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Justice, équité et égalité entre philosophie utilitariste et Science économique: Bentham, Mill, et Rawls

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par Didier HAGBE
Université Lyon II - Master 2 Histoire des théories économiques et managériales 2005
  

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Titre du Mémoire : « justice, équité et égalité entre philosophie utilitariste et science économique : Bentham, Mill, et Rawls »

Plan

Résumé

Partie I. - Philosophie utilitariste: «Perspective historique»

Introduction

Chapitre I - L'Utilitarisme version Jeremy Bentham [1748-1832]

Section I. - Principe d'utilité générale: Une révolution en éthique 

Section II. - les objectifs de Bentham à travers son Principe d'utilité

Section III. - La théorie économique de l'utilité et les agrégats de bonheur, ou comment peut se mesurer le bonheur 

Chapitre II - John Stuart Mill [1806-1873] : sa conception de L'Utilitarisme

Section I- L'utilitarisme altruiste ou idéaliste de John Stuart Mill

Section II. - Sur la relation entre la justice et l'utilité

Section III : L'utilitarisme et l'unique principe ultime

Chapitre III l'utilitarisme de Bentham versus l'utilitarisme de Mill.

Section I. - Les caractéristiques de l'utilitarisme de Bentham et de Mill

Section II - La théorie économique de l'utilité et les comparaisons interpersonnelles d'utilité: distinction entre l'utilitarisme qualitatif de Mill versus l'utilitarisme quantitatif de Bentham

Section III Bentham: l'utilitarisme scientifique et la réintégration des sentiments altruistes dans la morale utilitaire.

Section IV Mill: Critique de la théorie benthamienne de la politique et de la société, et reformulation d'une méthodologie

Conclusion

Partie II La philosophie morale : Morale, éthique et justice

Introduction

Chapitre I : Présentation ordonnée de la théorie de Rawls et sa critique de l'utilitarisme

Section I : « La théorie de la justice comme équité : une théorie politique et non pas métaphysique ». Ou comment Rawls conçoit sa théorie.

Section II: Rawls et sa critique de l'utilitarisme

Chapitre II Discussion et commentaire sur la théorie de Rawls et ses critiques à l'utilitarisme 

Section I.- Otfried Höffe : «Dans quelle mesure la théorie de John Rawls est-elle kantienne ?

Section II.- Catherine Audard, question de méthode : «Le libéralisme et la question de la fin dominante»

Chapitre III Discussion et commentaire autour du principe d'utilité

Section I.- L'approche de Kymlicka et celle de Nozick en ce qui concerne le principe d'utilité de Bentham

Section II : Monique Canto-Sperber et sa théorie du bonheur

Chapitre IV. - Influence de Rawls sur la théorie économique contemporaine et révision par celle-ci de ses prémisses utilitaristes.

Section I : Le concept de justice de Rawls dans l'économie politique

Section II.- : La conception Rawlsienne de l'équité

Conclusion

RÉSUMÉ

Il nous a paru intéressant de revenir à ces philosophes de la tradition que sont Bentham et Mill, et de prolonger notre étude jusqu'à certains auteurs du XXe siècle. Notre souci est d'aborder les questions et les concepts propres à la philosophie utilitariste, politique et morale.

Notre travail se fera en deux parties :

A partir d'une introduction historique, nous avons construit ce travail en deux parties, les deux parties nous renvoyant à deux problèmes. La première partie de nos travaux sera donc consacrée à ce que nous avons intitulé: Philosophie utilitariste: «Perspective historique»

Le matériau que nous examinons consiste presque entièrement aux travaux consacrés à la notion du «plus grand bonheur pour le plus grand nombre»

Notre travail entend fournir une introduction aux pères fondateurs de la philosophie utilitariste en présentant l'oeuvre des grandes figures historiques. Les thèses de Bentham et de Mill ont été une référence en économie politique et en philosophie politique depuis le début du XIXe siècle.

L'utilitarisme peut être considéré comme la première référence fondamentale de l'éthique1(*) économique et sociale. Cette doctrine a constitué pendant longtemps l'un des cadres les plus importants de la réflexion éthique des économistes depuis le XIXe siècle jusqu'à nos jours. Le principe paraît simple, pour les utilitaristes: une société juste est une société heureuse. L'utilitarisme se veut une doctrine résolument moderne, humaniste et altruiste. Héritier des lumières du XVIIIe siècle et profondément influencé par l'empirisme anglais, il prône l'abandon de toute idée de droit naturel et de toute métaphysique englobante: aucune autorité suprême ne peut décréter ce qui est juste ou bon pour l'humanité; seuls comptent les états de plaisir ou de souffrance vécus par les êtres humains. Quel que soit la décision à prendre, il nous faut faire abstraction de nos intérêts et de nos penchants, de nos préjugés moraux, de nos conceptions métaphysiques et de nos croyances religieuses, et nous soucier exclusivement de poursuivre «le plus grand bonheur du plus grand nombre».

L'utilitarisme défend l'idée qu'un comportement ou une politique moralement juste est celui ou celle qui produit le plus grand bonheur des membres de la société. A ce titre, l'utilitarisme de Bentham et Mill peut être considéré comme étant une morale politique. La morale de l'utilitarisme ne dépend pas de l'existence de Dieu, de l'âme ou d'une autre entité métaphysique improbable. Le bien que l'utilitarisme entend promouvoir: le bonheur, ou le bien-être, est un objectif que nous poursuivons tous pour nous- mêmes et pour ceux que nous aimons. La première règle établie par les utilitaristes, est que cette recherche du bien-être [utilité] soit effectuée impartialement, pour chacun des membres de la société.

La deuxième partie sera consacrée à la philosophie morale : Morale, éthique et justice, à travers les travaux récents de philosophie politique normative, en particulier la théorie de la justice proposée par Rawls, qui tente de décrire la bonne société, la société juste. Bien sûr nous ne pouvons pas aborder cette partie, sans aborder à nouveau les oeuvres des grandes figures historiques de la philosophie politique, que sont Bentham et Mill, nous revisiterons donc le principe d'utilité, à travers une discussion au chapitre III de la deuxième partie.

En ce qui concerne la méthode, il n'a pas été question pour nous de nous livrer à des considérations méthodologiques en expliquant comment nous comprenons la philosophie politique, notre travail se veut uniquement un travail d'historien. Une des difficultés que nous avons rencontré est qu'il existe très peu d'ouvrages de Bentham et de Mill traduits en français. Entamer un travail sur Bentham, c'est d'abord se heurter à une hostilité philosophique et à une pénurie de travaux en français, même si quelques travaux et traduction récents sont à signaler. Ainsi, très peu d'ouvrages de Bentham sont disponibles à la lecture en français mis à part les éditions Dumont du début du XIXe siècle. Nous pouvons nous référer à l'édition Bowring (en anglais), beaucoup plus complète mais dont les choix ne sont pas toujours très judicieux et justifiés. De plus, University College of London a lancé voici déjà quelques décennies le Bentham's Project visant à publier tous les écrits de Bentham ; cette dernière édition est appelée, si elle ne l'est déjà pour certains ouvrages, à devenir l'édition de référence. Mais peu d'ouvrages sont pour l'instant disponibles. Il nous appartient donc d'oeuvrer pour la reconnaissance de cet auteur méconnu. Nous avons rencontré les mêmes difficultés en ce qui concerne la traduction des ouvrages de Mill et la rareté de travaux sur Mill en français, nous déplorons aussi l'absence des traductions d'autres classiques de l'utilitarisme tels que Sidgwick et Jevons.

Tout le long de nos recherches, nous avons constaté qu'il était difficile de distinguer philosophie morale et philosophie politique, morale et éthique, tout au moins nous allons essayer d'établir une continuité fondamentale entre philosophie morale et philosophie politique en prenant appui sur les explications de Nozick. «La philosophie morale établit l'arrière plan et trace les frontières de la philosophie politique. La définition de ce que les individus ont ou n'ont pas le droit de se faire les uns aux autres limite ce qu'ils ont le droit de faire à travers l'appareil d'Etat ou bien pour constituer un tel appareil. Les interdits moraux qu'il est permis de faire respecter sont la source de toute forme de légitimité de la puissance coercitive de l'Etat».2(*)

Notre travail va donc suivre le plan suivant:

La première partie intitulée philosophie Utilitariste: «perspective historique» comportera : une introduction, de trois chapitres, le premier chapitre consacré à l'utilitarisme version Jeremy Bentham, le deuxième chapitre à John Stuart Mill et sa conception, de l'utilitarisme et le troisième chapitre sera intitulé : l'utilitarisme de Bentham versus l'utilitarisme de Mill (remarques sur la différence entre les deux approches et leurs limites) et nous terminerons par une conclusion.

La deuxième partie, intitulée philosophie morale : Morale, éthique et justice, sera composée : d'une introduction, de trois chapitres : le premier chapitre sera une présentation ordonnée de la théorie de Rawls et sa critique de l'utilitarisme, le second chapitre sera une discussion et commentaire sur la théorie de Rawls et ses critiques de l'utilitarisme, ensuite suivra un troisième chapitre concernant une discussion sur le principe d'utilité et enfin le dernier chapitre portera sur l'influence de Rawls sur la théorie économique contemporaine et révision par celle-ci de ses prémisses utilitaristes. Et nous terminerons par une conclusion.

PARTIE I. - PHILOSOPHIE UTILITARISTE: «PERSPECTIVE HISTORIQUE»

Introduction

À la fin du XVIIIe siècle, le monde connut des mutations politiques telles que les Révolutions américaine et française. Le concept d'Etat-nation moderne émergeait, et on assista à des transformations économiques que fut la montée en puissance de la bourgeoisie et le début du libéralisme3(*). Toutes ces mutations modifièrent considérablement le paysage philosophique. Les révolutions de 1848 révélèrent la puissance persistante des nouvelles idées de «liberté, d'égalité et de fraternité». De nouvelles préoccupations surgirent, et les philosophes adoptèrent une manière différente de poser les problèmes.

En Amérique, un nouveau pays aménagé d'une constitution inédite vit le jour, et la guerre civile sanglante mit un terme, finalement, à l'esclavage en Occident. Par ailleurs, la révolution industrielle amena rien de moins qu'une restructuration complète de la société. L'Angleterre, qui, dès la fin du XVIIe siècle, avait défini certains droits des sujets dans le cadre de la monarchie, devient ainsi un modèle pour les penseurs politiques prérévolutionnaires.

La place de l'Angleterre comme centre intellectuel est renforcée par les développements du courant empiriste4(*) né au XVIIe siècle. Hume5(*), par exemple, valorise l'observation tirée de l'expérience et critique le rationalisme6(*) du XVIIe siècle. Mais, face à ce premier courant qui tend vers un scepticisme radical, se développe un second courant qui privilégie le rôle des sentiments sur la raison. Cette tendance prend en France la forme du sensualisme7(*), dont Condillac est le plus grand représentant, mais il est probable qu'une philosophie comme celle de Jean-Jacques Rousseau trouva dans ce courant l'une de ses sources d'inspiration. A cette période on assiste à l'existence d'une continuité politique anglaise et une absence de rupture comme 1790 en France.

«Chez nous, l'écrivain qui avouerait hautement ses opinions antireligieuses, ou même antichrétiennes, compromettrait non seulement sa position sociale, que je me crois capable de sacrifier à un but suffisamment élevé, mais, ce qui serait plus grave, ses chances d'être lu[...]. La véritable émancipation des spéculations sociologiques, soit de l'empirisme, soit de la tutelle sociologique, ne saurait avoir lieu chez nous, tant que nous n'aurons pas fait notre 1790»8(*).

Ainsi deux cultures se font face: d'un côté le modèle français, lié au centralisme d'Ancien régime avec comme principe, l'État c'est la loi, et les contre-pouvoirs de Montesquieu inspirés du modèle anglais des «checks and balances», et une conception spécifique de la .justice qui applique la loi, qui a compétence liée, et doit être d'autant plus indépendant, or le débat français a pour un des points de départ, et comme source de la loi, la réflexion de Rousseau sur la volonté générale. En effet, c'est chez Rousseau que la notion prend un sens politique, la volonté générale est celle du corps social uni par et dans le contrat social, considéré non comme un agrégat d'individus, mais comme l'équivalent d'une personne morale et soucieux uniquement de l'intérêt commun. C'est pourquoi la volonté générale ne saurait se définir par la simple addition des volontés individuelles. C'est elle qui fonde toute décision du souverain, à condition qu'elle concerne une question d'intérêt commun, qu'elle soit établie par la majorité des citoyens après consultation de tous et que la décision soit appliquée à tous. La grande question du libéral français est comment faire pour que la politique ne soit pas tout, qu'elle n'interfère pas avec la vie privée, dans une culture où, par le jeu de la volonté générale, tout est politique. L'obsession libérale par excellence dans cette culture, est la liberté, au sens de la préservation de la spécificité du politique et de la protection de la sphère privée.

En face, le modèle anglais, marqué par la révolution anglicane, est marqué par deux traits : la non distinction entre raison politique et raison économique, d'une part ; la loi sans l'État, d'autre part. En ce qui concerne le premier trait, la majorité, c'est le plus grand nombre. L'idée de volonté générale est absente de la réflexion de Locke. La légitimité, empirique9(*), plus encore que dans le libéralisme bourgeois, repose sur les distinctions sociales : les contre-pouvoirs sont des pouvoirs sociaux, représentés par la chambres des Communes, les Lords, le Juge. De là le second trait, qui impose une conception de la justice très différente du système français. Le juge ne se borne pas à appliquer la loi, comme en France : il représente, lui aussi, la société, et, comme tel, il est aussi créateur de droit. A la différence du système français, qui fait émaner les règles collectives de la volonté générale, les règles de droit émanent aussi bien de la société civile que des représentants du peuple. L'obsession libérale par excellence, dans le système anglais, est la question de l'acquiescement de tous aux normes collectives. L'obsession centrale est la reconnaissance et la protection des minorités.

En fin de compte, la pensée libérale hésite, on le voit, entre deux pôles : d'un côté, l'aspiration intransigeante à la liberté. De l'autre, la soumission de l'individu aux lois naturelles, telles que les perçoit et les organise la raison. D'un côté le laisser-faire ; de l'autre, l'organisation. D'un côté l'individualisme ; de l'autre, le contrôle social.

Que ce soit sur le plan politique ou sur le plan législatif, le XVIIIe siècle est tout entier préoccupé par le problème de la nature. Cette question, que l'on retrouve sous la plume de la plupart des philosophes, dissimule une remise en question de l'héritage de la tradition de l'Ancien Régime qui imposait une hiérarchisation de la société. Or le rôle de plus en plus important de la bourgeoisie portait atteinte aux privilèges de la noblesse. Par conséquent, les tentatives menées pour isoler ce qu'est l'homme indépendamment de l'influence de la société ont une dimension critique qu'il convient de mentionner.

À la fin du XVIIIe siècle, l'indépendance de la science par rapport à la philosophie est devenue irrévocable. C'est en Prusse, avec la publication de la Critique de la raison pure d'Emmanuel Kant, que fut pour la première fois formulé philosophiquement ce constat. Malgré sa tendance irrépressible à passer outre les frontières de ce qu'elle peut connaître, la raison doit désormais reconnaître ses limites, et ne plus chercher à faire de notions comme l'âme10(*), le monde et Dieu, des outils de rationalité scientifique. Inspiré par l'empirisme anglais de Hume, le criticisme kantien donna naissance à l'idéalisme allemand que l'on retrouve tout au long du XIXe siècle.

Au départ, en économie, la notion d'utilité était essentiellement liée à la prise de risque. La «Théorie sur la mesure du risque» de Daniel Bernoulli11(*) [1700-1782], et dans celle-ci, le Paradoxe de Saint-Pétersbourg12(*) furent à la base des théories économiques et financières de l'aversion au risque, de la prise de risque et de l'utilité. La notion d'utilité est devenue plus largement une mesure de bien-être ou de la satisfaction obtenue par la consommation, ou du moins l'obtention, d'un bien ou d'un service.

Jeremy Bentham a été un pionnier dans l'utilisation de calculs utilitaristes en ce qui serait appelé plus tard économie du bien-être pour obtenir des jugements concernant l'intérêt social en agrégeant les intérêts personnels des différents individus sous la forme de leurs utilités respectives.

C'est ainsi que l'utilitarisme a été très influent dans la formation de l'économie du bien-être, dominée pendant longtemps par une adhésion quasi inconditionnelle au calcul utilitariste dont Bentham fut l'instigateur. La préoccupation de Bentham et celle de l'utilitarisme en général étaient l'utilité totale d'une communauté.

La notion d'utilité est liée à la notion de besoin. Le concept est ensuite utilisé dans les fonctions d'utilité, fonctions d'utilité sociale, utilité cardinale chez Jevons, boîtes d'Edgeworth, optimum au sens de Vilfredo-Pareto. Cette notion d'utilité devient un concept central de l'économie du bien-être.

Dès lors, la réflexion économique peut s'affranchir de la morale et s'appuyer sur le seul calcul des avantages et désavantages pour la richesse de l'individu et de la nation, bref selon son utilité économique13(*). La morale devient l'objet d'un calcul individuel, d'une arithmétique, qui influence aujourd'hui la théorie économique, par exemple la théorie de la responsabilité14(*), et pour ce calcul, initialement trois principes élémentaires sont à considérer:

Le premier principe est l'individu: le statut de l'enfant change et on peut dire la même chose de tout. L'individu acquiert le droit naturel moderne : aujourd'hui nous considérons que chaque humain a les mêmes droits.

Le deuxième principe est L'utilité: si les individus sont tous égaux, alors que peuvent-ils faire pour se supporter? Ils échangent sur les marchés qui doivent être réglés: le prix est déterminé selon l'offre et la demande et non plus par le rang de chacun comme au temps d'Aristote et de Thomas d'Aquin. C'est le «juste prix» ou prix d'équilibre. Ceci signifie que l'on doit avoir «le plus grand bonheur pour le plus grand nombre»: chaque individu cherche à maximiser son intérêt et contribue à un équilibre.

Le troisième principe est la liberté: elle consiste à laisser le marché s'autoréguler seul, c'est ce qu'on appelle «la main invisible». En 179115(*), la loi le Chapelier16(*) et le décret Allarde17(*) appliquent le principe de liberté de circulation des biens et des personnes: les associations de commerçants sont supprimées et tout syndicat est interdit.

C'est dans ce contexte de bouleversement politique, idéologique et économique que naît et vit Mill. Il n'est pas surprenant que tous ces bouleversements le conduisent avec tant d'autres, notamment Bentham, à repenser la morale. Les anciennes valeurs, les vieux modes de pensée, furent critiqués et questionnés. C'est cet arrière-fond qui explique que les arguments de Bentham en faveur d'une nouvelle conception de la morale eurent une influence considérable. La morale, selon lui, n'a rien à voir avec l'idée de faire les volontés de Dieu ni non plus avec l'obéissance à des règles abstraites. La morale n'est rien d'autre que la tentative d'accroître le plus de bonheur possible dans notre monde.

La morale, n'a plus rien à voir avec l'idée de faire les volontés de Dieu ni avec l'obéissance à des règles abstraites. La morale n'est rien d'autre que la tentative d'augmenter le bonheur du plus grand nombre d'individus.

Le XVIIIe siècle a donc vu naître et s'épanouir une révolution en éthique, et certaines théories philosophique transformèrent les mentalités, parmi lesquelles l'utilitarisme, théorie proposée par David Hume, et qui devient une philosophie qui évolue dans la période classique d'une morale individuelle : Bentham, vers une morale sociale : Mill. Mais, l'utilitarisme ne fut pas seulement une philosophie morale, mais également un vaste mouvement intellectuel, politique et social.

Chapitre I - L'Utilitarisme version Jeremy Bentham [1748-1832]

Jeremy Bentham, philosophe et juriste est né à Londres, le 15 février 1748. Il s'est révélé être un peu un enfant prodige : bien qu'étant encore tout petit, on le découvrit assis au bureau de son père lisant une encyclopédie de l'histoire de l'Angleterre, et il commença à étudier le latin à l'âge de trois ans. A douze ans, il fut envoyé comme étudiant en Droit au Queen's College d'Oxford, son père, un procureur prospère, ayant décidé que Jeremy suivrait le même chemin que lui et se dirigerait vers la loi, et étant entièrement sûr que son fils brillant serait un jour Grand Chancelier d'Angleterre. C'est au Queen's College d'Oxford, que Bentham découvre la théorie des droits naturels18(*) avec Blackstone, le grand juriste tory, et les théories pénales en lisant le Traité des délits et des peines [1764] de Beccaria19(*), admiré de Voltaire pour son combat contre la peine de mort. Sa vocation est toute trouvée : il rêve de devenir réformateur social ; et son champ d'action sera emprunté à un débat qui s'ouvre en Angleterre à son époque et qui émerge en France sous la Restauration.

Bentham, cependant, a rapidement perdu toute illusion concernant la loi, particulièrement après avoir entendu les lectures de la principale autorité en cette matière de l'époque, Sir William Blackstone [1723-1780]. Au lieu de pratiquer la loi, il a décidé d'écrire à son propos et il a passé sa vie à critiquer les lois existantes et à faire des propositions pour leurs améliorations. C'est dans un livre de Priestley que Bentham trouva la maxime sur laquelle il devait faire reposer tout son système : «Le plus grand bonheur du plus grand nombre.» A cette vue, dit-il, je m'écriai transporté de joie, comme Archimède lorsqu'il découvrit le principe fondamental de l'hydrostatique: je l'ai trouvé, Eurêka!

En 1789, Bentham publie son grand oeuvre, Introduction aux principes de la morale et de la législation. Bentham veut passer de la réforme libérale au contrôle social. La pensée de Bentham est très éloignée de celle de la Révolution française, car la Révolution, c'est la théorie de la volonté générale, l'idée du droit créé par les représentants du peuple, par l'Etat.

Le système anglo-saxon, issu de Locke20(*), est la conception de la majorité comme expression arithmétique de la pluralité des voix et l'idée du droit créé par les juges, et par la société. Il résulte de cette différence fondamentale qu'en France, la politique est perçue comme une idée, avant que d'être traduite en expérience, et que le droit s'impose de haut en bas. En revanche en Angleterre, la politique est d'abord une donnée de l'expérience, et le droit doit émerger de la société.

En bon logicien qu'il est, comme Hobbes21(*), Bentham s'est lancé sur cette piste, plus loin que quiconque, plus loin que Locke lui-même et que les pères de la Révolution américaine, dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation, il récuse à la fois la théorie abstraite du contrat social et la théorie des droits naturels. Non pour nier ces droits, mais pour nier que ceux-ci soient effectivement fondés en nature, leur inventaire est un a priori qui a peu de rapport avec la raison, il est arbitraire.

Bentham qualifie la Déclaration des droits de l'homme de "sophisme métaphysique". Les critères d'une société juste devront donc être reconstruits sur d'autres bases. Ces bases, Bentham les emprunte au philosophe anglais par excellence, David Hume [1711- 1776], le philosophe de l'empirisme. Ces bases sont: les notions de bonheur et surtout, d'utilité.

L'homme est ainsi fait qu'il cherche naturellement le plaisir et fuit la douleur. Cette stratégie commande l'harmonie des sociétés humaines. Aucun objectif n'est plus absurde que la prétention de rendre l'homme autre qu'il n'est. Si vous le rendez bon, vous arriverez au même résultat que la fameuse fable des abeilles de Mandeville22(*), Pour Mandeville, la motivation réelle de l'action morale est l'intérêt personnel; cependant, et là Mandeville préfigure la «main invisible» au sens d'Adam Smith, l'intérêt privé peut conduire à des résultats heureux dans la vie publique: «vices privés, vertu publique» est le sous titre de La fable des abeilles (1714).

Sortant des impasses auxquelles conduisent ces hypothèses sur la motivation de l'acte vertueux, Bentham, prolongeant les idées de Hume, prend le tournant décisif en faisant porter l'analyse sur l'action et ses conséquences et non plus sur les motifs de la conduite. Il faut préciser, cependant, que ce qui intéresse Bentham, comme avant lui Beccaria, c'est l'action publique, celle des juges, des législateurs ou des gouvernements, pas l'action morale individuelle. Cela explique pourquoi le domaine privilégié de l'utilitarisme, encore de nos jours, est le domaine de l'éthique appliquée, du choix social et de la décision publique plus que celui de la décision individuelle. L'impact de Bentham fut très important, comme le soulignent justement Mill, en particulier dans le domaine du code pénal en raison de sa dénonciation de l'iniquité des peines dont le but était, surtout, de satisfaire l'esprit de vengeance de la société et non l'utilité publique.

Dans la fable des abeilles, elles sont égoïstes et âpres au gain ; une ruche où les abeilles seraient vertueuses et charitables ne pourrait pas fonctionner. Le problème du réformateur qu'est Bentham est donc de tirer le meilleur parti possible des défauts et des qualités des hommes. Bentham essaye donc de trouver l'arithmétique politique (il emploie l'expression) la plus exacte, qui ajuste les uns aux autres les comportements d'individus considérés comme égoïstes et calculateurs.

Bentham est un réformiste sans être vraiment révolutionnaire. Il faut réformer les institutions anglaises. Il y a une tension entre la totalité et les individus qui doivent être protégés dans la société. Ce n'est pas encore la lutte des classes. Il pense que la somme des utilités individuelles donnera un vecteur commun, le principe de maximation : il faut assurer le bien et pour un plus grand nombre.

Sous son influence, en 1793 il apparaît que le but de toute association politique est le bonheur commun. Le droit au bonheur figure aussi dans la déclaration des Etats-Unis d'Amérique.

Le principe d'utilité lui-même est adopté dogmatiquement, mais on ne peut prouver le principe d'utilité, car c'est une question de choix personnel. La chaîne des preuves doit bien commencer quelque part. Bentham évacue le concept de justice comme concept fondamental du droit. Il s'en sort en transformant la notion de sympathie envers les autres, une sympathie calculée. Il ne faut pas être bêtement égoïste mais de manière intelligente. Sinon des égoïsmes bruts s'opposent et le bonheur de chacun diminue. Il faut respecter les égoïsmes des autres. Il faut que chacun s'occupe de son bonheur individuel.

Le droit est un pur instrument. Il faut réformer la société dans un but commun. L'Etat est un apport de laisser-faire, de libéralisme. Le droit doit créer un cadre, un cadre d'épanouissement du bonheur. Les statuts des indigents doivent être protégés, car les pauvres sont potentiellement une menace. Il faut les aider un peu pour désarmer une révolte sociale possible.

Le droit devrait être un peu plus prévisible. Bentham demande une codification du droit anglais sur le modèle français ou prussien. Il faut un minimum de codification pour la sécurité juridique. Il n'aime pas le pouvoir prétorien des juges qui font ce qu'ils veulent. L'utilité est le rejet de la tradition qui ne sert plus à rien que l'on vénère seulement parce qu'elle est ancienne.

L'Etat repose sur la recherche de l'utilité commune et la recherche du maximum de bonheur pour le plus grand nombre. Le gouvernement ne doit intervenir que pour éviter les conflits entre les égoïsmes. Il ne doit pas se mêler de la distribution des biens sociaux. La législation doit assurer la doctrine de l'utilitarisme, le bien-être comme un critère moral de l'organisation de la société. Pour Bentham et Mill, la société doit chercher à maximiser l'utilité totale des individus.

Bentham ne propose aucune dogmatique éthique, aucune objectivité, l'éthique change selon les circonstances. Le droit réalise un équilibre social, en vue du bonheur de tous. C'est ce qu'il appelle le principe d'égalité, ce principe découle du principe d'utilité, il n'est pas créé normativement. Par exemple, si on a 100 choses à partager entre 5 personnes, on en donne 20 à chacun pour qu'il soit content. Si on répartit différemment, la somme globale mathématiquement est la même, mais un partage inégal, partant du principe de l'utilité marginale décroissante, ne maximise pas l'utilité. Le partage inégal diminue donc la somme totale de plaisir. C'est purement pragmatique et mathématique.

Bentham considère donc que l'homme réagit principalement aux sensations agréables ou désagréables qui l'affectent. C'est donc en agissant sur ces sentiments qu'on peut gouverner une société humaine. Un bon gouvernement doit donc tenir une comptabilité des peines qu'il inflige et des plaisirs qu'il dispense, l'objectif étant que la somme des plaisirs (c'est-à-dire le bonheur) soit maximum et la somme des peines (c'est-à-dire le malheur) soit minimum et cela dans le but d'atteindre "le plus grand bonheur (bonheur = bien suprême) du plus grand nombre". [The greatest happiness of the greatest number]. Bentham est donc en cela à l'origine d'une économie politique sur la base du calcul de l'utilité des choses et des activités.

Universaliste est la première expression qui caractérise l'ambition que Bentham assigne à son système philosophique. En cela le principe d'utilité est véritablement pragmatique. A la différence d'autres philosophes, Bentham admet les hommes tels qu'ils sont, et non tels qu'ils devraient être, mais le principe d'utilité prescrit également ce qui doit être c'est-à-dire les hommes tels qu'il faudrait qu'ils agissent.

Section I. - Principe d'utilité générale: Une révolution en éthique 

L'utilitarisme peut être considéré comme révolutionnaire, car c'est une théorie philosophique qui a transformée les mentalités. En effet la plupart des gens pensent certainement que la recherche du bonheur est légitime et que le plus grand bonheur du plus grand nombre reste un objectif révolutionnaire.

David Hume et Helvétius utilisaient systématiquement l'expression «principe d'utilité publique»23(*), indiquant clairement ainsi qu'il s'agit d'un critère éthique et que ce critère n'est pas le bonheur de «l'individu qui agit» mais celui de «tous ceux qui sont concernés».

Ce principe fut repris par Bentham. «D'Helvétius, j'ai appris à regarder la tendance de toute institution ou action à promouvoir le bonheur de la société comme le seul critère et la seule mesure de son mérite, et à [...] regarder le principe d'utilité comme un oracle qui, s'il était correctement consulté, donnerait la seule solution véritable à chaque question concernant le bien et le mal»24(*).

Les liens les plus étroits entre la philosophie utilitariste et l'économie doivent être recherchés dans l'économie du bien-être, ce qui importe c'est le bien-être humain, pour Mill, ce qui importe est la qualité des plaisirs. C'est Bentham qui introduisit le vocable Utilité en 1781 et qui fait de ces principes les implications théoriques et pratiques les plus abouties. Le principe éthique à partir duquel il jugeait les comportements individuels ou publics était l'utilité sociale, d'où la formule bien connue: «le plus grand bonheur du plus grand nombre». Cette doctrine pose en hypothèse que ce qui est «utile» est bon et que l'utilité peut être déterminée d'une manière rationnelle. Il est à l'origine d'une économie politique sur la base du calcul de l'utilité des choses et des activités. Bentham défendit l'idée qu'il n'y avait qu'un unique principe moral ultime, le « Principe d'utilité ». Ce principe veut qu'à toutes les fois que nous devons faire un choix entre deux actions ou deux règles, nous devons opter pour celle qui engendre les meilleures conséquences pour tous ceux concernés. Comme Bentham l'écrit dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation.25(*)

On peut définir ce principe à partir des seules motivations élémentaires de la nature humaine, (son penchant «naturel» à rechercher le bonheur, le plaisir et à esquiver la souffrance). Ce principe est formulé ainsi par Bentham: «La nature a placé l'humanité sous l'empire, [gouvernement] de deux maîtres souverains, la peine et le plaisir. C'est à eux seuls qu'il appartient de nous indiquer ce que nous devons faire comme de déterminer ce que nous ferons. Le critère du bien et du mal, (la distinction du juste et de l'injuste) d'une part, l'enchaînement des causes et des effets, d'autre part, est attaché à leur trône. Le principe d'utilité constate cette sujétion, et la prend pour fondement du système dont l'objet est d'élever l'édifice de la félicité par la main de la raison et de la loi. Mais assez de métaphores et de déclamations: ce n'est pas par tels moyens que la science morale sera améliorée. »26(*) Ce principe est basé sur un point de vue simple, pour les utilitaristes, une société juste est une société heureuse.

Pour Hume « nous devons chercher les lois qui sont, dans l'ensemble, les plus utiles et les plus bénéfiques [...] quel argument plus fort peut- on souhaiter ou imaginer pour justifier tel ou tel devoir que le fait de savoir que plus ce devoir est considéré comme inviolable, plus la société atteindra un degré élevé de bonheur [...] même dans la vie de tous les jours, nous avons recours à chaque instant au principe d'utilité publique»27(*) Le principe d'utilité de Bentham ne se contente pas de décrire ce qui est comme chez Hume, mais prescrit ce qui doit être.

Les règles morales doivent être testées en fonction de leurs conséquences pour le bien-être de l'humanité (si le bien visé par la morale est le bien-être de l'humanité, alors le comportement le plus recommandable du point de vue moral est certainement celui qui maximise ce bien- être en accordant une égale importance au bien-être de chaque individu).

Bentham pense que pour qu'un homme soit gouverné par quelque motif que ce soit, il doit dans chaque cas regarder au-delà de son action; il doit regarder vers les conséquences; et c'est seulement de cette façon que l'idée de plaisir, de peine, ou de tout autre évènement, peut donner naissance à l'action28(*).

L'utilitarisme, héritier des lumières du XVIIIe siècle, et profondément influencé par l'empirisme anglais, il prône l'abandon de toute idée de droit naturel29(*) et de toute métaphysique30(*) englobante: aucune autorité suprême ne peut décréter ce qui est juste ou bon pour l'humanité; seuls comptent les états de plaisir ou de souffrance vécus par les être humains. Quelle que soit la décision à prendre, il nous faut faire abstraction de nos intérêts et de nos penchants, de nos préjugés moraux, de nos conceptions métaphysiques et de nos croyances religieuses, et nous soucier exclusivement de poursuivre le plus grand bonheur du plus grand nombre31(*). (Bentham qui employait pour désigner le principe de sa morale, l'expression «the principle of utility », lui substitua l'expression employée par Hutcheson et Beccaria, mais à laquelle le nom de Bentham devait désormais rester attaché: «the greatest happiness principle».

Section II. - les objectifs de Bentham à travers son Principe d'utilité

L'objectif de Bentham est de neutraliser les défauts, de façon à maximiser (et non pas seulement optimiser) la production de l'intérêt général à partir des intérêts particuliers. Il ne lui suffit pas en effet d'optimiser : il faut maximiser le rendement social. L'utilitarisme soutient que la seule chose désirable comme fin est le bonheur [happiness], c'est-à-dire le plaisir et l'absence de douleur, plaisir et absence de douleur constituent dès lors les deux seules entités qui puissent expliquer l'action humaine, et qui aient une valeur intrinsèque. Par malheur [unhappiness], on entend la douleur et la privation de plaisir.

Nous avons donc affaire ici à l'utilité comme hédonisme, car c'est l'expérience ou la sensation du plaisir qui constitue le bien-être suprême de l'humanité. C'est le seul bien qui soit une fin en soi et pour lequel tous les autres biens sont moyens. Bentham déclarait que «le jeu de quilles a autant de valeur que la poésie» s'il nous procure un plaisir de même intensité et de même durée. Si nous préférons la poésie au jeu de quilles, si nous estimons q'il s'agit là d'un passe-temps plus estimable, c'est sans doute parce qu'il nous procure plus de plaisir. Par la suite, Bentham défendit l'idée qu'il n'y a qu'un unique principe moral ultime, le « Principe d'utilité ». Ce principe veut qu'à toutes les fois que nous devons faire un choix entre deux actions ou deux règles, nous devons opter pour celle qui engendre les meilleures conséquences pour tous ceux concernés32(*). Bentham admet implicitement que tous les hommes calculent c'est-à-dire qu'ils évaluent pour chaque action «les plaisirs et les peines» qui y sont associées. Si les plaisirs l'emportent sur les peines, il y a bonheur et il y aura action. Dans le cas contraire, l'individu s'abstiendra. Chaque homme est donc animé par la recherche du maximum de plaisirs et du minimum de peines, donc mû par son propre intérêt personnel.

Chez Bentham, le bien et le mal sont le plaisir et la douleur, le plaisir et l'absence de douleur sont perçus comme ayant une valeur intrinsèque. Cette idée que le bien positif est meilleur que la douleur est de l'hédonisme. En effet, à la recherche d'un fondement incontestable pour l'éthique, Bentham, contemporain de Kant, pensait l'avoir trouvé dans l'éthique hédoniste d'Épicure33(*). Comme l'hédonisme34(*), la conception utilitariste classique part de principe que le plaisir est une valeur intrinsèque35(*) positive et la douleur une valeur intrinsèque négative36(*).

Du fait que l'utilitarisme en tant que doctrine morale repose sur le plaisir, les défenseurs de l'utilitarisme classique pensent qu'elle est bien fondée et réaliste. Elle est bien fondée dans la mesure où ses normes étant justifiées par une valeur intrinsèque (le plaisir en l'occurrence), elle est réaliste parce que, d'après eux, l'être humain cherche inévitablement à obtenir le maximum de plaisir et le minimum de douleur ou, plus exactement, à choisir l'action qui produira le plus grand excédent de plaisir sur les douleurs37(*). Mais en réalité, cette conception est paradoxale.

