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Les enfants en situation de rue à  Katmandou : étude comparative de la représentation sociale de la vie dans la rue des enfants en situation de rue et des travailleurs sociaux népalais

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par Marion SERE
Université Toulouse - Le Mirail - Master Premiere Année, Psychologie mention clinique interculturelle 2013
  

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Université Toulouse - Le Mirail

Psychologie mention clinique interculturelle

Mémoire de Master 1re année

LES ENFANTS EN SITUATION DE RUE À KATMANDOU :

ÉTUDE COMPARATIVE DE LA REPRÉSENTATION SOCIALE DE LA VIE DANS LA RUE DES ENFANTS EN SITUATION DE RUE ET DES TRAVAILLEURS SOCIAUX NÉPALAIS

Marion Séré

N° étudiante : 10303476

Sous la direction de Yoram Mouchenik

Assesseur : Anne-Valérie Mazoyer

Juin 2011

Afin d'alléger le texte, il est entendu que les termes de forme masculine utilisés dans l'ensemble du document sous-entendent à la fois les formes masculines et féminines.

Pour respecter l'anonymat des participants de cette recherche, tous les noms de personnes, d'organisations et de lieux ont été modifiés

RÉSUMÉ

L'étude cherche à comprendre les raisons qui amènent certains enfants à continuer à vivre dans la rue malgré les opportunités de rester dans des foyers. Pour éclairer ce qui peut mettre en échec l'aide proposée aux enfants, nous avons comparé les représentations sociales qu'ont les enfants en situation de rue et les travailleurs sociaux de la vie dans la rue avec comme postulat qu'il existe une différence importante entre leurs deux représentations. Cinq entretiens avec des travailleurs sociaux népalais et six entretiens avec des enfants en situation de rue visaient à identifier le contenu de leurs représentations sociales sur la vie dans la rue. L'analyse de contenu thématique a révélée des différences importantes entre les représentations des deux groupes mais de trop nombreuses limites méthodologiques ne permettent pas de valider l'hypothèse.

Mots-clés : enfant en situation de rue, représentations sociales, vie dans la rue, travail social

 

Abstract

The study seeks to understand the reasons why some children continue to live on the streets despite the opportunity to stay in hostels. To shed light on the possible cause of failure of the proposed aid to the children, we have compared the social representation that the children in street situation and the social workers have of the life in the street with the postulate that there is an important difference between the two. Five interviews with Nepali social workers and six with kids living in the street has been used to identify their social representation of the life in the street. The thematic content analysis revealed significant differences between the representations of both groups, but too many methodological limitations prevent us from validating the hypothesis.

Keywords: children living on the streets, social representations, street life, social work

SOMMAIRE

Introduction 8

PROBLÉMATISATION ET PARTIE THÉORIQUE 10

1 - Des enfants et des rues 10

1.1/ Quels enfants dans quelles rues ? Présentation d'un phénomène mondial 10

1.2/ L'enfant en situation de rue : acteur, déviant ou victime ? 12

1.3/ Les enfants en situation de rue dans le contexte népalais 14

2 - Penser le travail social : l'utilité des représentations sociales 16

2.1/ Définitions et fonctions des représentations sociales 16

2.2/ Un outil d'analyse pour penser le travail social dans un phénomène d'exclusion 18

3 - Problématisation 20

Partie empirique 24

4 - Une étude comparative 24

5 - Participants 24

5.1/ Terrain d'investigation 24

5.2/ Les enfants 25

5.3/ Les travailleurs sociaux 27

6 - Matériel et procédure 27

6.1/ Le choix de l'entretien 27

6.2/ Type et guides d'entretien 28

6.3/ Procédure 29

RÉSULTATS 30

7 - L'analyse : procédé 30

8 - Contenu de la représentation sociale de la vie dans la rue des enfants en situation de rue 31

9 - Contenu de la représentation sociale de la vie des enfants dans la rue des travailleurs sociaux 41

10 - Contenus des représentations sociales de la vie dans la rue des enfants en situation de rue et des travailleurs sociaux : analyse comparative 50

DISCUSSION 52

11 - Interprétation des résultats au regard du cadre théorique 52

12 - Limites 56

13 - Perspectives 61

Conclusion 64

Bibliographie 65

Annexes 70

Annexe I - Informations sur les participants 71

Annexe II - Guide d'entretien pour les enfants en situation de rue 73

Annexe III - Guide d'entretien pour les travailleurs sociaux 76

Annexe IV - Analyse de contenu thématique des entretiens avec les enfants 78

Annexe V - Analyse de contenu thématique des entretiens avec les travailleurs sociaux 84

Annexe VI - Entretiens avec les enfants en situation de rue 89

Annexe VII - Extraits des entretiens avec les travailleurs sociaux 139

Les enfants de la rue, ça vient de nous. On n'a pas pris soin d'eux.

Un travailleur social népalais

Introduction

En 2008, une expérience de bénévolat dans une association népalaise à Katmandou, la capitale nationale, nous sensibilisait au phénomène des enfants en situation de rue, qui est présent sur tous les continents, y compris en Amérique du Nord (Baubet, 2003 ; Coward Bucher, 2008 ; Holdaway & Ray, 1992 ; Karabanow, 2006 ; Kidd & Shahar, 2008 ; Le Roux, 1996 ; Panter-Brick, 2001 ; Taylor, Lydon, Bougie & Johannesen, 2004 ; Usborne, Lydon & Taylor, 2009) et d'une grande ampleur. Des enfants, dès 5 ans, peuvent quitter leur domicile familial, pour des périodes plus ou moins longues, et vivre dans la rue. En même temps que nous découvrions leur existence, est venue la rencontre avec le monde de l'aide humanitaire et des Organisations Non Gouvernementales (ONG). Leur présence à Katmandou est importante. Malgré cela, nous avons pu constater que nombre d'enfants, s'ils fréquentaient les refuges ouverts par ces organisations, n'en continuaient pas moins à vivre dans la rue, de manière autonome. Avec la représentation que nous avons de l'enfance et de l'univers de la rue, il nous était difficile d'imaginer les deux réunis! Pourquoi les enfants restaient-ils dans cette rue, pouvant être synonyme de violences et de nombreux problèmes alors qu'on leur offrait un toit, des repas, une éducation... ? Ce questionnement et la volonté de comprendre ne nous ont pas quittée et constituent le point de départ de cette recherche.

D'autres études (Holdaway & Ray, 1992 ; Martinez, 2010) ont eu le même questionnement et ont apporté des éléments de réponses, chacune développant un angle de réflexion différent. Notre approche est issue de la psychologie sociale, courant qui, avec la sociologie, a largement contribué à une meilleure connaissance et compréhension de ce phénomène. Il y a un besoin certain pour une approche clinique mais la quasi-absence de travaux dans ce secteur aurait rendu délicat un travail de cette nature. Avec la psychologie sociale, et plus précisément l'étude des représentations sociales des différents groupes en présence (enfants et adultes), nous avons vu là un moyen pertinent pour interroger ce qui met en échec l'aide proposée aux enfants.

Notre étude est une analyse comparative entre la représentation sociale de la vie dans la rue des enfants en situation de rue et des travailleurs sociaux népalais, pour évaluer l'existence ou non d'un décalage entre ces représentations. Elle prend ainsi en compte le vécu de l'enfant.

La revue de la littérature effectuée permet de délimiter le phénomène des enfants en situation de rue et de cerner l'utilité des représentations sociales dans l'étude des problèmes d'exclusion. La partie empirique présente la méthodologie adoptée dans cette étude. Les résultats présentés sont ensuite discutés en fonction d'éléments théoriques et méthodologiques.

PROBLÉMATISATION ET PARTIE THÉORIQUE

1 - Des enfants et des rues

1.1/ Quels enfants dans quelles rues ? Présentation d'un phénomène mondial

Terminologie

La dénomination «enfants de la rue», street children en anglais, adoptée dans les années 1980, s'est largement imposée, bien qu'elle soit remise en cause par de nombreux chercheurs (Panter-Brick, 2001). Son usage est jugé stigmatisant et discriminant car l'enfant se trouve alors réduit à son appartenance à la rue et aux comportements déviants, sans qu'on prenne en compte son expérience ; elle ne permet pas non plus de révéler la pluralité des situations et met seulement en lumière les conditions de travail et de vie dans la rue, sans faire référence aux caractéristiques sociales et personnelles de l'enfant (Invernizzi, 2000 ; Lucchini, 1993 ; Panter-Brick, 2001, 2002). Pour pallier à ce problème, Baubet (2003) utilise comme terminologie «enfants en situation d'exclusion» incluant ainsi l'ensemble des situations pouvant être rencontrées : dans la rue, en institution, en prison. Lucchini, en 2001, emploie indifféremment «enfant de la rue» et «enfant en situation de rue». C'est cette deuxième dénomination qui sera employée ici car cette étude se centre sur les enfants dont le lieu de vie principal est la rue et, comme le souligne Stoecklin (2000), elle entraîne un regard qui permet de mieux appréhender la diversité des situations.

Typologie

Les enfants en situation de rue sont fréquemment définis selon deux axes : le temps passé dans la rue et l'absence d'adultes responsables (Aptekar & Stoecklin, 1997). Pourtant, il existe une hétérogénéité de situations. Lucchini (1998) suggère d'aborder ce phénomène en termes de relation à la rue, plutôt que d'appartenance à la rue. Dans le cas sud-américain, l'auteur identifie neuf dimensions qui permettent de rendre compte de la complexité de ce qu'il nomme le «système enfant-rue». On trouve donc les dimensions spatiale et temporelle, la dimension de l'opposition entre la rue et la famille et les images respectives qu'en a l'enfant, les dimensions de la sociabilité et de la socialisation, soit l'organisation entre les enfants en situation de rue, le fonctionnement du groupe et la sous-culture de la rue, la dimension des activités dans la rue, plurielles et variant selon les endroits, les dimensions identitaire et du genre, et enfin la dimension motivationnelle, c'est-à-dire les raisons poussant à se rendre ou à rester dans la rue. Tous ces éléments définissent le phénomène des enfants en situation de rue et varient fortement d'un contexte à l'autre.

Un phénomène complexe, des causes multiples

Communément, les causes de départ dans la rue citées par les enfants et que l'on retrouve dans la littérature (Baubet, 2003 ; Le Roux, 1996 ; Martinez, 2010) sont les violences familiales, l'alcoolisme parental et la pauvreté. Souvent reprise, la classification de Lucchini (1993) permet d'envisager l'origine complexe du départ à la rue en offrant une classification à trois niveaux :

- les facteurs macroscopiques impliquent les phénomènes socio-économiques au niveau de l'État tels que la gestion du budget, la dette nationale, les crises économiques ;

- les facteurs mésoscopiques ou intermédiaires concernent les éléments présents dans l'environnement immédiat de l'enfant mais sur lesquels il n'a pas de prise directe. Ce sont, par exemple, le chômage, l'urbanisation accélérée, l'absence de formations professionnelles. Ces facteurs peuvent placer l'enfant en situation de vulnérabilité sociale (Baubet, 2003).

- les facteurs microscopiques font référence à une réalité qui engage directement l'acteur social que représente l'enfant.

Cette dernière catégorie indique que les conditions externes ne suffisent pas à expliquer un départ dans la rue. Les composantes psychologique et individuelle sont à prendre en compte ; pour des conditions de vie semblables, les réponses ne sont pas identiques et seule une minorité d'enfants s'éloignera de son domicile, définitivement ou pas (Lucchini, 1998).

1.2/ L'enfant en situation de rue : acteur, déviant ou victime ?

Qui est-il ? Un agent social actif

Si l'on considère que des facteurs microscopiques interviennent dans le parcours de l'enfant vers la rue, il en va de même lorsqu'il se trouve dans la rue : l'enfant en situation de rue devient alors un acteur social, et non plus, seulement, un objet d'attention passif (Aptekar & Stoecklin, 1997 ; Lucchini, 1993, 1998 ; Panter-Brick, 2002). On peut supposer que cette conception de l'enfant s'appuie sur la Convention Internationale des droits de l'enfant dont les articles 4 et 12 à 17 évoquent un enfant devenu sujet et son droit de participation, soit le droit d'exprimer des opinions et d'être entendu, le droit à l'information et la liberté d'association (Unicef, n.d). Ainsi, connaître l'expérience subjective de l'enfant et le sens qu'il y attache et examiner les relations entre enfants en situation de rue et avec la société sont indispensables pour comprendre ce phénomène et créer des programmes d'aide adaptés (Aptekar & Stoecklin, 1997 ; Lucchini, 1993, 1998 ; Martinez, 2010 ; Panter-Brick, 2002). Il s'agit aussi de rechercher la participation de l'enfant, car on ne travaille plus pour eux, mais avec eux (Panter-Brick, 2002).

