il faut au moins un être nécessaire, qui contiennent sa propre réalité, pour qu'il puisse exister des contingents. Explicité mathématiquement, les êtres contingents constituent une série infinie mais cette série doit elle-même avoir une raison, cette dernière devant être conçue comme hors de la série, elle ne peut être contingente mais nécessaire. Autrement dit, selon le principe de raison suffisante, toute chose doit avoir une raison pour être ainsi plutôt qu'autrement et, comme le principe de contradiction ne peut être cette raison, il faut imaginer quelque autre puissance capable discriminer entre les possibles. Le hasard ne satisfaisant pas non plus au principe de raison suffisante, on ne peut imaginer qu'une volonté pour opérer cette discrimination.

La seconde preuve a posteriori est basée sur l'Harmonie préétablie. L'action des monades les unes sur les autres n'est pas concevable et leur accord doit donc consister dans une concordance préalablement instaurée entre elles. Mais cet accord n'a pu être prévu que par un être dont l'entendement connaît la suite entière de tous les évènements de toutes les monades ; un être intelligent donc, et infiniment intelligent puisque son intelligence doit porter sur tout les détails du monde. De même, seule une volonté a pu être à l'origine de cette harmonie car elle témoigne d'un souci d'économie qui relève du principe du meilleur, caractéristique de la volonté. Enfin il faut une puissance infinie pour avoir ainsi égard à toutes les monades et toutes les régler en accord avec toutes les autres pour toute la durée du monde. Et puisque qu'il n'y a qu'une seule harmonie pour toutes les monades et que tout est lié dans l'univers, c'est qu'il doit s'agir de la même intelligence, de la même volonté et de la même puissance, et qu'un seul être, présentant toutes ces caractéristiques, doit être à l'origine du monde. Cette Harmonie préétablie, déduite par des principes logiques, nécessite Dieu car elle manifeste l'infinité des attributs d'un créateur du monde.

Les Esprits et la Cité de Dieu

Nous avons déjà vu que les esprits, ou âmes raisonnables, ont un statut particulier dans la hiérarchie des êtres, mais ce statut est encore plus spécial sur la question du rapport des monades à Dieu. En effet toutes les substances sont un miroir vivant de l'univers, et comme celui-ci témoigne des qualités de son créateur, elles représentent également toutes Dieu dans une certaine mesure. Mais les esprits le représentent infiniment mieux, ils représentent davantage Dieu que l'univers là où les autres monades représentent davantage l'univers. Cela tient à la raison qu'ils ont en partage, qui leur permet d'accéder à une connaissance rationnelle et théorique de la structure du monde, connaissance inaccessible par les voies empiriques auxquelles sont réduites les âmes sensitives. L'accès qu'a l'âme humaine à la connaissance d'elle-même, aux vérités éternelles, aux principes intemporels et à la connaissance de Dieu, lui permet de saisir, dans une certaine mesure, le système du monde. Les esprits deviennent par là architectoniques car ils sont alors capables d'imiter Dieu dans ses capacités ordonnatrice et créatrice ; ils peuvent diriger dans leur département de la même que Dieu le fait dans le monde, à mesure de la connaissance finie dont ils sont susceptibles à l'égard du fonctionnement de la création divine.

Cette capacité qu'ont les âmes humaines d'imiter Dieu en reproduisant, imparfaitement certes, ses facultés créatrices par leur entendement et leur volonté, les mettent dans un commerce tout particulier avec lui. Parce qu'ils possèdent les mêmes facultés, bien qu'infiniment moins développées, de part leur capacité à choisir selon la raison, les esprits sont susceptibles de comprendre, dans une certaine proportion, l'intelligence et la bonté de la création divine. Et cette raison les élève à la connaissance de Dieu, leur fait approcher les vérités éternelles et les principes qui sont les règles de l'entendement de Dieu, et la considération du bien qui est celle de sa volonté. Tout cela dote les esprits de qualités morales inédites parmi le monde des créatures, de par leur rapprochement exceptionnel avec le créateur. Ces qualités leur permettent de rentrer en société avec Dieu et de former avec lui la Cité de Dieu. Et le créateur, parce que cela est nécessaire pour l'application de sa justice divine, a conçu les esprits de sorte que la connaissance d'eux-mêmes et le souvenir de leur actions, constitutifs de leur moralité, se conservent jusqu'à la fin du monde, quoique parfois confusément, dans le sommeil et la défaillance comme dans la mort.

Dieu est architecte à l'égard de tout l'univers et de toutes les monades, il est comme l'inventeur à sa machine, réglant tout en faisant montre de sa sagesse et de sa puissance afin d'instituer le règne de la nature dont le fonctionnement est celui des causes efficientes et dont le commerce des corps fait partie. Il est aussi monarque, ou législateur, à l'égard des esprits qui sont en société avec lui. Dieu institue avec eux le second règne qui est celui de la grâce et qui correspond à celui des causes finales. C'est pourquoi il n'y a que dans le règne de la grâce que se manifeste la bonté de Dieu ; non pas qu'elle ne soit pas partout, au contraire, mais seuls les esprits sont capables de saisir cette bonté et de la rechercher en vertu des qualités morales qui sont les leurs.

Ces deux règnes, celui de la nature et celui de la grâce, se rencontrent dans une harmonie qui n'est pas sans rappeler l'Harmonie préétablie. La justice divine qui s'opère selon la grâce s'effectuant par les voies naturelles de l'autre règne de la même manière que le corps se déplace selon ses propres lois aux occasions des évènements de l'âme. Il y a même plus qu'analogie puisque le règne de la nature correspond au monde physique et aux causes efficients tandis que le règne de la grâce correspond au monde moral et aux causes finales. Toutes les monades connaissant en dernière instance la finalité de par la faculté appétitive qu'elles ont, ce qui laisse les esprits dans un statut spécial qui les élève au règne de la grâce, ce qui leur accorde ce statut privilégié de citoyens de la république divine, c'est la compréhension qu'ils ont des lois de la Cité de Dieu et la considération du bien qui en découle. Dieu dirige en effet ses sujets à la mesure de sa perfection, l'inclination qu'il a pour le bien lui faisant ériger des lois qui s'y conforment parfaitement. Ainsi les esprits sont-ils toujours récompensés ou châtiés à la mesure exacte de la bonne volonté dont ils ont fait preuve. Et cette récompense ou ce châtiment s'opère toujours correctement selon l'ordre naturel, sans que Dieu n'est jamais à intervenir spécialement ; ce dernier ayant tout prévu par avance, pour que la suite des évènements que doit connaître chaque esprit s'accorde avec se qui se passe dans le monde des corps, c'est-à-dire avec toutes les autres monades. C'est parce qu'ils appartiennent au règne de la grâce que les esprits peuvent connaître la bonté de Dieu, mais ils peuvent l'observer dans le règne de la nature car, bien que selon la rigueur métaphysique tout se qui arrive dans un esprit résulte de sa constitution intrinsèque, c'est par le biais de la nature que Dieu dispense le bien selon les mérites individuels.

Si Dieu préfère les esprits de part leur plus grande perfection intrinsèque, il ne les a pas seuls créés et tous créés à cause de l'incompossibilité qu'ils connaissent et qui est liée à leur imperfection. Sa bonté n'a seulement pu créer que le meilleur, qui nécessite des âmes inférieures aux esprits afin de dispenser à ces derniers un maximum de bonté. Le principe du meilleur est donc mis en exercice pour que récompenses et châtiments soient dispensés de manière optimale, bien qu'il faille parfois que cette justice ne soit pas rendue immédiatement. Il demeure qu'il n'y a aucun monde possible qui puisse connaître meilleure justice. La perfection de la monade dans le règne de la nature correspondant à la félicité de l'âme humaine dans celui de la grâce, cette félicité doit correspondre à une perception plus distincte qui rende raison d'une perception plus confuse ; celle-ci étant à chercher dans la passion subie par une autre monade et donc dans une imperfection.

La justice divine semble cependant ambiguë par le fait qu'elle juge de la bonne volonté des esprits alors que Dieu est censé connaître par avance toute la suite des évènements de toute monade, chaque acte libre d'une esprit étant soumis à une nécessité ex hypothesi que Dieu saisit car il l'a instauré. Mais la liberté des esprits est maintenue par le fait que cette nécessité leur est inaccessible, qu'ils ne peuvent déterminer, avec la valeur de la nécessité, les évènements futurs d'un être. Si les justes sont pour ainsi dire élus par l'omniscience divine dés leur création, il demeure impossible aux esprits de s'assurer de cette élection. Comme nous l'avons déjà vu précédemment, l'inclination vers l'apparence du bien dont est susceptible un esprit ne rentre pas en opposition avec la volonté divine, elle est en est bien plus l'instrument et elle n'est donc jamais nier par la toute puissance de Dieu. Ainsi les saints ne sont pas saints parce qu'ils sont aimés de Dieu, mais ils sont aimés de Dieu parce qu'ils sont saints. La suite des actes libres menant à cette sainteté étant tout de même contenue dans cette substance individuelle depuis sa création.

Leibniz satisfait, semble-t-il, à l'exigence d'un bon système, en montrant la validité du sien par la cohérence interne et l'exhaustivité dont il témoigne. La seule expérience nécessaire pour le comprendre et pour en éprouver la validité est l'expérience interne, de notre propre âme et des phénomènes quelconques qu'elle connaît, car un tel système ne demande pas plus que le cogito pour définir la monade, et l'expérience du composé pour appréhender le corps. Les principes logiques y ont non seulement une place, puisqu'on y traite de leur réalité, mais ils sont également rigoureusement respectés ; ils forment même une ossature essentielle et fondatrice. C'est donc un système construit par la rigueur logique puis soumis à l'expérience commune que Leibniz nous propose, bien qu'il faille souvent dépasser l'intuition immédiate afin de pleinement en saisir la portée. De même aucun sujet philosophique ne semble omis bien que notre exposé ne soit pas rentré dans les détails de chacun.

1.5. Conclusion

Dans le système leibnizien, outre Dieu, l'âme est première et fonde la réalité de tout le reste. C'est cependant ce reste qui semble se dévoiler le plus facilement, nous voyons les corps qui nous entourent avant de concevoir les âmes qui doivent les constituer. Mais cela tient à un excès d'empirisme dans nos raisonnements, car la rigueur logique nous fait en réalité connaître l'âme avant les corps, c'est là la signification du cogito. La rigueur rationnelle, qui est plus que le vulgaire empirisme puisqu'elle recherche davantage que des vérités de fait, nous montre par là qu'il ne peut y avoir de corps sans âme, ne serait-ce parce que c'est par elle que ces corps peuvent être connus. Cette expérience des corps étant la seule que nous ayons, il n'y a que sur elle que nous puissions fonder la moindre théorie physique. Et Leibniz prend conscience de cette tâche et tente, avec sa dynamique, de construire une théorie des corps qui cesse d'omettre l'âme et de la considérer, à la manière de Descartes, comme quelque chose qui s'y superposerait.

Cette réflexion sur l'essence des corps est de surcroît alimentée par l'insuffisance qui se constate dans la pure mécanique. Insuffisance concrète, car ce sont de réelles et importantes erreurs que Leibniz découvre dans la mécanique lorsqu'il l'a soumet à l'expérience la plus commune, mais également insuffisance plus philosophique, car le mécanisme souffre de ne point satisfaire à certains principes logiques essentiels. Certaines considérations qui mènent à la métaphysique et à l'âme ne sont cependant pas tirer des erreurs de la mécanique mais parfois également de ses vérités, Leibniz à seulement le mérite de fournir l'effort pour en tirer des conséquences inédites ou de continuer des raisonnements qui n'avaient étés arrêtés que par l'apparence d'une solution.

Dans une autre optique, l'expérience commune aussi bien que l'expérience scientifique nous montre un monde bien loin des schèmes cloisonnés de la connaissance humaine. La métaphysique parle d'entités bien séparées et classées dans des catégories qui revêtent des attributs ontologiques alors que l'analyse de la constitution du monde nous le montre davantage continu, à la fois homogène dans son ensemble et hétérogène dans tous ses détails, à l'infini. Leibniz prend la mesure du fonctionnement phénoménal de notre connaissance, les dénominations et les catégorisations dont nous sommes susceptibles et qui nous permettent cette connaissance ne devant pas nous masquer la continuité et l'infinité qui caractérise le monde. Ce principe de continuité, que Leibniz pose, lui est d'un grand usage dans la physique mais également dans la métaphysique comme dans les mathématiques, il n'a d'ailleurs de valeur que s'il peut ainsi s'appliquer dans tous les domaines indifféremment. Il n'y a plus de catégories ontologiques car elles tiennent toutes à notre perception et à l'échelle à laquelle nous nous situons ; même les esprits commencent entéléchies et doivent connaître un changement progressif et continu qui n'est jamais un saut d'une catégorie à une autre. Bien plus toute catégorie est épistémologique mais peut tout de même conserver ainsi une certaine légitimité et une efficacité ; comme le corps, qui n'est qu'un agrégat phénoménal, possède cependant une certaine réalité, dans notre perception, dont la réalité est plus fondamentale.

Cette continuité quintessencielle a également pour conséquence de former un monde où tout est lié d'une manière ou d'une autre. Toutes les monades perçoivent toutes les autres dans le commerce des âmes tandis que tous les corps entrent dans un certain rapport mécanique avec tous les autres dans le monde corporel. De même les monades sont dans une harmonie spéciale avec les corps de sorte que ces derniers symbolisent par leur propre communication avec l'accord que connaissent les premières. Le monde de Leibniz est un monde où tout sympathise dans un souci d'harmonie et d'économie, cela s'observe dans la physique comme dans la philosophie et cela ne peut être que le fruit d'une intelligence ; en dernière instance, c'est grâce à Dieu et à ses attributs si tout peut être ainsi parfaitement lié. C'est également cette intelligence qui rend le monde intelligible car il n'y aurait rien à comprendre dans un monde qui n'aurait pas de sens.

Ce principe de continuité est aussi à mettre en relation avec le concept d'infiniment petit si chère à Leibniz. Sans celui-ci tout le système peut s'en trouver très dur à saisir. Il sert aussi bien à justifier le calcul différentiel, en substituant un point par une distance infiniment petite, qu'à comprendre ce que peut être la force physique et le mouvement dans un point et dans un instant. C'est également la seule manière, outre le cogito, de saisir la monade inétendue et de la rendre intelligible. Le rapport de cet infiniment petit avec la continuité tient à ce qu'il permette de comprendre la continuité qu'il doit y avoir entre des notions d'apparence hétérogènes comme le repos et le mouvement ou la puissance et l'acte. Pour dépasser ces catégorisations physiques et métaphysiques il est nécessaire de penser le repos comme un mouvement infiniment petit et de n'admettre ni puissance ni acte pur mais seulement une tendance allant de l'infiniment petit à l'infiniment grand.

La grande originalité que nous attribuons cependant au système leibnizien reste la primauté qui y est donnée à l'expression. La réalité fondamentale est constituée de monades, dont la modalité d'action est un rapport d'entre-expression. Tout autre type de communication observable n'est justement qu'observé, toute la mécanique des corps n'est qu'un phénomène, bien qu'elle témoigne tout de même d'une certaine efficacité. La transmission de l'information n'est pas permise par un support matériel, elle est première, ontologique, basée sur un accord préalable ; c'est le support matériel qui n'est lui-même qu'une conséquence de cette interconnexion idéale qui fait l'harmonie entre les monades. Et si cette information circule instantanément, c'est parce qu'il ne s'agit pas proprement d'une communication ou d'un transfert, mais d'une concordance préétablie entre tous les centres de perception que sont toutes les monades du monde. Tous les phénomènes observables trouvent leur fondement dans cette information, de la même manière que le corps a sa raison d'être dans une monade qui le perçoit, que ce soit son entéléchie dominante dans le cas d'un corps organisé ou une tierce monade dans le cas de matière inerte. Mais la monade n'est pas seulement un centre de perception, elle est également douée d'appétit. Car là encore une perception ou une information n'est pas soit vraie soit fausse, elle varie du confus au distinct autant que de l'infiniment petit à l'infiniment grand ; cette information est donc douée d'une tendance. Puisque que cette tendance est le fruit d'une pure spontanéité dans la monade, celle-ci témoigne d'une autonomie très comparable à la liberté. Cette information suppose une espèce d'intelligence dans la monade de même que cette spontanéité appelle à une forme de volonté, donc on peut considérer toutes les monades comme proprement douées d'intentionnalité, même si parfois elle peut n'être qu'infiniment peu développée.

Leibniz eut le mérite de tenir pleinement compte des avancées scientifiques de son époque, lorsqu'il n'y participait pas lui-même. Son système était non seulement en partie le fruit de ces considérations scientifiques, mais également mis à l'épreuve de ces nouvelles données. La science, et notamment la physique, a cependant énormément évolué depuis le dix-septième siècle ! En quantité de connaissances, mais aussi dans ses modalités d'acquisition et dans ses axiomes épistémologiques. Ayant achevé son exposé, nous pouvons désormais reprendre le système de Leibniz afin de réitérer son entreprise visant à mettre la théorie à l'épreuve de l'expérience et d'opérer la jonction entre les considérations de métaphysique et celles de la science. C'est donc en abordant ces nouvelles données apportées par la physique quantique que nous allons tenter d'éprouver le système de Leibniz pour en estimer l'actuel degré de validité concernant ses prétentions ontologiques.

2. Exposé de la problématique quantique

2.1. Introduction

Il est maintenant temps de s'intéresser à la physique quantique pour réunir tous les éléments nécessaires pour mettre rigoureusement le système de Leibniz à l'épreuve. Mais la confrontation du système de Leibniz et de la mécanique quantique ne peut se faire à armes égales car, malgré toute l'étendue, toute la complexité et toute la perspicacité que nous lui attribuons, le système de Leibniz reste le travail d'un seul homme tandis que la physique quantique est le fruit du travail de centaines de théoriciens et d'expérimentateurs pendant un siècle entier. Donc si nous nous sommes refusé l'exhaustivité dans le premier cas pour des questions de méthode, entreprendre l'exposé complet de toute la théorie quantique est non seulement hors de nos capacités mais il faudrait plusieurs vies d'hommes au meilleur des physiciens ou des épistémologues pour achever une telle entreprise. Et cela n'est pas uniquement dû à la masse des travaux qui ont été fournis dans ce domaine par plusieurs générations de physiciens mais également au fait que la théorie quantique est exprimée dans un formalisme mathématique d'une extrême complexité qui utilise parmi les plus pointus des modèles mathématiques imaginés. Comprendre tous les rouages de ce formalisme est donc une prouesse qui nous est inaccessible. Fort heureusement, une telle compréhension n'est pas nécessaire à l'objectif que nous nous sommes fixé.

Cet objectif n'est pas l'exposé de toute la théorie quantique ni de tout son formalisme, mais uniquement de ses aspects philosophiquement problématiques, afin de pouvoir opérer ensuite une fructueuse confrontation avec le système leibnizien. Comme nous allons le voir, si la problématique quantique est clairement liée aux particularités de son formalisme, elle ne réside pas dans ses détails et peut être mise en évidence par des cas types assez simples pour nous être parfaitement accessibles. On peut voir cependant que, comme c'est également le cas dans d'autres domaines scientifiques aussi spécialisés, nous devrons accorder une foi quelque peu aveugle dans les données que nous fournissent les scientifiques car l'actuelle spécialisation des domaines de recherches nous empêche d'opérer de réelles vérifications dans un domaine qui n'est pas le nôtre (d'autant plus que les vérifications expérimentales demandent des moyens immenses). Là encore nous pouvons mettre en avant que cela n'est pas gênant dans la mesure où, si la physique quantique est le sujet de nombreuses controverses et luttes intestines -sûrement plus que dans toute autre science d'ailleurs, celles-ci ne portent quasiment pas sur ses aspects techniques ou sur le contenu de son formalisme. Au contraire la physique microscopique jouit d'un consensus très fort quand à l'efficacité opératoire de ses outils mathématiques et c'est bien davantage sur la question de la signification de ces outils et sur la nature des objets étudiés que des interprétations divergentes s'affrontent. D'ailleurs nombreux sont les microphysiciens qui, pour comprendre des outils épistémiques parfaitement efficaces et maîtrisés, ont dû se tourner vers la philosophie afin d'étudier la genèse et la signification de certains concepts issus de la physique classique qui ne revêtent plus la même évidence concernant la physique quantique.

Les découvertes de la physique quantique durant la première partie du vingtième siècle sont souvent rassemblées sous le terme de `'révolution quantique''. Nous allons donc commencer par éclairer ce point par l'étude plus ou moins chronologique de la naissance des concepts quantiques, centrée sur les questionnements qu'imposent ces découvertes. Nous serons alors en mesure de déterminer dans quelle mesure et sur quels points la microphysique peut être qualifiée de révolutionnaire. La communauté des physiciens ne s'étant pas arrêtée là et ayant fourni de nombreuses réponses de multiples formes aux problèmes que soulève la mécanique quantique, nous tenterons de passer en revue les différents types de solutions proposés. Ce sera l'occasion d'aborder la façon dont s'articulent, dans la problématique quantique, les traditionnelles antinomies que sont l'idéalisme et le réalisme ainsi que l'opératoire et le théorique. A cette occasion, des questions majeures d'ordre ontologique et épistémologique concernant la physique quantique seront abordées.

2.2. Les problèmes posés par la physique quantique

2.2.1. L'échec des conceptions classiques

Discontinuité et quanta

Tout d'abord il nous faut faire un rapide rappel des acquis de la physique à la fin du dix-neuvième siècle. La mécanique newtonienne est toute puissante et universellement reconnue. La nature fondamentalement corpusculaire de la matière fait plus que jamais l'unanimité, de même que le déterminisme qui gouverne son mouvement. La physique électromagnétique bénéficie également d'une stabilité et d'un consensus exceptionnels, ayant permis de réunir dans une même théorie l'optique comme l'ensemble des phénomènes magnétiques. Il faut également remarquer que presque toute la communauté scientifique est alors complètement immergée dans un paradigme atomiste. Il est admis que la matière est entièrement composée d'atomes, eux-mêmes composés d'un ou plusieurs électrons en orbite autour d'un noyau, mais surtout de vide. Cependant certains points concernant l'atome sont encore flous, notamment les modalités mécaniques qui permettent à un électron de se maintenir ainsi en orbite autour du noyau. La thermodynamique, stimulée par la révolution industrielle, est également très florissante, permettant d'expliquer de nombreux phénomènes concernant les transferts d'énergie et les rapports entre interaction moléculaire et évolution d'un système macroscopique.

Ce sont justement des travaux de thermodynamique qui permirent à Max Planck, au tout début du vingtième siècle, d'introduire la constante h qui porte son nom, résultat traditionnellement pris comme commencement à la physique quantique. Alors qu'il tente de mesurer le rayonnement du corps noir, c'est-à-dire la lumière émise par un métal porté à une très haute température en l'absence de tout autre rayonnement, il s'avère que l'énergie ne se mesure que par `'paquets''. L'introduction de la constante de Planck correspond clairement à l'apparition d'une certaine discontinuité dans les transferts d'énergie observables. Pourtant Planck n'y voit encore qu'un artifice de calcul car il partage l'idée universellement admise que l'énergie peut théoriquement être mesurée dans des quantités aussi petites que l'on veut.

C'est Albert Einstein qui prend toute la mesure de cette découverte en supposant qu'à tout rayonnement lumineux correspondent des `'grains de lumière'' (qui seront plus tard appelés photon). Il s'agit de la première apparition du concept de quanta par l'interprétation ontologique que fait Einstein de la constante de Planck : si l'énergie se transmet de manière discrète, que des nombres entiers apparaissent inévitablement à une certaine échelle dans tout processus de quantification de l'énergie, c'est qu'elle doit avoir une nature corpusculaire. Par cette supposition, le jeune physicien de vingt six ans parvient d'ailleurs à résoudre un autre problème majeur que peinait à solutionner la physique ondulatoire, l'effet photoélectrique. Il n'est pas nécessaire de préciser la nature de cet effet mais il faut seulement remarquer que là où la théorie purement ondulatoire de la lumière ne permettait pas d'expliquer une bizarrerie de l'interaction entre matière et lumière, une vision corpusculaire y parvient. En réalité, Einstein voit dans cette apparition de la discontinuité l'opportunité de réunifier dans un paradigme unique et cohérent l'atomisme, qui pose fondamentalement la discontinuité, et la continuité radicale qui caractérise la formulation traditionnelle de l'électromagnétisme.

C'est également ce but là qui guide Niel Bohr lorsqu'il parvient, en utilisant cette même constante de Planck et en n'admettant que des transferts discrets d'énergie, de rendre compte du fait qu'un électron en orbite autour d'un noyau atomique ne finit pas par perdre toute son énergie pour venir s'écraser sur ce dernier comme le prédit la mécanique de Newton. La théorie qu'il met en place permet également d'expliquer les transferts d'électrons qui s'effectuent entre atomes et dont la mécanique classique ne rend pas compte non plus. Ainsi, de la même manière que les nombres entiers apparaissent dans les mesures de Planck, seuls certaines orbites sont permises à un électron, ce qui lui permet de garder le même orbite sans perdre d'énergie, jusqu'à ce qu'il émette un quantum d'énergie en passant d'une orbite à l'autre (qui peut être d'un atome à l'autre). Bohr vient de créer le concept de saut quantique qui n'est absolument pas géré par la mécanique newtonienne et par conséquent met parfaitement en évidence la contradiction qui naît entre un tel modèle discontinuiste et les fondements de mécanique classique.

On peut voir comment, à première vue, l'apparition de la physique quantique correspond à une confirmation du modèle atomiste autant qu'à l'échec des postulats de la physique newtonienne. L'idée que la discontinuité puisse être ontologique a le vent en poupe, mais bientôt des problèmes théoriques directement liés à cette discontinuité feront leur apparition.