Pour Bentham, le plaisir est un «plaisir quelconque». Il est, en un certain sens à préciser, indépendant de ce qui le cause (la lecture de la poésie, une bière, une bonne partie de cartes, etc.) et de celui qui l'éprouve: mon plaisir ne compte pas plus que le votre et ce qui importe finalement, c'est la quantité totale de plaisir ou, plus exactement, l'excédent total de plaisir sur la douleur. C'est bien pourquoi le critère ultime d'évaluation des actions et des institutions proposé par Bentham, c'est celui du plus grand bonheur pour le plus grand nombre, «bonheur» étant compris dans un sens affectif: état de plaisir ou d'absence de peine. Mais alors, le plaisir individuel n'est plus la valeur suprême: c'est le plaisir de tous qui le devient. Le passage du point de vue égoïste de l'hédonisme individuel au point de vue altruiste de l'hédonisme universel peut être apprécié moralement. Il a toutefois l'inconvénient de faire perdre à l'utilitarisme son réalisme psychologique. Il est difficile d'expliquer pourquoi l'être humain chercherait à augmenter le plaisir de tous, même au détriment de son plaisir individuel. Sidgwick voyait dans cette tension entre l'hédonisme individuel et l'hédonisme universel la difficulté principale de la moralité utilitariste38(*).

L'autre objection importante à la version hédoniste de l'éthique utilitariste, c'est l'argument de l'impersonnalité. La focalisation utilitariste sur les plaisirs et les peines introduit un élément d'impersonnalité, en ce sens qu'elle laisse supposer que les plaisirs et les peines pourraient être conçus indépendamment des individus qui les éprouvent ou les possèdent, et être agglomérés: d'où l'idée qu'un calcul des plaisirs et des peines n'est pas complètement absurde en principe, même s'il pose toutes sortes de problèmes techniques. En réalité, tout ce que dit l'utilitariste, c'est que le calcul qui sert à déterminer le bonheur du plus grand nombre admet la possibilité de compensations interindividuelles. Ce que l'un ressent ou ne ressent pas peut être compensé par ce que l'autre ressent ou ne ressent pas; de la même façon, disons qu'un individu peut compenser une perte de salaire par un gain au loto. L'idée que l'individualité de l'individu n'est pas respectée dans l'utilitarisme sous-tend un grand nombre d'autres objections à cette théorie morale. Les utilitaristes affirmeraient leur engagement envers le principe de considération égale de chacun, mais la formule signifierait en fait: «considération de la valeur de chacun dans la mesure de sa contribution à la maximisation du bonheur du plus grand nombre.»

En réponse à cela nous examinerons l'approche que suggère Kymlicka et celle de Nozick, dans la partie II intitulée la philosophie morale, au chapitre III intitulé : Discussion et commentaire autour du principe d'utilité, section I : L'approche de Kymlicka et de Nozick en ce qui concerne le principe d'utilité de Bentham.

Section III. - La théorie économique de l'utilité et les agrégats de bonheur, ou comment peut se mesurer le bonheur 

Les plaisirs sont divers selon les individus : La santé de l'esprit, la richesse, l'honneur, la connaissance. Chacun a ses propres plaisirs. Il s'en dégage une hiérarchie des plaisirs commune qu'il faudra arbitrer. Il sera difficile de démêler le paradoxe des choix individuels et des choix collectifs. Parfois, il est impossible d'organiser le choix. Le principe de l'utilité constitue la référence commune des théoriciens de l'économie du bien être, soucieux des aspects éthiques de l'allocation des ressources rares. Bentham tente de définir une méthode scientifique que le législateur doit utiliser pour le calcul des plaisirs et des peines.

Chez Bentham, l'utilitarisme prend un tour qui l'éloigne du calcul de l'intérêt hobbesien. Alors que chez Hobbes il s'agit seulement de la survie (« la première loi de nature est celle qui nous dicte de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver notre propre vie »), Bentham pose au premier plan la question du bonheur. Il s'agit, en effet, de construire une " arithmétique des plaisirs " qui permette d'accorder " le bonheur au plus grand nombre ".

Est utile ce qui augmente le bonheur de la communauté, mais à condition de ne pas oublier que la communauté est un " corps fictif " et que le bonheur doit donc être compris comme celui des individus membres de la communauté.

Au lieu d'opposer l'intérêt commun au plaisir individuel, Bentham affirme que l'intérêt commun n'est pas autre chose que l'intérêt des individus et l'intérêt des individus est la maximisation de la somme des plaisirs ou ce qui revient au même, la minimisation de la somme des peines. Une fois ce principe admis, nous disposons d'un critère permettant de reconnaître une action morale : est moral ce qui permet d'augmenter la somme globale de plaisirs disponibles pour une communauté donnée. Ce n'est donc plus l'intérêt égoïste qui commande. Les utilitaristes britanniques ont toujours affirmé clairement que leur critère du bien et du mal, c'est le bonheur « de la communauté » ou le bonheur « de l'humanité » ou celui « de tous ceux qui sont concernés »

Pour en rendre compte, il construira avec l'aide de son ami James Mill, quatorze tableaux qui correspondent à quatorze espèces d'intérêts différents recensés auxquels se rattachent l'ensemble des plaisirs et des peines qui peuvent être ressenties. Cependant, tous les intérêts ne se trouvent pas sur le même plan, certains ont plus d'influence que les autres, ce qui n'est pas sans poser problème.

En effet, trois d'entre eux s'élèvent au dessus des autres : c'est tout d'abord l'intérêt pour l'argent (interest of the Purse), c'est ensuite l'intérêt pour l'honneur (interest of the Trumpet), c'est enfin l'intérêt pour le pouvoir (interest of the Spectre).

Cependant, le fonds général de récompenses, tel que Bentham l'avait définit en 1811 dans sa Théorie des récompenses en distinguant justement ces trois sources, s'efface peu à peu au profit des seules richesses matérielles. L'intérêt pour l'argent acquérant dès lors une force irrésistible. A partir de là se produit une petite contradiction : les plaisirs réduits aux seuls plaisirs matériels ne peuvent être obtenus qu'en échange d'une activité productive c'est à dire en contrepartie d'un travail ; or tout travail constitue une peine qui vient en diminution dans le décompte du bonheur.

Comment dès lors concilier la possibilité de maximiser les richesses (donc des plaisirs) tout en minimisant le travail (donc des peines) ? Pour y parvenir, deux solutions s'offrent à l'individu calculateur. S'il ne peut obtenir par son activité les biens qu'il souhaite, il peut les acquérir de façon malhonnête en les dérobant à autrui. Pour un minimum d'effort, le délinquant accroît ainsi son revenu au dépend des autres. Ou bien, si sa position sociale le permet comme c'est le cas pour les fonctionnaires, il peut organiser l'administration de telle façon que ses revenus soient en proportion inverses de ses efforts. Ce sont alors les citoyens ou les justiciables qui supporteront le coût de l'oisiveté d'une partie minoritaire de la population. Or, force est de constater que ce transfert des peines (coûts) individuelles vers la collectivité auquel la société anglaise du XVIIIe et XIXe siècle est confronté apparaît de plus en plus critiquable.

Bentham distingue de la méthode utilitaire du calcul celles basées sur le principe d'ascétisme et sur le principe de sympathie et d'antipathie.

Le principe d'ascétisme, dans sa phase d'appréciation, ne s'oppose pas au principe d'utilité puisqu'ils veulent tous deux évaluer la tendance des actions à augmenter le plaisir ou la peine des individus ; par contre, dans sa phase d'approbation et de promotion des actions, il consacre son opposition au principe utilitariste puisqu'il va condamner les actions qui augmentent le bonheur et promouvoir celles qui le diminuent. A ce principe correspond la morale du sacrifice c'est-à-dire le sacrifice du plaisir immédiat pour le plaisir futur (notamment le plaisir après la mort), ou de l'intérêt des individus à l'intérêt public. Pour Bentham, c'est un mauvais calcul. Il n'est que l'application pervertie du principe d'utilité. Le principe d'ascétisme ne peut être la méthode du législateur : d'une part, ses conséquences furent les guerres saintes et les persécutions religieuses et d'autre part, il n'est pas universalisable.

Bentham adresse le même type de critiques au principe de sympathie et d'antipathie. Pour Bentham, ce principe regroupe toutes les théories qui, avant le principe d'utilité, ont servi de base à la législation. Pour Bentham, c'est un principe négatif, voire une absence de principe, qui approuve ou désapprouve les actions par sentiment mais le jugement ainsi porté n'admet d'autre raison que le jugement lui-même. Or un tel principe ne peut être satisfaisant pour Bentham non pas à cause du sentiment (le principe d'utilité est lui-même un sentiment : un sentiment d'approbation), mais parce qu'il trouve son fondement, sa justification et sa règle dans ses sentiments internes alors qu'un principe est la marque d'une considération extérieure qui va être capable de contrôler et de diriger les sentiments internes.

Donc le principe d'utilité est celui qui, à l'exclusion des principes d'ascétisme et de sympathie et antipathie, doit servir au législateur. Et le calcul arithmétique des plaisirs et des peines est la seule méthode qui peut fonder une science sociale.

En ce qui concerne les règles du calcul, la connaissance des plaisirs et des peines est indispensable au législateur. En effet, ce sont les fins qu'il a en vue ; il est nécessaire qu'il en connaisse la valeur afin de pouvoir constituer des sanctions, les instruments qu'il va utiliser pour arriver à ses fins sont donc les plaisirs et les peines. La condition du calcul des plaisirs et des peines est de supposer que ces derniers sont des objets de sciences c'est-à-dire quantifiables, donc comparables. Dans le calcul, il faut tenir compte de certaines circonstances, quand on considère pour une personne en elle-même, la valeur d'un plaisir ou d'une peine, considérée en soi-même :

Selon Bentham, on évalue une action d'après les plaisirs qu'elle doit procurer et qui en sont la conséquence. Le plaisir immédiat qui résulte de l'action a quatre qualités :

1° son intensité;

2° sa durée;

3° sa certitude ou son incertitude ;

4° sa proximité ou son éloignement

Lorsqu'un acte peut engendrer plusieurs sensations, il faut ajouter deux nouvelles circonstances : la fécondité (probabilité qu'il soit suivi de sensations du même genre) et sa pureté (probabilité qu'il ne soit pas suivi de sensations du genre opposé). Enfin, si l'on considère un certain nombre de personnes, il faut envisager son extension.

Pou Bentham, l'art du législateur est donc caractérisé par sa méthode, il doit utiliser le calcul des plaisirs et des peines pour trouver le droit tel qu'il doit être et atteindre le plus grand bonheur du plus grand nombre. L'utilisation du calcul par Bentham trouve une explication très simple, étant donné que Bentham veut fonder l'art de la législation d'après une science objective des actions humaines, il est logique qu'il utilise la seule méthode qui aboutisse à des résultats scientifiques. Ceci nécessite de fonder scientifiquement la psychologie : il faut réduire tous les phénomènes de la vie mentale à des relations mécaniques et détruire l'illusion du libre-arbitre. Il faut donc traduire le langage de la psychologie en langage scientifique. Bentham réduit ainsi tous les motifs déterminant les actions à un seul, il s'agit de chercher le plaisir et de fuir la peine. Ajoutons à cela que pour Bentham, il est possible de quantifier les sensations et nous comprenons complètement les raisons qui poussent le législateur à utiliser le calcul des plaisirs et des peines.

Plaisirs et peines constituent dès lors les deux seules entités qui puissent expliquer l'action humaine. Bentham admet implicitement que tous les hommes calculent c'est à dire qu'ils évaluent pour chaque action les plaisirs et les peines qui y sont associées. Si les plaisirs l'emportent sur les peines, il y a bonheur et il y aura action. Dans le cas contraire, l'individu s'abstiendra. Chaque homme est donc animé par la recherche du maximum de plaisirs et du minimum de peines, donc mû par son propre intérêt personnel.

Laisser croire que les hommes puissent être mus par d'autres principes comme l'altruisme c'est selon Bentham se faire nécessairement une image erronée de la nature humaine. Seul l'intérêt constitue le guide de chaque individu. La société pour Bentham ne peut pas être un corps quelconque. Il faut émanciper les individus de ses prescriptions et de se iniquités constitutionnelles. Cela doit aussi être une éthique sociale. Le calcul personnel doit devenir un calcul social. Sa tâche du droit est de procurer un instrument de calcul social du bien et du mal. La tâche est d'éviter la souffrance et de favoriser le plaisir. Le plus grand plaisir (bonheur) pour le plus grand nombre. Comment résoudre la contradiction entre tout le monde et la majorité? Cela sera la majorité. Dans cette optique, le droit ne vise pas la justice et la sécurité, mais le plus grand bonheur pour tout le monde.

Bentham n'a pas laissé dans le flou les règles de son arithmétique politique. La nature de tous les nombres sur lesquels elle s'applique n'est pas la même. Ainsi, l'intensité et la durée d'un plaisir ont un minimum qui est le plus faible degré de plaisir qui se laisse distinguer d'un état d'insensibilité pour la première et la moindre portion de durée perceptible à la conscience pour la seconde. Leur minimum pris comme unité, ces deux grandeurs peuvent croître de manière illimitée. La proximité et la probabilité d'un plaisir ont, quant à elles, un maximum qui est la réalité actuelle de ce plaisir pour la première et la certitude absolue d'un plaisir actuellement éprouvé pour la seconde. Avec le même présupposé que pour l'intensité et la durée, la proximité et la probabilité peuvent décroître de manière illimitée. Donc les degrés d'intensité et de durée doivent s'exprimer à l'aide de nombres entiers alors que ceux de proximité et de probabilité doivent utiliser des nombres fractionnaires.

De plus, la nature des opérations de l'arithmétique législative n'est pas la même. Les plaisirs de valeurs différentes s'additionnent alors que la valeur d'un plaisir donné est multipliée par le nombre des individus qui l'éprouvent ; les éléments qui constituent la valeur sont multipliés entre eux : les nombres qui expriment l'intensité par ceux qui en expriment la durée, ceux qui expriment la grandeur par ceux qui en expriment la probabilité ou la proximité. Aussi précise soit-elle, Bentham ne pense pas que cette méthode puisse s'appliquer à tous les actes législatifs mais c'est en tentant de s'y conformer que la législation tendra vers la science exacte. De plus, le calcul permet au législateur de disposer d'un outil de mesure des effets d'une loi. C'est le sens que doit prendre le quantum de sensibilité dans les estimations des sensations provoquées par une décision, et ce dernier est nécessaire dans toute législation : Bentham admet qu'un même motif peut produire des effets différents voire opposés sur une pluralité d'individus.

Ainsi le principe de Bentham est le principe de l'utilité, sa morale est une morale utilitaire. Aussi proscrit-il tout service qui ne doit rien rapporter à celui qui le fait, sa morale est égoïste. Mais, par des observations bien conduites, il montre qu'il ne peut y avoir de bonheur individuel sans bonheur social, aussi donnera-t-il des règles qui canaliseront et limiteront l'égoïsme étroit et aveugle qui tournerait contre lui-même, Bentham conseille donc la bienfaisance intelligente et éclairée, l'amitié qui nous concilie la faveur des autres hommes et contribue à notre bonheur, en un mot tout ce qui peut augmenter nos plaisirs et diminuer nos peines. Et le principe de la morale nous permet précisément de savoir exactement quelles sont les actions qu'il faut faire et celles qu'il faut éviter. Nous n'avons pour cela qu'à procéder à l'évaluation arithmétique des plaisirs. L'arithmétique des plaisirs, telle est la science nouvelle que Bentham veut substituer aux anciennes morales issues de l'arbitraire et de l'autorité.

Tous les plaisirs ont sept propriétés. Voulez-vous apprécier la bonté d'une action par comparaison avec une autre, rien n'est plus facile. Vous êtes enclin, par exemple, à l'ivrognerie : Bentham ne s'attachera pas à vous montrer dans l'ivrognerie une action honteuse, dégradante, mauvaise en elle-même, nullement; mais il s engage à vous montrer mathématiquement qu'elle vous sera nuisible. Sans doute, sous le rapport de l'intensité, de la proximité, de la certitude, elle ne laisse rien à désirer, quoique sur ce point une foule d'autres plaisirs puissent rivaliser avec elle. La durée est courte; il y a là un premier inconvénient. Pourtant, à ces quatre premiers points de vue, l'ivrognerie est avantageuse : c'est ce que Bentham appelle, dans le budget moral, la colonne des profits; mais voyons la colonne des pertes. En premier lieu, fécondité nulle. Quant à l'impureté, elle est extrême. En effet, faisons entrer en ligne de compte :

1° les indispositions et autres effets préjudiciables à la santé;

2° les peines contingentes à venir, résultat probable des maladies et de l'affaiblissement de la constitution;

 3° la perte de temps et d'argent proportionnée à la valeur de ces deux choses;

 4° la peine produite dans l'esprit de ceux qui nous sont chers, tels que, par exemple, une mère, une épouse, un enfant;

5° la défaveur attachée au vice de l'ivrognerie, le discrédit notoire qui en résulte aux yeux d'autrui;

 6° le risque d'un châtiment légal et la honte qui l'accompagne, comme par exemple, les lois punissant la manifestation publique de la folie temporaire produite par l'ivresse;

7° le risque des châtiments attachés aux crimes qu'un homme ivre peut commettre;

8° le tourment produit par la crainte des peines d'une vie future.39(*). Il est évident, conclut Bentham, que mathématiquement, l'ivrognerie est une action mauvaise; la colonne des pertes probables l'emporte de beaucoup sur celle des profits assurés. L'ivrognerie, au point de vue commercial, serait une spéculation mauvaise; on achèterait trop cher le plaisir qu'elle procure. Ainsi en toutes choses, le bien, c'est la recette, le mal, la dépense. La morale devient une affaire d'arithmétique.

Le principe de l'antagonisme du plaisir et de la peine répond ainsi à l'ensemble de cette problématique. L'utilitarisme affirme qu'il ne peut y avoir de conflit entre l'intérêt de l'individu et celui de la communauté, car si l'un et l'autre fondent leur action sur l'« utilité », leurs intérêts seront identiques. Cette démarche joue sur tous les plans de la vie sociétale : religieux, économique, éducatif, dans l'administration, dans la justice ainsi que dans les relations internationales. Dans des conditions de concurrence pure et parfaite, tout acteur économique ne recherchant qu'à maximiser sa satisfaction individuelle, les démonstrations mathématiques prouvent un optimum social.

Si Bentham souligne l'importance de raisonner à partir d'un principe qui demande aux gens de considérer leur propre intérêt comme l'égal des autres, ce n'est pas innocent ; nous allons maintenant en saisir toutes les conséquences.

Premièrement : L'utilitarisme peut tolérer le sacrifice des droits de l'homme et impliquer l'exacerbation des différences de conditions. D'ailleurs, Sidgwick considère que le « plaisir ou le bonheur présents doivent avec raison être sacrifiés dans la perspective ultérieure d'un plaisir ou d'un bonheur plus grand. Dans une logique de « bien universel », il considère que chacun est moralement tenu de considérer autant que le sien propre le bien de n'importe quel autre individu. On doit sacrifier sa propre situation si cette attitude est indispensable à la réalisation d'un plus grand bonheur pour un plus grand nombre. Il ne s'agit plus de l'optique de l'individu mais de celle de la société dans son ensemble.

Par conséquent l'individu est invité dans un 1er temps à rechercher le plaisir et à éviter les peines sans se préoccuper de la compatibilité de son comportement avec celui d'autrui. Puis dans un second temps cet individualisme a pour revers la subordination de la personne humaine à la société afin d'assurer l'identification des intérêts au bien commun.

Deuxièmement : La répartition du plus grand bonheur du plus grand nombre aboutit à exacerber les différences originelles de conditions entre individus. Ceci est dû au fait qu'il faut augmenter le revenu de l'individu le plus avantagé tant que sa satisfaction reste supérieure à celle de l'autre personne ; le revenu le plus élevé est attribué donc à celui qui par sa plus grande capacité de jouissance permet à la satisfaction collective d'atteindre son niveau maximal. Ce résultat ne correspond à aucune idée courante de la justice. Toutefois, un état économiquement efficace et unanimement préféré ne signifie pas pour autant qu'il soit le meilleur sur le plan éthique ; c'est à dire le plus juste.

Ainsi, la portée éthique de la nouvelle économie du bien-être se trouve-t-elle singulièrement réduite : non seulement il existe un grand nombre d'états efficaces que cette analyse ne peut comparer et donc départager, mais la détermination des états efficaces envisageables est tout à fait contingente et relative à la nature de l'état social initial avant l'échange.

A la recherche d'un fondement incontestable pour l'éthique, Bentham, pensait l'avoir trouvé dans l'éthique hédoniste40(*) d'Épicure. Comme l'hédonisme, la conception utilitariste classique part du principe que le plaisir est une valeur intrinsèque positive et la douleur une valeur intrinsèque négative.

http://www.aesplus.net/problemes_sociaux.htm - UP#UP

http://www.aesplus.net/problemes_sociaux.htm - UP#UP http://www.aesplus.net/problemes_sociaux.htm - UP#UPL'objet de la doctrine utilitariste est de déterminer un nombre aussi réduit que possible de prescriptions morales et de lois juridiques nécessaires à l'organisation rationnelle de la vie en société. Bentham à travers le « Principe du plus grand bonheur du plus grand nombre », tente d'élaborer une norme qui est l'élargissement au niveau collectif d'un principe d'utilité défini au niveau individuel (maximisation de l'utilité).

Chapitre II - John Stuart Mill [1806-1873] : sa conception de L'Utilitarisme

John Stuart Mill est philosophe et économiste britannique, il naquit à Londres en 1806, aîné d'une famille qui comptera neuf enfants. Il est le fils de James Mill économiste, philosophe et historien, disciple de Hume et de Bentham.

Mill a reçu une éducation benthamienne qu'il raconte dans son Autobiographie. En effet Bentham était un ami du père de John Stuart Mill, James, qui le fit participer à l'éducation de son fils.

A dix ans, il connaît par coeur l'histoire universelle et les littératures grecque et latine. A treize ans, il a bouclé son programme de maths, physique et chimie et cosmographie, et il a écrit une histoire de Rome.

A treize ans, il aborde l'économie politique, et à quatorze ans l'économie politique n'a plus de secrets pour Mill. Entre 1820 et 1821, pour la première fois, Mill quitte la Grande-Bretagne pour passer un séjour d'un an en France, tout d'abord à Paris, où il est reçu par J.- B. Say41(*), puis dans le midi de la France où il est l'hôte de Samuel Bentham, frère du philosophe Jeremy Bentham. Depuis ce premier séjour, Mill gardera toute sa vie une affection particulière pour la France.

En 1822, à son retour de Grande-Bretagne, Mill lit le Traité de législation de Bentham. Converti dès ce jour à la philosophie de l'utilité, il devient disciple de Bentham. Mill devait déclarer plus tard, dans son Autobiography, que la lecture du traité de législation de Bentham l'avait transformé. Mill fonde avec quelques amis, disciples de Bentham et de James Mill une société utilitariste [l'Utilitarian Society] qui dura trois ans. En 1825 c'est la dissolution de la «Société utilitariste» que Mill remplace par une société de discussion [Debating Society], ouverte à toutes les tendances. Mill commence à écrire des articles en 1823, il publie ses Essais d'économie politique en 1829 à 23 ans.

Le surmenage intellectuel vaut à Mill une crise morale et physique à l'âge de vingt ans, il se révolte alors contre son éducation utilitariste, et comprend alors la valeur du sentiment, influencé par des penseurs romantiques, tel que Coleridge, il se sent de plus en plus à l'étroit dans la doctrine scientiste et utilitariste de son père et de Bentham, et l'hostilité de son père à tout ce qui relève du sentiment lui paraît de plus en plus inacceptable. Mill se tourne vers la poésie romantique et la philosophie de l'histoire. Mill parle de cette crise et de la question qui la gouverne, dans son autobiographie: «Imagine que tous tes buts dans la vie soient réalisés, que tous les changements auxquels tu aspires dans les institutions et les opinions puissent être entièrement accomplis à cet instant précis: serait-ce pour toi une grande joie, un grand bonheur? Sur quoi, irrésistible, ma conscience intime me répondit clairement: « non!» alors le coeur me manqua..."42(*)

En 1830, il tombe amoureux de Mme Taylor. Sa passion est aveugle, son amour exalté, elle lui ouvre le monde du rêve, de la poésie, de l'amour partagé ; il noue avec elle des liens d'amitié, il considère qu'elle l'a révélé à lui-même. Il l'épouse en 1851, après la mort de M. Taylor. Lorsqu'elle meurt, en 1858, il la fait enterrer à Avignon et s'installe dans une petite maison, à Saint Véran, d'où il peut voir le cimetière.

Mill s'illustre d'abord comme journaliste dans des revues prônant un libéralisme radical. De 1835 à 1840, il dirige la «Revue de Londres et de Westminster», organe du parti radical. Disciple et ami d'Auguste Comte qu'il soutient financièrement, il est profondément marqué par le positivisme. Mill se lie aussi d'amitié avec Tocqueville43(*).

Mill est très attaché à la France, où il se rend souvent, il est marqué par les idées d'Auguste Comte44(*) et de Saint-Simon45(*), dont on aperçoit l'influence lorsqu'il récuse comme Bentham l'intervention de l'Etat dans l'économie. De 1841 à 1847, il aura une correspondance avec Auguste Comte.

Il doit attendre, d'avoir 37 ans, pour être reconnu après la publication de son Système de logique (1843). Dans son Système de logique, Mill explique qu'il veut ramener la logique à l'expérience, cet ouvrage est surtout une réponse à Comte, il dit que la science sociale est possible et qu' «il faut découvrir ce que les choses sont, mais pas comment doivent être», «il n' y a pas de vérités absolues». Mill n'admet que l'induction46(*) comme raisonnement fécond mais refuse de fonder cette dernière sur la croyance à l'uniformité du cours de la nature, la considérant en tant que fondée sur la loi de la causalité universelle47(*) qui résulte de notre habitude à voir se succéder des séries de phénomènes selon un ordre toujours identique. . Mill critique donc ainsi, l'apriorisme48(*), L'intuitionnisme49(*) et les philosophes qui prétendent qu'il y a des vérités absolues.

Pour Mill la perception de la réalité du monde se base sur l'expérience individuelle et les associations d'idées. En logique, il élabore une théorie originale de l'induction et des procédés d'expérimentations. Mill a aussi développé une théorie politique concrète qui a fortement marqué le libéralisme économique et politique anglais.

Mill codifie les règles de la méthode expérimentale dans un esprit tout à fait baconien: la déduction est une généralisation des opérations inductives. Pour Mill, dans une certaine mesure, l'activité humaine reste libre: l'homme intervient dans la chaîne des causes et des effets en ce qu'il a la faculté de coopérer à la formation de son caractère, ce qui justifie le droit de punir, car l'homme est alors responsable.

A 42 ans, en 1848, Mill atteint la célébrité avec son chef d'oeuvre, les Principes d'économie politique, qui deviendra la bible de l'économie classique. Mill représente plusieurs courants de pensée: on le considère comme étant l'un des représentants les plus marquants de l'utilitarisme, et l'un des grands penseurs anglais du libéralisme, et il a une attirance vers le socialisme utopique. Mill incarne la synthèse de tout cela, et il pense que la réalité est trop complexe pour être enfermée dans une explication théorique unique. Mill se situe à la charnière entre les aspirations du XVIIIe siècle pour la liberté, la raison et la science et les courants du XIXe siècle qui tendent vers l'empirisme et le socialisme.

En économie, avec les Principes d'économie politique, on le rattache au courant libéral. Il faut replacer cet ouvrage dans le contexte politique de l'Angleterre de [1790-1832]: Mill parle surtout de la place de Etat dans la société. Les raisons qui l'ont poussé à écrire ce livre nous paraissent fondamentales: Mill voit la misère augmenter et l'apparition du prolétariat, le chartisme, en Grande Bretagne les mouvements socialistes mettent en doute la propriété privée, et le gouvernement britannique apporte une mauvaise réponse aux Irlandais. Pour Mill le problème Irlandais est préoccupant: l'Irlande doit-elle avoir son parlement? Devrait-on annuler l'annexion? Laisser aux Irlandais leur religion?

Mill est très cultivé: il professe en logique un associationnisme50(*), hérité de son père, de Hume et de l'empirisme du XVIIIe siècle, fondé sur la réalité du monde extérieur et celle des esprits: la logique ne doit plus être considérée telle une science de la conséquence formelle (science de la déduction), mais en tant que science de la vérité. Sa théorie ne laisse aucune place à l'intuition, il est athée mais admet l'idée de Dieu. En 1942 il écrivait ceci à Auguste Comte: «Le temps n'est pas venu où, sans compromettre notre cause, nous pourrons en Angleterre diriger des attaques ouvertes contre la théologie, même chrétienne. Nous pouvons seulement l'éluder, en l'éliminant tranquillement de toutes les discussions philosophiques et sociales» 51(*). Il reste relativement discret dans ses écrits sur ses convictions religieuses. Cependant dans une autre lettre adressée à Auguste Comte, on peut lire ceci: «Ayant eu la destinée, très rare en mon pays, de n'avoir jamais cru en Dieu, même dans mon enfance, j'ai toujours vu dans la création d'une vraie philosophie sociale le seul fondement possible d'une régénération générale de la morale humaine et dans l'idée de l'humanité, la seule qui put remplacer celle de Dieu»52(*).

Mill mènera une vie consacrée, pour une part importante, aux réformes politiques, économiques, et sociales. Il jouera un rôle essentiel dans le progrès du libéralisme aussi bien au sens politique, comme on peut le constater dans son livre De la Liberté (1859), et dans son texte en faveur de l'émancipation des femmes De l'asservissement des femmes (1869) qui en est une conséquence logique. Mill est un des grands pionniers du féminisme.

Mill est un défenseur du régime représentatif [Le Gouvernement représentatif, Mill, 1861], il est pour la démocratie représentative (suffrage universel), Mill se prononce pour une codification du droit anglais, et milite pour la défense des droits des femmes [Mill, L'Assujettissement des femmes, 1869]. Il très tôt s'associe aux travaux de l'école du philosophe Bentham et contribue à l'édition du « traité du témoignage en justice» de celui-ci.

Entre temps Mill entre à la Compagnie des Indes (sous les ordres de son père) où il fera toute sa carrière qui le conduira aux plus hauts postes de responsabilité. En particulier, de 1856 à 1858 Mill occupe le poste de son père à la Compagnie des Indes, et il ne quittera la Compagnie des Indes qu'à sa dissolution en 1858, lorsqu'il s'installe en France près d'Avignon. En 1861, il publie sa grande oeuvre politique, Considérations sur le gouvernement représentatif.

En 1865, Mill est élu député de Westminster à la Chambre des Communes comme candidat radical, où il défend le droit de vote des femmes et leur émancipation, devenant un des précurseurs du féminisme, la même année il publie L'Examen de la philosophie de Hamilton, faisant fi des partis, invoquant ses principes, il n'est pas surpris de ne pas être réélu à la chambre des Communes en 1868, il regagne Avignon. Il restera, dès lors, à Saint Véran, avec sa belle fille, Helen Taylor, écrivant, discutant, lisant, faisant de la botanique. Il meurt le 7 mai 1873 et est enterré à Avignon avec sa femme.

Mill est avec Bentham et Herbert Spencer, un des représentants les plus remarquables de l'utilitarisme. Il est reconnu comme un grand philosophe et économiste, mais sa pensée économique sera dominée avant tout par des profonds questionnements philosophiques. En tant que philosophe, il distingue en autre les plaisirs non seulement par leur quantité mais aussi d'après leur qualité. La morale de Mill substitue à l'intérêt particulier l'intérêt général comme critère de l'action éthique: son principe directeur est la recherche du bonheur général; ainsi peuvent être justifiés le dévouement à autrui et le sacrifice, susceptible d'augmenter la somme totale de bonheur.

En 1861, Mill publie un ouvrage intitulé L'Utilitarisme. On a dit de l'utilitarisme de Mill, qu'il était un utilitarisme «altruiste», par opposition à l'utilitarisme de Bentham, qui serait un utilitarisme «égoïste», ce qui n'est pas tout à fait vrai en ce qui concerne l'utilitarisme de Bentham. En effet, Bentham dans son oeuvre fait allusion à la nature égoïste de l'individu. Il considère que le bonheur est lié à la quantité de plaisir. Il en a donc une conception quantitative, et arithmétique. Pour Mill, au contraire, ce qui importe est la qualité des plaisirs. Par exemple les plaisirs de l'esprit sont plus importants que ceux du corps. Mieux encore, le plaisir de l'autre peut parfois être plus important que le sien propre. De même, le plaisir ou l'intérêt de la collectivité valent parfois mieux que le plaisir individuel.

En 1861, la philosophie pratique et plus spécialement la morale de Mill semblent avoir acquis leur forme définitive dans L'Utilitarisme. Le bonheur, qui reste, comme chez Bentham, la fin dernière de la conduite humaine, n'est plus simplement lié à la satisfaction de nos désirs, sans distinction de qualité. Une hiérarchie de dignité entre les tendances s'impose.

C'est le bonheur de l'homme en tant qu'homme, sans qu'il faille pour autant jeter le discrédit sur aucun des plaisirs compatibles avec la dignité humaine, qui est notre fin normale. Le bonheur «standard», qui résulterait d'un calcul mathématique, tel que le concevait Bentham, n'est pas celui qu'exige la nature humaine. A la morality, qui est l'accomplissement des obligations de justice et fraternité imposées par la conscience collective, et qui condensent, tant bien que mal, l'expérience séculaire acquise par l'humanité au cours d'un effort continu, soit pour rendre possible la vie en société, soit pour remplir les conditions du bonheur général, s'ajoute pour chacun de nous, la libre poursuite des fins personnelles pour le choix desquelles les considérations de qualité, fondées sur une expérience sui generis, joueront un rôle décisif, ce choix relevant de l'Aesthetics.

Dans L'Utilitarisme [1861] Mill présente les principales idées de la théorie, pour lui d'abord, nous devons envisager un certain état de choses dont nous souhaiterions qu'il se réalise- là où tous seraient le plus heureux possible.

La règle fondamentale de la morale utilitariste peut être formulée simplement. Il s'agit d'agir en vue de créer une existence aussi exempte que possible de douleurs, aussi riche que possible en jouissances.

Mill est porteur d'une théorie utilitariste dite « altruiste » : ce qui importe pour les êtres humains, ce n'est pas la quantité mais la qualité de plaisir qu'ils reçoivent. Ainsi une action qui est bonne pour la société mais mauvaise à titre individuel est plus souhaitable que le plaisir individuel. Bien loin d'être l'apologie de l'égoïsme, l'utilitarisme soutient que le bonheur personnel ne doit pas peser davantage dans la balance du jugement moral que celui d'autrui. Il s'appuie, comme le kantisme, sur le principe d'impartialité dont Mill donne la formulation suivante: «Entre son propre bonheur et celui des autres, l'utilitarisme exige d'être aussi impartial qu'un spectateur désintéressé et bienveillant le serait»53(*).

En matière de morale, John Stuart Mill adapte l'utilitarisme de Jeremy Bentham dont il perçoit les limites. Il fonde le devoir sur la recherche du bonheur général et l'étend au droit et à la politique. Influencée par Hume, la philosophie de Mill est un empirisme où la perception de la réalité du monde se base sur l'expérience individuelle et les associations d'idées. En logique, il élabore une théorie originale de l'induction et des procédés d'expérimentations. Socialiste libéral, il développe une théorie politique concrète qui a fortement marqué le libéralisme économique et politique anglais.

Bentham, le maître, concentrait son raisonnement sur la finalité du bonheur. Avec Mill, nous sommes en présence d'une pensée qui, située d'abord dans le prolongement de l'utilitarisme benthamien, évolue en direction du premier pôle libéral, en retrouvant la priorité classique, qui est celle de la liberté. Il reste anglais par le souci de la défense de la représentation des minorités.

Les thèses défendues dans De la Liberté (1859) sont : défendre la souveraineté de l'individu sur son propre corps et son esprit, protester contre les règles victoriennes, condamner le conformisme, et dénoncer l'opinion publique. Pour Mill,  la seule liberté digne de ce nom est celle de travailler à notre propre bien de la manière qui nous est propre, pour autant que nous ne cherchions pas à priver les autres ou à leur faire obstacles dans leurs efforts pour l'obtenir. Mill considère que l'individu n'a pas de compte à rendre à la société pour ses actes tant que ceux-ci ne concernent les intérêts d'aucune autre personne que lui-même. Ainsi la société n'a pas sur ce point à légiférer. La liberté est la protection contre toute contrainte, la plus redoutable de toutes étant celle d'une opinion publique qui veut imposer ses coutumes et ses croyances. La liberté n'est pas la loi du nombre. L'individu doit, en revanche, rendre compte pour les actes préjudiciables aux intérêts d'autrui.

Il s'interroge sur le problème électoral, faut-il augmenter le suffrage? Pour Mill, le système politique compliqué, ce qui favorise l'aristocratie, la liberté politique est d'abord la participation au pouvoir, et Mill est profondément démocrate. Il défend une démocratie représentative où tous les courants sont représentés et non pas seulement la majorité. Il faudrait que les minorités puissent être entendues avec une chance de triompher par la force de leurs arguments s'ils sont conformes à la raison.

L'idée d'une marche irrésistible de l'histoire vers la démocratie et le risque de la tyrannie de la majorité lui vient de Tocqueville. Pour Mill, l'individualisme est un élément du bien-être, pour lui l'histoire est remplie de faits montrant la vérité réduite au silence par la persécution, et tout ce qui écrase l'individualité est despotisme, s'il prétend faire respecter la volonté de Dieu ou les injonctions des hommes.54(*).

La pensée économique de Mill peut être décrite comme une économie libérale classique:

Loi de l'intérêt personnel ; loi de la libre concurrence ; loi de la population, héritée de Malthus ; loi de l'offre et de la demande; loi du libre-échange international etc.

La pensée politique de Mill procède des mêmes préoccupations que sa pensée économique, elle s'inscrit dans la même logique. Au départ, Mill reprend la thèse utilitariste du «plus grand bonheur»: il adhère au système représentatif tel que le décrit Bentham. Mill se pose la question des limites du pouvoir qui peut être exercé par la société sur l'individu. Cela le conduit à mettre l'accent sur le pôle individualiste de la pensée libérale, c'est-à-dire à se rapprocher de la lignée de Benjamin Constant55(*), et à mettre l'accent sur la liberté, sans sacrifier l'utilité, qui reste pour lui la solution suprême de toute question morale"56(*). Mais il s'agit moins pour Mill de maximiser l'utilité que de l'optimiser. "L'espèce humaine gagne plus à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble, qu'à l'obliger de vivre comme bon semble au reste"57(*).

De cette pensée, il en résulte trois thèses:

La première est une conception ouverte de la nature humaine: "il n'y a pas de raison pour que toutes les expériences humaines soient construites sur le même modèle ou sur un petit nombre de modèles. Si une personne possède une quantité raisonnable de sens commun et d'expérience, sa propre façon d'arranger son existence est la meilleure, non parce qu'elle est la meilleure en elle-même, mais parce qu'elle est la sienne". Mill écrit encore : "la diversité n'est pas un mal, c'est un bien".

L'homme d'autre part ne se réduit pas à une identité. Il doit être capable de se choisir.

Pou Mill, ce qui est vraiment important, ce n'est pas seulement ce que font les hommes, mais aussi ce qu'ils sont. (...) La nature humaine n'est pas une machine qu'on puisse construire d'après un modèle pour faire exactement un ouvrage désigné, c'est un arbre qui veut croître et se développer de tous les côtés, suivant la tendance des forces intérieures qui en font une chose vivante. L'homme qui laisse le monde, ou du moins son monde, choisir pour lui sa manière de vivre, n'a besoin que de la faculté d'imitation des singes. L'homme qui choisit lui-même sa manière de vivre se sert de toutes ses facultés. Il doit employer l'observation pour voir, le raisonnement et le jugement pour prévoir, l'activité pour rassembler les matériaux de la décision, le discernement pour décider, et quand il a décidé, la fermeté et l'empire sur lui-même pour s'en tenir à sa décision délibérée ; et plus la portion de sa conduite qu'il règle sur son jugement et ses sentiments est grande, plus toutes ces diverses qualités lui sont nécessaires

- La deuxième thèse est la définition de la liberté comme le pouvoir de faire ce qui ne nuit pas à autrui et de n'être contraint que dans les matières qui touchent le bien des autres (pas dans celles qui touchent "leur simple déplaisir").

On voit comment Mill prolonge mais aussi redresse Bentham, ce dernier voulait autant que possible, au nom du bonheur, effacer ce qui est cause de déplaisir (il eût par exemple interdit de fumer, etc.). Pour Mill, le citoyen responsable est celui qui s'élève à la conscience de cette limite, et qui ne va ni en - deçà, ni au-delà. "La seule liberté qui mérite ce nom est celle de chercher notre bien à notre propre façon, aussi longtemps que nous n'essayons pas de priver les autres du leur ou d'entraver leurs efforts pour l'obtenir."

La troisième thèse est l'idée que la fameuse intériorisation des normes, les apprentissages nécessaires à la vie en commun, (et ici Mill ne perd pas de vue Bentham), ne doivent pas être organisés de façon verticale, centralisée, mais sur la base des institutions locales et des associations. Celles-ci, écrit-il, "tirent les hommes hors du cercle étroit de l'égoïsme d'eux-mêmes et de leur famille et les accoutument à la compréhension des intérêts collectifs en les habituant à agir pour des motifs publics ou semi-publics et à se comporter en fonction des buts qui les unissent plutôt que de les isoler les uns des autres". L'influence de Tocqueville est ici évidente, mais Mill va plus loin que Tocqueville, l'apprentissage passe aussi, selon lui, par une représentation la plus large possible. Lui qui, au départ, plaidait derrière la plupart des libéraux et derrière Bentham, pour le pouvoir des sages, (Cette minorité, qui est, en principe, une minorité composée d'élites, puise sa légitimité, selon Bentham, dans "le tribunal de l'opinion").

Mill pense que la pratique du vote peut avoir une vertu éducative. «La liberté, on le voit est la fois condition (en tant que conscience de ses propres limites) et conséquence de l'exercice de la citoyenneté.»

L'Etat doit rendre l'éducation obligatoire même si Mill ne s'oppose pas à l'existence d'écoles privées de peur de l'uniformisation des idées. Il faut coordonner l'intérêt individuel. Ainsi, le commerce doit-il être un acte social dont la fin est de servir l'intérêt général. L'Etat ne doit pas avoir trop de tâches car ce serait augmenter son pouvoir. Les grandes sociétés sont donc à laisser au privé. Mill se méfie de l'Etat central d'où l'idée que les municipalités doivent assurer les tâches (entretien des routes, des canaux...). L'Etat doit aider les efforts individuels et apporter les secours nécessaires. Mill n'est pas un ultra-libéral: face à la faiblesse du peuple, l'Etat doit agir.

Mill récuse pour autant, comme Bentham, l'intervention de l'État dans l'économie. Mais - et ici on aperçoit l'influence de Saint-Simon - il pense que l'État peut intervenir dans le domaine de la répartition sociale. On a presque, chez Mill, sur ce plan, une doctrine socialiste de la redistribution qui a conduit certains auteurs à parler de son "socialisme", de cela nous n'en savons pas grand-chose, ce qui est vrai c'est que le problème de la cohésion sociale est au coeur de la pensée libérale de l'époque.

Pour Mill, il faut garantir l'égalité des chances. Ceux qui ont gagné davantage ne doivent pas être sanctionnés (par exemple par une taxe trop importante sur les grandes fortunes), mais, inversement, les enfants doivent fournir des efforts pour leur héritage. En l'absence d'héritier direct, les héritages doivent revenir à l'Etat. L'Etat doit prendre en charge la formation de la santé. Mill se dévouera pour l'émancipation des femmes. Mill apparaît donc comme un libéral influencé par des objectifs sociaux.58(*).

Section I- L'utilitarisme altruiste ou idéaliste de John Stuart Mill

Le but principal de la philosophie morale de Mill, comme le montre le livre VI de son Système de logique inductive et déductive (1843), fut de donner un fondement épistémologique à l'utilitarisme et de réfuter les thèses «intuitionnistes» héritées des philosophes de «sens moral» qui contestaient la possibilité d'une éthique rationnelle basée sur l'expérience et l'observation. A la fin de son Système de logique, Mill définit avec précision la morale telle qu'il la conçoit, en la situant dans le plan général d'une philosophie «de la pratique». Il envisage la constitution d'un «art de la vie», qui comprendrait trois rameaux: la morality, qui aurait pour objet de nous faire connaître le right et le wrong, c'est-à-dire la correction morale; la policy ou prudence, qui formulerait, dans le domaine de l'expedient, les règles d'une gestion avisée des affaires privées ou publiques (à cela se bornait en somme la morale de Bentham); et enfin l'aesthetics qui, avec l'aide du sentiment, guiderait notre imagination pratique dans la recherche du beau, du noble et de l'aimable. A cet «art de la vie» seraient subordonnées toutes les techniques particulières, auxquelles les sciences ne fourniraient que leurs moyens d'action, leurs fins étant imposées par la nature (médecine par exemple) ou choisies par la volonté humaine (métallurgie par exemple). La policy et l'aesthetics sont subordonnées elles-mêmes à la morality. Et le principe suprême auquel il faut se référer pour établir entre les techniques l'ordre hiérarchique qui s'impose, et résoudre en dernière instance tous les problèmes de l'action, est le principe d'utilité59(*).

Mill redéfinit dans L'Utilitarisme, sa philosophie de la façon suivante: «La doctrine qui donne comme fondement à la morale l'utilité ou le principe de plus grand bonheur, affirme que les actions sont bonnes [right] ou sont mauvaises [wrong] dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur. Par «bonheur» on entend le plaisir et l'absence de douleur; par «malheur» [unhappiness], la douleur et la privation de plaisir»60(*).

Une bonne action est donc celle qui produit les meilleures conséquences. C'est celle qui engendre la plus grande somme de bonheur par rapport à la somme du malheur. Le bonheur que revendique Bentham n'est pas forcément le bonheur personnel, contrairement à certains auteurs qui traitent le principe d'utilité de Bentham d'utilitarisme égoïste, mais le bonheur de l'ensemble des personnes concernées. Le bonheur de l'ensemble des personnes a préséance sur le bonheur de l'individu. Le bonheur d'une personne n'est pas plus important que celui d'une autre. Mill l'évoque de la manière suivante: «l'idéal utilitariste n'est pas le plus grand bonheur de l'agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur totalisé [altogether]... ».61(*). On aperçoit ici l'idéal utilitariste de Mill, qui est le bonheur général et non le bonheur individuel. Tout le problème pour Mill, est de créer des motivations désintéressées chez un être naturellement orienté vers lui-même.

Selon le principe du plus grand bonheur, tel qu'il a été expliqué précédemment, la fin ultime, celle en fonction et en vertu de laquelle sont désirables toutes les autres choses désirables (que nous considérons notre propre bien ou celui des autres), consiste à pouvoir mener une existence aussi dépourvue de souffrance que possible et aussi riche que possible de satisfactions tant en quantité qu'en qualité ; le critère de qualité, et la règle qui permet de comparer à la quantité, étant représentés par la préférence que manifestent ceux qui, tant par leurs possibilités d'expérience que par leur pratique de l'analyse et de l'observation de soi-même, sont les mieux à même d`établir des comparaisons. Etant donné que c'est là, selon l'opinion utilitariste, la finalité de l'action humaine, c'est nécessairement également la norme de la moralité. Mill définit donc en conséquence cette morale, comme étant l'ensemble des règles et des préceptes de la conduite humaine dont le respect serait de nature à assurer, dans la plus large mesure possible, une telle existence à toute l'humanité ; et il faut ajouter que cela s'applique aussi, autant que le permet la nature des choses, à l'ensemble des créatures capables de sensation62(*).

Cette doctrine ne reconnaît que le plaisir (et l'absence de la douleur) comme valeur, en cela on peut affirmer que l'utilitarisme est une théorie hédoniste, et le bonheur est l'action produisant le plus grand bien (plaisir). Or le bien et le plaisir sont deux choses distinctes car on peut éprouver du plaisir, cela ne veut pas dire que c'est forcément bon.

Cette définition de la doctrine de l'utilitarisme de Mill, peut être considérée en philosophie morale comme étant une théorie axiologique63(*), et une théorie de la valeur qui n'admet qu'une seule valeur irréductible, c'est en cela que l'on peut la qualifier de doctrine moniste. En même temps on retrouve dans cette définition, un aspect normatif64(*) et descriptif : « Par le principe d'utilité, on entend ce principe qui approuve ou désapprouve toute action quelle qu'elle soit, selon la tendance qu'elle semble présenter d'augmenter ou de diminuer le bonheur de celui ou de ceux dont l'intérêt est en jeu ; en d'autres termes qui reviennent au même, de promouvoir ce bonheur ou de s'y opposer ».65(*) . Cependant, le caractère dominant ici est normatif : le principe d'utilité est une véritable éthique normative, l'hédonisme d'Epicure: le plaisir et la souffrance définissent l'éthique du bien et du mal. Mais on ne sait pas à quoi cela est utile. Il faut procurer les plus grands plaisirs et éviter la souffrance. La seule loi de la nature est la loi des plaisirs et de la souffrance. Seule chose qui a une valeur intrinsèque (good/bien): bonheur «par bonheur on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par malheur, la douleur et la privation de plaisir.» Le plaisir et la souffrance remplacent les notions classiques du bien et du mal, de vice et vertu. Cette loi se place d'un point de vue descriptif et prescriptif normatif: c'est ainsi que cela doit être. Le principe d'utilité dit ce qui est et ce qui doit être; c'est un principe de prescription et de description. Il faut donc abandonner tous les principes du Droit naturel.

Le caractère normatif nous indique que nos actions devraient promouvoir certaines valeurs dans le monde, c'est donc une théorie téléologique ou «conséquentialiste», Mill affirme d'ailleurs que toute justification morale est une justification téléologique66(*). Bien et morale dépendent uniquement des conséquences, on ne tient pas compte des motivations, des actions elles mêmes, des supposées lois morales abstraites ou universelles; de Dieu ou des religions. Tout est théoriquement justifiable si cela augmente la quantité de bonheur totale.

Il n'y a en outre, aucun élément subjectif qui entre dans l'équation, on met de côté : les passions, les goûts, les préférences, les droits, les individus, les croyances. Les droits des personnes ne sont pas sacrés et par conséquent peuvent être sacrifiés s'il en résulte un plus grand bien, c'est la fin qui justifie les moyens: la seule chose qui compte c'est le bonheur mesuré par l'accroissement du plaisir et la diminution de la souffrance totale.

Parmi les utilitaristes, ceux qui se réclament de l'observation scientifique, neutre et positive, posent que chaque individu (homo oeconomicus) connait ses intérêts mieux que tout autre. Il suffit alors de constater ce que fait un individu pour dire a posteriori qu'il a choisi de faire ce qui maximisait sa satisfaction personnelle. C'est une forme de tautologie. Cette satisfaction personnelle peut se trouver dans l'égoïsme comme dans l'altruisme.

Les utilitaristes qui se réclament d'une norme pour indiquer ce qu'il convient de faire tenteront de définir les actions qui satisfont à l'intérêt ou au bonheur du plus grand nombre. La moralité utilitaire reconnaît pleinement que les êtres humains ont le pouvoir de sacrifier leur plus grand bien au bien des autres. C'est alors au législateur de définir tout un ensemble de règles et de peines pour que chacun, calculant son intérêt dans ce cadre préalable, aboutisse à la fois à son bonheur et à celui du plus grand nombre. « C'est une noble chose que d'être capable de renoncer entièrement à sa part de bonheur ou aux chances de l'atteindre ; mais en fin de compte, il faut bien que ce sacrifice de soi-même soit fait en vue d'une fin : il n'est pas sa fin à lui-même ; et si l'on nous dit que sa fin n'est pas le bonheur, mais la vertu, qui vaut mieux que le bonheur... »67(*)

Si les intérêts individuels correspondaient toujours à l'intérêt collectif, les deux propositions utilitaristes n'entreraient jamais en conflit et ce débat n'aurait pas lieu. La question se pose alors de savoir si les fondateurs de l'économie politique (Bentham, Smith) ont réellement cru en l'hypothèse de l'harmonie pré-établie des intérêts ou s'ils ont donné à l'Economie Politique, à la Morale et au Droit la mission de construire cette convergence.

Il est certain que les fondateurs de l'économie politique ont lutté contre l'absolutisme royal qui se drapait dans l'intérêt général. Tributaires d'un discours religieux fortement relié à l'État Monarchique (Anglicanisme) ils ne pouvaient qu'invoquer une autre vision de la Providence. Leur démarche consistait à remplacer l'argument d'un Dieu éternel inspirant le Prince par celui d'un Créateur agissant à travers l'ensemble de ses créatures. La main invisible relève plus du libre-arbitre que de l'absolutisme. Ils ont critiqué le conservatisme des corporations, prôné le libre-échange, la libre circulation des grains et des marchandises, la liberté tout court. Croyaient-ils, pour autant, que la démocratie qu'ils appelaient de leurs voeux se résumait à l'anarchie des marchés?

Mill nous dit que le sacrifice n'a de valeur morale que s'il a pour objet le bonheur d'autrui. Il y a de la noblesse à être capable de renoncer entièrement à sa part de bonheur ou à la possibilité de le trouver; mais, après tout, ce sacrifice de soi doit avoir quelque fin; il n'est pas à lui-même sa propre fin. «Honorons ceux qui peuvent ainsi - renoncer pour eux-mêmes aux satisfactions de l'existence lorsque, par un tel renoncement, ils apportent une précieuse contribution à l'accroissement de la quantité de bonheur qui existe dans le monde; mais celui qui le ferait ou qui prétendrait le faire pour un autre motif n'est pas plus digne d'admiration que l'ascète juché sur sa colonne68(*).69(*)

Ainsi s'achève la réfutation de l'objection: «l'idéal utilitariste est trop élevé pour l'humanité», ou, en d'autres termes: «Il est impossible de rattacher sa conduite, dans la vie quotidienne, à un idéal aussi élevé, aussi lointain et aussi indéterminé que «le plus grand bonheur du plus grand nombre»70(*).

Section II. - Sur la relation entre la justice et l'utilité

Aristote distingue l'action injuste qui relève du Droit de celle qui relève de la Morale. Etre respectueux du Droit c'est, certes, être juste, mais cela ne signifie pas nécessairement que l'on soit, soi-même, un être moral respectueux du Juste. On peut respecter le Droit par simple peur de la sanction, et sans vouloir agir par Justice. On peut, tout aussi bien, commettre des actes injustes par simple erreur, ou parce qu'on y est contraint sans vouloir être injuste.

La Justice a pour objet de donner à chacun le sien selon une égalité proportionnelle.

Tout d'abord la justice générale (distributive) permet de donner, ni trop ni trop peu, qualitativement et quantitativement, aux citoyens ce qui leur revient en fonction de leur mérite social. La justice distributive admet l'existence d'une inégalité originaire, c'est Mill qui fut le premier à prendre en compte ces inégalités. http://www.aesplus.net/problemes_sociaux.htm - UP#UPPour Mill, les inégalités se transmettent de père en fils et deviennent des inégalités subies depuis la naissance.

La justice résultat ou téléologique qui définit la justice en fonction des conséquences que produit un mode d'organisation de l'économie sur la répartition de la richesse ou du revenu, c'est aussi l'abandon de l'égalité formelle, on cherche à aboutir à un résultat égalitaire ou une égalité concrète. Celle-ci justifie un traitement inégalitaire dès lors qu'il permet d'atteindre l'égalité c'est le cas notamment du principe de la discrimination positive : Quand on produit l'égalité des hommes et des femmes, ou l'égalité des handicapés avec celui des valides, ou encore des étrangers avec les nationaux, on cherche par ce principe une égalité effective, on ne cherche pas à traiter les femmes et les hommes de la même manière, ni les handicapés et les valides, les étrangers et les nationaux, mais à leur donner les mêmes chances.

L'approche de Mill consiste à distinguer : la liberté commerciale qui est pour lui une condition de l'efficacité économique de la liberté personnelle où réside le concept de justice.

Contrairement à ses successeurs, il considère que ce principe de liberté commerciale est toujours en conflit avec la liberté personnelle à laquelle il donne la primauté. Pour surmonter cette différence, il propose que les individus puissent concurrencer avec les mêmes chances.

Dans son ouvrage L'Utilitarisme71(*), Mill commence d'abord par déterminer quel est le caractère distinctif de la justice ou de l'injustice :

Premièrement, ce qui est la plupart du temps considéré comme injuste, c'est de priver quelqu'un de sa liberté personnelle, de sa propriété, ou de toute autre chose lui appartenant légalement. En résumé, il est juste de respecter, injuste de violer les droits légaux de quiconque. Mais ce jugement admet de nombreuses exceptions, par exemple, la personne qui est privée de ses droits peut être déchue légalement de ces droits dont elle est tellement privée ; certains soutiennent qu'il faut quelques soient les lois (bonne ou mauvaise), pour l'intérêt commun de l'humanité, maintenir inviolé le sentiment de soumission à la loi. Mais d'autres soutiennent le contraire, a savoir que l'on peut sans reproche désobéir à toute loi qui aura été jugée mauvaise, même si on ne la juge pas injuste, mais seulement peu avantageuse (inexpedient) ; d'autres, enfin, limiteront la permission de désobéir au cas des lois injustes ; en effet, chaque loi impose certaines restrictions à la liberté naturelle de l'humanité72(*), ce qui est une injustice à moins qu'on la légitime en montrant qu'elle oeuvre pour son bien.

Deuxièmement, les droits légaux dont elle a été déchue sont peut être des droits qu'elle n'aurait pas dû avoir ; en d'autres termes, la loi qui lui a conféré ces droits peut être une loi mauvaise.

Troisièmement, il est universellement considéré comme juste que chaque personne reçoive ce qu'elle mérite (en bien comme en mal) ; et il est injuste qu'elle obtienne un bien, ou subisse un mal, qu'elle ne mérite pas. Comme elle implique l'idée de mérite, la question se pose de savoir ce qui constitue le mérite : D'une manière générale, une personne mérite le bien (good) si elle agit bien (right), le mal (evil) si elle agit mal (wrong) ; et, d'une manière plus particulière, elle mérite le bien de la part de ceux auxquels elle a fait du bien, du mal de ceux auxquels elle a fait du mal.

Quatrièmement, il est reconnu comme injuste, de l'aveu de tous, de manquer à sa parole vis-à-vis d'autrui : violer un engagement, ou décevoir des attentes suscitées par notre propre conduite.

Cinquièmement, il est universellement reconnu comme incompatible avec la justice d'être partial : accorder une faveur ou une préférence à une personne plutôt qu'à une autre dans des domaines où la préférence et la faveur n'ont pas à s'appliquer.

Il est universellement admis que la partialité est incompatible avec la justice ; accorder un traitement de faveur à une personne, ou la préférer à une autre en des matières où la faveur et la préférence ne doivent pas intervenir est injuste.

L'impartialité, en tant qu'obligation de justice, peut être comprise comme le fait d'être influencé exclusivement par les seules considérations qui sont censées devoir influencer le cas particulier en question et de résister à la sollicitation des motifs, quels qu'ils soient, qui conduiraient à adopter une conduite différente de celle que ces considérations dicteraient. Ceux qui pensent que l'utilité demande des distinctions de rang ne considèrent pas comme injuste que les richesses et les privilèges sociaux soient distribués de manière inégale ; mais ceux qui pensent que cette inégalité est désavantageuse pensent qu'elle est également injuste.

Mill après avoir ainsi tenté de déterminer les éléments distinctifs qui entrent dans la composition de l'idée de justice73(*), de demande si le sentiment (feeling) qui accompagne l'idée lui est attaché par un don spécial de la nature ou s'il peut s'être développé selon une loi connue, quelle qu'elle soit, à partir de l'idée elle-même ; et, en particulier, s'il peut avoir son origine dans des conditions qui portent sur ce qui est avantageux pour la communauté (general expediency).

Grâce à son intelligence supérieure, un être humain est capable de saisir entre lui-même et la société humaine à laquelle il appartient, une communauté d'intérêts en vertu de laquelle toute conduite qui menace la sécurité de la société prise dans son ensemble menace la sienne propre et incite son instinct de défense personnelle.

Dans ce sentiment pris en lui-même il n'y a rien de moral, ce qui est moral c'est sa subordination exclusive aux sympathies sociales, c'est qu'il soit à leur service et se rende à leur appel.

Avoir un droit, c'est avoir quelque chose dont la société doit me garantir la possession, en vue de l'intérêt général, cet intérêt est celui de la sécurité.
Tout en combattant les prétentions des théories qui admettent un principe imaginaire de justice non fondé sur l'utilité, j'estime que la pratique de la justice fondée sur l'utilité est la partie maîtresse, la partie incomparablement la plus sacrée et la plus obligatoire de toute moralité.

Pour Mill en conclusion, « la justice demeure le terme approprié pour désigner certaines utilités sociales qui sont infiniment plus importantes et, par conséquent, plus absolues et impératives que toutes les autres utilités prises comme classe ; et qui en conséquence, devraient être, et sont naturellement, protégées par un sentiment différent non seulement en degré, mais en nature ; et qui se distingue de sentiment plus faible accompagnant la simple idée de la promotion du plaisir ou de l'agrément humains, par le fait que ses commandements sont tout ensemble plus décisifs et sanctions plus sévères. »74(*)

Section III : L'utilitarisme et l'unique principe ultime

Bentham défendit l'idée qu'il n'y a qu'un unique principe moral ultime, le «Principe d'utilité». Ce principe veut qu'à toutes les fois que nous devons faire un choix entre deux actions ou deux règles, nous devons opter pour celle qui engendre les meilleures conséquences pour tous ceux concernés. Comme Bentham l'écrit dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation75(*) : Chaque personne désire son propre bonheur, on ne désire jamais en définitive que le bonheur, mais cela ne suffit pas à prouver qu'il soit le seul critérium. Ce qui va pousser Mill à s'interroger :

Les questions qui portent sur les fins sont, en d'autres termes, des question sur ce qui est désirable. « La doctrine utilitariste pose que le bonheur est désirable et que c'est la seule chose désirable en tant que fin ; toutes les autres n'étant désirables que comme moyens pour cette fin. »76(*). Que faut-il pour que cette doctrine puisse justifier sa prétention à recueillir notre adhésion ? - quelles sont les conditions qu'elle devrait remplir à cet effet ?

La seule preuve que l'on puisse donner qu'un objet est visible est le fait qu'effectivement les gens le voient. La seule preuve qu'un son est audible est qu'on l'entende : et il en est de même pour les autres sources de notre expérience. De la même manière pour Mill, le seul indice qu'il soit possible de produire qu'une chose est désirable, c'est que les gens la désirent effectivement. Si la fin posée par la doctrine utilitariste n'était ni en théorie ni en pratique reconnue comme une fin, rien ne pourrait jamais convaincre qui que ce soit que c'en est une. Aucune raison ne peut être donnée prouvant que le bonheur général est désirable si ce n'est que chacun, dans la mesure où il pense qu'il peut l'atteindre, désire son propre bonheur.

Mais puisque c'est bien là un fait, non seulement nous avons toute la preuve possible dont notre cas est susceptible, que le bonheur est un bien, mais encore tout ce qu'il est possible d'exiger : que le bonheur de chacun est un bien pour lui et que, par conséquent, le bonheur général est un bien pour la somme (aggregate) de toutes les personnes. Le bonheur a ainsi prouvé qu'il mérite d'être l'un des fins de la conduite et, en conséquence, l'un des critères de la moralité. Mais cela ne suffit pas à prouver qu'il soit le seul critère. Pour cela, il faudrait également montrer, semble-il, que non seulement les gens désirent le bonheur, mais même qu'ils ne désirent jamais autre chose. Or il est clair qu'ils désirent en fait des choses qui, pour le langage ordinaire, sont nettement distinctes du bonheur. Par exemple, il désirent la vertu la vertu et l'absence de vice aussi réellement que le plaisir et l'absence de douleur. Le désir de vertu n'est pas aussi universel que le désir du bonheur, mais c'est un fait aussi authentique. C'est pourquoi les adversaires de la norme utilitariste estiment qu'ils ont le droit d'en inférer qu'il existe d'autres fins de l'action humaine que le bonheur et que le bonheur n'est pas la norme de l'approbation et de la désapprobation. Mais est-ce que la doctrine utilitariste nie que les gens désirent la vertu ou est-ce qu'elle soutient que la vertu n'est pas une chose désirable ? Tout au contraire. Elle soutient non seulement que la vertu doit être désirée, mais encore qu'elle doit l'être de manière désintéressée, pour elle-même. Les utilitaristes placent la vertu en tête des choses qui sont bonnes comme moyens d'atteindre la fin ultime, mais ils reconnaissent également comme fait psychologique la possibilité qu'elle soit, pour l'individu, un bien en soi, sans considérer aucune fin au delà d'elle-même ; ils tiennent que notre esprit n'est pas dans l'état souhaitable, dans l'état conforme à l'Utilité et le plus susceptible d'engendrer le bonheur général, s'il n'aime pas la vertu de cette manière - comme une chose désirable en elle-même, même si, dans le cas individuel, elle ne produit pas toujours les autres conséquences désirables qu'elle tend à produire et à cause desquelles elle est considérée comme une vertu.

Cette opinion ne s'écarte en rien du principe du plus grand bonheur. Les éléments du bonheur sont très variés et chacun d'entre eux est désirable en soi et pas seulement comme une partie qui vient grossir un agrégat. Le principe d'utilité ne veut pas dire qu'un plaisir donné, comme par exemple la musique, ou une absence de douleur, comme la santé, doivent être considérés comme des moyens d'atteindre une réalité collective77(*)[ collective something] appelée bonheur et doivent être désirés pour cette raison. Ils sont désirables et désirés en eux-mêmes et pour eux-mêmes ; ils ne sont pas seulement des moyens, ils sont des parties de la fin. La vertu, selon la doctrine utilitariste, n'est pas naturellement et originellement une partie de la fin78(*), mais elle est capable de le devenir ; ainsi, chez ceux qui l'aiment de manière désintéressée, elle est devenue non comme un moyen, mais comme une partie du bonheur79(*). Pour mieux illustrer ce point, nous pouvons nous rappeler que le cas de la vertu n'est pas unique, qu'il y a bien des choses qui étaient à l'origine un moyen et qui, si elles n'étaient pas devenues un moyen pour quelque chose d'autre, seraient restées indifférentes, mais qui, par association80(*) avec ce dont elles sont un moyen, en sont venues à être désirées pour elles-mêmes et, qui plus est, avec la plus grande intensité.

Prenons l'exemple de l'argent, sa valeur est seulement celle des choses qu'il permet d'acheter ; des désirs pour les autres choses qu'il est un moyen de satisfaire. L'argent est désiré non en vue d'une fin, mais comme une partie de cette fin. D'un moyen du bonheur, il est devenu lui-même un des principaux éléments de la conception individuelle du bonheur. On pourrait en dire autant de la majorité des principales fins de l'existence humaine-le pouvoir, par exemple, ou la célébrité ; avec cette différence que chacune de ces fins comporte une certaine quantité de plaisir immédiat qui semble, au moins, lui être naturellement inhérente. Dans ces cas, le moyen est devenu une partie de la fin et une partie plus importante qu'aucun des objets dont il est le moyen.

Mill fait bien la distinction entre la vertu et l'amour de l'argent, du pouvoir, ou de la célébrité : « tous ces désirs peuvent rendre, et souvent rendent effectivement, l'individu nuisible aux autres membres de la société à laquelle il appartient, tandis que rien ne peut mieux préparer l'individu à devenir une providence pour ses semblables que la culture en lui de l'amour désintéressé de la vertu. En conséquence, l'utilitarisme, tout en tolérant, tout en approuvant ces autres désirs acquis par nous, jusqu'à la limite au-delà de laquelle ils deviendraient plus nuisibles qu'utiles au bonheur général, prescrit et exige que l'on cultive l'amour de la vertu et qu'on l'élève au plus haut degré possible, parce qu'il la tient pour la chose qui contribue le plus au bonheur général. »81(*).

« Si la nature humaine est constitué de telle sorte que nous ne désirons pas ce qui n'est ni une partie du bonheur ni un moyen du bonheur, nous ne pouvons fournir d'autre preuve que ce sont là les seules choses désirables et nous n'en avons pas besoins. S'il en est ainsi, le bonheur est la seul fin de l'action humaine et la promotion du bonheur est la pierre de touche qui permet de juger la conduite humaine ; de là il suit nécessairement que le bonheur doit être le critère de la moralité, puisque la partie est toujours incluse dans tout »82(*).

Il apparaît donc une contradiction possible entre cette affirmation et l'affirmation qui envisage un utilitarisme hédonistique. La seule chose qui sauve la cohérence risque d'être purement nominaliste : qu'on appelle « plaisir » tout ce qui est désirable, même s'il n'y a pas de continuité ou homogénéité entre les différentes choses qui sont désirables. Il s'agit là d'un utilitarisme « idéal » et non pas hédonistique. Plusieurs choses sont intrinsèquement désirables par les individus. Ce qui pose un réel problème :

Comment choisir entre plusieurs plaisirs idéaux qui peuvent entrer en conflit ? Il y a là le même problème qu'avec les droits naturels, critiqués par Bentham.

Peut-on dire que la vertu est bonne en soi, si ses conséquences sont néfastes ? Exemple : un individu respecte les règles morales et cause pour cela des souffrances innombrables à d'autres. Un autre n'a pas de goût pour la vertu, mais ne fait aucun mal ou fait du bien par inadvertance. Peut-on trouver désirable en soi le comportement du premier ? La seule réponse possible est qu'on peut considérer comme bon en soi seulement ce qui est un moyen de provoquer du bien sur les autres.

Nous examinerons dans la deuxième partie, au chapitre III intitulé Discussion et commentaire autour du principe d'utilité à la section II, comment Monique Canto-Sperber analyse et conçoit sa théorie du bonheur.

Chapitre III l'utilitarisme de Bentham versus l'utilitarisme de Mill.

De Bentham, Mill retient le principe de l'utilité, mais le principe seulement. Encore donne-t-il au mot «utile» un tout autre sens que Bentham, en distinguant soigneusement «l'utile» de «l'expédient». On peut définir les principes de l'utilitarisme en tant que théorie éthique, ou doctrine éthique qui pose en hypothèse qu ce qui est «utile» est bon et que l'utilité peut être déterminée d'une manière rationnelle83(*). Cette théorie découle du bon sens: il faut faire les choses utiles et éviter les choses inutiles. Les conséquences de nos actes ne sont pas complètement bonnes ou mauvaises. Il faut en prendre le solde. Tout le monde partage, un peu ce rationalisme là, c'est une philosophie sociale empiriste, fondée sur l'expérience.

Les utilitarismes de Mill et de Bentham ont pour point commun de ne prendre en compte que les sensations et le plaisir et les peines qui en découlent. La différence entre les deux tient dans la prise en compte de la diversité des plaisirs et des peines quand il s'agit de déterminer si une action est bonne ou mauvaise. Pour l'utilitarisme égoïste, une action est bonne si elle procure du plaisir à son auteur, elle est mauvaise si elle lui procure de la peine. Pour l'utilitarisme égoïste, en outre, une action qui entraîne du plaisir pour lui sera bonne même si elle a des conséquences néfastes pour autrui. Pour Mill, une action ne peut être bonne si elle entraîne plus de déplaisir pour autrui que de plaisir pour soi. Pour Mill, ce qui compte c'est le plaisir du plus grand nombre: « Chacun doit compter pour un, personne pour plus d'un »

Mill et Bentham appelèrent leur doctrine « utilitarisme », non pas parce qu'elle mettait en avant la recherche de l'utilité individuelle comme facteur qui explique les actions humaines mais parce qu'elle propose l'utilité publique - le bonheur de la communauté - comme critère pour les juger. L'utilitarisme est donc une philosophie qui fait de l'utilité le seul critère de la moralité84(*).

L'utilitarisme attaque le concept du droit naturel, elle se veut au départ individualiste, l'utilitarisme veut émanciper l'individu. L'individu doit obéir à l'utilitaire, car plaisir et souffrance sont loi de la nature. Le droit doit servir le bien et éviter le mal. Il est un instrument et non un but en soi.

-Une action est moralement correcte si et seulement s'il n'y a aucune action alternative qui engendre une félicité majeure chez les personnes concernées.

-Une action est moralement due si et seulement si toute autre action alternative produit une félicité mineure chez les personnes concernées.

-Une action est moralement erronée si et seulement si elle n'est pas moralement correcte.

Ainsi l'utilitarisme de Bentham et de Mill défend l'idée qu'un comportement ou une politique moralement juste est celui ou celle qui produit le plus grand bonheur des membres de la société. A ce titre on peut donc considérer l'utilitarisme comme une morale politique. La morale de l'utilitarisme ne dépend pas de l'existence de Dieu, de l'âme ou d'une autre entité métaphysique improbable. Le bien que l'utilitarisme entend promouvoir [le bonheur, ou le bien être - est un objectif que nous poursuivons tous pour nous-mêmes et pour ceux que nous aimons.

Deux aspects sont à prendre en considération: le premier aspect établi par les utilitaristes, c'est que cette recherche du bien être [utilité] soit effectuée impartialement, pour chacun des membres de la société. Le deuxième aspect est son conséquentialisme.

Mill l'économiste, sans renoncer à admettre comme valables les travaux des économistes libéraux concernant la production des richesses, affirme que leur répartition n'obéit pas à des lois inflexibles, mais peut et doit être organisée par la volonté humaine en quête de la justice.

Du côté de Bentham, vu que la morale fondée sur le principe de l'utilité de chaque acte personnel est excessivement individualiste, la doctrine de Bentham débouche sur la nécessité d'un Etat «arbitre impartial». Au niveau individuel est considéré comme juste le comportement qui maximise l'excès d'une somme de plaisirs sur une somme des peines. Au niveau collectif le bonheur du tout social qu'est la société sera la somme des plaisirs et des peines ressentis par l'ensemble des individus: sera socialement juste l'organisation de la société qui assure le plus grand bonheur du plus grand nombre. Le bien ainsi désigné comme l'utilité prend ici une forme hédoniste (Maximiser les plaisirs et minimiser les souffrances). Le comportement juste s'en suit par simple maximisation du bien. Le principe de l'utilité constitue la référence commune des théoriciens de l'économie du bien être, soucieux des aspects éthiques de l'allocation des ressources rares.

L'utilitarisme de Mill est un utilitarisme social teinté de libéralisme et d'individualisme : on juge des actions par leurs conséquences sur le bonheur individuel. La rationalité individuelle permet de confronter les désirs aux moyens de les satisfaire, l'adaptation des moyens aux fins.

Selon Mill, «la seule preuve qu'on puisse donner pour établir qu'une chose est désirable, c'est qu'en fait on la désire. Si la fin que la doctrine utilitariste admet pour son compte, n'était pas, en théorie et en pratique, reconnue comme étant une fin, rien ne pourrait jamais convaincre qui que ce soit qu'elle en est une.»85(*). «Et chaque personne désire son propre bonheur, dans toute la mesure où elle croît pouvoir l'atteindre. [...] le bonheur de chaque personne est un bien pour cette personne, et le bonheur général est donc un bien pour toutes les personnes prises dans leur ensemble.»86(*)

Selon le principe du plus grand bonheur, la fin dernière par rapport à laquelle et pour laquelle toutes les autres choses sont désirables (que nous considérions notre propre bien ou celui des autres) est une existence aussi exempte que possible de douleurs, aussi riche que possible en jouissances, envisagées du double point de vue de la quantité et de la qualité, la règle qui permet de l'apprécier en l'opposant à la quantité [for measuring it, against quantity], c'est la préférence affirmée [felt] par les hommes qui, en raison des occasions fournies par leur expérience, en raison aussi de l'habitude qu'ils ont de la prise de conscience [self consciousness] et de l'introspection [self observation] sont le mieux pourvus de moyens de comparaison. Telle est, selon l'opinion utilitariste, la fin de l'activité humaine, et par conséquent aussi, le critérium de la moralité.

Section I. - Les caractéristiques de l'utilitarisme de Bentham et de Mill

L'utilitarisme existe en de nombreuses versions différentes (sans doute plus de cent si l'on tient compte de toutes les variantes), suivant que l'on applique ce principe au choix des actes ou au choix des règles, suivant l'extension donnée aux notions de plaisir et de douleur, suivant que l'on cherche à maximiser le plaisir ou la satisfaction des préférences, suivant l'étendue de l'ensemble des «êtres affectés» susceptibles d'être pris en compte, suivant qu'il s'agisse de considérer les conséquences effectives ou les conséquences attendues.

Parmi les philosophes moraux, utilitariste est un adjectif signifiant quelque chose comme relatif à l'utilitarisme, et sert aussi comme nom pour désigner les défenseurs de l'utilitarisme.

Utilitarisme n'a pas d'emploi courant en dehors du monde académique; par contre, utilitariste sert d'adjectif pour décrire une certaine attitude. Dans ce sens, avoir une attitude utilitariste envers quelque chose est ne lui attribuer d'autre valeur que comme moyen pour une fin.

On prend une attitude utilitariste envers d'autres gens si on ne les considère comme importants que dans la mesure où ils sont utiles ou nuisibles à son propre plaisir, ou à sa promotion, ou à sa recherche du pouvoir, ou à l'avancement de sa cause.

La confusion entre les deux sens du mot utilitariste est rendue encore plus difficile à éviter par une objection courante soulevée à l'encontre de l'utilitarisme. On reproche en effet à cette théorie d'exiger dans de nombreuses circonstances le sacrifice des intérêts d'une minorité dans le but de maximiser les satisfactions de la majorité. Cette objection peut être fondée, ou ne pas l'être; la littérature à ce propos est immense. Mais même dans un tel cas l'utilitarisme exige que les intérêts de chacun soient pris en compte de façon égale. Aucun être sensible concerné par une décision ne doit être traité comme un simple moyen pour les fins d'autrui.

Le mot utilitarisme employé en philosophie fait référence à une certaine théorie de l'acte juste, théorie dont les défenseurs classiques sont Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Henry Sidgwick. L'acte juste dans une situation donnée, c'est-à-dire l'acte qu'il faut choisir, est, selon l'utilitarisme, celui qui produira le plus grand solde possible de plaisir, compté positivement, et de douleur, comptée négativement, pour tous les êtres affectés par cet acte. Si aucun acte possible ne produira de solde positif de plaisir, alors l'acte juste est celui qui produira le plus petit solde de douleur.

On définira donc la doctrine utilitariste par deux éléments essentiels : en premier lieu, c'est d'abord, un welfarisme, et en second lieu, c'est un conséquentialisme, en troisième lieu, c'est une théorie axiologique.

Premièrement l'utilitarisme est un welfarisme, c'est-à-dire une thèse sur le summum bonum87(*) que recherche, directement, tout être humain rationnel. Pour l'utilitarisme, c'est le bonheur et on appellera alors «utilité» ce qui contribue au bonheur, au bien- être de tout être rationnel, et non pas ce qui est simplement instrumental pour une fin, quelle qu'elle soit88(*). L'utilitarisme en déduit qu'il ne faut pas chercher ailleurs le critère du bien et du mal moral: c'est le «le principe du plus grand bonheur du plus grand nombre, chacun comptant de manière égale»89(*). On parle aussi de conséquentialisme welfariste: le bien des individus, la seule chose qui intervienne dans l'évaluation des conséquences, est exclusivement conçu comme leur niveau de bien-être [welfare].

Cependant il est à noter que concernant le Summum Bonum, dès les premières pages de l'utilitarisme,90(*), la morale de Mill apparaît comme singulièrement différente, par son esprit, de celle de Bentham. Mill pose le problème moral en termes de philosophie ancienne, se réfère à Socrate et à Platon, et attribue même à Socrate l'honneur d'avoir défendu dès l'antiquité la thèse utilitariste. Bentham, lui, n'avait que mépris pour les philosophes de l'antiquité. Les conceptions anciennes du Souverain Bien lui paraissaient ridicules91(*).

Cet aspect implique que nous vérifions à chaque fois si le comportement ou la politique en question produisent ou non un bien-être identifiable. Nous avons tous eu affaire à des gens qui prétendent que telle ou telle activité est moralement condamnable, tout en étant incapables de signaler les conséquences censément négatives qui en découleraient. Le conséquentialisme nous défend de formuler de tels interdits, ci elles ont toute l'apparence de l'arbitraire moral. Il exige que quiconque condamne un comportement donné démontre que quelqu'un d'autre est lésé par ce comportement, qu'il a des conséquences nuisibles pour la vie d'un tiers. De même, du point de vue conséquentialiste, un comportement n'est moralement louable que s'il bénéficie en même temps à quelqu'un d'autre.

L'utilitarisme correspond donc à deux de nos intuitions essentielles: la première concerne l'importance de bien-être humain, et la seconde le fait que les règles morales doivent être testées en fonction de leurs conséquences pour ce bien-être. En découle alors une première règle: si le bien visé par la morale est le bien-être de l'humanité, alors le comportement le plus recommandable du point de vue moral est certainement celui qui maximise ce bien être en accordant une égale importante au bien être de chaque individu. Le conséquentialisme propose une méthode simple et directe pour résoudre les questions morales: il suffit d'évaluer le degré de bien-être des individus, plutôt qu'à consulter des autorités spirituelles ou à s'appuyer sur d'obscures traditions. «Historiquement, l'utilitarisme était donc une doctrine fort progressiste, elle exigeait en effet que les coutumes et les autorités qui avaient opprimé l'humanité pendant des siècles soient jugées en vertu du critère du progrès humain (l'homme est la mesure de toutes choses) ».92(*)

En deuxième lieu, l'utilitarisme est un conséquentialisme, c'est-à-dire qu'il circonscrit soigneusement le domaine légitime du jugement moral: c'est l'action qui doit être jugée et ses conséquences pour le plus grand bonheur du plus grand nombre, non le caractère de l'agent ou ses motifs. Sans cette limitation, on sortirait du rationnel pour entrer dans le domaine des jugements de valeur arbitraires et la philosophie morale perdrait toute autonomie. L'utilitarisme ne juge que ce qui est observable, et la justesse d'un acte se juge d'après ses conséquences. En effet les actions, les politiques et les institutions ne sont pas jugées en fonction de leur nature intrinsèque, ni en fonctions des intentions qui les inspirent, ni des vertus qu'elles manifestent ou des devoirs auxquels elles se conforment; elles seront jugés en fonctions des conséquences que l'on peut leur attribuer. L'utilitarisme se présente donc comme un conséquentialisme individualiste.

Le conséquentialisme nous demande d'oeuvrer directement ou indirectement à la promotion du meilleur état de choses possible, meilleur non pas pour moi personnellement, mais pour tous ceux qui sont concernés, c'est-à-dire meilleur d'un point de vue impartial ou impersonnel93(*). Ce genre de principe inspire une éthique qu'on a plutôt l'habitude de dire concrète: l'éthique de la responsabilité, par opposition à l'éthique de la conviction94(*). Le conséquentialisme est une théorie impérative en ce sens qu'elle se focalise sur les actions et les principes et non sur la personnalité ou le caractère des agents95(*). Le conséquentialisme est de type téléologique96(*), car il faut toujours faire le plus de bien et le moins de mal possible ou, plus exactement, faire en sorte que le bien excède le mal dans l'ensemble. Ce qui est intéressant bien sûr, c'est tout ce qui en dérive du point de vue de l'éthique normative.

On peut envisager la possibilité que le meilleur résultat d'ensemble sera généralement celui qui vient en conséquence d'actions accomplies à la suite d'un calcul réfléchi portant sur leurs avantages et leurs inconvénients du point de vue du bien être du plus grand nombre. « C'est ce que supposent les utilitaristes de l'acte dont la doctrine est conséquentialiste. Mais il y a aussi des raisons de penser que le meilleur résultat d'ensemble sera généralement celui qui vient en conséquence d'actions accomplies sans calcul, conformément à certaines règles de devoir et d'obligation courantes telles que tenir ses promesses, ne pas mentir, ne pas tuer des innocents, etc.). C'est ce qu'affirme les utilitaristes des règles dont la doctrine est aussi conséquentialiste. »97(*)

Pour le conséquentialiste, des règles morales telles que: «il ne faut pas porter de faux témoignages», «il ne faut pas tuer des civils innocents», «il ne faut pas torturer» sont justifiées par des valeurs: la vérité, le respect de l'autonomie et de l'intégrité physique ou psychologique d'autrui, la vie humaine. C'est en cela que sa conception de la justice morale des règles est téléologique: ce sont les valeurs visées qui leur donnent un caractère moral.

Le conséquentialisme suggère donc que nous ayons à coeur de promouvoir l'utilité des individus et, idéalement, nous voudrions pour satisfaire toutes les préférences informées de tous les individus. Malheureusement, une telle ambition est impossible à réaliser. Les ressources disponibles pour satisfaire les préférences des gens sont limitées. En outre, ces préférences peuvent entrer en conflit entre elles.

Quelles sont donc les préférences que nous devons satisfaire en priorité? D'un point de vue conséquentialiste, ce sont les conséquences en terme de bien-être humain qui comptent. Mais que se passe-t-il si le bien-être d'un individu entre en conflit avec celui d'un autre? Pour répondre à cette question, il faut développer le contenu de l'approche conséquentialiste. Comment l'utilitarisme développe-t-il l'idée que nous devons promouvoir l'utilité des individus? Nous avons vu que les utilitaristes affirment que l'action moralement bonne est celle qui maximise l'utilité - c'est-à-dire celle qui satisfait le plus grand nombre possible de préférences informées.

Les préférences de certaines personnes ne seront pas satisfaites si elles entrent en conflit avec la maximisation globale de l'utilité. C'est regrettable, mais étant donné que le nombre des gagnants l'emporte nécessairement sur celui des perdants, il n' y a aucune raison que les préférences de ces derniers aient la priorité sur celles des gagnants, qui sont plus nombreuses (ou plus intenses)98(*).

Du point de vue utilitariste, une quantité donnée d'utilité pèse du même poids moral q'une quantité équivalente, quels qu'en soient les bénéficiaires. Dans le calcul des utilités, personne n'occupe de position privilégiée, personne ne peut revendiquer un plus grand bénéfice de tel ou tel acte utilitariste. C'est pourquoi nous devrions favoriser les conséquences qui satisfont le plus grand nombre possible de préférences (informés) parmi les membres de la société. Pourtant, notre intuition nous suggère que, lorsqu'il est impossible de satisfaire toutes les préférences, toutes les qualités équivalentes d'utilité ne pèsent pas nécessairement du même poids moral.

Dans des travaux récents, Kymlicka soulignait la différence des deux interprétations de l'utilitarisme en ce qui concerne l'identité de ce «nous»: dans la première, chacun d'entre nous est censé agir conformément à des principes utilitaristes, y compris dans nos actions les plus personnelles (il s'agit de l'utilitarisme moral généralisé); dans la seconde, ce sont les principales institutions sociales qui ont l'obligation d'obéir à des principes utilitaristes (il s'agit de l'utilitarisme politique).99(*)

Il y a également deux façons de concevoir l'idée d'agir conformément à des principes utilitaristes: dans le premier cas, l'agent doit orienter son action en appliquant consciemment le calcul des utilités, en essayant de voir comment chaque action particulière peut affecter la satisfaction des préférences informés, il s'agit ici de l'Utilitarisme direct de Bentham.

Dans le second cas, le principe de maximisation de l'utilité n'entre qu'indirectement (voire pas du tout) dans le processus de décision de l'agent. Les actions moralement bonnes sont celles qui maximisent l'utilité, mais les agents sont plus susceptibles de la maximiser en obéissant à des règles ou à des habitudes non utilitaristes q'en mettant en oeuvre un raisonnement utilitariste, c'est l'utilitarisme de Mill, L'Utilitarisme indirect.

Troisièmement, l'utilitarisme de Mill est un théorie axiologique100(*), (valeur - qualité) qui est en philosophie la théorie des valeurs morales. Cette théorie cherche à établir une hiérarchie entre les valeurs et se composent en deux parties: l'éthique et l'esthétique. Elle peut aussi désigner la science de la qualité.

Section II - La théorie économique de l'utilité et les comparaisons interpersonnelles d'utilité: distinction entre l'utilitarisme qualitatif de Mill versus l'utilitarisme quantitatif de Bentham

Mill va tenter de concilier les thèses de Bentham avec les nouvelles conceptions de l'individu et de la société qui se développent en Allemagne avec Herder, et en France avec les Saint-simoniens et Auguste Comte. Conciliation difficile qui le conduira à formuler un «utilitarisme indirect» pour lequel le bonheur ou le plaisir, au sens du bonheur général, n'est pas directement la fin de l'action bonne, mais le principe qui la rend moralement valable, ce qui permet de distinguer qualitativement entre les différents plaisirs.

Le principe d'utilité heurte le côté rationnel. Il n'est pas possible de rejeter le principe de l'utilité. Si on le remplace par un autre principe, c'est qu'il en existe un plus utile. Et il retombe donc dans le principe. Tout est utilité. Comme on est déjà en présence du meilleur principe, on ne peut pas le rejeter. Cependant, ce raisonnement est un sophisme, car le meilleur est considéré comme le plus utile.

Pour Mill, ce n'est pas seulement la quantité. Le principe de qualité rentre en jeu, car tous les plaisirs ne se valent pas. Il y a une échelle qualitative des plaisirs. L'altruisme est aussi naturel chez l'homme que la recherche de son propre désir égoïste. Le concept de justice rejoint le concept d'utilité. L'utilité est liée à la notification de sécurité juridique. Lorsqu'on analyse le concept éthique, c'est d'abord l'expérience qui nous parle. Ce qui est juste est aussi utile.

Mill introduit donc l'idée d'une différence qualitative entre les plaisirs. L'expérience nous apprend à discriminer entre plaisirs nobles et bas dont nous seuls sommes les juges compétents. D'autre part, il affirme la multiplicité des composantes du bonheur. La culture de soi, de notre caractère, le développement de l'individualité à travers l'expérience de la diversité constitue le visage proprement humain du bonheur qui ne se réduit pas à une addition de satisfactions et d'expériences agréables. Le principe d'utilité ne peut donc s'appliquer que dans un contexte où l'éducation et les conditions sociales permettent si ce n'est à tous, en tout cas à une large majorité, de réaliser leurs potentialités, ce qui est, en définitive, la définition du bonheur pour Mill. Il va donc proposer sa version modifiée de l'utilitarisme et différente de celle de Bentham.

Mill introduit ici une autre dimension, d'une part, sa morale, comme d'ailleurs celle de Bentham, a résolument rompu ses attaches avec la métaphysique plus ou moins servante des croyances religieuses; elle devient une technique qui est liée aux sciences humaines; et la fin suprême, à la réalisation de laquelle tous les efforts doivent tendre dans tous les domaines, nous est révélée par l'expérience: c'est le bonheur de l'homme. Mais d'autre part, en faisant une place à l'aesthetics, qui relève, selon lui, du sentiment et de l'imagination, il fait leur part aux exigences du romantisme de son temps.

Mill ne voit pas d'opposition entre l'intérêt individuel et l'intérêt général. Pour Mill, il y a un sentiment d'injustice. On ressent cela face à un mal infligé à la société même s'il ne nous concerne pas. Ce mal doit être réprimé. Mill se rapproche de Kant d'une certaine manière. Selon l'impératif kantien, la conduite doit être telle que tous les êtres raisonnables puissent l'adopter avec profit pour l'intérêt collectif.

Généralement, cette position de Mill est considérée comme opposée à l'idée benthamienne que la valeur intrinsèque positive d'un plaisir varie seulement en fonction de ses «dimensions», où les dimensions ont le même «poids», on interprète cette position de Mill comme assument que «certains plaisirs sont intrinsèquement meilleurs que d'autres, même s'ils sont moins intenses et/ou de moindre durée». Cette position de Mill peut entraîner quelques objections:

On peut objecter que cette distinction entre qualités de plaisir apparaît très ambiguë, et il ne pourrait pas être autrement. Mill semble réduire la différence qualitative à une différence quantitative marquée par des discontinuités dans la fonction d'utilité. Un plaisir est qualitativement supérieur lorsqu'il est désiré beaucoup plus qu'un autre plaisir (un plaisir inférieur) au plus haut degré, même lorsqu'il est accompagné d'une plus grande somme d'insatisfaction.

En effet, cette distinction paraît donc problématique, car elle ne tient pas compte des différentes dimensions du plaisir/peine. Un plaisir «inférieur» en intensité mais durable pourrait être plus grand qu'un plaisir supérieur de courte durée. Ou bien l'intensité a un poids supérieur à la durée, mais de combien? Ajoutant un critère qualitatif, Mill rend le calcul de l'utilité plus difficile.

La seule réponse acceptable à ces objections est de renoncer totalement au calcul et d'y substituer une hiérarchie de plaisirs de différente valeur intrinsèque, établie (de façon apparemment consensuelle) par ceux qui ont éprouvé les plaisirs supérieurs.

Mais peut-on renoncer vraiment au calcul? Personne ne nie la valeur supérieure de la vertu, de l'instruction, de la liberté, mais peut-on les justifier comme plaisirs en soi sans égard aux conséquences? Si je dois choisir maintenant entre lire un livre et donner à boire à une personne mourant de soif, je peux dire - suivant à la lettre le raisonnement de Mill - que la vertu consistant à sauver la vie d'un homme l'emporte en tant que plaisir sur le plaisir de l'instruction. Mais si chef d'état ou président d'une fondation je dois établir dans mon budget la proportion entre l'argent donné pour financer l'instruction et l'argent donné en aide au tiers monde, comment je peux juger? Il faut que je trouve une justification basée sur les conséquences immédiates et lointaines de ces financements. Autrement je serais obligé à financer seulement le «plaisir» prioritaire (probablement celui d'aider le tiers monde, qui ne peut être compensé par l'autre même au plus haut degré)! Remarquer que selon l'approche de Mill, instruction, vertu deviennent désirables comme plaisirs en soi et non pas comme moyens à d'autres plaisirs.

Pour Mill, il faut admettre, que les auteurs utilitaristes101(*) ont, en général, situé la supériorité des plaisirs de l'esprit sur les plaisirs du corps essentiellement dans leur plus grande permanence, sécurité, économie, etc.- c'est-à-dire dans leurs avantages accessoires plutôt que dans leur nature intrinsèque.

Et, sur tous ces points, les utilitaristes ont pleinement prouvé leur thèse; mais il auraient pu placer le débat sur un autre terrain, qu'on a le droit d'appeler plus élevé, tout en restant pleinement en accord avec eux-mêmes. Il est tout à fait compatible avec le principe d'utilité de reconnaître le fait que certaines espèces de plaisirs sont plus désirables et plus précieuses que d'autres. Alors que, lorsqu'on évalue toutes les autres choses, on considère la qualité tout autant que la quantité, il serait absurde que, pour les plaisirs, l'estimation soit censée ne dépendre que de la seule quantité.

Selon Mill, ce qui fait la différence de qualité entre des plaisirs, ou ce qui fait qu'un plaisir est plus précieux qu'un autre, en tant simplement que plaisir, mis à part le fait qu'il soit plus grand quantitativement [greater in amount], se résume en une seule réponse possible: de deux plaisirs, s'il en est un auquel tous ceux, ou presque, qui ont l'expérience de l'un et de l'autre accordent une préférence bien arrêtée, sans qu'intervienne aucune obligation morale de le préférer, c'est ce plaisir-là qui est le plus désirable. Si l'un des deux est placé si haut au-dessus de l'autre par ceux qui ont l'expérience compétente des deux, au point qu'ils le préfèrent même en sachant qu'il est obtenu au prix d'une plus grande somme d'insatisfaction [discontent], et qu'ils n'y renonceraient en échange d'aucune quantité de l'autre plaisir, aussi grande que ce dont leur nature est capable, nous sommes fondés d'attribuer à la satisfaction [jouissance] ainsi préférée une supériorité en qualité qui l'emporte tellement sur la quantité que celle-ci, en comparaison ne compte guère, ou compte peu.102(*)

Or c'est un fait incontestable que ceux qui connaissent également bien l'un et l'autre mode de vie, et sont également capables de les apprécier et d'en tirer une satisfaction, accordent une préférence très marquée à celui qui fait appel à leurs facultés nobles.

Peu de créatures humaines consentiraient à être changées en l'un quelconque des animaux inférieurs en échange de la promesse de la quantité maximale des plaisirs de la bête; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun être instruit à être un ignorant, aucune personne capable de sentiment (feeling) et de conscience à être égoïste et vile, même si on les persuadait que l'imbécile, l'ignorant et la canaille sont plus contents chacun de son lot respectif qu'eux ne le sont du leur. Ils ne voudraient pas renoncer à ce qu'ils possèdent de plus que ces gens-là en échange de la satisfaction la plus complète de tous les désirs qu'ils ont en commun avec eux. [...].

D'après Mill, « les êtres humains ont des facultés plus élevées que les appétits animaux et, lorsqu'ils ont pris conscience de ces facultés, ils n'envisagent plus comme étant le bonheur un état où elles ne trouveraient pas satisfaction»103(*). En effet l'être humain à des plaisirs qu'il doit à l'intelligence, à la sensibilité, à l'imagination et aux sentiments moraux, qui a priori sembleraient absents chez les animaux.

Quelle est selon Mill, la conséquence du fait que «les êtres humains ont des facultés plus élevées que les appétits animaux»?

Ici aussi, personne ne nie la valeur intrinsèque d'une noble aspiration à s'améliorer, qui se base sur l'insatisfaction des résultats acquis. Mill semble dire que Socrate insatisfait est quelqu'un qui poursuit une chose qui a une valeur félicifique intrinsèque, l'autonomie, le perfectionnement humain, et qui n'est pas comparable aux plaisirs inférieurs. Donc même insatisfait, Socrate est «heureux» au sens où il poursuit cette valeur. Mais Socrate insatisfait est acceptable seulement s'il y a un moment dans lequel sa recherche produit du plaisir, c'est-à-dire si ses espérances de plaisir le compensent (ou compensent quelqu'un d'autre, ou le monde entier) de ses souffrances!

On peut objecter que bien des gens qui sont capables de goûter les plaisirs supérieurs leurs préfèrent à l'occasion [...], les plaisirs inférieurs. Mais ce choix n'est nullement incompatible avec l'affirmation catégorique de la supériorité intrinsèque des plaisirs supérieurs104(*).

Mill ne défend guère ce que l'on pourrait appeler sa « doctrine des niveaux hiérarchiques du bonheur ». Cette théorie dit que les hommes ne sont pas prêts à sacrifier une quantité donnée de plaisirs de qualité inférieure. Selon Mill, la possession de facultés supérieures rend possible l'expérience de qualité supérieure, mais demande davantage pour être heureux, et entraîne aussi une plus grande vulnérabilité à la souffrance qu'un être de type inférieur. Mais les gens ne voudraient pas renoncer à leurs facultés supérieures pour réduire cette vulnérabilité, même s'ils le pouvaient.

Bentham considère que le bonheur est lié à la quantité de plaisir. Il en a donc une conception quantitative, arithmétique. Pour Mill, au contraire, ce qui importe est la qualité des plaisirs. Par exemple, les plaisirs de l'esprit sont plus importants que ceux du corps. Pour Mill préférer les plaisirs de l'esprit au plaisirs du corps, relève d'un sens de la dignité que tous les êtres humains possèdent, sous une forme ou une autre en proportion - mais pas, bien entendu, en proportion exacte - de leurs plus hautes facultés et qui est une partie si essentielle du bonheur de ceux chez qui il est développé que rien de ce qui entre en conflit avec lui ne pourrait être, autrement que pour un instant, l'objet de leur désir. Quiconque suppose que cette préférence s'exerce au détriment du bonheur - que l'être supérieur, dans des circonstances équivalentes, n'est pas plus heureux que l'inférieur - confond deux idées extrêmement différentes, celle de bonheur et celle de satisfaction. Il est incontestable que l'être dont les capacités à éprouver de la satisfaction sont faibles à les plus grandes chances de les satisfaire pleinement; et un être très doué aura toujours le sentiment que le bonheur, quel qu'il soit, qu'il peut rechercher sera imparfait, le monde étant ce qu'il est.

Mais il peut apprendre à en supporter les imperfections, dans la mesure où elles sont supportables; et elles ne le rendront pas envieux de celui qui, à la vérité, est inconscient de ces imperfections seulement parce qu'il n'a aucune idée du bien qu'elles limitent.

Dans le chapitre II de son livre L'Utilitarisme,105(*) Mill présente son analyse du summum bonum comme ce qui le distingue de Bentham. Est-il ou non, lui aussi, un hédoniste comme Bentham, c'est-à-dire quelqu'un qui fait du plaisir le bien suprême? Mill reste hédoniste, mais, défenseur de la liberté individuelle, il refuse la relation causale directe entre les actions humaines et la recherche de la satisfaction que Bentham croyait pouvoir observer. Rien ne distinguerait l'homme de la bête alors que, pour lui, «Il vaut mieux être un être humain insatisfait [dissatisfied] qu'un porc satisfait, Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait. Et si l'imbécile ou le porc sont d'avis différent, c'est parce qu'ils ne connaissent que leur version de la question. L'homme à qui on les compare connaît les deux côtés »106(*).

Le bilan félicifique inter-temporel de l'individu supérieur insatisfait doit être supérieur à celui de l'individu inférieur satisfait [content]107(*). Autrement comment continuer à affirmer que plaisir et absence de douleur ont une valeur intrinsèque? L'insatisfaction en soi n'est pas un plaisir, et le travail de la recherche non plus. Elles sont des moyens à des plaisirs futurs. Eventuellement à des plaisirs supérieurs, mais à des plaisirs tout de même.

De plus, les plaisirs visés par Socrate sont-ils seulement ses propres plaisirs (supérieurs, mais égoïstes), les plaisirs de l'autonome recherche de perfectionnement humain ou sont-ils ceux de toute l'humanité qui bénéficiera de ce perfectionnement? Mill pourrait répondre: les deux en même temps (rappelons nous de sa double définition de «chose désirable».

Pour Mill les deux éléments qui rendent une chose désirable sont :

-le plaisir q'elle procure directement (fin en soi)

- les plaisirs (ou l'élimination de douleurs) qu'elle est susceptible de procurer (moyen).

D'autre part on peut aussi objecter que bien de ceux qui sont capables de plaisirs nobles se laissent parfois tenter de donner la priorité aux plaisirs plus bas. Mais cela est tout à fait compatible avec une pleine appréciation de la supériorité intrinsèque des plaisirs nobles. Souvent, les hommes, par faiblesse de caractère, choisissent le bien le plus proche tout en sachant qu'il a moins de prix; et cela n'est pas moins vrai quand il faut choisir entre deux plaisirs physiques que lorsque le choix est entre plaisir physique et mental. Quelques fois les hommes recherchent les plaisirs sensuels au détriment de la santé tout en sachant parfaitement que la santé est bien plus importante.

«Les hommes perdent leurs aspirations supérieures comme ils perdent leurs goûts intellectuels, parce qu'ils n'ont pas le temps ou l'occasion de les satisfaire; et ils s'adonnent à des plaisirs inférieurs non parce qu'ils les préfèrent délibérément, mais parce que ce sont soit les seuls auxquels ils aient accès soit les seuls qu'ils soient désormais capable d'apprécier, ou encore les seuls dont ils soient capables de jouir un peu plus longtemps»108(*). On est en droit de douter si un homme qui serait demeuré sensible de manière égale aux deux catégories de plaisirs a jamais préféré les plus bas en connaissance de cause et de sang-froid; toutefois il y a bien des gens qui, à tout âge, se sont épuisés dans un vain effort pour combiner les deux. On pourrait alors se demander, pourquoi les personnes expérimentées préfèrent parfois les plaisirs inférieurs aux plaisirs supérieurs? A cela Mill donne deux explications : la faiblesse de caractère et l'opportunisme. Mill a en même temps une argumentation très circulaire, pour lui les bons plaisirs sont ceux qui sont préférés par les bonnes personnes.

Mill pense qu'on ne peut pas faire appel de ce verdict prononcé par les seuls juges compétents. Pour lui, lorsqu'il s'agit de décider lequel des deux plaisirs est le plus digne d'être obtenu ou lequel des deux modes de vie est, en dehors des attributs moraux et de ses conséquences, le plus satisfaisant pour les sentiments (feelings), le jugement de ceux qui sont qualifiés par leur connaissance de l'un et de l'autre ou, s'ils ne sont pas d'accord entre eux, celui de leur majorité doit être admis comme définitif.

Mill se pose la question du bonheur109(*) que nous pouvons espérer: lorsque on affirme catégoriquement qu'il est impossible qu la vie humaine soit heureuse, cette assertion, sans être un pur jeu de mots, n'en reste pas moins une exagération. Si l'on entend par bonheur une série continue d'exaltations [excitement] très agréables, il est évident qu'une telle chose est impossible. «un état de plaisir exalté ne dure qu'un moment, dans certains cas quelques heures, quelques jours même, et encore avec des interruptions; c'est l'embrassement occasionnel et éclatant de la jouissance, ce n'en est pas la flamme permanente et stable»110(*). C'est là une chose dont étaient pleinement conscients aussi bien les philosophes qui ont enseigné que le bonheur est la fin de l'existence humaine que ceux qui les ont fustigés. Ce qu'ils entendaient par bonheur n'était certes pas une vie de délices, mais une vie qui connaît des moments de ce genre avec des douleurs peu nombreuses et passagères, des plaisirs nombreux et variés, avec une nette prédominance de l'action sur la passivité, et dont le fondement est l'idée qu'il ne faut attendre plus de la vie que ce qu'elle peut donner.

Section III Bentham: l'utilitarisme scientifique et la réintégration des sentiments altruistes dans la morale utilitaire.

Epicure remarquant qu'après le plaisir, venaient toujours des douleurs qui le dépassaient en intensité, il pensa que l'intérêt bien entendu était de renoncer à ces plaisirs. D'ailleurs, il y avait pour lui deux sortes de plaisirs: les premiers courts et intenses, qu'il nommait plaisirs en mouvement; les autres longs et plus faibles qu'il appelait plaisirs en repos. L'expérience établit que les premiers entraînent toujours après eux de grandes douleurs: ils bouleversent l'âme, en troublent l'équilibre. De là des maladies morales. Les seconds au contraire sont moins intenses, mais plus continus; ils n'exposent pas l'homme aux risques des plaisirs violents. L'instinct raisonné conseillera donc de les choisir de préférence aux autres. Or, où les trouve-t-on? Dans le travail, la méditation, la sobriété, l'étude de la philosophie. Voilà comment au nom de l'intérêt l'utilitarisme arrive déjà à recommander une vie vertueuse.

Epicure, se fondant sur l'intérêt, parvenait donc à recommander une vie assez élevée. Mais sa méthode conservait bien de l'arbitraire. Il n'est pas facile de déterminer le degré d'intensité des plaisirs. Il n'aboutit en somme qu'à des maximes excellents, mais qui ne forment pas un système. C'est ce que lui reproche Bentham. Celui-ci se propose de chercher un critérium plus sûr, plus scientifique. C'est là le but de son arithmétique des plaisirs.

De plus, Epicure recommandait à ses sectateurs de ne pas sortir d'eux-mêmes. La vie qu'il recommandait était sévère et assez élevée, mais égoïste dans ses principes comme dans ses conséquences: l'épicurien devait se désintéresser de la société des autres hommes, fuir les affaires publiques ainsi que les charges de la famille ou de l'amitié. Il devait vivre pour lui seul. En même temps qu'il veut fonder un utilitarisme plus scientifique, Bentham se préoccupe de réintégrer les sentiments altruistes dans la morale utilitaire. Voyons comment s'y est pris Bentham pour réaliser ces deux progrès.

Quelques variables que soient les plaisirs et les peines, ils ne peuvent agir sur nous que par un certain nombre de caractères déterminés. Considérons un plaisir ou une peine. La valeur dépendra de quatre conditions: Intensité, durée, certitude, proximité. Mais ce n'est là que sa valeur intrinsèque. Si nous considérons un acte au point de vue de ses conséquences pour nous et pour ceux qui nous entourent, nous déterminerons de nouveaux caractères des plaisirs et des peines. Alors, pour apprécier la bonté d'un acte, voici ce qu'il faut faire. Il faut examiner les plaisirs ou les peines qui en peuvent résulter, puis distinguer dans quelle mesure ces plaisirs ou ces peines présentent les caractères dont nous venons de parler. Cet examen fait, on dressera une liste des pertes et des gains probables et l'on se décidera en faveur du total le plus fort. La marche est lente, mais elle est sûre.

Voici comment Bentham réalise le second progrès. Il montre, par la simple application de sa méthode, que les plaisirs les plus avantageux sont ceux qui ne concernent pas l'individu tout seul, ceux qui ne sont pas purement égoïstes. Il croit pouvoir démontrer que le plaisir est en raison directe du nombre de gens qu'il oblige de sorte qu'il arrive à recommander le dévouement au nom même de l'intérêt. Comme on le voit, toute cette partie de sa morale est animée d'un grand optimisme. Il croit que la meilleure manière de trouver notre plus grand plaisir, c'est de trouver le plus grand plaisir des autres parce qu'il y a une harmonie naturelle entre tous les intérêts humains.

Bentham réintègre ainsi les devoirs sociaux dans la morale utilitaire. Stuart Mill a essayé de faire la même chose pour l'amour du bien et celui du vrai. Jusqu'ici, dit-il, les utilitaires ont eu le tort de ne considérer dans les plaisirs que la quantité, non la qualité. Or celle-ci est bien distincte de la quantité. C'est elle qui fait que les uns sont supérieurs aux autres. Les plaisirs du goût sont bien plus vifs que ceux de la vue, et nous trouvons pourtant le plaisir de contempler une oeuvre d'art supérieur à celui de manger des mets délicats. Attachons-nous donc aux plaisirs qualitativement, et non quantitativement supérieurs. Il y a une espèce de dignité de certains plaisirs qui les rend préférables aux autres.

Mais comment appliquer ce critérium; comment comparer la qualité des plaisirs? Pour savoir lequel est préférable de deux plaisirs, dit Mill, il faut s'adresser à ceux qui les ont éprouvés tous deux. Leur décision sera la bonne. Mais s'ils ne sont pas d'accord? Si les divers juges compétents diffèrent d'opinion? On va aux voix et l'on tiendra pour supérieur celui des deux plaisirs qui aura été déclaré tel par la majorité.

M. Herbert Spencer a repris et rajeuni la doctrine de Mill. Ce qui le distingue de celui-ci, c'est comme il le dit lui-même, moins une différence de doctrine que de méthode. Il reproche à son prédécesseur de procéder d'une manière trop empirique. Il voudrait que la comparaison qualitative des plaisirs se fît d'une manière plus scientifique, que l'on montrât pourquoi tel plaisir était supérieur à tel autre. Voici comment il concevrait alors la morale utilitaire: « la nature de l'homme étant connue, on en déduirait le genre de vie qui doit mener au bonheur: il appartient à la loi morale de déduire des lois de la vie et des conditions de l'existence quels sont les actes qui tendent à produire le bonheur, et quels sont ceux qui produisent le malheur. Cela fait, ces déductions doivent être reconnus comme lois de la conduite, et l'on doit s'y conformer »111(*). Au lieu de procéder empiriquement, Spencer cherche à procéder avec méthode, comme dans les sciences physiques: il cherche quelles sont les causes propres à produire le bonheur.

Tel est le développement qu'a reçu à travers l'histoire l'idée utilitaire.

Pour Bentham, est moral ce qui a des conséquences heureuses, et non de bonnes intentions. L'utilitarisme de Bentham est donc une doctrine purement conséquentialiste. Comme l'utilitarisme s'intéresse aux conséquences et non aux intentions, la valeur morale des actions est aléatoire: il faut attendre de connaître les conséquences finales avant de savoir si l'action était bonne ou mauvaise. C'est en cela que l'utilitarisme est une doctrine axiologique, car la moralité d'une action dérive de quelque bonté connectée à cette action, par exemples à ses conséquences, elle s'oppose ainsi aux doctrines déontologiques pour lesquelles la moralité d'une action dérive des règles qui l'inspirent.

Téléologique: Lorsqu'on apprécie un acte, il faut apprécier les conséquences de l'acte, et pas l'acte en lui-même. Cela s'oppose totalement à la science de l'éthique du bon ou du mauvais, à la science déontologique comme chez Kant. Par conséquent, lorsqu'on a un choix à faire, nous devrions nous demander quelle conduite favoriserait la plus grande quantité de bonheur pour tous ceux concernés. La morale exige ce qui est le mieux selon ce critère.

Afin de se faire une idée du caractère radical du Principe d'utilité, on doit comprendre la morale qu'il rend caduque : toute référence à Dieu ainsi qu'à des règles morales soi-disant « écrites dans le ciel ». La morale n'est désormais plus conçue comme la fidélité à un code divin ou à des règles morales absolues et inexorables. La morale concerne le bonheur d'êtres vivant dans notre monde, et à rien d'autre. Il nous permet, voire exige, de faire tout ce qui est nécessaire afin d'accroître ce bonheur. À l'époque, ces idées étaient révolutionnaires.

Section IV Mill: Critique de la théorie benthamienne de la politique et de la société, et reformulation d'une méthodologie

Premièrement, en posant que les hommes agissent toujours selon leurs intérêts, Bentham n'a fait que donner un habit plus philosophique à la proposition «extrêmement triviale» que les hommes feront toujours ce qu'ils sont le plus disposés à faire. La proposition tombe sous deux reproches: la tautologie que Bentham serait plutôt enclin à attribuer aux autres, et l'imprécision qui la permet: s'il a pu distinguer deux sortes d'intérêt (relatifs à soi, à la société), Bentham a accordé trop d'importance aux premiers confortant ainsi l'usage «vulgaire» du terme. (...que les hommes n'agiront que dans le sens de leur intérêt égoïste).

L'utilitarisme de Bentham est concret, empirique. En même temps, c'est un utilitarisme individualiste. Chacun part de l'individu. Il part de l'individu pour construire le social.

Bentham considère que le bonheur de l'individu s'identifie avec les intérêts de l'humanité, Mill de son côté, souligne l'écart dans l'état actuel de nos sociétés, entre le bonheur privé et le bien public. Il faut bien sûr oeuvrer à réduire cet écart mais, en attendant, le sacrifice de l'individu pour le bien commun reste la plus haute des vertus. Il est de coutume de présenter l'utilitarisme de Bentham comme étant un utilitarisme égoïste, cette idée assez rependue opposé à l'utilitarisme de Mill qui serait altruiste, comme nous l'avons vu, ceci n'est pas tout à fait vrai, puisque les deux utilitarismes prônent le bonheur de tous. Certes, le sacrifice de l'individu ne saurait avoir valeur en lui-même mais seulement en ce qu'il augmente ou tend à augmenter la somme totale du bonheur. Cependant Bentham estimait que la bienfaisance qui n'exige aucun sacrifice personnel peut s'exercer sans limite. Mais s'il y a lieu d'envisager un sacrifice personnel, la prudence s'impose. En vertu du principe du plus grand bonheur, l'agent doit produire pour autrui la plus grande quantité de bonheur aux moindre frais pour lui-même.112(*).

Deuxièmement, l'intérêt d'une action est déterminé par son utilité, selon Bentham. Mais là encore, il y a une ambiguïté : confondre l'effet et l'utilité, c'est-à-dire « le principe de l'utilité et celui des conséquences spécifiques ». Outre que l'action se verrait soumise à la condition irréalisable d'un calcul perpétuel, elle ne pourrait être évaluée moralement (louée ou blâmée) que par les conséquences qu'entraînerait sa généralisation.

Troisièmement, les motifs de l'action (les intérêts prépondérants à tel ou tel moment), donc, ne sont appréciés que par leurs conséquences; abstraitement parlant, ils sont tous bons et une recherche à ce propos se fonde sur cette notion vague que c'est dans l'origine de l'action plutôt que dans celle-ci qu'on en trouvera le vice ou la vertu. L'action morale, en ce sens, peut se passer d'acteur, puisqu'il lui devient indifférent. Mill remarque que, si un homme peut s'abstenir d'un crime en raison des conséquences (remords ou punition) envisagées, il peut aussi reculer devant la pensée même de commettre cet acte. C'est dans cette mesure où la peine -l'idée pénible - précède la possibilité de l'acte qu'il peut vraiment être dit vertueux. Ce qui précède l'action c'est non un intérêt mais le sentiment (impulse). C'est l'existence de tels sentiments qui n'ont pas de but extérieur qui détermine un caractère: la qualité morale de l'acteur s'établit lorsque l'acte ou son évitement deviennent eux-mêmes le but. Mill pense que de ce point de vue, la philosophie de Bentham s'est révélée néfaste pour ceux chez qui les intérêts sociaux devraient être développés en priorité et transformés en principes permanents d'action.

Quatrièmement, Mill reprochera donc à Bentham l'indigence de sa conception de la nature humaine; mais ce genre d'insuffisance n'a pas seulement des conséquences sur l'étude du comportement individuel: elle se retraduit dans la pauvreté de ses idées plus générales sur la société, c'est-à-dire une approche limitée au politique et au juridique; sur le second point Bentham est crédité de nombreux mérites (dans le champ pénal, l'approche «conséquentialiste» des comportements opère) mais sa théorie de la démocratie est fautive: elle considère l'homme vivant en société sans gouvernement et se demande lequel serait le plus expédient, et conclut pour la démocratie représentative; ce résultat est acquis en général et en supposant les hommes semblables. En fait, Bentham ne procède pas différemment des théories contractuelles qu'il critique par ailleurs: l'obéissance aux lois est l'effet d'un calcul raisonnable.

Vers la fin de son essai, Mill renvoie la discussion du principe d'utilité à un moment plus favorable, c'est-à-dire la réserve à la spéculation. Ce qui est une façon de l'invalider pratiquement. C'est aussi une des leçons de L'Utilitarisme: si l'analyse philosophique peut s'efforcer de le mettre à jour dans sa pureté, il n'intervient en fait que par l'intermédiaire d'autres principes; il s'agit de redonner sens à ces principes dérivés (justice, devoir...) qui constituent les déterminants immédiats de l'action et ne possédaient aucun sens propre pour Bentham. L'intervention d'autres principes dans la discussion morale amène à instrumentaliser celui d'utilité. Tant qu'on le maintient dans le domaine des vérités spéculatives, il n' y a pas de raison de ne pas lui en préférer d'autres pour l'établissement de certains faits. Sur le plan pratique, celui des principes intermédiaires, il n'intervient pas ordinairement mais doit servir d'instrument de transaction entre principes rivaux, dans la mesure où toutes les doctrines morales l'avouent même implicitement, et lui ménage une fonction: bien que l'application du critère puisse être difficile, celui-ci vaut mieux que rien du tout. L'appel «direct» au principe sert seulement à régler un conflit entre des fins secondaires qui, en même temps, sont les seules fins réelles. Lorsqu'il n'opère pas en termes de «téléologie», sa discussion est plutôt liée au problème «scientifique» de la mise en ordre des contenus de la philosophie éthique113(*). Le problème du bonheur, fin ultime de la moralité, relève lui de l'art de la vie et se voit remanié en conséquence; si son contenu s'enrichit, sa discussion va se restreindre. D'abord la culture de l'individualité doit avoir sa place à côté des problèmes d'organisation sociale. Le perfectionnement des dispositions plus passives de la sensibilité - la culture des sentiments - empêche de s'en tenir au seul point de vue de Bentham, celui du moraliste; la valeur d'un individu et de ses actions amène à le combiner à deux autres formes d'appréciation, «esthétique» et «sympathique». Le but, par ailleurs, reste le même, mais on peut l'atteindre que si l'on renonce à en faire le principe de nos actions: «.... Je n'ai jamais cessé de considérer que le bonheur est le critère de toutes les règles de conduite, et le but de la vie. Mais je tenais à présent que ce but serait atteint à condition de ne pas en faire un but direct. Ceux là seuls sont heureux, me disais-je, qui ont l'esprit occupé d'autre chose que leur propre bonheur ; de celui d'autrui, des progrès de l'humanité, même de quelques arts ou de quelques intérêts suivi non comme un moyen mais comme une fin idéale en soi...Demandez-vous si vous êtes heureux et vous cesserez de l'être»114(*).

Que le but puisse se déplacer de la fin sur le moyen autorise un véritable développement moral puisque la vertu peut devenir ainsi désirable en elle-même. En retour, les buts secondaires deviennent les parties du bonheur ; le désirable en soi n'existe qu'à travers des désirables de fait. Mais cela suppose une formule générale d'action suffisamment large pour laisser subsister le programme traditionnel de l'utilitarisme «le plus grand bonheur du plus grand nombre », en lui ajoutant le souci de permettre à des styles de vie différents de s'affirmer. La perfection de l'existence reste l'affaire de l'individu.

Conclusion

La philosophie de Mill est largement ouverte à l'avenir, tout en restant fidèle à l'empirisme anglais traditionnel, il a élargi et enrichi la notion même de l'expérience. La hiérarchie des plaisirs établie par des consciences «compétentes» est déjà l'esquisse de «l'expérience morale». Comme Bentham, il fonde les impératifs moraux sur l'expérience, mais l'expérience, ici ce sont des faits normatifs, des jugements de valeur et les règles qui leur sont liées dans une société donnée.

Après Mill, l'utilitarisme, perd sa dimension polémique pour devenir une philosophie plus universitaire avec Henry Sidgwick. Ce dernier est très intéressant parce qu'il cherche à opérer une synthèse entre l'utilitarisme et Kant en montrant à quel point ils sont proches. Son objectif est d'émanciper la philosophie morale de la psychologie, en particulier de la psychologie naturaliste et associationniste de Bentham et de Mill, et de prouver l'autonomie de la réflexion morale. Il en conclura, à la fin de son livre Les méthodes de l'éthique (1874), que l'hédonisme égoïste et l'hédonisme universaliste sont également rationnels bien qu'incompatibles, d'où le déchirement de devoir accepter la dualité de la raison pratique. Le débat avec l'utilitarisme va être, après Sidgwick, l'une des dominantes de la vie intellectuelle en Angleterre, tant chez les philosophes, avec Moore, partisan d'un utilitarisme « idéal », non limité à l'hédonisme, que chez les économistes du bien être (Edgeworth, Jevons) qui s'appuieront sur la conception benthamienne pour critiquer la théorie classique de la valeur-travail et la remplacer par la théorie de l'utilité marginale.

Ce sont les économistes qui, au XXe siècle, relanceront la discussion sur la signification du critère utilitariste du bien-être. Tout d'abord, en rejetant la possibilité des comparaisons interpersonnelles de bien-être qui sont nécessaires pour maximiser l'utilité générale, les critiques de l'économie du bien-être se détacheront du modèle benthamien. D'autre part, en expliquant, avec Pareto, que le calcul du bien-être maximal ne peut garantir une décision publique équitable parce qu'il indique plusieurs solutions et non une seule, la science économique montrera qu'il faut compléter le critère utilitariste par un critère de justice. C'est de là que viendra l'inspiration d'économistes comme John Harsanyi ou Amartya Sen et de philosophe comme Bernard Williams et John Rawls et un puissant mouvement de contestation de l'utilitarisme, mais également de renouvellement de ses concepts, caractérise la deuxième moitié du XXe siècle avec des auteurs telles que, Monique Canto-Sperber et Catherine Audard pour ne citer que ceux là.

Ce critère de la justice, nous l'aborderons en deuxième partie, en présentant la théorie de Rawls et ses critique à l'utilitarisme, suivie d'une discussion et commentaire d'auteurs telles que Catherine Audard et Monique Canto-Sperber, et nous terminerons par un chapitre consacré à l'influence de Rawls sur la théorie économique contemporaine et révision par celle-ci de ses prémisses utilitaires.

PARTIE II LA PHILOSOPHIE MORALE : MORALE, ÉTHIQUE ET JUSTICE

Introduction

Dès sa constitution au cours du 19ème siècle, l'économie normative a constamment eu pour assise philosophique l'utilitarisme avec notamment Mill et Bentham, or d'autres auteurs tel que Rawls ont apporté un renouveau ou une différence du point de vue de la philosophie politique. Malgré les évolutions, l'orthodoxie économique continue de penser en terme d'individualisme utilitariste étroit, pour lequel les interactions entre les hommes ou entre les hommes et l'environnement sont souvent négligées. Or ces interactions constituent l'objet de la morale ou de l'éthique. Ce qui n'est pas le cas dans la pensée utilitariste de Mill comme nous pouvons l'apercevoir dans sa définition de la morale utilitariste :

« La morale peut être définie comme l'ensemble des règles et des préceptes qui s'appliquent à la conduite humaine et par l'observation desquels une existence pourrait être assurée, dans la plus large mesure possible, à tous les hommes ; et point seulement à eux, mais, autant que la nature des choses le comporte, à tous les êtres sentants de la création. »115(*).

La morale est constituée, pour l'essentiel, de principes ou de normes relatives au bien et au mal, qui permettent de qualifier et de juger les actions humaines. Ces normes peuvent être des lois universelles qui s'appliquent à tous les êtres humains et contraignent leur comportement. Il s'agit, par exemple, du respect dû à l'être humain en tant qu'homme, de l'obligation de traiter les individus de manière égale, du refus absolu de la souffrance infligée sans raison. De telles normes constituent le socle commun des cultures démocratiques libérales. Certaines d'entre elles ont été codifiées dans des systèmes juridiques, elles ont été traduites dans des lois ou principes juridiques dont la base est clairement morale. D'autres ont gardé leur nature propre de règles morales. Ce qui distingue ces dernières des lois juridiques proprement dites est le fait qu'elles sont non pas tant publiques et consignées dans des codes que connues de tous et intériorisées. La contrainte qu'exerce la morale se traduit par le fait que la violation de ses règles suscite le trouble de la conscience, la désapprobation ou le jugement moral négatif, plutôt que des sanctions publiques administrées par des corps organisés.116(*). Les morales utilitaristes ont ainsi contribué à former en nous une exigence d'attention aux conséquences, qui est au coeur des éthiques modernes de la responsabilité. Sur le plan moral, l'utilitarisme est une philosophie morale qui entretient des rapports complexes de cousinage avec l'économie. Bentham pose que les hommes sont des êtres qui recherchent le plaisir et que la promotion du plus grand bonheur devrait être le critère moral du bien. Mill de son côté insiste sur le fait que l'utilitarisme est un hédonisme éthique en ce sens qu'une action individuelle est morale si elle prend comme critère le plus grand nombre et non l'intérêt individuel.

En effet pour Bentham, le plaisir est un « plaisir quelconque ». Il est, en un certain sens à préciser, indépendant de ce qui le cause (la lecture de la poésie, une bonne partie de cartes, un verre de bière, etc.) et de celui qui l'éprouve : mon plaisir ne compte pas plus que le vôtre et ce qui importe finalement c'est la quantité totale de plaisir ou, plus exactement, l'excédent total de plaisir sur la douleur. C'est bien pourquoi le critère ultime d'évaluation des actions et des institutions proposé par Bentham, c'est celui du plus grand bonheur du plus grand nombre, « bonheur » étant compris dans un sens affectif : état de plaisir ou d'absence de peine. Mais alors, le plaisir individuel n'est plus la valeur suprême : c'est le plaisir de tous qui le devient. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous ne sommes pas tout à fait convaincu que l'utilitarisme117(*) de Bentham, soit un utilitarisme égoïste.

Le passage du point de vue égoïste de l'hédonisme individuel au point de vue altruiste de l'hédonisme universel peut être apprécié moralement. Toutefois il est difficile d'expliquer pourquoi l'être humain chercherait à augmenter le plaisir de tous, même au détriment de son plaisir individuel. Henry Sidgwick voyait dans cette tension entre l'hédonisme individuel et l'hédonisme universel la difficulté principale de la morale utilitariste. L'économie politique a associé dés l'origine le libéralisme à l'individualisme118(*), l'utilitarisme à l'hédonisme119(*). Il en résulte une théorie économique largement centrée sur le rapport de l'individu face à ses biens. L'individualisme méthodologique n'est pas synonyme d'égoïsme. C'est une explication des phénomènes sociaux à partir des seuls comportements individuels. L'individualisme méthodologique s'oppose au holisme120(*). Ainsi, Emile Durkheim distingue deux formes d'individualisme : l'individualisme utilitariste et l'individualisme associé à la philosophie morale de Kant ou à la doctrine politique de Rousseau. Ce dernier concept qui a abouti à la Déclaration universelle des droits de l'homme, ne repose pas sur l'égoïsme mais sur le respect de l'humain. Il contribue à l'individualisation, et à l'accroissement des libertés de chacun, par l'affaiblissement de l'appartenance à une entité collective.

Certains auteurs ont quelquefois différencié l'individualisme utilitariste de Bentham, à celui de Mill, en qualifiant celui de Bentham comme étant égoïste et celui de Mill comme étant altruiste. Nous ne sommes pas tout à fait convaincus de cette distinction ; l'individualisme utilitariste de Bentham connaît toutefois une certaine évolution et une certaine socialisation en fonction des époques et des auteurs. Le terme utilitarisme désigne une idéologie mêlée de psychologie sensualiste121(*), d'hédonisme122(*) éthique, et de démocratie123(*). La démocratie s'exprime dans la volonté du bonheur pour le plus grand nombre et dans l'égalité en théorie des individus lors de l'agrégation des niveaux d'utilité pour le calcul du bien-être global.

La morale ou l'éthique réapparaît avec Mill, pour qui l'homme est d'abord un être social. Tout homme considère comme naturel « la mise en harmonie de ses sentiments et de ses buts avec ceux de ses semblables »124(*). Dans l'utilitarisme altruiste de Mill, tant qu'un écart existe entre le bonheur individuel et le bonheur public, le bien d'autrui doit l'emporter sur le bonheur personnel.

« L'une des objections importantes à la version hédoniste de l'éthique utilitariste, c'est l'argument de l'impersonnalité. L'utilitarisme laisse supposer que les plaisirs et les peines pourraient être conçus indépendamment des individus qui les éprouvent ou les possèdent, et être agglomérés : d'où l'idée qu'un calcul des plaisirs et des peines n'est pas complètement absurde en principe, même s'il pose toutes sortes de problèmes techniques. En réalité, tout ce que dit l'utilitarisme, c'est que le calcul qui sert à déterminer le bonheur du plus grand nombre admet la possibilité de compensations interindividuelles. Ce que l'un ressent ou ne ressent pas peut être compensé par ce que l'autre ressent ou ne ressent pas ; de la même façon disons qu'un individu peut compenser une perte de salaire par un gain au loto. »125(*).

John Rawls, cherche à construire une théorie politique, cette théorie politique est appuyée sur une conception de la morale dont l'inspiration kantienne est explicite. La troisième partie de la Théorie de la justice est, d'ailleurs, consacrée aux fins et vise bien à réinsérer la théorie politique dans une philosophie morale.

Définie par les célèbres deux principes (qui sont en fait trois), une telle société est d'abord une société dont les membres jouissent pleinement et également des "droits de l'homme", plus précisément d'un ensemble dûment spécifié de libertés fondamentales. Elle est ensuite une société d'où est bannie toute forme de discrimination : dans les limites imposées par les libertés fondamentales - qui empêchent notamment d'abolir la famille -, tout doit être fait pour que seuls les talents innés puissent légitimement affecter les possibilités d'accès aux diverses positions sociales. Enfin, si dans une société juste il peut y avoir des inégalités socio-économiques, c'est seulement à la condition qu'elles permettent à ceux qui occupent les positions sociales les moins avantagées d'accéder durablement à des avantages socio-économiques plus importants que sous tout arrangement plus égalitaire. La justice, en d'autres termes, ne consiste ni à gonfler autant que possible la somme des avantages socio-économiques ni à en égaliser autant que possible la répartition, mais à rendre aussi grande que -durablement - possible la part la plus petite.

Cette conception de la justice n'implique pas de rejet a priori du marché. Elle est par ailleurs très loin d'entériner un capitalisme dérégulé. Elle ne justifie pas non plus un capitalisme flanqué d'un Etat-providence recueillant les nombreux exclus du marché. En revanche, rien en elle n'exclut en principe un "socialisme libéral" combinant la propriété publique des moyens de production et une pleine liberté de choix occupationnel qu'un marché du travail performant rendrait compatible avec une allocation efficace des ressources. Et rien n'exclut non plus une "démocratie des propriétaires" combinant la propriété privée des moyens de production avec une diffusion si large du capital et des qualifications que les interventions ciblées et stigmatisantes de l'Etat-providence en deviendraient sans objet.

La conception de la justice sociale ainsi grossièrement esquissée s'adosse à l'imposante tradition "contractualiste" issue de Kant, que Rawls a renouvelée en avançant la célèbre notion de "position originelle", une situation fictive caractérisée par la poursuite de l'intérêt personnel derrière un voile d'ignorance qui contraint à l'impartialité.

Echappant rapidement au cercle des seuls philosophes, la conception rawlsienne de la justice distributive n'a pas tardé à s'infiltrer chez les économistes. Ceux-ci ont certes souvent commencé par croire que Rawls proposait simplement de substituer à la maximisation du bien-être moyen, figure centrale de la vulgate utilitariste dont ils étaient imprégnés, la maximisation du bien-être minimal. Mais ils ont peu à peu perçu qu'il offrait une alternative bien plus radicale à l'utilitarisme, faisant comme lui place à des considérations d'efficacité économique, mais solidement encastrées dans un cadre éthique autrement plausible, de par la place qui y est faite aux libertés fondamentales et au souci prioritaire des moins favorisés.

Dans cette deuxième partie nous aborderons dans un premier chapitre, la présentation de la théorie de Rawls, dans un second chapitre nous étudierons Rawls et la critique de l'utilitarisme, puis dans un troisième chapitre notre travail portera sur la discussion et les commentaires sur la théorie de Rawls et ses critiques de l'utilitarisme, et enfin dans un dernier chapitre, nous observerons l'influence de Rawls sur la théorie économique contemporaine et révision par celle-ci de ses prémisses utilitaristes.

Chapitre I : Présentation ordonnée de La théorie de Rawls et sa critique de l'utilitarisme

Section I : « La théorie de la justice comme équité : une théorie politique et non pas métaphysique ». Ou comment Rawls conçoit sa théorie.

John Rawls ne conçoit pas sa théorie de la justice comme étant une conception dépendant des prétentions philosophiques, ni la prétention à une vérité universelle ou celles concernant la nature essentielle et l'identité de la personne. Pour Rawls, dans une démocratie constitutionnelle, la conception publique de la justice devrait être autant que possible, indépendante des doctrines religieuses et philosophiques sujettes à des controverses. La conception publique de la justice doit être politique et non pas métaphysique. Rawls a donc conçu sa théorie de la justice comme équité comme une conception politique de la justice, même si cette conception se veut morale, elle est faite pour s'appliquer à un certain type d'objet, à savoir les institutions économiques, sociales et politiques d'une démocratie constitutionnelle avec un seul système unifié de coopération sociale. John Rawls126(*), insiste sur le fait que la théorie de la justice comme équité ne représente pas l'application d'une conception morale générale à la structure de base de la société comme si cette structure était simplement un as parmi d'autres auxquels elle s'appliquerait. De ce point de vue Rawls pense que sa théorie est différente des doctrines morales traditionnelles, car celles-ci sont en général considérées comme des conceptions générales de ce type. Rawls pense que le point essentiel est qu'en matière de pratique politique, aucune conception morale générale ne peut fournir un fondement publiquement reconnu pour une conception de la justice, dans le cadre d'un Etat démocratique moderne.

Pour Rawls, la théorie de la justice comme équité doit en cela essayer de ne reposer que sur les idées intuitives qui sont à la base des institutions politiques d'un régime démocratique constitutionnel et sur les traditions publiques qui en commandent l'interprétation. L'objet de l'ouvre de Rawls était de proposer une théorie de la justice valable pour une démocratie qui soit à la fois assez systématique et raisonnable et qui offre une alternative à l'utilitarisme.

La théorie de la justice comme équité de Rawls essaie d'arbitrer entre ces traditions concurrentes, tout d'abord en proposant deux principes de justice pour servir de guide dans la réalisation par les institutions de base de valeurs de la liberté et de l'égalité, et ensuite en définissant un point de vue d'après lequel ces principes apparaissent plus appropriés que d'autres à la nature des citoyens d'une démocratie, si on les considère comme des personnes libres et égales, c'est-à-dire comme doués d'une personnalité morale qui leur permet de participer à une société envisagée comme un système de coopération équitable en vue de l'avantage mutuel.

I) La position originelle

Pour déterminer des principes de justice, dans la lignée des théories du contrat social, Rawls va construire ce qu'il appelle la position originelle, une situation hypothétique qui n'a rien à voir avec l'« état de nature ». Au fondement de sa construction, Rawls imagine une position originaire dans laquelle les individus prêts à discuter des principes de justice, appliqués dans la société où ils seront amenés à vivre ensemble, ignoreraient tout ce qui les différentiera concrètement. Ils sont placés « sous un voile d'ignorance » : c'est-à-dire une situation dans laquelle ils sont obligés de faire abstraction de leur position sociale réelle, de la qualité de leurs biens premiers naturels, ainsi que de leur conception particulière de la vie bonne, pour ne tenir compte que de leurs connaissances générales de la nature humaine et du fonctionnement des sociétés.

Dans ce cadre méthodologique, que Rawls appelle « procédural »127(*), Rawls conçoit la justice selon deux principes128(*).

Premier principe 

Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous.

Second principe

Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient :

au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d'un juste principe d'épargne, et

attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste [fair] égalité des chances.

De ces principes, Rawls va définir deux règles de priorité.

Première règle de priorité (priorité de la liberté) : les principes de la justice doivent être classés en ordre lexical, c'est pourquoi les libertés de base ne peuvent être limitées qu'au nom de la liberté. Il y a deux cas :

une réduction de la liberté doit renforcer le système total des libertés partagé par tous ;

une inégalité des libertés doit être acceptable pour ceux qui ont une liberté moindre.

Seconde règle de priorité (priorité de la justice sur l'efficacité et le bien-être) : le second principe de la justice est lexicalement antérieur au principe d'efficacité et à celui de la maximisation de la somme totale d'avantages ; et la juste (fair) égalité des chances est antérieure au principe de différence. Il y a deux cas :

une inégalité des chances doit améliorer les chances de ceux qui en ont le moins ;

un taux d'épargne particulièrement élevé doit, au total, alléger la charge de ceux qui ont à le supporter.

Selon Rawls, ces principes s'appliquent, en premier lieu, à la structure de base, ils commandent l'attribution des droits et des devoirs et déterminent la répartition des avantages économiques et sociaux. Leur formulation présuppose que, dans la perspective d'une théorie de la justice, on divise la structure sociale en deux parties plus ou moins distinctes, le premier principe s'appliquant à l'une, le second à l'autre.

Ainsi, nous distinguons entre les aspects du système social qui définissent et garantissent l'égalité des libertés de base pour chacun et les aspects qui spécifient et établissent des inégalités sociales et économiques.

II) Les biens premiers et les principes d'égale liberté et d'égalité équitable des chances.

Rawls a établi une liste des libertés de base les plus importantes129(*), et propose de formuler les exigences de la justice en termes de bien premiers, c'est-à-dire des moyens généraux requis pour forger une conception de la vie bonne et en poursuivre la réalisation, quel qu'en soit le contenu exact. Il distingue les biens premiers naturels, comme la santé et les talents, qui ne sont pas directement sous le contrôle des institutions sociales, des biens premiers sociaux, qu'il répartit en trois catégories :

les libertés fondamentales : les libertés politiques (droit de vote et d'éligibilité), la liberté d'expression et de réunion, la liberté de pensée et de conscience ; le droit de propriété personnelle, la protection à l'égard de l'arrestation et de l'emprisonnement arbitraires, tels qu'ils sont définis par le concept de l'Etat de droit, la liberté de la personne qui comporte la protection à l'égard de l'oppression psychologique et de l'agression physique (intégrité de la personne) ;

Chances d'accès aux positions sociales : c'est le principe d'égalité équitable des chances, il n'exige pas que l'on garantisse à toutes les catégories de citoyens la même probabilité d'accès aux diverses positions sociales ; il demande seulement que des personnes ayant les mêmes talents aient la même possibilité d'accès à ces positions.

Avantages socio-économiques liés à ces positions : le revenu et la richesse, les pouvoirs et les prérogatives, et « les bases sociales du respect de soi », les loisirs.

Ces libertés doivent être égales pour tous d'après le premier principe. Une société juste, conforme aux deux idéaux d'égal respect pour les conceptions de la vie bonne, d'une part, et d'égal souci de la possibilité pour chacun de les réaliser, d'autre part, est une société dont les institutions répartissent les biens premiers sociaux de manière équitable entre ses membres en tenant compte, notamment du fait que ceux-ci diffèrent les uns des autres en termes de biens premiers naturels.

Le second principe s'applique, dans la première approximation, à la répartition des revenus et de la richesse et aux grandes lignes des organisations qui utilisent des différences d'autorité et de responsabilité. Si la répartition de la richesse et des revenus n'a pas besoin d'être égale, elle doit être à l'avantage de chacun et, en même temps, les positions d'autorité et de responsabilité doivent être accessibles à tous. On applique le second principe en gardant les positions ouvertes, puis, tout en respectant cette contrainte, on organise les inégalités économiques et sociales de manière à ce que chacun en bénéfice.

III) Le principe de différence

Ce principe suppose que l'on définisse une position véritablement accessible à tous, parce qu'elle ne requiert aucun talent particulier, par exemple la position de travailleur non qualifié, et il exige que le niveau des espérances (en termes de revenu, de richesse, de pouvoir, etc.) associées à cette position sociale soit maximisé.

En second lieu, le principe de différence prend en compte la possibilité que les inégalités entre les niveaux des avantages économiques associés à différentes positions sociales aient un effet positif sur la somme des avantages à partager. Ainsi, des inégalités de revenu peuvent amener travailleurs et épargnants à travailler et à épargner davantage, et surtout d'une manière plus judicieuse d'un point de vue collectif. Des inégalités de richesse et de pouvoir peuvent permettre de localiser le pouvoir de décision économique chez ceux qui sont le mieux à même d'en faire bon usage. De ce fait, même les personnes les plus mal loties pourraient connaître, grâce à ces inégalités, un sort bien meilleur qu'en cas d'égalité stricte.

En résumé, en ce qui concerne les deux principes de Rawls, pris ensemble, le premier ayant priorité sur le second, les deux principes régissent les institutions de base qui réalisent ces valeurs. Si l'on revient à la procédure du voile d'ignorance, on comprend bien pourquoi on peut penser que l'intérêt rationnel des individus ne connaissant pas leur position dans la société (et pouvant donc faire partie des plus défavorisés) peut être de défendre en priorité la situation de ces plus défavorisés.

D'après les principes de Rawls, certains biens sociaux sont plus importants que d'autres et ne peuvent donc pas être sacrifiés au profit de ceux-ci. L'égale liberté est prioritaire par rapport à l'égalité des chances, qui elle-même est prioritaire par rapport à l'égalisation des ressources. Mais une inégalité n'est acceptable que si elle bénéficie aux plus défavorisés. Ces deux principes constituent la réponse de Rawls au problème de la justice.

D'un côté, Rawls grâce à son principe de différence, justifie l'existence d' « inégalités naturelles », et de l'autre, il donne un fondement conceptuel à l' « économie sociale de marché ». Raymond Boudon note d'ailleurs à ce sujet : « il consent à ce que cette élévation du plancher soit obtenue par une augmentation des inégalités. Peu lui importe que le riche devienne très riche si l'on peut démonter que cela permet au pauvre de devenir moins pauvre : tels est le message des courbes de différence rawlsiennes. Tel est le contenu du célèbre principe de différence : la différence entre le mieux et le plus mal loti doit se justifier par le fait qu'elle contribue à améliorer la condition du second. On voit ainsi glisser la démarche de la philosophie à la sociologie, de la sociologie à l'économie. »

Section II: Rawls et sa critique de l'utilitarisme

Soulignons tout d'abord que même si Rawls décrit l'utilitarisme il est conscient de la multitude de formes que revêt l'utilitarisme, et avoue lui-même que la forme d'utilitarisme qu'il décrit dans sa Théorie de la justice est la stricte doctrine classique qui reçoit sa formulation la plus claire et la plus accessible chez Bentham et chez Sidgwick,130(*).

En réaction à l'utilitarisme, Rawls se place dans la lignée des théories du contrat social (Rousseau, Locke, Kant). Sa démarche est à la fois libérale et égalitaire. Il s'agit de concilier la liberté individuelle de concevoir sa vie et l'égalité d'accès aux moyens de mener sa vie selon ses vues. La théorie de Rawls peut être perçue comme un libéralisme égalitaire. L'oeuvre de Rawls s'axera sur les principes d'éthique, de justice et de libéralisme.

Si nous partons du principe que toutes les personnes sont estimées avoir droit à l'égalité de traitement, à moins que quelque intérêt social reconnu n'exige le contraire, la justice n'a sa place que pour autant qu'elle ne contredit pas la recherche du bonheur maximum des individus. Cette subordination de la justice au bien - et même plus exactement au bonheur - trouve son expression concentrée dans la formulation qu'en donne Sidgwick et qui constitue le point de départ de la critique de Rawls : L'idée principale en est qu'une société est bien ordonnée, et par là même juste, quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l'ensemble des individus qui en font partie.

Premièrement, John Rawls reproche aux utilitaristes de proposer une conception impropre de la justice et s'attelle à renouer les liens que l'utilitarisme avait alors défaits entre justice commutative et justice distributive. S'opposant aux utilitaristes, Rawls pose que « chaque membre de la société possède une inviolabilité fondée sur la justice ou comme le disent certains, sur le droit naturel, qui a priorité sur tout, même sur le bien être de tous les autres. La justice nie que la perte de la liberté de certains puisse être justifiée par un plus grand bien que les autres se partageraient »131(*).

Rawls fait d'abord remarquer que l'utilitarisme appliqué à la justice repose sur l'idée qu'il y a un passage naturel entre ce qui est bon pour l'individu à ce qui est bon pour le groupe, autrement dit : la justice sociale est l'application du principe de prudence rationnelle à une conception du bien-être du groupe considéré comme un agrégat. Dans la conception utilitariste, le juste est conçu comme ce qui maximise le bien. Une fois les principes utilitaristes clairement identifiés, Rawls les remet en cause radicalement, car ils s'opposent au principe d'égalité sur lequel repose la théorie du contrat social.

Puisque chacun désire protéger ses intérêts, sa capacité à favoriser sa conception du bien, personne n'a de raison de consentir à une perte durable de satisfaction pour lui-même afin d'augmenter la somme totale. En l'absence d'instincts altruistes, solides et durables, un être rationnel ne saurait accepter une structure de base simplement parce qu'elle maximise la somme algébrique des avantages , sans tenir compte des effets permanents qu'elle peut avoir sur ses propres droits, ses propres intérêts de base. C'est pourquoi pour Rawls, semble-t-il, le principe d'utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l'idée de réciprocité implicite dans le concept d'une société bien ordonnée. Or une société est bien ordonnée lorsqu'elle n'est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsqu'elle est aussi déterminée par une conception publique de la justice. C'est-à-dire qu'il s'agit d'une société où, premièrement, chacun accepte et sait que les autres acceptent les mêmes principes de la justice et où, deuxièmement, les institutions de base de la société satisfont, en général, et sont reconnues comme satisfaisant ces principes.

Rawls doute visiblement que les hommes soient une espèce dotée naturellement d'un altruisme solide et durable. En effet, Il pense qu'il est tout à fait improbable que des personnes se considérant elles-mêmes comme égales, ayant le droit d'exprimer leurs revendications les unes vis-à-vis de autres, consentent à un principe qui puisse exiger une diminution des perspectives de vie de certains, simplement au nom de la plus grande quantité d'avantages dont jouiraient les autres.

Par conséquent, il est certainement raisonnable de considérer que les individus, en fait, calculent prudemment ce qui sera le plus favorable pour eux et pour leur propre conception du bien. Ce que conteste Rawls, ce n'est pas cela. C'est qu'on puisse étendre cette conception des comportements humains aux principes sur lesquels devrait être construite une société bien ordonnée. Le passage du bien individuel au bien collectif constitue la clé des conceptions morales des utilitaristes, car l'utilitarisme ne peut être une conception morale que si le bien individuel et le bien collectif peuvent être identifiés. Les deux concepts principaux de l'éthique sont ceux du juste et du bien ; Rawls pense que « le concept de personne moralement valable en est dérivé. La structure d'une théorie éthique est donc largement déterminée par la manière dont elle définit et relie entre elles ces deux notions de base. Or pour Rawls, la façon la plus simple de les relier est celle qu'adoptent les théories téléologiques : le bien est défini indépendamment du juste et, ensuite, le juste est défini comme ce qui maximise le bien »132(*).

Si nous continuons néanmoins à estimer que la maximisation de l'utilité est notre principal objectif, alors mieux vaut la concevoir comme un idéal non moral, comme une valeur de type esthétique, par exemple133(*). Si le bien est défini par le plaisir, nous avons l'hédonisme, s'il est défini par le bonheur, c'est l'eudémonisme. Rawls avance un autre exemple134(*) de conception téléologique, à savoir celui de Nietzsche. Le bien que la théorie de Nietzsche entend maximiser (la créativité) n'est accessible qu'à quelques heureux élus. Les autres individus ne sont utiles que dans la mesure où ils promeuvent le bien de ces élus. Dans l'utilitarisme, la valeur à promouvoir est plus simple, tout un chacun est capable de participer ou de contribuer à sa maximisation (même si cette maximisation peut entraîner le sacrifice de beaucoup de gens). Cela signifie que dans la téléologie utilitariste, contrairement à celle de Nietzsche, les préférences de chaque individu comptent. Mais dans aucune des deux ne prévaut le principe d'égalité de traitement.

Deuxièmement, tandis que la doctrine du contrat accepte comme fondées, dans l'ensemble, nos convictions en faveur de la priorité de la justice, l'utilitarisme au contraire, cherche à en rendre compte comme si elles étaient une illusion socialement utile.

Troisièmement, tandis que l'utilitarisme étend à la société le principe de choix valable pour un individu, la théorie de la justice comme équité, étant une doctrine du contrat, pose que les principes du choix social et, partant, les principes de la justice sont eux-mêmes l'objet d'un accord originel.

Quatrièmement, Rawls mentionne que l'utilitarisme est une théorie téléologique, ce qui n'est pas le cas pour la théorie de la justice comme équité. Par définition, cette dernière est une théorie déontologique, c'est-à-dire une théorie qui soit ne définit pas le bien indépendamment du juste, soit n'interprète pas le juste comme une maximisation du bien.

Cinquièmement, Rawls note que dans l'utilitarisme, si des hommes prennent un certain plaisir à établir des discriminations entre eux, à imposer aux autres une diminution de liberté afin d'accroître le sentiment de leur propre valeur, il faut alors, dans nos réflexions, accorder à la satisfaction de ces désirs un poids qui soit en rapport avec leur intensité, ou selon d'autres critères, et faire de même pour les autres désirs exprimés. Si la société décide de refuser de les satisfaire ou de les réprimer, c'est parce qu'ils tendent à être socialement destructeurs et qu'un plus grand bien-être peut être obtenu par d'autres moyens. Au contraire dans la théorie de la justice comme équité, les personnes acceptent par avance un principe de liberté égale pour tous et elles le font dans l'ignorance de leurs fins plus particulières.135(*)

Enfin, La philosophie morale de Kant, dans sa forme originelle, pose des questions redoutables. En particulier, elle conduit à accepter un ensemble de postulats nécessaires pour la raison pratique, comme l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et l'existence d'un souverain bien qui réconcilierait l'obéissance au devoir et la recherche du bonheur. Suivre la morale de Kant ne serait donc possible que si on est un bon protestant piétiste.

Pour Kant et les Kantiens, c'est dans l'idée du devoir que se trouve le principe suprême de la moralité. Certes, Kant commence ses fondements de la métaphysique des Moeurs en affirmant qu'il n'y a rien qui pourrait être « sans restriction tenu bon à l'exception d'une volonté bonne »136(*), ce qui pourrait laisser penser qu'il n'accorde pas de suprématie à l'idée de devoir : elle serait subordonnée, en réalité, à celle de volonté bonne. Mais pour Kant, en réalité, dire de quelqu'un qu'il a une « volonté bonne » revient en fait à affirmer qu'il agit « par respect du devoir » purement et simplement et non pas « conformément au devoir ».

Il reste que Kant pose une question bien embarrassante : comment l'homme pourrait-il être conduit à admettre les lourds sacrifices qu'impose le respect de la loi morale s'il est privé de cette référence à une transcendance divine.

Des individus placés dans des conditions initiales adéquates et ne raisonnant que d'un point de vue utilitariste adopteraient les principes de justice non utilitaristes. En tant qu'individu ayant besoin de coopérer avec les autres individus tout en ayant des intérêts propres, éventuellement conflictuels avec ceux des autres individus, je souhaite raisonnablement que la société que je forme avec les autres soit un système de coopération équitable.

Or le principe de maximisation du bien général peut entrer et entre nécessairement en conflit avec les principes d'une coopération équitable. En particulier, la maximisation du bien général peut fort bien conduire au sacrifice de la position que certains membres de la communauté occupent. Les Grecs anciens ne concevaient pas que le bien le plus grand puisse être atteint sans l'institution de l'esclavage ; c'est même un des arguments fondamentaux d'Aristote en faveur de l'esclavage : s'il n'y a plus d'esclaves, tous devront travailler, se préoccuper de la reproduction des conditions de la vie et il n'y aura plus d'hommes libres, c'est-à-dire d'hommes qui puissent se livrer aux activités les plus élevées et les plus dignes de l'essence humaine.

Mais personne ne pourrait choisir une situation où il risque d'être esclave à moins d'être fou, disait déjà Rousseau et, par conséquent, une société fondée sur l'esclavage, même si elle maximise le bien général, ne serait pas une société bien ordonnée.

On peut certes imaginer qu'il y a des frontières déterminées au delà desquelles le principe d'utilité doit céder le pas aux droits naturels de la personne qui interdirait par exemple l'esclavagisme, mais en ce cas l'utilitarisme ne peut plus prétendre fournir le critère permettant de définir les comportements humains auxquels doit s'attacher la qualification de " bon ": un comportement est bon non pas s'il est utile, mais s'il respecte la personne.

Et on retombe alors dans une morale déontologique de type kantien, ce à quoi pourtant l'utilitarisme nous promettait d'échapper. Si on essaie de justifier le respect de la personne d'un point de vue utilitariste, les choses sont encore plus compliquées. C'est pourquoi traditionnellement les utilitaristes reprennent toujours plus ou moins des doctrines du bonheur collectif comme justification ultime. À la doctrine utilitariste qui suppose la détermination des comportements individuels par ce qu'on croit être le bien commun, Rawls oppose le principe de respect, le caractère inviolable des droits de la personne et le principe d'égale liberté.

Chapitre II Discussion et commentaire sur la théorie de Rawls et ses critiques à l'utilitarisme 

Les différents principes établis par Rawls ont suscité plusieurs débats, nous n'examinerons pas toutes les discussion autour de la théorie de Rawls, mais quelques unes qui ont incité à une reformulation des principes et qui ont conduit naturellement Rawls à préciser sa position entre autre à l'égard de la philosophie morale de Kant.

Section I.- Otfried Höffe : «Dans quelle mesure la théorie de John Rawls est-elle kantienne ?

Fort du principe benthamien du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre », l'utilitarisme ne considère pourtant pas la justice comme un concept fondamental normatif, mais comme une fonction du bien-être collectif ; il n' y a pas de place dans l'utilitarisme pour une fonction originaire, mais seulement pour une fonction subsidiaire de la justice. Rawls se retourne de manière directe contre l'utilitarisme, donc contre la position éthique prédominante dans le monde anglo-américain. Mais en soumettant - d'accord en cela avec l'utilitarisme - les situations juridiques et politiques à une critique normative générale, il rejette aussi - certes, d'une manière indirecte - un positivisme radical en matière de droit et d'Etat. Sans rien enlever à l'originalité de la critique rawlsienne de l'utilitarisme, il faut rappeler que, malgré la prépondérance de l'utilitarisme, l'effacement de toute perspective de justice n'a pas laissé le monde anglo-saxon indifférent. Parmi les représentants classiques de cette réaction, on citera Henry Sidgwick, qui non seulement a donné de l'utilitarisme la présentation la plus différenciée137(*), mais reconnaît dans la justice un principe correctif de l'utilitarisme138(*).

A Theory of Justice de John Rawls a la signification d'un changement de paradigme, qui chez Rawls se place sous le signe de Kant.

Déjà, Sidgwick avait reconnu l'importance de l'éthique kantienne139(*). Il estimait cependant la position kantienne conciliable avec l'utilitarisme. Cette thèse de la compatibilité est toutefois en opposition avec celle de Rawls.

Selon l'utilitarisme, la justice n'est exigée que pour autant qu'elle maximise le bien-être de tous ceux qu'elle concerne. Ici, la justice devient fonction du bien-être collectif et, par conséquent, le niveau de la satisfaction collective a priorité absolue sur la liberté individuelle. Un Etat policier ou militaire serait alors non seulement permis mais moralement prescrit, car, si son excellente organisation porte peut-être atteinte à la liberté individuelle et implique des inégalités criantes, elle garantit cependant un plus grand avantage collectif. Par contre, Rawls est convaincu que l'idée de justice exige pour chaque individu des droits inaliénables, que nous appelons les droits de l'homme, et qui ne sauraient être supplantés même par le bien-être de la société dans son ensemble. En effet on retrouve chez Kant au moins deux passages qui parlent indéniablement en faveur des droits de l'homme inaliénables. Dans les fondements de la métaphysique des moeurs, Kant écrit : « l'homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle et telle volonté puisse user à son gré. » et dans sa doctrine du droit, Kant affirme un droit inaliénable et inviolable.

Malgré leur accord fondamental sur les droits de l'homme, il y a une série de points sur lesquels Kant et Rawls s'opposent. Ainsi Kant, par exemple, refuse un droit de résistance, alors que Rawls considère - sous certaines conditions, certes - une désobéissance civile comme légitime. En outre, Kant a contesté aux apprentis, aux domestiques et à toute la gent féminine la citoyenneté active, ce qui s'oppose peut -être déjà au premier principe de justice de Rawls - la liberté égale la plus étendue - et qui, en tout cas est, totalement incompatible avec le deuxième principe de justice, qui préconise l'accessibilité à tous des charges et des positions sociales. De plus, selon Kant, l'Etat social (c'est-à-dire l'Etat - providence) n'a pas rang de justice politique, il n'a aucune signification originaire. Par contre, la théorie de Rawls présente un attrait politique considérable car, en accord avec nos constitutions, elle reconnaît une signification de justice originaire non seulement à l'Etat de droit, mais également à l'Etat social.

Une théorie de la justice peut être appelée « kantienne » au moins en trois sens. Elle est kantienne en un sens faible si elle reprend le programme du philosophe Königsberg, et en un sens plus fort si elle reconnaît les éléments centraux de la réalisation de ce programme, c'est-à-dire les éléments fondamentaux de la réponse kantienne ; elle est kantienne en un sens fort si, de plus, elle veut coïncider avec Kant sur de nombreux points de détail. On peut donc en conclure que Rawls n'est pas kantien au sens le plus fort. Par ailleurs, Rawls ne fait pas que reprendre la problématique kantienne. Il se base également sur le concept kantien de l'autonomie140(*), considère les principes de justice comme des impératifs catégoriques au sens kantien141(*) et la position originelle comme une interprétation opératoire des concepts kantiens d'autonomie et d'impératif catégorique142(*). Et finalement, Rawls reprend l'idée d'un contrat social qui n'est pas au centre de la philosophie du droit de Kant, tout en y étant présente. Rawls choisit donc un kantisme « moyen » en présentant une théorie de la justice qui est kantienne dans le fond mais pas dans le détail. Cependant, dans la Doctrine du Droit, Kant cherche un concept moral et un critère du droit, et cette recherche correspond exactement au programme de Rawls, qui voit dans la justice la «première vertu des institutions sociales143(*)».

D'après Otfried Höffe, « Comme « vertu » non pas relative mais absolument première la justice est un concept moral, valable sans restriction ; ses exigences ne souffrent pas les moindres compromis avec d'autres buts et, dans cette mesure, ce sont des impératifs au sens de Kant. D'autre part, les principes de justice ne s'adressent pas en premier lieu à la disposition fondamentale d'une personne, mais à l'ordre fondamental d'une société, en particulier à un ordre juridique. C'est pourquoi ce ne sont pas des impératifs catégoriques quelconques, mais des impératifs catégoriques de droit 144(*)». C'est par un tel impératif catégorique qu'est définie la tâche essentielle d'une interprétation kantienne.

Comme le suggère Höffe, « selon Kant, à la différence de la vertu, trois éléments sont caractéristiques du droit. Materialiter, il y va des conditions de possibilité de faire coexister des êtres doués de liberté : liberté d'action ou de libre arbitre. Formaliter, les principes de coexistence doivent certes satisfaire au critère moral de la stricte universalisation, mais il n'est pas exigé que les personnes coexistantes soient elles-mêmes morales. Alors que pour la vertu, cela dépend de la moralité, la légalité suffit au droit. Troisièmement et découlant de ce qui précède : comme il s'agit des conditions de possibilité d'une existence d'être doués de liberté, et comme la légalité, suffit, les impératifs catégoriques de vertu, inséparablement liès à la faculté de contraindre.145(*)»

Si l'on considère maintenant la théorie de la justice de Rawls à partir de la définition kantienne du droit, on retrouve dans le premier principe de justice le premier élément de définition du droit de Kant : la coexistence de liberté. Dans le deuxième principe de justice apparaissent cependant d'autres éléments, notamment le bien-être des personnes les plus défavorisées, que Kant considère comme étrangères au droit. De son côté, Rawls parle sans distinction d'une « théorie morale » et d'une « personne morale », et ne tient donc pas compte de la différence entre droit et vertu, c'est-à-dire entre légalité et moralité. Finalement, Rawls ne fait jouer pour ainsi dire aucun rôle à la faculté de contraindre du droit146(*). Dans la théorie de Rawls, la faculté de contraindre du droit, n'a pas de signification primaire, ni même secondaire, tout au plus de troisième rang147(*).

La question de savoir si la théorie de la justice est une théorie morale ou catégorique, au sens kantien, se pose du fait que Rawls recourt au cadre conceptuel des théories de la décision. Selon ces théories, un choix est rationnel lorsque, au moyen d'un processus de calcul et d'information exempt de passion, on tente de maximiser l'avantage personnel. Dans toutes leurs variantes, les décisions rationnelles sont des calculs déterminés par l'intérêt propres des individus concernés. Selon Kant, des décisions qui découlent de l'intérêt personnel sont valables de manière (pragmatique) hypothétique, mais non pas catégorique. Bien que le choix rationnel des principes de justice apparaisse comme le résultat précis d'un choix prudentiel, et que Rawls tienne beaucoup à ce point, il serait précipité de refuser aux principes de justice une signification morale et catégorique. Car Rawls laisse se dérouler le choix des principes de justice comme nous l'avons vu, dans une situation initiale sous un voile d'ignorance. En raison de ce voile d'ignorance, il est impossible à celui qui choisit de faire dépendre sa décision de propres circonstances : les particularités individuelles, sociales ou culturelles ne jouent plus aucun rôle. La situation initiale est donc celle d'un rapport symétrique de tous les décideurs. On pourrait également parler d'une situation de choix idéale, au sens strict, libre de toute domination ; dans celle-ci, toutes les personnes vivant au présent, dans le passé ou à l'avenir sont reconnues comme strictement égales. Rawls a placé comme sujet du choix rationnel un sujet universel.

Dans la situation initiale, les décideurs rationnels ne peuvent pas maximiser leur propre avantage, et cela parce qu'ils ne sont pas des sujets portés par un avantage propre, soit individuel, soit spécifique au groupe auquel ils appartiennent. Le porteur du choix de la justice est, au sens strict, un sujet universel, indifférent à toutes les déterminations individuelles et particulières, que Kant désignerait comme être de raison pure. Comme le suggère Höffe, « En ce sens, on pourrait se demander si Rawls n'a pas malgré tout réhabilité le sujet nouménal de Kant. Cependant, il ne l'a pas réhabilité dans le contexte théorique, mais dans le contexte pratique ; autrement dit, le sujet ne peut se décider que de manière impartiale, c'est-à-dire raisonnablement et moralement.148(*).Ainsi se confirme le premier élément de l'interprétation kantienne. Les principes de justice choisis sous le voile d'ignorance ont la signification d'impératifs catégoriques. Par conséquence la théorie de la justice de Rawls est définitivement Kantienne »

En introduisant la justice comme un concept moral et catégorique, et le voile d'ignorance comme une interprétation opératoire de l'exigence catégorique, Rawls ne peut défendre des principes de justice valables pour une culture et une époque spécifiques. En outre, si Rawls fait disparaître toutes les différences sociales et culturelles sous le voile d'ignorance, il les déclare sans importance quant à la justification et à l'étendue de la justification. Ici il adopte effectivement un point de vue strictement kantien ; et celui-ci ne s'accorde pas avec la relativisation de la justice selon le degré de développement socioculturel.

Section II.- Catherine Audard, question de méthode : «Le libéralisme et la question de la fin dominante149(*).»

Pour bien comprendre les critiques de Rawls, il faut se rappeler que l'utilitarisme a été conçu, dès ses débuts chez Hume, comme une machine de guerre contre le platonisme moral. Dans celui-ci, qui affirme un ordre moral indépendant et antérieur au sujet moral, les concepts moraux comme ceux du juste et du bien, de la valeur morale, ne peuvent être dérivés de concepts non moraux.

Au contraire, l'utilitarisme part de l'individu et de sa subjectivité vécue, pourrait-on dire, en considérant que les seuls faits moraux fondamentaux sont ceux qui concernent le bien-être de l'individu. Pour Rawls, «le principe d'utilité définit le bien par la satisfaction du désir, ou mieux, peut-être, par la satisfaction d'un désir rationnel. 150(*)» Les utilitaristes préciseraient toutefois que ce ne sont pas les désirs, mais les systèmes de désirs et de préférences qui peuvent être rationnels, puisque c'est par eux qu'est atteinte la maximisation du bien-être. Selon Rawls, le comportement de l'agent moral cherchant à maximiser sa satisfaction est rationnel d'après l'utilitarisme au sens où le sont « un entrepreneur décidant comment maximiser son profit en produisant telle ou telle marchandise, ou un consommateur décidant comment maximiser sa satisfaction par l'achat de telle série de biens »151(*). Pour Rawls, le concept de rationalité doit être interprété au sens étroit, courant dans la théorie économique, comme la capacité d'employer les moyens les plus efficaces pour atteindre des fins données.

Ces données morales subjectives constituent alors le seul point de vue pertinent pour évaluer ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. Le bien est défini indépendamment du juste et, ensuite, le juste est défini comme ce qui maximise le bien. Plus précisément sont justes les institutions et les actes qui produisent le plus grand bien possible. Il est naturel de définir la rationalité par la maximisation de quelque chose, et, en morale, par la maximisation du bien.152(*). D'où le qualificatif de «téléologique» que Rawls applique à l'utilitarisme. Dans cette justification du principe d'utilité n'entre en ligne de compte aucun fait, aucun critère extérieur aux désirs et aux préférences des individus.

Au nom de la liberté individuelle, ici entendue comme pure liberté de choix, comme « liberté négative », le contenu particulier et contingent de ces préférences, quelles qu'elles soient, doit être respecté. Il s'agit d'un droit fondamental, essentiel dans une société libérale et pluraliste, héritière des guerres de religion et de la réforme, « caractérisée par le principe de la tolérance et la croissance du gouvernement constitutionnel et des institutions de vastes économies de marché industrielles »153(*). En ce sens donc, l'utilitarisme semble se conformer aux exigences profondes du libéralisme; mais il n'en est rien. «Nous pouvons comprendre la nature subjective de la conception utilitariste du bien comme étant une manière d'adapter la notion de bien rationnel unique [du platonisme] aux exigences institutionnelles de la société démocratique moderne, donc, le bien doit être conçu comme subjectif, comme la satisfaction des désirs et des préférences »154(*).

On voit alors clairement le sens de la critique de Rawls : le platonisme moral que l'on voulait éviter réapparaît, sous une forme « démocratisée » certes, mais bien réel tout de même. L'utilitarisme serait donc en fait incompatible avec le libéralisme puisqu'il fait du bien-être une fin dominante de la pratique humaine, alors qu'il existe d'autres conceptions du bien également compatibles avec la raison humaine. L'utilitarisme réintroduit donc les controverses métaphysiques et religieuses dont le libéralisme155(*) cherche à se débarrasser par le principe de tolérance.

Catherine Audard prend, pour illustrer cette critique, un exemple qui revient sans cesse dans Théorie de la justice. Supposons, par exemple, que la majorité de la société haïsse certaines pratiques religieuses ou sexuelles et les considère comme une abomination. L'idée seule qu'elles puissent exister suffit à susciter chez la majorité colère et haine. Même si ces émotions sont inacceptables du point de vue moral, il ne semble pas exister de moyen efficace de les exclure comme étant irrationnelles. La recherche de la plus grande satisfaction possible des désirs peut donc justifier des mesures extrêmement répressives à l'encontre d'actions qui ne  nuisent pourtant pas à la société ».156(*)

Si pour éviter ce sectarisme de l'opinion populaire, on se replie sur une autre interprétation du bien-être subjectif, sera-t-on plus satisfait ? L'hédonisme, de ce point de vue, paraît plus convaincant. En effet, en posant que le plaisir est la fin dominante d'un agent rationnel, on ne pose pas une fin unique, mais plutôt une qualité commune à plusieurs fins, ce qui devrait permettre une plus grande tolérance. «Ainsi, on pourrait dire que le plaisir est le trait commun à l'expérience de respirer des roses, de manger du chocolat, à l'affection réciproque etc. Chercher à maximiser les sensations agréables semble éviter les manifestations de fanatisme et d'inhumanité tout en définissant une méthode rationnelle de choix purement personnel »157(*). C'est en raison de ce caractère plus tolérant que l'utilitarisme et, avec lui, les doctrines téléologiques ont été amenées à adopter une forme d'hédonisme. Mais, dès que l'on veut préciser ce qu'est le plaisir, comparer les divers plaisirs individuels pour maximiser le bien-être total, on ne peut le faire sans se servir d'un critère autre que le plaisir ou bien sans tomber dans l'arbitraire des goûts et des préférences : « le problèmes de la pluralité des fins renaît tout entier à l'intérieur de la classe des sentiments subjectifs »158(*).

On n'a le choix, selon Rawls, qu'entre une interprétation totalitaire, d'une part, qui prétend à l'objectivité, mais s'oppose à la liberté de choix de l'individu et à la pluralité des conceptions acceptables du bien, et une interprétation subjectiviste du bien être comme plaisir, d'autre part, mais qui ne fournit aucun critère pour faire des comparaisons interpersonnelles et maximiser le solde net de satisfaction.

Pour Catherine Audard, les principes du libéralisme ne sont compatibles avec une théorie de la justice que si celle-ci correspond au souci que des êtres rationnels ont de la satisfaction de leurs intérêts sans leur imposer de vision du monde, de conception d'un bien extérieur indépendant. Ces principes excluent la dimension coercitive de la morale et, a fortiori, des principes de justice qui doivent nécessairement imposer des limites à la poursuite du bonheur par chacun.

La théorie de la justice doit donc comporter une certaine « neutralité » morale pour ne choquer aucune conscience, aucune vision du monde individuelle et, pourtant, doit recueillir l'adhésion de tous, doit faire partie du bien de chacun, sinon elle n'aurait aucune application effective.

« Il faut trouver une théorie de la justice qui recueille l'adhésion unanime des agents rationnels comme le ferait une théorie téléologique, mais sans coercition, sans contredire le postulat du libéralisme »159(*).

Nous allons maintenant dans un troisième chapitre, aborder une discussion et commentaire autour du principe d'utilité.

Chapitre III Discussion et commentaire autour du principe d'utilité

Section I.- L'approche de Kymlicka et celle de Nozick en ce qui concerne le principe d'utilité de Bentham

La première position, qui est peut-être la plus influente dans la tradition utilitariste, consiste à dire que c'est l'expérience ou la sensation du plaisir qui constitue le bien-être suprême de l'humanité. C'est le seul bien suprême qui soit une fin en soi et pour lequel tous les autres biens sont des moyens. Kymlicka suggère qu' « on peut nourrir de sérieux doutes sur l'explication de notre préférence en faveur de certaines activités plutôt que d'autres. Bien qu'il s'agisse d'un cliché, il est probablement vrai que les poètes trouvent souvent l'expérience de l'écriture pénible et frustrante, tout en l'appréciant au plus haut point. C'est tout aussi vrai de la lecture de la poésie, qui nous apparaît souvent plus perturbante qu'agréable. Bentham pourrait répondre que le bonheur de l'écrivain, comme celui du masochiste, repose précisément sur ces sensations apparemment désagréables. Peut-être le poète éprouve-t-il vraiment de plaisir dans ces tourments et cette frustration160(*) ». Il en résulte de la part de Kymlicka un fort doute161(*).

Robert Nozick a élaboré un argument de la version hédoniste du bien être. Il nous demande d'imaginer que des neuropsychologues nous harnachent à une machine qui nous injecte des drogues. Ces drogues produisent les états de conscience les plus agréables que nous puissions imaginer. Si le plaisir était notre bien suprême, nous serions tous volontaires pour être ainsi prisonniers à la vie de la machine, dans un état d'intoxication perpétuelle, ne ressentant rien d'autre que du bonheur. Mais il est en fait probable qu'on ne trouverait guère de volontaires. Loin d'être la meilleure vie que nous puissions imaginer, on pourrait à peine appeler cela une vie digne de ce nom, et la plupart des gens y verraient une existence vaine et dénuée de toute valeur. Certaines personnes préféreraient même sans doute être mortes que mener une pareille existence. Il est clair que mieux vaut ne pas être prisonniers de la machine de plaisir et mener à bien les activités que nous jugeons propres à une existence digne d'être vécue. Même si nous devons nous contenter de l'espoir que ces activités nous procureront du bonheur, nous ne saurions les échanger contre la garantie absolue de ce bonheur.162(*).

La théorie de l'utilité fait l'hypothèse que l'humanité est rationnelle, c'est-à-dire que les individus maximisent leur utilité. On peut donc envisager l'utilité comme satisfaction des préférences.

En examinant l'utilité comme satisfaction des préférences, Kymlicka déclare que le bien-être d'un humain ne se réduit donc pas à une séquence appropriée d'états mentaux. Reste donc une autre option, l'interprétation de l'utilité comme «satisfaction des préférences».163(*)

Maximiser l'utilité des individus signifie de ce point de vue satisfaire leurs préférences quelles qu'elles soient. On peut souhaiter éprouver l'expérience de la création poétique, et la machine de Nozick suffit à cet usage, mais on peut également souhaiter écrire de la poésie et se passer de la machine. Les utilitaristes favorables à cette interprétation nous demandent de satisfaire au même titre toutes les préférences, car le bien-être se résume selon eux à la satisfaction des préférences. Mais si les deux premières interprétations excluent trop de choses de leur vision du bien-être, cette dernière est trop généreuse dans ce qu'elle inclut. Pour Kymlicka, la satisfaction de nos préférences ne contribue pas toujours à notre bien-être. Imaginons que nous commandions un repas et que certains d'entre nous veuillent de la pizza tandis que les autres désirent un plat chinois. Si la meilleure façon de satisfaire la majorité des préférences est de commander de la pizza, ce type d'utilitarisme nous adjoint à le faire. Mais que se passe - t- il si, à notre insu, la pizza est empoisonnée, ou tout simplement périmée ? Le fait de la commander irait à l'encontre de notre bien-être.

Ce qui est bon pour nous, peut être différent des préférences que nous exprimons à un moment donné. C'est un aspect qui est particulièrement souligné par les marxistes dans leur théorie de la fausse conscience : les travailleurs sont socialisés de telle manière qu'ils ne peuvent percevoir leur véritable intérêt, à savoir le socialisme. Mais le même type de problème se pose souvent de façon moins dramatique ou controversée. Il se peut très bien que l'information adéquate nous fasse simplement défaut, comme dans l'exemple de la pizza, ou que nous ayons commis des erreurs au moment de calculer les coûts et les bénéfices de telle ou telle action. On ne peut donc pas soutenir que les préférences définissent notre bien. Il est plus correct de dire qu'elles constituent une prédiction concernant notre bien. Nous souhaitons posséder les biens qui méritent d'être possédés, et nos préférences du moment reflètent nos croyances sur ce qui mérite d'être possédé. Mais il n'est pas toujours facile de savoir quels sont ces biens, et nos croyances pourraient parfaitement être erronées.

L'utilitarisme de la satisfaction des préférences affirme qu'une chose a de la valeur si un grand nombre d'individus la désirent. Mais ce qui n'est pas tout à fait vrai, c'est le fait qu'un bien ait de la valeur qui nous donne une bonne raison de le préférer. Et si un bien est dénué de valeur, la satisfaction de ma préférence erronée à son égard ne contribuera en rien à mon bien-être. Par conséquent, mon utilité ne sera pas maximisée par la satisfaction de n'importe laquelle de mes préférences, mais par la satisfaction de celles qui ne sont pas fondées sur des croyances erronées.

Dans son ouvrage Les théories de la justice, une introduction, Kymlicka164(*) examine les deux principaux arguments en faveur de la maximisation de l'utilité conçue en tant que critère de la validité morale, avec pour chacun d'entre eux, une interprétation différente de ce qu'est l'utilitarisme.

La première interprétation que nous allons appeler l'égale considération de tous les intérêts165(*), considère l'utilitarisme comme un principe d'agrégation des intérêts et des désirs. Les individus ont des préférences distinctes et potentiellement conflictuelles, et nous avons besoin d'un critère qui permette de savoir quels compromis entre ces préférences sont moralement acceptables, et lesquels sont les plus équitables à l'égard des personnes dont le bien-être est en jeu. Une des réponses les plus fréquentes est qu'il convient d'accorder la même considération aux intérêts de chaque individu. Du point de vue moral, l'existence de chaque être humain pèse du même poids, et tous les intérêts individuels devraient se voir accorder la même considération.

Comme l'explique Bentham, chacun compte pour un (une unité), et personne pour plus qu'un (une unité)-« everybody to count for one, nobody for more than one ».

Dans cette version de l'utilitarisme, par conséquent, notre raison d'accorder un même poids aux préférences de chacun, c'est que cela revient à traiter chacun sur un pied d'égalité, avec le même respect et la même considération. Si nous faisons notre ce critère de validité morale, nous serons amenés à admettre que les actions moralement bonnes sont celles qui maximisent l'utilité. Mais il est important d'observer que, dans ce cas, la maximisation n'est pas l'objectif direct de notre critère. La maximisation apparaît comme un effet annexe d'un critère destiné à permettre une agrégation équitable des préférences des individus. L'exigence de maximiser l'utilité découle entièrement de l'exigence préalable de traiter tous les individus avec une égale considération.

Le premier argument en faveur de l'utilitarisme se présente donc comme suit :

les individus comptent, et ils comptent tous à égalité ; par conséquent,

on doit accorder le même poids aux intérêts de chaque individu ; par conséquent,

les actions moralement bonnes maximiseront l'utilité.

Cet argument en termes d'égalité de traitement est implicite dans la thèse de Mill selon laquelle : dans la règle d'or de Jésus de Nazareth, nous pouvons déchiffrer intégralement l'esprit de l'éthique utilitariste. Faire ce que tu voudrais qu'on te fasse, et aimer ton prochain comme toi-même, tel est l'idéale perfection de la moralité utilitariste.

Il existe toutefois une autre interprétation de l'utilitarisme, il s'agit de l'utilitarisme téléologique, dans cette seconde version, la maximisation du bien est première et non plus dérivée, et si nous traitons chaque individu à égalité, c'est uniquement parce que c'est la seule façon de maximiser la valeur. Notre devoir prioritaire n'est point de traiter les individus comme des égaux, mais de produire des états de fait désirables. Dans cette perspective, l'utilitarisme s'intéresse avant tout non pas aux individus, mais aux états de faits. D'après Rawls, il s'agit là d'une théorie « téléologique », au sens où l'action moralement bonne est définie en terme de maximisation du bien, plutôt qu'en terme d'égale considération des individus.166(*) Il s'agit là d'une forme distincte de l'utilitarisme. Cette version fonctionne totalement à l'inverse de la première.

La première définit comme nous l'avons vu, la moralité en terme d'égalité de traitement, principe duquel découle le critère d'agrégation utilitariste, dont il apparaît qu'il maximise le bien. La seconde définit la moralité en terme de maximisation du bien, principe duquel découle le critère d'agrégation utilitariste, dont il se révèle par ailleurs qu'il traite à égalité les intérêts des différents individus.

Cette inversion a des conséquences majeures sur les plans théorique et pratique. Nous sommes face à deux méthodes indépendantes, permettant de justifier la maximisation de l'utilité. Rawls soutient que l'utilitarisme est fondamentalement une théorie du second type, qui définit la moralité en terme de maximisation du bien.167(*). Il y a toutefois quelque chose d'étrange dans l'interprétation que nous avons appelé l'utilitarisme téléologique. En effet, il n'apparaît pas du tout clairement pourquoi la maximisation de l'utilité, en tant qu'elle est notre objectif direct, devrait être considérée comme une obligation morale. Une obligation pour qui ? La moralité, telle que nous la percevons dans notre vie de tous les jours, repose sur des obligations interpersonnelles - les obligations qui nous lient les uns aux autres. Mais à qui nous lie l'obligation de maximiser l'utilité ? Cela ne peut pas être une obligation envers un état de fait en soi maximalement désirable, car les états de fait n'ont pas de droits moraux. Peut-être sommes-nous obligés envers les individus qui bénéficieraient de la maximisation de l'utilité ? Mais si cette obligation est en fait de traiter tous les individus avec une égale considération, ce qui paraît le plus plausible, cela nous ramène à la première version de l'utilitarisme, celle qui est fondée sur l'égalité de traitement. Si nous continuons néanmoins à estimer que la maximisation de l'utilité est notre principal objectif, alors mieux vaut la concevoir comme un idéal non moral, comme une valeur de type esthétique, par exemple. Dans la seconde interprétation, les individus sont perçus comme des producteurs ou des consommateurs potentiels du bien à maximiser, et notre obligation morale concerne ce bien, et non pas les individus.

D'après Kymlicka, « Si l'utilitarisme doit être interprété comme une doctrine égalitariste, alors le principe de maximisation du bien-être n' y joue aucun rôle autonome. Les utilitaristes doivent admettre que nous ne pouvons avoir recours au critère de maximisation que s'il s'agit là de la meilleure façon de traiter les individus sur un pied d'égalité ». 168(*)

Cependant on ne peut pas affirmer à la fois que la moralité est fondamentalement un problème de maximisation du bien et qu'elle repose fondamentalement sur le respect du droit des individus à une égale considération. Si l'utilitarisme devait se contenter d'un seul de ses critères, il perdrait nombre de ses attraits. Si on l'interprète comme une théorie téléologique de la maximisation, il cesse de satisfaire nos intuitions fondamentales sur le sens de la moralité ; si on le conçoit comme une doctrine égalitariste, il engendre un certain nombre de résultats qui vont à l'encontre de notre perception de l'égalité de traitement.

Section II : Monique Canto-Sperber et sa théorie du bonheur

Pour Monique Canto-Sperber169(*), la recherche du bonheur est un ressort évident de l'action humaine. C'est pour cette raison que le bonheur joue un rôle essentiel en philosophie de l'action : il représente cette raison dont il est, dans la plupart des cas, superflu de demander le pourquoi. Mais la question décisive est de savoir si le fait d'être la fin dernière de toutes les actions humaines confère au bonheur la moindre valeur morale. Certains philosophes ont répondu positivement à cette question : le bonheur que chacun recherche est l'unique source de moralité. D'autres ont répondu qu'il n'en était rien : il faut obéir aux exigences de la morale indépendamment de leurs conséquences sur notre bonheur. Ce clivage donne lieu à deux orientations majeures bien définies dans l'histoire de la philosophie.

Selon la première orientation, la recherche du bonheur définit le cadre de toute moralité. Dans la mesure où le bonheur est conçu comme le moyen de déterminer la moralité des actions au lieu d'être une dimension intrinsèque à l'action morale, cette perspective se distingue nettement de l'eudémonisme. De façon épisodique dans l'antiquité, mais surtout au XVIIe siècle, chez Hobbes, comme au siècle suivant chez Hume et de façon encore plus claire chez les premiers utilitaristes, on voit défendre l'idée que la capacité d'une action ou d'un état de choses à produire le bonheur pourrait être le critère de leur moralité. La manière de définir ce bonheur varie grandement selon les auteurs. La conception qui leur est commune prête toutefois à une série d'objections issue de la morale commune. La plus forte est de demander comment il se fait que des individus renoncent à des actions promettant les plus grands bonheurs quand ils les considèrent comme immorales, s'il est vrai que le bonheur est la source de la moralité des actions ? D'où vient le critère, indépendant du bonheur qu'elles procurent, qui fait que de telles actions sont jugées immorales ?

La seconde orientation souligne la divergence entre l'aspiration à la vertu et la poursuite du bonheur. Dès l'antiquité, cette opposition est un lieu commun de la littérature proverbiale. Placé à la croisée des chemins, Héraclès hésite entre la vertu, austère et sans joie, et le vice, paré de tous les attraits de la vie heureuse. La certitude de l'incompatibilité entre la moralité et le bonheur peut certes conduire à l'immoralisme : on opte pour le bonheur sans se soucier de la vertu, et résolu, si besoin est, à mal agir. Mais la même certitude peut mener aussi à la plus rigoureuse des moralités. Car elle est au fondement de la thèse qui déclare que, aussi grande que soit l'importance du bonheur dans la vie humaine, la vertu ou l'accomplissement de la moralité suppose une forme de renoncement au bonheur ou à certaines formes de bonheur ; La philosophie kantienne a donné l'interprétation la plus profonde de cette divergence entre les fins humaines, les unes orientées vers le bonheur, les autres vers la moralité.

Monique Canto-Sperber, pense que cette conception prête à de fortes objections : si le bonheur est distinct de la moralité et si la recherche du bonheur reste la principale source de motivation à agir, comment rendre compte du désir d'agir moralement, comment expliquer que des personnes rationnelles veuillent se comporter moralement tout en sachant que cela détruira leur bonheur ?

Le trait le plus caractéristique du bonheur est le sentiment de satisfaction éprouvé à l'égard de la vie entière et le souhait que cette vie se poursuive de la même façon. Un tel sentiment de satisfaction doit être rapporté aux désirs et projets que la personne nourrit à l'égard de sa vie. Mais encore faut-il que ses désirs les plus intenses soient en gros satisfaits et qu'ils soient relativement compatibles entre eux. La personne peut certes entretenir des désirs contraires - comme de très fortes ambitions professionnelles associées à la nostalgie d'une vie de famille riche -, mais dans ce cas la frustration du désir vaincu ne doit pas occasionner un sentiment d'amertume de nature à compromettre tout bonheur.

La satisfaction éprouvée à l'égard des séquences, événements, obstacles surmontés, expériences vécues, décisions de sa propre vie, ne résulte pas seulement du fait que ce qui est vécu est satisfaisant ; elle inclut aussi un facteur de réflexion consciente et d'appréciation de la vie comme un tout cohérent. C'est la forme la plus riche du bonheur, alors que la plus pauvre sera faite de la simple satisfaction de désirs immédiats.

Les philosophes de l'antiquité ont lié de façon essentielle la recherche du bonheur à la moralité170(*). D'où le nom d'eudémonisme171(*) donné à leur philosophie.

Les hommes poursuivent une fin dernière qu'ils se représentent en même temps qu'il la désirent et dont la possession permet l'accomplissement parfait de la nature humaine. C'est ainsi que toutes les éthiques antiques ont défini la recherche du souverain bien, à la fois le bien humain, le bonheur, et le bien moral. Plusieurs traits caractérisent cette recherche. D'abord, ce souverain bien doit porter sur l'ensemble de la vie humaine. Il ne consiste pas en événements, en épisodes ou en sensations, mais doit pouvoir être pensé comme un aspect de l'activité qu'est la vie même. Le deuxième trait est que cette recherche est rapportée à une disposition naturelle en l'homme.

L'eudémonisme antique, qui identifie la vie heureuse et la vie morale, est caractérisé par deux thèses : la vertu réalise la fonction humaine de raison ; l'accomplissement de cette fonction est le bonheur. Le bonheur se présente comme une réalité à la fois divine et accessible à la plupart des hommes. Il ne peut résulter du hasard ; il exige au contraire un considérable effort ; seuls les êtres présentant une certaine valeur morale et exerçant leur raison peuvent être dits heureux. Socrate faisait de la recherche du bonheur la fin ultime qui permet d'expliquer nos actions et nos désirs.

Chapitre IV. - Influence de Rawls sur la théorie économique contemporaine et révision par celle-ci de ses prémisses utilitaristes.

Dès sa constitution au cours du 19ème siècle, l'économie normative a constamment eu pour assise philosophique l'utilitarisme avec notamment Mill et Bentham. Or d'autres auteurs ont apporté un renouveau ou une différence du point de vue de la philosophie politique. Nous allons étudier dans ce chapitre le concept de justice dans l'économie politique, la notion de justice et d'équité (différence entre Rawls et les utilitaristes), l'analyse de la notion de choix rationnel.

Section I : Le concept de justice de Rawls dans l'économie politique

L'originalité de la démarche de Rawls se manifeste par l'exclusion de deux sacrifices qu'une société pourrait être portée à exiger d'une partie de ses membres : exclusion d'un sacrifice des plus défavorisés au nom de l'efficacité économique, donc condamnation du « libéralisme sauvage » ; exclusion d'un sacrifice des plus favorisés au nom de la justice sociale, donc rejet du « socialisme autoritaire ».

John Rawls considère que, du point de vue économique et social, l'état le plus juste d'une société est celui qui, parmi tous les états possibles, assure au membre le plus défavorisé une position maximale. Au demeurant, il peut arriver que s'améliore la situation des plus défavorisés sans que se réduise l'écart les séparant des plus favorisés.

En ce qui concerne l'argument du contrat social, Rawls considère le premier argument en faveur de ses principes de justice comme moins important que le second. Ce dernier repose sur l'idée de « contrat social », et il s'agit d'un argument concernant le type de moralité politique que les individus choisiraient s'ils établissaient une société à partir d'une « position originelle ». Comme l'observe Rawls, à propos de l'argument de l'égalité des chances : « aucune des remarques sur l'égalité des chances ne suffit à justifier cette conception de la justice car, dans la théorie contractuelle, tous les arguments, à strictement parler, doivent être avancés en terme de ce qu'il serait rationnel de choisir à partir d'une position originelle. Mais j'entends ici préparer le terrain à cette interprétation privilégiée des deux principes de justice de façon que ces critères, en particulier le principe de différence, n'apparaissent pas au lecteur comme étranges ou trop excentriques172(*)».

Ce qui pose un problème car les arguments contractualistes nous demandent d'imaginer un état de nature présent avant l'existence d'une quelconque autorité politique. Chaque individu n'y dépend que de lui-même, au sens où il n' y a pas d'autorité supérieure susceptible d'obtenir son obéissance ou bien responsable de protéger ses intérêts ou ses possessions. Cette conception nous rapproche de celles de Hobbes, Locke, Kant et même de Rousseau, qui en ont tiré des conclusions différentes, mais tous se sont exposés à la même critique, à savoir qu'un tel contrat ou un tel état de nature n'ont jamais existé.

Mais comme l'observe Kymlicka, « l'idée d'égalité morale repose en partie sur l'affirmation qu'aucun d'entre nous n'est intrinsèquement subordonné à la volonté d'autrui, que personne ne vient au monde en étant la propriété de quelqu'un d'autre, ou en lui étant assujetti. Nous sommes tous nés libres et égaux. »173(*).Tout au long de l'histoire de l'humanité, nombreux sont les groupes à qui l'on a refusé cette qualité. Dans les sociétés féodales, par exemple, les paysans étaient considérés comme naturellement subordonnés aux aristocrates. Ce fut la mission historique des auteurs classiques du libéralisme, comme Locke, de rejeter cette prémisse féodale, en imaginant un état de nature au sein duquel tout le monde jouissait d'un statut égal. Comme disait Rousseau, « l'homme est né libre, et pourtant il est partout dans les fers». L'idée d'un état de nature n'est donc pas une assertion d'ordre anthropologique sur l'existence présociale de l'humanité, mais une assertion d'ordre moral sur l'absence de subordination naturelle entre les êtres humains.

Rawls pense d'ailleurs s'éloigner de la conception de Hobbes, Locke, et même celle de Rousseau : « mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d'abstraction la théorie familière du contrat social présente, par exemple chez Locke, Rousseau et Kant »174(*). L'objet du contrat est de déterminer des principes de justice à partir d'une position d'égalité : dans la théorie de Rawls, si la position originelle « correspond » à l'idée d'état de nature, elle se différencie néanmoins, car Rawls estime que l'état de nature, tel qu'il est traditionnellement conçu, ne reflète pas vraiment une « position initiale d'égalité175(*)».

C'est ici que l'argument contractualiste rejoint l'argument intuitif. La version traditionnelle de l'état de nature est injuste parce que certains individus y ont plus de capacités de négociation que d'autres - plus d'aptitudes naturelles, plus de ressources initiales, ou simplement plus de force physique - et peuvent donc résister plus longtemps pour obtenir un meilleur accord, tandis que les moins forts ou les moins doués doivent faire des concessions. Les incertitudes de la nature affectent tout un chacun, mais certains sont mieux armés pour les affronter, et ils ne consentiront pas au contrat social tant que celui-ci n'entérinera pas leurs avantages

Pour Rawls c'est une injustice, il élabore donc la « position originelle », dans cet état de nature nouvelle manière, les individus sont placés derrière un « voile d'ignorance ».

Pour Kymlicka, en ce qui concerne l'état de nature, le voile d'ignorance ne reflète pas une théorie de l'identité personnelle. Il s'agit pour lui d'un test intuitif d'équité qui fonctionne de la même façon que le procédé qui consiste, quand nous voulons diviser un gâteau en parts égales, à s'assurer que la personne chargée d'effectuer cette tâche ne sait pas quelle part elle obtiendra. De même comme l'explique Rawls, le voile d'ignorance garantit que les individus qui pourraient être à même d'influencer le processus de sélection en leur faveur grâce à leur position avantageuse soient dans l'impossibilité de le faire. C'est ce que explique Rawls : « il ne faut donc pas se tromper sur la nature des conditions quelque peu inhabituelles qui caractérisent la position originelle. Il s'agit simplement de fournir à notre imagination une représentation concrète de contraintes qu'il semble raisonnable d'imposer aux arguments en faveur de principes de justice et, par conséquent, à ces principes eux-mêmes. Il semble par exemple raisonnable, et généralement accepté, que personne ne devrait être avantagé ou désavantagé dans le choix de ces principes par la loterie naturelle ou les circonstances sociales. De même, on s'accorde généralement à penser qu'il devrait être impossible à quiconque de façonner les principes en fonction de sa propre situation[...]. De cette façon, on aboutit naturellement au voile d'ignorance176(*)»

Rawls va tenter d'établir comment ses deux principes fonctionnent en tant que conception de l'économie politique, c'est-à-dire en tant que critères pour évaluer les rapports économiques et les programmes de politique économique, ainsi que les institutions qui leur sont liées. L'économie du bien-être est souvent définie de la même façon. Rawls n'utilise pas le terme bien-être (welfare) car pour lui ce terme suggère une conception morale utilitariste implicite ; il préfère l'expression choix social (social choice).

D'après Rawls, les principes de la justice définissent un idéal partiel de la personne que les organisations socio-économiques doivent respecter (un idéal de la personne qui impose des contraintes à la satisfaction des désirs existants). De ce point de vue, la théorie de la justice comme équité est opposée à l'utilitarisme. Or il peut sembler que, puisque l'utilitarisme ne fait pas de distinctions entre la qualité des désirs et que toutes les satisfactions ont une valeur, il ne comporte pas de critères pour choisir entre des systèmes de désirs ou des idéaux personnels. L'utilitariste peut se défendre en disant que, étant donné les conditions sociales et les intérêts humains tels qu'ils sont, et si l'on prend en ligne de compte la façon dont ils se développeront dans telle ou telle organisation des institutions, le fait d'encourager un type de besoins plutôt qu'un autre a des chances de conduire à un plus grand solde net (ou à une moyenne plus élevée) de satisfaction. C'est sur cette base que l'utilitariste choisit entre les idéaux personnels. Certaines attitudes, certains désirs, moins compatibles avec une coopérative sociale fructueuse, tendent à réduire le bonheur total (ou moyen). Pour Rawls, de manière schématique, on peut dire que les vertus morales sont les dispositions et les désirs efficaces dont on peut attendre qu'ils conduisent à la plus grande somme de bien-être. L'opposition de l'utilitarisme avec la théorie de la justice consiste en ce que la théorie de la justice comme équité établit indépendamment une conception idéale de la personne et de la structure de base de sorte que non seulement certains désirs et inclinations sont nécessairement découragés, mais que l'effet des circonstances initiales finira par disparaître. Or dans l'utilitarisme nous ne pouvons pas être sûrs de ce qui se passera.

Ce que Rawls va résumer de la manière suivante : « l'essentiel est que, en dépit des traits individualistes de la théorie de la justice comme équité, les deux principes de la justice ne dépendent pas de manière contingente des désirs existants ou des conditions sociales présentes. Ainsi, nous sommes capables d'en déduire une conception de la structure de base juste et de l'idéal personnel qui lui correspond, qui peuvent servir de critère pour évaluer les institutions et pour guider la direction générale du changement social. [...]. En supposant certains désirs généraux, comme le désir de biens sociaux premiers, et en prenant comme base l'accord qui serait conclu dans une situation initiale convenablement définie, nous pouvons parvenir à l'indépendance nécessaire vis-à-vis des circonstances existantes. La position originelle est caractérisée de façon à ce que l'unanimité soit possible ; les réflexions de n'importe quel individu sont typiques de celles de tous. Il en va de même pour les jugements bien pesés des citoyens d'une société bien ordonnée, dans laquelle s'exercent les principes de la justice. Chacun a un sens de la justice semblable et, de ce point de vue, une société bien ordonnée est homogène »177(*).

Section II.- : La conception Rawlsienne de l'équité

Il y a dans la théorie de la justice de Rawls, un élément qui ne peut se résumer seulement à une des conditions d'un choix rationnel, c'est l'équité [fairness]. Un choix rationnel conduit à une solution efficace, pas à une solution juste. C'est pourquoi il faut compléter la description de la situation contractuelle initiale en disant qu'elle est équitable. Qu'est-ce que l'équité ? C'est une propriété que possèdent une procédure, un contrat ou un jeu où chacun applique des règles en sachant que les autres les appliquent également. La procédure suivie est celle d'un fair game. Tous les joueurs doivent avoir des chances réelles de gagner, le jeu ne doit pas être faussé d'avance, mais se dérouler selon des règles équitables respectées de tous. On peut, bien entendu, perdre la partie, mais on aura joué en ayant eu toutes ses chances et donc le résultat sera lui-même reconnu comme équitable, bien que déplaisant. C'est ici qu'intervient le concept essentiel de justice procédurale pure178(*). Le caractère équitable des conditions de choix des principes garantira en quelque sorte l'équité et la justice du résultat. «Une procédure équitable transmet donc son caractère au résultat...»179(*). Pour Catherine Audard, il est possible que cette condition rende l'argumentation de John Rawls circulaire, (Nozick l'affirmait déjà)180(*). « C'est bien là un élément éthique nouveau qui montre que la théorie de la justice n'est pas qu'une partie de la théorie du choix rationnel. »181(*)

Cependant dans son analyse de la justice procédurale, Rawls combine les deux éléments sans vouloir voir qu'ainsi il oscille entre les impératifs de la prudence et ceux de la morale sans parvenir à fonder une conception unitaire de la raison pratique ni rester dans les limites de la «neutralité» morale, chère au libéralisme. Qu'est-ce que la justice procédurale pure ? Tout d'abord, il faut la distinguer de la justice formelle qui ne peut diriger le choix des principes puisqu'elle conduit à « une obéissance aveugle au système qui, lui, peut être injuste.182(*)

Rawls veut donc traiter la répartition comme une question de justice procédurale pure. On comprendra mieux cette notion d'une justice procédurale pure en la comparant à la justice procédurale parfaite et à la justice procédurale imparfaite.

La justice procédurale parfaite. Dans cette situation, on dispose à la fois d'un critère indépendant du juste et de l'injuste et d'une procédure qui garantit la justice du résultat. L'exemple donné par Rawls est le cas le plus simple du partage équitable d'un gâteau. Si l'on prend comme critère indépendant que la division en parts égales est la division équitable, alors il suffit de stipuler que c'est la dernière personne à se servir qui doit découper le gâteau.

Dans la justice procédurale imparfaite, il existe un critère indépendant, mais pas de procédure garantissant le résultat. L'exemple qui est pris est celui d'un procès criminel. Le résultat souhaité est que l'accusé soit déclaré coupable si, et seulement si, il a commis le crime dont on l'accuse. La caractéristique d'une justice procédurale imparfaite est que, alors qu'il y a un critère indépendant pour déterminer le résultat correct, il n'y a aucune procédure utilisable pour y parvenir en toute sécurité.

Dans la justice procédurale quasi pure, on n'a pas de critère indépendant et le résultat n'est pas entièrement garanti par la procédure. C'est le cas du processus politique.183(*).

Dans la justice procédurale pure, au contraire, s'exerce quand il n'y a pas de critère indépendant pour déterminer le résultat correct ; au lieu de cela, c'est une procédure correcte ou équitable, qui détermine si un résultat est également correct ou équitable, quel qu'en soit le contenu, pourvu que la procédure ait été correctement appliquée. Rawls va donc supposer que l'équité du contexte dans lequel l'accord est atteint est transférée aux principes de justice sélectionnés ». L'exemple choisi est celui des jeux de hasard. Dans cette exemple, si les personnes s'engagent dans une série de paris équitable, la répartition de l'argent après le dernier pari est elle-même équitable ou du moins pas injuste, quelle qu'elle soit. Rawls suppose ici que des paris équitables sont ceux où l'espérance de gain est nulle, que les paris sont volontaires, que personne ne triche et ainsi de suite. Un trait distinctif de la justice procédurale pure est qu'il est nécessaire d'appliquer réellement la procédure qui doit déterminer le résultat juste. Donc pour appliquer à la répartition la notion de justice procédurale pure, il est nécessaire de créer un système d'institutions qui soit juste(just) et de l'administrer impartialement.

Le rôle du principe de l'équité des chances est de garantir que le système de coopération est un système basé sur une justice procédurale pure. Si ce principe n'est pas satisfait, la justice distributive ne peut être laissée à elle-même, même dans des domaines restreints.

Au contraire, la justice attributive s'applique quand on a à répartir une quantité donnée de biens entre des individus définis dont ont connaît les désirs et les besoins. Les biens à distribuer n'ont pas été produits par les individus et ceux-ci ne sont pas dans des relations de coopération existantes. Comme il n'y a pas de revendication à priori sur les biens à distribuer, il est naturel de les répartir selon les désirs et les besoins, ou même de maximiser le solde net de satisfaction. La justice devient une forme de l'efficacité, à moins que l'égalité ne soit préférée. Si on la généralise correctement, la conception attributive conduit à l'utilitarisme classique.

Rawls veut donc trouver des conceptions simples qui puissent constituer une conception raisonnable de la justice. Tels sont les conceptions de la structure de base, du voile d'ignorance, d'un ordre lexical, de la position la moins favorisée ainsi que d'une justice procédurale pure. D'après Rawls, si on les associe correctement les uns aux autres, ils devraient s'avérer assez efficaces.

Dans l'exemple de la théorie des prix, l'équilibre de prix y étant « le résultat d'accords librement décidés entrer vendeurs et acheteurs volontaires184(*) pour chacun, il représente la meilleure situation compatible avec le droit et la liberté des autres de chercher à satisfaire leurs intérêts de la même façon »185(*). Mais, tandis que la théorie des prix essaie de rendre compte des mouvements du marché par des hypothèses sur les tendances effectives en jeu[...] la conception de la position originelle inclut des traits spécifiques à la théorie morale[...] des conditions que l'on pense raisonnable d'imposer au choix des principes 186(*). Cette dernière remarque fait intervenir, de manière significative, le terme « raisonnable ». Il ne suffit pas de conditions rationnelles pour que le résultat du choix soit juste, il faut imposer des conditions également raisonnables, sinon l'équité pourrait être confondue avec l'efficacité, au sens de l'optimalité de Pareto. C'est ici que l'analyse des principes de justice eux-mêmes, du principe de différence en particulier, est essentielle.187(*). «Une organisation de la structure de base est efficace quand il n' y a aucun moyen de changer la répartition de façon à augmenter les perspectives de quelques-uns sans diminuer en même temps les perspectives de certains »188(*). Mais le principe d'efficacité ne peut pas être utilisé tout seul comme conception de la justice, le servage peut, par exemple, être considéré comme une organisation efficace, mais nous ne pouvons la qualifier de juste. Donc, la répartition, en particulier celle des inégalités économiques et sociales, n'est juste que si elle est à l'avantage des plus défavorisés.

Rawls va proposer les biens sociaux premiers comme bases des attentes et va procédé à une analyse des attentes et de la façon dont on doit les évaluer.189(*).

Pour y parvenir, Rawls propose alors une comparaison avec l'utilitarisme. L'utilitarisme suppose une mesure relativement précise de l'utilité. Il est non seulement nécessaire d'avoir une mesure cardinale pour chaque individu représentatif, mais encore il faut supposer que l'on dispose d'une méthode pour rendre commensurables les échelles d'utilité des différentes personnes, si l'on veut donner un sens à l'affirmation que les gains des uns l'emportent sur les pertes des autres. Selon Rawls, le principe de différence essaie d'établir des bases objectives pour les comparaisons interpersonnelles de deux façons. Tout d'abord, « tant que nous pouvons identifier l'individu représentatif le moins avantagé, seuls des jugements ordinaux sur le bien-être sont nécessaires. Nous savons à partir de quelle position le système social doit être jugé. Peu importe l'écart entre la situation matérielle de cet individu et celles des autres. Les difficultés supplémentaires que rencontre une évaluation cardinale n'apparaissent pas puisqu'il n'y a pas besoin d'autres comparaisons interpersonnelles. Le principe de différence exige donc moins de nos jugements concernant le bien-être. Jamais nous n'avons à calculer une somme d'avantages impliquant une mesure cardinale.190(*)». En second lieu, le principe de différence d'après Rawls, introduit une simplification en ce qui concerne la base des comparaisons interpersonnelles. Ces comparaisons sont faites en termes d'attentes vis-à-vis des biens premiers. En fait, Rawls définit ces attentes simplement comme l'indice de ces biens sur lesquels portent les attentes d'un individu représentatif. Les attentes d'un individu sont supérieures à celles d'un autre si cet indice, pour quelqu'un dans sa position, est plus élevé. Or les biens premiers191(*) sont tout ce qu'on suppose qu'un être rationnel désirera, quels que soient ses autres désirs.

Rappelons que pour Rawls, une société bien ordonnée est une société qui, à la différence du monde de l'utilitarisme, refuse que le plus grand bonheur du plus grand nombre puisse justifier le sacrifice des droits de certains, même si ce sacrifice peut paraître rationnel. « Chaque personne possède un inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l'ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison, la justice interdit que la perte de la liberté de certains puisse être justifiée par l'obtention, par d'autre, d'un grand bien »192(*). Dans son argumentation, Rawls affirme donc non seulement la supériorité du raisonnable sur le rationnel, mais également une conception du bien particulière : le respect de soi-même et de ses droits est un bien supérieur au bien-être de la communauté. «Personne n'a de raison de consentir à une perte durable de satisfaction pour lui-même dans le but d'augmenter la somme totale de satisfaction »193(*). L'argument de Rawls n'est ici compréhensible qu'en sortant de la neutralité qu'il a tenté de s'imposer vis-à-vis des différentes conceptions du bien et en affirmant la supériorité de l'individualisme et de l'agnosticisme religieux sur l'altruisme et le sacrifice de soi. Seule une idéologie individualiste rejettera ce type de sacrifice en montrant, comme le fait Rawls, qu'il détruit le respect de soi-même et qu'aucun être doué de raison n' y consentirait. La société bien ordonnée de Rawls n'est donc pas un cadre neutre, mais véhicule une conception de la personne humaine et de son bien d'où les principes de justice sont dérivés.

L'autre aspect déraisonnable d'une société qui légitimerait la condition de ses membres les plus défavorisés, c'est le coût social d'un tel sacrifice. Pour Rawls, une justification des institutions politiques et sociales qui repose seulement sur des intérêts personnels ou de groupes ne peut être stable.

Jamais on n'obtiendra sur cette seule base « la coopération volontaire de chaque participant, y compris des plus défavorisés »194(*). L'idée d'équité est ainsi complètement intégrée dans la procédure de choix des principes : elle est la condition pour que ces principes obtiennent l'unanimité, c'est-à-dire l'accord des plus défavorisés et pas seulement de la majorité et cela sans faire intervenir d'éléments extérieurs éthiques, religieux comme la sainteté, ou psychologiques comme l'existence de dispositions altruistes, d'un coût du sacrifice de soi sélectivement chez les plus défavorisés. Pourquoi supposer que ceux-ci soient déraisonnables au point d'accepter de sacrifier leur bien-être au bien de la communauté ? On ne saurait mieux affirmer les valeurs de l'individualité et de l'autonomie qui ne sont certes pas neutres idéologiquement. Mais comment un principe de justice peut-il être neutre ? Cela est peut être possible pour le premier principe de Rawls, celui de la liberté égale pour tous195(*), puisqu'il ne fait que formuler la règle de base d'un système libéral sans laquelle il deviendrait vite auto contradictoire. Mais c'est bien plus difficile pour le second principe et le principe de différence. Il y a donc une contradiction chez Rawls entre ses convictions morales personnelles et son effort pour constituer une théorie de la justice « neutre » à l'égard des différents systèmes de valeurs présents dans une société à un moment donné.

Comment donc obtenir l'unanimité sur le choix des principes de justice ? En ne recourant qu'à la rationalité des partenaires et libérant celle-ci de toute soumission aux contingences de la nature et de l'histoire grâce à l'instrument d'un « voile d'ignorance ». 196(*) « Puisque les partenaires ignorent ce qui les différencie et qu'ils sont tous également rationnels et placés dans la même situation, il est clair qu'ils seront tous convaincus par la même argumentation ».197(*) Rawls rajoute donc la clause de l'ignorance. Les partenaires n'étant plus séparés, comme dans la vie réelle, par la conscience de leur position particulière et de leurs intérêts contradictoires, ils pourront donc atteindre un accord unanime. Rawls exclut une conception de la raison capable d'intuition intellectuelle et la décrit bien plutôt comme le common sense ou la prudence.

Catherine Audard voit dans le choix rationnel lui-même le retour du platonisme moral, alors qu'il semblait être chassé par la théorie rawlsienne. Elle va faire deux rapprochements198(*) .

Tout d'abord le voile d'ignorance n'est pas sans évoquer le rêve de Rousseau de citoyens qui, dans le processus législatif, seraient privés de toute information particulière permettant les comparaisons et ravivant les conflits. «Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n'avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale et la délibération serait toujours bonne »199(*). Y aurait - il dans la philosophie contractualiste un essentialisme caché, l'idée que l'un est plus réel que le multiple ? Que ce dernier n'exprime que des contingences qu'il doit être possible d'écarter ? Ce sont là des questions troublantes quand on veut laisser au seul common sense le soin de justifier une théorie de la justice et qu'on affirme sa « neutralité » à l'égard des doctrines métaphysiques. On voit ainsi que la pluralité des personnes est contredite par le voile d'ignorance et que l'objectivité y est fondée sur l'identité des sujets rationnels, et non sur un véritable processus de négociation et de discussions à partir de points de vue distincts : « la nature du moi en tant que personne morale est la même pour tous »200(*). Pour éviter, au contraire, que la pluralité des personnes soit dissoute derrière le voile d'ignorance et d'encourir le reproche adressé par Rawls à l'utilitarisme, à savoir que « la pluralité des personnes n'est pas vraiment prise au sérieux par l'utilitarisme »201(*), il faudrait que cette ignorance concerne non pas l'individualité psychologique et sociale, mais les chances que ces accidents de la nature et de l'histoire soient sources d'avantages ou de désavantages dans un contexte donné. Si l'on veut éviter une sorte d'unanimité prédestinée, il faut préserver dans leur intégralité les tensions et les conflits entre partenaires et non pas les faire ainsi disparaître. N'est-ce pas d'ailleurs la caractéristique d'un processus équitable que les réponses ne soient pas données d'avance, mais soient découverte au cours d'un échange réel ? L'objectivité des principes de justice, et donc l'accord unanime qui les entoure, ne peuvent donc être fondés sur la seule affirmation de l'identité des sujets rationnels, mais doivent faire intervenir un élément supplémentaire, que Rawls appelle « politique ».

L'autre rapprochement qui fait soupçonner une certaine forme d'essentialisme chez Rawls est une convergence avec Marx à propos de l'objectivité. L'objectivité chez Rawls est possible, on l'a vu, grâce au voile d'ignorance, c'est-à-dire à la suppression théorique de toutes les contingences sociales et naturelles qui divisent les hommes. L'équivalent du voile d'ignorance serait, chez Marx, le prolétariat universel sans attaches contingentes d'aucune sorte dans la nature et dans l'histoire. Il s'agit du seul groupe social (la »non - classe », plutôt) capable de transcender réellement les conflits d'intérêts et d'en assurer la fusion. Etant « hors jeu » dans la répartition des atouts naturels et surtout sociaux, il joue le rôle, dans la découverte de la justice, des partenaires dans la position originelle, dépouillés de leurs caractéristiques naturelles et sociales. Il y a, dans cet outil du voile d'ignorance, de quoi inquiéter le libéralisme. C'est bien la peur de faire réapparaître le spectre d'une vérité morale accessible seulement à un être réconcilié avec son essence à l'issue d'une ascèse ou d'un dépouillement, comme dans l'intuition platonicienne, ou d'une rédemption par la révolution prolétarienne, comme chez Marx, qui est derrière les critiques du voile d'ignorance, formulées par les libéraux.

Le rapprochement cesse très vite : le voile d'ignorance est une condition méthodologique du choix des principes dans ce qu'on pourrait appeler une « expérience de pensée ». Il n'a pas le pouvoir de supprimer réellement les différences. Au contraire, la mission du prolétariat révolutionnaire est de faire disparaître ces mêmes contingences, faisant du même coup disparaître un des éléments du contexte d'application de la justice : les conflits d'intérêts, et donc le problème de la justice lui-même. Cela dit, il n'est pas certain que le voile d'ignorance, en affaiblissant lui aussi le poids des tensions et des conflits dans le contexte d'application de la justice, ne diminue pas la crédibilité des principes de justice présentés par Rawls.

John Rawls présente alors sa méthode comme une démarche contractualiste derrière le voile d'ignorance, visant un accord final à la suite de négociations et de discussions. Ainsi Rawls a tenté de montrer comment l'unanimité sur les principes de justice est possible grâce au voile d'ignorance qui protège chacun, et en particuliers les plus défavorisés, de la partialité des autres. «La conception de la justice qui aura été préférée représentera une authentique réconciliation des intérêts »202(*). Elle pourra obtenir l'adhésion de tous sans qu'il soit besoin d'exercer une contrainte.

En quoi consiste le choix rationnel ? Rawls soutient que ce qui est rationnel, c'est d'adopter la stratégie dite du « maximin », à savoir celle qui maximise ce que vous obtiendrez si vous vous retrouviez dans la position minimale, c'est-à-dire la plus défavorable. Comme l'explique Rawls, cela revient à partir de l'hypothèse que c'est votre pire ennemi qui décidera de la place que vous occuperez dans la société203(*). Par conséquent, vous devez choisir une formule qui maximise le minimum susceptible d'être obtenu. Imaginons par exemple une société constituée par trois personnes, avec trois possibilités de répartition :

10 :8 :1

7 :6 :2

5 :4 :4

D'après la stratégie de Rawls, vous devez choisir la troisième option. Si vous ne savez pas quelle est la probabilité que vous vous retrouviez respectivement dans la position la meilleure ou dans la plus défavorable, votre choix rationnel devra se porter sur cette option. Car, même si vous occupez la position la plus défavorable, elle vous permettra d'obtenir plus que si vous étiez aussi mal loti dans les deux autres formules de répartition. Notez bien que vous devez choisir la troisième option alors même que les deux premières offrent un taux moyen d'utilité plus élevé. Le problème, c'est que, dans les deux premiers cas, il y a une certaine probabilité (indéterminée) que vous soyez contraint de mener une vie totalement insatisfaisante. Et comme chacun d'entre nous n'a qu'une vie, il est irrationnel de prendre le risque qu'elle soit si peu satisfaisante. C'est pourquoi, conclut Rawls, les individus placés en position originelle choisiraient le principe de différence. Or ce résultat coïncide parfaitement avec le contenu du premier argument intuitif. Quand les individus sélectionnent des principes de justice en ayant recours à une procédure de décision équitable, ils arrivent aux mêmes principes que ceux que notre intuition nous indique comme équitables.

Catherine Audard à travers l'analyse du voile d'ignorance, examine l'exemple du « maximin »204(*) , et nous démontre que la pensée de Rawls est beaucoup plus proche, en dernier ressort, de l'utilitarisme et d'une conception instrumentale de la morale que du kantisme auquel il se réfère avec la notion d'équité. Elle s'interroge : est-ce que cette réconciliation des intérêts fait réellement intervenir autre chose que la prudence rationnelle, prudence qui n'est pas vraiment un calcul des intérêts, mais elle manifestait le « désengagement » du sujet vis-à-vis de ses fins ? Pour elle c'est pour se protéger un fois de plus que les partenaires ont choisi le principe de différence et non parce que cela leur semblait un choix « raisonnable », c'est-à-dire conforme à leur nature de personne morale, capables d'un sens de la justice et d'une conception du bien qui ne seraient pas dictés uniquement par leurs intérêts et leurs préférences ? L'argument du maximin nous explique pourquoi, derrière le voile d'ignorance, c'est le principe de différence qui serait choisi : « les inégalités économiques et sociales ne sont justes que si et seulement si elles sont au plus grand bénéfice des plus désavantagés »205(*). Au lieu de servir des arguments classiques dans la philosophie morale, Rawls utilise le maximin ou règle de choix dans des conditions d'incertitude. Dans l'ignorance où nous sommes de notre situation dans la société, l'attitude rationnelle consiste à « choisir la solution dont le plus mauvais résultat est supérieur (maximum minimorum) à chacun des plus mauvais résultats des autres »206(*). En conclusion, donc, les partenaires sont obligés d'imaginer des principes de justice valables pour une société où leur pire ennemi leur assignerait leur place. Ils devront donc adopter, pour leur propre protection, des principes qui maximisent la situation des plus désavantagés - d'où le principe de différence.

CONCLUSION

John Rawls à partir de 1980207(*), a clarifié208(*) sa position sur différents points de sa théorie de la justice comme équité.

Premièrement, Rawls insiste sur le fait que sa théorie de la justice comme équité ne représente pas l'application d'une conception morale générale à la structure de base de la société, comme si cette structure était simplement un cas parmi d'autres auxquels elle s'appliquerait. Rawls considère alors de ce point de vue, que sa théorie est différente des doctrines morales traditionnelles, car celles-ci sont en général considérées comme des conceptions générales qui valent pour toutes sortes d'objets, depuis les actions individuelles jusqu'au droit public international. L'utilitarisme en est un exemple bien connu puisqu'on dit habituellement que le principe d'utilité, quelle qu'en soit la formulation, vaut pour toutes sortes d'objets. Le point essentiel pour Rawls, est qu'en matière de pratique politique, aucune conception morale générale ne peut fournir un fondement publiquement reconnu pour une conception de la justice, dans le cadre d'un Etat démocratique moderne. D'après lui, les conditions historiques et sociales de ces Etats ont leurs origines dans les guerres de religion qui ont suivi la Réforme et dans le développement ultérieur du principe de tolérance ainsi que dans le progrès du gouvernement constitutionnel et des institutions propres aux économies de marché industrielles à grande échelle. Pour Rawls, puisque la théorie de la justice comme équité est conçue comme une conception politique de la justice valable pour une démocratie, elle doit essayer de ne reposer que sur les idées intuitives qui sont à la base des institutions politiques d'un régime démocratique constitutionnel et sur les traditions publiques qui en commandent l'interprétation.

Ainsi Rawls, précise que le but de la théorie de la justice comme équité n'est ni métaphysique ni épistémologique, mais pratique. En effet elle se présente comme une base pour un accord politique informé et de plein gré entre des citoyens qui sont considérés comme des personnes libres et égales. Quand cet accord est fondé solidement sur des attitudes sociales et politiques publiques, il garantit le bien de tous les individus et de tous les groupes qui font partie d'un régime démocratique juste.

Pour Rawls, l'idée intuitive fondamentale, celle qui permet de relier systématiquement les autres idées intuitives de base et qui les commande, est que la société est un système équitable de coopération sociale entre des personnes libres et égales. La théorie de la justice comme équité prend donc son départ dans une intuition dont nous pensons qu'elle est implicite dans la culture publique d'une société démocratique. Dans leur pensée politique et dans le contexte de la discussion publique des questions politiques, les citoyens ne traitent pas l'ordre social comme un ordre naturel et fixe ou comme une hiérarchie institutionnelle justifiée par des valeurs aristocratiques ou religieuses.

Deuxièmement Rawls précise l'idée de coopération sociale en indiquant trois de ses éléments.

La coopération est distincte d'une activité qui serait coordonnée purement socialement, comme par exemple par des ordres émis par une autorité centrale. La coopération est guidée par des règles publiquement reconnues et par des procédures que ceux qui coopèrent acceptent et considèrent comme régissant leur conduite à juste titre.

La coopération implique l'idée que les termes en sont équitables (fair), chaque participant peut raisonnablement les accepter, à condition que tous les autres les acceptent également. Les termes équitables de la coopération impliquent une idée de réciprocité ou de mutualité ; tous ceux qui sont engagés dans la coopération et qui y jouent leur rôle conformément aux règles et aux procédures doivent en tirer des avantages d'une manière appropriée, évaluée par un critère correct de comparaison. C'est la conception de la justice politique qui définit les termes équitables de la coopération. Etant donné que l'objet premier de la justice est la structure de base de la société, la théorie de la société comme équité les définit grâce à des principes qui précisent les droits et les devoirs de base dans le cadre des principales institutions de la société et en dirigeant les institutions de la justice à l'arrière-plan durablement de façon que les avantages produits par les efforts de chacun soient équitablement acquis et répartis d'une génération à l'autre.

L'idée de coopération sociale exige que l'on ait une idée de l'avantage rationnel de chaque participant, c'est-à-dire de son bien. Cette idée du bien précise ce que cherchent à atteindre tous ceux qui sont engagés dans la coopération, qu'il s'agisse d'individus, de familles ou de groupes, ou même d'Etats-nations, quand on considère le système de leur point de vue.

Il faudrait souligner qu'une conception de la personne, au sens où Rawls l'entend ici, est une conception normative, qu'elle soit légale, politique ou morale ou même philosophique ou religieuse, dépendant de la vue d'ensemble dont elle fait partie. Pour Rawls, dans le cas présent, la conception de la personne est morale, partant de notre conception quotidienne des personnes comme unités de pensée, de délibération et de responsabilité de base correspondant à une conception politique de la justice, et non à une doctrine morale générale. C'est effectivement une conception politique de la personne et donc, étant donné les objectifs de la théorie de la justice comme équité, une conception des citoyens.

Le sens de la justice est la capacité de comprendre, d'appliquer et de respecter dans ses actes la conception publique de la justice qui caractérise les termes d'une coopération équitable. Et être capable d'une conception du bien, c'est pouvoir former, réviser et poursuivre rationnellement une conception de notre avantage au bien. Dans le cadre de la coopération sociale, il ne faut pas prendre ce bien au sens étroit mais plutôt le concevoir comme ce qui a de la valeur dans la vie humaine. C'est pourquoi, en général, une conception du bien consiste en un système plus ou moins déterminé de fins ultimes209(*), ainsi que de liens avec d'autres personnes et d'engagements vis-à-vis de divers groupes et associations. Ces liens et ces engagements donnent naissance à l'affectation et au dévouement ; c'est pourquoi l'épanouissement des personnes et des groupes qui sont l'objet de ces sentiments fait aussi partie de notre conception du bien. En outre, nous devons y inclure aussi une réflexion sur notre relation au monde - religieuse, philosophique ou morale - qui permet de comprendre la valeur et l'importance de nos fins et de nos liens avec autrui.

Pour Rawls, outre le fait de posséder ces deux capacités morales, un sens de la justice et une conception du bien, les personnes ont aussi à tout moment une conception particulière du bien qu'elles essaient de réaliser. Etant donné que Rawls souhaite se placer dans la perspective d'une société qui soit un système équitable de coopération, il suppose donc que les personnes en tant que citoyens ont toutes les capacités qui leur permettent d'être des membres normaux et à part entière de la société.

Troisièmement, Rawls revient à présent sur l'idée de la position originelle. Pour lui, cette idée est introduite pour découvrir quelle est la conception traditionnelle de la justice, ou la variante de ces conceptions, qui précise le mieux les principes à la base de la réalisation de la liberté et de l'égalité - à condition de traiter la société comme un système de coopération entre des personnes libres et égales. Avec cet objectif, Rawls peut à présent introduire l'idée de la position originelle et comment elle sert cet objectif.

Etant donné que la théorie de la justice comme équité reprend la doctrine du contrat social, Rawls nous propose comme idée de coopération sociale, une conception dans laquelle les termes de la coopération sont établis par les personnes elles-mêmes à la lumière de ce qu'elles considèrent comme leur avantage mutuel. Les termes équitables de la coopération sociale sont donc conçus comme étant ceux sur lesquels se mettent d'accord les participants, c'est-à-dire des personnes libres et égales en tant que citoyens nés dans la société où se déroule leur vie. Mais leur accord, comme n'importe quel autre accord valide, doit être obtenu dans des conditions appropriées. En particulier, ces conditions doivent traiter équitablement ces personnes libres et égales et ne doivent pas permettre que certains aient plus d'atouts que d'autres dans la négociation. En outre doivent être exclues les menaces de la force et de la coercition, la tromperie et la fraude, et ainsi de suite.

Ces considérations sont bien connues, étant donné la réalité quotidienne. Mais les accords de la vie quotidienne se font dans une situation plus ou moins clairement définie qui est enracinée dans les institutions environnantes de la structure de base.

La première difficulté propre à toute conception politique de la justice qui utilise l'idée du contrat, qu'il soit social ou autre, est de trouver un point de vue à partir duquel puisse être atteint un accord équitable entre des personnes libres et égales.

C'est ce point de vue, avec le trait particulier que Rawls a appelé le voile d'ignorance, qui est la position originelle. Et la raison pour laquelle la position originelle ne doit pas tenir compte des contingences du monde social et ne doit pas être affectée par elles est que les conditions d'un accord équitable sur les principes de la justice politique entre des personnes libres et égales doivent éliminer les inégalités dans la répartition des atouts dans la négociation que ne manqueront pas de susciter, dans les institutions de toute société, les tendances cumulées naturelles, sociales et historiques. Ces avantages contingents et ces influences accidentelles venues du passé ne devraient pas influencer un accord sur les principes qui doivent diriger désormais les institutions de la structure de base elle - même depuis le présent jusque dans le futur.

La seconde difficulté à laquelle Rawls se trouve confronté est la suivante : il est clair que la position originelle doit être traitée comme un procédé de présentation et, que, donc, tout accord atteint par les partenaires doit être considéré comme à la fois hypothétique et non historique. Mais alors étant donné que les accords hypothétiques ne créent pas d'obligation, quelle est la signification de la position originelle ? La réponse de Rawls est donnée par le rôle que jouent les divers traits de la position originelle en tant que procédé de présentation. Ainsi il est nécessaire que les partenaires soient situés symétriquement si on les considère comme les représentants de citoyens libres et égaux qui doivent atteindre un accord dans des conditions équitables. Selon Rawls, le fait que nous occupions une certaine position sociale n'est pas une raison valable pour que nous acceptions, ou que nous attendions que d'autres acceptent, une conception de la justice qui favorise ceux qui occupent cette position sociale. C'est la raison pour laquelle dans la position originelle, les partenaires n'ont pas le droit de connaître leur position sociale et la même idée est étendue à d'autres cas. Elle est exprimée de manière figurée en disant que les partenaires se trouvent derrière un voile d'ignorance; elle décrit les partenaires - chacun d'eux étant responsable des intérêts essentiels d'une personne libre et égale. En somme Rawls surmonte ces deux difficultés en traitant la position originelle simplement comme un procédé de présentation. En tant que procédé de présentation, l'idée de la position originelle sert de moyen pour la réflexion publique et permet une autoclarification. Pour Rawls, le voile d'ignorance, n'a aucune implication métaphysique concernant la nature du moi, il n'implique pas que le moi soit ontologiquement antérieur aux faits concernant les individus que les partenaires n'ont pas le droit de connaître.

Quatrièmement, L'une des distinctions les plus profondes entre les conceptions politiques de la justice est entre celles qui tolèrent une pluralité de conceptions du bien qui s'opposent et même sont sans commune mesure, et celles qui soutiennent qu'il n'existe qu'une seule conception du bien qui doit être reconnue par les individus dans la mesure où ils sont pleinement rationnels. Les conceptions de la justice de chaque côté de cette séparation se distinguent de plusieurs manières fondamentales. Platon, Aristote et la tradition chrétienne représentée par saint Augustin et saint Thomas d'Aquin sont du côté du bien unique rationnel. De telles philosophies ont tendance à être téléologiques et à soutenir que des institutions sont justes dans la mesure où elles favorisent efficacement ce bien. En fait, depuis l'époque classique, il semble que la tradition dominante ait été qu'il n'existe qu'une conception rationnelle du bien et que le but de la philosophie morale, comme de la théologie et de la métaphysique, soit de déterminer sa nature.

L'idée de Rawls est que, l'utilitarisme classique appartient à cette tradition dominante, et par opposition, le libéralisme en tant que doctrine politique suppose qu'il existe de multiples conceptions du bien, en conflit et incommensurables entre elles. Chacune étant compatible, autant que nous puissions en juger, avec la pleine rationalité des êtres humains. Comme conséquence de cette hypothèse, le libéralisme considère comme un trait caractéristique d'une culture démocratique libre le fait que des conceptions du bien en conflit et incommensurables entre elles soient soutenues par ses citoyens.

Selon Rawls, le libéralisme en tant que doctrine politique pose que la question à laquelle la tradition dominante a essayé de répondre n'a pas de réponse valable pour une conception politique de la justice dans une démocratie. Dans une telle société, une conception politique téléologique est hors de question, on ne peut pas atteindre un accord public sur la conception requise du bien.

Rappelons que l'origine historique de cette hypothèse libérale est la réforme et ses conséquences. Jusqu'aux guerres de religion au XVIe et XVIIe siècle, les termes équitables de la coopération sociale étaient étroitement délimités ; la coopération sociale basée sur le respect mutuel était considérée comme impossible entre des personnes de confession différente ou avec des personnes soutenant une conception du bien fondamentalement différente. Ainsi l'une des racines historiques du libéralisme fut le développement de diverses doctrines demandant la tolérance religieuse.

Un des thèmes de la théorie de la justice comme équité est la reconnaissance des conditions sociales qui donnent naissance à ces doctrines dans le contexte subjectif de la justice et ensuite l'explication des implications du principe de tolérance210(*). Le libéralisme tel qu'il a été formulé au XIXe siècle par Benjamin Constant, Tocqueville et Stuart Mill accepte la pluralité de conceptions du bien incommensurables entre elles comme un fait de la culture démocratique moderne, à condition, bien entendu, que ces conceptions respectent les limites qu'indiquent les principes de la justice pertinents. Une des tâches du libéralisme en tant que doctrine politique est de répondre à la question de savoir comment comprendre l'unité de la société, étant donné qu'il ne peut y avoir d'accord public sur un bien rationnel unique et qu'il existe une pluralité de conceptions opposées et incommensurables. Et, en supposant que l'unité de la société soit concevable d'une manière quelque peu définie, dans quelles conditions serait-elle effectivement possible ? Rawls dans sa théorie de la justice comme équité, comprend l'unité de la société à partir de la conception de la société comme système de coopération entre les personnes libres et égales. L'unité de la société et l'allégeance des citoyens à leurs institutions communes ne sont pas fondées sur le fait qu'ils adhèrent tous à la même conception du bien, mais sur le fait qu'ils acceptent publiquement une conception politique de la justice pour régir la structure de base de la société. Le concept de justice est indépendant du concept du bien et antérieur à lui, au sens où ses principes limitent les conceptions du bien autorisées. Quant à la question de savoir si cette unité est stable, pour Rawls, toutes choses égales par ailleurs, une conception sera plus ou moins stable dans la mesure où les conditions vers lesquelles elle mène soutiennent des doctrines morales, philosophiques et religieuses complètes pouvant constituer ce qu'il appelle un overlapping consensus stable. Rawls conclut que, dans une société marquée par de profondes divisions entre des conceptions du bien opposées et incommensurables entre elles, la théorie de la justice comme équité nous permet au moins de concevoir comment l'unité de la société peut être à la fois possible et stable.

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* 1 Ethique: relatif à la morale. De éthos, moeurs, pour le philosophe P. Ricoeur, l'éthique relève du bien, la morale recouvrant le domaine de l'obligation - partie de la philosophie qui a pour objet les problèmes fondamentaux de la morale (fin et sens de la vie humaine, fondement de l'obligation et du devoir, nature du bien et de l'idéal, valeur de la conscience morale, etc.) ; l'éthique est une discipline systématique correspondant à la morale théorique et souvent liée à une recherche métaphysique, par quoi elle se distingue de la morale pratique ou appliquée.

* 2 Nozick, 1974, p.6

* 3 Libéralisme : Doctrine économique fondée sur la liberté laissée aux comportements individuels : liberté d'entreprise, liberté des échanges, liberté de choix dans les dépenses comme dans l'épargne et l'investissement.

* 4 Le mot empirisme qualifie toute doctrine philosophique admettant que la connaissance humaine déduit de l'expérience aussi bien ses principes que ses objets et ses contenus. En général opposé aux différentes formes de rationalisme- bien que l'empirisme de Hume ait tenu un rôle important dans la constitution du rationalisme critique de Kant.

* 5 David HUME [1711-1776], Philosophe et historien écossais, sa philosophie est construite autour de l'empirisme qui est source de connaissance pour l'entendement humain. Il prône un scepticisme modéré.

* 6 Le rationalisme : le rationalisme est une doctrine qui pose la raison comme source principale de toute connaissance vraie de la réalité.

* 7 Sensualisme : doctrine selon laquelle les sensations sont les matériaux de base de toutes nos connaissances et de toutes nos idées.

* 8 Mill, lettre à Auguste Comte, 20 décembre 1841.

* 9 En philosophie de la connaissance, l'adjectif « empirique » qualifie le contenu expérimental, ou la source expérimentale, d'une connaissance, synonyme de a posteriori ; il est alors d'usage de distinguer la connaissance empirique de la connaissance rationnelle (par exemple : les mathématiques).

* 10 Définition et existence de l'âme : Le mot âme avait chez les philosophes de l'Antiquité un sens très général: il désignait tout principe de vie et de mouvement, si bien qu'on pouvait distinguer dans l'être une pluralité d'âmes; Platon en comptait trois, Aristote cinq: les âmes nutritive, sensitive, motrice, appétitive et rationnelle. Chez les modernes, le mot âme a une signification beaucoup plus précise, désignant ce qui dans l'homme est «un» et le principe de son être, le moi permanent. L'existence d'une âme transcendante au corps est affirmée par les doctrines spiritualistes. Dans la doctrine catholique par exemple: «L'âme est immédiatement unie au corps et principe de toute vie et de tout mouvement dans le corps» (Xve concile de Vienne, 1312). Les doctrines matérialistes considèrent au contraire que les phénomènes psychologiques sont étroitement liés à leur substrat physiologique, d'une part, aux réalités sociales, d'autre part, et qu'ils dépendent largement de ceux-ci. Les unes acceptent, les autres nient la dualité de substance.

* 11 Daniel Bernoulli [1700-1782] est l'un des trois membres les plus importants d'une très rare dynastie de mathématiciens et physiciens, originaire d'Espagne et installée à Bâle.

* 12 Le paradoxe de Saint-Pétersbourg (1738) et l'intuition de l'utilité marginale Le concept d'utilité marginale allait cependant naître de l'intérêt, déjà ancien, manifesté par les philosophes au sujet d'un paradoxe connu sous le nom de "paradoxe de Saint-Pétersbourg", lequel fut résolu par Daniel Bernoulli (1700-1782) en 1738, qui lui appliqua sans le nommer le concept d'utilité marginale décroissante. Le concept d'utilité marginale décroissante dit simplement ceci : chaque unité supplémentaire de bien que l'on consomme procure une supplément d'utilité décroissant. Pour voir comment ce concept s'applique au paradoxe de Saint-Pétersbourg, on rappellera d'abord en quoi celui-ci consiste. Premièrement, s'il a été appelé ainsi, c'est simplement parce que Daniel Bernoulli (1700-1782) fut pendant quelques années professeur de mathématiques à Saint-Pétersbourg et que c'est donc logiquement devant l'académie de Saint-Pétersbourg, en 1738, qu'il présenta pour la première fois la solution à ce paradoxe qui était connu mais sans solution jusqu'alors.

* 13 En économie, l'utilité est une mesure du bien-être ou de la satisfaction obtenue par la consommation d'un bien ou d'un service. C'est un concept central de l'économie du bien-être.

* 14 Dans nos actions, nous prenons souvent en compte les conséquences de nos actes. Ces conséquences peuvent donc être considérées comme des critères possibles de notre comportement, ce qui fait de ce type de morale, un type normatif. Pour l'utilitarisme, les conséquences de l'action favorables à tous déterminent ce qui est bien et ce qui est mal. Jeremy Bentham, propose d'une part de considérer les conséquences de nos actions, et, d'autre part, de mesurer le plaisir et la peine qui en résultent. Dans la théorie de la responsabilité, la responsabilité morale est fondée sur l'identité personnelle et la similitude sociale. Cette théorie est présente dans l'éthique de l'économie durable par exemple.

* 15 Révolution française

* 16 La loi le Chapelier: promulguée en France le 14 juin 1791 est une loi instaurant la liberté d'entreprendre et qui proscrit les coalitions, les corporations, les syndicats et les grèves, elle a été abrogée le 25 mai 1864 par la loi Ollivier qui abolit le délit de coalition et instaure le droit de grève.

* 17 Le décret d'Allarde des 2 et 17 Mars 1791 contribuera à établir la liberté d'exercer une activité professionnelle en affirmant le principe suivant: «il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d'exercer telle profession, art ou métier qu'elle trouvera bon»

* 18 Ces droits, selon les libéraux, ne découlent pas d'une définition législative, ce sont des droits inhérents à la nature humaine et dont la légitimité est supérieure à toute loi sur lesquels se fondent tous les concepts se réclamant du libéralisme.

* 19 Cesare BECCARIA [1738-1794] : intellectuel Italien très inspiré par Montesquieu, il s'intéresse très tôt aux questions liées à l'équité du système judiciaire, à 26 ans dans son oeuvre « des délits et des peines » [1764], il pose les bases de la réflexion juridique moderne.

* 20 LOCKE  [1632-1704]: John Locke est né en 1632 à Wrington, d'un père juriste. Il fait ses études à Oxford où il s'intéresse à la théologie, à la physique, à la chimie, à la médecine et au droit.

* 21 Thomas HOBBES [1588-1679] : Philosophe anglais, il est l'un des premiers penseurs de l'Etat moderne et fondateur de la philosophie civile. Il s'intéresse beaucoup aux mathématiques et à la physique, il travaille avec David Bacon, lors de la révolution anglaise, il s'installe à Paris en 1640, où il fréquente Descartes et il subit l'influence des libertins.

* 22 Bernard Mandeville, la fable des abeilles « La ruche murmurante ou les fripons devenus les honnêtes gens », trad. Jean Bertrand, GALLICA, 1740.

* 23 Utilité publique: on parle d'utilité publique, lorsque la réalisation d'un ouvrage (route, pont, usine) ou autre est déclare ainsi, à la suite d'une enquête, aux résultats favorables, auprès des citoyens concernés.

* 24 Jeremy Bentham, The Correspondence..., [The Athlone press, 1968), Volume II, 99.

* 25 L' introduction aux principes de la morale et de la législation de Bentham a été publié l'année de la révolution française [1789]

* 26 Bentham 1789

* 27 David Hume, An Inquiry Concerning the Principles of Morals, in Enquiries..., Oxford, Clarendon Press, 1992, [195-203]

* 28 Voir Bentham 1789

* 29 Ces droits, selon les libéraux, ne découlent pas d'une définition législative, ce sont des droits inhérents à la nature humaine et dont la légitimité est supérieure à toute loi sur lesquels se fondent tous les concepts se réclamant du libéralisme.

* 30 Considérons ici la « métaphysique » dans le sens où on l'employait couramment au XVIIIe siècle, chez beaucoup de philosophes de cette époque, la recherche des principes généraux d'un art ou d'une science quelconques, sans qu'une telle recherche apparût comme capable de nous donner accès au monde des « choses en soi ».

* 31 Cette expression [the greatest happiness of the greatest number] semble avoir été employée pour la première fois, non par Bentham, mais par Hutcheson [Enquiry into our ideas of beauty and virtue, 5e éd. 1753, V. Plamenatz-The English Utilitarians, p.22) et aussi par Beccaria dans son traité des délits et des peines (trad. Anglaise en 1767).

* 32 Voir Bentham 1789

* 33 Voir Catherine Audard (éd.), Anthologie historique et critique de l'utilitarisme, T1 : Bentham et ses précurseurs, Paris, PUF, 1999.

* 34 Du grec hêdonê, qui signifie « plaisir »

* 35 Ce qui signifie exactement valeur intrinsèque ou absolue, par opposition à relative n'est pas facile à déterminer. En épistémologie morale, c'est-à-dire pour ce qui concerne la justification de nos jugements moraux ou de nos croyances morales, l'appel à une valeur « intrinsèque » telle que l'amour ou le plaisir permet, en principe, de justifier des jugements ou des croyances sans avoir elle-même besoin d'être justifiée : demander pourquoi le plaisir ou l'amour sont des valeurs positives n'est pas une question pertinente.

* 36 Monique Canto-Sperber : Il est assez curieux que la conception de Bentham, fondée sur le plaisir, ait pris le nom d'  « utilitarisme », l'utile n'étant pas nécessairement le plaisant ou l'agréable ; mais il faut prendre « utilité » au sens fonctionnel dans ce cas. Ce qui est « utile », c'est ce qui sert le mieux, ce qui contribue le plus, au plaisir individuel ou universel.

* 37 Voir Monique Canto-Sperber, La philosophie Morale, Paris PUF 2006

* 38 Henry Sidgwick, The Methods of Ethics, 7ème ed. 1907; Indianapolis, Hackett Publishing company, 1981, avec une préface de John Rawls, p. 87.

* 39 Déontologie, t1, p. 190.

* 40 Hédonisme : du grec hêdonê, qui signifie plaisir.

* 41 Jean - Baptiste Say [1767-1832], Maître et pédagogue de l'école française d'économie politique libérale.

* 42 Autobiographie, Trad. De Guillaume Villeneuve, Paris, Aubier, 1993, p. 80-81 et 128.

* 43 Alexis de Tocqueville [1805-1859], licencié en droit, auteur de La Démocratie en Amérique, l'ouvrage le plus important jamais publié sur les institutions politiques de Etats-Unis d'Amérique.

* 44 Auguste Comte [1798-1857] : philosophe et sociologue français, il fut le secrétaire de Saint - Simon de 1817 à 1824. Il forgera en 1839 le terme de sociologie dans son cours de philosophie positive pour désigner l'étude des lois relatives aux phénomènes sociaux.

* 45 Saint -Simon (Claude Henri de Rouvroy, conte de) [1760-1825] : Saint - Simon développera une théorie des classes sociales dans laquelle il oppose une majorité de travailleurs exploitée et une minorité d'exploiteurs que sont les oisifs, les propriétaires rentiers et plus généralement tous ceux qui n'entreprennent pas. Les conceptions de Saint-Simon annoncent les thèmes fondamentaux du socialisme moderne.

* 46 Induction : processus d'apprentissage à partir des exemples.

* 47 CAUSALITÉ En Philosophie on entend par causalité la propriété d'opérer comme cause. Le principe de causalité se formule ainsi : tout changement suppose une cause ou tout ce gui commence a nécessairement une cause.

* 48 Apriorisme : méthode de raisonnement fondée sur des idées [à priori] du latin a priori : en partant de ce qui est avant, c'est-à-dire en fondant sur des données antérieures à l'expérience. Nom donné quelquefois à la philosophie kantienne.

* 49 L'expression « école intuitionniste » [intuitive school] est courante dans la philosophie anglaise. Ainsi que le mot intuitionalism, elle désigne les doctrines qui admettent : 1) que la connaissance repose sur l'intuition de vérités rationnelles et supérieures à l'expérience, 2) que l'existence d'une réalité matérielle est directement connue et n'est ni inférée, ni construite.

* 50 Associationnisme : terme générique désignant des ensembles de théories fondées sur le principe que la pensée ou les comportements sont formés de multiples associations d'idées.

* 51 Mill, lettre à Auguste Comte, 17 Décembre 1842

* 52 Mill, lettre à Auguste conte, 5 Avril 1844

* 53 Mill, L'utilitarisme, Essai sur Bentham, p. 50

* 54 Voir Mill, De la liberté 1859

* 55 « Le but de toute société est la liberté, qui n'existe pas sans propriété. La liberté, c'est la faculté d'être heureux (hédonisme) sans qu'aucune puissance humaine ne trouble arbitrairement ce bonheur. L'arbitraire est l'ennemi principal de la liberté. » [Benjamin Constant (1776-1830)], il a écrit en 1815 Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs.

* 56 Mill, De la liberté 1859, p.125

* 57 Mill, Ibid. p. 129

* 58 Mill, Ibid., pp.213-214

* 59 A noter que Mill distingue avec soin l'utile [useful] de l'expédient [expedient]. Est utile tout ce qui peut contribuer au bonheur général. Est expédient tout ce qui peut permettre de réaliser une fin prochaine, souvent assez basse, ou seulement personnelle.

* 60 Mill, L'Utilitarisme, éd. 1988, pp. 48-49

* 61 Mill, Ibid. Chap. II, p.57

* 62 Comparer avec Henry Sidgwick, Methods of Ethics (1874), qui, lui aussi, exprime cette préoccupation pour l'ensemble des êtres vivants et du règne animal un objet de sollicitude éthique, préfigurant en cela les préoccupations de la fin du XXe siècle pour les droits des animaux.

* 63 Théorie axiologique : en philosophie morale, les théories axiologiques (théories de la valeur) sont ou bien des théories monistes (qui n'admettent qu'une seule valeur irréductible) ou bien des théories pluralistes (qui admettent une pluralité de valeurs irréductibles).

* 64 Théorie normative : une théorie normative qui dit que les actions devraient promouvoir certaines valeurs dans le monde est un théorie téléologique (ou « conséquentialiste ») une théorie normative qui dit que nos actions devraient exemplifier le respect de certaines valeurs est une théorie déontologique.

* 65 Mill, L'Utilitarisme, Chap. II, p.57

* 66 Téléologie : du grec télos, fin et logos, discours. Etude des fins, en particulier des fins humaines, c'est-à-dire du but auquel tend un acte. Par extension, étude des fins que se proposerait la nature conçue comme providence.

* 67 Mill, L'Utilitarisme, p.64

* 68 Comme Siméon le Stylite (390-459) : l'une des pratiques les plus connues de l'ascétisme chrétien était le séjour prolongé sur une colonnade en ruines ou au sommet d'une colonne isolée.

* 69 Mill, Ibid. pp. 64-65

* 70 Mill, Ibid. p. 68

* 71 Mill, L'Utilitarisme, chez Flammarion, éd. 1988, p. 117-126

* 72 Mill tente, à la différence de Bentham, de défendre l'idée d'un droit naturel à la liberté.

* 73 Mill, L'Utilitarisme, éd. 1988 chez Flammarion, p.118-123

* 74 Mill, L'Utilitarisme, Essai sur Bentham, PUF, Trad. Catherine Audard, éd. 1998, p. 143

* 75 Publié en 1789, l'année de la révolution française.

* 76 Mill L'Utilitarisme Essai sur Bentham PUF, éd. 1998, p. 85-86

* 77 caractère « agrégatif » du bonheur pour Mill comme pour Bentham : c'est le solde net des utilités individuelles (déduction faite des « désutilités », pour employer le vocabulaire contemporain).

* 78 Référence à Hume et aux vertus artificielles comme la justice.

* 79 Voir Mill L'Utilitarisme éd. 1988 pp. 106-107

* 80 C'est l'association des idées, non la loi de la nature, qui permet de comprendre nos jugements moraux, conformément à la thèse de hume ; voir aussi Mill, Le système de logique, 2e loi de l'association.

* 81 Mill, L'Utilitarisme, éd. 1988, p.109

* 82 Mill, L'Utilitarisme, Essai sur Bentham éd. 1998 p. 93

* 83 On peut parler de Méta Éthique, théorie de l'action rationnelle.

* 84 Il est important de préserver la distinction voulue par Mill entre moral, la morale au sens des moeurs, et morality, la moralité.

* 85 Mill, L'Utilitarisme, p.104

* 86 Mill, Ibid. 104

* 87 Summum bonum = le Souverain Bien.

* 88 C'est le sens de la distinction, en anglais, entre useful, ce qui produit une satisfaction des besoins humains ou des désirs humains, et expedient, ce qui sert une fin, quelle qu'elle soit.

* 89 Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation.

* 90 Mill, L'Utilitarisme, P. 37

* 91 Voir Bentham, La Déontologie, p. 49-72 de la traduction Laroche.

* 92 Kymlicka, Les théories de la justice, une introduction, pp. 19-20

* 93 Monique Canto-Sperber, La philosophie Morale, Chap.III, page 83- Samuel Scheffler, The Rejection of Consequentialism, Oxford, Clarendon Press, édition révisée, 1994.

* 94 Max Weber, Le savant et le politique `1919).

* 95 Sidgwick, The Methods of Ethics, p. 105-106

* 96 Téléologie : du grec télos, fin et logos, discours. Etude des fins, en particulier des fins humaines, c'est-à-dire du but auquel tend un acte. Par extension, étude des fins que se proposerait la nature conçue comme providence.

* 97 Monique Canto-Sperber, La philosophie morale, éd. PUF 2006, Chap. III , p. 85

* 98 Voir Will Kymlicka, Les théories de la justice, p. 28, 2003.

* 99 Voir Kymlicka, Les théories de la justice 2003

* 100 Du grec axia, valeur, qualité

* 101 Mill vise Bentham et son analyse du plaisir.

* 102 Mill, L'utilitarisme, Chap. II, P.52

* 103 Ibid., p. 50

* 104 Ibid., p.54

* 105 Ibid., p. 54

* 106 Platon désigne le philosophe comme le seul juge compétent de la qualité des plaisirs parce que lui seul possède les trois parties de l'âme auxquelles correspondent ces qualités. Mill se réfère ici très probablement à ce texte (République, liv.IX).

* 107 La distinction entre satisfaction [content] et le bonheur [happiness] est d'une importance capitale dans la morale de Mill. Mill reproche d'ailleurs à Bentham de ne pas distinguer les deux.

* 108 Ibid., p. 55

* 109 Mill fait la différence entre bonheur [happiness] et satisfaction [content], et fait apparaître l'importance de deux notions : les aspirations et la dignité.

* 110 Ibid., p. 59

* 111 Lettre de Herbert Spencer à Stuart Mill.

* 112 Bentham, Introduction to the Principles of Morals and Legislation, chap. II, éd. Harrison, pp.132-136.

* 113 L'utilitarisme, p.533 ; sur la téléologie ou doctrine des fins, voir « la logique des sciences morales », système de logique, VI, chap. 12, 6.

* 114 Mill, Autobiographie, p.134.

* 115 Mill, L'Utilitarisme, Chap. II, p.58

* 116 Monique Canto- Sperber, Ruwen Ogien, La philosophie morale, 2ème 2d. 2006, pp. 5-6.

* 117 Henry SIDGWICK, The Methods of Ethics, 7ème ed., 1907; Indianapolis, Hackett publishing Company, 1981, Paris, PUF, 1994, pp 227-251.

* 118 L'individualisme : processus au cours duquel l'individu s'affranchit de plus en plus des règles et des valeurs issues de la conscience collective.

* 119 Hédonisme : c'est la tentation de rechercher par les sens corporels le plaisir, la satisfaction, le bonheur.

* 120 Holisme : Doctrine philosophique selon laquelle ce n'est jamais un énoncé scientifique isolé, mais le corps tout entier de la science qui affronte le verdict de l'expérience. Le holisme, issue d'Emile Durheim, consiste à expliquer des faits sociaux par d'autres faits sociaux. Pierre Duhem soutient qu'il n' y a aucune «expérience cruciale, contrairement à ce que disait Francis Bacon en science », le principe du holisme dit que l'on connaît un être quand on connaît l'ensemble, la totalité, du système dont il est une partie.

* 121 Doctrine selon laquelle les sensations sont les matériaux de base de toutes nos connaissances et de toutes nos idées.

* 122 Doctrine assimilant le Souverain Bien au plaisir. C'est, plus spécialement, l'attitude des Cyrénaïque- mais le prétendu hédonisme des épicuriens aboutit à l'ascétisme le plus strict.

* 123 Régime politique dans lequel la souveraineté est exercée par le peuple, c'est-à-dire par l'ensemble des citoyens, au moyen du suffrage universel. Selon Rousseau, la démocratie - qui réalise l'union de la morale et de la politique - est un état de droit exprimant la volonté générale des citoyens qui sont à la fois législateurs et sujets des lois.

* 124John Stuart MILL : L'Utilitarisme : Essai sur Bentham, Quadrige/ Presses Universitaires de France, 1998.

* 125 Monique Canto-Sperber, Ruwen Ogien, La philosophie morale, 2ème éd. 2006, pp.40-41

* 126Rawls, Individu et justice sociale autour de John Rawls, Dans son art. « La théorie de la justice comme équité : une théorie politique et non pas métaphysique. ». pp. 279-317

* 127 Procédural : il s'agit d'une procédure pour découvrir les meilleurs principes de justice, tenant compte de la diversité des valeurs propre aux sociétés occidentales dites démocratiques.

* 128 Nous les présentons exactement tel que Rawls les décrit dans sa version finale, en section 46, p.341 de sa Théorie de la justice éd.1997

* 129 Rawls, Théorie de la justice, p.92

* 130 Rawls, Théorie de la justice p.49

* 131 Voir Rawls, op.cit. [1971], trad. Catherine AUDARD, 1997, p.53.

* 132 Rawls, Théorie de la justice, éd. 1997, p.50

* 133 Voir Kymlicka, Les théories de la justice, une introduction, P. 45.

* 134 Voir Rawls, 1971, p.25

* 135 Voir Rawls, Théorie de la justice, 1971, p.56.

* 136 Kant: Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. Victor Delbos, DELAGRAVE 1976, p 87.

* 137 Voir Methods, livre IV

* 138 Methods, livre III, chap. V, et Livre IV, chap. III

* 139 Cf. Methods, préface 6e édition

* 140 Voir Rawls, Théorie de la justice, p. 251 : p. 288

* 141 TJ, p.253 :289

* 142 TJ, p. 256 : p. 293

* 143 TJ, p.3 :p.29

* 144 cf. Höffe, 1987 : Dans sa philosophie pratique, Kant n'utilise pas l'expression « impératif catégorique de droit », mais il développe l'idée. Dans le paragraphe C de l'introduction à la Doctrine du droit , Kant formule une loi universelle de droit qui, conformément à la perspective morale de la doctrine du droit, représente la loi morale du droit, et qui de ce fait, face aux rapports juridiques effectifs, a la signification d'un impératif catégorique de droit.

* 145 Cf. Höffe, 1987.

* 146 Voir TJ, p.241 :277 ; p.314 : P. 352 ; p. 575 : p. 616.

* 147 TJ, p.241 : p.277 ; p.314 :p.352 ; p.575 :p.616.

* 148 cf. Höffe 1987

* 149 Voir Individu et justice sociale autour de John Rawls, Catherine Audard, questions de méthode : « le libéralisme et la question de la fin dominante, pp.163-189

* 150 Rawls 1971 : 51

* 151 Rawls 1971 : 53

* 152 Rawls 1971 :50

* 153 Rawls 1971 : 281

* 154 Rawls 1982 : 182

* 155 Catherine Audard : Le « libéralisme » est un terme qui, en France, a deux sens dont l'unité et la cohérence font problème. Il y a, tout d'abord, ce qu'on appelle le libéralisme politique, courant appelé « libertarien » par les Anglo-saxons pour ne pas l'assimiler au libéralisme. Il y a ensuite le libéralisme économique ou néo-libéralisme.

* 156 Rawls 1971 : 490

* 157 Rawls 1971 : 597-598

* 158 Rawls 1971 : 599

* 159 Individu et justice sociale autour de John Rawls. Catherine Audard : « le libéralisme et la question de la fin dominante » p.167

* 160 Kymlicka, les théories de la justice, p.21, 2003

* 161 Kymlicka, Les théories de la justice, p.21, 2003

* 162 Nozick, 1974, pp. 42-45

* 163 Kymlicka, les théories de la justice, une introduction, éd. 2003 p. 23

* 164 Will Kymlicka, Les théories de la justice, pp. 41-59

* 165 Voir Will Kymlicka, Les théories de la justice, p. 42-43

* 166 Rawls, 1971, p.24.

* 167 Rawls, 1971, p. 27.

* 168 Kymlicka, Les théories de la justice, p. 46.

* 169 Monique Canto-Sperber et Ruwen Ogien, La philosophie Morale, PUF, 2006, pp. 27-32

* 170 Voir Monique Canto-Sperber et Ruwen Ogien, La philosophie Morale, PUF, 2006, pp ; 33-38

* 171 Eudémonisme : du terme grec eudaimonia, bonheur, prospérité ou félicité)

* 172 Rawls, 1971, p.75.

* 173 Kymlicka, Les théories de la justice, une introduction, p.72

* 174 Rawls, Théorie de la justice, 1971, éd. 1997, p.37

* 175 Rawls, 1971, p. 11

* 176 Rawls, 1971, pp. 18-19

* 177 John Rawls, Théorie de la justice, éd. 1997, p. 304.

* 178 Rawls 1971 : 153

* 179 Rawls 1971 : 118

* 180 Nozick 1974 : 208-209

* 181 Individu et justice sociale autour de Rawls, p.172

* 182 Rawls 1971 : 8-90

* 183 Rawls 1971 : 237, 403

* 184 Rawls se situe évidemment dans le cadre du processus idéal du marché.

* 185 Rawls : 152

* 186 Rawls : 153

* 187 Rawls 1971 : 98, 106

* 188 Rawls 1971 : 101

* 189 Rawls 1971, éd. 1997, p. 121

* 190 Rawls 1971, éd. 1997, p.122

* 191 Dans l'ensemble, on peut dire que les biens sociaux premiers sont constitués par les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et les richesses.

* 192 Rawls 1971 : 30

* 193 Rawls 1971 :40

* 194 Rawls 1971 :41

* 195 Rawls 1971 : 341

* 196 Voir Rawls 1971 : 159-169

* 197 Rawls 1971 : 171

* 198 Catherine Audard, Individu et justice sociale p. 178-179

* 199 Rousseau 1762 : 87

* 200 Rawls 1971 : 606

* 201 Rawls 1971 : 53

* 202 Rawls 1971 : 173

* 203 Rawls, 1971, p.152-153.

* 204 Catherine Audard, Le rationnel : le voile d'ignorance et l'objectivité des principes. Dans Individu et justice sociale autour de John Rawls, pp. 180-181

* 205 Rawls 1971 : 41

* 206 Rawls 1971 : 185

* 207 Voir l'Article paru dans philosophy and Public Affairs, 1985, vol. 14, n°3.

* 208 Ces modifications sont évidents dans les trois conférences intitulées « Kantian Constructivism in Moral Theory », Journal of Philosophy, 77, septembre 1980.

* 209 C'est-à-dire de fins que nous voulons réaliser pour elles-mêmes.

* 210 La distinction entre le contexte objectif et subjectif de la justice est faite dans la théorie de la justice, p.159






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