Comment est-il perçu ? L'enfant victime ou l'enfant déviant

Cette représentation de l'enfant en situation de rue, acteur social, coexiste avec l'image répandue de l'enfant de la rue, notamment au niveau institutionnel (Rivard, 2004). Aptekar et Stoecklin (1997) parlent d'une vision culturelle monolithique («monolithic cultural view», p. 392) qui place l'enfant en situation de rue en position soit de victime, soit de déviant. Panter-Brick (2001) confirme la prédominance de cette représentation et explique l'existence de cette vision tranchée de manière identique à Aptekar et Stoecklin, c'est-à-dire principalement par la façon dont est défini culturellement le comportement approprié d'un enfant.

Mis en place majoritairement par les ONG, les programmes d'intervention se basent sur une vision d'un enfant en situation de rue vulnérable, victime ou déviant et ciblent leurs actions en conséquence, de façon à «sauver» les enfants, en les plaçant en institution ou en les ramenant dans leur famille (Panter-Brick, 2001). Il y a alors le risque de ne pas prendre en compte le réseau social et les stratégies d'adaptation développés par les enfants, et par-là de ne pas parvenir à des solutions qui s'inscriraient dans la durée. Ces images de l'enfant victime et de l'enfant asocial sont très présentes et réductrices : c'est le discours institutionnel conformiste (Lucchini, 1996). Ce discours légitime l'intervention «sur» l'enfant puisqu'il s'agit d'aider une victime innocente ou de protéger la société contre la menace d'un délinquant. Dans ces travaux, Lucchini conclut que les travailleurs sociaux appréhendent l'expérience subjective de l'enfant mais ils ne semblent pas l'assimiler à leur représentation. De plus, les ONG, à la recherche de fonds, utilisent des images fortes pour répondre aux attentes du public qui préfèrent lire les pires situations ou des cas inhabituels d'ingéniosité plutôt que les cas typiques. Cela contribue à maintenir les tendances existantes concernant la représentation des enfants en situation de rue (Aptekar & Stoecklin, 1997 ; Lucchini, 1998). D'après Paiva (1998), l'enjeu pour les ONG est d'arriver à prendre la distance nécessaire des contraintes imposées par les logiques financières pour pouvoir mieux penser leurs pratiques.

Cette représentation de l'enfant en situation de rue, victime ou déviant, appelle à s'interroger sur la représentation de la rue, notamment sur sa violence et dangerosité. Baubet (2003) estime que les enfants en situation d'exclusion sont un groupe à haut risque au niveau de la santé somatique et mentale et devant faire face à la souffrance liée à l'exclusion. Pour Aptekar et Stoecklin (1997), la violence rencontrée dans la rue viendrait plus des réactions de la société envers les enfants que des conditions de vie dans la rue. Toutefois, Panter-Brick (2002) rappelle le besoin de comparer les caractéristiques des enfants en situation de rue avec celles d'enfants du même pays, et non pas avec des enfants issus de la classe moyenne occidentale. Ainsi, contrairement à nombre d'idées reçues, les enfants en situation de rue feraient preuve de caractéristiques positives telles qu'une bonne santé mentale et d'efficaces stratégies d'adaptation et ne seraient pas parmi les groupes les plus à risque quand on considère les aspects de la santé physique (Aptekar & Stoecklin, 1997 ; Panter-Brick, 2002 ; Worthman & Panter-Brick, 2008).

1.3/ Les enfants en situation de rue dans le contexte népalais

La littérature scientifique sur les enfants en situation de rue au Népal est très pauvre, comparée par exemple à celle du Brésil ou d'autres pays d'Amérique Latine ; par conséquent, établir un portrait complet et récent de la situation est une tâche délicate. Les documents réalisés par différentes organisations internationales et népalaises apportent toutefois des compléments d'informations intéressants, même si l'on peut s'interroger sur la valeur de ces données, tant elles sont soumises aux valeurs et aux intérêts de l'ONG qui les a produites. Elles ont au moins le mérite d'offrir une base informative.

En 2003, selon un rapport du United Nations Development Programme (2004), environ 5000 enfants travaillaient et vivaient dans la rue au Népal. Ces chiffres sont à manier avec précaution, compte tenu de la difficulté à recenser les enfants en situation de rue et à connaître la population exacte désignée par ces chiffres, chacun pouvant avoir une définition différente des enfants à inclure ou non dans les statistiques (Panter-Brick, 2001).

Concernant les motifs de départ dans la rue, en comparant les travaux précédemment cités avec l'étude de Baker et al. (1997), on s'aperçoit que les motifs des enfants népalais sont assez similaires de ceux des enfants d'autres pays. Cependant, les différences existent et les auteurs évoquent l'utilité de recherches spécifiques prenant en compte les particularités culturelles. Dans le cas du Népal, l'étude mentionne la relative importance des beaux-parents comme facteur poussant (push factor) les enfants dans la rue1(*). L'attraction exercée par la capitale serait par contre un facteur tirant (pull factor) les enfants et concernerait 62% des enfants en situation de rue (Pradhan, 1990, cité par Le Roux & Smith, 1998). Sur ce point, Lucchini (1998) considère en effet que, chez certains enfants, l'attrait de la rue est non négligeable ; il y a le plaisir d'enfreindre l'interdit et le rapport de l'enfant au risque et à l'aventure. Enfin, au Népal où un système de caste est, de manière non officielle, en vigueur, Baker et al. (1997) constatent que la moitié des enfants en situation de rue proviendraient des castes hautes. Les auteurs avancent deux hypothèses explicatives : les enfants issus de famille d'une caste élevée peuvent avoir à affronter la pression sociale et ont également moins d'opportunités de travail à cause de certaines tâches qui leur sont interdites. Ces enfants ont aussi plus de contacts avec la vie en dehors du village et montrent une initiative plus grande pour s'établir loin du domicile familial.

Il convient également de préciser que, dans un contexte de mondialisation, le discours sur les enfants et sur leurs droits est en évolution au Népal. Le pays a ratifié, entre autres documents sur les droits humains, la Convention Internationale sur les droits de l'enfant et des organisations internationales centrées sur les enfants font preuve d'une présence active (Baker & Hinton, 2001). Les travaux de Baker et Hinton ont d'ailleurs mis en évidence le poids de la vision occidentale de l'enfant dans les pratiques adoptées par le gouvernement et les ONG locales. Le modèle occidental d'une enfance idéale correspond à une enfance libre de responsabilités et donc de travail et qui est dominée par l'éducation et les loisirs dans un contexte familial. Il influence les programmes d'aide en mettant de l'avant l'importance de la réinsertion, que ce soit pour les enfants qui travaillent ou les enfants en situation de rue.

2 - Penser le travail social : l'utilité des représentations sociales

2.1/ Définitions et fonctions des représentations sociales

Le concept de représentation sociale se situe à la jonction du psychologique et du social. Ce « savoir du sens commun » correspond à « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d'une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989, p.36). Abric pose comme définition qu' « une représentation sociale est l'ensemble organisé et hiérarchisé des jugements, des attitudes et des informations qu'un groupe social donné élabore à propos d'un objet. Les représentations sociales résultent d'un processus d'appropriation de la réalité, de reconstruction de cette réalité dans un système symbolique. » (1996, p.11). On comprend qu'une représentation sociale est toujours une représentation d'un objet pour quelqu'un ; elle ne constitue pas un miroir fidèle d'une réalité objective. Car Abric (1989) précise, qu'en plus d'être un processus, une représentation est aussi le produit de l'activité mentale d'un individu par laquelle le réel est reconstitué et obtient une signification particulière. Ce sont le sujet lui-même, avec son histoire et son vécu, le système social et culturel du sujet et la nature des liens entre le sujet et ce système qui déterminent la représentation.

Pour comprendre l'impact des représentations sociales sur les pratiques, il nous faut prendre en considération les fonctions qu'elles remplissent. Abric (1994) en nomme quatre :

- fonction de savoir, soit une compréhension et une explication de la réalité entraînant une meilleure communication ;

- fonction identitaire, qui participe à la sauvegarde de l'identité du groupe ;

- fonction d'orientation : les représentations guident les pratiques, définissent la finalité d'une situation et permettent l'anticipation ;

- fonction justificatrice, pour expliquer à posteriori un comportement.

Doise ajoute que « les représentations sociales sont les principes organisateurs de ces rapports symboliques entre acteurs sociaux » (1989, p. 228). Elles agissent en tant que « principes relationnels » (p.228).

Au vu de leurs fonctions, on comprend d'autant plus la pertinence de les étudier pour mieux saisir les rapports entre individus ou groupes. Les représentations sociales constituent « une vision fonctionnelle du monde qui permet aux individus et aux groupes de donner un sens à leurs conduites et de comprendre la réalité » (Abric, 1996, p.12). Cependant, il ne faut pas considérer que la relation représentations-pratiques fonctionne à sens unique. Ces deux éléments sont inséparables et s'influent l'un l'autre : les représentations guident les pratiques et celles-ci créent ou transforment les représentations sociales (Abric, 1996).

2.2/ Un outil d'analyse pour penser le travail social dans un phénomène d'exclusion

Étudier le phénomène des enfants en situation de rue au Népal implique le choix d'un angle particulier et d'une question précise. Ici, on souhaite d'abord savoir pourquoi des enfants préfèrent continuer à vivre dans la rue malgré les possibilités qui leur sont données d'aller dans des foyers ; et ensuite pourquoi les réponses apportées par les différentes ONG au phénomène des enfants en situation de rue ne fonctionnent que pour certains enfants, alors qu'à nous, adulte occidentale, elles nous semblent bien plus séduisantes que l'option de la rue. Le choix de tenter de répondre à ces questions en étudiant les représentations sociales du phénomène qu'ont les différents groupes en présence est largement encouragé par plusieurs travaux présentés ici.

Pour Abric (1994) en effet, la compréhension de la dynamique des interactions sociales et des déterminants des pratiques sociales passe par l'étude des représentations sociales. Ces dernières jouent, selon lui, un rôle majeur dans les problèmes d'exclusion sociale. Il suggère ainsi d'étudier d'une part les représentations sociales qui sont à l'oeuvre au sein de la population exclue en répondant à trois questions :

- « Quelle représentation le groupe concerné a-t-il de lui-même ? [...]

- Quelle représentation le groupe a-t-il du problème auquel il est confronté ? [...]

- Quelle représentation l'individu (ou le groupe) concerné a-t-il des objectifs et de l'avenir qu'on lui propose ? » (p. 14-15)

D'autre part, pour l'analyse des représentations sociales des agents sociaux, les deux questions essentielles sont :

- « Quelle représentation les agents sociaux de l'insertion ont-ils de leur rôle ? [...]

- Quelle représentation ces agents sociaux ont-ils des populations sur lesquelles ils interviennent ? » (p. 15-16)

L'auteur envisage l'étude des représentations sociales comme un indicateur indispensable du fonctionnement de l'aide proposée, de ses blocages et de ses possibilités.

Lucchini (1998) évoque le décalage entre les représentations des intervenants et les expériences telles que vécues par l'enfant en Amérique Latine et soutient qu'une représentation plus proche de la réalité des enfants chez les intervenants facilite leur travail. Il considère que ce décalage provient entre autre du « besoin de l'intervention [...] de définir son activité en termes de rôles professionnels et de finalités » (p. 347) et de l'image «client/usager» qui en découle. Ainsi, efficacité et normalisation de l'enfant en situation de rue définissent l'intervention. Les attentes de l'opinion publique et les organismes financeurs ont également une influence certaine. De plus, Lucchini considère que la définition du type d'intervention est largement inspirée par l'image idéale de l'enfant qu'ont les décideurs et les travailleurs sociaux. Selon l'auteur, « l'expérience de la rue telle qu'elle est vécue par l'enfant, même si elle est perçue par certains professionnels, n'est pas intégrée dans les représentations et dans les discours des intervenants. » (p. 364).

