2.2.4. Les grandes violations
Incertitude et indétermination
Si nous avons attribué à Dirac la reformulation
en termes probabilistes de l'équation de Schrödinger, pour
être juste il nous faut préciser que l'on doit à Max Born
la première interprétation de cette équation comme
définissant des probabilités d'observation. Cette
interprétation eut le mérite de résoudre les
problèmes que posait la représentation purement ondulatoire de
Schrödinger mais introduisit une incertitude et une indétermination
gênante dans la physique quantique. Une telle équation,
déterministe concernant une onde, ne peut nous décrire une
trajectoire et même très difficilement une position, seules des
probabilités concernant les résultats de mesure peuvent
être obtenues avec elle.
Il faut noter qu'il ne s'agit pas là d'une simple
incertitude comme on pourrait la constater dans d'autres domaines, où
l'imperfection de nos instruments nous empêche de mesurer avec
suffisamment de précision les grandeurs nécessaires à une
prévision, comme Born l'affirmait, nous ne disposons pas de telles
grandeurs dont la connaissance gommerait l'incertitude en question. Cette
indétermination qui fait que seulement dans de rares cas il est possible
de prédire réellement, c'est-à-dire avec une
probabilité de 1, la valeur d'une variable est une conséquence
directe de la structure mathématique du formalisme quantique. Nous avons
déjà rapidement remarqué qu'en raison de cette
originalité du formalisme de l'espace de Hilbert, certains observables,
n'étant pas compatibles mathématiquement, ne le sont pas non plus
expérimentalement. On doit à Werner Heisenberg d'avoir
prouvé ce point grâce à ses relations d'incertitude
(ou d'indétermination). Ainsi la position et la
quantité de mouvement d'une particule ne peuvent être
simultanément mesurées, pas plus que l'énergie d'un
système et sa durée, du moins la précision de la mesure
d'un des éléments entraîne inéluctablement
l'imprécision du second. Plus généralement, s'il est
possible, lors de préparations expérimentales ne prenant en
compte qu'une seule variable, de déterminer, une fois une
expérience effectuée, le résultat de tout autre
expérience identique que l'on pourra tenter ultérieurement,
dés qu'à un vecteur d'état sont associées plusieurs
variables conjuguées (plusieurs observables sur une même particule
ou plusieurs particules corrélées), seules des
probabilités d'observation pourront être calculées.
Si Born était plus circonspect, Heisenberg
n'hésitait pas à affirmer que « la mécanique
quantique établit l'échec final de la
causalité ». Cette conclusion a cependant subi de nombreuses
et pertinentes critiques, notamment il peut être remarqué que dans
une formulation classique de la causalité : lorsque l'on
connaît suffisamment les conditions, on peut en déterminer les
conséquences, seule la prémisse est remise en cause par le
formalisme quantique, pas la conclusion. En effet, définie ainsi sur la
prévisibilité des phénomènes, le principe de
causalité n'est pas proprement remis en cause par la microphysique, il
est seulement rendu inapplicable. La question de savoir s'il est inapplicable
pour des raisons contingentes liées aux limites de nos facultés
cognitives et/ou à des attributs des choses en elles-mêmes reste
encore de nos jours un sujet de controverse sur lequel nous aurons l'occasion
de revenir.
Toutefois, si l'on peut remarquer qu'un certain
indéterminisme règne sur le fonctionnement des entités
à l'échelle atomique, cela n'évacue par toute forme de
déterminisme de la théorie quantique. Si en général
elle n'est pas en mesure de prédire rigoureusement l'évolution
d'un système particulier, concernant des ensembles statistiques, elle
permet d'obtenir des prédictions ayant le même degré de
précision que ce qu'il est possible d'obtenir concernant des
systèmes physiques classiques. Alors que des variables conjuguées
comme la vitesse et la position d'une particule ne semblent pas satisfaire aux
conditions établies par le formalisme pour obtenir des prévisions
au sens strict, les distributions statistiques de telles variables peuvent
être prédites à l'aide d'un vecteur d'état avec le
même degré de certitude que dans la plupart des expériences
scientifiques. Le principe de succession selon une règle, essentielle
à toute démarche scientifique, peut donc être
conservé dans la mécanique quantique conventionnelle à
condition que l'on ne recherche plus des règles déterministes
concernant des corpuscules, mais concernant des ensembles statistiques. Cela
pose de nouveau la question de savoir s'il est toujours nécessaire de
conserver de telles notions corpusculaires ainsi qu'une nouvelle interrogation
concernant la réalité qu'il faut attribuer à de tels
ensembles statistiques.
L'article EPR et les inégalités de
Bell
L'article fourni en 1935 par Einstein, Podolsky et Rosen,
souvent qualifié de manière abusive de paradoxe EPR, est
sûrement le texte le plus cité de toute la littérature
scientifique. Il faut dire que sa formulation profondément
réaliste mais d'une structure logique difficilement contestable eut
l'audace de s'attaquer à une hypothèse généralement
admise à ce moment là parmi les physiciens quantiques,
l'hypothèse de complétude. Cette dernière affirme
tout simplement que la théorie quantique, puisque n'ayant jamais
(même de nos jours) été remise en cause par une quelconque
expérience, doit constituer une description adéquate de la
réalité. Cette hypothèse, d'inspiration fortement
positiviste, n'est cependant absolument pas nécessaire à
l'efficacité opératoire de la théorie quantique.