Ondes et particules

Un des problèmes majeurs soulevés par la nouvelle théorie quantique est que l'apparition d'une vision corpusculaire de l'énergie est symétrique celle d'une onde de matière. Cela ne fut pourtant pas immédiatement évident dans un contexte où tous les objets de la physique, jusqu'à ce moment là, appartenaient soit au domaine des corpuscules, soit à celui des ondes. La conception ondulatoire de la lumière, ainsi définie avec efficacité par la physique électromagnétique, entre donc en opposition avec les grains de lumière de nature corpusculaire de Einstein, qui montrent pourtant eux aussi leur validité opératoire. C'est Louis de Broglie qui eut le premier l'idée que des particules élémentaires comme le photon devaient être pilotées par une onde pour qu'elles puissent évoluer de cette manière une fois étudiées en grand nombre. Là encore la rupture avec les conceptions classiques est radicale car non seulement cette idée d'onde pilote associée à toute particule matérielle est inédite mais aucune théorie ne peut à ce moment là en rendre compte. L'aspect le plus dérangeant d'une telle théorie est apparue cependant lorsqu'elle fut confirmée expérimentalement par les expériences de Davisson et Germer et ensuite par d'autres types d'expériences.

La physique classique connaît un moyen très simple, par le dispositif des fentes de Young, de montrer si un phénomène est de nature corpusculaire ou ondulatoire. Il s'agit tout simplement de placer entre l'instrument émettant corpuscules ou onde et l'écran capteur un panneau percé de deux fentes. Si on a affaire à des corps comme des billes, il est aisé pour n'importe qui de prévoir quelle figure se présentera sur le capteur : n'apparaîtront sur l'écran capteur que des marques localisées pour les billes ayant étés lancées dans l'axe d'une des fentes si seulement l'une des deux est ouvertes, ou dans l'axe des deux si les deux sont maintenues ouvertes. On ne peut faire la différence entre les résultats d'une expérience faite avec les deux fentes ouvertes et l'addition pure et simple des mesures de deux expériences effectuées une fois avec une seule fente ouverte et ensuite avec l'autre. Dans le cas d'une onde projetée avec une seule fente ouverte, l'écran sera marqué d'une manière assez similaire à un phénomène corpusculaire, dans l'axe de la source et de la fente. La différence apparaît dans le cas d'une onde projetée lorsque les deux fentes sont ouvertes : entrant dans deux fentes différentes l'onde se divise en deux ondes séparées qui interfèrent alors entre elles dans l'intervalle qui sépare le panneau de l'écran capteur. Sur ce dernier apparaissent alors des franges d'interférence qui sont des zones où l'onde n'a pas été détectée bien que située dans l'axe entre la source et une fente. En d'autres termes, le résultat de l'expérience effectuée avec une onde et deux fentes ouvertes n'aboutit pas aux mêmes mesures que si on effectuait successivement une expérience avec seulement l'une des deux fentes ouvertes puis une autre avec la seconde fente et que l'on juxtaposait leurs résultats. Cette expérience est décisive pour distinguer les phénomènes corpusculaires des phénomènes ondulatoires dans la mesure où seulement dans le cas de ces derniers des franges d'interférences apparaissent.

L'expérience de Davisson et Germer est une simple transposition de cette expérience à l'échelle quantique grâce à un canon à électrons. Lorsque les électrons sont projetés un part un, des marques de même type que les marques des billes apparaissent sur l'écran capteur, c'est-à-dire des marques individuelles, bien localisées et sans franges d'interférence. Cela confirme leur nature corpusculaire car de telles marques ne peuvent pas être données par des ondes. Mais les choses se corsent lorsque les électrons sont émis en grands nombres car des franges d'interférence apparaissent bien qu'ils soient toujours possibles d'observer des impacts localisés d'entités corpusculaires. Il semble donc nécessaire de traiter un ensemble de nombreux corpuscules comme une onde et de lui donner une longueur d'onde ainsi qu'une fréquence bien que cela soit en totale opposition avec les bases de la physique classique.

Le plus intéressant et le plus original dans une telle découverte ce n'est pas tant que la physique a mis en évidence un nouvel objet aux propriétés inédites, car cela peut arriver souvent, mais le problème naît que ce nouvel objet est censé constituer les fondements de toute matière et de tous les phénomènes que nous observons. Nous ne voyons pas les objets macroscopiques qui nous entourent se déplacer comme dirigés pas une onde, pas plus que des corps effectue des déplacements arithmétiques dans un intervalle de temps nul comme lors d'un saut quantique. Si la mécanique newtonienne, comme la plupart des théories de physique classique, est fort intuitive et ne fait que préciser des notions de mouvement et de corps qui nous sont en réalité très familières, la physique quantique voit apparaître des entités et des principes qui semblent totalement hétérogènes avec notre expérience commune. Bien que pour l'instant cela puisse être considéré -avec cependant un manque de rigueur caractéristique- comme une vulgaire curiosité, une telle distance entre la physique quantique et le sens commun ne fera, comme nous le verrons plus tard, que s'accentuer.

2.2.2. La construction du formalisme

Fonction d'onde et vecteur d'état

L'idée d'une onde pilote ayant été posée, il restait pour la prouver à fournir un outil basé sur la notion d'onde capable de prédire la trajectoire d'une particule. En effet une telle conception, aussi novatrice et séduisante qu'elle paraisse, ne peut être rigoureusement adoptée que si elle passe l'épreuve de l'expérience, c'est-à-dire que ses prévisions soient avérées lors de constructions expérimentales appropriées.

Si de Broglie n'avait pas donné de moyen mathématique pour obtenir de telles prévisions, Edwin Schrödinger fut celui qui permit cette validation en fournissant l'équation qui porte son nom. La célèbre équation de Schrödinger est une équation d'onde, c'est-à-dire qu'elle permet de décrire et de prédire le comportement de l'onde associée à toute particule que de Broglie avait mis en évidence. Pour être exact il faut tout de même noter que Schrödinger avait d'ores et déjà complètement abandonné le concept de particule pour ne conserver que celui d'onde. Cela montre comment une telle association entre onde et corpuscule était particulièrement difficile à admettre à ce moment là. Pour Schrödinger, ce que l'on peut observer comme présentant quelques analogies avec une particule, comme l'aspect discret des transferts d'énergie, ce sont les minuscules paquets d'ondes qui y correspondent et qui donnent l'impression ou l'illusion d'un objet corpusculaire. Ainsi l'électron n'est pas un corpuscule qui gravite autour du noyau atomique mais une onde centrée sur celui-ci. Quoiqu'il en soit l'équation de Schrödinger fournit le moyen, encore utilisé aujourd'hui, de prédire l'évolution dans le temps des entités étudiées en physique quantique au moyen de fonctions d'onde.

La conception purement ondulatoire de Schrödinger montra tout de même ses limites. Plusieurs difficultés liées à la notion de fonction d'onde furent notées, comme la prévision de la réaction d'une telle onde lors de collision qui est en désaccord avec le comportement bien plus proche de celui d'un corpuscule qui est observé expérimentalement. L'abandon du concept d'onde permet de faire disparaître ce type de problèmes, mais, pour d'autres raisons, il est impossible d'y substituer une conception corpusculaire. Ainsi l'équation de Schrödinger produit ce que l'on appelle le principe de superposition, c'est-à-dire que, d'une manière analogue au comportement des ondes classiques, toute interaction de deux fonctions d'onde produit une nouvelle fonction d'onde qui réunit les deux premières et reste entièrement soumise au principe d'évolution de l'équation. Ce principe, non seulement rend caduque une conception corpusculaire, mais pose également une difficulté non négligeable à une théorie ondulatoire : une fonction d'onde évolue dans un espace à 3n dimensions, où n est le nombre de particules qu'elle décrit (ou paquets d'ondes dans le langage de Schrödinger).

On doit à Paul Dirac la reformulation du formalisme de Schrödinger qui est encore beaucoup utilisée aujourd'hui et que l'on qualifie souvent de point de vue orthodoxe. S'il y est usuellement fait référence à des particules, c'est davantage de système dont on parle car un système peut être composé de plusieurs particules. On ne se prononce d'ailleurs guère sur le statut de ces particules et sur leur nature fondamentale, elles ne bénéficient guère mieux que d'une définition essentiellement opératoire. Le concept de fonction d'onde est remplacé par celui de vecteur d'état, bien plus abstrait et neutre concernant la nature de l'objet considéré, et ces vecteurs d'état évoluent dans des espaces de Hilbert tout autant abstrait et dotés de n dimensions, où n est le nombre d'observables du système (ce qui revient au même que les 3n dimensions de la formulation précédente et permet de conserver sans problème le principe de superposition).

On peut dans un premier temps noter que cette reformulation n'est que la première, et dans un certain sens le modèle archétypal, des restructurations dont la physique quantique est perpétuellement l'objet. Les outils mathématiques sont globalement conservés mais les termes sont changés, plus souvent pour des raisons de cohérence logique et théorique qu'à cause de nouvelles données expérimentales. Dans le cas présent le formalisme évolue vers plus d'abstraction et vers les aspects consensuels de la microphysique, à savoir les succès opératoires qu'elle connaît, mais d'autres reformulations plus discutées et plus nombreuses seront proposées pour orienter la théorie quantique vers davantage de prétentions ontologiques. Ainsi certaines idées de de Broglie et Schrödinger, bien qu'ayant été mises en échec par les difficultés que nous avons évoquées, seront remises au goût du jour par des théories tentant de surmonter ces difficultés.

Enfin, malgré le langage parfois corpusculaire de la formulation orthodoxe de Dirac (avec les références faites à des particules), on peut remarquer que toutes les précautions sont prises pour qu'aucun avis ne soit donné sur la caractère ondulatoire et/ou corpusculaire des entités quantiques. De même aucune signification ni aucun explication n'est donnée à la présence dans un tel formalisme d'espaces dotés de plus de trois dimensions. Ce parti pris permit de construire un formalisme inattaquable et très efficace mais incapable de fournir un réel discours sur la nature des choses.

Probabilité et prévisibilité

Voyons comment la théorie quantique, dans sa formulation orthodoxe, peut être qualifiée de statistique ou d'ensembliste. Ces expressions peuvent s'avérer trompeuses dans certaines circonstances mais elles possèdent une part de vérité que nous allons dégager.

Dans un espace de Hilbert, un vecteur d'état (ou une fonction d'onde) ne correspond pas rigoureusement à un système précis mais à un ensemble de systèmes physiques que l'on peut considérer comme identiques. En d'autres termes, il décrit un dispositif expérimental reproductible et par conséquent se définit de manière très opératoire. Cela est encore plus clair si l'on remarque que la notion de grandeur physique est remplacée par celle d'observable pour des raisons que nous éclaircirons ultérieurement. Un vecteur d'état permet donc de prédire quelle valeur de tel observable sera mesurée, non pas sur tel système physique, mais sur un ensemble de systèmes. Il permet donc de calculer une fréquence statistique, c'est-à-dire le nombre de fois n que la valeur en question sera observée sur N dispositifs expérimentaux identiques. Dans le cas d'un système individuel, c'est-à-dire pour un dispositif expérimental particulier, la prédiction que pouvait fournir le vecteur d'état en terme de fréquences statistiques devient la probabilité d'obtenir telle ou telle valeur sur l`observable mesurée. Une réelle prédiction, c'est-à-dire la possibilité de prédire que telle valeur sera obtenue ou pas, sur un système individuel, n'est possible que dans les cas très particuliers où la probabilité en question est de 1 ou 0.

L'apparition d'une théorie des probabilités en physique n'a rien d'original, elle est très courante dans toute entreprise prévisionnelle où les données en possession de l'expérimentateur sont insuffisantes. En physique classique, les probabilités sont un palliatif lié à l'absence ou à l'imprécision de certaines données. Par exemple, si l'on ne peut mesurer la masse de chacun des éléments d'un ensemble observé, on prendra une moyenne et on sera alors en mesure de calculer la probabilité que tel élément de l'ensemble soit dans tel état. Mais la physique quantique ne dispose de rien d'autre que cette probabilité, la question se pose alors de savoir à quoi elle constitue un palliatif car nous ne disposons d'aucun autre moyen plus précis de quantifier un système microscopique que le formalisme que nous avons évoqué. De plus, par sa structure mathématique très particulière en espaces vectoriels avec un nombre de dimensions variable, la théorie des probabilités utilisée par la physique quantique est très différente de celle traditionnellement utilisée dans toutes les autres sciences, dans un certain sens elle utilise même la théorie classique comme sous-système. C'est pourquoi le point de vue orthodoxe, afin d'éviter toute forme de spéculation que les physiciens pourraient qualifier de manière quelque peu péjorative de métaphysique, se limite à cette seule formulation abstraite en termes de probabilités et d'ensembles statistiques, sans pour autant admettre qu'il s'agit de la seule réalité ou que la réalité est structurée ainsi.

Schrödinger a introduit son équation d'onde, sans y introduire le moindre concept de probabilité car il avait expulsé la notion de particule et avec elle celles de trajectoire et de position. Dirac, dans la reformulation qu'il en a fait, en réintroduisant des éléments corpusculaires à la théorie, a transformé un outil de calcul de l'évolution d'une onde en outil de calcul des probabilités d'observer une position ou une trajectoire (ou d'autres observables tout autant corpusculaires). C'est encore cet usage qui est fait traditionnellement de l'équation de Schrödinger et qui reste en désaccord avec l'esprit dans lequel elle a été découverte.

2.2.3. La notion d'observateur

Contrafactualité et contextualité

Définie par un vecteur d'état, une particule se trouve dans un état superposé lorsque plusieurs valeurs sont possibles pour l'une de ses observables, c'est-à-dire que plusieurs possibilités possèdent une probabilité supérieure à 0. De même une fois que deux particules sont entrées en interaction, elles doivent être décrites par un seul vecteur d'état qui n'est pas une simple addition ou un simple produit de leurs vecteurs d'état respectifs, elles sont alors dites dans un état enchevêtré.

Par exemple, de deux particules a et b enchevêtrées, leur vecteur d'état commun nous apprend que l'une sera observée dans une position x et l'autre dans une position y quoique, avant toute mesure, nous soyons dans l'incapacité de déterminer laquelle de a ou de b est dans la position x et de même pour y. Le vecteur d'état associe une chance sur deux à chaque particule d'être dans chaque position. Cela nous permet de prédire avec efficacité que sur un ensemble statistique de n mesures effectuées sur n paires de particules a et b dans des dispositifs expérimentaux identiques, on doit observer (si n est assez grand) une moitié de particules a dans la position x et l'autre moitié dans la position y et de même pour b. Comme les prédictions fournies par la mécanique quantique sont vraies, c'est bien ce résultat que l'on obtient, et on est alors tenté d'en conclure qu'avant ces mesures la moitié des particules a étaient bien dans la position x et l'autre dans la position y. C'est ce qu'on appelle la contrafactualité et ce type de raisonnement ne pose aucun problème en physique classique comme dans toutes les autres sciences empiriques.

Cependant ce raisonnement s'expose à de graves contradictions logiques et mathématiques en physique quantique de sorte que l'on est obligé d'en conclure que ni a ni b n'avaient avant la mesure de position prédéfinie. Elles étaient chacune à la fois en x et en y, ou du moins affirmer qu'elles étaient chacune dans une seule position n'a tout simplement pas de sens. Les prévisions de la mécanique quantique portent toujours sur la valeur qu'aura une observable après la mesure, parler de la valeur qu'elle a avant est dénué de sens. On doit à Bohr la première et la plus célèbre formulation de l'impossibilité de la contrafactualité en théorie quantique. Il affirme sans complexe qu'une particule n'a pas de position, de trajectoire ou n'importe quelle autre grandeur physique indépendamment du contexte qui permet son observation. Cela le rapproche de la position positiviste tenue par le Cercle de Vienne et qui consiste à ne définir aucune propriété physique sans préciser le ou les contextes expérimentaux qui permettent de la réaliser ; bien que les philosophes de cette obédience aient été davantage motivés par le souci de limiter tout contenu cognitif aux possibilités offertes par la logique formelle. On appelle cette caractéristique très spécifique de la théorie quantique la contextualité.

Ainsi, si en physique classique plusieurs expériences complémentaires peuvent en général être librement associées et leurs résultats ajoutés via quelques transformations et corrections mathématiques, la physique quantique ne jouit pas d'une telle liberté. Toute description d'une entité à l'échelle quantique doit préciser le contexte expérimental qui a permis son observation. De plus, comme certaines observables sont mathématiquement incompatibles, les expériences qui les mettent en lumière le sont également. Enfin l'ordre dans lequel les différentes mesures son effectuées est primordial.

C'est pourquoi on n'admet aucune grandeur physique existant en soi mais on définit des observables dans un espace de Hilbert dont les valeurs propres sont les valeurs que ces observables peuvent prendre lors d'une éventuelle mesure. Cela explique également que chaque vecteur d'état correspond à une préparation expérimentale bien particulière. L'équation de Schrödinger permet alors de calculer l'évolution d'un vecteur d'état entre le début de la préparation et le moment où survient l'opération de mesure.

Le problème de la mesure

Nous allons maintenant voir en quoi l'opération de mesure revêt un aspect tout particulier en physique quantique, mais rappelons tout d'abord comment elle est généralement traitée dans les sciences physiques. L'influence que peut exercer une mesure sur un système étudié est un fait fort connu des scientifiques et ceux-ci disposent de moyens très efficaces pour gommer cette perturbation de leurs résultats. Pour cela une mesure est considérée comme n'importe quelle action physique et il suffit qu'une expérience préalable ait pu quantifier cette influence pour que de simples opérations mathématiques permettent de restituer en propre ce qui revient au système étudié. Malheureusement la théorie quantique ne peut, pour plusieurs raisons, appliquer une telle méthode.

En l'absence de tout observateur, un vecteur d'état est soumis à une loi d'évolution définie par l'équation de Schrödinger. Cette dernière permet de tenir compte de l'influence que peut subir une particule ou un système, de prévoir les effets d'interactions entre entités microscopiques, etc. Malgré la forme mathématique très particulière qu'elle revêt, cette partie du formalisme quantique est presque aussi bien maîtrisée que toute autre loi d'évolution en physique. Le problème apparaît avec le principe de réduction du paquet d'ondes. Comme nous l'avons vu, un vecteur d'état, sauf cas particuliers, est un état superposé qui définit des probabilités d'observation, c'est-à-dire que pour une observable, chacune de ses valeurs propres est associée à une probabilité comprise entre 0 et 1. Cependant, lorsque le système sera effectivement mesuré, une seule valeur précise pour cette observable sera obtenue. Outre l'aléatoire qui caractérise cette détermination et sur lequel nous reviendrons, nous avons vu que l'impossibilité de la contrafactualité en physique quantique nous interdit d'en conclure que l'observable avait bien cette valeur avant qu'un instrument de mesure rentre en interaction avec lui. Au contraire, la théorie quantique conventionnelle, qui ne définit un système que par le formalisme du vecteur d'état car seul celui-ci s'avère efficace, ne peut tenir compte d'une opération de mesure que par une modification soudaine du vecteur d'état, qui cesse d'être dans un état superposé, et au cours de laquelle toutes les valeurs propres de l'observable tombent à 0, sauf une qui prend la valeur 1. Tout le problème réside dans le fait qu'une telle modification du vecteur d'état ne semble pas du tout être prévisible au moyen de l'équation de Schrödinger.

Non seulement il est particulièrement gênant en physique que deux principes d'évolution soient nécessaires pour rendre compte de l'influence que peut subir un système, mais cela pose un grave problème épistémologique que la séparation entre les champs d'application de ces deux principes soit aussi floue. En effet le premier principe définit l'évolution `'normale'' du système tandis que le second s'applique spécifiquement à toute opération de mesure. Celle-ci se trouve alors dans en position d'exception et il est nécessaire d'établir une définition précise de ce qu'est une opération de mesure, un instrument de mesure et un observateur. C'est un problème qui a fait couler beaucoup d'encre et il semble impossible d'obtenir une solution qui ne soit pas fortement dualiste ou complètement anthropocentrique. Si les plus positivistes des physiciens peuvent être prêts à faire ce type de concessions, les scientifiques qui ont foi en une réalité indépendante de nous ne peuvent que difficilement s'y résigner.

Il y a cependant un moyen de réunifier ces deux principes d'évolution pour ne garder que celui de l'équation de Schrödinger. Comme, après tout, l'instrument de mesure comme l'observateur lui-même sont effectivement composés de molécules, d'atomes et donc de particules, il est complètement envisageable de faire intervenir dans les calculs ces entités macroscopiques comme des systèmes quantiques composés d'un grand nombre de particules. L'observateur et son instrument de mesure peuvent donc en théorie être définis comme un système S ayant un vecteur d'état qui est un état enchevêtré de toutes leurs particules. Aussi, lors d'une opération de mesure effectuée sur le système étudié E, les système S et E entrant en interaction doivent par la suite composer un grand système G décrit par un seul vecteur d'état qui est l'enchevêtrement de toutes les particules de l'observateur, de l'instrument de mesure et de la préparation expérimentale. Le premier problème qui se pose alors est que dans ce grand système G, puisqu'il est dans un état enchevêtré inséparable, il n'est plus possible d'établir une distinction rigoureuse entre l'observateur, l'instrument de mesure et le système étudié et cela nous interdit de déterminer ce qui, des résultats de l'expérience, revient en propre à chaque élément. Ce point est l'autre fondement de la contextualité de la physique quantique et explique que celle-ci ait le plus grand mal à fournir un discours sur la nature des choses indépendamment de nous. Le second problème est qu'un tel état enchevêtré est également à coup sûr un état superposé. Comme seule la réduction du paquet d'ondes pouvait rendre compte du fait qu'un tel état doit soudainement changer pour prendre une valeur définie, avoir expulsé ce principe nous ferme cette possibilité. Nous devons donc par exemple considérer que, pas plus que la particule, ni l'observateur ni l'instrument de mesure n'ont de position bien définie.

Apparaît un problème récurrent de la physique quantique et que nous avons déjà évoqué : comment faire le lien entre les lois du monde macroscopique et celles radicalement hétérogènes du monde microscopique sachant que les deux théories sont confirmées expérimentalement mais que la seconde est censée décrire le détail des éléments de la première ? Pour illustrer ce point Schrödinger avait fourni un célèbre paradoxe qu'il est intéressant de résumer ici. Il suffit d'imaginer une particule qui est dans l'état superposé des deux états possibles A et B. Un dispositif qu'il n'est pas nécessaire de décrire a pour conséquence d'émettre un gaz mortel si la particule est dans l'état A. Accompagné d'un chat, tout cela est placé dans une boîte fermée afin d'éviter toute observation pour que l'état en question reste superposé. Un raisonnement identique à celui du paragraphe précédent doit nous faire conclure que puisque la particule est à la fois en A et en B le chat doit à la fois être mort et vivant. Il ne devrait connaître un état défini que lorsque nous ouvrirons la boîte et réduirons le paquet d'ondes. La question se pose alors de savoir d'un côté, si les lois quantiques sont ainsi transposables aux entités macroscopiques, et de l'autre, puisque la conscience semble jouer un rôle clé dans la réduction du paquet d'ondes, si l'observation que le chat effectue spontanément de son propre état peut suffire. Dans tous les cas le principe de réduction du paquet d'ondes semble difficile à mettre de côté.

Une célèbre théorie, communément admise dans la communauté des physiciens, a souvent été proposée comme solution au problème de la mesure, il s'agit de la décohérence. Celle-ci montre que l'état de superposition d'un système quantique est lié à sa cohérence interne. Là encore nous ne rentrons pas dans les détails mathématiques d'une telle théorie mais il faut juste noter qu'elle consiste à prendre en compte, outre celle de l'instrument de mesure, l'influence de l'environnement. Si dans un dispositif expérimental de quelques particules il est possible d'isoler le système de l'environnement extérieur, pour des raisons physiques liées à leur niveau d'énergie et à la constante de Planck, il est impossible d'isoler les systèmes macroscopiques de la sorte. Seul un système isolé peut être dit cohérent tandis que l'effet qui se manifeste quand on augmente d'échelle est justement la décohérence. Celle-ci a pour conséquence d'approcher toutes les valeurs propres d'une observable aussi proche de 0 qu'on le veut, sauf une qui par conséquent s'approche de 1 de la même manière. Ainsi, pour les systèmes macroscopiques, l'influence de l'environnement a pour conséquence de limiter les états de superposition car en pratique la valeur propre majorée peut être considérée comme égale à 1 et les autres à 0. Ainsi on tend à expliquer pourquoi les objets macroscopiques nous apparaissent comme ayant une position et une trajectoire bien définies. Mais, en toute rigueur, l'état de l'objet reste superposé et aucune de ses valeurs propres n'a une probabilité d'être observée de 1. Donc, pour expliquer qu'au moment d'une mesure c'est bien telle ou telle valeur qui est observée, il est nécessaire de réintroduire le principe de réduction du paquet d'ondes. La décohérence est une théorie confirmée par l'expérience qui a le grand mérite de nous aider à mieux comprendre le comportement quantique des entités macroscopiques, mais rigoureusement elle ne résout pas cet épineux problème que pose l'opération de mesure en physique quantique.

2.2.4. Les grandes violations

Incertitude et indétermination

Si nous avons attribué à Dirac la reformulation en termes probabilistes de l'équation de Schrödinger, pour être juste il nous faut préciser que l'on doit à Max Born la première interprétation de cette équation comme définissant des probabilités d'observation. Cette interprétation eut le mérite de résoudre les problèmes que posait la représentation purement ondulatoire de Schrödinger mais introduisit une incertitude et une indétermination gênante dans la physique quantique. Une telle équation, déterministe concernant une onde, ne peut nous décrire une trajectoire et même très difficilement une position, seules des probabilités concernant les résultats de mesure peuvent être obtenues avec elle.

Il faut noter qu'il ne s'agit pas là d'une simple incertitude comme on pourrait la constater dans d'autres domaines, où l'imperfection de nos instruments nous empêche de mesurer avec suffisamment de précision les grandeurs nécessaires à une prévision, comme Born l'affirmait, nous ne disposons pas de telles grandeurs dont la connaissance gommerait l'incertitude en question. Cette indétermination qui fait que seulement dans de rares cas il est possible de prédire réellement, c'est-à-dire avec une probabilité de 1, la valeur d'une variable est une conséquence directe de la structure mathématique du formalisme quantique. Nous avons déjà rapidement remarqué qu'en raison de cette originalité du formalisme de l'espace de Hilbert, certains observables, n'étant pas compatibles mathématiquement, ne le sont pas non plus expérimentalement. On doit à Werner Heisenberg d'avoir prouvé ce point grâce à ses relations d'incertitude (ou d'indétermination). Ainsi la position et la quantité de mouvement d'une particule ne peuvent être simultanément mesurées, pas plus que l'énergie d'un système et sa durée, du moins la précision de la mesure d'un des éléments entraîne inéluctablement l'imprécision du second. Plus généralement, s'il est possible, lors de préparations expérimentales ne prenant en compte qu'une seule variable, de déterminer, une fois une expérience effectuée, le résultat de tout autre expérience identique que l'on pourra tenter ultérieurement, dés qu'à un vecteur d'état sont associées plusieurs variables conjuguées (plusieurs observables sur une même particule ou plusieurs particules corrélées), seules des probabilités d'observation pourront être calculées.