D'autres travaux (Baubet, 2003 ; Rivard, 2004) confirment que les représentations sociales des différents groupes qui travaillent avec les enfants en situation de rue ont un impact direct sur les actions mises en place. Il s'agit d'une question complexe et capitale. Les représentations doivent être interrogées pour permettre une meilleure approche dans les solutions proposées. Baubet (2003) ajoute une dimension culturelle en précisant l'importance de mettre à jour les représentations de l'enfant idéal et de l'enfant en situation de rue dans la société considérée et pour les intervenants des ONG occidentales car elles peuvent se révéler très divergentes. Selon lui, si les représentations ne sont pas analysées, cela peut entraîner des programmes et des objectifs inadaptés et donc une fragilité au sein des équipes et la subjectivité des enfants en situation de rue peut ne pas être prise en considération.

C'est donc par l'étude des représentations sociales que nous abordons le phénomène des enfants en situation de rue et les difficultés rencontrées par les intervenants sociaux dans leurs missions.

3 - Problématisation

Notre questionnement de départ porte sur les raisons qui amènent certains enfants à vivre dans la rue, parfois pendant plusieurs années, malgré la présence à Katmandou de nombreux foyers. Selon les ONG, de multiples opportunités leur sont offertes, comme par exemple le logement, la nourriture, la scolarisation, une formation professionnelle, ou encore une atmosphère familiale. Plusieurs enfants adhèrent à ces programmes mais il en reste un certain nombre qui ne quittent pas la rue ou d'autres qui vont dans les foyers et finalement retournent dans la rue (Martinez2(*), 2010). Pour éclairer ce phénomène, cette étude se centre sur le travail des ONG, en explorant ce qui met en échec l'aide proposée aux enfants en situation de rue.

Pour répondre à cette question, la manière dont sont considérés les enfants oriente la réflexion. Dans les recherches en sciences sociales (Aptekar & Stoecklin, 1997 ; Lucchini, 1993, 1998 ; Martinez, 2010 ; Panter-Brick, 2001, 2002), nous avons vu que les enfants en situation de rue sont dorénavant pensés comme des individus compétents et capables de prendre des décisions, donc des agents sociaux actifs. Il faut ainsi chercher à connaître la perception qu'ont les enfants de la réalité et la signification qu'ils donnent à leurs expériences, pour mieux comprendre leurs parcours et améliorer le travail social. La nécessité d'obtenir leur participation et de les écouter paraît alors essentielle. En ce sens, l'étude des représentations sociales est un outil de choix. En effet, les représentations sociales, définies précédemment en tant qu' « ensemble organisé et hiérarchisé des jugements, des attitudes et des informations qu'un groupe social donné élabore à propos d'un objet » (Abric, 1996, p.11), permettent d'avoir accès à l'interprétation que l'enfant en situation de rue a de son univers. Jodelet (2006) précise aussi le rapport entre représentations et expériences vécues : la représentation agit comme un savoir local et dépend du vécu subjectif qu'est l'expérience, cette expérience s'insérant elle-même dans la matrice des catégories socialement partagées. Par conséquent, si l'enfant en situation de rue est un agent social actif, savoir ce qu'il pense de son expérience est indispensable pour concevoir une aide adaptée.

Sur l'étude des représentations sociales dans les problèmes d'exclusion sociale (Abric, 1996), nous avons vu l'intérêt de connaître, entre autres, la représentation sociale que la population exclue a du problème auquel elle fait face. Dans le phénomène des enfants en situation de rue, le problème apparaît être la vie dans la rue elle-même. C'est en effet parce que les intervenants sociaux considèrent la vie dans la rue comme non souhaitable et problématique pour les enfants que les programmes mis en place visent à les en sortir, à leur donner un autre cadre de vie. La dénomination couramment employée, «enfants des rues», abonde dans le même sens : c'est parce que la rue comme espace de vie est considérée comme anormale que l'on en réfère jusque dans la terminologie (Glauser, 1990). Pour mieux saisir la réalité subjective des enfants en situation de rue, une approche pertinente est d'établir quelle est leur représentation de la vie dans la rue.

En ce qui concerne les représentations sociales des intervenants, il a été dit plus haut qu'elles influent sur les pratiques (Abric, 1996 ; Baubet 2003 ; Lucchini, 1998 ; Rivard, 2004). Présupposant des besoins des enfants, les programmes sont définis ; ils correspondent à une certaine représentation de l'enfant idéal et de l'enfant en situation de rue qu'ont les différents intervenants sociaux (Baubet, 2003). La réalité subjective de l'enfant népalais en situation de rue est-elle intégrée dans ces représentations ? Pour en rendre compte, il est possible de comparer les représentations sociales des travailleurs et des enfants, sur un même objet de représentation, la vie dans la rue.

Ces réflexions ont conduit à une première hypothèse : la différence entre les représentations sociales de la vie dans la rue des travailleurs sociaux et des enfants nuit à l'efficacité des programmes destinés aux enfants en situation de rue. Si cette hypothèse est confirmée, elle donnera des clés pour repenser le discours et les pratiques des travailleurs sociaux, avec pour but d'apporter aux enfants en situation de rue ce dont ils ont besoin. Cependant, pour traiter ce sujet, étudier l'existence de cette différence s'est révélé être une étape intermédiaire indispensable. Aucun travail sur ce sujet au Népal n'a, à notre connaissance, était réalisé. Étant données les ressources à notre disposition pour cette recherche, il a été choisi de se concentrer sur cette étape en réalisant une étude comparative des représentations sociales des deux groupes en présence. La vie des enfants dans la rue est ici envisagée comme un objet de représentation sociale, sur lequel à la fois les enfants et les travailleurs sociaux peuvent être interrogés. La problématique étudiée est donc la suivante : les enfants népalais en situation de rue ont-ils la même représentation de la vie dans la rue que les travailleurs sociaux népalais ?

Considérant les différents éléments développés, dont, entre autres, le constat des succès mitigés des programmes des ONG à Katmandou et les travaux de Lucchini (1998) montrant un discours conformiste et réducteur des intervenants sociaux, l'hypothèse générale de notre travail se pose finalement en ces termes : Les travailleurs sociaux népalais n'intègrent pas, ou peu, la réalité subjective de l'enfant en situation de rue ; il en résulte un décalage important entre la représentation sociale qu'ont les enfants de la vie dans la rue et celle des travailleurs sociaux népalais.

Partie empirique

4 - Une étude comparative

L'hypothèse générale de ce travail a été définie ainsi : Les travailleurs sociaux népalais n'intègrent pas, ou peu, la réalité subjective de l'enfant en situation de rue ; il en résulte un décalage important entre la représentation sociale qu'ont les enfants de la vie dans la rue et celle des travailleurs sociaux népalais. Nous allons donc étudier la représentation sociale de deux groupes distincts, les enfants en situation de rue et les travailleurs sociaux, sur un même objet : la vie des enfants dans la rue, puis en faire une comparaison. Cette dernière servira à mettre en lumière le décalage éventuel qu'il peut y avoir entre les deux groupes.

5 - Participants

5.1/ Terrain d'investigation

L'enquête s'est déroulée à Katmandou sur une période de trois semaines. Au Népal, l'ONG internationale où nous avons travaillé bénévolement en 2008, a accepté de soutenir notre recherche et a ainsi encouragé l'équipe de l'ONG népalaise, à laquelle elle est associée, à y participer.3(*) Notre connaissance préalable de la structure de l'ONG et du terrain a constitué un avantage indéniable et a permis de réaliser un nombre conséquent d'entretiens en un laps de temps relativement court, soit dix-neuf entretiens en trois semaines, dont onze ont été exploités pour la présente recherche. C'est aussi le facteur qui a autorisé si rapidement la mise en place d'un lien de confiance, élément primordial pour faciliter l'expression sincère des sujets. Enfin, plusieurs des employés, particulièrement ceux avec qui nous avions travaillé en 2008, ont manifesté une réelle volonté de participer à la recherche et se sont révélés être un appui majeur pour les entretiens avec les enfants.

5.2/ Les enfants

Pour obtenir une certaine homogénéité dans cet échantillon, il a été choisi d'interroger seulement des enfants qui vivaient actuellement dans la rue. En effet, le but de notre étude, au-delà des représentations sociales des groupes en présence, est de comprendre quelles sont les difficultés et les phénomènes qui amènent des enfants à rester dans la rue plutôt que de retourner dans leur famille ou d'aller dans un foyer d'accueil. Un autre élément pour contrôler l'homogénéité a été de sélectionner des enfants qui étaient dans la rue depuis au moins 2 ans, temps suffisamment long pour considérer qu'ils ont expérimenté la majorité des facettes de la rue, contrairement à des enfants qui sont dans la rue depuis quelques mois seulement. Les autres critères d'inclusion et d'exclusion ont été essentiellement guidés par des considérations pratiques, à cause de la courte durée passée sur le terrain. Au total, cinq critères ont été retenus :

- lieu de vie principal : la rue ;

- durée passée dans la rue, déclarée par l'enfant4(*) : au moins 2 ans (moyenne de l'échantillon : 3,1 ans)

- genre : le refuge B étant un foyer non mixte, les entretiens ont été menés seulement avec des garçons ;

- fréquentation, même minime, du refuge B5(*) au moment de notre séjour ; interviewer des jeunes ne fréquentant pas d'ONG aurait demandé beaucoup plus de temps sur place ;

- âge : minimum 9 ans. En dessous, l'outil développé pour l'enquête n'aurait pas été approprié. Les sujets interrogés les plus âgés avaient 13 ans.

Les entretiens ont eu lieu en majorité à partir de 14h, soit l'heure à laquelle l'équipe du refuge B sert thé et biscuits aux enfants présents. Cela nous garantissait un nombre conséquent de participants potentiels et permettait de s'assurer que les enfants seraient relativement confortables durant l'entretien, n'ayant ni particulièrement faim, ni soif. En plus de sélectionner des enfants qui ne semblaient pas avoir pris de la colle dans les dernières heures6(*), le recrutement s'est fait selon trois procédés :

- nous demandions à un enfant en particulier s'il voulait participer à un entretien, pour une étude. Ce procédé a été employé seulement avec des enfants que nous connaissions de notre précédente expérience en 2008 ; le but était de faciliter l'échange puisqu'il y avait déjà un lien de confiance ;

- le responsable du refuge B demandait à l'ensemble des enfants présents qui souhaitait venir parler avec nous, pour participer à une recherche ;

- de manière spontanée, un enfant demandait à participer lui aussi car il avait vu d'autres enfants le faire.

Le tableau 1 en annexe I présente les enfants interviewés, en fonction de leur âge, informations familiales et personnelles et durée passée dans la rue.

5.3/ Les travailleurs sociaux

Les travailleurs sociaux interrogés sont employés par l'ONG népalaise et la moitié nous connaissaient. Deux critères de sélection ont été appliqués :

- fonction au sein de l'ONG : seulement les travailleurs sociaux étant en lien direct avec les enfants en situation de rue ont été interrogés ;

- niveau d'anglais suffisant pour permettre de réaliser l'entretien sans interprète, de manière à limiter les biais. Une exception a été faite : Prem parlait peu anglais mais il était un interlocuteur de choix, de par sa fonction d'éducateur de rue. Il est le seul intervenant pour qui l'entretien s'est déroulé avec un interprète.

Tous les travailleurs sociaux à qui nous en avons fait la demande ont accepté de participer à notre étude. Le tableau 2 présenté en annexe I résume leur fonction au sein de l'ONG et leurs principales caractéristiques (âge, situation familiale et niveau scolaire).

6 - Matériel et procédure

6.1/ Le choix de l'entretien

Pour mener cette analyse comparative sur les représentations sociales au sein de la population étudiée, l'entretien non-directif ou semi-directif apparaît comme l'outil le plus adapté selon plusieurs critères. Si l'on considère l'étude des représentations sociales en général, Abric (1994) voit en l'entretien « une méthode indispensable à toute étude sur les représentations » (p.61). Cette technique, qu'il nomme interrogative, permet entre autres comme le questionnaire et le dessin, de recueillir le contenu d'une représentation. Dans le cadre de cette étude, l'usage d'un questionnaire n'a pas été retenu à cause du taux élevé d'analphabétisme au Népal7(*), et plus particulièrement chez les enfants en situation de rue. Quant au dessin, il aurait été un complément très intéressant à l'entretien mais n'a pas été employé, faute de temps.

Avec un entretien, on peut donc travailler sur les représentations et analyser la relation que le sujet entretient avec l'objet de recherche. Le choix d'une méthode qualitative se justifie aussi au regard de la population interrogée. Conticini et Hulme (2007) rapportent que lors d'investigations sur les jeunes de la rue, les approches quantitatives ne sont pas les plus adéquates ; entre autres facteurs, elles ne permettent pas de créer une relation de confiance entre l'Interviewer et l'enfant, considérant en plus la méfiance qu'ont habituellement les enfants en situation de rue envers les adultes. Il convient dès lors de privilégier les approches qualitatives telles que l'entretien.