Le texte EPR mérite davantage d'être
appelé théorème EPR car il en a bien plus la
structure logique et cette appellation correspond d'ailleurs mieux au
réel dessein de ses auteurs. L'article est donc composé de
prémisses et d'une conclusion et, s'il use d'un exemple particulier
exprimé dans le formalisme quantique, le théorème EPR
ressemble plus à un raisonnement philosophique et
épistémologique qu'à un traité de physique. Ses
prémisses sont d'une grande simplicité et d'une évidence
certaine quoiqu'en partie appuyées sur le sens commun. Il est possible
de les résumer en deux principes. Le premier, qui a été
appelé localité ou séparabilité
einsteinienne bien qu'il ait également été
baptisé autrement en d'autres occasions, est fortement inspiré de
la théorie de la Relativité et suppose juste que, si deux
régions de l'espace sont suffisamment éloignées, puisque
aucune influence plus rapide que la lumière n'est admise, les
évènements qui se déroulent dans l'une sont
complètement indépendants de ce qui se passe dans l'autre. Le
second principe, dit critère de réalité,
spécifie que si l'on peut prédire avec certitude la valeur d'une
grandeur physique, c'est qu'un élément de réalité
physique doit y correspondre. On peut d'ores et déjà constater
comment ces deux principes ne sont guère difficiles à admettre et
peuvent aisément faire l'unanimité sauf chez les plus
idéalistes des épistémologues.
L'exemple utilisé dans l'article EPR pour son
raisonnement peut être remplacé par l'exemple standard que David
Bohm proposa dans la même lignée et qui est d'une bien plus grande
généralité. Il consiste à mettre en jeu une paire
de particules corrélées, c'est-à-dire deux particules
ayant un vecteur d'état commun et générées de sorte
que l'une de leurs observables ait toujours une somme commune ; si l'une a
une valeur de 1 l'autre doit avoir une valeur de -1. Ces deux particules sont
ensuite projetées dans deux régions de l'espace assez
éloignées pour que s'applique la séparabilité
einsteinienne. Les règles de la mécanique quantique
prévoient alors qu'en observant cette observable sur l'une de ces
particules on connaisse sa valeur mais également celle de l'autre
particule. Pour l'instant rien ne semble particulièrement
problématique mais puisque l'on ne doit pas admettre la
contrafactualité, cet exemple, avéré
expérimentalement, signifie que observer l'une des deux particules
réduit le paquet d'ondes, modifie le vecteur d'état commun et
détermine les valeurs des deux particules. Si l'on admet à la
fois l'hypothèse de complétude et le critère de
réalité, il faut en déduire qu'un élément de
réalité physique doit correspondre à chacune de ces deux
valeurs, donc à chacune des deux particules, et que l'opération
de mesure, non seulement influence la particule observée, mais
également celle située dans une région de l'espace
séparée. Autrement dit l'hypothèse de complétude,
la localité et le critère de réalité ne peuvent
tout trois être admis en même temps. C'est ainsi que EPR tenta de
prouver l'incomplétude de la physique quantique et ouvrit la voie aux
théories à variables supplémentaires que nous aborderons
ultérieurement.
Bien après que l'article EPR ait fait couler beaucoup
d'encre, c'est John Bell qui démontra en 1964 une batterie de trois
théorèmes qui fournit réellement de quoi progresser sur
cette question. Ces trois théorèmes possèdent la
même structure, ils posent chacun une série de prémisses
à partir desquelles il est possible de déduire des
inégalités dont on peut montrer qu'elles sont violées par
des prédictions vérifiées de la mécanique
quantique. Ainsi il est possible d'en apprendre beaucoup car ces
prémisses ne peuvent alors pas être conservées ensembles.
Le raisonnement de Bell se place dans la même lignée que le
théorème EPR, philosophiquement en se fixant un but similaire
-prouver l'incomplétude de la mécanique quantique- et
méthodologiquement en adoptant une structure logique sensiblement
similaire. Il a été perfectionné à plusieurs
reprises et dans plusieurs sens par d'autres auteurs de sorte que
désormais, si son interprétation est l'objet de discussion, sa
validité logique fait l'unanimité.
Les théorèmes de Bell posent les mêmes
prémisses que celles d'Einstein, localité et
réalité, ainsi que d'autres toutes aussi simples comme le libre
choix de la mesure par l'expérimentateur et la validité du
raisonnement par induction. Par des raisonnements par l'absurde du même
type que celui de l'article EPR mais bien trop complexes pour être
rapportés ici, les inégalités de Bell montrent
essentiellement que la mécanique quantique, comme toute autre
théorie visant à reproduire les mêmes prévisions,
doit soit abandonner le critère de réalité soit la
localité. En effet, puisque le formalisme quantique est non-local dans
tous ses outils épistémiques, on peut considérer que
celui-ci a une validité strictement opératoire et ne nous informe
absolument en rien sur la nature d'une quelconque réalité
fondamentale, dans ce cas on est encore en droit de supposer que cette
dernière pourrait être purement locale. Sinon, si l'on veut
affirmer que le formalisme quantique correspond, ne serait-ce que
partiellement, à des éléments de réalité, il
faut admettre que cette réalité doit être non-locale,
c'est-à-dire que sont possibles des influences instantanées entre
des éléments de deux régions séparées de
l'espace-temps.
Ce point est d'une importance capitale pour la
compréhension de notre monde et/ou de la nature de notre connaissance
des choses, et il sera d'un grand usage pour la suite de notre étude et
notamment lors de l'analyse des diverses interprétations du formalisme
quantique. Pour le moment il est déjà possible de constater
comment le fait d'adopter une vision positiviste ou réaliste en physique
quantique a une importance dans la structure logique de la théorie alors
que, dans n'importe quel autre domaine scientifique, il ne s'agit que de points
de vue philosophiques qu'il n'est pas nécessaire d'introduire dans les
débats strictement scientifiques.
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