Si Born était plus circonspect, Heisenberg n'hésitait pas à affirmer que « la mécanique quantique établit l'échec final de la causalité ». Cette conclusion a cependant subi de nombreuses et pertinentes critiques, notamment il peut être remarqué que dans une formulation classique de la causalité : lorsque l'on connaît suffisamment les conditions, on peut en déterminer les conséquences, seule la prémisse est remise en cause par le formalisme quantique, pas la conclusion. En effet, définie ainsi sur la prévisibilité des phénomènes, le principe de causalité n'est pas proprement remis en cause par la microphysique, il est seulement rendu inapplicable. La question de savoir s'il est inapplicable pour des raisons contingentes liées aux limites de nos facultés cognitives et/ou à des attributs des choses en elles-mêmes reste encore de nos jours un sujet de controverse sur lequel nous aurons l'occasion de revenir.

Toutefois, si l'on peut remarquer qu'un certain indéterminisme règne sur le fonctionnement des entités à l'échelle atomique, cela n'évacue par toute forme de déterminisme de la théorie quantique. Si en général elle n'est pas en mesure de prédire rigoureusement l'évolution d'un système particulier, concernant des ensembles statistiques, elle permet d'obtenir des prédictions ayant le même degré de précision que ce qu'il est possible d'obtenir concernant des systèmes physiques classiques. Alors que des variables conjuguées comme la vitesse et la position d'une particule ne semblent pas satisfaire aux conditions établies par le formalisme pour obtenir des prévisions au sens strict, les distributions statistiques de telles variables peuvent être prédites à l'aide d'un vecteur d'état avec le même degré de certitude que dans la plupart des expériences scientifiques. Le principe de succession selon une règle, essentielle à toute démarche scientifique, peut donc être conservé dans la mécanique quantique conventionnelle à condition que l'on ne recherche plus des règles déterministes concernant des corpuscules, mais concernant des ensembles statistiques. Cela pose de nouveau la question de savoir s'il est toujours nécessaire de conserver de telles notions corpusculaires ainsi qu'une nouvelle interrogation concernant la réalité qu'il faut attribuer à de tels ensembles statistiques.

L'article EPR et les inégalités de Bell

L'article fourni en 1935 par Einstein, Podolsky et Rosen, souvent qualifié de manière abusive de paradoxe EPR, est sûrement le texte le plus cité de toute la littérature scientifique. Il faut dire que sa formulation profondément réaliste mais d'une structure logique difficilement contestable eut l'audace de s'attaquer à une hypothèse généralement admise à ce moment là parmi les physiciens quantiques, l'hypothèse de complétude. Cette dernière affirme tout simplement que la théorie quantique, puisque n'ayant jamais (même de nos jours) été remise en cause par une quelconque expérience, doit constituer une description adéquate de la réalité. Cette hypothèse, d'inspiration fortement positiviste, n'est cependant absolument pas nécessaire à l'efficacité opératoire de la théorie quantique.

Le texte EPR mérite davantage d'être appelé théorème EPR car il en a bien plus la structure logique et cette appellation correspond d'ailleurs mieux au réel dessein de ses auteurs. L'article est donc composé de prémisses et d'une conclusion et, s'il use d'un exemple particulier exprimé dans le formalisme quantique, le théorème EPR ressemble plus à un raisonnement philosophique et épistémologique qu'à un traité de physique. Ses prémisses sont d'une grande simplicité et d'une évidence certaine quoiqu'en partie appuyées sur le sens commun. Il est possible de les résumer en deux principes. Le premier, qui a été appelé localité ou séparabilité einsteinienne bien qu'il ait également été baptisé autrement en d'autres occasions, est fortement inspiré de la théorie de la Relativité et suppose juste que, si deux régions de l'espace sont suffisamment éloignées, puisque aucune influence plus rapide que la lumière n'est admise, les évènements qui se déroulent dans l'une sont complètement indépendants de ce qui se passe dans l'autre. Le second principe, dit critère de réalité, spécifie que si l'on peut prédire avec certitude la valeur d'une grandeur physique, c'est qu'un élément de réalité physique doit y correspondre. On peut d'ores et déjà constater comment ces deux principes ne sont guère difficiles à admettre et peuvent aisément faire l'unanimité sauf chez les plus idéalistes des épistémologues.

L'exemple utilisé dans l'article EPR pour son raisonnement peut être remplacé par l'exemple standard que David Bohm proposa dans la même lignée et qui est d'une bien plus grande généralité. Il consiste à mettre en jeu une paire de particules corrélées, c'est-à-dire deux particules ayant un vecteur d'état commun et générées de sorte que l'une de leurs observables ait toujours une somme commune ; si l'une a une valeur de 1 l'autre doit avoir une valeur de -1. Ces deux particules sont ensuite projetées dans deux régions de l'espace assez éloignées pour que s'applique la séparabilité einsteinienne. Les règles de la mécanique quantique prévoient alors qu'en observant cette observable sur l'une de ces particules on connaisse sa valeur mais également celle de l'autre particule. Pour l'instant rien ne semble particulièrement problématique mais puisque l'on ne doit pas admettre la contrafactualité, cet exemple, avéré expérimentalement, signifie que observer l'une des deux particules réduit le paquet d'ondes, modifie le vecteur d'état commun et détermine les valeurs des deux particules. Si l'on admet à la fois l'hypothèse de complétude et le critère de réalité, il faut en déduire qu'un élément de réalité physique doit correspondre à chacune de ces deux valeurs, donc à chacune des deux particules, et que l'opération de mesure, non seulement influence la particule observée, mais également celle située dans une région de l'espace séparée. Autrement dit l'hypothèse de complétude, la localité et le critère de réalité ne peuvent tout trois être admis en même temps. C'est ainsi que EPR tenta de prouver l'incomplétude de la physique quantique et ouvrit la voie aux théories à variables supplémentaires que nous aborderons ultérieurement.

Bien après que l'article EPR ait fait couler beaucoup d'encre, c'est John Bell qui démontra en 1964 une batterie de trois théorèmes qui fournit réellement de quoi progresser sur cette question. Ces trois théorèmes possèdent la même structure, ils posent chacun une série de prémisses à partir desquelles il est possible de déduire des inégalités dont on peut montrer qu'elles sont violées par des prédictions vérifiées de la mécanique quantique. Ainsi il est possible d'en apprendre beaucoup car ces prémisses ne peuvent alors pas être conservées ensembles. Le raisonnement de Bell se place dans la même lignée que le théorème EPR, philosophiquement en se fixant un but similaire -prouver l'incomplétude de la mécanique quantique- et méthodologiquement en adoptant une structure logique sensiblement similaire. Il a été perfectionné à plusieurs reprises et dans plusieurs sens par d'autres auteurs de sorte que désormais, si son interprétation est l'objet de discussion, sa validité logique fait l'unanimité.

Les théorèmes de Bell posent les mêmes prémisses que celles d'Einstein, localité et réalité, ainsi que d'autres toutes aussi simples comme le libre choix de la mesure par l'expérimentateur et la validité du raisonnement par induction. Par des raisonnements par l'absurde du même type que celui de l'article EPR mais bien trop complexes pour être rapportés ici, les inégalités de Bell montrent essentiellement que la mécanique quantique, comme toute autre théorie visant à reproduire les mêmes prévisions, doit soit abandonner le critère de réalité soit la localité. En effet, puisque le formalisme quantique est non-local dans tous ses outils épistémiques, on peut considérer que celui-ci a une validité strictement opératoire et ne nous informe absolument en rien sur la nature d'une quelconque réalité fondamentale, dans ce cas on est encore en droit de supposer que cette dernière pourrait être purement locale. Sinon, si l'on veut affirmer que le formalisme quantique correspond, ne serait-ce que partiellement, à des éléments de réalité, il faut admettre que cette réalité doit être non-locale, c'est-à-dire que sont possibles des influences instantanées entre des éléments de deux régions séparées de l'espace-temps.

Ce point est d'une importance capitale pour la compréhension de notre monde et/ou de la nature de notre connaissance des choses, et il sera d'un grand usage pour la suite de notre étude et notamment lors de l'analyse des diverses interprétations du formalisme quantique. Pour le moment il est déjà possible de constater comment le fait d'adopter une vision positiviste ou réaliste en physique quantique a une importance dans la structure logique de la théorie alors que, dans n'importe quel autre domaine scientifique, il ne s'agit que de points de vue philosophiques qu'il n'est pas nécessaire d'introduire dans les débats strictement scientifiques.

2.3. Les solutions proposées

2.3.1. La réforme conceptuelle

Les théories à variables supplémentaires

Il est impossible de fournir ici la moindre description exhaustive de toutes les théories de ce type qui ont pu être proposées, c'est pourquoi nous nous contentons d'une rapide description structurelle et d'un bref et incomplet historique de l'apparition de ces théories.

C'est à partir du résultat de l'article EPR que les partisans, comme Einstein, de l'incomplétude de la mécanique quantique tentèrent de construire une théorie qui devait dépasser, en l'intégrant, la théorie actuelle pour proposer les mêmes prédictions tout en rendant compte de manière plus cohérente du monde. Toutes ces tentatives sont classées comme théories à variables cachées, quoique beaucoup d'auteurs préfèrent parler de théories à variables supplémentaires car si la première formulation est consacrée par l'usage, la seconde est moins trompeuse et plus exhaustive. Bell étant de ces physiciens soucieux de retrouver une description du monde plus proche de ce que peut nous procurer notre intuition, c'est en travaillant à ce projet qu'il découvrit ses inégalités. Ces dernières posent d'ailleurs un cadre essentiel à toute entreprise de ce type, mais un cadre très restrictif comme nous l'avons vu car il y est établi qu'une théorie destinée à reproduire les prévisions de la mécanique quantique tout en revendiquant une description complète de la réalité doit contrevenir à la localité. C'est en effet en tentant de contourner ce point que ces théories furent considérées comme introduisant des variables cachées. Car la localité au sens de la Relativité n'interdit pas tout à fait toute forme d'influence plus rapide que la lumière mais seulement tous les transferts de signaux plus rapides que la lumière ; ce qui limite toutefois grandement le type d'influence non-locale permis. Le seul moyen alors de réconcilier une théorie ayant ce genre de visées ontologiques avec la théorie de la Relativité est de supposer que les influences à distance qui y sont possibles doivent correspondre à des variables qui nous sont complètement inaccessibles. Cependant nombre d'autres théories à variables supplémentaires introduisent pour d'autres raisons des variables qui n'ont rien de caché, ce qui explique le choix de la présente formulation.

Si elles sont regroupées dans la même école de pensée, c'est que ces théories présentent un certains nombre de similitudes structurelles et conceptuelles. Elles ont toutes le même objectif : réinterpréter le formalisme quantique pour lui donner une signification ontologique. En d'autres termes, il s'agit de construire une théorie mathématiquement équivalente au formalisme conventionnel mais qui a prétention à décrire le réel tel qu'il est en soi, c'est-à-dire en définissant la nature des objets étudiés, le statut des particules et des opérateurs mathématiques, etc. En général d'une construction plus complexe que la théorie orthodoxe, ces alternatives réutilisent tout son bagage mathématique permettant la prédiction des phénomènes, substituent les termes du formalisme pour lui donner du sens et introduisent de nouveaux outils afin de gérer les variables ajoutées.

Si l'engouement pour les théories à variables supplémentaires correspond plus ou moins à l'article EPR, on peut remarquer que la première construction de ce type fut la théorie de l'onde pilote que de Broglie proposa dans les années vingt, avant même que s'établisse le point de vue conventionnel en physique quantique que nous avons évoqué et que ces théories doivent remplacer. Bohm repris cette théorie à la suite de l'article EPR dans la perspective einsteinienne de compléter la physique quantique et Bell entreprit la synthèse et l'actualisation des travaux des deux physiciens dans une même optique. On peut sans trop de risque affirmer que la théorie de l'onde pilote, ainsi augmentée et raffinée, est l'archétype d'une théorie à variables cachées et nous permet d'en donner un bon exemple. Cette théorie consiste à supposer l'existence d'une fonction d'onde de l'Univers qui piloterait toutes les particules de l'Univers. Chacune d'entre elles possède alors position, vitesse et donc trajectoire, ce qui nous réconcilie avec des conceptions familières. Les particules sont alors des existences fondamentales qui possèdent une persistance ontologique, de même que cette fonction d'onde qui définit le potentiel quantique tout aussi réel de chaque particule. C'est ce potentiel, comparable à un champs de force et donc lui aussi susceptible d'une compréhension relativement intuitive, qui détermine les particules à parfois adopter un comportement si particulier, comme les franges d'interférence dans l'expérience de Davisson et Germer. Ce qui provoque alors les nombreux problèmes épistémologiques que nous avons remarqués, c'est le fait déjà constaté qu'une fonction d'onde ou un vecteur d'état décrivant plusieurs particules enchevêtrées n'est pas la somme ou le produit des vecteurs d'état de toutes ces particules. Comme nous ne pouvons connaître et quantifier en détail le vecteur d'état du système qu'est l'Univers, nous en sommes réduit à ne considérer que des sous-systèmes de celui-ci et leurs vecteurs d'état respectifs qui ne contiennent par conséquent pas toutes les informations permettant de décrire le comportement des particules qui y évoluent. De même l'influence de l'observateur que l'on peut considérer concernant le problème de la mesure se résout par le fait que nous aussi, observateurs, nous sommes composés de particules pilotées par la fonction d'onde de l'Univers et donc enchevêtrées avec toutes les autres.

A l'instar de la théorie de l'onde pilote, on peut en général remarquer que les théories à variables supplémentaires, pour donner une interprétation ontologique à la physique quantique, réaménagent son formalisme pour réintroduire, sauvegarder ou renforcer des concepts classiques qui avaient étés plus ou moins abandonnés et notamment des conceptions corpusculaires. C'est par là même que de telles théories présentent un intérêt et un attrait certain, elles ont l'avantage d'offrir une description du monde quantique qui satisfasse à la grille de lecture classique avec laquelle nous avons tendance à raisonner. Nous allons maintenant voir qu'elles ont à faire face à un certain nombre de difficultés qui ne peuvent être négligées.

Les difficultés

Outre les théories à variables supplémentaires qui doivent être abandonnées car des erreurs mathématiques et logiques ont pu être décelées dans leur formulation, des difficultés très particulières d'ordre épistémologique et conceptuel sont communes à toutes les théories de ce type qui présentent pourtant une validité incontestée sur le plan logique.

Premièrement il nous faut rappeler le commerce très spécial que doit entretenir toute théorie à variables supplémentaires avec la Relativité en raison des inégalités de Bell. Même s'il est possible de trouver des astuces structurelles qui permettent de réconcilier les deux par une légère modification du formalisme quantique ou de la Relativité, il demeure qu'en poursuivant son objectif de proposer une alternative à la mécanique quantique conventionnelle à l'aide de conceptions classiques, toute théorie à variables supplémentaire doit introduire une non-localité fortement contre intuitive. Aussi, si en effet une théorie à variables cachées permet une description plus intuitive des évènements du monde microscopique dans des cas simples ou des exemples types, l'équivalence avec le formalisme orthodoxe à laquelle ces théories doivent souscrire leur fait perdre toute cette simplicité dans des cas plus complexes, notamment lorsque augmente le nombre de dimensions de l'espace abstrait dans lequel évoluent les vecteurs d'état. On est donc en droit de penser que la cohérence que semble présenter ce type de théories pour rendre compte du monde quantique ne tient qu'à une efficacité pédagogique. La simplicité basée sur l'usage de termes classiques comme ceux de corps, position et vitesse dont ces théories peuvent faire preuve pour expliquer le comportement d'une particule se dissout progressivement lorsque le cas considéré se complexifie.

De telles théories à variables supplémentaires présentent également une difficulté liée au fait même qu'elles aient pour but de fixer la nature fondamentale des existants du monde quantique, difficulté qu'elles partagent avec d'autres travaux théoriques à visée ontologique dans d'autres domaines scientifiques. En effet, une fois que la théorie a déterminé et décrit les éléments de réalités qui correspondent aux phénomènes quantiques, une rigidité a été introduite qui peut poser un certain nombre de problèmes conceptuels dés que de nouvelles données expérimentales sont apportées. De nouvelles avancées scientifiques peuvent alors sonner le glas d'une théorie à variables supplémentaires comme la théorie de Relativité remit en cause l'existence (mais pas l'efficacité) des champs de gravité newtoniens car le type d'existants fondamentaux qui avait été postulé se trouve impossible à conserver dans la nouvelle théorie. Ainsi, si la théorie conventionnelle, essentiellement opératoire, se garde de ce type de problèmes car elle s'abstient de se prononcer sur la nature des objets étudiés, une théorie qui a prétention à décrire la réalité fondamentale ne peut qu'avoir une postérité bien incertaine.

Un problème bien plus radical et plus spécifique à la physique quantique caractérise toutes les théories à variables supplémentaires qui ont pu être construite. Si toutes ces théories, pourvu qu'elles soient correctement construites, reproduisent toutes les prédictions permises par la mécanique quantique, aucune n'a jamais fourni une prédiction vérifiée qui ne puisse être fournie par la théorie quantique conventionnelle. Autrement dit aucune n'a pu fournir la moindre preuve expérimentale de sa supériorité sur le modèle orthodoxe. D'autant plus que les théories à variables supplémentaires, puisque d'une construction mathématique plus complexe, ont toujours plus de mal à assimiler de nouvelles données fournies par l'expérience. Par conséquent ces théories ne peuvent avancer que leur clarté conceptuelle et leur efficacité pédagogique pour soutenir leur supériorité. Cela est particulièrement symptomatique si l'on considère que parmi les multiples modèles à variables supplémentaires qui ont pu être proposés et qui présentent chacun une parfaite cohérence interne, aucun n'a pu présenter d'argument décisif pour montrer sa supériorité sur les autres. Ainsi, même le physicien soucieux d'adhérer à une théorie décrivant le réel fondamentalement aurait bien du mal à discriminer parmi tous les modèles disponibles.

Nous ne pouvons donc en toute rigueur, c'est-à-dire uniquement sur la base d'arguments rationnels, adhérer à aucune de ces théories à variables supplémentaires. Mais, à la suite de Bernard d'Espagnat, nous pouvons tout de même considérer ces modèles comme de bons « laboratoires théoriques » permettant de mieux analyser les enjeux ontologiques et épistémologiques que présente le formalisme quantique. Comme exemple ou contre-exemple, de telles constructions, visant à décrire avec un maximum d'objectivité le monde quantique, permettent d'éviter certaines conclusions et généralisations hâtives à partir de données expérimentales qui pourraient être interprétées de diverses manières.

2.3.2. Les problèmes ontologiques

Le concept de corps matériel

Quel que soit l'objectif du physicien, qu'il ait une véritable volonté théorique visant à décrire les choses en soi ou qu'il se cantonne à un travail opératoire et à l'établissement de règles de prédiction efficaces, certaines questions d'ordre ontologique ne peuvent être ignorées car elles doivent inévitablement se poser au scientifique qu'il soit d'inspiration plutôt réaliste ou plutôt positiviste. Ainsi la question de savoir si le concept de corps matériel doit être conservé en physique quantique est inévitablement posée car quelle que soit l'obédience du discours, il fait invariablement référence à des objets précis dont la nature doit, à un moment ou à un autre, être traitée. Même si l'on estime que la nature des objets étudiés en physique quantique ne peut être fixée, on a d'ores et déjà admis que le concept de corps matériel n'y a plus l'évidence qu'il revêt dans la physique classique.

Pour reprendre le propos de l'épistémologue Michel Bitbol, en toute rigueur il n'est pas possible de retrouver en physique quantique le type d'invariants dont l'on dispose en physique classique comme dans la vie courante et qui nous permettent de faire usage en toute légitimité du concept de corps matériel. Si l'on définit comme lui un corps matériel comme « un secteur d'espace tridimensionnel objectivé par la détermination d'effets locaux invariants sous un ensemble de changements réglés », ni une localisation précise ni aucun effet particulier ne nous sont disponibles pour justifier l'usage en mécanique quantique d'une telle notion corpusculaire. De même, quelle que soit la théorie de la référence utilisée, les conditions nécessaires à une objectivation ne sont pas réunis, que ce soit des procédures de suivi ou des modalités trans-temporelles de réidentification. Mais les pères fondateurs de la microphysique ne s'y sont pas trompés en faisant preuve d'une grande prudence, dés la naissance de la physique quantique, quand à la nature des entités étudiées. Ainsi Schrödinger abandonna très tôt le concept de corpuscules dés lors qu'il n'était plus possible d'avoir de position et de trajectoire clairement définies. Ce sera Bohr qui ira le plus loin en affirmant que l'on est réduit à décrire des dispositifs et des résultats expérimentaux et que les hypothétiques propriétés de corps existant indépendamment de toute observation nous sont inaccessibles et n'ont même aucun sens.

Cependant, malgré son caractère particulièrement opératoire, la théorie quantique, dans sa formulation orthodoxe, n'est pas exempte de considérations corpusculaires. Il y est constamment fait référence à des particules mais dont on n'exige pas que leur description réunisse tous les éléments nécessaires à une objectivation rigoureuse du type de celle d'un corps matériel et dont on ne s'attend pas à ce qu'elles reproduisent tous les comportements généralement associés à une entité corpusculaire. Ainsi une particule possède une position et une vitesse bien définies, mais uniquement lors d'une mesure et jamais simultanément. Cet usage d'une notion très proche de l'idée d'un corps matériel mais qui n'en présente que peu de caractéristiques est symptomatique, non seulement du flou qui caractérise les objets étudiés dans la physique quantique conventionnelle, mais également de l'impossibilité d'y utiliser le concept intuitif de corps matériel dont nous disposons.

En général les théories à variables supplémentaires s'attachent à restaurer pleinement toutes les conditions nécessaires à l'usage d'un tel concept. Cependant cela se paye d'un coût épistémologique très lourd car, outre la non-localité qui doit être admise, des variables inobservables empiriquement doivent être acceptées pour que l'on puisse continuer à parler des particules comme de petits corps matériels disposant en permanence d'une position, d'une vitesse, d'une trajectoire, etc. Cela se rajoute aux difficultés que nous avons traitées précédemment et nuit grandement à leur crédibilité car c'est par des invariants qui ne correspondent à aucune donnée observable, donc à aucune modalité référentielle, qu'une stabilité suffisante est trouvée pour redonner du sens au concept de corps matériel. Pourtant, dans nombre d'expériences, il est possible d'effectuer des observations enchaînées ou des détections coordonnées de sortes que l'on puisse constater des impressions de trajectoire concernant une particule, mais, en raison des relations d'incertitude d'Heisenberg, seule l'introduction de données supplémentaires non-empiriques permettent d'en conclure logiquement à la présence localisée, même en l'absence de mesure, de la particule en chacun des moments de la trajectoire. Cette survie artificielle de notions corpusculaires inutiles au formalisme, pour son efficacité prédictive, peut alors rapidement passer pour une simple astuce conceptuelle, voire un vulgaire réflexe défensif, de la part des ultimes partisans de la réalité fondamentale des corps matériels. Nous avons cependant déjà remarqué que même si l'on n'admet aucune théorie à variables supplémentaires, il est possible de leur trouver une grande utilité épistémologique. Quoiqu'il en soit, même un modèle à variables cachées est obligé d'admettre le comportement souvent fort contre intuitif des particules et la présence d'autres entités réelles et non corpusculaire comme des potentiels ou champs quantiques pour rendre compte de ces bizarreries.

Il arrive que les interprétations de la théorie quantique dites statistiques ou stochastiques soient présentées comme résolvant la question de la nature des entités du monde microscopique. Une telle interprétation part du fait que le formalisme du vecteur d'état et de l'espace de Hilbert est une description complète et adéquate d'ensembles statistiques de systèmes physiques. La parfaite prédictibilité dont fait preuve le formalisme quantique au sujet de distributions statistiques suscite en effet l'unanimité, pourtant diverses interprétations basées sur cette certitude sont envisageables. Ainsi on ne peut considérer ni les vecteurs d'état ni les ensembles statistiques comme réels tout en leur restituant la complète validité opératoire qui leur est due, ou considérer le formalisme quantique comme une description complète et adéquate de la réalité à condition que ces ensembles statistiques constituent des entités réelles. Dans le cadre de la première hypothèse il est alors possible, dans une optique réaliste, de construire sur cette base une théorie à variables supplémentaires qui assigne à chaque système individuel toutes les propriétés d'un corps matériel en considérant qu'ils ne sont pas soumis individuellement aux étrangetés de ce formalisme. Mais il est également acceptable, sur la même base, de tenir un discours d'inspiration positiviste où cette seule efficacité opératoire est considérée comme suffisante et où le concept de corps matériel n'est plus alors nécessaire. La seconde hypothèse, si elle n'établit pas quelle est la nature des entités qui composent les ensembles statistiques, a cependant le mérite de sauvegarder le déterminisme, car s'il ne s'applique pas aux systèmes individuels, il reste complètement opérant au sujet de ces ensembles. Il faut tout de même remarquer qu'une interprétation positiviste qui ne se prononce pas sur la nature des entités individuelles, contrairement à une théorie stochastique à variables supplémentaires, reste condamnée à invoquer le principe de réduction du paquet d'ondes pour rendre compte qu'à chaque mesure on observe sur chaque système individuel des valeurs bien définies. Dans tout les cas, si les interprétations statistiques du formalisme quantique permettent de construire de cohérentes théories à variables supplémentaires et peuvent expliquer l'efficacité opératoire de la physique quantique concernant des distributions statistiques, elles n'apportent pas vraiment de réponse au problème ontologique posé quand au maintien ou non du concept de corps matériel pour le monde microscopique.