6.2/ Type et guides d'entretien

Les entretiens réalisés étaient semi-directifs et s'appuyaient sur des guides d'entretien développés à partir des lectures et des objectifs de la recherche. Compte tenu de l'éloignement du terrain et du peu de temps sur place, il n'a pas été possible d'effectuer de réels entretiens exploratoires. Il en résulte que les guides d'entretien ont évolué au cours de l'enquête elle-même.8(*) Les entretiens visaient à repérer, en premier lieu, le contenu de la représentation sociale de chaque groupe sur la vie dans la rue. D'autres thèmes avaient été inclus aux guides d'entretien, puisque la démarche sur le terrain était aussi exploratoire ; cependant, ils ne se sont pas révélés pertinents pour l'étude présente, ou pas suffisamment développés lors des entretiens pour être utilisés. Les guides d'entretien pour les enfants étaient plus structurés et développés avec des questions concrètes, afin de faciliter le discours du sujet.

6.3/ Procédure

N'ayant pas eu connaissance d'une réglementation à ce niveau au Népal, nous n'avons pas utilisé de formulaire de consentement lors de la passation des entretiens. Par contre, toutes les consignes que l'on retrouve dans un tel document ont été énoncées oralement au début de chaque entretien et un soin particulier était pris pour s'assurer de la compréhension et de l'accord de l'Interviewé.9(*)

Ne parlant pas népalais, les entretiens avec les travailleurs sociaux se sont majoritairement déroulés en anglais. Tous avaient un bon niveau et cela n'a pas semblé poser problème, à l'exception de Nitesh où des difficultés de compréhension ont été manifestes. Les entretiens conduits avec les enfants et avec Prem ont nécessité la présence d'un interprète. Ce fait a occasionné des biais importants évoqués dans les limites de l'étude.

Avec les adultes, les entretiens ont eu lieu dans la salle de réunion des bureaux de l'association ou au refuge B. Il n'y a pas eu de dérangements majeurs et la confidentialité a pu être respectée. Les passations avec les enfants se déroulaient au refuge B, dans une pièce séparée pour garantir la confidentialité. Par contre, malgré la porte fermée, les va-et-vient lors des entretiens ont été fréquents, occasionnant une gêne parfois importante dans le déroulement de l'entretien.

RÉSULTATS

7 - L'analyse : procédé

La recherche portant sur les représentations sociales, l'analyse de contenu thématique était une technique appropriée (Blanchet & Gotman, 1992). Celle-ci a été effectuée verticalement et horizontalement. Trois étapes, inspirées des travaux d'Apostodolis (2005) ont été effectuées pour extraire un maximum de données et tenter de réduire la subjectivité inhérente à ce type d'enquête. D'abord, une première lecture des entretiens a permis de se familiariser avec les données du corpus et de réaliser un codage exploratoire. Ensuite, nous avons réalisé une grille d'analyse à partir des thèmes émergeant des données. Cela nous a permis, dans un troisième temps, d'appliquer cette grille à tous les entretiens. Nous présentons ici l'analyse de ces résultats en détaillant les six thèmes identifiés, avec dans un premier temps la représentation sociale de la vie dans la rue des enfants en situation de rue, puis celle des travailleurs sociaux.

La retranscription des entretiens et les résultats bruts de ces analyses se trouvent en annexes10(*). Au vu du volume important des entretiens avec les travailleurs sociaux et de leur aspect exploratoire, sont présentés en annexes uniquement les extraits en lien avec l'hypothèse générale.

Nous précisons que, dans l'analyse, le terme enfants en situation de rue fait seulement référence aux garçons car les enfants interrogés sont exclusivement des garçons et les filles sont totalement absentes du discours des travailleurs sociaux.

8 - Contenu de la représentation sociale de la vie dans la rue des enfants en situation de rue

Il s'agit ici d'établir la représentation sociale qu'ont les enfants en situation de rue de leur vie dans la rue. Cette représentation se base sur leur expérience et l'interprétation subjective qu'ils en ont.

Thème 1 : Appréciation générale de la vie dans la rue

Des avis négatifs et quelques problèmes

Katmandou n'est pas un endroit de vie apprécié de tous les enfants ; certains parlent avec nostalgie de leur maison ou village d'origine. Ganesh n'aime pas cette ville à cause « des accidents de la rue, les gens qui meurent, ça j'aime pas. Et les mauvaises fréquentations. » Amit lui n'aime pas Katmandou à cause d'une « association qui est juste à côté car il y a des fantômes. Ils piquent mon assiette et mon repas ». Il a aussi peur d'être écrasé par les voitures. Les six enfants nous parlent également de difficultés précises.

Le problème, qui apparaît majeur puisque cités par tous les garçons, vient des rapports entretenus avec les adultes rencontrés dans les rues. Ils font peur, sont méchants et agressifs envers les enfants, les insultent et les traitent de voleurs. Les adultes disent aux enfants qu'ils ne peuvent pas les aider car c'est déjà dur pour eux ou parce que les enfants, déjà grands, doivent se débrouiller seuls. L'un des garçons dit aussi ne pas trop aimer les rues de Katmandou à cause des adultes qui sont ivres et qui prennent de la drogue.

Le second danger auquel deux sujets font référence est le comportement des policiers avec les enfants : ils peuvent les frapper quand d'autres enfants ont volé quelque chose ou les arrêter sans motif.

Une troisième difficulté est encore là reliée aux grands, mais cette fois on parle d'autres enfants en situation de rue : les plus âgés. Les garçons qui exposent ce problème ont 12 et 13 ans et parlent des grands qui se montrent méchants envers les plus jeunes. Ils les frappent, les insultent et volent leurs affaires. Certains les poussent à se droguer ou à commettre des vols.

Les situations de conflit entre les enfants plus jeunes et plus âgés ont lieu dans la rue mais aussi dans les refuges, ce que les enfants déplorent. Ils n'aiment pas non plus les refuges où les règles ne sont pas respectées : par exemple, lorsque des cigarettes et de la drogue sont introduites dans le refuge malgré l'interdiction. Ces points influent sur la fréquentation par les enfants d'un refuge plutôt qu'un autre.

Les bagarres et la violence sont aussi des choses qu'ils dénoncent, ainsi que la tentation permanente de la drogue, notamment la colle11(*).

Ce qui plaît

Cependant, plusieurs aspects positifs ressortent aussi quand les enfants évoquent leur vie dans la rue. Plusieurs se plaisent à Katmandou et trouvent la ville bien, voire très bien. Pour l'un, en venant vivre dans la capitale, cela a permis à ses cauchemars de cesser. Un autre trouve, qu'en général, il n'y a pas de problèmes. L'absence de règles et le fait de pouvoir faire ce qu'ils veulent plaisent beaucoup ; cela peut d'ailleurs constituer un motif pour ne pas retourner chez soi. Un autre point mentionné est que Katmandou offre aussi des opportunités d'apprentissage.

Pour les enfants interrogés, la vie dans la capitale semble étroitement liée à leur fréquentation des différents centres des ONG. Ainsi, quelques-uns déclarent que ce qu'ils préfèrent à Katmandou, ce sont les centres et particulièrement le refuge B. Ce refuge est aussi synonyme de sécurité, un endroit où les enfants reçoivent de l'aide. Ils y trouvent un certain bien-être et de l'amour notamment grâce à la relation développée avec le responsable. De plus, le jeu, très présent dans la vie des enfants en situation de rue, se passe essentiellement dans les refuges. Enfin, le refuge leur permet de bien manger et même mieux qu'à la maison.

Les activités décrites par les enfants donnent une place importante au refuge B et aux loisirs et n'évoquent pas de difficultés au quotidien. Voici les descriptions faites par Amit, Bijay, Devendra et Ganesh de leur journée («ici» se rapporte au refuge B) :

« Je joue. Je fais rien. Parfois je mendie. Dès fois, je viens ici. »(Amit)

« Je mange ici, j'étudie ici, je joue ici. À 16h, j'étudie ici, et à 18h, je mange ici. » (Bijay)

« Parfois je joue, et parfois je nettoie les motos. » (Chandra)

« J'apprends des choses ici, en cours. Je regarde la télé, je prends du thé, je reste ici. » (Devendra)

« Je vais à Bishal Bazar et je vais mendier là-bas. » (Ekka)

« Parfois, je joue au billard ici, parfois, je vais prendre de la colle avec des amis. C'est tout. » (Ganesh)

Synthèse : Ni blanc, ni noir

Et quand tu seras grand, qu'est-ce que tu aimerais faire ?

- J'ai envie de devenir comme les messieurs d'ici, qui travaillent ici, aider les enfants qui quittent leur maison. Et leur dire que c'est pas bien de quitter leur maison et de venir vivre ici à Katmandou.

- Tu penses que c'est pas bien d'avoir quitté ta maison ?

- Non, c'est pas bien.

- Et... heu pourquoi tu n'y reviens pas ?

- Maintenant, j'ai l'habitude de rester ici, je fais ce que je veux, il n'y a pas de règlement; donc je rentre pas à la maison.

Extrait de l'entretien avec Ganesh.

Les enfants se représentent la rue de manière plutôt ambivalente : ils rencontrent des ennuis mais apprécient plutôt leur vie à Katmandou. Malgré certains problèmes, ils ne se disent pas dans une lutte quotidienne. Principalement, les difficultés rencontrées évoquent les plus grands (adultes de la population, policiers, jeunes en situation de rue plus âgés) qui abusent de leur position de force face aux enfants et qui ne les protègent pas. Il en ressort une opposition entre ce que l'on pourrait nommer le monde des adultes et le monde des enfants. En dehors de ces problèmes, la vie des enfants interviewés se résumerait surtout à faire ce qu'ils veulent soit jouer, prendre part aux différentes activités d'un refuge, se droguer. Concernant la fréquentation des refuges, on voit que cela fait partie intégrante de leur vie dans la rue et qu'ils y trouvent de nombreux éléments améliorant leur quotidien, des besoins matériels aux besoins affectifs. Ils sont d'ailleurs sensibles au respect des règles au sein du refuge et favorisent ceux qui accomplissent le mieux leur rôle de ce côté-là.

Thème 2 : Revenus

Obtention

La mendicité semble être la principale source de revenus des enfants. Certains jeunes ne mentionnent aucune activité rémunératrice et peuvent considérer comme un travail leur participation aux tâches d'entretien du refuge B. Les amis peuvent aussi donner de l'argent. Les autres travaux cités sont le nettoyage de motos et le ménage dans un restaurant. Des jeunes déclarent gagner entre 100 et 300 roupies par jour12(*).

Utilisation

L'argent récolté sert à s'acheter des vêtements, à manger ou à prendre de la colle. Les enfants économisent aussi cet argent pour retourner voir leur famille, notamment à l'occasion des grandes fêtes népalaises. Enfin, dans un groupe, l'argent peut être remis au leader s'il l'exige.

Synthèse : Pas de problèmes d'argent

Les enfants gagnent de l'argent en mendiant ou en travaillant et peuvent être aidés par leurs amis. Leurs revenus sont assez importants pour couvrir leurs besoins de base en nourriture et vêtements, pour acheter de la colle et pour économiser.

Thème 3 : Apprentissage

À la question des apprentissages, Chandra répond qu'il a appris à « devenir sage », Bijay « à ne pas dormir avec les enfants dans la rue », et Ganesh à ne « pas prendre de la colle, [...] pas se bagarrer avec des amis, [...] étudier ».

Plus largement, les enfants citent les études comme une de leurs activités : à Katmandou, ils peuvent étudier. Cela se fait essentiellement au refuge, parfois avec les amis. Ils peuvent témoigner d'une volonté d'apprendre et de montrer qu'ils sont capables de faire quelque chose.

Synthèse : L'école de la rue, ou plutôt des ONG

Quand la question sur les apprentissages est directement posée, on voit que les enfants pensent aux règles qu'ils ont intégrées : devenir sage, ne pas se battre, ne pas prendre de colle. Ne pas dormir dans la rue peut avoir été enseigné par le discours des adultes ou par l'expérience de l'enfant lui-même. Les jeunes considèrent aussi qu'ils étudient grâce aux cours d'éducation non formelle dispensés dans les refuges des ONG. La rue en elle-même ne leur apparaît pas comme un lieu d'apprentissage, mais les ONG semblent remplir ce rôle.