Ainsi on peut voir clairement que pour expliquer la théorie quantique comme pour prouver son efficacité, celle-ci n'a absolument pas besoin de notions corpusculaires. Cependant, comme Bitbol le suggère, si de telles notions sont maintenues dans le langages de la plupart des physiciens c'est peut-être parce qu'elles sont nécessaires pour conserver un lien entre ce formalisme si particulier et l'expérience commune qui est la nôtre et dans laquelle nous pouvons en général toujours compter sur des entités spatialement bien localisées et dont le suivi ne pose guère de problème.

Le statut de la conscience

Il nous faut maintenant revenir au problème de la mesure que nous n'avons fait que poser précédemment et notamment sur le statut particulier que le principe de réduction du paquet d'ondes semble donner à l'observation et donc à la conscience. Dans une perspective réaliste ce problème du statut de la conscience est très grave car il devient alors très complexe de construire une description objective de la réalité indépendante. Mais le physicien positiviste doit également être gêné par ce statut très particulier et très important qui est donné à l'influence de l'observateur dans toute opération de mesure car il empêche à première vue de trouver une équation prédictive purement déterministe concernant les résultats de mesures possibles sur un système individuel. La question est donc de savoir si la théorie quantique donne vraiment un statut exceptionnel à la conscience ou s'il est possible de retrouver une description purement physicaliste du réel qui réutilise le même formalisme.

Dans un premier temps il faut remarquer que la plupart des théories à variables supplémentaires, dans l'optique d'une description cohérente du réel, évacuent complètement le principe de réduction du paquet d'ondes, et donc toute intervention de la conscience. Pour cela elles supposent généralement que toutes les observables d'un système ont toujours des valeurs bien définies bien qu'elles ne soient pas données par son vecteur d'état. Dans ce cas l'opération de mesure, comme dans toutes les autres sciences, ne fait que dévoiler une donnée préexistante et le vecteur d'état, qui n'est pas plus une description complète du système, n'est actualisé que grâce à l'apport de cette nouvelle donnée comme dans tout fonctionnement probabilistique en physique classique. Cependant nous avons déjà assez précisé les problèmes épistémologiques que soulèvent les théories à variables cachées pour que nous ne nous suffisions pas des solutions qu'elles proposent et qui ne sont de toute manière pas admissibles dans une optique positiviste.

Nous devons tenter d'éclaircir le problème posé par le statut de la conscience dans le strict cadre de la théorie quantique conventionnelle. Partons pour cela de la célèbre théorie des états relatifs proposée par Hugh Everett. Celle-ci évacue complètement le principe de réduction du paquet d'ondes mais d'une manière très particulière : il n'est pas question de supposer pour cela des valeurs prédéterminées aux observables du système, bien au contraire, même après la mesure, ces observables ne sont toujours pas considérées comme ayant des valeurs déterminées. Pour se passer ainsi de la réduction du paquet d'ondes et résoudre le problème de la mesure, la théorie des états relatifs se propose de traiter la conscience comme une propriété purement physique de l'observateur, lui-même conçu comme un automate de sorte qu'il n'y ait aucune différence entre lui et n'importe quel autre instrument de mesure. Ainsi, après l'interaction, entre un observateur et un système étudié, que nous appelons communément opération de mesure, le grand système composé de leur combinaison se trouve dans un état enchevêtré, et superposé car il n'y a pas eu réduction du paquet d'ondes. L'observateur, comme tout système quantique dans la théorie orthodoxe, est alors considéré comme étant dans plusieurs états en même temps. Mais comment expliquer alors l'unicité que nous observons perpétuellement à propos de la valeur d'une observable mesurée aussi bien qu'au sujet de notre propre conscience ? La théorie des états relatifs montre comment il découle directement des règles de la mécanique quantique que les différentes `'branches'' du vecteur d'état du système total, qui correspondent chacune à un état précis, ne communiquent pas entre elles et sont individuellement cohérentes. En réalité, selon cette théorie, lors d'une mesure, nous observons toutes les valeurs possibles de l'observable considérée mais dans autant d'états de conscience qui ne communiquent pas entre eux. On comprend alors bien comment la théorie de Everett a pu être à la base de la tout aussi célèbre théorie des mondes multiples de Bryce De Witt. Toute opération de mesure crée plusieurs ramifications qui peuvent cohabiter sans encombre en raison du cloisonnement qui les caractérise. Etant donné le nombre de consciences et de mesures effectuées dans l'univers on peut imaginer un nombre astronomique et en augmentation constante pour ces ramifications. Le concept des mondes multiples vient tout simplement de l'idée, que l'on ne peut ni réfuter ni prouver, qu'à la création d'une ramification doit correspondre celle d'un univers correspondant de sorte que le nombre des univers parallèles doit lui aussi être dans une augmentation constante. Aussi étrange qu'elle puisse paraître, la théorie des états relatifs est logiquement très cohérente et permet d'expulser efficacement le principe de réduction du paquet d'ondes sans introduire de données inobservables. Que l'on considère son modèle comme valide ou non, le coup de génie d'Everett demeure qu'il ait songé à faire glisser le problème de la mesure de considérations physiques à une conception davantage psychologique, tout en admettant comme valide l'essentiel des règles de la mécanique quantique conventionnelle. Cependant, dans l'analyse que d'Espagnat a pu en proposer, il est possible de remarquer que la théorie des états relatifs peine quelque peu à donner un statut à la mémoire de l'observateur et qu'il est nécessaire pour régler ce point de retomber sur un certain dualisme car l'état de conscience de l'observateur est alors une propriété particulière soumise à un régime spécial. Dans ce dernier cas, si la théorie des états relatifs a le mérite de refuser à la conscience une quelconque influence lors de l'opération de mesure, elle ne parvient pas tout à fait à lui enlever son statut particulier.

Quelle que soit la tournure dans laquelle nous prenons le formalisme quantique orthodoxe, on doit inévitablement constater que les notions d'observation et d'observateur ne peuvent en être expulsées. Etant donné que toute forme d'observation suppose une conscience correspondante et que toute formulation de loi en physique quantique conventionnelle ne peut manquer de faire appel à ce concept d'observation, une vision matérialiste de la théorie quantique du type de celle habituellement adoptée en physique classique, c'est-à-dire éjectant complètement toute référence à l'esprit humain, n'est tout simplement pas envisageable. Et cela est tout à fait indépendant du problème posé par la réduction du paquet d'ondes car par exemple la règle de Born, qui sert à calculer la probabilité que telle valeur soit mesurée sur telle observable, ne peut être transformée en une règle nous permettant de déterminer la valeur que telle observable a avant la mesure que si l'on se place dans le cadre d'une théorie à variables supplémentaires. Donc soit on prend le formalisme dans sa mouture orthodoxe et on est alors dans l'incapacité de tenir l'habituel discours scientifique et physicaliste, soit on adhère à l'une des théories à variables cachées mais, en admettant ainsi des données non-empiriques, on s'expose à l'accusation scientiste, habituellement réservée aux théories les moins matérialistes, d'accepter des hypothèses métaphysiques. Comme le remarque Bitbol, cette irréductible présence de l'expérimentateur dans la formulation de la théorie quantique fera rappeler à Bohr ce fait, pourtant déjà remarqué par la tradition philosophique mais oublié dans la construction de la méthode scientifique, que « nous sommes aussi bien acteurs que spectateurs dans le grand drame de l'existence ».

2.3.3. La critique épistémologique

La victoire du positivisme

L'inéluctable présence dans la théorie quantique des notions d'observation et d'observateur, et donc la nécessité de préciser dans toute description scientifique d'un phénomène les conditions expérimentales de son apparition, peut dans une large mesure être vue comme une victoire d'un point de vue positiviste dans la physique moderne. En effet, dans sa formulation conventionnelle, la mécanique quantique, en raison notamment de la contrafactualité et de la contextualité, ne peut fournir un discours portant sur des objets existant en eux-mêmes. Seuls des dispositifs expérimentaux précisant à chaque fois les procédés d'émission et de mesure employés peuvent être décrits par des vecteurs d'état et donc être susceptibles de fournir des prédictions. De même ces prédictions ne peuvent être exprimées qu'en termes de mesures futures, jamais comme portant sur des états de fait indépendants de tout observateur.

Il est intéressant de remarquer que ce ne sont pas les modalités d'assertabilité qui n'ont pu aller plus loin que le cadre opératoire de l'expérimentation, mais, bien plutôt, est-ce la volonté théorique et réaliste qui caractérisait l'essentiel des pères fondateurs de la physique quantique qui s'est trouvée en échec face à ces nouvelles données expérimentales. Cette victoire que l'on peut attribuer à l'opérationalisme tient donc au fait que les grilles de lecture théoriques avec lesquelles les physiciens ont tenté d'extraire spontanément les phénomènes quantiques des conditions de leur apparition se sont montrées inappropriées. L'aspect bien trop original de cette nouvelle classe de phénomènes a conduit les scientifiques à contrevenir à un point de méthode essentiel dans toute construction théorique. Ainsi, en reprenant de nouveau l'analyse de Bitbol, faut-il en général isoler des invariants, pouvant être reproduits et réidentifiés, comme condition d'une objectivation suffisante pour établir la nature des objets étudiés. C'est donc parce que le concept de corps matériel est utilisé sans que les conditions nécessaires au degré d'objectivité qu'il sous-entend ne soient réunies qu'il se montre inapproprié pour décrire le monde quantique convenablement. Schrödinger avait bien constaté ce point lorsqu'il décida d'abandonner le concept de particule, quoique sa vision ondulatoire ait également montré le même genre de limites.

On est, dés lors, en droit de penser que si la totale efficacité expérimentale d'un usage purement opératoire de la mécanique quantique provoque nombre d'incohérences dans le cadre de la conception corpusculaire qui est toujours celle de la majorité des physiciens quantiques, c'est parce que cette conception est tout simplement inappropriée. Si l'on peut donc accorder une certaine victoire à l'opérationalisme dans la mesure où seule dans ce strict cadre la mécanique quantique se montre pleinement cohérente, cela n'est pas exempt de possibles conclusions d'ordre ontologique. Le fait qu'une conception corpusculaire, pourtant d'une efficacité rarement égalée avec la mécanique classique, se montre inappropriée à une échelle microscopique est une information d'une portée et d'une profondeur difficilement contestable pour quiconque s'intéresserait à la structure fondamentale du réel. La négation du modèle corpusculaire a un pendant positif en limitant d'une manière ou d'une autre le type de construction théorique envisageable pour rendre compte du monde.

Enfin, s'il est indéniable qu'une attitude positiviste est celle qui résiste le mieux aux grandes problématiques sur lesquelles butent les différents modèles théoriques construits pour rendre compte de la mécanique quantique, cela tient peut-être au fait qu'une telle démarche est tout simplement beaucoup moins exigeante quant aux objectifs de la science. Ce n'est pas en déclarant forfait sur des questions d'ordre ontologique qu'on les résout, et encore moins que l'on prouve qu'elles sont insolubles.

Réalité empirique et réalité indépendante

Malgré le nombre et la variété des tentatives de théories à visée ontologique qui ont pu être proposées, du type de celles à variables supplémentaires ou d'autres sensiblement similaires, aucune ne s'est montrée décisive et on est alors tenté d'en conclure qu'il est impossible de construire la théorie décrivant le réel tel qu'il est indépendamment de nous. Pourtant, nombreuses sont les théories de ce genre qui présentent une description cohérente de ce réel. Pour éclairer ce point nous allons reprendre une vieille distinction que l'on pourrait établir sous la forme du réel et du sensible, qui a connu ses lettres de noblesse dans la dualité kantienne des phénomènes et des noumènes, mais dont nous emploierons les formulations, empruntées à d'Espagnat, de réalité empirique et réalité indépendante. Ces deux derniers termes ont le mérite de pouvoir tout deux et sans ambiguïté être qualifiés d'objectifs car d'Espagnat distingue deux types d'objectivité, l'une faible et l'autre forte. Un énoncé est dit objectivement faible s'il reste vrai pour n'importe qui indépendamment des particularités individuelles. Il est objectivement fort s'il décrit le réel tel qu'il est indépendamment de tout paramètre humain. Le premier type d'objectivité est le critère de la réalité empirique tandis que le second est celui de la réalité indépendante. Il est à noter que l'objectivité faible se distingue de la pure est simple subjectivité dans ce sens qu'elle porte sur ce qui des phénomènes est commun à toute subjectivité et doit donc nous permettre de trouver le type d'invariants nécessaire, selon Bitbol, à une rigoureuse objectivation.

Au terme de l'analyse qu'il fournit de la physique quantique en tant que physicien mais aussi comme épistémologue, à partir notamment de plusieurs arguments que nous avons déjà évoqués, d'Espagnat refuse au discours scientifique toute prétention à accéder à l'objectivité forte et donc à porter sur la réalité indépendante. L'ultime raison qu'il invoque tient au fait qu'une théorie visant à décrire la réalité indépendante à l'échelle quantique devrait en toute rigueur se mettre en accord avec la théorie de la Relativité. Nous avons déjà vu que cela est envisageable malgré de lourdes difficultés. Cependant la Relativité telle qu'énoncée par Einstein est à objectivité faible car elle fait d'explicites et capitales références aux points de vue des observateurs. Pour proposer une théorie quantique relativiste à objectivité forte il faut donc modifier la théorie de la Relativité pour qu'elle soit elle aussi à objectivité forte. Cela est possible mais nécessite que l'interdiction faite à la transmission de signaux à une vitesse plus rapide que la lumière se transforme en l'interdiction de toute influence plus rapide que la lumière. Comme nous avons vu que les inégalités de Bell impliquent que toute tentative de description du réel tel qu'il est à l'échelle quantique, donc à objectivité forte, doit admettre une non-localité en désaccord avec l'interdiction que nous venons d'évoquer, on peut alors en conclure que toute tentative de construction d'une théorie quantique relativiste à objectivité forte est vouée à l'échec. En d'autres termes cela peut être vu simplement comme l'échec du critère de réalité tel qu'énoncé dans l'article EPR.

Dans cette optique, la physique porte uniquement sur la réalité empirique et la mécanique quantique conventionnelle peut être considérée comme une description appropriée de cette réalité à l'échelle microscopique. A cette condition la physique peut garder, pour parler du monde quantique, un langage qui ne soit pas exclusivement opératoire si le caractère empirique de la réalité décrite est précisé en avant-propos. La réalité indépendante est quand à elle jugée inaccessible, ce qui amène d'Espagnat à la qualifier de réel voilé. Cette formulation est toutefois une manière de mitiger son discours dans le sens où il admet que le contenu de la physique quantique nous donne des indications structurelles mais très parcellaires sur cette réalité indépendante. C'est pourquoi il admet qu'une théorie à visée ontologique puisse éventuellement décrire la réalité indépendante dans une certaine mesure, bien que cela reste purement spéculatif puisque nous n'avons aucun moyen de comparer les affirmations de la théorie en question avec une quelconque connaissance de la réalité indépendante. D'Espagnat a parfaitement conscience que la restriction qu'il pose n'a rien de nouveau et que nombre de philosophes l'ont maintes fois répétée, son propos est davantage de montrer que la physique quantique apporte, selon lui, la preuve tant attendue de cette impossibilité de toute théorie ontologique à objectivité forte.

Cependant, l'idéalisme le plus radical est alors en droit de demander pourquoi doit-on admettre une telle réalité indépendante étant donné que notre connaissance ne porte que sur la réalité empirique. Autrement dit pourquoi ne pas considérer ce type de réalité comme la seule réalité, les phénomènes comme les seuls éléments de réalité fondamentaux, et toute forme de réalité extérieure comme superfétatoire ? Pour répondre à cette question sans trop nous étendre sur le sujet reprenons les arguments que d'Espagnat utilise car, sans être pleinement décisifs, ils ont le mérite de se montrer quelque peu novateurs par rapport aux arguments classiques des partisans du réalisme. Dans la perspective de décrédibiliser l'existence d'une réalité indépendante, l'idéalisme en vient souvent à avancer que lorsque nous croyons analyser les structures du réel ce sont en fait les structures de notre esprit, les modes à priori de notre sensibilité ou de notre entendement dans un paradigme kantien, qui sont l'objet de notre étude. Contre cet argument on peut remarquer que, parmi les innombrables modèles mathématiques parfaitement valides construits par l'homme, seuls un très petit nombre sont appropriés pour décrire la réalité empirique. De même il est possible de construire des théories mathématiques parfaitement en accord avec les critères humains de beauté, d'ordre et de simplicité mais qui se trouvent violemment réfutées par l'expérience, donc par la réalité empirique. Il semble, dans ce cas, que ce soit bien quelque chose d'extérieur qui dise `'non'' à certains modèles mathématiques et à certaines théories et `'oui'' à d'autres. Il est difficile d'argumenter que ce serait les structures de notre esprit qui diraient `'non'' à certaines théories alors que ce sont elles qui nous font croire en leur validité. Bien au contraire cette `'résistance'' de la part de la réalité empirique ne semble pouvoir être expliquée que par une réalité indépendante de nos facultés cognitives, à la source de cette réalité empirique. Aussi l'idéalisme radical, cette fois en opposition avec Kant, critique traditionnellement le fait que ce soient des choses en-soi qui causeraient les phénomènes pour affirmer bien plutôt que ce sont bien plus les phénomènes que connaît notre sensibilité qui nous font croire en l'existence d'une réalité extérieure. On peut répondre à cela qu'affirmer ainsi qu'une connaissance sensible comme un phénomène soit antérieure à une existence est un manque caractéristique de rigueur logique. Il peut en effet être considéré comme insuffisant à la viabilité d'une telle théorie que de poser une connaissance comme cause de son objet et donc une connaissance sans objet.

Finalement on peut noter qu'un idéalisme, qui admettrait l'existence d'une réalité indépendante mais qui la jugerait complètement inaccessible, et où toute la réalité empirique est créée par notre esprit mais sous l'influence de quelque chose d'extérieur, n'entrerait pas vraiment en opposition avec la théorie du réel voilé de d'Espagnat. Il faut en effet préciser que, outre les spéculations très personnelles qu'il propose avec réserves et que nous allons évoquer ci-dessous, d'Espagnat affirme uniquement l'existence d'une réalité indépendante mais laisse la question de sa nature ouverte. Que cette réalité soit les Idées de Platon, la substance de Spinoza ou le Dieu de Berkeley, seule est affirmée l'existence d'un quelque chose qui ne dépend pas de nous.

2.3.4. Les questions ouvertes

Spéculations ontologiques

Voyons maintenant, dans une optique purement spéculative, ce que d'Espagnat s'autorise comme conclusions au sujet de la réalité indépendante à partir de notre connaissance de la réalité empirique à l'échelle quantique. Rappelons encore une fois les réserves qu'il émet à l'égard de ces conclusions et le fait qu'il n'attribue à ces spéculations ni la validité ni l'exhaustivité du savoir qui nous est accessible au sujet de la réalité empirique.

Traitons dans un premier temps la question de savoir si la réalité indépendante est insérée dans l'espace et le temps. La théorie de la Relativité peut nous laisser à penser que le réel est bien immergé dans l'espace-temps mais celui-ci n'est pas le cadre ordinaire, stable et indépendant, de type cartésien/newtonien. La relativité de l'espace et du temps dans lesquels sont plongés les évènements implique des transformations et distorsions liées à la notion de point de vue qui nous laisse penser que la description spatiotemporelle du réel que propose la Relativité ne porte que sur la réalité empirique. Pour ce qui est de la mécanique quantique, on peut remarquer dans un premier temps que son formalisme, qui est le seul à faire l'unanimité, dépasse complètement le cadre de l'espace à trois dimensions pour celui d'un espace abstrait ayant un nombre de dimensions variable. Les objets quantiques ne peuvent être vraiment pensés comme s'inscrivant dans l'espace-temps quadridimensionnel que dans le cadre d'une théorie à variables supplémentaires, seul un modèle de ce type pouvant leur conserver positions et trajectoires à tout moment. Mais nous avons déjà remarqué comment toute théorie à variables cachées doit admettre une non-localité qui ne peut être compatible avec l'espace-temps relativiste que si celui-ci est pensé comme objectivement faible. Nous pouvons donc dire que la mécanique tend à contredire tout modèle objectivement fort de description de la réalité dans un cadre spatiotemporel classique. Pour être plus précis c'est essentiellement l'existence d'un espace objectivement fort qui est contredit mais l'équivalence partielle entre temps et espace impliquée par la théorie de la Relativité peut nous permettre d'étendre cette contradiction au temps. La légitimité d'un modèle spatiotemporel quadridimensionnel comme description de la réalité empirique en physique classique comme dans notre vie de tous les jours se trouve cependant conservée grâce à l'efficacité dont il fait preuve à cette échelle. Seul le fait d'étendre ce modèle à la description de la réalité indépendante est devenu inadmissible ; et cela a d'ailleurs le mérite de rendre cohérent l'abandon de l'espace tridimensionnel en physique quantique. C'est au terme d'un raisonnement sensiblement similaire que Bitbol en vient à suggérer que « la signification majeure de la révolution quantique est celle d'un parachèvement et d'un élargissement de la `'révolution copernicienne'' au sens de Kant », en effet l'espace et le temps ne sont que des schèmes sensibles qui ne se trouvent appropriés que pour décrire la réalité empirique (et semble-t-il pas toute la réalité empirique).

Le second point qu'il nous faut aborder et qui est fortement lié au premier est la question de la causalité. En effet, si nous ne pouvons admettre ni un temps ni un espace fortement objectif, il est difficile de construire le type d'influence impliqué par la notion de causalité. On peut également remarquer avec d'Espagnat et d'autres que toute définition d'une relation causale est la description d'une succession réglée de phénomènes. Il est cependant toujours possible d'imaginer que cette succession est causée par une autre cause commune à ces phénomènes et le seul moyen de contourner cette objection est de construire une définition opératoire de la causalité. « Si A et B sont deux évènements répétables, si A est antérieur à B et si A est d'un type tel qu'il soit possible de le faire survenir à volonté, alors A cause B si à chaque fois que l'on fait se produire A, B se produit également et si chaque fois qu'on fait en sorte que A ne se produise pas, B ne se produit pas non plus. » Cette définition calquée sur l'implication logique fait référence aux possibilités humaines et doit donc n'être que faiblement objective. Là encore la physique quantique peut nous permettre d'accorder à Kant le fait que la causalité ne soit qu'une modalité humaine permettant l'organisation des phénomènes et ne porte donc pas sur la réalité indépendante. En conséquence du caractère faiblement objectif de l'espace, du temps et de la causalité, les notions étranges de non-localité et d'influence à distance qui apparaissent dans la mécanique quantique, n'acquièrent de sens que dans le cadre de la réalité empirique. En effet l'espace-temps et la causalité, parce que leur association implique contradiction dans le cas de la non-localité, peuvent être considérés comme de simples principes humains dans la mesure où cela permet de lever la difficulté en question.

Abordons maintenant un autre sujet de spéculation essentiel concernant la physique quantique, celui de l'atomisme. Nous avons déjà vu que le modèle corpusculaire classique se trouve en échec concernant la physique quantique et que cela nous laisse à penser qu'il est inapproprié pour décrire la réalité indépendante. De plus, si l'on abandonne le cadre spatial tridimensionnel au sujet de cette réalité, la notion de localisation nécessaire à celle de corps matériel doit également être rejetée. Il semble donc là encore, même si de nombreux philosophes ont déjà pu le soutenir, que la physique quantique peut être considérée comme apportant la preuve que la réalité fondamentale ne peut être composée de microscopiques portions de matière ontologiquement constituées. Du moins soutenir leur existence serait faire preuve d'un manque total de rigueur en posant la réalité de ces atomes de matière par hypothèse et de fournir une théorie ad hoc pour expliquer que nous ne puissions les observer. Si la physique continue de parler de particules et notamment de particules élémentaires cela est, selon la plupart des physiciens eux-mêmes, qu'un langage métaphorique et évocatoire généralisé par l'usage et par son efficacité pédagogique. Pour illustrer ce point il faut prendre la théorie quantique des champs qui est une reformulation récente, mais conventionnelle, de la mécanique quantique destinée à en fournir une version relativiste. Dans cette théorie le système étudié est considéré comme la réalité fondamentale tandis que le nombre et la nature des particules qui le composent ne sont considérés que comme des variables de ce système. Ainsi on ne parle plus d'un système à n particules mais du nième état du système. Une particule devient une observable qui revêt donc autant de réalité qu'une propriété dynamique telle que la vitesse ou l'énergie ; selon les règles quantiques une telle observable ne peut être considérée comme ayant une valeur avant la mesure et n'a donc autrement qu'une réalité mathématique. Cette version du formalisme quantique a entre autre l'avantage de régler le problème posé par les créations et annihilations de particules que l'on doit admettre à l'échelle quantique si l'on veut conserver un sens ontologique aux particules, ces créations et annihilations cessent de constituer des problèmes épistémologiques en devenant de simples changements d'état. A partir de la théorie quantique des champs on peut donc imaginer, comme d'Espagnat, que le réel n'est absolument pas composé d'une myriade d'entités mais seulement d'une entité, une substance unique que nous connaîtrions au moyen d'une myriade d'entités mathématiques, qui correspondent peut-être à autant de propriétés de cette substance. La non-séparabilité qui caractérise les phénomènes d'enchevêtrement en physique quantique cesse alors d'être problématique dans la mesure où cela signifie simplement que le type de découpage épistémologique correspondant à des particules n'est tout simplement plus approprié à la situation.

Quel que soit le degré spéculatif de ces conclusions ontologiques, il est clair que l'on ne peut pas admettre une vulgaire transposition de nos modes familiers d'appréhension du monde à la structure fondamentale du réel. Bien au contraire l'étrangeté de la physique quantique semble suggérer un éloignement conceptuel considérable mais difficile à estimer entre les constantes humaines que nous connaissons bien et avec lesquelles nous devons composer, et les structures de la réalité indépendante que nous pouvons tout juste effleurer. Aussi, même si nous admettons ce type de conjectures et donc la possibilité d'un certain savoir concernant la réalité indépendante, il faut constater que ce savoir est essentiellement négatif et consiste en général à dire que cette réalité `'ne peut être ainsi''.

L'accord intersubjectif

Pour finir le tour d'horizon de la problématique quantique que nous avons entrepris, abordons le problème de l'intersubjectivité qui est un point assez secondaire mais qui permet quelques éclaircissements. S'il n'apparaît dans les détails d'aucun des thèmes que nous avons abordés, c'est parce qu'il s'agit d'un problème sous-jacent à l'ensemble de la théorie quantique et même à toute forme d'entreprise théorique.