Thème 4 : Relations avec les pairs

La place des amis

Dans la vie d'Amit, les amis occupent une position particulière. Ils sont extrêmement présents. Amit dit qu'il a beaucoup d'amis ; il fait tout avec eux et se projette aussi avec eux dans le futur. Avoir un centre où il pourrait jouer avec ses amis ferait son bonheur. Quand on lui demande si quelqu'un de sa famille lui manque, il répond « Tout le monde. Même mes amis ».

Excepté un garçon qui est plus solitaire, tous les autres enfants disent aussi avoir des amis. Prendre de la colle est une activité qui se fait entre amis. Les amis peuvent également être un support financier, en partageant argent et colle. Il y a aussi de l'entraide en cas de conflits.

Les relations amicales ne sont pas exemptes de rapport de force. Il faut s'imposer en affrontant les plus forts :

J'ai un ami qui s'appelle Outar. Où es-tu Outar qui est fort ? Je lui ai dit que je vais lui donner un coup de poing. Je lui ai donné un coup de poing ensuite nous sommes allés à Sundhara où on a mangé du riz et de la viande avec l'argent qu'il a gagné en travaillant.

Extrait de l'entretien avec Amit.

Les amis ont de l'influence les uns sur les autres. Ainsi, la majorité des jeunes sont venus à Katmandou avec des amis. Certains ont quitté un foyer de transit ou un pensionnat à partir de ce que leur ont dit leurs amis. Et quand Amit arrête de prendre de la colle, ses amis doivent suivre son exemple : « je n'en prends pas, tu ne dois pas en prendre non plus ».

Toutes les relations entre les enfants en situation de rue ne sont pas amicales. Les grands sont violents avec les plus petits. Il peut aussi y avoir des bagarres entre les enfants d'un même groupe ou entre deux groupes. Quand les conflits entre grands et petits se poursuivent à l'intérieur d'un foyer de transit, cela peut occasionner le retour de l'enfant dans la rue.

Au sein du groupe

Les enfants s'organisent souvent en groupe autour d'un leader. Ce leader les protège. Il se montre autoritaire, comme en témoigne Ekka : « Et parfois, quand on est fâché avec lui, il dit «petit qu'est-ce que tu vas manger ?» ». Les enfants du groupe peuvent être amenés à lui donner l'argent gagné.

Certains enfants ne fonctionnent pas avec un groupe ; c'est le cas de Chandra qui se considère « leader de moi-même ».

Synthèse : Amitié, entraide, influence et violence

Les relations entre les enfants en situation de rue se caractérisent donc par la place importante des amis, avec qui on partage des activités et les ressources financières. Ces amitiés sont aussi des rapports de force et d'influence. Il y a également la structure du groupe avec un leader, à la fois autoritaire et protecteur. Enfin on retrouve des conflits entre amis, entre groupes et entre grands et petits.

Thème 5 : Toxicomanie

Consommation

Trois garçons reconnaissent prendre de la colle. Deux disent avoir arrêté. Ils fument aussi des cigarettes. Un seul dit ne jamais avoir pris aucune drogue. Prendre de la colle est une activité sociale, entre amis. Par contre, ils peuvent envisager de renoncer à la colle pour être acceptés, par exemple, dans le futur foyer d'une ONG, actuellement en construction.

Effet

Selon les enfants, les effets de la colle varient : vertige, endormissement, sensation de faim, inconscience et ivresse. La grande accessibilité de ce produit est décrite comme un problème et certains jeunes souhaitent qu'il n'y ait plus de colle dans les rues de Katmandou. Ils cessent de consommer de la colle car ils pourraient en mourir ; Ganesh croit qu'en plus, cela provoque des « trous aux poumons ». Amit dit qu'il fume juste un peu car « c'est pas bon ».

Synthèse : Je prends de la drogue mais c'est mal

Il est possible que les enfants consomment d'autres produits mais la question lors de l'entretien ne mentionnait que la colle et la cigarette ; ils ont répondu à cette question et n'ont donc pas abordé d'autres drogues éventuelles. Aucun plaisir ne semble raccroché à la prise de drogue dans la représentation des enfants. Il y en a peut-être avec le mot « ivresse » mais sa connotation, agréable ou désagréable, n'est pas certaine. Par contre, les risques sont connus et les enfants évoquent presque toujours en même temps leur consommation de drogue et leur désir d'arrêter.

Thème 6 : Perspectives d'avenir

« Et quand tu seras grand, qu'est-ce que tu aimerais faire ? » Voici les réponses des six garçons :

« J'ai envie de me promener en voiture, d'avoir une voiture et de me promener avec mes amis et vivre avec eux. » (Amit)

« J'ai envie de devenir un homme réussi, un homme bien.

- Et qu'est-ce que tu peux faire pour devenir un homme réussi ?

- Bien étudier, bien écrire, être bien habillé.

- Ok. Tu aimerais faire quoi comme travail plus tard ?

J'ai envie de devenir un fonctionnaire et travailler quelque part. » (Bijay)

« Travailler.

- Travailler ? Quel travail ?

Dans les voitures, les motos. » (Chandra)

« Rencontrer mes parents, étudier un peu, travailler et puis aider mon père quand il sera vieux. » (Devendra)

« Tu fais quoi comme rêves ou cauchemars ?

Une grande personne bien, une personne qui ne fume pas, qui ne prend pas de la colle. »

(...)

« Quand tu seras grand, qu'est-ce que tu aimerais faire ?

Docteur, pilote. Et aider les autres. » (Ekka)

« J'ai envie de devenir comme les messieurs d'ici, qui travaillent ici, aider les enfants qui quittent leur maison. Et leur dire que c'est pas bien de quitter leur maison et de venir vivre ici à Katmandou. » (Ganesh)

Synthèse : Des rêves comme les autres ?

À part Amit, qui veut continuer à avoir du plaisir avec ses amis, les autres garçons se projettent dans l'avenir avec un métier, d'ailleurs plutôt valorisant et valorisé. On note que la moitié parlent d'aider. Il aurait été intéressant de pousser plus loin le questionnement et de demander aux enfants comment ils allaient s'y prendre pour réaliser leurs envies ; cela aurait permis de mieux cerner leur représentation de l'avenir.

Synthèse générale sur le contenu de la représentation sociale de la vie dans la rue d'Amit, Bijay, Chandra, Devendra, Ekka et Ganesh

Le discours des cinq garçons interrogés sur leurs conditions de vie est assez homogène. On en dégage les éléments constitutifs de leur représentation sociale sur la vie dans la rue, qui peuvent être synthétisés comme suit :

- les enfants aiment la vie à Katmandou car elle peut être synonyme de liberté, de loisirs, de conditions matérielles meilleures qu'à la maison ;

- les refuges des ONG font partie intégrante de la vie dans la rue et offrent de nombreux avantages et ressources aux enfants ;

- les problèmes rencontrés par les enfants dans la rue sont essentiellement liés aux plus grands qu'eux et tournent autour de la violence verbale et physique ;

- le quotidien des enfants revient essentiellement à jouer, prendre part aux activités des refuges, travailler, se droguer ;

- les enfants gagnent de l'argent en mendiant ou en nettoyant les motos. Certains ne travaillent pas et sont alors aidés par leurs amis ;

- l'argent sert à manger, s'acheter des vêtements, de la drogue, à économiser et à retourner voir sa famille ;

- principalement par leur fréquentation des refuges, les enfants en situation de rue apprennent certaines règles sociales comme être sage et ne pas se battre et considèrent qu'étudier est une de leurs activités régulières ;

- les relations entre les enfants se caractérisent par l'importance de l'amitié, le partage des activités et le support, notamment financier ;

- ces relations sont aussi marquées par l'influence des uns sur les autres et les rapports de force, entre autres, lors d'une organisation en groupe avec un leader autoritaire, violent mais aussi protecteur ;

- la consommation de colle est courante mais elle n'est pas présentée comme particulièrement agréable, ni comme quelque chose que les enfants choisissent. Elle semble plutôt subie et presque tous disent qu'ils voudraient ou qu'ils ont arrêté de consommer de la colle ;

- concernant le futur, les garçons interrogés ont pour la plupart des rêves probablement assez proches d'autres jeunes népalais de leur âge : ils se voient travailler, avec des fonctions valorisantes et/ou plutôt dans le secteur de l'aide aux autres.

9 - Contenu de la représentation sociale de la vie des enfants dans la rue des travailleurs sociaux

Pour cerner la représentation sociale qu'ont les travailleurs sociaux de la vie des enfants en situation de rue, l'analyse transversale reprend les mêmes thèmes que pour les enfants.

Thème 1 : Appréciation de la vie dans la rue

Un environnement dangereux et malsain

Pour Nitesh, « les enfants qui vivent dans la rue, et les enfants qui ramassent les ordures et qui ont des problèmes dans leur famille [...] ce sont les enfants des rues ». Madan les considère comme « le groupe le plus vulnérable dans le monde » et Laxman comme des enfants « privés d'amour et d'attention ». Pour les travailleurs sociaux, personne ne prend soin des enfants et ils n'ont aucune protection. C'est ce qu'ils viendraient chercher, entre autres, dans les centres des ONG, ainsi que de l'affection et de l'amour qu'ils ne trouvent pas dans la rue. Les enfants en situation de rue sont vus comme des enfants malheureux, avec une vie pénible ; le bonheur qu'ils peuvent afficher ne serait que de surface.

L'enfant en situation de rue est un enfant qui travaille. Il passe 24h/24 dans la rue ; il est sale, mal habillé et parle mal. Ce sont aussi des enfants qui ne sont pas guidés et qui ne savent pas ce qui est bien ou mal.

Dans le discours des cinq sujets, on comprend que la rue représente un univers éminemment dangereux et difficile. La vie dans la rue pour les enfants est néfaste, violente et présente de nombreux risques surtout la nuit. C'est aussi une mauvaise voie pour les enfants, voire une impasse.

Dans la rue, les enfants font face à des expériences traumatisantes. Il y a les abus sexuels par les étrangers et à l'intérieur du groupe ; le comportement de la police et celui de la population peuvent aussi être très violents.

Les autres problèmes évoqués de la vie dans la rue sont les maladies dont le sida, les arrestations par la police en cas de vol et la grande difficulté à cesser une consommation considérable de drogues. Les enfants peuvent être rapidement impliqués dans des activités délinquantes, comme le vol, voire criminelles. Sur ce point, la responsabilité de la société est évoquée dans la voie que prennent les enfants : à force d'étiqueter les enfants et de leur renvoyer une image de délinquant, les adultes les poussent sur ce chemin.

Les intervenant sociaux interrogés considèrent aussi que l'enfant en situation de rue est en dehors de la société, il vit dans un environnement complètement différent, un monde inconnu des adultes ; c'est une vie anormale, pas vraiment dans la réalité. Un des sujets ajoute que les enfants utilisent un langage codé pour communiquer entre eux.

Finalement, y'a du plaisir

[...] j'ai parlé avec tellement d'enfants, je leur donne des informations comme «la vie dans la rue est très dangereuse, il y a plusieurs organisations, alors pourquoi tu ne viens pas à l'ONG ?» [...] Ils me disent que dans la rue, ils gagnent 500 roupies par jour. [...] C'est beaucoup d'argent vous savez. [...] Ils me disent «On a une vie très bien dans la rue! Nous avons beaucoup d'argent. Si on va dans une organisation, il y a des règles importantes, [...] donc on veut pas s'adapter à ces règles alors qu'on aime être dans la rue.» [...] C'est du bon temps! Parce qu'ils ont beaucoup d'argent et ils ont une vie de liberté. Ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent. »

Extrait de l'entretien avec Krishna.

Quand on interroge les travailleurs sociaux sur le fait que les enfants restent dans la rue alors qu'ils ont la possibilité d'aller dans différents foyers, ils reconnaissent que, pour les enfants, la rue est aussi un espace de liberté et de plaisir ; et les enfants perdent cette liberté en allant dans un foyer. Ils s'amusent beaucoup aussi et ils aiment la rue, trouvant leur vie très bien. Katmandou exerce une forte attraction sur les enfants et offre plus d'opportunités que la vie dans les villages. Ils ont de l'argent et ont accès à « une nourriture délicieuse » meilleure qu'à la maison, selon Laxman. Les services proposés par les ONG sont sources de confort, avec des jeux, la télévision, les repas. À Katmandou, les touristes contribuent à rendre la rue attirante et plaisante.