L'accord intersubjectif est couramment conçu comme un acquis, consistant dans la correspondance que l'on peut observer entre les points de vus de différents observateurs. En général pouvons-nous nous accorder aisément sur la présence de tel objet, en tel lieu et sur la plupart de ses propriétés. C'est notamment sur cette base qu'est fondée la traditionnelle dualité entre les qualités primaires et les qualités secondes. En effet les premières bénéficient habituellement d'un accord intersubjectif sans faille tandis que les secondes sont souvent le théâtre de divergences entre points de vue. L'accord intersubjectif est également traditionnellement utilisé pour appuyer les thèses réalistes. Comme seule explication à cet accord on suppose que si plusieurs observateurs voient tel objet avec telles propriétés c'est qu'un existant réel et disposant bien de ces propriétés doit y correspondre. Voyons maintenant comment ce point de vue résiste à l'analyse que nous pouvons en faire sur la base des données que nous avons apportées.

Premièrement nous devons noter que l'accord intersubjectif se constate sans ambiguïté dans l'ensemble des phénomènes étudiés par la physique quantique. Si plusieurs observateurs, avec chacun leur propre instrument, mesure la même observable sur un même système, ils obtiendront la même valeur (pour peu que les mesures soient assez rapprochées dans le temps pour que cette valeur n'ait pas changé). Sans accord intersubjectif la physique quantique n'aurait à coup sûr jamais été considérée comme une science valide et les étrangetés de la théorie pourraient être simplement expliquées par l'absence d'une réalité sous-jacente correspondante. Le point essentiel qui se dégage de la cohabitation entre intersubjectivité et théorie quantique découle de la contrafactualité qui caractérise cette dernière. L'impossibilité de déduire d'une mesure sur un système que celui-ci possédait la valeur obtenue sur telle observable avant cette mesure met inévitablement en échec le raisonnement réaliste que nous avons présenté au paragraphe précédent. C'est en effet entrer en contradiction avec les lois quantiques que de déduire de l'accord intersubjectif constaté lors de la mesure d'une propriété dynamique à l'échelle microscopique qu'un existant fondamental doit posséder cette propriété en l'absence de mesure. On peut remarquer que cette contradiction s'étend à l'existence même des particules si l'on se place dans le cadre de la théorie quantique des champs que nous avons rapidement évoquée dans la section précédente. Non seulement l'accord intersubjectif constatable en physique quantique ne peut nourrir un argument réaliste pour en conclure l'existence et la nature des objets considérés mais cela a également pour conséquence de nous interdire cette explication de l'intersubjectivité.

La théorie quantique est cependant capable d'en fournir une et tel est le rôle du principe de réduction du paquet d'ondes. Si un premier observateur mesure une observable dans un état superposé pouvant prendre deux valeurs possibles, comme il n'observe que l'une de ces valeurs, la fonction d'onde se réduit de sorte que cette valeur possède dés lors une probabilité de 1 d'être obtenue lors de toute mesure ultérieure, la probabilité qu'un second observateur obtienne la seconde valeur est alors de 0 et il est donc impossible de constater un désaccord intersubjectif. Même en évacuant la réduction du paquet d'ondes il est possible de rendre compte de l'intersubjectivité. Ainsi, dans le même exemple, le premier instrument (et l'observateur correspondant dans la théorie des états relatifs d'Everett), en entrant en interaction avec le système mesuré, se trouve alors dans un état enchevêtré avec celui-ci, lorsque le second instrument effectue une mesure il entre en interaction avec ce système total de sorte qu'au final les deux instruments et le système étudié se trouvent dans un état enchevêtré descriptible par un seul vecteur d'état. Les corrélations quantiques entre les différents éléments de ce vecteur d'état permettent alors d'expliquer sans ambiguïté que les aiguilles des deux instruments donneront toujours les mêmes valeurs. Non pas que la physique quantique contredise le réalisme, nous avons déjà vu un certain nombre d'arguments en sa faveur qui n'ont pas étés remis en cause, elle interdit uniquement de conclure à l'existence de ses objets à partir de l'intersubjectivité. Elle présente par contre le grand mérite de fournir une explication, que l'on peut qualifier de scientifique, de l'accord intersubjectif qui soit neutre philosophiquement parlant, il n'est pas nécessaire d'adhérer au réalisme ou à l'idéalisme pour admettre sa validité. Et comme la physique quantique se veut la théorie des rouages de la matière, on peut étendre cette explication à l'intersubjectivité observée à l'échelle macroscopique.

Comme nous avons vu que notre connaissance ne peut semble-t-il pas rigoureusement porter sur la réalité indépendante, il est évident que l'accord intersubjectif concerne essentiellement la réalité empirique. Cela est d'ailleurs renforcé par le fait que l'intersubjectivité à l'échelle quantique ne porte que sur des résultats de mesure et ne peut servir à déduire l'existence d'objets. En conséquence il nous est en général impossible de déterminer si tel accord intersubjectif constaté est dû à la présence d'une réalité fondamentale correspondante, ou plutôt à telle modalité perceptive ou cognitive commune à tous les observateurs.

2.4. Conclusion

Au terme de cet exposé, ce que nous sommes le plus certain d'avoir réussi, c'est d'avoir mis en évidence le caractère philosophiquement très problématique de la théorie quantique, ce qui explique le choix du titre de cet exposé. Il ne faudra cependant pas prendre celui-ci pour un essai sur la physique quantique se suffisant à lui-même. Si nous avons tenté de donner quelques détails techniques lorsque cela était nécessaire, nous invitons vivement le lecteur à se renseigner sur les différentes théories évoquées s'il souhaite pleinement les comprendre. Les résumés que nous avons donnés doivent cependant permettre de dégager les problèmes épistémologiques et ontologiques essentiels posés par la mécanique quantique.

En effet nous avons d'un côté les questions strictement épistémologiques qui gravitent autour de la physique microscopique. La plupart n'ont rien d'original mais la théorie quantique leur apporte une matière nouvelle particulièrement fructueuse pour alimenter les débats. Notamment les dualités classiques entre positivisme et réalisme ou entre idéalisme et réalisme jouent un rôle majeur dans les querelles d'interprétation concernant la mécanique quantique. Celle-ci semble mettre à mal toutes les tentatives de discours réalistes qui ont été tentées sans pour autant donner le moindre argument qui les rendent caduques a priori. Au contraire l'échec à son sujet de toutes les grilles de lectures classiques dont nous avons l'habitude nous laisse à penser que doit exister quelque réalité indépendante se distinguant fortement de la réalité empirique que nous construisons naturellement. La physique quantique ne constitue donc pas la découverte qui va clore ce débat plusieurs fois millénaire mais elle évite, d'un côté un réalisme naïf qui croirait en un quasi-isomorphisme entre les phénomènes et les choses en soi, et de l'autre un idéalisme qui considérait la chose en soi comme une vulgaire copie du phénomène. Quant au positivisme, s'il est toujours d'une efficacité incontestée pour prédire le comportement des entités quantiques, plus que jamais il nous laisse dans un flou théorique difficilement acceptable en suspendant la question de savoir ce qui est réel parmi tous les objets épistémologiques utilisés (particules, vecteurs, champs, ensembles, etc.). De plus un tel discours positiviste ne peut manquer d'être exprimé dans un certain langage qui possède quand à lui toujours un certain parti pris ontologique.

Ce sont bien les questions ontologiques qui constituent l'autre classe de problèmes que pose la physique quantique. Même les physiciens les plus positivistes n'ont pu éviter de participer à ce type de débat car pour adopter un langage neutre encore faudrait-il définir cette neutralité. Les questions ontologiques posées par la théorie quantique, et surtout par les diverses interprétations tentées pour lui donner un sens réaliste, s'articulent avec les problèmes épistémologiques qu'elle pose dans la mesure où ce sont les particularités dont témoigne la mécanique quantique sur ce plan qui fixent les limites de tout discours réaliste portant sur elle. Nous avons pu voir que si ce sont bien des quantités discrètes qui ont été introduites avec la théorie quantique, cela ne peut être interprété comme une confirmation du modèle atomiste. En effet, les concepts de matière et de corps ne peuvent être difficilement conservés à l'échelle quantique. Ce n'est donc pas tant qu'aucune conclusion ontologique ne soit envisageable à partir des données de la mécanique quantique, bien plutôt est-ce le paradigme matérialiste usuel qui est incapable d'en tirer rien d'autre que des incohérences. Que l'on admette ou pas des particules élémentaires, il est difficile de rendre compte de la théorie quantique dans une optique ontologique sans faire intervenir des potentiels ou champs qui constituent également des réalités fondamentales. Celles-ci doivent par ailleurs présenter des caractéristiques qui dépassent toute conception ondulatoire ou corpusculaire ainsi que la discrétisation qui se constate lors des mesures. Plus généralement, expliquer les phénomènes tridimensionnels et déterministes observés à une échelle humaine nécessite à l'échelle quantique l'usage d'entités probabilistiques, dimensionnellement variables, et dans une certaine mesure atemporelles, de sorte que l'on soit tenté d'en conclure que, si de telles entités nous donnent des fragments d'information concernant la réalité fondamentale, celle-ci doit également présenter ce type de caractéristique. Tout du moins ce serait faire preuve d'un bien trop naïf réalisme que de penser que nos modalités perceptives familières nous donnent une bien plus sûre description de la réalité indépendante que les modèles mathématiques les plus vérifiés par l'expérience. Il semble plus sage de penser que nous construisons une réalité empirique à partir de notre expérience du monde et que, au fur et à mesure que cette expérience gagne en précision, en raffinement et en efficacité prédictive, ses structures doivent tendre à s'approcher de celles de la réalité indépendante, quoique nous ne soyons jamais en mesure de déterminer la distance qui sépare ces deux réalités. Cette incertitude tend d'ailleurs à identifier sémantiquement un tel réalisme et un idéalisme mitigé qui admettraient tout deux une réalité fondamentale inaccessible et qui plongeraient l'expérience humaine dans une autre réalité hétérogène et gouvernée par ses propres contraintes cognitives. Finalement, si l'on cloisonne complètement réalité indépendante et réalité empirique, on doit admettre que ni le paradigme du temps plat et de l'espace tridimensionnel ni le paradigme relativiste spatiotemporel quadridimensionnel ne peuvent convenir pour saisir l'ensemble des phénomènes de la réalité empirique.

Fort de ces conjectures sur les plans épistémologique et ontologique ainsi que des données que nous avons réunies sur la physique quantique, nous pouvons nous estimer relativement bien équipés pour mettre le système de Leibniz à l'épreuve de cette branche très problématique de la physique moderne. Il nous faudra cependant toujours garder à l'esprit cette particularité de la physique quantique que nous avons bien mise en évidence, à savoir que si son formalisme connaît unicité et unanimité, ses diverses interprétations à visée ontologique ne connaissent ni consensus ni preuve de leur validité. En conséquence c'est essentiellement à ce formalisme que nous confronterons le système de Leibniz bien que nous conserverons à ces modèles le rôle de `'laboratoire théorique'' que d'Espagnat leur attribue.

3. La mise à l'épreuve du système de Leibniz

3.1. Introduction

Voici venu le moment d'entreprendre le troisième et dernier chapitre de notre étude et qui consiste en la mise à l'épreuve du contenu du premier chapitre à l'aide des données du second. Cette confrontation est essentielle dans la mesure où elle doit permettre de réunir ces deux visions hétérogènes dans un nouveau point de vue plus abouti. Ce sera l'occasion d'introduire de nouvelles idées et de nouveaux concepts, dont l'apparition aura été permise par l'intérêt que nous avons montré pour le système de Leibniz comme pour la physique quantique, et qui justifieront la présente mise à l'épreuve.

Nous n'entreprenons cependant pas une comparaison systémique classique, dans la mesure où ce ne sont pas deux systèmes philosophiques ou deux théories scientifiques qui sont comparés entre eux, mais d'un côté un modèle métaphysique datant du dix-septième siècle et de l'autre une construction scientifique particulièrement originale du vingtième siècle. Nous ne devrons donc pas oublier les mutations épistémologiques qu'ont pu connaître la philosophie comme les sciences naturelles entre ces deux périodes. Mais ce n'est pas pour autant que nous allons éluder les différences, voir les contradictions, dont témoignent ces deux points de vue en affirmant qu'ils n'appartiennent pas à des domaines comparables. Si un système a la prétention de décrire la réalité physique dans la moindre mesure, il doit être mis à l'épreuve des plus récentes avancée de la physique moderne pour qu'il puisse prétendre à la validité. On peut attester de la validité d'un modèle mathématique par le simple travail de l'esprit, mais toute construction visant à décrire des faits concrets doit se soumettre à toutes les vérifications empiriques disponibles.

L'hétérogénéité la plus caractéristique, qui marque un système comme celui de Leibniz et une théorie scientifique, est dû au divorce que nous avons déjà remarqué entre métaphysique et science. Cette séparation épistémologique, qui imprègne désormais toute la méthode scientifique, en est arrivée à faire du discours métaphysique l'opposé du discours scientifique. En général, dans la littérature scientifique comme dans le positivisme philosophique, sont taxées de métaphysique, avec un ton péjoratif indéniable et souvent avoué, toute tentative de description de la réalité qui n'est pas suffisamment appuyées sur des données empiriques. Le système leibnizien entre tout à fait dans le cadre de cette critique dans la mesure où il propose une description de la réalité qui porte explicitement sur des aspects inobservables de celle-ci. Nous devrons donc voir comment la démarche de Leibniz peut résister à ces critiques et continuer de prétendre à rendre compte de la matière et des corps en toute légitimité. A cette occasion nous devrons inévitablement revoir la question des rapports entre physique et métaphysique.

Mais le problème se complexifie si on prend la mesure de ce que nous avons remarqué au sujet de la théorie quantique. Dans sa formulation la plus consensuelle, celle-ci n'est pas vraiment une description de la réalité (même empirique) à l'échelle quantique, mais seulement un ensemble de règles de prédiction concernant des mesures possibles sur des systèmes physiques microscopiques. La signification ontologique de ces règles, c'est-à-dire en termes de description de la réalité empirique, est davantage ambiguë et équivoque quoique nous ayons réuni, dans le chapitre précédent, de quoi préciser le type d'interprétations viables de la mécanique quantique. Notre exposé de la problématique quantique a en effet mis en évidence les problèmes récurrents auxquels se confronte toute tentative de description de la réalité. Notamment le fait que, en conséquence de ces problèmes, les théories à visée réaliste doivent porter sur la réalité empirique, car la réalité indépendante n'est pas à la portée d'une telle description exhaustive. Cela peut être considéré, en première analyse, comme s'opposant à la tradition philosophique systémique dans laquelle s'inscrit Leibniz. Pour régler ce point nous devrons éclaircir les rapports que peuvent entretenir son système avec les deux types de réalité que nous avons empruntés à d'Espagnat.

En raison de la rupture dont fait preuve la physique quantique avec les axiomes traditionnels de la science, et surtout de la physique, et du fait que Leibniz a construit son système à une période que l'on peut associer à la fondation de cet axiomatique, la première étape de la présente confrontation portera sur des considérations structurelles assez générales. Par analogie avec les deux mondes que Leibniz superpose, à savoir celui des âmes et celui des corps, pour finir seront traités successivement les mondes microscopique et macroscopique. Dans la seconde partie il s'agira donc essentiellement de comparer la description du monde que propose la microphysique à l'échelle quantique avec la théorie leibnizienne de la substance. Dans la dernière c'est la vision leibnizienne du monde des corps qui sera confrontée à la manière dont la mécanique quantique se propose de rendre compte des phénomènes macroscopiques.

3.2. Considérations structurelles

3.2.1. Le système de Leibniz et les deux types de réalité

Métaphysique leibnizienne et réalités

Il peut paraître étrange de tenter de comprendre le système de Leibniz à l'aide d'une grille de lecture qui lui est bien postérieure et qui a de plus été construite dans un tout autre but. Leibniz devait sûrement disposer d'un découpage analogue à celui des réalités empirique et indépendante lorsqu'il a construit son système, mais l'objectif de la présente section n'est pas de spéculer sur le point de vue que Leibniz aurait eu s'il avait dû s'expliquer au sujet d'une telle dualité. Bien plus nous allons tenter ici de dégager comment le système leibnizien peut s'articuler, de la manière la plus cohérente, avec les deux types de réalité que d'Espagnat dégage et dont nous avons vu l'utilité pour traiter de la physique quantique. Si nous voulons comparer le système de Leibniz et la théorie quantique, nous devons en effet leur trouver des grilles de lecture communes.

Voyons tout d'abord quelles places doivent occuper les deux types de réalités dans la métaphysique leibnizienne, à quoi doivent correspondre les réalités indépendante et empirique dans le système ontologique de Leibniz. S'il accorde bien une place essentielle à la perception dans sa théorie de la connaissance, Leibniz lui donne également un rôle capital dans sa métaphysique et dans sa description ontologique du monde. On pourrait alors conclure qu'une telle référence à la perception, comme les références faites aux observateurs dans la théorie quantique et dans la théorie de la Relativité, signifie que la métaphysique leibnizienne n'est qu'à objectivité faible. Cependant le système leibnizien donne un statut ontologique stable et indépendant de l'homme à la perception, il en fait même le principe d'action de base dans la réalité. Puisqu'il ne partage pas le dualisme cartésien, Leibniz fait de la perception une réalité en soi dans le monde physique, il en fait même la réalité fondamentale de ce monde.

Pour éclairer ce point, nous devons préciser les définitions que nous avons données des réalités indépendante et empirique. Une description de la réalité indépendante doit rendre compte des existences et de leur nature, abstraction faite des modalités cognitives de celui qui l'énonce. Au contraire une connaissance de la réalité empirique ne peut manquer de faire référence à ces modalités et doit donc porter sur les phénomènes plus que sur les choses en soi. Si Leibniz introduit dans sa description des existences fondamentales une théorie de la perception, cela n'implique pas un idéalisme qui exclurait la dualité en question, car il n'est pas fait spécifiquement référence à la perception humaine mais à celle que connaissent toutes les substances. Au contraire Leibniz utilise explicitement une distinction assez classique entre choses en soi et phénomènes, quoique la différence entre les deux ne soit pas basée sur l'usuelle présence d'influences sensibles. La réalité en soi, chez Leibniz, concerne les substances individuelles, conçues comme des âmes, leurs modalités d'interaction et notamment le flux de perception que connaît chacune d'elles. Les rapports structurels d'entre-expression que connaissent les monades sous forme de perception mutuelle, comme le fait que toute monade doit percevoir toute les autres dans une certaine mesure et qu'à la perception distincte de l'une doit correspondre celle confuse de l'autre, sont indépendants du contenu contingent de ces perceptions et peut donc satisfaire à une objectivité forte. La réalité empirique concerne quand à elle la perception que peut avoir une substance particulière, ou une classe de monades ayant plus ou moins le même degré de perfection, et c'est là que l'on trouve la réalité des entités composés que sont les corps par exemple. L'objectivité faible de d'Espagnat concerne alors les agrégats que tous les humains observent en raison de leur ressemblance contingente mais qui ne disposent que d'une réalité phénoménale et empirique.

Il nous faudra cependant vérifier que les spéculations que nous avons tentées, avec d'Espagnat, à propos de la réalité indépendante, n'entrent pas en contradiction avec la partie du système de Leibniz que nous avons associé à cette réalité. La causalité étant d'emblée phénoménale chez Leibniz, son abandon pour la réalité indépendante ne pose donc aucun problème. La spontanéité de la substance étant définie de manière individuelle et algorithmique, cela a pour conséquence d'autoriser une définition à objectivité forte de la prédestination leibnizienne. Une monade évolue selon une suite d'états prédéterminée en totale autonomie et cette définition a priori ne peut pas souffrir des critiques que nous avons évoquées concernant les définitions à objectivité forte de la causalité. Pour ce qui est de l'atomisme et de l'abandon des concepts d'espace tridimensionnel et de temps, nous laissons leur analyse à des sections ultérieures car il s'agit de points plus complexes et plus problématiques.

Le système de Leibniz n'est un idéalisme que dans la mesure où il place la perception, et les fonctionnements spirituels en général, à une place ontologiquement centrale. La distinction réaliste classique entre ce qui est dû à notre sensibilité et ce qui revient en propre aux existants peut donc être conservée mais il faudra cependant prendre garde à ne pas ranger toute assertion faisant référence à des modalités perceptives dans la réalité empirique. Seules des références à des perceptions particulières devront être comprises comme nous interdisant une description de la réalité indépendante.

La théorie leibnizienne de la connaissance

Maintenant que nous avons statué sur les places respectives des réalités indépendante et empirique dans la métaphysique leibnizienne, voyons dans quelle mesure une connaissance de la réalité en soi peut être jugée accessible dans le système de Leibniz.

Dans un premier temps, d'un point de vue formel, Leibniz utilise un langage qui semble témoigner d'une prétention à décrire le réel tel qu'il est, donc la réalité indépendante. Il faut noter que le type de prudence sceptique, coutumière concernant toute entreprise systémique en philosophie depuis le dix-neuvième siècle, est assez étranger aux discours des philosophes du dix-septième siècle. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'ils ne fassent pas preuve d'esprit critique concernant les limites de la connaissance humaine. Quand au système de Leibniz, si le principe de raison signifie que l'on peut rendre compte totalement de tout existant, cette possibilité n'est réellement accessible qu'à un entendement infini. La perception individuelle de toute être humain est inévitablement emprunte d'une certaine confusion qui l'empêche de rendre dernièrement raison de tout existant particulier. Concrètement donc, Leibniz n'accorde à toute connaissance humaine sur des faits qu'une pertinence parcellaire et une incomplétude liée à l'imperfection individuelle de tout esprit. Cependant, Leibniz nous accorde la possibilité d'accéder à une compréhension totalement adéquate des vérités nécessaires, c'est-à-dire concernant les essences ; seul à leur propos, puisque cela ne produit pas une régression à l'infinie, il est possible de clore la réduction en vérités identiques nécessaire à une connaissance claire et distincte. Nous pouvons d'ores et déjà imaginer une manière d'articuler les réalités indépendantes et empiriques dans la théorie leibnizienne de la connaissance : une connaissance de la réalité indépendante nous serait accessible concernant les possibles seuls, tandis que seule la réalité empirique est l'objet d'une connaissance humaine portant sur des existants.

Ce pose alors un problème d'ordre métaphysique si l'on se demande comment doit se comprendre le concept de réalité indépendante concernant des potentialités. Mais les possibles, dans le système leibnizien, ne sont pas de simples virtualités, ils ont bien une certaine réalité, quoique le seul possible soit moins réel que l'existant. Comme nous l'avons déjà noté, la connaissance adéquate dont nous sommes susceptibles concernant les essences ne porte pas sur leur détail mais sur leurs relations structurelles et ces relations correspondent aux vérités nécessaires auxquelles nous pouvons accéder par la logique et les mathématiques. Bien que l'on ne puisse nier l'objectivité qui caractérise ces vérités, il est difficile de dire s'il s'agit d'une objectivité forte ou d'une objectivité faible. Nous pouvons répondre à cette question en faisant appel à la hiérarchie des êtres que Leibniz construit dans son souci de continuité. Les âmes sensitives, inférieures aux esprits humains, si elles possèdent mémoire et entendement empirique, n'ont pas la conscience d'elles-mêmes nécessaire à la connaissance de ces vérités nécessaires. Par contre Dieu, infiniment plus parfait que les humains, dispose de tout temps de la connaissance la plus parfaite de toute chose et donc également des vérités éternelles. Il semble alors que, dans le système de Leibniz, si les vérités nécessaires sont bien indépendantes de toute constante humaine, leur maîtrise par les humains, et les modalités de cette maîtrise, sont cependant une conséquence de leur degré particulier de perfection, de leur position dans la hiérarchie des êtres.

Cela est encore plus évident si l'on rappel le fait, affirmé par Leibniz à plusieurs reprises, encore une fois par fidélité à son principe de continuité, que, si l'on pouvait dévoiler tous les replis d'une monade, on y découvrirait le détail de toutes les monades, possibles comme existantes. Autrement dit, potentiellement, toutes les substances possèdent une perception parfaite de toute la réalité indépendante. Cependant, en raison de l'imperfection de chacune, aucune monade n'a une perception de cette réalité indépendante qui soit assez distincte pour prétendre à la conscience et à la connaissance. La référence que nous sommes ici obligés de faire au fait que l'imperfection de toute substance particulière joue dans sa connaissance de la réalité, signifie que cette connaissance porte sur la réalité empirique et pas directement sur la réalité indépendante. Nous devons tout de même remarquer, ce qui rejoint le point de vue de d'Espagnat, que la continuité que nous venons d'évoquer entre perception confuse et inconsciente de la réalité indépendante et connaissance plus distincte de la réalité empirique, laisse à penser que celle-ci doit bien nous fournir quelques indices structurels sur ce réel voilé. Il est en effet plus fidèle à la philosophie de Leibniz d'imaginer une continuité sous-jacente entre ces deux réalités, bien que cette distinction puisse conserver son utilité et sa pertinence une fois que l'on a pris conscience de cette continuité.

3.2.2. Les grands principes leibniziens et le formalisme quantique

Principe de contradiction

Le principe de contradiction, que Leibniz identifie dans son système à la nécessité, est un de ses piliers. Cela n'a pourtant rien d'original car, en tant que pierre angulaire de toute logique, il est également le pilier de tout système rationnel. Et le formalisme quantique ne fait pas exception à cela, d'autant plus qu'il compense en général l'impermanence de son objet par une rigueur mathématique exceptionnelle. Le succès que connaissent les règles quantiques en termes de prévisibilité, malgré l'absence d'interprétation ontologique décisive à son sujet, milite pour confirmer le rôle essentiel que doit jouer le principe de contradiction dans toute entreprise rationnelle, et notamment dans toute recherche empirique. Ce principe n'est de toute façon pas susceptible de connaître un désaveu en conséquence d'une quelconque théorie scientifique car, justement, seul lui est capable de discriminer parmi les axiomes des théories en excluant ceux qui présentent contradiction.