Prem nuance en disant que si les enfants aiment la rue, ils ne la considèrent cependant pas comme leur maison, et qu'il existe chez eux une ambivalence car ils ont aussi envie de normalité :

[...] ils ont envie, quand ils voient les autres enfants qui vont à l'école, avec leur uniforme, ils ont envie d'aller à l'école. Quand ils voient des enfants qui jouent avec papa, maman dans les parcs, eux aussi ils ont envie de jouer dans les parcs.

Synthèse : Un espace ludique mais déviant

Pour les cinq travailleurs sociaux, la vie dans la rue exposent les enfants à de nombreux dangers et violences. Ils y sont seuls, sans protection, ni amour, sauf s'ils se rendent dans les ONG. L'enfant en situation de rue leur apparaît vulnérable. Mais la rue apparaît aussi comme un espace de déviance, où les enfants penchent vers la toxicomanie et les activités délinquantes et criminelles.

Comparativement à la vie dans leur famille, dans leur village, la vie dans les rues de Katmandou peut offrir aux enfants de meilleures conditions matérielles et de loisirs, et ils ont une liberté qu'ils perdent en allant vivre dans un foyer. Cette liberté et les plaisirs qu'ils trouvent dans la rue contribuent à maintenir les enfants dans la rue.

Enfin, on a l'impression d'avoir à faire à une société des enfants, à une société à part quand les travailleurs sociaux parlent de leur vie anormale, en dehors de la société, avec son langage propre.

Thème 2 : Revenus

Obtention

Trois activités essentielles ont été mentionnées en tant que sources de revenus pour les enfants. La principale constitue à ramasser le plastique pour le vendre aux entreprises de recyclage. Cette activité vaut aux enfants le surnom de kathe, en népalais, soit ramasseur de plastique. Ce qualificatif est très péjoratif et ne plaît pas aux enfants. Pour gagner de l'argent, ils pratiquent aussi la mendicité et le vol.

Une quatrième occupation, indiquée seulement par un éducateur, est la participation des enfants aux activités de prostitution de filles : ils leur trouvent des clients et en échange, ils reçoivent une prime.

Les sujets reconnaissent que les enfants sont capables de gagner leur vie ; ils peuvent obtenir entre 150 et 300 roupies par jour.

Utilisation

L'argent ainsi gagné sert principalement à acheter de la colle, à manger et à faire des économies notamment pour retourner dans la famille lors des grandes fêtes.

L'argent est aussi vu comme ayant une certaine importance dans le parcours de l'enfant ; le terme de dépendance est employé. Selon les intervenants sociaux, les enfants trouvent très dur de se retrouver dans un foyer où ils ne gagnent plus d'argent et ce serait un des facteurs d'échec des réinsertions.

Synthèse : De l'argent, mais à quel prix ?

Concernant les revenus, le discours des travailleurs sociaux tend à dresser un portrait peu valorisant de la situation des enfants. Ils gagnent leur vie, certes, mais par des activités peu enviables : mendicité, ramassage d'ordures, vols. Bien que cet argent serve aux enfants à couvrir des besoins de base et des déplacements, notamment pour rendre visite à leur famille, il leur permet surtout de se droguer. Il se développe en plus un attachement à l'argent, ou au moins une habitude, qui réduit les chances de succès lors de réinsertion en foyer.

Thème 3 : Apprentissage

D'une manière générale, quatre des travailleurs sociaux déclarent que les enfants n'apprennent rien quand ils sont dans la rue, qu'ils ne développent aucune compétence. À la limite, s'ils apprennent des choses, ce sont seulement des « mauvaises choses » ou des « activités criminelles » nous dit Krishna, et s'ils apprennent des bonnes choses, c'est grâce aux ONG.

Le fait que les enfants n'apprennent rien dans la rue est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles un enfant ne voudrait pas retourner dans sa famille ; ce serait trop humiliant pour le garçon s'il revenait sans éducation ni travail.

Quand la question précise est posée, deux sujets répondent finalement que les enfants apprennent à s'adapter, à être très malin, à prendre des décisions rapidement ; plus largement, ils développent la capacité à survivre. Mais ces propos sont en opposition avec ceux tenus spontanément plus avant dans l'entretien.

Synthèse : Rien à apprendre

En terme d'apprentissage, la représentation des interviewés est assez évidente. Les enfants en situation de rue développent certes des capacités liées à la survie dans la rue mais globalement, ils ne peuvent rien apprendre dans cet environnement, ou rien de ce que les travailleurs sociaux jugent bon et utile. Un seul fait mention de la possibilité de bons apprentissages quand les enfants fréquentent les centres des ONG.

Thème 4 : Relations avec les pairs

Relations entre enfants

La plupart des enfants en situation de rue ont des amis ou appartiennent à un groupe ; seulement quelques enfants fonctionnent seuls. Une très bonne unité peut exister entre eux.

Relations entre les enfants en situation de rue semblent synonyme d'influence. Dans le cas d'un enfant qui arrive dans les rues de Katmandou, son parcours peut être très différent selon s'il rencontre en premier des éducateurs de rue ou un groupe d'enfants. Ces derniers l'initieront à la vie dans la rue et lui fourniront les codes nécessaires. Il y a aussi les enfants en situation de rue qui repartent dans leur village et qui, à cette occasion, parleront en termes positifs de la capitale, ce qui a comme effet potentiel d'attirer d'autres enfants dans les rues. Enfin, la pression qu'exerce le groupe peut contribuer à l'échec de l'adaptation des enfants dans les foyers de transit.

Au sein du groupe

Tous les sujets se représentent la plupart des enfants fonctionnant en groupe, avec un leader à leur tête. Les leaders sont décrits comme étant plutôt autoritaires, violents et abusant des plus jeunes. On parle ici d'abus sexuels et d'exploitation : les leaders envoient les plus jeunes travailler et prennent tout ou partie de leurs gains. Certains intervenants considèrent qu'il est important de travailler avec les leaders pour réduire les mauvais traitements et l'impact négatif qu'ils peuvent avoir sur les plus jeunes, notamment en bloquant le travail des éducateurs de rue.

Synthèse : Des relations influentes, pas vraiment bienveillantes

À part un des sujets, qui mentionne une bonne unité entre les enfants en situation de rue, la représentation des relations entre les pairs est plutôt négative. Elle est marquée par la prédominance de l'organisation en groupe avec un leader violent qui abuse de son pouvoir et par l'influence que des enfants exercent sur leurs pairs et qui a comme conséquence de les attirer ou de les maintenir dans les rues.

Thème 5 : Toxicomanie

Consommation

Tous les travailleurs sociaux interrogés s'accordent pour dire qu'un enfant en situation de rue se drogue surtout en inhalant de la colle, mais aussi avec de l'alcool, ou en fumant des cigarettes et de la marijuana. Leur consommation est importante. D'ailleurs presque tout l'argent gagné est utilisé pour acheter de la drogue, et principalement de la colle. Cela fait aussi partie des premières activités à laquelle les enfants en situation de rue initient les nouveaux.

Effet

Les enfants commencent à prendre de la drogue parce qu'ils n'en connaissent pas les effets. Ils deviennent ensuite dépendants et il est très difficile d'arrêter. Cette dépendance est un autre élément important qui retient les enfants dans la rue ; elle rend aussi l'action des travailleurs sociaux encore plus délicate ; deux éducateurs trouvent en effet plus dur de travailler avec les enfants qui sont dans la toxicomanie.

Synthèse : Collés!

Prendre de la drogue, principalement de la colle, est vraiment une activité majeure pour les enfants en situation de rue, dans la représentation des sujets. La dépendance des enfants est très forte et entraîne une double difficulté pour les travailleurs sociaux, à la fois dans leurs interactions avec les enfants et dans le succès des programmes de réinsertion.

Thème 6 : Perspectives d'avenir

Selon les intervenants, un adolescent ou un jeune adulte qui est encore dans la rue, se dirige vers un avenir très sombre, voire une mort précoce, du fait des maladies, accidents ou overdoses. N'ayant pas de compétences, le jeune ne trouvera pas de travail et à cause de son âge, ne gagnera plus d'argent par la mendicité. Ses seules options seront de se tourner vers des activités criminelles ou d'être le leader d'un groupe d'enfants qui travailleront pour lui.

De plus, quand les enfants en situation de rue atteignent un certain âge, la plupart des ONG ne les prennent plus en charge. Il y a aussi une plus grande difficulté à travailler avec des jeunes qui sont dans la rue depuis longtemps.

Synthèse : Un futur sombre

La représentation des cinq sujets sur cette question est claire : les enfants en situation de rue n'ont pas d'avenir ou seulement un avenir sombre, inscrit dans la criminalité ou dans l'exploitation d'enfants en situation de rue plus jeunes. Plus le temps passé dans la rue est long, plus les travailleurs sociaux éprouvent de la difficulté dans leur intervention.

Synthèse générale sur la représentation de la vie des enfants dans la rue de Krishna, Laxman, Madan, Nitesh et Prem

Considérant les résultats présentés, ils permettent de repérer le contenu de la représentation sociale qu'ont les travailleurs sociaux de la vie des enfants en situation de rue. Les éléments se résument ainsi :

- la rue pour les enfants est un espace à la fois ludique, très dangereux, violent et déviant. Elle offre aussi une très grande liberté et l'absence de règles, ceux que les enfants aiment particulièrement ;

- les enfants en situation de rue forment une société des enfants, une société à part, anormale ;

- les enfants s'assurent des revenus par des tâches peu valorisantes avec la collecte du plastique dans les ordures et la mendicité ou par des activités délinquantes en volant ;

- l'argent gagné sert surtout à se droguer mais aussi à couvrir les besoins de bases ou à faire des économies, pour retourner dans les familles par exemple ;

- la vie dans la rue ne permet aucun apprentissage aux enfants ou rien de bien, si ce n'est éventuellement la capacité à survivre ;

- les relations entre les enfants en situation de rue sont marquées par l'organisation en groupe autour d'un leader plutôt violent, abusant de son pouvoir et de conflits entre les plus âgés et les plus jeunes ;

- l'influence des pairs est forte et peu positive sur le parcours des enfants, car cela contribue à l'arrivée d'enfants dans la rue et à l'échec des réinsertions ;

- l'usage de la colle est très répandu parmi les enfants en situation de rue et leur dépendance est forte ;

- vivre dans la rue n'offre aucun futur aux enfants si ce n'est dans la délinquance ou la criminalité ;

- la dépendance ou l'habitude des enfants à la drogue, à l'argent et à la liberté, ou au moins à l'absence de règles sont autant d'éléments qui entravent les missions de réinsertion des travailleurs sociaux.

10 - Contenus des représentations sociales de la vie dans la rue des enfants en situation de rue et des travailleurs sociaux : analyse comparative

La comparaison des différents éléments de la représentation sociale des deux groupes montrent quelques similitudes. Tout d'abord, on retrouve des propos très semblables sur l'usage qu'ont les enfants en situation de rue de l'argent gagné : besoins de base, drogue, économie, déplacement, surtout familial. Ensuite, les contenus des représentations sur les relations entre pairs font état des deux côtés de rapports d'influence substantiels et de relations organisées en groupe autour d'un leader, qui est autoritaire et violent. Enfin, sur la consommation de drogues, les représentations des deux partis évoquent une forte dépendance à la colle.

Cependant, en poursuivant la comparaison des deux représentations sociales de la vie des enfants dans la rue, on observe des contrastes majeurs. Dans le premier thème portant sur l'appréciation générale de la vie dans la rue, si des mots identiques sont employés à la fois par les enfants et les travailleurs sociaux, tels que plaisir, liberté, dangers, violence, leurs degrés d'importance dans les représentations sont très différents. Dans la représentation des travailleurs sociaux, la vie dans la rue est à la fois ludique, synonyme de liberté et de grande violence. Toutefois, l'emphase est mise sur le caractère très dangereux et néfaste de cette vie, en offrant presque une vision d'horreur. La représentation des enfants en situation de rue illustre plutôt une rue sans extrêmes, ni très agréable, ni féroce. Il y a également l'élément des ONG et la place qu'elles ont pour les enfants qui n'est pas aussi apparent dans le discours des adultes. Dans la représentation de ces derniers, on retrouve des problèmes non mentionnés par les enfants tels que les abus sexuels. Sur la question des activités rémunératrices, la mendicité est présente dans les deux représentations mais les autres points diffèrent complètement. Pour les travailleurs sociaux, les enfants en situation de rue sont des ramasseurs de plastique et des voleurs, alors que les garçons interrogés parlent de nettoyage de motos ou de travail dans les restaurants, voire n'ont aucune activité rémunératrice. Les représentations concernant les relations entre pairs ont les similitudes que nous avons vues plus tôt mais divergent sur l'importance des amis. Les travailleurs sociaux y voient des relations essentiellement violentes alors que les enfants rapportent des relations de support, y compris financier, et de partage d'activités. Les thèmes de l'apprentissage et des perspectives d'avenir donnent également lieu à des représentations opposées. Dans la représentation des enfants en situation de rue, ils étudient grâce aux cours dispensés dans les refuges et apprennent des règles de conduite. Quant à leur avenir, le travail occupe la première place, avec le domaine de l'aide qui ressort. La représentation des adultes brosse un tout autre portrait : aucun apprentissage valable, ni aucun futur autre que dans la délinquance et la criminalité ne sont possibles pour les enfants en vivant dans la rue.

DISCUSSION

L'analyse comparative a montré des différences majeures de contenus dans les représentations sociales des deux groupes, pour cinq thèmes sur six, ce qui permet d'envisager une confirmation de l'hypothèse générale : Les travailleurs sociaux népalais n'intègrent pas, ou peu, la réalité subjective de l'enfant en situation de rue ; il en résulte un décalage important entre la représentation sociale qu'ont les enfants de la vie dans la rue et celle des travailleurs sociaux népalais. Il convient toutefois d'en discuter plus avant, à partir d'éléments théoriques puis méthodologiques, pour émettre une conclusion.

11 - Interprétation des résultats au regard du cadre théorique

Ainsi plus l'enfant est jeune, et plus il est perçu comme une victime qui doit être sauvée.

Par contre, lorsqu'il a les apparences de l'adolescent, il est un délinquant en devenir

dont il faut protéger la société.

Lucchini, 1998, p.356.

Le contenu de la représentation sociale de la vie des enfants dans la rue des travailleurs sociaux suggère une vision polarisée, qui hésite entre victimisation et déviance. Ce résultat est estimé cohérent avec ceux de Lucchini (1998), sur l'existence d'un discours conformiste réducteur chez les différents intervenants sociaux en Amérique Latine. Ce discours est une homogénéisation des situations de vie de l'enfant en situation de rue et amène à considérer d'un côté l'enfant comme une « victime d'un environnement exclusivement violent » (p. 358) et d'un autre, la rue comme une « sous-culture déviante [...] décrite en termes de vols, prostitution, viol, violence, toxicodépendance, mépris pour la vie, [...] l'instabilité des relations et le manque de solidarité » (p. 358). Excepté le mépris pour la vie et la prostitution, tous les autres éléments associés à une culture déviante sont très présents dans la représentation des travailleurs sociaux népalais interrogés, et reviennent dans plusieurs des thèmes : les enfants sont abusés sexuellement par les autres enfants plus âgés et par les touristes étrangers, le vol est leur principale source de revenus, la violence est une des caractéristiques majeures de la vie dans la rue et des relations entre pairs, il n'y a pas d'entraide et tous les enfants se droguent.

De plus, nous pouvons ajouter à ces caractéristiques de la représentation de la vie dans la rue des travailleurs sociaux, des éléments qui complètent cette vision déviante : la mendicité comme autre source de revenus, l'absence de compétences ou l'acquisition de compétences seulement « mauvaises » par exemple, ou encore l'absence de futur autre qu'une mort prématurée ou la délinquance et la criminalité. Sur la question des apprentissages, les conclusions d'un travail de groupe (Zamudio, 1998) ont établi que les éducateurs de rue, en milieu latino-américain, ignorent les compétences développées dans les rues par les enfants et ne peuvent donc les inclure dans les processus de réinsertion sociale. De fait, les compétences proposées aux enfants peuvent leur paraître moins complètes et moins intéressantes ; elles ne captent pas suffisamment leur intérêt. Cela pourrait être un des facteurs de la désaffection des enfants en situation de rue des programmes. En ce qui concerne le parcours des enfants en situation de rue, une fois adulte, Invernizzi (2000) remarque l'absence d'études relatives à cette question, notamment car de telles enquêtes sont difficiles à mettre en oeuvre. Toutefois, en Amérique Latine, Lucchini (2001) observe que l'enfant bientôt majeur cherche généralement une alternative à la rue, entre autres parce qu'au regard de la loi, son statut change et parce qu'il lui devient plus difficile d'accéder aux programmes d'aide des ONG.

L'interprétation des résultats sur la représentation sociale des enfants en situation de rue est plus difficile car les travaux ayant analysé le discours de l'enfant sont beaucoup moins nombreux. On peut tout de même, en continuant la comparaison avec la représentation des travailleurs sociaux, dégager quelques pistes. Ainsi, si l'on reprend les éléments définissant la culture déviante de la rue, nous remarquons qu'ils sont peu présents dans la représentation des enfants. Les enfants évoquent les vols, toujours commis par les autres, la mendicité, très répandu mais aussi des emplois reconnus comme tels (nettoyer les motos, travailler dans un restaurant). Si aucun ne parle de prostitution, ni de violences sexuelles, nous ne pouvons cependant pas conclure car les enfants n'ont pas été interrogés directement sur ces questions et ils ont pu être gênés de les aborder avec une femme, étrangère, de surcroit, au détour d'un seul et unique entretien. Par contre sur l'instabilité des relations et le manque de solidarité, c'est tout le contraire qui apparaît dans la représentation des enfants : les amis se soutiennent, y compris financièrement, ils aiment partager les activités. D'ailleurs, Holdaway et Ray (1992) ainsi que Baker et al. (2000) confirment la place importante qu'occupent les amis pour les enfants en situation de rue ; il s'agit d'un réseau et d'une famille, où l'entraide est présente.

D'autres éléments nous invitent à approfondir l'analyse. La représentation de la vie dans la rue qu'en ont les enfants en situation de rue semble pouvoir être qualifiée comme plutôt valorisante. En effet, les enfants mentionnent tous l'activité d'étudier et généralement la volonté d'avoir un travail et d'être quelqu'un de bien. Il est aussi intéressant de noter que l'activité de collecte de plastique dans les ordures n'est absolument pas citée, alors que Baker et al. (2000) appuient les travailleurs sociaux interrogés en décrivant cette activité comme une des principales sources de revenus des enfants en situation de rue au Népal. Est-ce que les enfants interrogés n'en parlent pas parce qu'ils ne sont pas concernés ou parce qu'ils en ont honte ? Nous avons déjà mentionné qu'au Népal, ce travail est considéré de manière dévalorisante et vaut aux enfants en situation de rue le surnom de kathe qui y est très péjoratif (divers intervenants sociaux, communication personnelle, 2008 et mars 2011). L'hypothèse d'une représentation de la vie dans la rue valorisante chez les enfants en situation de rue est toutefois à examiner avec prudence car le discours des enfants durant les entretiens a pu aussi être un discours très normatif, pour plaire à l'adulte. Il est difficile de mesurer, avec un seul entretien, la sincérité des propos, et par là, le véritable contenu de la représentation des enfants.

Nous abordons maintenant le cas de Prem, pour illustrer le lien intime entre représentations sociales et pratiques sociales, chacune participant à la détermination de l'autre (Abric, 1994). Prem, aujourd'hui éducateur de rue, a lui-même été un enfant en situation de rue pendant plusieurs années13(*). Nous avons essayé de voir dans quelle mesure sa représentation pouvait être différente de ses collègues, compte tenu de son expérience de la vie dans la rue. Sur bien des points, il partage la représentation de ses collègues mais sur la question de la violence dans la rue, même s'il en fait état, cela se retrouve avec beaucoup moins de force que dans la représentation de ses collègues. Étant donnée la nature des représentations sociales, on peut supposer que la représentation de Prem de la vie dans la rue est façonnée par sa double expérience, d'un côté un enfant qui a vécu dans la rue, de l'autre, une pratique professionnelle d'éducateur.

Enfin, avant d'examiner les limites de cette étude, nous souhaitons rendre compte des propos de Krishna, qui illustre bien, selon nous, le conflit que peut engendrer la différence de représentations. Son discours est rejeté par « la plupart » des enfants, dit-il. Pour les convaincre de quitter la rue, son seul atout semble être de leur parler d'une vie qu'ils n'ont pas encore, et qui sera sans aucun doute terrible, sans aucun espoir, ni débouchés. Les enfants lui opposent leur liberté et une vie qu'ils aiment. Nous retrouvons ainsi la première hypothèse que nous voulions étudier, à savoir que de trop grandes différences dans les représentations sociales des enfants en situation de rue et des travailleurs sociaux nuisent à l'efficacité des programmes d'aide.

12 - Limites

Le type d'informations recueillies, leur qualité et leur pertinence déterminent directement la validité des résultats obtenus.

Abric, 1994, p.59.

Type d'informations recueillies

Du fait de l'éloignement géographique du terrain et de la courte durée de l'enquête, l'absence d'entretiens exploratoires à proprement parler et d'allers-retours entre le terrain et la théorie n'a pas été possible et n'a pas donné le temps nécessaire pour une réflexion plus approfondie sur ce que l'on cherchait et donc ce que l'on devait interroger.

En ce qui concerne l'étude de la représentation sociale des enfants en situation de rue, il a été mentionné dans la partie théorique qu'elle reposait sur l'expérience subjective de l'enfant. Il aurait tout de même été enrichissant de poser des questions plus généralisatrices telles que « que font les autres enfants pour gagner de l'argent ? » de manière à parvenir à une meilleure compréhension du contenu de leur représentation sociale. Cela aurait également permis d'augmenter la sincérité des propos, et donc la fiabilité des données, car les enfants en situation de rue sont reconnus pour leur capacité à transformer leur histoire (Aptekar et Stoecklin, 1997), comme nous avons pu l'observer d'ailleurs en comparant les propos des enfants durant l'entretien avec ce qu'ils avaient raconté aux éducateurs sur leur histoire familiale.

Il faut également rendre compte du caractère incomplet de la démarche servant à repérer le contenu des représentations sociales. En effet, Abric (1994) précise que le discours, s'il permet d'identifier la majeure partie d'une représentation, n'en révèle pourtant pas tous les aspects, qui nécessitent une étude des actes. Il aurait été utile de prendre en compte les pratiques sociales pour comprendre et connaître les représentations sociales, d'autant plus que « toutes les contradictions entre les représentations sociales et des pratiques amènent nécessairement la transformation de l'une ou de l'autre » (p. 237).

Qualité des informations recueillies

La subjectivité est inhérente à toute enquête menée par entretien (Blanchet, 1985). Même si elle ne peut être totalement évacuée, le chercheur conscient de sa subjectivité sera déjà plus vigilant. Traiter du phénomène des enfants en situation de rue nous a placée dans une situation interculturelle. Ce phénomène existe dans les pays industrialisés, nous l'avons vu, mais il concerne essentiellement des adolescents et non pas des enfants dès 5 ans, et il reste méconnu dans le cas de la France. Ainsi, notre adhérence à la représentation sociale occidentale de l'enfant est forte : un enfant-roi, un enfant choisi grâce à l'accès à la contraception et à la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse, un enfant protégé par des droits. Pour mener cette recherche avec rigueur et honnêteté, il a fallu prendre conscience de nos conceptions, savoir les mettre de côté pour être capable d'écouter les discours des différents participants népalais et éviter une vision ethnocentrée. Cependant, malgré cette volonté de vigilance, certaines de nos répliques lors des entretiens montrent un attachement à nos représentations, notamment lorsqu'on interroge, parfois avec insistance, les enfants sur leur volonté de persévérer dans la rue. On peut alors légitimement se demander à quel point cela a aussi influencé l'analyse.

Pour évaluer la qualité des données, il faut aussi considérer le biais induit par la désirabilité sociale des sujets interviewés. Notre position d'étrangère occidentale, d'étudiante en psychologie, et d'ancienne bénévole de l'ONG où s'est déroulée l'enquête, a pu laisser une place importante à ce biais, ce qui a probablement influencé les discours produits.

Un manque d'expérience dans la passation d'entretiens a aussi nuit à la qualité des informations recueillies. L'enchainement des questions n'était pas toujours adapté et il y a eu des difficultés à relancer sur des thèmes qui l'auraient été souhaitables d'approfondir. De plus, les questions contenaient trop souvent une suggestion de réponse à l'intérieur et ont pu fortement orienter les réponses. Enfin, certains sujets n'ont pas été abordés avec les enfants, notamment la question des abus sexuels, car nous avions peur de faire intrusion dans un vécu traumatique alors que nous n'avions qu'un entretien avec eux.