Aussi, parce qu'il sépare précisément le principe de contradiction du principe de raison suffisante et qu'il fait du premier la seule règle des vérités nécessaires, Leibniz met la nécessité logique à l'abri de la menace que peut faire peser la physique quantique sur le déterminisme et la causalité. Le principe de contradiction concerne uniquement les propositions réductibles en vérités identiques et celles-ci ne craignent aucune remise en cause par le formalisme quantique car celui-ci en fait un grand usage.

L'efficacité prédictive dont fait preuve la physique quantique en conservant une foi certaine dans le principe de contradiction, même si on limite le formalisme quantique à la description de la réalité empirique, signifie que ce principe doit bien correspondre à quelque chose dans la réalité indépendante. Pour peu que l'on admette que la réalité empirique est, d'une manière ou d'une autre, une conséquence de la réalité indépendante, il est difficile d'imaginer comment le principe de contradiction pourrait se montrer efficace au sujet de la réalité empirique sans l'être également dans le cas fictif où nous aurions accès à la réalité indépendante. Si l'on admet que la moindre information structurelle puisse être dérivée de notre expérience au sujet du réel voilé, on ne pourra rien conclure à son sujet sans admettre en premier lieu la nécessité logique.

Principe de raison suffisante

Le principe de raison suffisante entretient cependant une relation plus conflictuelle avec le formalisme quantique. En effet nous avons pu voir que ce formalisme implique, mathématiquement, les relations d'indétermination, ou d'incertitude, d'Heisenberg, relations qui ont pu faire croire à ce dernier en l'échec de la causalité. Le principe leibnizien de raison signifie que, de toute chose, on peut rendre raison ; il s'agit de l'équivalent de la causalité dans le système de Leibniz, bien qu'il soit plus fondamental, car la causalité est phénoménale chez Leibniz. En d'autres termes on doit toujours pouvoir expliquer une vérité contingente par d'autres vérités contingentes antérieures et il est vrai que le formalisme quantique nous interdit cela au sujet des mesures concernant les particules élémentaires.

Il faut noter tout de même que le principe de raison de Leibniz, au sujet des vérités contingentes, implique, à cause de l'infinité du monde, que la chaîne qui permet de rendre compte d'une existence contingente est composée d'une infinité de maillons, qui sont autant de vérités de fait. En conséquence de la finitude intrinsèque de toute créature, aucun humain n'est en mesure de parcourir cette chaîne et il doit donc finir par se trouver incapable de satisfaire au principe de raison, quoiqu'en droit celui-ci continue de s'appliquer. Cela explique l'incapacité, que Leibniz pouvait déjà remarquer à son époque, dont les sciences peuvent témoigner pour déterminer de manière définitive la cause exacte d'un phénomène précis. Cependant, comme nous l'avons déjà vu, l'indéterminisme dont semble témoigner la physique quantique ne peut pas être rapporté ainsi à la méconnaissance de certaines données.

Bien plus il s'agit d'une règle mathématique qui empêche de connaître avec précision certaines variables conjuguées sur un système étudié. Nous avons pourtant vu l'étendue des controverses que connaît la physique quantique, même au sein du formalisme conventionnel, concernant la nature de ses objets. On est alors en droit de penser, comme tous les défenseurs des théories à variables cachées mais sans pour autant estimer avec eux qu'un meilleur formalisme soit possible, que ce doit bien être l'incomplétude de notre description des systèmes physiques quantiques qui provoque l'incertitude mathématique qui en résulte, aussi bien que les controverses évoquées. Donc, si le formalisme quantique est une description de la réalité empirique qui ne satisfait pas pleinement au principe de raison suffisante, il est tout à fait envisageable -voir naturel étant donné l'utilité générale que l'on peut trouver à ce principe- de supposer que la réalité indépendante y souscrive. Il faut en effet rappeler que, comme la métaphysique leibnizienne fait de l'entre-expression le rapport de base entre les existants, le principe de raison peut s'appliquer dans une plus grande mesure à la réalité fondamentale qu'au strict domaine du connaissable humain. Autrement dit, si un esprit humain ne peut pas trouver de quoi rendre compte du résultat de certaines mesures à l'échelle quantique, même si cela est dû à une nécessité mathématique, on ne peut pas en conclure que la raison qui détermine telle observable à prendre telle valeur ne se trouve dans aucune monade. D'ailleurs, par définition, Dieu, en raison de sa perfection, contient nécessairement de quoi rendre compte de toute chose.

Il est également possible de voir ici une analogie avec l'exemple récurrent que Leibniz utilise pour expliquer la présence du mal dans le monde par la notion de moindre mal : un carré parfait implique, par une nécessité mathématique, que sa diagonale soit un nombre incommensurable. Il n'est pas exclu que l'incomplétude de la mécanique quantique soit simplement due au même type d'incompossibilité entre essences. Pour faire coexister un maximum de substances dans la création, Dieu a peut-être dû les concevoir dans une organisation défiant les capacités rationnelles humaines.

Malgré le caractère particulièrement spéculatif de ces dernières assertions, de la même manière que les théories à variables cachées à propos du déterminisme, elles ont le mérite indéniable de pouvoir servir de contre-exemple à toute conclusion hâtive à partir du formalisme quantique qui tenterait d'établir l'échec du principe de raison suffisante leibnizien. Celui-ci, comme la causalité, n'a pas été contredit mais seulement rendu inapplicable. De plus, si on limite le formalisme quantique à la réalité empirique et que l'on admet la théorie de la substance de Leibniz, on peut pleinement envisager que le principe de raison suffisante garde tout son sens au sujet de la réalité indépendante à l'échelle quantique.

3.2.3. Le problème de la continuité

Atomisme et vide

Le modèle atomiste fut adopté suite aux découvertes de Jean Perrin en 1906 et l'on doit à Ernest Rutherford, en 1910, la preuve du fait que ces atomes soient principalement constitués de vide. Nous avons déjà assez vu les limites des conceptions corpusculaires en physique quantique pour ne pas nous arrêter à la vision familière mais erronée des atomes comme de petits noyaux de matière autour desquels gravitent des électrons. Si la décohérence permet d'observer pour les atomes, parce qu'ils sont composés de plusieurs particules, des comportements plus ressemblant à ce que nous avons l'habitude avec les entités corpusculaires macroscopiques, ils restent entièrement soumis aux lois quantiques. Les invariants nécessaires pour en faire rigoureusement et légitiment des corps matériels sont à peine plus réunis au sujet des atomes que pour les particules élémentaires. Il faut préciser que l'atomisme que réfute Leibniz fait des atomes les derniers éléments du monde matériel, il en fait des éléments élémentaires. La science moderne, si elle conçoit des atomes, les définit comme composés de particules plus élémentaires, qui par contre, en tant que portions étendues de matières indivisibles, correspondent davantage à l'atomisme philosophique auquel s'oppose Leibniz.

Même si l'on retient une définition corpusculaire des atomes, il demeure que tous les arguments logiques que Leibniz présente pour montrer qu'ils ne peuvent constituer les derniers éléments de la nature restent valides. Si un atome ne peut être scindé en parties pour des raisons physiques, il n'empêche qu'il peut l'être en droit et que cette inséparabilité est donc contingente. Comme l'étendue n'est que phénoménale, les atomes ne doivent leur statut qu'au vide qui les séparent. Il est vrai que tous les types d'atomisme, antiques comme scientifiques, ne peuvent appuyer leur cohérence que sur la possibilité du vide. Au contraire l'indiscernabilité, la relativité de l'étendue et de l'espace, comme l'impossibilité du vide, sont les trois éléments nécessaires à la théorie leibnizienne de la substance.

Comme tous ses contemporains, Leibniz pensait à l'impossibilité du vide pour des raisons philosophiques et théologiques. La définition philosophique du vide est celle du non-être, du néant pur où rien n'existe sous quelque forme que ce soit, du moins est-ce ainsi que Leibniz devait le concevoir. Mais le vide tel qu'il a été ainsi introduit puis étudié en physique, s'il signifie l'absence de particules matérielles, reste parcouru de champs quantiques. Il est clair alors que le vide physique est qualitativement différent du vide philosophique. Si un modèle matérialiste comme celui de Descartes, qui refuse un vide comme absence de matière, peut être remis en cause par un tel vide physique, la métaphysique leibnizienne conçoit des existences fondamentales qui ne sont pas matérielles et peut donc admettre que les champs qui parcourent le vide évitent que celui-ci soit conçu dans son sens philosophique. Quelque chose parcoure donc bien le vide à l'échelle quantique et nous avons déjà vu l'ambiguïté qui caractérise la nature des entités considérées à cette échelle.

Par ailleurs, la théorie de la Relativité rejoint la vision leibnizienne de l'espace et du temps sur la question de leur réalité. Dans le système de Leibniz comme dans la construction d'Einstein, ni l'espace ni le temps ne sont des substances, ils sont relatifs aux objets qu'ils contiennent et un espace sans objet ni a donc tout simplement pas de sens. Il est donc naturel que la théorie quantique des champs, dont il faut rappeler qu'elle est la version la plus aboutie du formalisme quantique en cela qu'elle se conforme le mieux à la Relativité, exclue également le vide. Là où la mécanique quantique non-relativiste voit des créations et des annihilations de particules au sein des portions vides d'un espace newtonien, la théorie quantique des champs voit ces champs partout, fait d'eux la réalité fondamentale et, à leur égard, il n'y a pas de vide. L'usage des concepts de vide et de particules dans la théorie quantique relativiste devient alors purement formel et il ne peut donc pas suffire pour contredire la réfutation du vide et des atomes que Leibniz affirme avec l'ensemble de la tradition philosophique.

Enfin, pour peu qu'on accepte que des entités, ou une entité, doit occuper la réalité indépendante, si la notion d'espace n'est pas retenue à son sujet, l'idée d'un espace sans être, nécessaire pour définir le vide, ne peut être que difficilement obtenue.

Quanta et discontinuité

L'apparition de quantités discrètes et du concept de quanta dans la microphysique sera très rapidement considérée par une grande partie de la communauté des physiciens comme l'échec du principe de continuité tel qu'énoncé par Leibniz. En effet c'est lui qui a énoncé la célèbre phrase « la nature ne fait pas de saut » et que Bohr remis en cause avec sa notion de saut quantique.

Mais ce qui a surtout été rompu, c'est la croyance, unanimement répandue dans la communauté scientifique et que Leibniz devait sûrement partager, que l'énergie comme le mouvement doit théoriquement être mesurable dans des quantités aussi petites que l'on veut. La continuité de Leibniz est quelque peu différente car il s'agit davantage d'un principe logique que d'un énoncé de physique : « lorsque la différence de deux cas peut-être diminuée au-dessous de toute grandeur donnée in datis ou dans ce qui est posé, il faut qu'elle se puisse trouver aussi diminuée au dessous de toute grandeur donnée ». Leibniz en a certes proposé une interprétation physique car, comme nous l'avons souligné, il l'estimait devoir s'appliquer dans tous les domaines. Le paradigme mécaniste classique dans lequel Leibniz concevait la physique lui a donc fait faire quelques conclusions hâtives car, si nous pourront remarquer dans la suite de ce chapitre l'intuition exceptionnelle dont il a fait preuve, Leibniz ne pouvait deviner l'ampleur de la complexité qui caractérise les évènements de la réalités à une échelle qui lui était radicalement inaccessible. Mais de telles conclusions sur des existences contingentes, erronées en raison d'une carence de connaissances de fait, ne permettent pas de contredire le principe utilisé. Un tel raisonnement est invalide pour les mêmes raisons que la conclusion d'Heisenberg au sujet de l'échec de la causalité. Dans le principe de continuité tel qu'énoncé ci-dessus, ce n'est pas la conclusion qui est réfutée, mais la prémisse. La constante de Planck signifie que lorsque l'on tente de mesurer une quantité d'énergie aussi petite que l'on veut, on ne parvient pas à trouver une quantité inférieure à cette constante. Ce n'est pas tant le principe qui est réfuté mais plutôt la possibilité de le vérifier expérimentalement puisqu'on ne peut diminuer la différence de deux cas au-dessous de toute grandeur donnée. Comme la causalité ou le principe de raison suffisante, la continuité peut être dit inapplicable en physique quantique, mais cela ne signifie pas qu'elle soit erronée.

Quoiqu'il en soit, après l'apparition de cette discontinuité et la popularité que connurent les modèles corpusculaires et discrets de description de la réalité physique, la construction des outils mathématiques essentiels du formalisme quantique poussèrent progressivement à l'abandon d'une telle vision. Comme nous l'avons vu, l'abstraction dans laquelle est plongée le monde quantique par le formalisme conventionnel rend très prudent les physiciens sur les conséquences des quantités discrètes que ce formalisme implique. Nous avons déjà remarqué que la contextualité nécessite d'introduire, dans le compte-rendu de toute mesure, la description du dispositif expérimental qui la permise. Nombre de physiciens et d'épistémologues, une fois cette contextualité exceptionnelle mise en évidence, furent prompte à lui attribuer l'apparition de nombres entiers lors des mesures. C'est en effet par un nombre fini et discret de dispositifs de mesure qu'un système peut être décrit, et ce nombre ne peut disparaître en raison de la contextualité ; autrement dit, celle-ci nous empêche de pouvoir attribuer cette discontinuité au système lui-même ou à l'instrument de mesure. Cela est encore plus claire si l'on rappel que le formalisme quantique, en l'absence de toute mesure, décrit les différentes valeurs de chaque observable par des probabilités comprises entre 0 et 1, donc d'une manière continuiste, et que les quantités discrètes 0 ou 1 apparaissent seulement lors des mesures par le principe de réduction du paquet d'ondes. D'une autre manière, mais toujours dans le but d'écarter une vision discontinuiste, Schrödinger construisit sont modèle ondulatoire pour que les « nombres entiers s'introduisent de la même manière naturelle que le nombre des noeuds d'une corde vibrante » en physique classique ondulatoire (qui est continuiste). Plus généralement, que ce soit à cause de ses aspects ensemblistes ou probabilistiques, ce sont aux particularités du formalisme mathématique de la physique quantique que fut attribuée la présence de quantités discrètes dans la description d'un système.

3.3. Le monde microscopique

3.3.1. Entités quantiques et substances simples

Les particules élémentaires selon la théorie de la substance

La quête des derniers éléments de la nature, des entités élémentaires à partir desquelles tout est construit, est courante en philosophie, et notamment dans les divers atomismes. Leibniz chercha lui aussi la nature des existants fondamentaux de la réalité, mais, fidèle à la tradition philosophique, il tenta d'en définir a priori les propriétés essentielles via la métaphysique. Comme à l'accoutumée, il travailla à cela avec un maximum de rigueur logique. Le système leibnizien propose donc une théorie de la substance qui prétend déduire les structures essentielles des derniers éléments de la nature par un raisonnement métaphysique gouverné par la stricte logique. C'est sur cette base qu'est réfuté le mécanisme pur comme l'atomisme matérialiste.

Les sciences empiriques, avec l'apparition et le perfectionnement des microscopes, ce sont également fixé pour but de déterminer les existants fondamentaux, quoique les appareils utilisés de nos jours pour sonder les détails de la matière soient d'une nature très différente. C'est d'ailleurs à ce sujet que fut créée la physique quantique. Celle-ci, par des moyens de plus en plus perfectionnés mais toujours plus différents de nos schèmes sensibles usuels, sonde la matière pour découvrir son fonctionnement comme ses composantes fondamentales. Le but est alors de dégager les particules élémentaires, c'est-à-dire les `'briques'' qui composent l'univers. La physique estime avoir découvert la plupart des particules élémentaires qui composent tous les phénomènes observables qu'ils soient corpusculaires ou autre. Ainsi connaît-on pour le moment plusieurs leptons, quarks et bosons. Mais le critère qu'utilise la science pour juger si une particule est élémentaire tient à ce que l'on ne puisse lui déterminer de structure interne ni de composants. Au vu de la distinction que nous avons retenue, avec d'Espagnat, entre objectivité forte et objectivité faible, il est clair que ce critère ne peut convenir pour définir les éventuelles particules élémentaires de la réalité indépendante (d'Espagnat ne semble d'ailleurs pas croire en l'existence fondamentale de telles particules). En effet il fait référence à nos capacités de détermination et on peut remarquer que, dans son histoire, il est souvent arrivé à la microphysique de retenir comme élémentaires des particules dont des composants plus fondamentaux furent ensuite découverts. Les conditions nécessaires pour observer un détail sont bien plus contraignantes si son échelle est petite, notamment les quantités d'énergie nécessaire deviennent très importantes ; cela laisse à nombre de physiciens l'espoir de découvrir des particules plus fondamentales lorsque les niveaux d'énergie nécessaire seront réunis. Autrement dit, on peut légitimement penser que les particules élémentaires, ainsi dénommées par la physique, ne sont les ultimes composants que de la réalité empirique.

Bien que les termes d'antan puissent maintenant porter sur des entités différentes, comme nous l'avons déjà noté, le paradigme des particules élémentaires en physique moderne correspond bien plus à l'atomisme philosophique que Leibniz met en question. Ses critiques et sa théorie de la substance visent, non pas à réfuter l'existence de tels atomes ou particules de matière, mais à leur refuser le statut de derniers éléments de la nature. Les propriétés des existences fondamentales, tel que Leibniz les définit, imposent des critères bien plus contraignants que la seule inséparabilité pratique. La substance leibnizienne doit donc être une et inétendue car il n'y a qu'ainsi définie qu'elle ne pourra plus être divisée, et cela dans un sens fortement objectif. On peut alors remarquer que les particules élémentaires considérées par la physique quantique possèdent en générale masse et taille et ne peuvent donc pas être identifiées à des substances simples au sens de Leibniz. Quand bien même l'énergie nécessaire pour rompre un électron ne serait pas disponible dans tout l'univers, il demeurerait que celui-ci est divisible en droit et que cette impossibilité contingente ne lui autorise pas le statut de substance simple.

L'autre particularité, que Leibniz associe aux substances simples et qui découle directement de leur indivisibilité, est la spontanéité dont elles doivent faire preuve. Chacun des états que connaît une monade n'est qu'une conséquence de sa constitution interne sans qu'aucune influence externe ne soit ni nécessaire ni possible (excepté Dieu comme toujours). Une entité ontologiquement indivisible, ne pouvant rien gagner ni rien perdre, ne peut en effet subir ni exercer d'influence, en aucune manière que ce soit. La physique explique pourtant, ou tente d'expliquer, tous les phénomènes qu'elle répertorie par des transferts de bosons entre particules des deux autres types, leptons et quarks ; toutes ces particules étant considérées comme élémentaires. Cependant, le langage des physiciens, en évoquant des gluons liant les quarks entre eux ou des photons passant d'électron en électron, ne nécessite-t-il pas des entités sous-jacentes pour expliquer ces interactions ? En reprenant le raisonnement de Leibniz, pour garantir à ces particules leur statut ontologique, nous n'avons guère d'autre solution que de leur accorder une spontanéité similaire à celle que lui-même prête aux substances simples. Cela permet en effet de résoudre la difficulté, quoique nous devions pour cela faire abstraction des arguments que nous avons avancés précédemment pour refuser aux particules élémentaires leur statut ontologique.

Cependant la théorie quantique des champs milite contre cette solution, car ces champs permettent de prédire le comportement des particules comme leurs interactions sans être eux-mêmes décrit par aucun modèle corpusculaire. Même si, là encore, on ne peut pas en déduire que ces champs doivent exister tel quel dans la réalité indépendante, les particularités épistémologique de la physique quantique devant nous rendre prudents, nous pouvons tout de même supposer, en raison de leur efficacité, que quelque chose doit y correspondre ; et ce quelque chose ne peut être aucune des particules élémentaires en question, mais une ou plusieurs entités plus fondamentales.

Finalement, il paraît assez évident qu'aucune des découvertes de la physique quantique concernant les particules élémentaires ne peut être vue comme apportant un argument convaincant contre la division actuelle à l'infinie de la matière que Leibniz déduit a priori de principes logiques et métaphysiques.

Les substances simples et la physique quantique

Il nous est également possible de poser la question du rapport entre les substances simples et les particules élémentaires dans l'autre sens. En admettant que les particules quantiques ne sont pas les substances simples de Leibniz, voyons si celles-ci ne pourraient pas tout de même devenir des objets de la physique quantique.

D'emblé Leibniz estime prouver que ces entités sont inobservables par le simple fait qu'elles sont inétendues, de la même manière que l'on ne peut voir un véritable point mathématique. Par définition, c'est par une division à l'infinie de la matière qu'un physicien pourrait espérer en arriver à isoler une monade ; celui-ci étant irrémédiablement borné, il ne lui reste aucun espoir de clore cette division d'une manière ou d'une autre. On pourrait cependant répondre à cela qu'un tel argument se fonde sur un paradigme spatial tridimensionnel, et que l'abandon de celui-ci en physique quantique ouvre peut-être la voie à une telle division à l'infini. Le principe des substances simples est qu'elles sont les unités fondamentales de la réalité, et pas seulement dans un sens spatial, aussi ne peuvent-elles pas être individuellement quantifiées, la quantité apparaît seulement lorsqu'on les multiplient. C'est entre autre pourquoi les unités qui apparaissent dans la théorie quantique ne peuvent correspondre aux monades, cette discrétisation est la conséquence de propriétés mathématiques continues sous-jacentes. En mathématique tous les principes de limite en l'infini sont similaires, qu'ils soient tridimensionnels ou pas. Ainsi, puisque les quantités d'énergie nécessaires pour observer un détail avec un canon à électron croissent lorsque ce détail est de plus en plus petit, détecter un détail infiniment petit comme une monade demanderait une quantité infinie d'énergie qu'il ne nous est pas possible de réunir. Cela maintient le fait que les monades soient observables en droit, mais en pratique, seul un esprit infini comme Dieu pourrait les observer.

3.3.2. La théorie de la substance et le monde quantique

Les agrégats à l'échelle quantique

Si on ne peut identifier les substances simples de Leibniz et les particules élémentaires de la physique quantique, cela ne nous dispense pas de traiter du statut que peuvent avoir ces dernières dans le système leibnizien. A coup sûr, les objets de la physique quantique doivent être des substances composées. Si la théorie quantique conçoit les particules comme des entités bien constituées, c'est que le degré de confusion avec lequel elle nous fait connaître la réalité à cette échelle masque l'infinité qui doit peuplée chacune de ces particules ; de la même manière que la confusion de notre perception familière nous masque celle qui occupe les objets de notre vie quotidienne. Voir les particules comme des agrégats permet notamment de leur donner un sens sans statuer sur leur nature éventuellement corpusculaire. Leur nature matérielle étant phénoménale, même si Leibniz n'avait pas de son temps d'exemple concret pour réfléchir à ce point, il n'aurait sûrement pas refusé l'idée que certains agrégats n'aient pas une apparence complètement matérielle et corpusculaire ; du moins l'admettre ne nuit pas à la cohérence de son système. Quoiqu'il en soit nous aurons l'occasion de revenir sur ce point.

Il faut cependant nous demander de quel type sont les agrégats observables à l'échelle quantique. Leibniz distingue en effet la matière première de la matière seconde ; la première correspondant aux amas de monades inorganisés tandis que la seconde désigne les composés vivants. La question peut paraître étrange car la biologie ne définit le vivant que sur des critères s'appliquant à partir de l'échelle moléculaire. Mais la définition que Leibniz donne de la vie, si elle est sûrement bien moins applicable pratiquement, n'est pas limitée à une échelle particulière. Comme nous l'avons vu, le système leibnizien accorde la vie à toute les monades et donc à tous l'univers, cependant tous les corps ne sont pas vivants. Une monade préside à toutes les monades dont elle rend raison le plus adéquatement, l'ensemble de ces substances constituant alors son corps. Un corps vivant est donc défini par Leibniz comme étant dirigé par une âme qui possède alors une perception plus distincte de ce corps et à travers celui-ci une perception un peu moins confuse de tout le reste de l'univers. Tous les ensembles de monades ne possèdent pourtant pas de monade dominante. Leibniz établit donc que l'analyse des détails de tout corps inorganique doit aboutir sur des entités vivantes à un moment ou à un autre. Il s'agit alors de savoir si les particules de la physique quantique pourraient être ces entités organiques rencontrées lors de l'étude de la matière.

Concernant les entités macroscopiques que nous côtoyions, bien que le système leibnizien accorde un fonctionnent final à toute monade, c'est par l'apparition d'une certaine finalité dans le monde des corps que nous semblons capable de repérer les entités vivantes. En effet, plus un corps est organisé et complexe, plus il est soumis à son entéléchie et plus nous pouvons alors remarquer les attributs spirituels de cette dernière. Il semble alors difficile de statuer sur la question de savoir si les particules peuvent être des organismes vivants au sens de Leibniz car les difficultés épistémologiques de la physique quantique, comme la différence d'échelle exceptionnelle, nous ferment une analyse assez pointue de leur comportement. Nous pouvons seulement espérer dégager quelques indices à partir de la description qu'offre le formalisme quantique de ses objets. Il est indéniable qu'une particule élémentaire présente une cohérence interne exceptionnelle, cela a d'ailleurs sûrement concouru à ce que la physique soit tentée d'en faire des entités ontologiquement constitutives, mais cela n'exprime pas pour autant la moindre finalité discriminante. Seule l'indéterminisme dont fait preuve une particule lors d'une mesure, qui la soustrait à une pure nécessité et qui peut donner l'impression d'un choix, peut servir à spéculer sur sa nature spirituelle. Un tel phénomène ne suffit cependant pas à construire un véritable argument concernant le genre d'agrégats auquel appartiennent les entités quantiques. Cette question reste donc en suspens, bien que cela ne pose pas de problème pour la suite de cette étude dans la mesure où cette question reste finalement assez périphérique.

L'abandon de l'espace et du temps

Une des particularités les plus problématiques du formalisme quantique reste l'espace abstrait dans lequel il doit être conçu. Un espace de Hilbert avec un nombre variable de dimensions reste seul capable de décrire les systèmes physiques à l'échelle quantique. Comme ce type d'outils mathématiques est bien postérieur au système de Leibniz, il est assez évident que celui-ci n'ait pu se prononcer sur la dépendance éventuelle de son système à l'égard d'un paradigme tridimensionnel.

Tout de même il faut noter que le système leibnizien survit particulièrement bien à un tel changement de paradigme. Là où les systèmes cartésien et newtonien substantifient l'espace pour lui accorder une existence autonome et ontologique, Leibniz la lui refuse et fait seulement de l'espace l'ordre de coexistence des possibles. Dans le système leibnizien, les éléments de la réalité indépendante sont les substances qui, inétendues, se passent aisément de données spatiales. Au contraire, Leibniz affirme que l'espace apparaît, comme les corps, avec la multiplicité des monades, et qu'il a donc un caractère essentiellement phénoménal. La dualité entre les phénomènes et les choses en-soi est déjà très explicite chez Leibniz, et l'espace, puisqu'il ne peut prétendre à la substantialité, est clairement à ranger dans le premier genre. Aussi, dans le système leibnizien, la mécanique nécessite bien un espace tridimensionnel classique, mais celle-ci demeure tout aussi phénoménale que cette espace. Le type d'action que Leibniz suppose pour les éléments constitutifs du réel est qualitativement très différent d'un mouvement de partie ou d'un transfert d'énergie, il s'agit d'un accord prédéterminé entre entités spirituelles. Tout type d'espace peut même être abandonné car la métaphysique leibnizienne admet une infinité de substances mais rien quand à leur disposition, bref seule une pure multitude est supposée. La monade connaît en réalité une infinité de variables, qui sont autant de perceptions qu'il y a de monades dans le monde, et qui participent toutes à la perception globale que cette monade a de l'univers. D'une manière, certes assez kantienne mais entièrement déductible du système leibnizien, il est possible d'en conclure qu'un paradigme spatial et tridimensionnel n'est propre qu'au degré de distinction que connaissent les monades conscientes. Autrement dit le système de Leibniz, non seulement s'accorde avec l'idée que l'espace ne soit un concept approprié que pour la réalité empirique, mais il peut même être considéré comme appuyant cette idée.

Nous avons vu qu'en raison de la nécessité d'adapter la théorie au paradigme relativiste quadridimensionnel, l'abandon de l'espace pour la réalité indépendante implique également celle du temps. Celui-ci pose tout fois plus de problèmes car sa remise en cause menace la cohérence interne de tout système de description des évènements. Le temps est pourtant défini par Leibniz, de la même manière que l'espace, comme relatifs à une multiplicité, mais cette fois une multiplicité dans la monade de sortes que si la réalité indépendante ne connaît toujours qu'un état pour chaque monade, seule notre mémoire peut faire coexister plusieurs instants. Si le temps est la succession de tous les états du monde, cet ordre n'a de sens que là où ces différents état peuvent être conçus simultanément, dans la rétention dont sont susceptibles certaines monades. Une telle référence aux perceptions particulières de quelques monades, à savoir celles qui disposent de mémoire, suffit à limiter le champ d'application du concept de temps à la réalité empirique. D'un autre côté, parce qu'ils sont prédéterminés, tous les états que connaîtra une monade, c'est-à-dire toutes ses perceptions, sont déjà en elle, mais d'une manière enveloppée et inconsciente. Dans ce cas là, ce qui correspondra à la succession de ces états, c'est le dévoilement progressif des perceptions de la monade. Mais ce n'est que pour la substance en question qu'il y a dévoilement, car, pour un point vu objectif au sens fort, toutes ces perceptions sont là et toutes en même temps et de tout temps ; un paradigme temporel devient alors étranger à un tel point de vu. Cela rejoint d'ailleurs l'analogie mathématique qu'il est possible de faire à propos de la spontanéité de la monade : un algorithme est une formulation, atemporelle mais plus fondamentale, du développement temporel qu'il est possible d'en faire. Un esprit infini n'a toutefois pas besoin d'un tel développement pour appréhender l'ensemble de cet algorithme.

Il semble qu'après analyse, la réalité indépendante, dans le système de Leibniz, est parfaitement apte à se plier à la négation des notions spatiotemporelles que semble impliquer le formalisme quantique relativiste. Bien plus il apparaît que la description métaphysique que Leibniz fait du monde en expulsant toute référence à la réalité empirique, expulse par la même occasion l'espace et le temps.

3.3.3. Un fonctionnement spirituel fondamental

Théorie de la substance et théorie de l'information

Si nous souhaitons faire de la monadologie le fonctionnement sous-jacent du monde quantique comme de l'ensemble de la réalité, nous devons faire abstraction de ses éléments les moins admissibles pour les plus sceptiques des physiciens et des épistémologues. La référence que Leibniz fait couramment à Dieu est probablement la plus choquante pour ceux-ci. Un tel usage de l'être infiniment parfait dans le système leibnizien, est tout simplement inadmissible pour les athées, et peut même s'avérer insatisfaisant pour les plus rigoureux des croyants et des agnostiques. Cela est particulièrement gênant pour la cohérence du système dans la mesure où c'est Dieu qui garantit l'harmonie préétablie. D'autant plus qu'insister à ce sujet introduirait des débats superflus dans notre discussion portant sur la réalité. Pour satisfaire aux objections fondées sur ce point, voyons comment la théorie de la substance peut être modifiée pour se passer de ce parti pris théologique. Le but de la présente section n'est pas d'expulser Dieu du système leibnizien, car ce serait le trahir au-delà de l'acceptable, mais de montrer que la théorie de la substance, qui fait un appel trop exprès à Dieu tout en étant une partie essentielle du système, peut conserver une cohérence interne en faisant abstraction de la question de l'existence de l'être suprême. Les preuves métaphysiques que Leibniz apporte au sujet de l'existence de Dieu sont d'une pertinence qu'on ne peut écarter, de même que l'usage qu'il fait de ce concept, cependant, comme tout le monde n'est pas prêt à ce type de concessions, notre présente entreprise semble justifiée. A cette occasion nous tenterons d'éclaircir plus que nous ne l'avons fait la communication des substances.

Le fonctionnement basique du monde, dans la métaphysique leibnizienne, est l'entre-expression dont font preuve les monades. Il ne s'agit donc pas d'une action proprement dite au sens physique car aucune ne modifie les autres en quelque manière que ce soit. Au contraire l'harmonie préétablie garantit à toutes les substances une concordance parfaite calculée à l'avance. Cette harmonie a pour conséquence, en ce qui concerne la réalité empirique, de nous donner l'impression d'une influence mécanique des corps entre eux à une certaine échelle, et d'une interaction entre entités épistémologiquement indéterminées à une échelle inférieure. Mais pour ce qui est de la réalité indépendante, les substances sont de la pure information et l'ensemble des règles qui rendent compte de leurs rapports mutuels peut alors constituer une théorie de l'information. Au sein de cette théorie, l'harmonie préétablie devient logiquement équivalente à une explication de l'interaction entre les monades par des transferts d'information. Mais ces transferts doivent être conçus comme antérieurs à toute matérialité, bref c'est une communication sans support qui peut être envisagée pour décrire les relations entre substances. L'ordre dans lequel est habituellement définie toute communication est donc inversé, au lieu de n'être envisagée que comme véhiculée par la matière, l'information est conçue comme première et c'est alors elle qui sert de support au monde physique. Ne pouvant être expliquée par une communication de type physicaliste, l'entre-expression leibnizienne peut être basée sur des transferts d'information entre substances, indépendamment de tout véhicule.

Une perception, conçue comme fondamentale, n'a rien de paradoxale si nous tirons, comme Leibniz, toutes les conséquences du cogito cartésien. Phénoménologiquement, lorsque quelque chose rentre en contact avec mon épiderme, en premier me parvient une information qui, seulement dans un deuxième temps, est interprétée comme signifiant la présence d'une entité physique. Seul un renversement de cet ordre d'apparition des phénomènes permet de supposer que c'est par des moyens physiques que fut véhiculée l'information initiale. Nous n'avons cependant pas la moindre expérience d'une entité physique qui ne se soit pas toujours manifestée dans un premier temps comme une simple perception. Supposer un véhicule matériel à toute forme d'information parvenant à la consciente dénote d'un parti pris ontologique qui ne découle pas rigoureusement de données empiriques. Le fait que la matière puisse servir de support à une communication ne peut pas être exclusivement interprété comme signifiant que l'information doit lui être postérieur. Il est tout à fait envisageable d'en conclure que la matière est perméable à une information qui lui indépendante ; cette option gagne en crédibilité si l'on remarque qu'une même information peut demeurer parfaitement identique en étant transférée d'un support physique à un autre. Limiter la communication à la seule communication humaine, par l'anthropocentrisme que cela implique, nous ferme la possibilité d'une théorie de l'information à objectivité forte. Toute information que l'humain est capable de communiquer nécessite un support matériel, mais cela ne signifie pas que toute information subit ce type de contrainte. Et la physique quantique va dans ce sens car elle permet de construire des moyens de communication efficaces sans pour autant que l'usage du concept de corps matériel ne soit tout à fait légitime à son sujet.

Les substances ne connaissent cependant pas uniquement la perception, elles sont également définies par une appétition qui peut sembler très étrangère à une quelconque théorie de l'information. Rappelons que, si elle correspond, pour des être de notre complexité, à ce que couvre habituellement un tel terme, concernant la substance simple en général, l'appétition désigne la tendance naturelle dont fait preuve tout être pour atteindre un plus haut degré de perfection. Cette perfection, chez Leibniz, est définie par le principe d'économie et consiste donc en une optimisation des moyens par rapport aux fins. Une telle idée de la perfection est non seulement concevable dans une théorie de l'information, mais elle lui est même très liée. Si l'on conçoit le sens comme le but de la communication et son contenu quantitatif comme son moyen, on peut dés lors définir le degré de perfection d'une information par l'optimisation du sens par rapport au contenu utilisé, autrement dit par une maximisation du qualitatif, c'est-à-dire sa variété, et une minimisation du quantitatif. Ce qui permet alors d'expliquer, dans cette théorie de l'information, qu'une substance, malgré son appétition, peut tendre vers une moindre perfection, c'est qu'elle peut recevoir une certaine quantité d'information qui n'augmente que dans une moindre mesure son contenu qualitatif. Dans ce cas le rapport du qualitatif sur le quantitatif, qui détermine la perfection de la substance, est bien en diminution. De plus, au sein de notre théorie, on peut retrouver le principe de la théorie de la substance qui suppose que lorsque les perceptions d'une monade gagnent en distinction, les perceptions d'autres doivent tendre vers plus de confusion. En effet, lorsqu'une monade gagne en perfection, son contenu augmentant qualitativement, la perception qu'en a une autre monade doit perdre symétriquement en qualité car elle rend de moins en moins bien compte de la variété croissante de la première monade. Donc, lors du transfert mutuel d'information qui s'effectue perpétuellement entre deux monades, l'une des deux doit bien agir et l'autre pâtir, aux sens métaphoriques définis dans la théorie leibnizienne de la substance.

On peut remarquer qu'un pur transfert d'information n'est pas vulnérable aux critiques que peut connaître un modèle mécaniste de communication entre les substances. En effet, l'information présentant la particularité de pouvoir être dupliquée à loisir, il est parfaitement envisageable qu'une information soit transmise d'une monade à une autre sans que la première n'ait à perdre quoique ce soit. Aussi, de la même manière qu'un support matériel peut recevoir de l'information sans être augmenté physiquement, la monade réceptrice peut être considérée comme modifiée par le transfert d'information, mais pas pour autant augmentée substantiellement.

Grâce à la théorie de l'information qui vient d'être construite, nous pouvons proposer une nouvelle description métaphysique de la réalité indépendante, fidèle à l'esprit de Leibniz mais tout de même amendée dans une importante mesure car elle abandonne l'harmonie préétablie. L'univers est un réseaux de monades, celles-ci sont en nombre infini et toutes connectées entre elles. Puisqu'elles ne sont toutes que des points de perceptions et qu'elles communiquent toutes entre elles, toute monade reçoit et transmet perpétuellement de l'information pure à toutes les autres.

Théorie de l'information et formalisme quantique

Voyons maintenant si la théorie de la substance, modifiée sous la forme de la théorie de l'information que nous avons construite, n'entre pas en contradiction avec le formalisme quantique. En conséquence des sections précédentes, nous prendrons pour acquis la nature composée des entités quantiques et l'accord du système leibnizien avec l'abandon de l'espace tridimensionnel que suscite la théorie quantique.

Nous avons déjà remarqué que les entités considérées en physique quantique peuvent davantage être considérées comme des outils épistémiques concernant la réalité empirique que des objets ontologiques peuplant la réalité indépendante. Cela s'accorde non seulement bien avec la phénoménalité qui caractérise tous les agrégats dans le système leibnizien, mais les objets du formalisme quantique montre alors des caractéristiques informationnelles inédites dans le monde des corps. Un corps matériel est une perception confuse de l'infinité des monades qui le peuplent et qui ne possèdent aucun caractère corpusculaire ni matériel. A ce titre une particule constitue un bon intermédiaire entre le monde des corps et celui des âmes, en se montrant plus corpusculaire qu'une monade mais moins qu'un objet macroscopique. Les champs de la théorie quantique relativiste s'avèrent d'ailleurs encore plus appropriés pour rejoindre l'idée d'une pure information car, quelques soient les notions corpusculaires que l'on maintient dans la théorie, ils décrivent des probabilités d'observation concernant diverses variables et ces données semblent plus fondamentales que ces notions. Le fait même que le nombre et la nature des particules d'un système ne sont que des informations contenues dans des champs rejoint l'idée leibnizienne d'une information plus fondamentale que la matière.

Nous avons vu que d'Espagnat suggère que la théorie quantique des champs pourrait signifier que le monde n'est pas atomisable mais qu'il est fondamentalement un. Il n'entend pas seulement cela concernant l'atomisme philosophique, il étend cette négation à toute théorie qui supposerait une multitude d'entités composant le réel et qu'il appelle « multitudinisme ». Notons cependant que d'Espagnat envisage ce type de théorie avec une idée trop proche d'un atomisme classique et qu'il ne traite pas un atomisme de type informationnel comme celui de Leibniz. Il refuse la réalité aux particules de la même manière que nous leur avons refusé la substantialité, parce qu'elles sont expliquées par les entités plus fondamentales que sont les champs quantiques. Mais les substances de Leibniz sont des points d'informations et sont aussi nécessaires à la réalité que les unités à toute quantité. Il est nécessaire de prendre toute la mesure de la quantité qui apparaît dans toute formulation de la physique quantique : si la réalité est quantifiable dans une certaine mesure, c'est qu'elle doit être multiple. Ce qui nous refuse alors une connaissance de fait concernant la réalité indépendante, c'est que nous ne pouvons quantifier l'infinité qu'elle contient ; au contraire la finitude qui nous est accessible est celle de notre perception particulière, et c'est donc elle qui définie la réalité empirique. C'est pourquoi toute entité dégagée empiriquement ne pourra jamais prétendre à un statut ontologique.

Les champs quantiques, bien qu'encore plus éloignés du régime des corps, constituent pourtant eux aussi des agrégats mais des agrégats de points d'information, cela ne leur suppose donc aucune corporéité. En considérant sa remarquable efficacité prédictive et descriptive concernant de très petites portions de la réalité, la théorie quantique des champs constitue, selon la définition que nous en avons donnée dans le cadre de notre théorie de l'information, une perception particulièrement distincte. Cela peut également se constater dans la structure mathématique du formalisme quantique, celle-ci permet de couvrir une étendue inédite de phénomène grâce à un nombre assez limité d'outils, quoiqu'ils soient chacun d'une grande complexité. Il faudrait cependant qu'une théorie fixe une infinité de variables à l'infinité des points du réel si elle souhaitait atteindre une perception parfaitement distincte et décrire la réalité indépendante.

3.4. Le monde macroscopique

3.4.1. La phénoménalité du macroscopique

Le statut du corps matériel

La décohérence est le principe de la physique quantique qui est couramment utilisé pour expliquer que nous observions des corps macroscopiques bien déterminés et localisés malgré le fait qu'ils soient composés d'entités quantiques ne présentant pas ces caractéristiques. Elle connaît sur ce point un bien plus large consensus que sur celui de savoir si elle résout le problème de la mesure. Exceptés les plus fervents partisans des théories à variables cachées, l'ensemble de la communauté des physiciens s'accorde en général pour considérer la mécanique quantique comme la description de la réalité à la fois la plus précise et la plus fondamentale fournie par la science. La décohérence permet alors, selon ce point de vu, d'expliquer les apparences corpusculaires que revêt le monde macroscopique. Notamment elle montre comment un système d'un très grand nombre de particules enchevêtrées, comme un corps de la mécanique classique, connaît des états de superposition très réduits et peut donc en général être assez bien localisé pour nous donner l'illusion de l'être parfaitement. Comprise ainsi de manière très conventionnelle, les relations de la physique quantique avec le monde macroscopique montre une forte analogie avec l'idée leibnizienne de la phénoménalité des corps matériels.

Comme nous l'avons vu, le problème de la mesure n'en est pas pour autant rigoureusement résolu. Si on s'en tient à la décohérence seule, quoique les états de superposition tendent à disparaître pour les grands systèmes, ils ne disparaissent pas vraiment et un corps matériel n'est donc jamais correctement localisé au sens strict. Une solution conventionnelle fait intervenir le principe de réduction du paquet d'ondes pour expliquer qu'un système macroscopique se détermine en une position bien précise. Nous avons déjà vu les limites et les problèmes de ces deux options pour ne pas nous en contenter. La considération des réalités indépendantes et empiriques peut cependant nous aider éclaircir ce point. Si nous limitons le champ d'application du concept d'espace à la stricte réalité empirique, rechercher une localisation précise pour un corps dans la réalité indépendante perd alors tout son sens. Il est vrai que, par sa formulation même, le problème de la mesure ne se pose que dans la réalité empirique. Si on se limite à celle-ci, considérer qu'un corps a l'apparence d'une localisation est équivalent à affirmer qu'il en a une précise. Nous pouvons aussi bien nous contenter de l'absence apparente de superposition quantique que nous suggère la décohérence, que faire intervenir la conscience de l'observateur pour réduire le paquet d'ondes en une localisation précise. Dans les deux cas la présence localisée d'un corps macroscopique reste purement phénoménale.

En termes leibniziens les corps matériels sont phénoménaux car ils doivent leur réalité à celui qui les observe. C'est dans les perceptions particulières d'une monade que des perceptions confuses correspondant à des corps matériels peuvent être trouvées ; autrement dit ceux-ci n'appartiennent là encore qu'à la réalité empirique. La décohérence explique alors la confusion qui tend à s'emparer de toute perception d'un grand nombre d'entités quantiques. Cela rejoint parfaitement le principe leibnizien qui veut que toute perception générale ne soit que la réunion confuse de nombreuses perceptions plus distinctes enveloppées. L'exemple que prend Leibniz couramment est celui du son de la mer qui réunit confusément les bruits de toutes vagues et de toutes gouttes d'eau qu'elle contient. Nous pouvons alors proposer un autre exemple fondé sur la décohérence : la perception d'un corps matériel réunit confusément les perceptions particulières et plus distinctes de toutes les particules qui le composent. Le principe de réduction du paquet d'ondes ne pose pas davantage de problème car, si l'infini est ontologiquement partout concernant la réalité indépendante, ce doit être la finitude de l'observateur qui, déterminant la réalité empirique, fixe des données finies concernant les systèmes physiques. Mais cette finitude, qui seule autorise, comme nous l'avons vu, une quantification humaine, n'appartient qu'à la réalité empirique telle qu'elle est créée par notre particularité. Une hypothétique vision parfaitement distincte de la réalité, parce que sans borne, ne pourrait, au cours d'une tentative toute aussi hypothétique de description de la réalité indépendante, obtenir que des quantités infinies.

Joindre le système de Leibniz avec les conclusions de la physique quantique permet donc de construire une phénoménalité des corps matériels qui s'articule autour de la dualité entre réalité indépendante et réalité empirique et où les processus de mesure ne posent alors plus problème.

Force, énergie et mouvement

La dynamique leibnizienne, comme la physique classique, n'admet pas uniquement des corps matériels pour décrire le monde macroscopique, Leibniz y ajoute la force et l'électrodynamique l'énergie. Ces deux notions sont sensiblement similaires, si ce n'est que Leibniz ne connaissait pas l'énergie moléculaire. Si on corrige ce point, son principe de conservation de la force est identique à celui de conservation de l'énergie. L'abandon de la conservation du mouvement pour l'adoption de celle de l'énergie justifie amplement le passage d'une mécanique de type cartésienne à la dynamique leibnizienne.

Dans la théorie de la substance de Leibniz, ces forces qui parcourent les corps n'ont guère plus de réalité que la matière. Si on peut estimer que la force qui habite toute matière donne des indices concernant la spontanéité dont cette dernière doit fondamentalement faire preuve, rigoureusement il n'y a pas transfert de la moindre énergie entre les substances. Il s'agit là encore d'une perception confuse du commerce purement informationnel qu'elles connaissent réellement.

La similitude avec la physique quantique est alors beaucoup plus limitée car celle-ci remet bien moins explicitement en question la réalité de l'énergie. Cependant, nous pouvons remarquer que l'énergie électrodynamique est associée aux bosons que sont les photons, ce qui permet d'expliquer le comportement des champs magnétiques macroscopiques par des transferts de bosons à l'échelle quantique. Mais comme tous les bosons, les photons sont des particules comme les autres et leur réalité est rendue tout aussi ambiguë que les particules associées aux phénomènes corpusculaires qui sont les quarks et les leptons. Les champs quantiques peuvent de nouveau être vus comme bien plus fondamentaux que toute particule, et appuyer par là même la phénoménalité de l'énergie.

Le mouvement que connaissent les entités macroscopiques, en étant une conséquence directe de transferts d'énergie, peut être dit tout aussi phénoménal. Qui plus est, là où une mécanique cartésienne/newtonienne substantifie l'espace et donne donc également un statut ontologique au mouvement, nous avons vu que le système leibnizien s'accorde avec l'abandon d'un paradigme spatial que suggère la physique quantique pour la réalité indépendante. La théorie quantique et la théorie de la substance tendent tout deux à faire du temps et de l'espace des apparences concernant seulement le monde macroscopique. Cela signifie que le mouvement, qui ne peut s'inscrire que dans un cadre spatiotemporel, ne peut concerner que la réalité empirique.

3.4.2. Dynamique et mécanique quantique

L'efficacité de la physique classique

Si le système de Leibniz relègue les corps matériels et leur commerce au rang de phénomènes, il leur attribue tout de même une efficacité indéniable. La description métaphysique et ontologique du monde ne peut se faire en terme mécaniste, ni ses objets ni son fonctionnement ne correspondent à rien de physique. Mais, pour ce qui est de la compréhension des objets qui nous entourent et que nous percevons à notre échelle, la mécanique est le moyen le plus efficace de compréhension des évènements. Et cette compréhension a un sens pratique de sorte que l'on peut légitimement penser que Leibniz devait déjà avoir à l'esprit une dualité du type réalisme et positivisme. Bien qu'à la différence de nombreux physiciens de notre temps il laisse les questions ontologiques à la métaphysique, c'est bien la physique et l'empirisme qui seuls peuvent assurer la bonne marche de la science dans une optique positiviste. Autrement dit, le réalisme est métaphysique et concerne la réalité indépendante, tandis que le positivisme traite des phénomènes et porte sur la réalité empirique. Le cloisonnement qui sépare ces deux types de réalité et qui nous voile le réel fondamental, explique que le positivisme arrive toujours plus facilement à ses fins que le réalisme.

Si Leibniz reprend donc une mécanique de type cartésienne, il la modifie pour en faire une dynamique. Nous avons déjà remarqué les erreurs que présente le modèle leibnizien par rapport à son concurrent newtonien, mais aussi qu'elles ne remettent pas fondamentalement en cause ses grands principes. Ainsi Leibniz a-t-il vu juste en distinguant la force du mouvement. Cela permet de mettre en accord, peut-être pas les lois qu'il énonça précisément, mais les principes de la dynamique de Leibniz avec ceux de la physique classique arrivée à maturité. Celle-ci traite comme des phénomènes hétérogènes les objets de type corpusculaire et les entités de type ondulatoire. Ces deux genres de phénomènes correspondent assez bien, moyennant quelques ajustements qu'il n'y a pas lieu de traité ici, à la distinction que fait Leibniz entre les corps et la force qu'ils se communiquent. Le fonctionnement des corps et celui des ondes font chacun l'objet d'une théorie physique différente, et cette séparation fait également preuve d'une grande efficacité, bien que la physique quantique réunisse phénomènes corpusculaires et phénomènes ondulatoires dans un formalisme qui décrit par les mêmes principes le comportement de toutes les entités microscopiques. Dés le commencement de l'expérience quantique et la création de ses premiers outils, les pères fondateurs entreprirent avec succès de refonder les lois de la physique classique sur la base de ces nouveaux acquis (c'est à cette occasion que la théorie quantique reçut la dénomination de `'mécanique''). Cependant, encore aujourd'hui, ce sont les équations de Newton, concernant la mécanique, et celles de Maxwell, pour l'électrodynamique, que l'on utilise encore pour prédire le comportement des entités macroscopiques correspondantes.

On peut donc remarquer que l'efficacité qu'accorde Leibniz à une physique classique est similaire à celle que la science moderne lui conserve également. Lorsque Leibniz suggéra que la réalité fondamentale ne devait pas obéir au type de fonctionnements que la physique décrit, la réforme qu'il proposa n'alla pas jusqu'à la remise en cause totale de celle-ci. De la même manière les déconcertantes découvertes de la naissante physique quantique ne pouvait pas rendre caduque l'efficacité prédictive des théories physiques classiques. Dans les deux cas, seule les conclusions ontologiques qui pouvaient être traditionnellement tirées de ces théories furent mises en échec.

Un fonctionnement hétérogène à l'échelle microscopique

L'autre point sur lequel s'accordent le système leibnizien et la physique quantique est directement lié à l'efficacité strictement phénoménale dont fait preuve la physique classique. Il s'agit du fait qu'à une échelle inférieure au macroscopique, des règles très différentes de la mécanique et de l'électrodynamique doivent être construites pour expliquer le fonctionnement de la réalité. Pourtant, ce sont par des voies radicalement différentes que la théorie de la substance et la théorie quantique en viennent à la nécessité d'un tel fonctionnement hétérogène pour rendre compte des détails de la matière.

C'est par des considérations métaphysiques que nous avons précédemment traitées que Leibniz en vient à la conclusion que les substances simples qui constituent la réalité fondamentale ne peuvent obéir à des principes physiques. La logique doit faire déduire l'indivisibilité et l'inétendue de ces substances et aucun commerce ne peut alors être pensé entre eux dans un paradigme mécaniste. Le cogito nous fournit la seule véritable expérience d'une substance ontologiquement constituée et il faut dés lors imaginer toute substance à son image. De plus, une âme a le mérite de connaître changement et multiplicité sans être étendue ni divisible. La théorie de la communication entre les substances que Leibniz construit alors est radicalement différente d'une mécanique ou d'une physique mais permet tout de même de rendre compte des apparences corpusculaires que nous connaissons.

Le cheminement de la physique quantique est radicalement différent car il est essentiellement empirique. Les schèmes de pensée corpusculaires qui imprégnait l'essentiel de la communauté des physiciens trouvèrent leurs limites lors de la construction même du formalisme quantique. Des grilles de lecture issues de la physique classique furent d'emblée appliquées aux phénomènes microscopiques qui se présentèrent aux scientifiques, mais leur échec ne fit que mettre mieux en évidence l'originalité qui caractérise cette nouvelle classe de phénomènes. Si de nombreux physiciens font encore preuve d'une certaine réticence en tentant, notamment par des théories à variables supplémentaires, de maintenir des notions classiques pour décrire les entités quantiques, le point de vu orthodoxe tire comme conclusion des particularités de la théorie quantique que les principes de la physique classique doivent être remplacés par des notions originales et propres à la microphysique, pour garantir sa cohérence interne.

Le système de Leibniz et la physique quantique s'accordent donc bien pour limiter le champ d'application des concepts de la physique classique au monde macroscopique. Ils n'aboutissent pourtant pas à cette conclusion de la même manière. Leibniz déduit cela de la logique et de l'expérience métaphysique de notre conscience, tandis que la physique quantique la déduit bien malgré elle de l'analyse de ses objets expérimentaux. L'analogie entre leurs conclusions s'arrête pourtant là car si la théorie de la substance éjecte toutes les notions physiques pour les placer tout entières dans le phénoménal, la théorie quantique revendique encore le statut de physique car elle maintient toujours un certain dualisme de type cartésien. En effet le but de la physique quantique demeure, en général et même chez les physiciens d'obédience positiviste, l'étude d'une réalité différente de notre expérience psychique interne. L'abandon du concept de corps matériel doit modifier le dualisme cartésien esprit/matière en esprit/quelque chose, mais le principe de base reste maintenu, il s'agit d'étudier une réalité extérieure. Les difficultés que présente le problème de la mesure aux physiciens témoignent d'ailleurs bien de leur désire d'exclure tout référence spirituelle de la science. De plus, rappelons que si Leibniz recherche directement les existences fondamentales en tentant de dépasser notre expérience particulière par la considération des vérités nécessaires, la physique quantique poursuit une entreprise empirique dont on peut penser qu'elle ne peut logiquement pas atteindre ces existences. Pourtant, comme il sied à la rigueur leibnizienne, nous pouvons juger que les découvertes empiriques de la théorie quantique tendent à valider l'abandon des notions de physique classique qu'opère la théorie leibnizienne de la substance ; alors qu'elles contredisent le type de généralisation ontologique qu'en fait Descartes.

3.4.3. Le passage au macroscopique

Le monde quantique comme intermédiaire

Les substances composées tirant leur réalité de celui qui les observe, il peut être admis qu'une telle substance soit définie comme un corps à une échelle, composée d'agrégats non corpusculaires à une autre et en dernière analyse être constituée d'une infinité de substances simples. A ce titre il est envisageable de considérer la physique quantique comme portant, non pas sur le monde des corps ni sur celui des âmes, mais sur un niveau intermédiaire de réalité. La réalité indépendante correspond au niveau de réalité des substances simples ; et les objets du monde quantique, parce qu'ils sont malgré tout des agrégats, appartiennent à la réalité empirique au même titre que les corps macroscopiques. On peut cependant considérer que la réalité empirique à l'échelle quantique nous donne davantage d'indices structurels concernant la réalité fondamentale que le monde des corps macroscopiques.

Parmi ces indices on trouve l'abandon du concept de corps matériel. Si celui-ci peut encore être utilisé pour le monde quantique avec un très lourd coût épistémologique, il ne revêt plus la même évidence qu'en ce qui concerne l'expérience quotidienne à l'échelle humaine. Introduire des entités plus fondamentales est une concession inévitable que doit faire toute reformulation de la théorie quantique maintenant des particules matérielles bien constituées. Quelque soit la manière dont on puisse tourner le formalisme quantique, il semble que celui-ci suggère inévitablement qu'à une éventuelle échelle inférieure le concept de corps matériel devrait être rendu complètement caduque. Il s'agit alors d'une conséquence qui rejoint bien ce qu'une théorie de la substance comme celle de Leibniz peut établir concernant la réalité indépendante, à savoir l'absence de données corpusculaires et matérielles en ce qui la concerne.

L'espace tridimensionnel classique du monde des corps doit également être abandonné pour le monde quantique, au profit d'un espace abstrait multidimensionnel. Cela peut être vu comme un indice de l'abandon radical du paradigme spatial que l'on peut envisager pour la réalité indépendante. Nous avons vu que d'Espagnat tient cela pour une conclusion, certes spéculative mais fort convaincante, que l'on peut directement tirer du formalisme quantique. C'est également, comme nous avons tenté de le dégager, une conséquence logique de la théorie leibnizienne de la substance. Même un espace multidimensionnel ne peut être admis concernant la réalité indépendante car l'espace de Hilbert, qui sert de cadre à la description d'un système microscopique, possède un nombre de dimensions égal à celui des observables que l'on choisit de considérer. Ainsi l'espace de Hilbert ne peut satisfaire à une objectivité forte.

Parce que les particules de la physique quantique ne peuvent être considérées comme fondamentales et que ce sont certaines d'entres elles qui correspondent aux phénomènes électromagnétiques, la physique quantique semble également nous indiquer l'abandon d'un paradigme énergétique pour la réalité indépendante. De même le mouvement ne semble porter que sur la réalité empirique car, en ce qui concerne le monde quantique, il est en général impossible de trouver une véritable trajectoire pour une particule. Aussi, l'abandon de l'espace signifie inévitablement celui du mouvement, et cela peut être vu comme un bon indice de l'échec total de tout modèle mécaniste en ce qui concerne les substances simples.

En constituant une perception plus distincte et donc plus parfaite, la théorie quantique peut être considérée comme plus proche du réel que la physique classique ou le sens commun. En toute rigueur elle ne nous fournit pourtant pas de connaissances sur la réalité indépendante, et cela rejoint la vision que d'Espagnat a du formalisme quantique comme une description appropriée de la réalité empirique. De même, certains des principes de la physique quantique, comme le maintien de certaines notions corpusculaires, d'une conception encore trop mécaniste de l'action et d'un paradigme géométrique, restent inappropriés pour décrire les substances simples et relèvent donc d'une certaine confusion et imperfection. D'une manière analogue à la hiérarchie des êtres de Leibniz, on peut échelonner les différentes perceptions dont est capable une monade selon leurs degrés de distinction. Une perception infiniment distincte correspond à une connaissance parfaite des substances individuelles et de leur contenu, et elle est uniquement accessible à un être infiniment parfait. Le niveau de distinction apporté par la physique quantique est alors situé entre cette perception infiniment parfaite et le niveau usuel de confusion qui est celui de l'existence humaine en général et de sa conception physicaliste classique. Il demeure que la perfection dont est susceptible le point de vu de la physique quantique reste infiniment éloigné de la perception la plus distincte qui soit. A partir de cette échelonnement, nous pouvons donc imaginer une infinité de points de vu intermédiaires plus distincts que la théorie quantique. On peut supposer autant d'hétérogénéité entre ces points de vu, que nous en avons constater entre la microphysique et le sens commun. Autrement dit il est tout a fait envisageable que la science, en explorant plus profondément encore les détails de la réalité, construise des théories très différentes de la physique quantique, encore plus éloignées de notre expérience du macroscopique et fournissant davantage d'indices

sur la réalité indépendante.

Physique et métaphysique

Traiter ainsi la physique quantique comme portant sur un niveau de réalité intermédiaire entre le monde des corps et celui des âmes nous amène à poser la question des rapports de la métaphysique et de la physique. Leibniz attribue leurs rôles de manière assez simple et schématique, la considération des simples revient à la métaphysique tandis que celle des composés est laissée à une physique pure. Cependant, dans l'échelonnement des perceptions que nous venons de proposer, une connaissance de la réalité indépendante, et donc des substances simples qui la peuplent, a été considérée comme accessible uniquement à un esprit infiniment parfait. Se pose alors la question du statut de la théorie de la substance de Leibniz comme celui de la théorie de l'information que nous avons proposée. La différence qui sépare la connaissance métaphysique que Leibniz nous juge accessible et une perception infiniment distincte de la réalité indépendante est celle qui existe entre une théorie qui définie les propriétés générales des monades et de leur interaction et une parfaite connaissance du contenu de toutes ces monades. On retrouve donc ici la distinction qui sépare les vérités nécessaires des vérités de fait. Et cette différence est véritablement qualitative car les premières se fondent expressément sur le principe de contradiction tandis que les secondes demande le principe de raison suffisante. Les connaissances qui correspondent à une théorie de la substance sont du type de celles accessibles en logique et en mathématiques ; elles sont dérivées, non pas des perceptions irrémédiablement confuses que nous avons des autres substances, mais de la connaissance de nous même, en cela que nous sommes une âme et qu'il est par conséquent possible de dériver les propriétés de la monade de cette connaissance. Au contraire, pour atteindre une parfaite connaissance de fait de toutes les substances, il faudrait être un sujet qui n'est que des perceptions distinctes de toute chose, ce que nous ne sommes pas.

En d'autres termes, la théorie de la substance n'est pas à une position précise de cette échelle des perceptions, comme toutes les vérités logiques et mathématiques, les propriétés de l'âme sont dérivées de la structure nos perceptions, aussi confuses soient-elles. Bien que Leibniz ne juge les vérités nécessaires accessibles qu'aux seules monades ayant le niveau de distinction humain, comme nous le montre les Méditations métaphysiques de Descartes, même d'une perception complètement illusoire et erronée de la réalité, je peux déduire la vérité éternelle qu'est l'unité de mon âme. Et Leibniz estime toutes les propriétés de l'âme déductibles de cette manière. Une théorie de la substance mérite alors bien le terme de métaphysique car, excepté la mienne, ce n'est pas sur les existences qu'elle porte mais, comme toutes les vérités nécessaires, sur les possibles. Au contraire les sciences physiques, à l'instar de la physique quantique, recherchent des vérités de fait et portent donc sur les existences. A ce compte la physique doit composer avec les perceptions, empruntes inévitablement d'un certain degré de confusion, que nous pouvons avoir des autres substances. C'est sur ce point que peut s'observer une progression, suscitée par l'appétition dont fait preuve toute monade, vers une perception plus distincte, suivant la hiérarchie précédemment définie. La physique quantique constitue alors une connaissance de fait qui possède un certain degré de distinction à une certaine échelle, mais, en dernière instance, porte de manière infiniment confuse sur les substances simples.

Accessoirement cela nous amène à nuancer une antinomie classique et particulièrement répandue parmi les scientifiques, celle de l'empirique et du métaphysique. Elle semble pourtant justifiée par le fait que la métaphysique, dans le système de Leibniz, en étudiant la structure du possible, s'oppose à une méthode empirique consistant à ne prendre en considération que les seules existences. Cependant un tel raisonnement fait abstraction de l'existence que prend en considération le métaphysicien, à savoir sa propre conscience réflexive. L'expérience psychique personnelle, parce que siège de la subjectivité, est éjectée de la plupart des discours scientifiques ; même une théorie à objectivité faible se doit d'éviter un tel particularisme et rechercher ce qui est commun à toute subjectivité. Mais il s'agit tout de même d'une expérience réelle et, comme Descartes l'a montré, il s'agit de la plus irréfutable de toute. Notre propos n'est pas de rendre accessible aux assertions métaphysiques le type de preuves empiriques dont est capable la physique ; parce que ne portant pas sur des existences extérieures, cette possibilité leur est fermée. De plus, la physique ne pourra jamais atteindre empiriquement l'objet du métaphysicien, à savoir la substance simple. Il s'agit plutôt de montrer que la métaphysique ne porte pas sur de la pure virtualité et qu'elle ne doit pas être éjectée a priori de toute entreprise de compréhension rationnelle du monde. Seule notre expérience psychique personnelle peut nous faire connaître la perception et l'appétition, qui sont des notions essentielles pour le système de Leibniz mais également pour de nombreuses sciences empiriques comme la biologie ou la psychologie.

Finalement, bien qu'employant des modes différents et que l'imperfection intrinsèque de toute créature le masque souvent, c'est bien toujours la même réalité qui est étudiée. Comme la métaphysique traite de ce que pense Dieu, c'est-à-dire les possibles, et la physique de son choix, autrement dit les existences, si chacun se borne à la place qui est la sienne, une fructueuse complémentarité peut être envisagée. La physique ne pouvant pas atteindre le degré de distinction nécessaire pour se prononcer sur les existences fondamentales, c'est à la métaphysique de définir ce qu'il est possible à leur propos. Aussi, puisque statuant sur les seuls possibles, la métaphysique n'est pas en mesure de déterminer lesquels existent parmi ceux-là (excepté bien ma propre existence que je peux affirmer avec certitude), cela incombe à la physique, quoiqu'elle ne puisse déterminer les existences que dans le strict cadre de la réalité empirique. Une fois les rôles attribués, la physique est alors en mesure de suppléer à la métaphysique en lui fournissant d'éventuels contre-exemples, tandis que cette dernière est susceptible de fixer un cadre axiomatique à la physique comme le font en général la logique et les mathématiques.

A partir de là nous pouvons constater que la physique quantique, pas plus que la physique classique, ne fournit de données qui entrent en contradiction avec le système leibnizien. Pourtant, certains systèmes concurrents, comme les plus matérialistes ou ceux qui substantifient l'espace, peuvent voir comme un contre-exemple la théorie quantique. D'un autre côté on peut remarquer que c'est lorsque ses partis pris ontologiques ne dépassent pas ce que fixe un système métaphysique comme celui de Leibniz, que la physique quantique se montre la plus efficace. A ce sujet on peut prendre pour exemples les modèles à variables supplémentaires, qui peinent à décrire le monde quantique en maintenant des notions déjà expulsées par la théorie de la substance.

3.5. Conclusion

Au terme de la présente mise à l'épreuve, le système leibnizien a su montrer son adaptabilité. En effet, de tous les éléments de la problématique quantique, nous n'en avons pas trouvé qui mette réellement la métaphysique de Leibniz en difficulté. De nombreuses précisions ont cependant été nécessaires et nous espérons avoir été assez clair sur ces points. Les apports de la physique quantique n'auront pourtant pas été exempts d'enseignement car ils nous ont obligés à analyser avec une rigueur renouvelée la théorie leibnizienne de la substance. Des thèmes, peu présents dans le système leibnizien pour des raisons contingentes, comme la réalité de l'espace-temps ou la possibilité d'agrégats non-corpusculaires, auront pu être traités plus à fond grâce aux questionnements suscités par les particularités de la théorie quantique. A cette occasion, pour satisfaire aux exigences d'une communauté scientifique très différente de celle des savants du dix-septième siècle, nous avons pu modifier la théorie de la substance en une théorie de l'information qui ne présente pas plus de caractéristiques assimilées à la mécanique et qui se dispense un maximum des axiomes théologiques de Leibniz.

Au cours de notre étude nous avons pu tracer une démarcation encore plus précise entre le monde des corps et celui des âmes. Et c'est cette délimitation, parce qu'elle rejoint celle séparant la métaphysique de la physique, qui sauvegarde les conclusions ontologiques de Leibniz de n'importe quelle découverte empirique. En limitant la métaphysique aux stricts possibles et en construisant sa théorie de la substance sur une méthode métaphysique et logique rigoureuse, Leibniz s'assure qu'il ne déborde pas sur la considération des existences et donc sur le champ d'étude de la physique. Si son système contient une dynamique qui est une description du monde des corps et des règles qui le régissent, excepté quelques considérations structurelles définissant un cadre de possibles, cette dynamique n'est pas déduite de la métaphysique mais d'observations empiriques. Leibniz attribue à deux voies et à deux méthodes distinctes l'observable et l'inobservable. Sont seulement observables les entités physiques et strictement inobservables les âmes, et il n'y a pas de risque que les corps virent dans l'inobservables, puisqu'ils sont exclusivement phénoménaux, ou que les âmes deviennent directement des objets sensibles.

La physique, si elle prend soin de respecter elle aussi un tel cloisonnement, peut s'assurer une efficacité exceptionnelle et éviter des paradoxes et des difficultés comme celles que l'on peut attribuer à la mécanique quantique. En effet, comme toute les sciences naturelles, la physique quantique ne présente presque plus d'aspects problématiques lorsqu'elle se borne à une optique positiviste où on ne se soucie que de prévisions expérimentales. Toutes les questions soulevées par la révolution quantique peuvent alors être attribuées à l'idée de la science, d'inspiration réaliste, qui pouvait imprégner le monde scientifique à ce moment là. Seule la croyance dans le grand livre de l'univers que la science pourrait décoder a été remise en question par la physique quantique, pas l'efficacité scientifique en générale. Ce qui s'est réellement retrouvé en échec dans l'histoire de la physique moderne, et nous nous approchons significativement des conclusions de Bitbol à ce sujet là, c'est le type de généralisations ontologiques que s'était autorisée avant cela la physique à partir de la nature de ses objets épistémiques. C'est bien parce que Leibniz avait déjà remis ces généralisations en cause que son système ne souffre guère des découvertes sur ce point là que l'on peut attribuer à la physique quantique. Pour peu que l'on n'admette qu'un système métaphysique comme celui de Leibniz pour parler rigoureusement de la réalité indépendante, l'abandon d'un paradigme corpusculaire, mécaniste et spatiotemporel ne pose pas le moindre problème puisqu'il ne concernait que la réalité empirique. Mais cela ne dénigre pourtant pas la nouveauté de la théorie quantique car même Leibniz ne pouvait soupçonner que, par des voies empiriques, la science pourrait en venir à abandonner un tel paradigme même au sujet de la réalité empirique.

Nous pouvions nous en douter avant, et c'est ce qui a d'ailleurs motivé notre entreprise, la confrontation entre le système de Leibniz et la physique quantique n'a pas abouti à l'abandon de l'un pour l'autre. Au contraire les deux en ressortent grandis, et nous avons donc pu à cette occasion affiner notre compréhension du réel. Nous pouvons en effet nous estimer mieux armés pour analyser le contenu de la physique quantique concernant la réalité empirique, ainsi que celui d'autres domaines scientifiques. De même, le cadre de la connaissance structurelle et métaphysique, qui nous est accessible concernant la réalité indépendante et que fixe déjà le système leibnizien, a pu être davantage perfectionnée.

Postface

Maintenant que nous avons réuni un exposé détaillé du système leibnizien et de la problématique quantique, ainsi qu'une confrontation construite des deux, nous estimons avoir confirmer l'utilité de notre étude. Nous avons déjà affirmé l'intérêt que nous portons pour l'oeuvre de Leibniz dés le début et son étude approfondie comme le succès de sa mise à l'épreuve nous conforte grandement dans cette idée. Bien compris, le système leibnizien est d'une exceptionnelle intemporalité, il offre une description métaphysique du monde qui, pour peu que l'on dépasse son langage comme les contraintes du logos humain en général, reste difficilement réfutable. Il n'est pas non plus question de le prouver car, comme toute connaissance métaphysique rigoureuse, elle est fondée sur la seule expérience de notre âme et celle-ci ne peut faire l'objet que d'une vérification empirique personnelle. La seule réserve que nous ne pouvons nous empêcher de faire, puisqu'elle s'applique à toute entreprise systémique sans exception, c'est que toute la métaphysique leibnizienne se fonde sur une foi évidente dans l'efficacité de la méthode logique et sur la certitude rationnelle qu'elle permet. Comme seule celle-ci permet d'apporter la preuve de quoique ce soit, il est hors de question de prouver que les principes logiques de Leibniz, ou n'importe quels autres, s'applique effectivement à la réalité fondamentale. Sur ce point, il nous est juste donné de constater la remarquable efficacité dont fait preuve cette rationalité pour expliquer les phénomènes, et encore plus pour les prévoir.

A la lumière de ce que nous avons apporté, il est très intéressant de voir comment s'articule le système de Leibniz par rapport à certaines antinomies classiques en philosophie et en science. La métaphysique leibnizienne n'admet que des âmes comme constituantes fondamentales de la réalité et, à ce titre, on peut considérer le système leibnizien comme un idéalisme assez proche de celui de Berkeley. Mais la dualité entre choses en soi et phénomènes est non seulement présente chez Leibniz mais elle y est essentielle. Seule cette antinomie permet d'expliquer l'hétérogénéité qui sépare les conclusions métaphysiques de Leibniz au sujet des substances simples de notre expérience coutumière des composés. Le système leibnizien présente donc certaines caractéristiques de l'idéalisme, mais aussi des traits typiques du réalisme ; et cela correspond bien à l'habitude leibnizienne de systématiquement synthétiser toute opposition. Cela est rendu possible par le fait que Leibniz fait de la spiritualité une chose en soi et même la seule chose en soi, les corps matériels comme toute chose physique étant alors à ranger dans les phénomènes. A ce propos on peut donc légitiment penser que Kant doit beaucoup à Leibniz lorsqu'il place la considération de la chose en soi dans celle du sujet moral.

Il est possible de remarquer que certaines parties du système de Leibniz, bien que traitées dans son exposé, n'auront guère étés utilisés dans le reste de notre étude. On est alors en droit de se demander si leur maintient était bien nécessaire. A ce sujet, rappelons l'interdépendance dont font preuves les différentes parties de l'oeuvre de Leibniz et le fait que l'omission de l'une d'elle pourrait nuire à la cohérence de tout le système. D'un autre côté nous n'avons utilisé, pour notre mise à l'épreuve finale, que les éléments du système qui s'y prêtés, c'est-à-dire ceux dont l'objet est assez proche de celui de la physique quantique pour qu'une comparaison soit possible. De plus, maintenir les éléments du système leibnizien qui n'ont pas servi dans sa confrontation avec la physique moderne permet au lecteur le plus exigent de vérifier que nous n'avons omis aucune des parties qui s'y prêtaient dans cette mis à l'épreuve.

L'autre thème de notre étude, la physique quantique, peut également tirer de grands bénéfices de l'analyse que nous en avons fournie car nous espérons avoir mis en évidence ce que d'Espagnat affirme, à savoir que toute entreprise rationnelle de compréhension du réel ne peut rigoureusement pas ignorer les apports de la théorie quantique sur ce sujet. Puisque, dans une optique leibnizienne, nous cherchons plus a dégager ce qui est vrai dans toute théorie que ce qui est faux, nous ne nous sommes pas attarder sur les théories philosophiques qui sont mises grandement en difficulté par la physique quantique. Il est pourtant assez évident, si l'on prend en compte les limitations au sujet des propriétés des deux types de réalité que l'on peut considérées comme résultant de la théorie quantique, que nombre de systèmes métaphysiques moins prudent que celui de Leibniz doivent être mis en échec par la mécanique quantique. Nous n'avons fait que l'évoquer, mais cela est très significatif pour ce qui est de la substantialité de l'espace ou au sujet des théories les plus matérialistes. Il a été retenu ici un système métaphysique dont nous nous doutions a priori qu'il puisse survivre efficacement à une confrontation avec la théorie quantique, ce choix étant motivé par l'objectif de fournir une conclusion un maximum positive et affirmative. Réfuter toute théorie métaphysique erronée est une entreprise qui ne peut que rester inachevée alors que montrer l'échec de certaines n'est de toute façon pas très constructif.

Nous devons avouer, et un lecteur attentif l'aura sûrement déjà remarqué, en lame de fond de la présente étude, c'est la sauvegarde et la légitimité du discours métaphysique en général qui nous préoccupe tout particulièrement. A cet égard le système leibnizien constitue un exemple d'une construction métaphysique qui garde sa pertinence et montre son utilité même face à des découvertes scientifiques très originales et qui lui sont postérieures de plusieurs siècles. Un telle légitimation a été, selon nous, rendue nécessaire par les bouleversements philosophiques qu'a connues la pensée rationnelle occidentale et qui ont eu tendance à discréditer toute entreprise à visée métaphysique. On peut estimer que cet objectif a été atteint dans une certaine mesure grâce aux points essentiels sur lesquels le système leibnizien rejoint la théorie quantique. Nous avons en effet pu constater que plusieurs conclusions de la physique quantique peuvent être vues comme de bons indices de ce que Leibniz avait pu déduire métaphysiquement à propos de la réalité indépendante.

Le système leibnizien ne portant pas exclusivement sur les existences fondamentales, mais aussi sur les composés, nous ne pouvons considérer la présente conciliation de ce système avec la physique quantique comme lui attribuant une totale validité. Pour être exhaustif sur cette question il faudrait entreprendre d'autres mises à l'épreuve fondées sur d'autres domaines scientifiques dont les conclusions présentent quelques analogies avec le système leibnizien. Bien que nous laissions cela à des études ultérieures, nous pouvons d'ores et déjà évoquer la biologie, et notamment le caractère très informationnel de la génétique, et l'informatique, qui peut nous donner une définition de l'intelligence assez proche de celle de Leibniz.

Bibliographie

Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes, Flammarion.

Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, Flammarion.

Leibniz, La monadologie, annotée par Emile Boutroux, Delagrave.

B. d'Espagnat, Le réel voilé, Fayard.

E. Klein, La physique quantique, Flammarion.

I. Desit-Ricard, Une petite histoire de la physique, Ellipses.

Et divers documents électroniques obtenus sur Internet :

F. Laloë, Connaissons-nous vraiment la mécanique quantique ?

H. Zwirn, Mécanique quantique et connaissance du réel.

M. Bitbol, En quoi consiste la `Révolution Quantique' ? Paru dans : Revue Internationale de Systémique, 11, 215-239, 1997.

M. Bitbol, Le corps matériel et l'objet de la physique quantique. In : F. Monnoyeur (ed.), Qu'est-ce que la matière ? Le livre de poche.






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