Un autre biais induit par la situation interculturelle a été la difficulté de communication. Ne pas parler le népalais a réduit la qualité des données. Tout d'abord, avec les travailleurs sociaux, les entretiens ont été réalisés en anglais et non pas dans leur langue maternelle, ce qui a pu freiner leur expression ou conduire à de mauvaises interprétations lors de l'analyse, et ce d'autant plus si on ajoute la perte de sens qu'a pu occasionner le passage de l'anglais au français lors de la retranscription. Avec les enfants et avec Prem, la présence d'un interprète a représenté une interférence importante, surtout due au manque de préparation, tel que le recommandent Abdelhak et Moro (2006). Il a en effet pris beaucoup de place dans les premiers entretiens : en posant des questions de lui-même pour obtenir la «bonne réponse», celle qu'il pensait que nous attendions, en ne traduisant pas mot à mot et en résumant parfois les propos de l'enfant pour mieux en dégager, selon lui, le sens. Il nous a fallu mieux exprimer nos besoins et l'aider à adopter une attitude moins visible.

Finalement, la qualité des données varient selon les entretiens car les derniers entretiens réalisés ont été, sur bien des points, assez différents des premiers, compte tenu de l'expérience accumulée au fil de la pratique. Ils étaient plus spontanés, l'écoute plus neutre et attentive et le travail de l'interprète s'était considérablement amélioré.

Pertinence des informations recueillies

La pertinence des informations recueillies peut s'interroger sur la base de la constitution de l'échantillon. Les travailleurs sociaux interrogés sont tous employés de la même organisation, ce qui forme un autre biais en termes de représentativité. Trois semaines se sont révélées trop courtes pour développer les liens nécessaires permettant d'interviewer le personnel de différentes ONG14(*). Le même biais apparaît concernant les enfants en situation de rue car, non seulement les entretiens ont dû seulement être conduits avec ceux qui fréquentent les refuges des ONG pour les raisons pratiques énoncées auparavant, mais en plus, il s'est trouvé que tous les enfants interrogés dormaient régulièrement au refuge B durant la période de l'enquête. On peut donc penser qu'ils étaient beaucoup moins exposés aux dangers de la rue, qui se multiplient la nuit comme le mentionne un des travailleurs sociaux. D'ailleurs, Aptekar et Stoecklin (1997) insistent sur l'importance d'effectuer la collecte de données la nuit également car les enfants ne sont pas les mêmes en terme de situations familiales et de fonctionnement.

Des problèmes méthodologiques plus larges tels que cités par Aptekar et Stoecklin (1997) viennent aussi questionner la pertinence des informations recueillies. Dans le cas présent, il s'agit d'évaluer si la définition des hypothèses et la construction de l'outil de collecte de données étaient libérées de nos référents culturels. En continuant sur cette dimension interculturelle, il est finalement regrettable de ne pas avoir su suffisamment l'appréhender au regard du rôle qu'elle joue dans les solutions proposées par les ONG au problème des enfants en situation de rue. Entre la Convention internationale des droits de l'enfant, son influence sur l'idéologie des interventions des ONG et les tensions entre spécificités et généralités qui en découlent (Tessier, 1998), la sous-culture propre au monde de la rue (Lucchini, 1993) et l'influence sur des programmes locaux des bailleurs de fonds internationaux (Paiva, 1998) et principalement occidentaux, la prise en compte des facteurs culturels apparaît nécessaire pour réfléchir le phénomène des enfants en situation de rue et l'intervention des ONG et mesurer quels sont leurs impacts sur les représentations sociales des différents groupes en présence.

En conclusion, si l'interprétation des résultats à partir du cadre théorique peut tendre vers une confirmation de l'hypothèse, l'examen des limites et biais de cette étude montre différents problèmes : les données sont incomplètes et leur fiabilité, pour les enfants au moins, est à questionner ; des biais de subjectivité et de désirabilité sociale n'ont pas été assez contrôlés ; le manque d'expérience et les difficultés de communication diminuent aussi la qualité des données ; enfin, considérant le peu de représentativité de notre échantillon, la validité externe de la recherche est relativement faible. Tous ces éléments impliquent une limite trop importante dans la validité des résultats pour confirmer l'hypothèse générale portant sur l'existence d'un décalage entre les représentations sociales de la vie dans la rue des enfants en situation de rue et des travailleurs sociaux. Néanmoins, cette recherche fait preuve d'un caractère exploratoire intéressant et pose les bases pour de futures réflexions.

13 - Perspectives

Malgré l'impossibilité de conclure à cause de limites méthodologiques majeures, la tendance qui se dégage des analyses, avec la mise à jour de quelques différences entre les représentations sociales de nos deux populations, pousse à poursuivre la recherche dans le but de conclure sur l'impact des représentations sociales des travailleurs sociaux népalais dans leurs pratiques d'aide. Par exemple, si l'on considère que ces derniers se représentent la rue comme un espace déviant et dangereux, cela amène à penser que sur le plan des pratiques effectives, leurs actions se polarisent autour de la réinsertion des jeunes, du « sortir de la rue ». En appliquant le même raisonnement aux enfants en situation de rue, si leur représentation de la vie dans la rue est une rue principalement de liberté, leur désir, avec toute son ambivalence, peut être de vouloir y rester. Une étude qui validerait ces hypothèses serait susceptible d'améliorer la compréhension de la subjectivité des enfants en situation de rue, et par là-même, le travail social avec eux.

Un autre angle pour aborder la question de départ, à savoir pourquoi les enfants restent dans la rue malgré les alternatives qui leur sont proposées, part de la clinique. Faute de travaux suffisants dans ce domaine, notre recherche s'est orientée vers une approche psychosociale du phénomène. Il nous apparaît maintenant des questions que nous souhaiterions développer. L'une est inspirée des travaux de master d'Edelman (2007) et interroge « ce qui vient lier psychiquement le jeune à l'espace urbain ? » (p. 6). Car si l'on envisage l'enfant en situation de rue comme un agent social actif, et non pas seulement comme un objet passif, ou une victime, l'échec de l'aide apportée par les ONG ne peut pas mettre en causes les seules pratiques des intervenants. Il convient de mener une réflexion sur l'enfant en situation de rue lui-même et son fonctionnement psychique. Dans le même sens, on peut questionner l'existence d'une demande d'aide chez l'enfant en situation de rue, ressort nécessaire sur lequel s'appuie tout travail d'aide. Cette demande ne serait-elle pas en veille chez ces enfants dont les besoins élémentaires sont satisfaits par les services des ONG ? On peut supposer qu'elle émerge chez les enfants pour lesquels les aspects négatifs de la vie dans la rue prennent le dessus sur la « jouissance », au sens freudien, qu'ils en tirent. Ainsi, recherches et pratiques cliniciennes sont à encourager pour traiter du phénomène des enfants en situation de rue. Baubet (2003), en soulignant que la souffrance psychologique fait partie intégrante de la vie des jeunes en situation de rue, confirme l'apport du psychologue clinicien, même si celui-ci peut être considéré comme un luxe pour ces enfants qui n'ont rien. Nous avons également pu en détecter la nécessité lors la recherche sur le terrain. Le matériel clinique présent dans les entretiens conduits avec les enfants laisse en effet supposer d'importants besoins et des troubles de la personnalité chez certains.

Plus largement, nous aimerions également examiner le rôle de facteurs culturels dans le départ dans la rue des garçons, comparativement aux filles, dont la présence dans la rue est significativement moindre, selon tous les travailleurs sociaux interrogés. À partir des entretiens avec ces derniers, il semblerait que ce soit essentiellement une raison culturelle qui explique cette différence. Ainsi, Madan expliquait que « notre société croit que les filles ne peuvent pas être toutes seules [...] Parce que quand elles quittent la maison, la société leur reproche de ne pas être bien. [...] En tant qu'homme, je peux rester des années à l'extérieur, seul.» Dans la société népalaise, se débrouiller seul serait-il valorisé pour un garçon ? Quels sont les attentes des adultes envers les garçons et envers les filles ? Quelle sont les places attribuées à la femme et à la fille ? Il faudrait aussi vérifier si, en effet, moins de filles quittent leur domicile pour se rendre dans la rue, ou si, en fait, on les voit moins et qu'elles y ont un parcours différent, principalement dans les réseaux de prostitution.

Conclusion

À cause de limites méthodologiques importantes, notre étude comparative des représentations sociales de la vie dans la rue des enfants en situation de rue et des travailleurs sociaux n'a pas permis de confirmer l'hypothèse générale qui postulait que les travailleurs sociaux népalais n'intégraient pas, ou peu, la réalité subjective de l'enfant en situation de rue et qu'il en résultait un décalage important entre la représentation sociale qu'ont les enfants de la vie dans la rue et celle des travailleurs sociaux népalais. Cependant, nous pouvons tout de même dégager des résultats présentés qu'une différence semble exister. Une nouvelle recherche, prenant en compte les différents biais évoqués permettrait sans doute de conclure sur le décalage des représentations sociales entre les enfants et les travailleurs sociaux et pourrait approfondir en identifiant si cette différence est un facteur d'échec de l'aide proposée aux enfants en situation de rue.

En tenant compte de l'expérience subjective de l'enfant, cette recherche place l'enfant en situation de rue dans une position d'agent social, capable de changement et de prise de décisions. Ce positionnement nous semble à encourager afin que les solutions apportées au phénomène des enfants en situation de rue soient pensées pour et avec les enfants.

C'est d'ailleurs avec cette démarche que nous aimerions poursuivre notre engagement auprès des enfants en situation de rue, en offrant des compétences en psychologie dont le besoin a été identifié et en poursuivant la recherche dans le but de proposer des applications concrètes.

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* 1 Lors d'un remariage, le beau-père ou la belle-mère rejette très fréquemment les enfants issus du premier mariage du conjoint ou de la conjointe et peuvent se montrer très violents, poussant ainsi les enfants à quitter le domicile (Plusieurs intervenants sociaux et amis népalais, communication personnelle, mars 2011).

* 2 Les travaux de Martinez ont été réalisés en Asie, plus précisément aux Philippines, et décrivent une situation très similaire à celle que nous avons pu observée durant six mois à Katmandou, en 2008.

* 3 Les deux ONG travaillent en étroite collaboration. Lors de notre expérience en 2008, nous étions intervenue au sein des foyers de l'ONG népalaise.

* 4 Exception faite pour Amit : il a déclaré être arrivé dans la rue depuis quelques mois seulement, mais au cours de l'entretien, il a été constaté des troubles au niveau des repères temporels. Nous avons donc pris comme durée 4 ans, car en 2008, il fréquentait déjà le refuge B et dormait dans les rues ; l'équipe des éducateurs a confirmé qu'il était resté dans la rue depuis.

* 5 Refuge B : en anglais shelter ou drop-in-center ; fait référence au centre d'accueil pour garçons de l'ONG où notre intervention a eu lieu. Il est ouvert 24h/24 et les enfants peuvent aller et venir comme bon leur semble.

* 6 Un enfant qui a pris de la colle se repère essentiellement à la forte odeur chimique de son haleine, mais aussi à son regard et sa façon de parler, selon le moment auquel remonte la dernière prise.

* 7 Selon les données de l'Unicef, le taux d'analphabétisme au Népal en 2005-2008 était de 58%. http ://www.unicef.org/infobycountry/nepal_nepal_statistics.html

* 8 Les dernières versions des guides d'entretien sont présentées en annexes II et III.

* 9 Les consignes énoncées sont stipulées sur les guides d'entretien.

* 10 Retranscription des entretiens enfants et adultes en annexes VI et VII ; résultats bruts des analyse enfants et adultes en annexes IV et V.

* 11 La colle utilisée par les enfants est celle employée par les cordonniers pour réparer les chaussures. Au Népal, les enfants peuvent se procurer cette colle pour une somme modique et très facilement. Ils la mettent dans sac en plastique, en principe un sac de lait, et l'absorbent par inhalation.

* 12 Le salaire mensuel moyen à Katmandou se situe aux alentours de 6000 roupies. (Communication personnelle, mars 2011).

* 13 Cette information nous a été donné par les collègues de Prem. Lui-même n'en a pas parlé avec nous, ni lors de conversations personnelles, ni lors de l'entretien, malgré une question en ce sens.

* 14 Seulement deux entretiens ont été réalisés avec des employés d'une autre ONG mais à cause d'un problème logistique, ils n'ont pas pu être utilisés pour l'analyse des données. D'autres organismes contactés n'ont pas donné une suite positive à notre demande.






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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams