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L'art numérique: médiation et mises en exposition d'une esthétique communicationnelle


par Lauren Malka
Celsa-Paris IV - Master 2 de Management Interculturel et Communication 2005
  

Disponible en mode multipage

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Introduction

« Les relations de l'homme à l'oeuvre d'art ne sont pas de l'ordre du désir. Il la laisse exister pour elle-même, librement, en face de lui, il la considère, sans la désirer, comme un objet qui ne concerne que le côté théorique de l'esprit. C'est pourquoi l'oeuvre d'art, tout en ayant une existence sensible, n'a pas besoin d'avoir une réalité tangiblement concrète ni d'être effectivement vivante ».

Esthétique Hegel

A la fin du XXe siècle, apparaît progressivement au public une forme de création artistique singulière, renouvelant les outils et les finalités esthétiques et perturbant fortement notre philosophie collective de l'art. Il s'agit d'un courant qui utilise les sciences, l'ordinateur, Internet et plus largement les nouvelles technologies numériques comme pinceaux et comme toiles, comme outils et comme support : l'art dit numérique. Loin de l'essence divine que lui conférait Platon ou de l'objet de contemplation qu'évoquait Hegel, l'oeuvre d'art numérique n'est autre qu'une composition de pixels sur ordinateur, produit de la collaboration complexe entre artistes, ingénieurs, programmeurs et scientifiques. La mythologie romantique de l'artiste solitaire habité par les muses, de la création immédiate et de l'oeuvre achevée semble se transformer en une esthétique technicienne de création numérisée et d'une oeuvre inachevée et éphémère.

L'ART NUMERIQUE ET LES PUBLICS : DELIMITATION DU DOMAINE D'ETUDE

En effet, depuis les années soixante, les artistes se sont emparés des ordinateurs et des nouvelles technologies comme outils de recherche esthétique, de création et comme médiums d'exposition. Le numérique est devenu ainsi non seulement un support de médiation de l'art mais aussi un médium artistique en soi. Cette forme artistique, qui est l'objet de plus en plus d'événements culturels et que de multiples penseurs tentent aujourd'hui de théoriser, interroge de manière parallèle les pensées de l'art et de la communication en renouvelant l'esthétique de la création, de la médiation de l'art, de sa réception et en inaugurant le concept d' « esthétique de la communication ». Ces concepts ne peuvent être réellement définis, dans toute leur complexité et leur actualité, qu'au fur et à mesure de notre étude. Cependant, il convient ici de délimiter et de questionner notre champ d'étude.

De nombreux discours théoriques, artistiques et communicationnels contribuent à la création d'une mythologie autour de l'aspect positivement ou scandaleusement révolutionnaire de l'apparition de cet art, comme cela avait été également le cas au sujet de l'art moderne. Comment l'outil informatique pourrait-il produire de l'art ? Comment pourrait-on considérer un ensemble de données programmatiques et mathématiques comme la réalisation d'un concept subjectif, et esthétique ? Sur le plan du processus créatif, de nombreux changements sont relevés, et présentés comme « bouleversements radicaux ». L'oeuvre d'art n'est plus définie uniquement par la singularité du geste, par le coup de crayon ou la plume de son auteur. Elle ne se définit plus par son créateur unique, par son achèvement ou par l'attitude contemplative qu'elle suscite. Elle peut désormais être le produit d'un travail collectif, celui de l'artiste, du technicien, et du scénographe et n'est plus pensée comme une création contemplée et passive mais comme relation au spectateur, voire comme une parole impérative, au sens grammatical du terme, adressée au public. Sur le plan de la relation entre les oeuvres et le public, on considère que l'art numérique redéfinit les modes d'appréciation d'une oeuvre, dans la mesure où celle-ci ne semble plus renfermer en elle-même sa dimension artistique mais est un dispositif communicationnel esthétique à la fois physique et conceptuel qui comprend le spectateur, qui agit sur lui et est agi par lui ; elle est une relation conceptualisée à l'avance, à la manière d'une parole, et apparaît même, à cet égard, comme une communication injonctive, un impératif de réaction ou de participation. Ce terme assez fort d'« injonction » artistique implique plus précisément l'idée, très présente en art numérique, d'une proposition de réception, d'une mise en relation entre l'oeuvre et le spectateur préalablement aménagée (sur le plan matériel et conceptuel) par l'artiste.

L'oeuvre numérique semble ainsi annoncer une remise en cause des modes de médiation artistique dans la mesure où elle est à la fois une oeuvre spectacle, que les artistes souhaitent désacraliser et démocratiser, et à la fois une esthétique de l'injonction qui ne prend sens que dans sa mise en relation, souvent individualisée, avec le public. La notion de médiation, qui peut être définie de manière très générale comme le processus par lequel on établit un intermédiaire entre des êtres ou des termes, et qui est théorisée de manière plus particulière par Antoine Hennion comme un processus d'effet-retour : "la construction croisée des choses par les hommes et des hommes par les choses" est encore enrichie par la réflexion autour de l'art numérique. La médiation artistique de l'art numérique semble constituer une expression particulièrement concrète et éloquente de l'idée d'interaction dans la mesure où elle se définit essentiellement comme un processus de communication esthétisé, où l'homme et la chose font partie d'un tout artistique inter-créatif. Le statut du public, ou plus précisément du visiteur --d'une exposition ou d'un site Internet--ne peut qu'être modifié par cette esthétisation de la médiation : le spectateur devient un « spect-acteur » dans la mesure où il est à la fois acteur de l'oeuvre, et spectateur de ce processus esthétique de médiation entre l'oeuvre et lui-même. Enfin, ce sont également les usages du médiateur, c'est-à-dire de l'institution, ou du groupe de personnes chargées de valoriser, dans l'espace et dans le temps, la médiation esthétique proposée par l'artiste, qui doivent évoluer. Le médiateur ne permet plus, comme pour une exposition classique, la relation verticale entre les hommes et les choses, mais une relation interactive, voire inter-créative entre une esthétique de la communication potentielle et ses « spect-acteurs » Loin de se contenter de renouveler nos conceptions et nos mythologies de la création, l'art numérique entend aussi participer à une transformation de notre relation à l'oeuvre et donner naissance à une véritable esthétique de la médiation artistique. En ce sens, il paraît inconcevable de voir les modes traditionnels de médiation et d'exposition artistique nés de l'esthétique picturale classique, appliqués à cette forme artistique qui renouvelle l'esthétique relationnelle.

INSTITUTIONALISATIONS ET MEDIATIONS DE L'ART NUMERIQUE : PROBLEMATISATION ET HYPOTHESES.

Or, il semble que les discours idéologiques de l'art numérique, insistant souvent sur l'aspect révolutionnaire et totalement désacralisé de l'art numérique, mais également sur la difficulté de sa mise en exposition, ralentisse son institutionnalisation. Comment les institutions peuvent-elles s'approprier ce champ artistique qui rejette toute forme médiationnelle existante ? Comment exposer ensuite au public ces artistes qui entendent redéfinir, par leurs oeuvres, les cadres de la médiation ? En 2006, de nombreuses organisations d'art classique, moderne, ou encore numérique, en ligne ou hors ligne, tentent de se confronter à ce problème et d'apporter des réponses, très différentes, aux exigences esthétiques et communicationnelles difficiles, et souvent même paradoxales de cette forme artistique. Ces organisations, qui constituent notre principal champ d'étude, relèvent un défi important dans la mesure où elles tentent non seulement de renouveler leurs dispositifs d'exposition et de communication afin de valoriser les oeuvres dans toutes leurs potentialités relationnelles et conceptuelles, mais également, de contribuer à la construction difficile d'une définition de ce champ artistique.

Dans quelle mesure les premières générations d'expositions de la création numérique renouvellent-elles -ou appauvrissent-elles- les multiples discours théoriques, institutionnels et artistiques portés sur l'art numérique, sur la difficulté de l'exposer et sur le concept d'esthétique de la communication ?

L'exploration des différents mythes, discours et perceptions théoriques, institutionnelles et artistiques de l'art numérique, puis l'analyse des ses différents dispositifs de mises en exposition doit nous amener à apporter des réponses à cette problématique. Nous pouvons d'ores et déjà formuler les trois hypothèses de départ qui ont guidé nos recherches:

-Tout d'abord, l'art numérique apparaît comme une notion ambiguë, à la croisée de nombreux courants artistiques et conceptions esthétiques, et dont les frontières sont diluées par la multiplicité de ses idéologies, et la polyphonie de ses réappropriations définitionnelles.

Nous tenterons d'enrichir ou de nuancer cette première hypothèse au travers de recherches documentaires, théoriques et historiques sur l'art numérique.

- Par ailleurs, l'esthétique de la communication semble redéfinir le rapport à l'oeuvre d'une manière complexe, peu claire pour le public, dans la mesure où elle vise à la fois une démocratisation renouvelée de l'art et une relation individualisée et esthétisée au public.

Cette hypothèse de départ sera éclairée ou nuancée par la rencontre des acteurs de la création et de la médiation de ce champ artistique et par l'étude de leurs témoignages et points de vue.

-Enfin, l'opacité des notions peut entraîner une ambiguïté des médiations qui se manifeste par la multiplicité et l'hétérogénéité des modes scénographiques et communicationnels de valorisation et d'exposition des oeuvres d'art numérique.

Cette dernière hypothèse sera approfondie ou nuancée par l'observation et l'analyse comparée des différents dispositifs scénographiques et communicationnels actuels publicisant et valorisant la création numérique.

NOTRE DEMARCHE

L'objet de cette étude est d'étudier cette pratique encore émergente, l'art numérique, en interrogeant à la fois les concepts et appropriations discursives qui le fécondent et l'accompagnent, et les modes de valorisation et d'exposition qui le font naître et exister auprès du public. Sur le plan universitaire, cette présente étude s'appuie sur une série de recherches historique, documentaires, et d'enquêtes auprès des acteurs artistiques et institutionnels au cours desquelles nous avons confronté les approches des sociologiques, esthétiques et communicationnelles. Par ailleurs, sur le plan de l'approche pragmatique, cette réflexion est nourrie de la fréquentation personnelle de ces formes d'art et ainsi illustrée de nombreux exemples. Nous avons pris le parti d'écarter de notre champ d'étude les expositions hors-lieux de l'art numérique, c'est-à-dire les événements organisés par des institutions culturelles ou des collectivités locales et se déroulant dans des lieux extérieurs tels que la rue. A la faveur de cette double enquête, nous construisons notre étude sur un va et vient constant entre d'une part les concepts et discours en perpétuelle redéfinition, interprétant ce champ artistique, son esthétique et ses perspectives de médiation, et d'autre part, les dispositifs communicationnels et esthétiques des événements passés et actuels de la création numérique. En articulant les approches théorique et pragmatique nous pouvons non seulement éclairer l'éclatement progressif de ce champ artistique naissant, mais également clarifier les conceptions de l'art numérique, les réticences des publics et médiateurs et les mises en scènes possibles de ses potentialités esthétiques, conceptuelles et relationnelles.

Dans la première partie de cette étude, nous tenterons de saisir les conceptions objectives et subjectives de l'art numérique, en étudiant les multiples discours qui tentent de le définir. Cette double dimension des discours étudiés suppose une première approche historique du développement des arts numériques au travers des premières conceptions esthétiques et usages artistiques de l'ordinateur, de la vidéo, et d'Internet. Puis, l'analyse des conceptions et discours plus subjectifs concernant ce champ artistique sera abordée au travers des multiples et diverses réappropriations définitionnelles des concepts et finalités de l'art numériques par les médiateurs publics, pédagogiques et institutionnels. Enfin, l'objet d'étude est approché sous un angle plus subjectif encore, puisqu'il inspire les réflexions et témoignages croisés de trois artistes et médiateurs de l'art numérique, concernant les mythes de sa création et de sa réception, et les perspectives de sa médiation.

Dans un second temps, nous étudierons « l'acheminement » de cet art vers les publics, et la difficulté de sa mise en exposition en analysant les dispositifs interactifs et scénographiques de différents événements significatifs actuels. Nous nous appuyons ici, de manière générale, sur une observation physique des dispositifs de monstration des oeuvres, mais également sur une exploration sémantique des systèmes d'orientation de la réception, dans la mesure où nous considérons l'exposition, à l'instar de Jean Davallon, comme une conjugaison de ces deux dimensions1(*). La notion de dispositif est structurante de notre travail dans la mesure où elle constitue l'agencement technique de l'oeuvre et de sa médiation, conditionnant la perception et l'implication potentielle du spectateur. Cette étude doit ainsi être représentative d'une diversité des dispositifs actuels, et se déployer selon différents types d'institutions. D'abord, nous tenterons de saisir les dispositifs esthétiques et les stratégies communicationnelles mis en place par les sites d'artistes numérique en ligne dont nous tenterons d'établir une typologie. Puis, nous analyserons les différents positionnements communicationnels, les dispositifs d'orientation des publics et les difficultés scénographiques de trois institutions d'art traditionnel, pour mettre en scène leur première exposition d'art numérique. Enfin, nous tenterons d'étudier les logiques médiationnelles comparées de deux organisations spécialisées en art numérique dont l'objectif commun est de valoriser et de démocratiser ce champ artistique.

I. L'ART NUMERIQUE, UNE ESTHETIQUE DE LA COMMUNICATION : GENESE, DEFINITIONS ET ACTEURS

Ou : Fécondation

La jeunesse et la singularité de ce que l'on nomme aujourd'hui « art numérique » rendent difficile la reconstruction objective d'un aperçu historique. Le fait même de lui attribuer une date de naissance, des ancêtres ou des pionniers implique de le redéfinir. C'est pourquoi cet art demeure, pour le moment, un objet construit par de multiples partis pris idéologiques et négociations définitionnelles dont il faut bien cerner les fondements à la fois objectifs et subjectifs. Comment cerner ce champ artistique en constante redéfinition ? Quelles sont les différentes perceptions, personnelles et institutionnelles, et les initiatives qui esquissent progressivement son existence en devenir ? Ces questionnements ont été soulevés, de différentes manière, par des philosophes et théoriciens de l'information et de la communication ou critiques d'art tels que Jean-Pierre Balpe, Edmont Couchot, Norbert Hillaire, Paul Ardenne, ou encore Franck Popper. Nous nous inscrivons ainsi dans le sillage de ces auteurs en nous référant à leurs écrits. Par ailleurs, certains ouvrages plus encyclopédiques tels que les ouvrages de Louise Poissant2(*), nous ont permis de nous imprégner de ce sujet et éclairent ainsi implicitement, sans lieu de les citer, notre étude. Cette première partie propose, au travers de recherches documentaires, d'enquêtes auprès des institutions, et de rencontres des acteurs directs de ce courant, de mettre en lumière les différentes coulisses historique, institutionnelle et artisanale de la conception de champ artistique. Nous tentons alors de comprendre les difficultés, les problématiques et les perspectives de la naissance matérielle, institutionnelle et définitionnelle de l'art numérique.

- Nous adoptons donc, dans un premier temps, un regard historique sur cette forme naissante, afin de comprendre de quelle manière est apparue l'idée d'une approche esthétique des outils technologiques.

- Puis, nous abordons les réinterprétations institutionnelles constantes de ce champ artistique afin de comprendre selon quelles perceptions, quels éclairages conceptuels et discours définitionnels l'art numérique doit apparaître au public.

- Enfin, nous tentons de confronter ces différents discours historiques et institutionnels aux conceptions des acteurs eux-mêmes, artistes et médiateurs de ce champ artistique.

1. Les premières décennies de l'art numérique : la disparition progressive de l'objet artistique et la naissance d'une esthétique de la communication

Tentons d'abord de revenir sur les origines techniques et sur les premières mises en lumière esthétiques de l'art numérique afin de comprendre de quelle manière le champ artistique et celui des nouvelles technologies ont croisé leurs talents et leurs perspectives respectives. Cette première approche historique, réalisée au travers de recherches documentaires et universitaires, permet de comprendre quels ont été les premiers fondements techniques, mais également les premières conceptualisations et interprétations esthétiques de l'art numérique et ainsi de mieux cerner l'objet étudié. Bien que l'apparition de l'art numérique n'ait pas été le fruit d'une révolution brutale et soit le résultat d'un processus évolutif permanent de l'histoire conjuguée de l'art, des techniques et de la société elle-même, nous prenons le parti de ne suivre cette évolution, sur le plan chronologique, qu'à partir de l'apparition de l'image numérique à la fin des années 40. Il s'agit d'appréhender l'histoire de l'art numérique au travers des développements parallèles de l'art par ordinateur, de l'art vidéo et de l'art sur Internet.

a) Au commencement, l'art sur ordinateur : la tentative d'une réconciliation entre l'art et la science et d'une démystification de l'objet artistique

Le développement de l'image numérique n'avait pas, au départ, de vocation esthétique, mais se réalisait dans un contexte de recherche industrielle. De grandes firmes internationales d'aéronautiques, de télécommunications ou de laboratoires médicaux ont en effet consacré leur département de recherche et de développement à ce nouvel usage de la machine à des fins scientifiques. Or, la dimension esthétique de ces images est apparue nécessaire au moment où les firmes en question ont voulu faire connaître leurs recherches scientifiques au public. Il fallait en effet, pour ces entreprises industrielles, acquérir une caution esthétique et culturelle, en ayant recours aux artistes professionnels. C'est ainsi dans le but de construire une sphère communicationnelle aux entreprises et de valoriser les recherches techniques et scientifiques qu'est apparu le premier usage esthétique de l'outil informatique. Ces premières collaborations, assez informelles et balbutiantes au départ, entre artistes et techniciens, permettaient également aux mathématiciens et informaticiens d'explorer des ressources originales et inconnues de leurs instruments.

.La naissance d'une esthétique

L'année 1963 est celle considérée par de nombreux théoriciens tels que Edmond Couchot et Norbert Hillaire3(*), ou encore Christiane Paul4(*) comme marquant la naissance de l'art numérique. C'est au cours de cette année que la revue « Computer and Automation » a organisé un concours de dessins réalisés par ordinateur. Les critères de sélection n'étaient pas seulement mathématiques ou techniques mais aussi et surtout artistiques. Cette initiative a en effet été déterminante dans la mesure où elle a institutionnalisé, même ponctuellement, une pratique à laquelle les créateurs s'essayaient progressivement et de manière isolée. Le concours a été reconduit d'année en année et certains participants ont très vite évoqué l'idée de présenter leurs premières oeuvres graphiques au grand public. En 1965, les créateurs allemands Frieder Nake et Georg Nees et l'Américain Michael Noll inaugurent, aux yeux du grand public, l'exposition d'art sur ordinateur. Les publics artistiques et la critique demeurent muets et semblent indifférents face à ce courant naissant. L'art numérique réalise ainsi ses premiers pas et se construit dans un espace relativement clos et étroit, sans se confronter aux publics et aux influences artistiques, alors même que le grand public apparaissait comme sa première raison d'être.

A la fin des années 60, l'art sur ordinateur évolue considérablement avec l'apparition de l'écran de visualisation, appelé en termes techniques le « tube cathodique ». L'on peut désormais visualiser, explorer et modifier chaque image instantanément. Par l'intermédiaire du clavier, le créateur, et très vite le spectateur de l'oeuvre, peuvent modifier l'image immédiatement. Ainsi, à la fin des années 60, l'on peut déjà affirmer qu'une pratique artistique, renouvelant les modes de création et d'exposition, est apparue. Il s'agit en effet, dès cette période, de valoriser l'importance du dialogue expérimental et interactif entre le créateur et son oeuvre, et une forme de contemplation particulièrement active du spectateur. La toute première génération de l'art sur ordinateur, composée essentiellement des artistes cités plus haut : Frieder Nake, Georges Nees et Michael Noll, utilisait, pour leurs premières recherches, des logiciels basés sur le principe du hasard, principe théorisé en 1971 par Abraham A. Moles dans son ouvrage Art et Ordinateur. Leurs créations étaient aléatoires, « permutationnelles » selon le terme du théoricien, c'est-à-dire qu'elles permettaient aux artistes d'expérimenter leurs formes dans un champ infini de possibles : «Ce n'est plus le résultat d'une continuité spontanée du mouvement de la main, mais une volonté de forme : il y faut une aptitude à passer outre. L'artiste doit passer outre et définir son activité par l'idée d'exemple plutôt que par celle d'oeuvre »5(*). L'un des premiers à avoir pensé l'art sur ordinateur et les changements esthétiques que cela impliquait semble ainsi accorder une importance fondamentale aux principes scientifiques du hasard et de l'expérimentation.

C'est contre ce principe, qui laissait peu de liberté créative à l'artiste, et qui semblait faire primer la dimension scientifique sur l'imagination artistique, que sont apparues de nouvelles générations d'artistes numériques, et de nouvelles collaborations entre artistes et informaticiens. L'artiste Charles Csuri et l'informaticien James Shaffer, récompensés au concours de « Computer and Automation » en 1967 pour leur oeuvre « Sine Curve Man » s'orientent vers la représentation figurative, ou « réaliste » en créant des programmes informatiques plus flexibles et en les soumettant leur imagination propre. Ils se détournent ainsi des courants mathématiques et abstraits pour tenter de manipuler les images dans un style plus expressionniste. Parallèlement, se développe un courant de traitement assez souvent abstrait des images et des courbes, avec de nombreux artistes américains tels que Kenneth Kowlton et Manfred Schroeder, recherchant essentiellement les effets originaux des nouvelles technologies numériques sur le public. Ces deux courants récents, qui se distinguent par leurs modes de représentation figuratif pour l'une et plus abstrait pour l'autre, se rejoignent cependant par une primauté accordée à la réception du public. Cette recherche de la dimension expressive et de l'anticipation d'un effet sur le spectateur est tout à fait novatrice dans la mesure où la complexité scientifique des programmes utilisés apparaissait alors en totale contradiction avec la notion même d'expressivité.

.La recherche d'un public

A partir de l'année 1968, et plus exactement lors de l'exposition d'oeuvres numériques organisée par Max Bense et Jasia Reichardts à Londres, l'art numérique commence à susciter une certaine curiosité au sein de la critique professionnelle. Les critiques, le plus souvent spécialisés tels qu'Abraham Moles cité plus haut, s'interrogent sur la légitimité esthétique des oeuvres créées par ordinateur : peut-on qualifier d'artistique des travaux informatiques ? Les artistes doivent-ils considérer cet outil numérique comme un instrument artistique et s'intéresser à cette approche qui semble inédite? Stimulés par cet écho médiatique, les artistes sont de plus en plus nombreux à recourir à l'ordinateur pour leurs créations, et à exposer leurs oeuvres dans des galeries ou au cours de festivals. Des oeuvres réalisées à l'ordinateur apparaissent notamment dès 1970, à la Biennale de Venise, à côté d'oeuvres traditionnelles. Le désaccord fondamental, déjà évoqué, entre ceux pour qui le critère artistique est celui de l'effet produit sur le spectateur et ceux pour qui il réside dans le degré de complexité du programme, intéresse de plus en plus les théoriciens et créateurs. De nombreux artistes, tels que Manfred Zaijec, Vilder, Palumbo, ou encore Vera Molnar, cherchent à réconcilier la rigueur complexe du programme informatique et la recherche d'un effet anticipé sur le spectateur. Membres de groupes divers tels que l'Art cinétique, Groupe de Recherche d'Art Visuel(GRAV), Experiments in Arts and Technology, ces artistes se réunissent par leur esthétique fonctionnaliste proche de celle du Bahaus et une certaine volonté de démystifier l'objet artistique, de le mettre à la portée d'un public très large, et d'atteindre éventuellement un « non public » 6(*) selon l'expression utilisée par Philippe Urfalino pour désigner un public non initié à l'art et souvent indifférent à l'offre culturelle. Les oeuvres de Georg Nees deviennent, à cette période, tout à fait représentatives de ce courant de recherche esthétique. En 1970, il réalise notamment des oeuvres graphiques sur ordinateur basées sur le principe de rigueur formelle et sur un système d'échange interactif avec le spectateur. Par ailleurs, dans cette même optique de désacralisation des notions de beauté et de dématérialisation de l'oeuvre d'art, apparaissent les transformations et les surimpressions, appelées « morphing », notamment à travers les transmutations numériques de Mona Lisa de Léonard de Vinci, réalisées par Philippe Peterson (« Mona revisitée par les nombres »), ou encore, quelques années plus tard, au travers des « Beauty Composites » de l'artiste Nancy Burson qui faisaient fusionner les visages de Bette Davis, d'Audrey Hepburn, de Grace Kelly, de Sophia Loren et de Marilyn Monroe (« First Composite »).

Quelques années plus tard, autour de l'année 1990, apparaît l'image 3D qui se développe au détriment des courants cités plus haut. L'image 3D, par le volume et le réalisme des effets visuels qu'elle propose, devient un véritable outil de base pour le cinéma, et suscite la curiosité du public. Les artistes sur ordinateur, dont les festivals et expositions sont de plus en plus rares, poursuivent ainsi leurs recherches et leurs créations scientifiques et artistiques tout en se repliant sur eux-mêmes. Ce mutisme du public spécialisé et cette difficulté de la médiation de l'art numérique se révéleront constitutives de son esthétique et de son rapport au public.

b) Le développement de l'art vidéo et d'une scénographie de l'introspection

Parallèlement à ces recherches portant sur le potentiel artistique des programmes de créations et de transformations d'images sur ordinateurs, se développe un courant utilisant l'outil télévisuel appelé « art vidéo ». Tout comme l'art sur ordinateur, l'art vidéo peut se vanter d'être l'héritier d'une infinité de disciplines artistiques. C'est pourquoi, une fois de plus, il nous faut pour le moment faire abstraction de ces questions identitaires d'héritages, souvent assez polémiques, pour tenter de saisir la véritable origine de l'art vidéo et les conditions de sa naissance au public.

.Les premières initiatives de l'art vidéo

C'est aux Etats-Unis qu'apparaissent les précurseurs de ce courant. De grandes chaînes de télévision américaines mettent, dès le début des années 50, du matériel et des canaux à disposition des artistes afin que ces derniers expérimentent ces nouveaux outils et diffusent leurs oeuvres le plus largement possible. Ainsi, en 1950, à Boston, la chaîne WGBH diffuse une série appelée « Jazz-Images » où des morceaux de musique accompagnent des images expérimentales et électroniques abstraites. Dix ans plus tard, l'Allemagne développe à son tour ce type d'expérimentations au travers du groupe très influent Fluxus, fondé en 1962 par Georges Maciunas. Ce mouvement européen se situe à la croisée de tous les arts contemporains et demeure aujourd'hui une référence durable, notamment en terme de création numérique. Des artistes déterminants de l'art vidéo comme Wolff Vostell ont participé à ce mouvement pluridisciplinaire. L'artiste coréen Nam June Paik a également participé à ce courant et constitue une figure fondamentale de l'art vidéo. Certains voient en lui le fondateur de l'art vidéo, dans la mesure où il a été l'un des premiers, en 1963, à démontrer publiquement la possibilité de déformer une image prélevée d'un programme de télévision en approchant un aimant d'un tube cathodique. Cet événement public est sans doute l'une des premières « actions vidéo ». D'autres « actions » de ce type sont réalisées dans les années à venir, mettant en scène par exemple des téléviseurs déréglés, des programmes préenregistrés et transformés, des images déformées, distendues ou perturbées par des tâches de peinture ou des impacts de balles. De même que l'art sur ordinateur, qui entend altérer des images par une maîtrise du programme informatique, et à la fois susciter une réaction singulière chez le spectateur, de même l'art vidéo s'intéresse au traitement complexe de la « matière vidéographique », et de l'image tout en espérant véhiculer des messages bien spécifiques au spectateur.

.L'esthétique des « actions vidéo »

Il est en effet assez récurrent que les artistes vidéo détournent le médium télévisuel de sa finalité originelle, pour l'utiliser à des fins sociologiques et politiques, impliquant très souvent une critique plus ou moins explicite de la société de consommation. Les oeuvres de Vostell sont tout fait représentatives de cette tendance à la dérision politique et psychosociologique de la société contemporaine, plus particulièrement au travers de son invention du principe de « décollage ». Ce principe consiste à perturber le programme télévisuel choisi, en prélevant certaines images, en les remplaçant par d'autres ou en les effaçant. L'objectif de Vostell est celui de démontrer la puissance idéologique du médium télévisuel sur la psychologie du spectateur et de « dérégler », symboliquement, ces mécanismes idéologiques. De manière plus générale, il considère l'art vidéo comme capable de recréer, avec l'aide des spectateurs, les virtualités inconscientes de leur quotidien : « Mes films sont des séquences d'expériences psychologiques et de processus pédagogiques ou l'ennui, le retardement, la répétition et la distorsion sont considérés comme analogues aux événements de notre monde environnant »7(*). Dans cette même optique de réflexion psychosociologique, certains artistes tels que Dan Graham, Peter Campus ou Taka Iimura ont développé des dispositifs vidéo permettant de créer un jeu de miroirs aux effets déstabilisant pour le spectateur. L'oeuvre de Taka Iimura nommée Face/Ings (1974) faisait ainsi pénétrer le visiteur dans un système complexe d'écrans qui ne lui renvoyait jamais de son image que son dos. De même, Dan Graham réalise des performances dans les années 1970 au cours desquelles il déplace une caméra de manière à ce que le spectateur ne voie jamais son propre regard sur l'écran mais ne puisse observer que le visage des autres spectateurs qui regardent la caméra. Le phénomène du « feed-back », c'est-à-dire l'action en retour qu'un système d'information exerce sur lui-même, est également extrêmement utilisé par les artistes vidéo. De très nombreuses performances vidéo sont fondées sur ce procédé du feed-back qui consiste à diriger la caméra vers l'écran du moniteur auquel elle se trouve relié. L'image du moniteur apparaît ainsi à l'infini. Ces jeux de miroir détournés, de regards narcissiques et de mises en abyme apparaissent très vite comme des thématiques fondamentales de l'art vidéo. Mac Luhan, dans Comprendre les médias, avait déjà perçu cette dimension « narcissique » de l'usage des nouvelles technologies : « Cette étreinte incessante de notre propre technologie qui nous jette comme Narcisse dans un état de torpeur et d'inconscience devant ces images de nous ». Les premières oeuvres d'art vidéo illustrent cette théorie de Mac Luhan d'une manière très significative dans la mesure où leur scénographie engage régulièrement le spectateur à une forme d'introspection. Les performances artistiques, puis plus tard les installations vidéo, sont en effet le plus souvent organisées autour de la participation, de l'action ou au moins d'une forte identification du spectateur, souvent surnommé « spect-acteur ». A la fois acteur et spectateur de l'oeuvre, le public en vient ainsi à se contempler lui-même et à une forme de retour à soi. Dès les années 70, sont ainsi posés les jalons de l'esthétique de l'art vidéo, dont les oeuvres apparaissent très souvent comme des injonctions à la participation du spectateur et à sa réflexion sur la société dans laquelle il évolue ou sur ses propres mécanismes psychologiques. Le spectateur de l'oeuvre vidéo contemple sa propre contribution à l'oeuvre, son propre reflet transformé, ou les représentations subjectives de sa propre société et devient ainsi partie intégrante de l'oeuvre.

c) L'apparition de l'art sur Internet et la disparition progressive de l'objet artistique : un éclairage singulier sur nos problématiques

Il faut signaler pour finir l'apparition, plus tardive, dans les années 90, d'un art plus immatériel encore que les formes citées précédemment : l'art sur Internet, souvent surnommé « net art ».

. Premières explorations du courant artistique

Ce courant ne peut constituer le centre de notre réflexion tout d'abord dans la mesure où il est très récent, mais aussi parce que ses modalités de médiations et d'expositions sont à part et le marginalisent. Cependant, il est important d'y faire référence dans la mesure où il constitue l'expression la plus récente en terme de création numérique et parce qu'il semble pousser à leur paroxysme les problématiques posées par l'art numérique en terme de création et de réception. Les oeuvres sur Internet fonctionnent sur le principe d'images, de textes, de sons ou de vidéos, traduites dans un langage numérique et rassemblés sur le web. L'élaboration de liens entre ces données permet au visiteur de naviguer à l'intérieur de l'oeuvre et éventuellement de la modifier ou d'y participer. Les toutes premières explorations de ce médium, envisagé comme support artistique, remontent aux premières diffusions publiques d'Internet en 1994. Des artistes comme David Blair et Antoni Muntadas, avec leurs créations respectives « Wax Web » et « The File Room » sont aujourd'hui considérés comme pionniers en matière de net art. De nombreuses conférences et expositions de net art sont très vite organisées par des musées tels que les Museums of Modern Art de New York et de San Francisco et des structures artistiques n'existant que dans l'espace virtuel sont crées dès 1991 telles que The Thing ou Icono en France. Stimulés par cet enthousiasme institutionnel immédiat, les artistes plus ou moins professionnels multiplient les idées et les formes artistiques sur Internet.

.Un éclairage singulier sur les notions d'interactivité et d'esthétique relationnelle

Le caractère multimédia du net art, pouvant faire appel aux images, aux sons, aux textes, et à des disciplines aussi diverses que la danse, le théâtre, l'opéra, la littérature, la musique, permet à ce courant de se développer d'une manière extrêmement hétérogène. Déjà présente dans les arts sur ordinateur et sur vidéo, la notion d'interactivité acquiert au sein du courant Internet une signification fondamentale dans la mesure où l'action de l'artiste peut se limiter à la création d'un cadre dans lequel un ou plusieurs internautes construisent une oeuvre. L'artiste n'est plus créateur d'une oeuvre mais initiateur d'un procédé artistique. Anne-Marie Duguet, dans son ouvrage L'interactivité entraîne-t-elle des redéfinitions dans le champ de l'art8(*), souligne l'aspect fondamental de la notion d'interactivité de l'art sur Internet dans la mesure où cette interactivité met l'accent sur le contexte, sur la relation triangulaire entre le créateur, le spectateur et l'oeuvre aux dépens de l'objet lui-même. Par ailleurs, la modification du rapport entre le spectateur et l'oeuvre, à la fois collectif et individualisé, apparaît d'une manière encore plus frappante au travers du cas du net art. Internet mêle en effet les dimensions contradictoires d'espace privé et d'espace public et crée une troisième dimension nommée « glocal » par le critique Paul Virilio9(*). L'art sur Internet est ainsi très rapidement considéré par ses penseurs comme représentatif des problématiques esthétiques et communicationnelles de l'art numérique. C'est pourquoi, malgré un certain manque de recul vis-à-vis de cette pratique très récente et hétérogène du net art, il est intéressant de s'y référer en tant qu'il met en lumière des problématiques complexes.

.Conclusion intermédiaire : vers une identification institutionnelle du champ artistique ?

L'art par ordinateur, l'art vidéo et plus tard l'art sur Internet se développent ainsi de manière parallèle en tentant de concilier, chacun à leur manière, des notions et des pratiques extrêmement paradoxales et de transformer le rapport du créateur et du spectateur à l'objet artistique en le rendant à la fois immatériel et éphémère et à la fois plus présent que tout objet artistique traditionnel. Si, comme nous l'avons développé plus haut, l'art par ordinateur et l'art vidéo tentent de décomposer la matérialité des images et des objets afin de plonger le spectateur dans des dispositifs de réflexion ou d'introspection, et si l'art sur Internet fait disparaître l'objet au profit des concepts, les trois formes distinctes inaugurent pourtant les notions d'interactivité artistique et de « spect-acteur » qui semblent rendre les dispositifs artistiques plus proches pour le visiteur que tout courant artistique. Bien que l'art numérique, ainsi que son exégèse esthétique ambiguë aient évolué depuis cette période, il semble que les dialectiques fondamentales qui le gouvernent soient déjà naturellement à l'oeuvre à peine dix ans après son apparition. Cette première approche historique de l'art numérique révèle ainsi non seulement une certaine ambiguïté esthétique qu'il faudra analyser, mais également un manque de reconnaissance institutionnelle évident. Ce manque est fondamental dans l'étude de l'art numérique et de ses médiations dans la mesure où l'appropriation et l'in-appropriation institutionnelle de ce courant, la difficulté pour les médiateurs d'identifier ce champ artistique constituent des acteurs à part entière de son identité.

2. L'art numérique en question : confrontation de définitions institutionnelles

Les différentes formes artistiques comprises sous la dénomination d'art numérique ont été, jusque là, tantôt négligées par les institutions artistiques et culturelles, tantôt au coeur de polémiques définitionnelles et esthétiques. Dans les deux cas, qu'il soit l'objet d'un rejet ou d'une curiosité et de questionnements renouvelés, il ne parvient pas à trouver une place à part entière et légitime dans le paysage artistique contemporain. Il semble que le caractère singulier de l'art numérique ne suscite la curiosité des médiateurs culturels que de manière ponctuelle, comme s'il s'agissait d'un objet exotique, mais ne parvienne à se banaliser sur le plan de la médiation institutionnelle. Pour comprendre les raisons de cette inconstance institutionnelle et accéder à une définition plus fine du courant, il faut s'intéresser aux perceptions que les différents médiateurs culturels ont de l'art numérique, de sa légitimité artistique, des potentialités et des éventuelles problématiques qu'il pose en terme d'institutionnalisation et de médiation. Pour ce faire, nous avons décortiqué les rapports, les initiatives passées et projetées des différentes institutions concernées. Nous nous appuyons ici sur une définition de la médiation proche de celle développée par Jean Caune10(*) : celle d'une relation à autrui par le biais d'une « parole » proposant le partage d'un monde de référence. Les institutions que nous observons offrent un écho, plus ou moins important, à l'art numérique et proposent ainsi à leurs publics de partager leur perception, les références qu'ils associent à cet art. Apparaissent ainsi trois perceptions, et par là trois médiations culturelles différentes révélant les conceptions possibles de l'art numérique, les espoirs et les craintes qu'il inspire :

- tout d'abord, une médiation publique que le gouvernement français élabore, dès le début des années 80, par la commande de rapports multiples traitant de l'art et des nouvelles technologies 

- puis, une médiation universitaire, par l'appropriation des outils numériques des écoles d'art et universités anciennes et récentes 

- et enfin une médiation culturelle et artistique, impliquant un positionnement des musées et institutions artistiques vis-à-vis de leurs publics.

a) La conception officielle de l'art numérique en France : des perspectives aussi florissantes que confuses

Dès la naissance de l'art numérique, de nombreux rapports ont été commandés par la France pour tenter de comprendre, de remettre en question ou d'exploiter au mieux les possibilités et les contraintes de l'art numérique.

.Les conceptions politiques de l'art numérique

Ces études et rapports publics sont fondamentaux pour la compréhension de ce champ artistique dans la mesure où ils en véhiculent une conception particulière. Tout d'abord, au travers de ces études, est confirmée l'idée, déjà perceptible avec l'art vidéo, d'une dimension politique de l'art numérique. Ce courant semble souvent considéré par l'Etat comme capable de véhiculer ou de réaffirmer des valeurs culturelles et politiques importantes. Dès les années 80, il se voit ainsi attribuée la vocation de renforcer l'identité culturelle. Une étude commandée par Claude Mollard, délégué aux arts plastiques en 1982, réalisée par Louis Bec, le peintre Cueco, Edmond Couchot, Jean Coudy, Jean-René Hissard, Pierre Guislain et Paul Virilio, et traitant des métiers de l'art numérique, illustre cette tendance d'une manière significative11(*). Cette étude insiste en effet sur la perspective de renforcement identitaire et culturel, inspirée par l'émergence de cette forme artistique, d'une part sur le plan national et d'autre part sur le plan régional. Au niveau national, le développement et le perfectionnement de la création numérique permettraient à la France de se distinguer de la production hégémonique, « médiocre et stéréotypée » de certains pays. Cette production désignée comme « médiocre et stéréotypée » est celle de la création d'images publicitaires ou commerciales, inspirant des confusions dont l'art numérique serait souvent victime. L'étude montre donc l'importance de se démarquer de cette production, dont la finalité n'est pas artistique, afin de construire un espace communicationnel et artistique propre à la France. Par ailleurs, au travers de cette étude, apparaît la perspective plus spécifique d'une réaffirmation des valeurs régionales par le développement institutionnel de l'art numérique. En parvenant à se développer et en construisant une esthétique claire, bien distincte des domaines commerciaux, ce mouvement créatif doit permettre de promouvoir, par le biais des identités régionales, les valeurs et la culture française.

.L'étude des difficultés communicationnelles de l'art numérique

Or, de nombreux rapports publics ont suivi celui-ci montrant précisément la difficulté de cette définition nécessaire du champ esthétique et de l'institutionnalisation de l'art numérique. En 1992, le délégué aux arts plastiques François Barré commande notamment une étude concernant « Le développement des nouvelles technologies dans leurs relations à l'art »12(*). Cette étude pose d'une manière plus approfondie les grandes difficultés de l'épanouissement des nouvelles technologies dans le monde de l'art. Tout d'abord, elle souligne une confusion récurrente des médiateurs culturels entre les notions d'art numérique et de production industrielle. L'assimilation de ces deux notions explique en partie la difficulté, pour ces mêmes médiateurs, d'accepter ce qu'ils considèrent comme le rapprochement du champ artistique et du champ commercial. Ce rapport souligne ainsi l'opacité aux yeux des publics les plus avertis, de la notion d'art numérique, et la récurrence de cette confusion entre les artistes et les créatifs publicitaires. De même, l'étude relève une certaine tendance des acteurs de l'art contemporain, à voir dans l'usage artistique des nouvelles technologies une intrusion illégitime des techniciens et informaticiens dans l'art. Les médiateurs culturels ne peuvent accepter de voir leur culture artistique contestée par ce mouvement qui remet en question les techniques et les notions de l'art traditionnel. Enfin, parallèlement à ces problématiques de perception par les différents acteurs et médiateurs concernés, est posé le problème de l'institutionnalisation de l'art numérique. Comment les institutions, culturelles, artistiques, ou encore universitaires, pourrait-elles s'approprier un champ créatif aussi hétérogène et aussi mouvant ? Comment institutionnaliser cet art sans le figer ou en transmettre une représentation altérée ? L'art numérique semble caractérisé par les notions éphémères de nouveauté, de singularité ou encore de révolution esthétique. Est-il réellement possible d'attribuer une définition, des institutions constantes, et une esthétique fixe à un mouvement en continuel renouvellement? Apparaît ainsi, à travers cette étude, la crainte d'une mise à l'écart systématique de l'art numérique, due à l'aspect éphémère et imprécis de ses frontières et à la singularité de son champ d'investigation. En 2000, le Ministère de la culture commande à Jean-Michel Lucas, Annick Bureaud et Serge Pouts-Lajus une étude concernant les structures qui soutiennent le développement de l'art numérique en France. Les auteurs de ces études s'interrogent sur la perception de l'esthétique numérique. Ils insistent sur la nécessité pour les structures publiques et privées de reconnaître la légitimité de la notion d'expérimentation artistique propre à l'art numérique. Cette étude se concentre ainsi sur l'esthétique de la réception de l'art numérique qui doit se fonder sur la notion d'expérimentation, et non plus sur la notion traditionnelle des oeuvres, ou en d'autres termes des résultats artistiques. Dès lors, selon ces auteurs, l'art numérique ne peut prendre corps et se développer sans la réception appropriée, et donc la bonne compréhension du public. Si de nombreuses études s'intéressaient au pouvoir culturel du développement de la création numérique sur la société, cette étude cherche à comprendre, à l'inverse, le pouvoir du public sur le développement de ce courant. Ces deux approches divergentes de la création et de la réception de l'oeuvre d'art numérique, ne sont cependant pas incompatibles dans la mesure où elles confirment l'importance de la notion d'interaction entre l'oeuvre et le spectateur, inhérente à cette discipline.

Les études interrogeant ainsi les vocations et les problématiques reliées au développement de l'art numérique ont été extrêmement nombreuses en France et nous ne pouvons ici en évoquer que quelques exemples représentatifs. Cependant, ces exemples révèlent déjà l'hétérogénéité des perceptions de l'art numérique et des perspectives qui lui sont attribuées, une hétérogénéité amenant à la fois richesse et opacité à la définition de ce courant.

b) Le développement pédagogique de l'art numérique freiné par les discours « esthétiquement corrects »

Si les nombreux rapports et études publics concernant les dispositifs institutionnels de l'art numérique sont, pour la plupart, restés lettre morte, ils ont cependant stimulé l'apparition très progressive des nouvelles technologies dans les universités, les écoles et les centres d'art. Cette émergence ne peut être réduite aux changements matériels qu'elle engendre. Elle implique en effet l'acquisition de nouveaux matériels, une actualisation des acteurs et des formes artistiques, mais elle entraîne surtout de nombreux questionnements, au sein des universités, écoles, et différents centres d'art, au sujet des manières d'appréhender, d'enseigner ou encore d'exposer ces oeuvres. Avant de devenir un objet d'étude et d'enseignement pédagogique, l'art numérique doit être pensé, et surtout intégré dans sa dimension esthétique. Or, sur le plan des initiatives pédagogiques, si les universités et les écoles d'arts commencent, dès le début des années 80, à prendre en charge des formations d'art numérique, ces formations s'inscrivent toujours dans des programmes d'enseignement plus larges et ne parviennent à construire une politique commune que très progressivement. Nos observations concernant les institutions pédagogiques et universitaires ne peut être exhaustive et vise la représentativité.

.La difficile légitimation au sein des écoles

Il semble, selon nombreux théoriciens, que l'art numérique ait été pris en compte sur le plan matériel par les universités, mais ait été relativement négligé sur le plan de la réflexion esthétique. Les questionnements théoriques impliqués par cette forme naissante, concernant aussi bien le mode de création que le mode de réception de l'oeuvre étaient certainement trop important pour que les Ecoles des Beaux-Arts osent y apporter un point de vue définitif. Pour Paul Ardenne, cette esthétique ne pouvait être admise par les Académies artistiques : « Le principe de passivité était admis comme fondateur du rapport avec les oeuvres traditionnelles : une passivité toute traditionnelle où seule vibre l'intériorité de celui qui regarde l'oeuvre »13(*). Claude Mollard, dans son ouvrage La Passion de l'art, écrits et paroles 1981-198514(*), s'interroge sur les raisons d'une telle hétérogénéité de l'enseignement de cette forme artistique émergente. Pour lui, l'enseignement de l'art numérique souffre de l'influence académique des Beaux-arts qui oppose l'art et la technique. Pour lui, le discours dominant oppose « arts majeurs et arts mineurs, don du ciel et dur labeur » et entraîne de véritables « distorsions entre formation artistique et formation technique ». Cette interprétation peut être mise en parallèle avec celle d'Edmond Couchot et de Norbert Hillaire qui, dans leur ouvrage L'art Numérique, tentent de comprendre les causes de la « technophobie » latente dans l'enseignement artistique. Selon eux, l'art numérique s'inscrit en contradiction avec l'évolution récente de la philosophie pédagogique au sein des écoles d'art. Les courants récents de l'art moderne, tels que l'art conceptuel ou expressionniste, impliquaient une « dé-spécification » de l'enseignement artistique. Dans cette optique, la formation aux nouvelles technologies est apparue comme l'émergence d'outils scientifiques difficiles d'accès freinant la créativité des étudiants : « La sensibilité générale, partagée entre technophobie et scepticisme, et qui avait déjà eu du mal à accepter la vidéo et la photo, ne favorisait pas la création de ce genre de formation (...) Il fallait laisser l'informatique aux informaticiens et l'art aux artistes »15(*).

. Les initiatives pédagogiques

Il serait incorrect de conclure que les grandes écoles nationales d'art plastiques sont restées indifférentes à l'égard des nouvelles technologies. Le Ministère de la Culture a encouragé celles-ci, dès les années 1980, à s'engager dans l'art numérique, ou au moins à suivre de près ses évolutions. L'Ecole Nationale des Arts Décoratifs, par exemple, a été l'une des premières à être équipée de machines Silicon Graphics16(*). Elle dispose aujourd'hui de deux cent postes graphiques, de vidéo numérique, et de photographie numérique. Cependant, la mise en place du matériel n'a pas été accompagnée de l'arrivée de nouveaux enseignants en titre d'art numérique ou d'infographie, ni de recherches théoriques concernant ce mode de création. Ainsi, au sein de cette Ecole, les outils numériques ne font l'objet d'aucune conceptualisation esthétique, d'aucun discours théorique, et ne peuvent être réellement intégrés comme instruments artistiques. Le texte institutionnel de présentation de la formation à la « Communication visuelle, Graphisme et Multimédia » semble à cet égard très significatif : « A travers une initiation à des pratiques professionnelles spécifiques, ce secteur (...) forme des graphistes généralistes, graphistes designers aptes à répondre à des commanditaires institutionnels, publics ou privés ». De même, l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, au travers de sa présentation institutionnelle sur Internet, ou encore de ses différentes brochures, semble accorder une grande importance aux outils matériels, et ne considérer qu'au second plan les versants conceptuel et esthétique fondamentaux de l'art numérique. Le pôle numérique des Beaux-Arts, dirigé par Moïra Marguin, tente de se construire dans un contexte visiblement hostile, et peine à se faire connaître. La visibilité accordée à cette formation par l'institution, au travers des supports de communication écrits ou interactifs, est en effet particulièrement faible. Ceci explique en partie le fait que le courant ne se développe que très lentement aux Beaux-Arts, et commence à peine, depuis environ deux ans, à mettre en place des cours plus théoriques et esthétiques, parallèlement aux cours techniques et logiciels17(*). Edmond Couchot et Norbert Hillaire soutiennent, dans l'ouvrage déjà évoqué, que: « Les cours théoriques dans le cursus artistiques sur les rapports entre science et art, technique et art, technologies numériques et art sont inexistants »18(*). Les deux théoriciens considèrent cette négligence, ou cette faute de priorité, comme l'une des fragilités essentielles du courant naissant. C'est dans cette optique qu'Edmond Couchot, Hervé Huitric (artiste), Michel Bret (mathématicien) et Monique Nahas (physicienne), pour ne citer que les principaux fondateurs, ont créé une formation aux « Arts et Technologies de l'Image » à l'université de Paris VIII. Si en effet, les nombreuses formations universitaires en informatique graphique ne forment pas aux pratiques artistiques ni aux métiers de l'art, et s'il n'existe pas aujourd'hui de formation spécifique en Art-Science-Technologie dans le domaine des arts visuels, cette formation précise semble tout à fait atypique. Elle présente en effet un mélange très original d'enseignements techniques et artistiques. Cependant, il est très difficile pour cette formation peu traditionnelle, d'acquérir l'ampleur et l'autonomie que ses fondateurs voudraient lui accorder.

Ainsi, on peut affirmer aujourd'hui que la plupart des écoles et universités d'art plastique ont pris la mesure des enjeux du multimédia dans leur politique d'achat et de développement. La plupart se sont procuré de nombreux logiciels informatiques, que ce soit dans le but de numériser les oeuvres, de les publier, ou encore, de manière plus fragile, dans le but d'accorder une certaine place aux arts numériques. Cependant, cette acquisition de matériel ne s'accompagne que très rarement, ou bien très lentement, de réels changements pédagogiques et de mises en place de formations techniques, artistiques et théoriques à l'art numérique. Une timidité évidente, liée au caractère non conventionnel, et presque « esthétiquement incorrect » de cette expression, freine les initiatives pédagogiques et entraîne un développement partiel et hybride de l'art numérique.

c) Les rapports ambigus entre l'art numérique et les institutions artistiques : comment institutionnaliser un art défini par sa « ponctualité »?

Toute discipline forge son (ou ses) identité(s) au travers de son parcours institutionnel. La nature des institutions qui se l'approprient, ou la rejettent, et la manière dont elles décident de faire connaître son existence constituent les piliers fondamentaux sur lesquels son identité pourra s'établir. Cette idée résonne tout particulièrement lorsqu'il s'agit du mouvement artistique qui nous concerne : un art protéiforme, défini par les perceptions institutionnelles renouvelées, et surtout un art extrêmement exigeant sur le plan scénographique, faisant des choix de dispositifs et de formes de véritables partis pris déterminants. Or, cette forme artistique encore émergente semble peiner, comme nous l'avons vu, à se stabiliser sur le plan esthétique et définitionnel, comme une discipline à part entière. Elle demeure aux yeux des publics, institutionnels et particuliers, comme un art de la ponctualité, aux expositions sporadiques, aux oeuvres éphémères et à l'esthétique constamment redéfinie.

.Les rapports difficiles entre l'art numérique et les institutions

Comme nous l'avons vu, dès les années 1980, et malgré l'hétérogénéité des discours énonciatifs le définissant, l'art numérique s'est toujours défini au travers d'une notion fondamentale : celle de la relation interactive avec l'oeuvre d'art. Il ne s'agit pas nécessairement d'une interactivité présente au sein même de l'oeuvre finie. Avec l'art informatique, elle réside dans le processus de la création dans la mesure où l'artiste interagit avec un dispositif complexe. Dans d'autres cas, l'artiste propose au public une interaction avec l'oeuvre elle-même. Cette importance de la notion d'interactivité dans l'art numérique fait du moment de la confrontation au public un élément décisif de l'acte artistique. La rencontre de l'oeuvre et du spectateur, la relation qui s'établit entre ces derniers fait partie intégrante du concept artistique de l'oeuvre en question. Par ailleurs, les différents acteurs et penseurs de l'art numérique n'ont cessé de remettre en question le dispositif traditionnel d'exposition à savoir le musée. Dans cette mesure, il est indispensable de s'intéresser aux différents lieux institutionnels encadrant ces rencontres. Quelles sont les institutions qui acceptent de « s'essayer » à la médiation de cet art singulier et exigeant? L'art numérique peut-il s'institutionnaliser comme un art à part entière alors même qu'il remet en question les dispositifs traditionnels de monstration artistique ? Les institutions exposant les oeuvres d'art numérique peuvent être distinguées en deux catégories : celle des musées classiques d'art contemporain n'exposant l'art numérique que de manière ponctuelle, et celle des rares organisations consacrées exclusivement à l'art numérique. Il semble d'ores et déjà évident que les logiques de médiations culturelles, les discours énonciatifs et les attentes ne puissent être les mêmes lorsque la création numérique est exposée dans une organisation d'art numérique et dans une institution dite « traditionnelle ». Si la première véhicule, en amont, une conception de l'art numérique par sa propre existence et ses valeurs institutionnelles, la seconde doit construire un point de vue esthétique et s'approprier un courant difficile à cerner. Dans un article paru dans la revue « Transat vidéo », la journaliste Anne-Marie Morice s'intéresse au défi que constitue l'art numérique pour les institutions existantes. Selon elle, les acteurs de l'art numérique et les médiateurs artistiques traditionnels se remettent mutuellement en question. Si les artistes numériques sont nombreux à se penser sur le mode contestataire et avant-gardiste, et si leur identité esthétique implique souvent une remise en cause du musée, les institutions elles-mêmes remettent en question la dimension artistique des oeuvres interactives. La plupart des institutions traditionnelles acceptent mal l'évolution conceptuelle et interactive de l'art, « la disparition de l'objet comme but ultime de la production artistique et [refusent de reconnaître] l'information fluide, volatile [comme principale] matière de l'art 19(*) ». Certaines remettent en cause leurs propres dispositifs habituels, considérant ces derniers inappropriés pour assurer la monstration d'oeuvres virtuelles et interactives, et se « travestissent en lieux alternatifs » pour recevoir et exposer les oeuvres20(*). Ainsi, selon ces théoriciens, alors que d'une part l'esthétique académique, incarnée notamment par les Ecoles des Beaux-Arts mais également par d'autres institutions classiques, semble n'admettre que très difficilement l'émergence des nouvelles technologies dans l'art, et que d'autre part, l'esthétique numérique ne se satisfait pas, en théorie, du dispositif muséal, de nombreuses expositions d'art numérique ont lieu au sein de ces institutions, comme autant de confrontations délicates et de « travestissements » mutuels. Les musées et les artistes numériques acceptent, par besoin de reconnaissance mutuelle, et certainement par défi, de réconcilier leurs esthétiques théoriquement antagonistes. Comme le soulignent Cécile Kerjan et Xavier Perrot dans un texte concernant « Les Musées et l'art numérique en l'an 2000 », « Lorsque le Musée d'Art moderne de la ville de Paris a entrouvert sa porte pour ZAC 99, la plupart des dissidents et autres cyber-activistes « réfractaires » de la scène parisienne s'y sont engouffrés, avec une avidité légitime de reconnaissance »21(*).

.Analyse des différentes initiatives institutionnelles

D'autres institutions prestigieuses ont accepté d'accorder une place à l'art numérique telles que le MoMA (Museum of Modern Art, New York), le SFMOMA (San Francisco Museum of Modern Art), le Walker Art Center (Minneapolis). Les expositions d'art numérique dans ces musées américains sont assez rares mais très médiatisés, et accompagnées de discours des conservateurs concernant l'importance de cet art émergeant. Citons en exemple le conservateur du musée Walker Art Center pour qui « l'art numérique ne peut pas rester plus longtemps ignoré et doit être considéré comme une forme artistique légitime »22(*). Il est très difficile de trouver des informations précises sur les partis pris esthétiques et scénographiques de ces expositions dans la mesure où, malgré l'existence de sites Internet institutionnels, celles-ci n'ont fait l'objet d'aucune archive ou trace écrite. Cependant, certains théoriciens ont souligné les lacunes et plus précisément le caractère souvent déceptif de ce type d'exposition. Celles-ci offrent un discours très médiatique et formel concernant l'émergence de l'art numérique mais n'élaborent pas de discours esthétique au travers d'une recherche scénographique. Selon Cécile Kerjan et Xavier Perrot, « Ces effets d'annonce soulignent en creux leurs carences, et le visiteur peut légitimement s'estimer déçu lorsqu'il se retrouve en face d'un simple écran, avec une scénographie apparentant la galerie d'art à un salon informatique ». Ces musées semblent ainsi choisir de « montrer » l'art numérique, au travers d'expositions ponctuelles et de discours valorisant le mythe de la nouveauté, mais de n'y apporter aucun relief, de ne l'éclairer d'aucun parti pris. De la même manière que certaines écoles d'art académiques, ces institutions tiennent compte de l'existence matérielle de l'art numérique mais semblent négliger en réalité sa dimension esthétique et philosophique.

Pourtant, certains musées, particulièrement en France, ont donné lieu à des expositions marquantes, et ont développé des partis pris intéressants sur le plan scénographique et esthétique. On pense notamment à l'exposition du Musée d'Art Moderne Electra, en 198323(*) et à celle du centre Georges Pompidou nommée « Les Immatériaux » en 1985. La première était conçue par Franck Popper pour montrer de quelle manière les sciences et les nouvelles technologies pouvaient libérer la créativité, la sensibilité et finalement « l'imaginaire artistique » tant du créateur que du spectateur de l'oeuvre. La seconde était organisée par Jean-François Lyotard et Thierry Chaput et soulevait les problèmes philosophiques et esthétiques de la relation de l'art, des nouvelles technologies et de la communication post-moderniste. Ses organisateurs y exposaient, sur le même plan, les produits technoscientifiques et les créations d'art numérique et élaboraient ainsi une véritable réflexion concernant les problématiques posées par l'art numérique. Ces deux expositions semblent intéressantes dans la mesure où elles ont enrichi, non seulement la forme artistique naissante, mais également son parcours réflexif et introspectif. Cependant, il est très rare que les musées traditionnels acceptent d'apporter leur pierre à cette construction théorique, et l'art numérique peine à s'affranchir de son caractère moderne et donc ponctuel. Une conceptualisation plus globale de son champ esthétique et une stabilisation, voire une banalisation de son existence disciplinaire semblent constituer les perspectives souhaitables pour cet art qui n'est pour l'instant qu'un objet événementiel. Singularité et ponctualité apparaissent finalement, aux yeux des institutions, comme les deux notions consubstantielles de l'art numérique, deux caractéristiques fondamentales pour comprendre à la fois son identité, et les difficultés de son « institutionnalisation ». C'est ainsi que certains centres d'art contemporains, notamment ceux entièrement consacrés aux nouvelles technologies, se développent de manière sporadique en tentant de s'approcher le plus possible de cet ordre de la ponctualité, d'entretenir cet aspect éphémère de modernité constamment renouvelée de l'art numérique. On pense notamment à l'apparition de l'Antirom en Angleterre, un collectif de dix artistes britanniques créé en 199424(*), du centre Ars Electronica créé en Autriche en 198025(*), du Musée national des arts visuels de Montévidéo en 199626(*). En France, on note principalement deux principaux centres culturels qui se consacrent à la recherche et à la création d'art numérique : le Métafort, inauguré en 1998 comme lieu de recherche, de formation, de création et de diffusion27(*), et le Centre International de Création Vidéo Pierre Schaeffer à Hérimoncourt qui constitue également depuis 1996 un acteur pionnier et très reconnu en matière de création et de médiation d'art numérique28(*). Ces centres français et internationaux, assez peu nombreux et peu connus, font de cette idée de ponctualité l'idée maîtresse de leurs dispositifs d'exposition en donnant lieu à de nombreux festivals et manifestations d'art numérique tout au long de l'année.

.Conclusion intermédiaire : vers une mise en lumière de l'objet en acte

L'étude de ces trois types d'institutionnalisations bien distinctes, publiques, universitaires et culturelles, se révèle très enrichissante pour définir l'art numérique et les problématiques qui la gouvernent et il semble important de s'attarder sur quelques concepts récurrents et structurants avant de poursuivre la réflexion. Nous constatons, aussi bien sur le plan historique qu'au travers de son exégèse théorique, que l'oeuvre numérique est à la fois définie comme proprement démocratique et pourtant intangible pour les publics. Elle a la particularité de faire intervenir des acteurs à la fois matériels et immatériels et de ne se définir qu'au moment où elle est en acte, c'est-à-dire au moment où l'ensemble de ces intervenants inter-agissent. Le spectateur, en tant qu'acteur physique du dispositif et contemplateur « mental » de l'oeuvre totale doit se diviser pour constituer, pour un temps, le coeur même de l'oeuvre, au sens physique et conceptuel du terme. L'oeuvre numérique ne prend vie et ne se définit réellement qu'au moment où l'interaction entre le spectateur et l'oeuvre a lieu, qu'il s'agisse d'une interaction conceptuelle, esthétique, expérimentale ou encore ludique. Ainsi, l'artiste et le public--individuel mais également institutionnel-- ne peuvent appréhender l'art numérique sans contribuer, physiquement et moralement, à la réalisation identitaire de ses oeuvres. Au travers de cette définition, se profile bien la naissance d'une dimension proprement démocratique de l'oeuvre d'art, par cette idée même de participation individuelle nécessaire au tout que forme l'oeuvre. Or, ce dispositif scénographique contribuant à une démocratisation renouvelée de l'art semble n'être, pour l'instant, qu'un concept abstrait dans la mesure où les différents publics ne parviennent à se l'approprier comme tels. Si en effet les politiques publiques, universitaires, et les institutions culturelles et artistiques prennent en compte l'émergence des nouvelles technologies dans l'art, et en font même parfois l'objet d'événements très médiatisés, l'institutionnalisation de l'art numérique se révèle relativement formelle et surtout très ponctuelle. La singularité de cet art d'une part et la tendance de ses acteurs à contester les dispositifs de médiation existants freinent toute appropriation institutionnelle durable, et toute tentative de banalisation, ou simplement de définition. Les institutions en question, et plus particulièrement leurs médiateurs artistiques (portes paroles d'institutions publiques, universitaires, instituteurs, conservateurs, ou encore commissaires d'exposition) sont ainsi confrontés à une injonction paradoxale : celle de démocratiser cet art naissant tout en entretenant cet ordre éphémère et événementiel propre à l'art numérique. Constatant ainsi une distance importante entre les concepts gouvernant potentiellement l'art numérique depuis sa naissance et son développement effectif au sein des institutions, il nous semble essentiel de nous rapprocher de l'objet étudié. Ainsi, après avoir étudié les concepts et problématiques de l'art numérique d'une manière indirecte, c'est-à-dire au travers du prisme des théories et interprétations existantes, il semblait important de mettre en lumière l'objet lui-même, au moment même où il est créé, en se rapprochant de ses acteurs directs et actuels.

3. Définitions de l'art numérique en acte : confrontation des points de vue de trois artistes et médiateurs sur leur travail et sur la création numérique actuelle

La rencontre d'artistes, médiateurs de l'art numérique, d'un public initié et agissant pour son développement artistique et institutionnel est apparue comme nécessaire pour dépassionner la polyphonie énonciative définissant l'art numérique. A la suite d'entretiens individuels, il s'agit ainsi de confronter les discours des artistes aux différentes problématiques soulevées, à savoir les appropriations par les artistes, par le public et par les institutions de ce lieu singulier et éphémère. Les trois artistes qui ont accepté de répondre à nos questions ont pour point commun d'appréhender tous les trois l'art numérique au travers d'une double approche : personnelle et institutionnelle. Ils diffèrent cependant par le type d'institution auxquels ils appartiennent dans la mesure où ils sont les porte-parole respectifs d'une école, d'un musée et d'une institution spécialisée dans la création numérique.

.Présentation des trois artistes interrogés

Moïra Marguin réalise, à titre privé, des oeuvres sur ordinateur grâce à des logiciels de création en trois dimensions et est par ailleurs fondatrice et directrice, depuis deux ans, du pôle numérique de l'Ecole des Beaux-Arts de Paris : son point de vue est donc à la fois celui d'une artiste, celui d'une enseignante d'art numérique, et enfin celui de l'unique médiatrice du numérique aux Beaux-Arts de Paris (Cf. Entretien avec Moïra Marguin en annexe p.XI).

Régis Cotentin réalise essentiellement, en tant qu'artiste, des créations vidéo et est également, à titre professionnel, commissaire d'exposition au Musée des Beaux-Arts de Lille. Il s'est chargé de l'organisation et de la scénographie de la première exposition d'art numérique au Musée des Beaux-Arts de Lille, l'exposition « Volupté numérique »29(*), et projette de développer ce courant, comme une véritable discipline à part entière au sein de l'institution. C'est donc en tant qu'artiste, mais également en tant que scénographe et porte parole institutionnel de l'art numérique que Régis Cotentin a accepté d'éclairer nos problématiques (cf. Entretien avec Régis Cotentin en annexe p.III).

Enfin, Daniel Cacouault est, à titre personnel, artiste peintre et utilise les logiciels de peinture numérique comme supports de brouillon. Sur le plan professionnel, il est directeur artistique de la société de production cinématographique DreamWorks et réalise également les clips vidéo de musiciens tels que Gorillaz30(*). C'est ainsi, au travers de son usage singulier de l'outil numérique pour la réalisation de ses oeuvres plastiques, et au travers de son expérience professionnelle que ce dernier a enrichi notre travail de réflexion (cf. Entretien avec Daniel Cacouault en annexe p. XIX).

Comment ces trois artistes parviennent-ils à se positionner et à tenir un parti pris cohérent au sein de cette expression artistique qui se revendique d'une part marginale, révolutionnaire et indéfinissable, et d'autre part comme un mouvement créatif pluridisciplinaire, démystifié et démocratisé ? En tant qu'artistes, porte-parole institutionnels et acteurs engagés de l'art numérique, comment perçoivent-ils les paradoxes et difficultés du processus de création, de réception et de médiation des oeuvres numériques ?

- Nous verrons dans un premier temps de quelle manière les artistes perçoivent et nuancent le caractère révolutionnaire de la création numérique en réinscrivant cet art dans une esthétique globale.

- Dans un second temps, nous tenterons de comprendre de quelle manière ces artistes et médiateurs conçoivent la démocratisation de la réception associée de manière récurrente à l'art numérique.

- Enfin, nous étudierons leur conception des différentes possibilités et difficultés de la médiation de l'art numérique.

a) Remise en cause de l'idée de « révolution » de la création numérique

Au travers des entretiens, nous avons cherché à savoir, dans un premier temps, ce qui avait amené les trois artistes interrogés à choisir le numérique comme médium d'expression artistique, et à comprendre ainsi la perception qu'ils avaient de leur propre activité artistique personnelle. Dans quelle mesure se sont-ils appropriés les discours énonciatifs de l'art numérique, le définissant comme un art « bouleversant » les règles techniques et philosophiques de la création? Nous notons que les trois artistes s'accordent pour réinscrire l'art numérique dans l'histoire de l'art au travers des notions paradoxales de rupture et de continuité. Plus précisément, il semble que le courant soit souvent défini, d'une manière théorique ou institutionnelle, comme une rupture esthétique flagrante tandis qu'il constitue, sur le plan de la pratique artistique, le simple héritage des formes traditionnelles et le prolongement de l'art contemporain.

.Une transformation du rapport à l'objet artistique ?

D'une part en effet, l'art numérique est défini par les artistes interrogés comme une forme transformant considérablement les règles de la création. Moïra Marguin affirme que le moment de la création, en art numérique, est déjà gouverné par l'idée récente d'interactivité et d'expérimentation interactive de l'oeuvre par l'artiste :

« Ce qui est intéressant dans l'art numérique, c'est l'aspect « nodal » (...), c'est ce qui permet de connecter les événements les uns aux autres qui vont engendrer des modifications et une interactivité interne propre au logiciel. En 3D, par exemple, lorsque mon personnage avance, la couleur de son vêtement peut changer». (Cf. Annexe p. XI)

L'artiste entre en dialogue avec son oeuvre, expérimente ses couleurs, ses formes et ses concepts, en ayant la possibilité d'effacer et de recommencer, et devient ainsi « maître » de son oeuvre. On remarque que les trois artistes évoquent cet aspect expérimental comme un relatif bouleversement du rapport à la création dans la mesure où l'oeuvre créée n'est qu'une forme ponctuelle et modifiable à tout instant. L'artiste expérimente son oeuvre avec une sorte d'insouciance et de ludisme. Moïra Marguin confie à ce sujet :

« Ce qui m'a séduite, c'est d'être maître du monde en un clin d'oeil (...) On a une liberté qui est extraordinaire. On peut créer de la lumière négative sans structure derrière pour soutenir le spot, des choses qui sont impossibles dans la réalité. On est à l'extrême de l'artifice et du paraître ». (Cf. Annexe p. XI)

Ces notions d'expérimentations interactives et artificielles et de maîtrise presque ludique du processus de la création permettent à celle-ci de se démocratiser d'une manière considérable, dans la mesure où tout individu s'intéressant au numérique peut adopter cette démarche créative et devenir maître d'une oeuvre. Moïra Marguin illustre cette notion de démocratisation de la création par la formule anglaise « Do it yourself ». Daniel Cacouault confirme et renforce cette idée de maîtrise ludique et insouciante de la création numérique puisqu'il définit celle-ci comme « la structure de l'enfance, de la lumière de l'innocence ». Pour lui, les réelles mutations apportées par l'art numérique dans la pratique artistique résident dans cette notion d'expérimentation infinie de l'oeuvre :

« C'est du ludique : on s'amuse parce que c'est sans conséquence, on ne touche pas à la matière, on n'est pas responsable parce qu'on peut faire tout ce qu'on veut (...) L'ordinateur lui-même et sa logique peuvent dérégler en une seconde l'ensemble de l'image ; tandis qu'avec une peinture il faut une journée pour modifier un petit coin. C'est ça qui est fantastique». (Cf. Annexe p.XIX)

Ainsi, l'art numérique semble, à plusieurs égards, transformer la pratique artistique dans la mesure où il permet l'apparition d'un travail créatif, expérimental et ludique autour de procédés artificiels. Les deux artistes évoqués utilisent d'ailleurs le même terme d' « immatérialité » pour définir l'aspect le plus marquant de l'art numérique.

. La « révolution du numérique » : un argument communicationnel ?

Or, les idées de « rupture » et de « bouleversement » de la pratique artistique, très présentes dans les discours concernant le courant, sont fortement nuancées par les trois artistes interrogés. Ces derniers y voient un argument communicationnel, une sorte d'étiquette permettant de rendre cet art plus attrayant et d'en élargir la diffusion. Pour Régis Cotentin, il existe « un principe de permanence dans l'art », c'est-à-dire une linéarité esthétique dans l'histoire de l'art qui rend obsolète toute catégorisation schématique :

« Ca va être plus facile pour le journaliste, pour la personne qui a un article ou un travail à défendre (...) Ce sont des notions de facilités qui deviennent des notions de genre (...) Il y a un certain romantisme dans l'idée de rupture, de nouveauté. Les artistes adorent dire qu'ils ont rompu avec ce qui était, qu'ils ont renié les anciens et qu'ils font du nouveau (...) [l'art] est une sorte de langage qui se développe sans arrêt, face auquel on est de plus en plus exigeant mais qui se développe sans rupture réelle. » (cf. Entretien avec Régis Cotentin en annexe p.III)

Pour lui, les pratiques artistiques comprises par l'expression « art numérique » ne constituent pas une révolution, mais des évolutions progressives et attendues de la création. La démonstration de Régis Cotentin, car il s'agit d'une véritable démonstration de la permanence de l'art, part des pratiques artistiques les plus primitives, telles que les portraits du Fagum, évoque la Renaissance et les évolutions des deux siècles passés. Pour lui, l'histoire de l'art est une quête perpétuelle, sans progrès ni rupture, du « trompe l'oeil parfait» et d'une identification possible du spectateur. L'art numérique s'inscrit tout à fait dans ce processus historique dans la mesure où il « insère le spectateur dans un univers trompeur, très proche du réel à la fois visuel et sonore, dans lequel il peut vivre des sensations optiques et physiques (...) On est dans un procédé de relation à l'oeuvre, de sensation visuelle et physique qui s'enchaîne par rapport à une histoire de l'art. Mais il n'y a pas de notion de progrès » (cf. Entretien avec Régis Cotentin en annexe p.III). Ainsi, si le médium utilisé implique quelques changements sur le plan de la création, le courant artistique en lui-même ne fait que prolonger une quête esthétique, une démarche artistique traditionnelle et sans surprise.

.Arts traditionnels et arts numériques : les continuités

Daniel Cacouault confirme cette idée de marche linéaire et cohérente de l'esthétique dans l'histoire de l'art mais y apporte quelques nuances. Pour lui, l'art numérique apparaît dans une certaine mesure comme une inversion des pratiques artistiques traditionnelles. Cependant, en inversant précisément les pratiques classiques, l'art numérique se réfère aux pratiques passées. Comme nous l'avons vu, ce type de création constitue pour lui la partie extérieure et immatérielle de l'art, celle qui est ludique parce que « sans conséquence ». Il utilise l'image très significative des vêtements pour définir ce que représente à ses yeux l'art numérique par rapport à l'art traditionnel :

« Pour moi, c'est ma part professionnelle, celle que je vends, dont je profite, et la peinture c'est la part intime. Je n'y mets qu'une partie extérieure de moi, c'est la partie que je communique, c'est comme les vêtements ». (Cf. Annexe p.XIX)

On ne peut donc parler de « bouleversement » pour deux pratiques artistiques qui sont comme les deux facettes d'une même pièce. Daniel Cacouault développe d'une manière très intéressante ce rapport d'inversion entre la création numérique et la pratique artistique traditionnelle en associant l'oeuvre numérique à l'idée de pureté, de propreté, et l'oeuvre plastique à l'idée de rature, d'épaisseur ou de « pâté » :

« Si la peinture pousse à une intériorisation, par la rature, la digression, l'impact de la personnalité, le numérique pousse à une extériorisation. (...) Avec le numérique on essaye de faire de la matière avec de la lumière tandis qu'avant on essayait de faire de la lumière avec de la matière ». (Cf. Annexe p.XIX)

Ainsi, pour Daniel Cacouault, l'art numérique ne peut être perçu comme une révolution dans la mesure où il s'inscrit dans une quête perpétuelle et paradoxale d'intériorisation et d'extériorisation par la création : « Pour moi, il n'y a pas de révolution, c'est dans la continuité de l'approfondissement de la matière, son intériorité, son extériorité».31(*)

Enfin, pour l'artiste Moïra Marguin, les rapports d'héritage entre l'art numérique et l'art traditionnel sont plus nuancés. Pour elle, l'apparition de l'oeuvre numérique ne peut que rompre avec les pratiques classique dans la mesure où elle est, par essence, totalement immatérielle et interactive : « On est dans l'immatériel total. Voilà ce qui bouleverse totalement l'art. C'est devenu un art complètement démocratique et impalpable » (Cf. Annexe p. XI) Le lien d'héritage entre la création numérique et la création traditionnelle n'est pas évident et ce sont les artistes eux-mêmes qui doivent construire ce lien. En effet, pour cette artiste, l'art numérique est un art coupé de la réalité, un art de l'artifice et du paraître qui ne peut représenter que des lignes droites ou des ronds parfaits, sans aspérité ni texture : « En peinture on va avoir de la couleur, de la brillance, une odeur. Avec l'art numérique, on n'a plus d'odeur, on va perdre le côté tactile». La reconstruction d'un rapport au réel, au palpable et donc, quelque part, aux pratiques traditionnelles de l'art, constitue ainsi une sorte de défi pour l'artiste. L'exemple de la première oeuvre de Moïra Marguin illustre tout à fait cette idée de reconstruction, par l'artiste, d'une continuité entre l'art plastique et l'art numérique :

« J'ai commencé à travailler avec l'outil numérique avec mon premier film « Histoire de Crayons ». Au départ, ce sont des dessins d'enfants, c'est un travail sur le mode d'expression des enfants. Et au moment où j'ai fait ce film, y'avait un style 3D (...) Il y avait une recherche de la réalité virtuelle. Il y avait encore trop peu d'artistes qui avaient commencé à transposer une esthétique autre que l'hyperréalisme. Donc j'ai pensé : « le propre du logiciel c'est de faire des choses parfaites : un rond parfait, un cube parfait. Mais il se trouve que la réalité même n'est pas parfaite (...) Les dessins d'enfants sont très vivants et pour moi, c'était le contre-pieds de ce qu'on pouvait faire avec un logiciel 3D. Donc je me suis mise à transposer ces dessins d'enfants dans un logiciel pour arriver à faire quelque chose de spontané avec un outil qui au départ n'est absolument pas spontané. Mon idée de départ c'était de régénérer de la spontanéité». (Cf. Annexe p. XI)

Ainsi, pour Moïra Marguin, alors même que le médium numérique devrait transformer remarquablement la pratique artistique, il engendre un retour paradoxal au dessin et aux autres formes artistiques traditionnelles.

On peut donc considérer qu'en théorie, l'art numérique apparaît comme une transformation du processus créatif dans la mesure où il participe à l'introduction dans le domaine de l'art des notions d'expérimentation infinie, d'immatérialité et de perfection artificielle de la représentation. Cependant, ces idées de transformation et de rupture de la pratique artistique se révèlent assez formelles et réductrices dans la mesure où les artistes, dans la pratique, réinscrivent naturellement le courant auquel ils se sentent appartenir dans une marche globale de l'esthétique dans l'histoire. Ces rencontres et entretiens avec trois artistes nous ont ainsi permis de mesurer l'écart entre les discours concernant l'art numérique et son exercice pratique : si les discours extérieurs sur ce courant artistique, entretenus par les médias et institutions culturelles, font apparaître celui-ci comme un courant explicitement marginal et contestataire, les acteurs de celui-ci l'utilisent comme un simple mode d'expression artistique, non comme un message de contestation et y voient souvent une évolution naturelle et attendue de l'art contemporain.

b) Un art démocratique ?

Parallèlement à ces interrogations sur l'aspect révolutionnaire de la création numérique, se dégage des entretiens une remise en question de l'idée de démocratisation impliquée par l'art numérique. Il se développe en effet un discours théorique sur la réception valorisant l'aspect démocratique de l'art numérique, et de manière plus générale et plus ancienne, de l'art contemporain. En effet, les expérimentations de l'art moderne, inaugurées notamment par Marcel Duchamp, revendiquent une libération générale de la pratique de l'art des contraintes classiques de représentation. La pensée post-moderniste a formulé des caractéristiques inhérentes à l'art contemporain, telles que celle d'une relation horizontale et interactive entre l'oeuvre d'art et le public. L'ère contemporaine est ainsi définie comme proprement démocratique dans la mesure où elle vise une désacralisation de l'oeuvre et une mise en relation interactive et parfois ludique à l'oeuvre d'art. L'art numérique confère à la notion de démocratisation de l'art contemporain une dimension particulièrement significative dans la mesure où il implique une relation non seulement interactive entre l'oeuvre et le public, mais également la possibilité d'une participation individuelle à la réalisation et à la définition de l'oeuvre, qu'il s'agisse d'une participation physique ou interprétative. Ainsi, le fait que le spectateur puisse reconnaître son action individuelle et collective sur l'oeuvre en acte semble constituer une illustration tout à fait symbolique et éloquente à l'idée de démocratie.

Or, comment parler de démocratisation et de grand public pour un art qui d'une part ne parvient pas à s'installer de manière durable dans les institutions, et qui d'autre part revendique un aspect conceptuel, parfois difficile à saisir pour le public ? Nous avons cherché à savoir, au travers des entretiens, quelle était la prégnance de cet aspect démocratique dans la conception des artistes et acteurs institutionnels. Le mythe d'un art démocratisé est-il, aux yeux de ces derniers, vérifiable en pratique ?

.Le potentiel de « séduction » de l'art numérique

Une fois de plus, cette question d'un art démocratique ne paraît aller de soi pour aucun des trois artistes interrogés et constitue l'objet de questionnements définitionnels qui se révèlent essentiels. Il semble évident, pour les trois artistes, que l'art numérique possède un potentiel démocratisant qui réside d'une part dans la désacralisation de l'oeuvre d'art et, d'autre part, dans l'implication individuelle du spectateur et son rapport interactif avec l'oeuvre qui lui permet de se reconnaître, physiquement ou mentalement, dans celle-ci. Or, on note dans les trois discours une certaine difficulté à imaginer la perspective réelle d'une démocratisation pour un art aussi conceptuel et difficile à cerner. Pour Moïra Marguin, le potentiel démocratique de l'art numérique réside aussi bien dans les possibilités de diffusion de celui-ci que dans ses possibilités de réception par le public. D'une part, les nouvelles possibilités de diffusion offertes par l'art numérique démystifient l'oeuvre d'art et son public en affranchissant ces derniers du cadre conventionnel du musée. Ces modalités de diffusion étendent le public d'une manière considérable dans la mesure où elles attirent les initiés à l'art contemporain, mais permettent également de toucher des individus qui ne fréquentent pas les musées, ou qui n'ont pas nécessairement développé d'intérêt culturel ou artistique jusqu'alors :

« L'oeuvre numérique pour moi est largement démocratisée par Internet (...) Mais je pense que l'art sera moins dans les musées que sur les réseaux. Les gens qui seront touchés par l'art numérique seront d'abord touchés via Internet» (Cf. Annexe p. XI)

Par ailleurs, sur le plan esthétique, Moïra Marguin souligne le pouvoir démocratisant, qu'il faut comprendre cette fois-ci comme convainquant en soi ou séduisant pour un large public, de ce courant artistique. Ce potentiel de « séduction » de l'art numérique, réside pour elle dans l'aspect tactile, ludique des oeuvres, et précisément dans cette relation de reconnaissance interactive, d'appartenance mutuelle, s'établissant entre le spectateur et l'oeuvre :

« Je pense que l'interactivité en numérique c'est quelque chose qui plaît, c'est très attractif de pouvoir participer à l'oeuvre. On se sent faire partie de l'oeuvre c'est très convivial. Ca amène les gens à la créativité donc c'est forcément positif » (Cf. Annexe p. XI). Régis Cotentin développe également cette idée d'ouverture de l'oeuvre aux spectateurs mais y ajoute une notion plus large de générosité des oeuvres d'art numérique. Pour lui, « les disciplines qui font intervenir du numérique sont des disciplines généreuses et ouvertes, au sens où elles font souvent intervenir différents arts, et au sens où elles vont à la rencontre du public, par leur dispositif et par leur discours esthétique en quelque sorte» (cf. annexe p.III)

Ce courant ouvre aussi bien la pratique artistique que le discours esthétique au sens où il mêle les disciplines et ne s'adresse pas à un public prédéfini ou initié. Enfin, Daniel Cacouault souligne également les éléments expliquant le potentiel démocratisant de l'art numérique. L'artiste élabore une esthétique de la réception au travers d'une typologie sensorielle. Pour lui, la démocratisation ne peut s'élaborer que sur un vécu sensitif, sur des sensations communes. Ainsi, un courant artistique ne peut se démocratiser que dès lors qu'il évoque des sensations communes aux spectateurs :

« Il y a six sens : les sens inférieurs et les sens supérieurs. Les sens inférieurs sont le toucher, le goût et l'odorat ; les sens supérieurs sont l'ouïe, la vue et l'intellect. Les gens qui ne sont pas éduqués, pas cultivés auront toujours un attrait plus spontané pour les choses qu'ils peuvent toucher, sentir, et voir, pas les choses qu'ils peuvent imaginer. Le grand public sera donc attiré par l'aspect multi-sensoriel des oeuvres numériques » (Cf. Annexe p.XIX)

Ainsi, il semble que les trois artistes s'accordent pour voir en l'art numérique un art ouvert, tourné vers un public large, particulièrement par son aspect ludique, interactif et expérimental.

.La tendance hermétique d'un art conceptuel

Or, comme nous l'avons vu, l'art numérique a pour particularité de mêler l'expérimentation multi-sensorielle du publique à un versant interprétatif, souvent impalpable et éphémère. Par ailleurs, la dimension artistique des oeuvres réside souvent moins dans l'aspect expérimental de l'oeuvre que dans son aspect interprétatif. De même que pour nombreux courants de l'art moderne, les oeuvres numériques font primer le concept sur l'aspect matériel de l'oeuvre et ne peuvent être comprises par le spectateur comme des oeuvres d'art qu'après une certaine interprétation, une intellectualisation. Ce dédoublement de l'oeuvre est clairement évoqué par les trois artistes comme l'élément central de la difficulté de la réception et de la médiation de l'art numérique. Ne dit-on pas, en effet, que l'art moderne a signé la fin de l'idée de beauté universelle en art ? Pour Daniel Cacouault, si l'art numérique semble avoir un potentiel démocratisant, en ce qu'il implique une concordance de sensations individuelles, il se révèle très vite peu séduisant pour le public non initié dans la mesure où il implique également et surtout un effort d'interprétation et de conceptualisation qui ne saurait être collectif:

« Le grand public sera donc attiré par l'aspect multi-sensoriel des oeuvres numériques, mais pour le reste c'est de l'art abstrait, c'est un art sans sujet, dont il faut imaginer le thème (...) l'art numérique restera communautaire, ça restera très élitiste. Il y a un potentiel du numérique à la démocratisation mais l'oeuvre d'art numérique ne peut pas être vraiment démocratique puisqu'elle reste l'expression d'une conception du monde sur laquelle tout le monde ne peut pas forcément se retrouver. Pour qu'une oeuvre soit démocratique, il faut qu'elle réussisse à unifier, à connecter les spectateurs autour d'une conception, autour d'un ego d'artiste (...) C'est de l'intime, c'est tout sauf voluptueux. C'est très subtil, c'est du parfum. ». (Cf. Annexe p.XIX)

Ainsi, pour cet artiste, la perspective du développement d'un art démocratique au travers de l'art numérique ne peut être que déceptive pour le public. En effet, cette idée d'un art démocratique peut se créer au travers d'une certaine coïncidence des sensations du public et autour du simple versant interactif et ludique de certaines oeuvres, qui ne saurait être considéré comme artistique. Cependant, un courant dont la dimension artistique réside toute entière dans son aspect conceptuel, c'est-à-dire son versant interprétatif et impalpable, ne saurait durablement, selon lui, réunir un public étendu. En d'autres termes, si une oeuvre d'art comporte toujours plusieurs lectures, plusieurs étapes de compréhension, l'oeuvre numérique a pour particularité de n'acquérir sa dimension artistique qu'à la suite d'une interprétation conceptuelle. Comment démocratiser une oeuvre qui, tout en se présentant comme expérimentale, est entièrement intellectuelle ?

.Le caractère déceptif de certaines initiatives démocratisantes

Moïra Marguin confirme et renforce cette idée en évoquant certains exemples concrets de ce caractère déceptif de l'art numérique pour le grand public. Comme on l'a vu, cette artiste et enseignante considère que l'art numérique dispose d'un potentiel démocratisant considérable dans la mesure où il offre des oeuvres attractives et séduisantes pour un public initié et non initié, et est véhiculé par des canaux de diffusion très larges, affranchis de l'élitisme artistique. Cependant, elle nuance cette idée en montrant que d'une part, certaines oeuvres qui ne reposent pas sur des concepts pertinents sont totalement dénuées de valeur artistique. Ces oeuvres tout à fait attractives pour le public ne pourraient être considérées comme des oeuvres d'art et s'apparentent plus à des « gadgets ». Moïra Marguin montre ainsi l'importance fondamentale de l'aspect conceptuel des oeuvres en art numérique et s'interroge sur la compréhension du public : comment un art peut-il s'annoncer aussi généreux, ouvert aux publics et offrir finalement un grand nombre d'oeuvres totalement impalpables et parfois illisibles pour ses spectateurs ?

« Moi je pense que le public veut comprendre. Quand il y a rien à comprendre je pense que le public est frustré. Ce n'est pas comme ça qu'on attire le public. (...)Mais s'ils se retrouvent face à un objet non identifié, (Cf. Annexe p. XI) qu'ils n'arrivent même pas à cerner ou à définir, cela ne sert vraiment à rien ! Et ça arrive ! ».

L'artiste interrogée soulève ainsi, au travers d'exemples d'expositions ou d'oeuvres numériques, le paradoxe d'oeuvres d'art qui se mettent à la portée du public pour ensuite lui échapper, qui sont attractives et interactives en théorie, mais se révèlent très souvent insaisissables en réalité. Le paradoxe est ensuite bien résumé par cette phrase : « C'est devenu un art totalement démocratique et impalpable ».

.Le mythe d'un art démocratique remis en question par les artistes

En effet, cet écart entre l'aspect matériel et expérimental et l'importance du concept et de l'immatériel dans l'esthétique numérique est confirmé par la perception que les trois artistes ont de leurs propres oeuvres. Le langage particulièrement abstrait et parfois complexe utilisé par ces derniers pour décrire leurs oeuvres semble très éloigné des ambitions démocratiques de leurs institutions à l'égard de l'art numérique. Moïra Marguin par exemple, qui évoque avec récurrence l'idée d'une démocratisation institutionnelle de l'art par l'esthétique numérique montre ici l'écart existant entre sa perception institutionnelle et sa perception personnelle d'artiste :

« Mes oeuvres sont plus spontanées que le discours que je tiens ici. Ce sont des oeuvres inspirées de situations du moment, du vécu, du quotidien. Ce sont souvent des choses assez personnelles qui ne peuvent pas être montrées » (Cf. Annexe p. XI).

Il a été difficile d'en savoir plus sur le travail personnel de cette artiste. Par ailleurs, Régis Cotentin, qui par son activité professionnelle de scénographe définit l'art numérique comme un art de l'ouverture aux autres disciplines et aux publics, définit ses oeuvres par l'abstraction et l'éphémère :

« Mes oeuvres parlent de ça : de cette tension entre l'abstrait et le concret, entre l'éphémère et le durable. Ce qui est intéressant c'est justement le fait de ne jamais parvenir à concrétiser quoi que ce soit ».(cf. annexe p.III)

Au cours de l'entretien, cet artiste s'étendait volontiers sur ces aspects conceptuels, sur cette compréhension seconde et intellectualisée de ses oeuvres et n'a évoqué, à aucun moment, la mise en forme concrète de ces concepts, et à la réception plus immédiate de ses oeuvres. Enfin, Daniel Cacouault, plus qu'aucun artiste interrogé, développe un système théorique particulièrement complexe à propos de ses oeuvres et montre qu'il ne saurait considérer cette partie de son travail comme attrayante pour le public :

« J'utilise le support numérique comme il est c'est-à-dire les synthèses lumineuses et les espaces sans matière. C'est un travail personnel, intime, je ne recherche pas du tout le contact avec les autres ».

Se dégage ainsi, au travers de ces trois discours, un écart flagrant entre la perception personnelle et institutionnelle de l'art numérique. Si les trois artistes ne nient pas l'idée d'une certaine ouverture, et d'une idéologie démocratique de l'art numérique en tant que courant naissant, ils ne peuvent évoquer leurs propres oeuvres sans en évoquer l'aspect complexe, éphémère, et peu attractif pour le public. Ainsi, si l'on ne peut tirer de conclusions concernant la réception des oeuvres personnelles de ces artistes en particulier par le public, l'on peut imaginer que ces dernières, loin de démocratiser l'art numérique, risquent de demeurer hermétiques au grand public, non seulement par leur complexité conceptuelle et leur caractère éphémère, mais surtout par cet écart considérable créé entre le versant attractif, ludique et peu artistique de l'oeuvre, et son versant intellectuel parfois impalpable.

c) La médiation de l'art numérique : renouvellement des questionnements et des possibilités

Ces questionnements concernant la réception des oeuvres numériques et remettant en cause l'idée d'une démocratisation de l'art nous amènent naturellement à une problématique de mise en exposition, de médiation de cette forme artistique. La mise en exposition d'oeuvres conceptuelles et physiques et de la réflexion scénographique qui la sous-tend paraît très subtile et constitue à elle seule un sujet de recherche à part entière. L'exposition peut en effet être perçue comme le simple agencement, ou la disposition des objets exposés. Jean Davallon, dans son ouvrage L'exposition à l'oeuvre, s'interroge précisément sur cette idée d'une exposition qui ne pourrait acquérir de cohérence sémiotique que sous le regard actif du visiteur, et qui ne constituerait pas, à elle seule, un véritable système signifiant : « N'a-t-on pas en effet souvent l'impression que le visiteur doit faire les frais de la production de signification ? Que c'est lui qui a la charge de donner une cohérence sémiotique à ce qui n'est avant tout qu'une disposition formelle de « choses » ? »32(*). A l'inverse, la mise en exposition artistique peut être perçue, non plus comme une disposition de « choses », mais comme une proposition conceptuelle et sémiotique, voire une médiation « injonctive » comme nous l'avons souvent vu. Umberto Eco ne parle en aucun cas d' « injonction » ; cependant il compare l'exposition à un texte, c'est-à-dire « une série cohérente de propositions reliées entre elles par un topic, ou un thème commun »33(*). Cette conception de l'exposition montre ainsi l'intervention possible d'une articulation sémiotique et signifiante, conceptualisée et produite par le scénographe. Ainsi, pour Jean Davallon, « l'exposition doit donc lui donner [au visiteur] les indications lui permettant à la fois de reconnaître qu'il s'agit d'une exposition (...) de comprendre ce qu'il convient de faire compte tenu par exemple du statut des objets (...), du mode de relation proposé (...), ou des informations connexes apportées sur les objets exposés ».

Ces différents enjeux et problématiques concernant l'exposition deviennent d'autant plus fondamentaux et délicats lorsqu'ils concernent des oeuvres qui proposent d'ores et déjà une esthétisation de la relation avec le public et une remise en cause des modes de réception. La mise en exposition de ces oeuvres semble théoriquement facilitée par la démystification et la dématérialisation de l'oeuvre d'art. Les artistes numériques revendiquent en effet, comme nous l'avons déjà vu, une certaine indépendance de leurs oeuvres vis-à-vis des cadres traditionnels d'exposition, et une volonté de s'affranchir de tout cadre matériel : qu'il s'agisse du musée ou de la toile. Or, la démystification de l'art et sa dématérialisation ne peuvent entraîner l'absence de toute médiation artistique. Au contraire, il semble que la dimension fortement conceptuelle et individualisante des oeuvres numériques imposent une esthétique scénographique très complexe. Dispositif physique de participation individuelle et objet artistique de contemplation et de réflexion, l'oeuvre numérique ne peut être exposée sans l'élaboration, en amont, d'une réflexion scénographique importante. De quelle manière les trois artistes interrogés conçoivent-ils les difficultés de mise en exposition de l'art numérique ? En tant que spectateurs, artistes, acteurs institutionnels quelle est leur perception de la médiation de cet art qui revendique tout à la fois une facilité d'accès et un renouvellement conceptuel de la scénographie artistique ?

.Une ouverture de la médiation par le numérique ?

Moïra Marguin, directrice du pôle numérique des Beaux-Arts, développe dans un premier temps un discours assez théorique en affirmant que l'art numérique ouvre les possibilités de médiation d'une manière considérable. La désacralisation et la dématérialisation de l'oeuvre d'art permettent à celle-ci d'être diffusée aussi bien par les musées, et galeries, que par les nouveaux médias comme Internet ou autres supports interactifs : « L'art numérique étend vraiment les possibilités de diffusion artistique puisque ses oeuvres sont exposées à la fois, sous différentes formes, dans les musées, les centres d'art contemporain, et à la fois dans des espaces moins consacrés comme Internet ». (Cf. Annexe p. XI) Elle renforce cette idée en affirmant qu'à l'avenir, selon elle, « l'art sera moins dans les musées que sur les réseaux » et cessera ainsi de n'intéresser que les publics initiés. Dans les lieux d'exposition traditionnels, l'esthétique numérique permet selon elle de désacraliser les oeuvres et de faciliter, en théorie, la médiation. Ainsi, il semble que d'un point de vue théorique, cette forme artistique, par son esthétique même, ouvre de nouvelles possibilités d'exposition encore inexplorées. En supprimant d'une part la notion de cadre et de fixité, et en atténuant d'autre part l'impression de « distance verticale » entre l'oeuvre et le public, l'art numérique semble faciliter la médiation vers le public.

.Le spectateur tantôt « oublié », tantôt « kidnappé » par la médiation artistique

Or, il est nécessaire de dépasser ce point de vue très théorique, qui s'apparente à une idéologie de l'art numérique. Moïra Marguin elle-même adopte, durant la suite de l'entretien, le point de vue d'une spectatrice et s'interroge sur les nombreux écueils communicationnels de cette forme artistique au travers de deux exemples principaux d'exposition. Le premier exemple est celui d'une oeuvre numérique présentée au Palais de Tokyo lors d'une vaste exposition d'art contemporain nommée « Notre Histoire »34(*). Cette oeuvre, réalisée en 2003 par le groupe Kolkoz composé des deux artistes Samuel Boutrouche et Benjamin Moreau et nommée « Film de Vacances Hong Kong », montre des images de vacances remodélisées en trois dimensions. Au sein de l'exposition, cette vidéo est diffusée sur un écran d'ordinateur placé au coin d'une salle complètement obscure. Selon Moïra Marguin, cette oeuvre est « totalement inintéressante » :

« Un artiste qui a repris ses images de vacances, qui les a transposées en 3D d'une manière très sommaire. J'ai lu ce que le groupe d'artiste a voulu faire dans le magazine des Beaux-Arts mais sans l'explication, j'aurais été devant l'oeuvre en disant « so what ? »35(*) Souvent il faut le mode d'emploi. Je ne trouve pas ça normal qu'on ait besoin d'un mode d'emploi, ou alors si vraiment il faut une explication, au moins qu'elle soit sur place ; sinon je ne vois pas l'intérêt. Je trouve que c'est un manque de respect de montrer une oeuvre qu'on ne peut pas comprendre. C'est un manque de respect pour le visiteur». (Cf. Annexe p. XI)

Ce cas est assez parlant dans la mesure où il montre à quel point la médiation du concept artistique peut être difficile. Cette vidéo paraissait en effet distrayante mais n'était pas convaincante sur le plan artistique dans la mesure où elle ne semblait véhiculer aucun message intellectuel. Or, on comprend en se renseignant sur ces artistes qu'ils inscrivent cette oeuvre dans une problématique générale du réel, du jeu et de la science fiction. Une réflexion scénographique importante pour une meilleure compréhension, et une appréciation conceptuelle de cette oeuvre, aurait été nécessaire et semble avoir fait défaut. Le second exemple évoqué par Moïra Marguin est celui d'une exposition d'art vidéo organisée par la Fiac et nommée « Diva » :

« [C'était] La pire expo que j'ai vue (...) [elle] avait lieu dans un hôtel du XVIIIème qui faisait hôtel de passe et les couloirs n'étaient pas éclairés donc on arrivait dans des couloirs complètement obscurs et on entrait dans les chambres des artistes où il y avait un lit, on était sensé s'allonger, ou s'asseoir. Je n'ai pas supporté. Je n'ai pas eu envie de rester, je me sentais kidnappée (rires), je suis très vite partie».(Cf. Annexe p. XI)

Ce cas semble opposé à celui évoqué précédemment. Ici, la réflexion scénographique semble si importante et sophistiquée qu'elle enferme le spectateur, malgré lui, dans son dispositif. Ainsi, se dégagent deux écueils communicationnels principaux qui correspondent tout à fait aux problématiques soulevées jusqu'ici : d'une part une médiation ouverte, s'adressant à un public large et assez indéfini et d'autre part, une mise en scène individualisée, s'attachant à valoriser la dimension conceptuelle du dispositif. La première risque de perdre toute dimension artistique et de devenir « démocratique et impalpable », tandis que la seconde risque d'être trop injonctive pour le spectateur et de lui imposer un dispositif conceptuel qu'il n'est pas forcément prêt à comprendre ou à apprécier.

.Un cadre communicationnel à la fois contesté et nécessaire

Cette dualité de l'art numérique est confirmée, d'une manière théorique par Daniel Cacouault, et d'une manière plus pratique et professionnelle, par le scénographe Régis Cotentin. Pour Daniel Cacouault, l'art numérique pose problème en terme de médiation dans la mesure où il est éphémère, donc difficile à saisir et donne lieu à des spectacles individualisés, ni collectifs ni individuels :

«Le problème de la médiation de l'art numérique est vraiment intéressant du coup parce qu'il faut expliquer cet aspect éphémère. Mais c'est un peu comme le cinéma finalement, c'est un spectacle collectif (...) C'est peut-être comme ça qu'il faudrait exposer l'art numérique, comme des spectacles, dans une grande salle avec des gens. Mais le problème de cet art c'est qu'il refuse ce rapport au collectif, ce rapport au code dont on parlait tout à l'heure ». (Cf. Annexe p.XIX)

Cet artiste et penseur de l'art montre ainsi le paradoxe d'un art qui refuse tout cadre, tout code et qui pourtant nécessite, plus qu'aucun autre courant artistique, la mise en place de médiations très réfléchies pour le public. Par ailleurs, Régis Cotentin confirme et éclaire cette problématique d'un point de vue plus professionnel, en confiant ses propres difficultés et regrets concernant l'exposition « Volupté Numérique » organisée au Palais des Beaux-Arts de Lille.

« C'est très compliqué parce qu'on est obligé soit de construire des cloisons pour isoler les sons et pour que chaque oeuvre soit pleinement vécue, soit on ne cloisonne pas et on crée un espace ouvert (...) Donc moi j'ai procédé de cette façon là, sûrement pas de façon très radicale, avec l'exposition « Volupté Numérique » : l'espace est très ouvert (...) Il y avait donc des télescopages qui gênaient plus ou moins certains visiteurs. J'aurais pu faire appel à un designer sonore pour faire en sorte que la cohabitation soit mieux réussie. Mais on n'avait pas le temps ni les moyens de le faire (...) il y avait des choses que je trouvais dommage. Par exemple la pièce de Garill (« Sat down beside her ») était trop fortement perturbée par le son des clips [qui étaient diffusés dans la même pièce]. Elle demandait plus d'intimité, plus de contact rapproché avec le public, chose que la petite scénographie de notre exposition ne permettait pas ». (cf. annexe p.III)

Cette retranscription des questionnements rétrospectifs du scénographe semble très intéressante dans la mesure où elle permet de comprendre les difficultés techniques et les sacrifices des choix scénographiques. La priorité était pour lui celle de transmettre, au travers de cette exposition d'art numérique, une idée qu'il considère comme consubstantielle à ce courant : l'idée d'ouverture et de générosité. Or, d'un simple point de vue technique, il était impossible de concilier cette idée d'ouverture et de décloisonnement, et une appréciation individuelle entière de chaque oeuvre, fidèle à ce qu'aurait souhaité chaque artiste. En tant que scénographe d'une exposition numérique, Régis Cotentin semble avoir été réellement confronté au paradoxe d'un art de l'ouverture, qui conteste la notion de code communicationnel, muséal et qui pourtant ne peut prendre vie qu'au travers d'une mise en scène extrêmement structurée. Un art qui se revendique sans code, proprement démocratique mais qui, par là même, implique un renouvellement des codes de médiation, « un art qui est comme l'enfant en train de grandir, qui refuse la mesure mais qui ne veut pas revenir à maman non plus » (Daniel Cacouault, Annexe p.XIX).

.Conclusion intermédiaire : de l'incertitude conceptuelle aux balbutiements médiationnels

Ces rencontres et discussions autour des notions et concepts dominants de l'art numérique montrent un écart certain entre la définition théorique, et idéologique de ce champ artistique, et la conception de ses acteurs eux-mêmes. Elles nous permettent ainsi de clarifier les multiples discours de l'art numérique vus précédemment, et de mieux comprendre selon quels discours théoriques, quelles perceptions et quelles idéologies dominantes celui-ci apparaît au public. De manière plus générale, nous avons ainsi tenté de distinguer les différentes théories et idées accompagnant l'art numérique dans ses premiers développements et de mesurer l'écart entre les discours dominants de l'art numérique, tant institutionnels que médiatiques et théoriques, et les perceptions des acteurs directs de ce courant. De nombreux paradoxes définitionnels se sont dégagés de cette première approche, concernant la forme artistique en elle-même, ses caractéristiques esthétiques et ses modalités de création et d'appréciation. A la fois ludique et conceptuel, multi sensoriel et informatique, ce courant surprend et déstabilise le public. Les idéologies du numérique valorisant les notions de nouveauté, voire de révolution artistique, de désacralisation et de démocratisation de l'art, et de rupture avec l'idée de médiation artistique ont ainsi été nuancées par nos recherches et rencontres. Ces idées se sont en effet révélées réductrices dans la mesure où, malgré ses revendications contestataires, et malgré sa volonté de rompre avec tout cadre médiationnel, l'art numérique implique en réalité une transformation de la relation au public et un encadrement particulièrement réfléchi et exigeant de la réception artistique. L'objet de la seconde partie est ainsi de comprendre de quelle manière les institutions tentent à la fois de définir ce champ artistique polymorphe au travers de leurs différents partis pris, et à la fois de s'approprier les codes propres de cette forme artistique contestataire par la mise en place de dispositifs d'exposition plus ou moins actualisés et durables.

II. MEDIATIONS ET MISES EN EXPOSITION DE L'ART NUMERIQUE : HETEROGENEITE DES PRATIQUES ET DES LOGIQUES

Ou : Naissance au public

Défini comme un art de la participation physique et intellectuelle, impliquant le spectateur dans le processus artistique, l'art numérique se doit d'être mis en scène selon des dispositifs appropriés et pensés d'un point de vue esthétique et conceptuel. Si les mythes du numérique semblent annoncer une disparition du cadre matériel de la monstration artistique et de tout code muséal qui puisse créer (à la manière du cadre) une distance verticale entre le spectateur et l'oeuvre, il faut insister sur le fait que l'art numérique ne puisse en réalité se passer de médiation et exige au contraire la mise en place de supports communicationnels fondamentaux. Le dispositif scénographique ou interactif, c'est-à-dire les supports d'exposition, d'explication, de mise en relation entre les oeuvres et les publics dans les expositions ou sur Internet se doivent de valoriser tout à la fois l'aspect physique et conceptuel de l'oeuvre, démocratique et individualisé, ponctuel et réflexif, mais doivent également contribuer à susciter chez le spectateur une réaction à la fois participative et contemplative. Le dispositif d'exposition, en tant qu'il doit, comme le développe Jean Davallon, proposer un « Visiteur Modèle », apparaît comme l'objet communicationnel construisant la relation à l'oeuvre mais permettant surtout au spectateur de savoir quelle position (physique et mentale) adopter face à l'oeuvre. Pour expliciter cette notion délicate de dispositif, Jean Davallon utilise l'exemple significatif du cinéma qui, par son dispositif, place le spectateur à une place bien précise. Dans le cas de l'art numérique, le « Statut Modèle » très contrasté du public, qui peut être spectateur collectif ou personnalisé, explorateur, ou encore « spect-acteur » de l'oeuvre, est déterminé par le dispositif artistique, interactif ou muséal de l'exposition.

Ainsi, à la lumière des problématiques dégagées en première partie, et grâce à une analyse sémiotique minutieuse des expositions considérées comme représentatives de la création numérique actuelle, en ligne et hors ligne, il s'agit de chercher à comprendre la mise en pratique de cette esthétique de la communication et de quelle manière les médiateurs de l'art numérique s'approprient les discours et idéologies concernant ce courant, et gèrent les difficultés que posent sa médiation. En termes plus précis, selon quels dispositifs les différents médiateurs parviennent-ils à mettre en exposition une esthétique de la communication qui conjugue la participation physique, ludique et la contemplation intellectuelle, interprétative du spectateur ? Comment peuvent-ils tout à la fois ouvrir l'accès à l'art, élargir le public, et à la fois préfigurer et personnaliser les rapports entre l'oeuvre et les publics ? Il s'agit donc, pour mieux cerner les formes de mises en exposition de l'art numérique, d'étudier les dispositifs de médiation, plus ou moins traditionnels, plus ou moins renouvelés, déployés pour valoriser les oeuvres :

- tout d'abord sur les sites Internet d'artistes numériques, en étudiant les dispositifs mis en place par le courant appelé Net Art

- puis dans les centres, musées et galeries d'art classique et contemporain, en étudiant leurs premières tentatives de mises en exposition d'art numérique

- et enfin dans les centres spécialisés dans la recherche et l'exposition de l'art numérique.

1. Le Net Art : procédés communicationnels et esthétiques en ligne d'un art de l'interaction

Nous avons considéré qu'il était important de s'intéresser, dans un premier temps, à la médiation de l'art numérique sur le support Internet, c'est-à-dire aux modes de monstration d'un courant à part de l'art numérique nommé « Net Art ». Comme nous avons pu le voir dans les premières étapes de définition de l'art numérique, le Net Art semble à part sur le plan esthétique et communicationnel, et éclaire pourtant nos problématiques d'une manière d'autant plus intéressante. C'est pourquoi nous avons choisi d'étudier de manière approfondie les sites Internet d'artistes numériques actuels, leurs dispositifs sémiologiques et leurs procédés communicationnels et de les considérer comme représentatifs de la diversité de la création Net Art aujourd'hui. De quelle manière, selon quels dispositifs, Internet parvient-il à se faire à la fois outil de création, cadre de réflexion esthétique et support d'exposition artistique ? Comment les artistes peuvent-ils non seulement rentrer en contact avec le public du Net, mais surtout valoriser la dimension artistique de leurs oeuvres et créer un rapport esthétique avec le public au sein d'un monde virtuel et immédiat, où l'art n'a pas de réelle légitimité ?

- Nous traitons dans un premier temps de cette quête difficile et originale d'un public par les artistes du Net Art.

- Puis, dans un second temps, nous nous interrogeons sur les procédés communicationnels encadrant ces oeuvres, indissociables de leurs cadres esthétiques.

- Enfin, nous tentons d'étudier la dimension injonctive des oeuvres du Net Art au travers d'une typologie des dispositifs utilisés.

a) Les artistes en quête de leur public

.La médiation difficile entre un public invisible et un art immatériel

L'étude d'Internet comme médium, et plus particulièrement comme support artistique, éclaire les problématiques globales de l'art numérique dans la mesure où elle en constitue la base théorique et esthétique. L'étude du public d'Internet, des cadres communicationnels instaurés par ce média se révèle particulièrement enrichissante pour la compréhension de l'art sur Internet et de l'art numérique en général. Tout d'abord, Internet est souvent considéré comme un médium sans destination  et le public d'Internet comme un public mal défini et invisible. De ce fait, qu'il s'agisse du médium ou du support artistique, Internet ne peut réellement cibler, ou même concevoir à priori de public précis. L'artiste sur Internet met ainsi à disposition son oeuvre d'une manière ouverte, sans parti pris communicationnel évident, dans la mesure où il ne peut connaître ni son public, ni la démarche de ce public (chemins parcourus par le visiteur pour accéder à l'oeuvre, réaction et temps passé devant l'oeuvre). Ainsi, comme le déclare Jean-Paul Fourmentraux dans son ouvrage Art et Internet, Les nouvelles figures de la création, « A l'idéal ou utopie d'un art pour tous, se heurte ainsi la difficulté de cerner ce non public d'Internet : une masse potentiellement présente mais invisible et anonyme »36(*). Par ailleurs, il faut préciser que le Net Art est lui-même peu visible sur Internet et que la consultation d'une oeuvre précise, ou des créations d'un groupe d'artistes précis est nécessairement précédée d'une recherche très ciblée sur Internet. Il semble en effet que l'on ne puisse « surfer » entre différentes oeuvres numériques, au travers de moteurs de recherches documentés, comme cela est possible pour d'autres disciplines. Les recherches effectuées sur le moteur de recherche Google, au travers de mots clés tels que « Net art » ou « Créations numériques » ou encore « OEuvres sur Internet » ne donnent en aucun cas accès aux sites d'artistes sur Internet. Des articles concernant l'art sur Internet, des sites de revues d'art numérique et d'exposition d'art classique sur Internet apparaissent mais ne proposent aucun lien avec les sites d'artistes que nous cherchons. L'accès à ces sites ne peut se faire qu'à la suite d'une recherche plus ciblée, précisant le nom de l'artiste, voire de l'oeuvre. On note donc un manque évident de connaissance mutuelle et de visibilité du public intéressé par l'art sur Internet et de ses acteurs et médiateurs. Les acteurs et médiateurs de l'art sur Internet ne peuvent avoir qu'une connaissance rétrospective et très vague de leurs visiteurs au travers de systèmes de statistiques et de compteurs indiquant la propagation et la fréquentation des oeuvres. De même, les visiteurs ne peuvent accéder aux oeuvres qu'après une recherche ciblée et précise en amont. Ainsi, en s'inspirant du sociologue Jean-Paul Fourmentraux, nous dirons qu'à l'idéal ou utopie d'un art désacralisé et interactif, se heurte la difficulté pour le public d'accéder à des oeuvres invisibles et pour l'oeuvre d'atteindre un public incernable.

.Survalorisation du public et esthétisation de la communication

Ce manque de connaissance mutuelle entre le public d'Internet et le Net Art entraîne certains artistes à rechercher leurs publics, à les connaître et à les fidéliser. Ils utilisent alors différentes tactiques pour soutenir cette communication avec le public et en viennent à confondre totalement l'oeuvre d'art et la médiation artistique. Les tactiques de communication de l'oeuvre, de fidélisation du public, et encore de ritualisation de la fréquentation deviennent des éléments à part entière du concept artistique de l'oeuvre. Une tactique assez fréquente, exploitant réellement les potentialités communicationnelles que seul Internet peut offrir, est celle de la séduction du public par la personnification du site Internet. Le site de création numérique et interactive Mouchette illustre particulièrement bien cette idée dans la mesure où il personnifie le site Internet et les créations qu'il propose, et crée par là une proximité presque intime entre ce créateur virtuel -Mouchette- et le visiteur37(*). Pour appuyer ce qui a été dit précédemment, nous devons souligner que ce site n'est pas consultable à la suite d'une simple recherche généraliste de sites de « créations interactives », mais grâce à une recherche spécifiant le nom «Mouchette ». Cependant, la visite de ce site est jalonnée de sollicitations personnalisées, engageant le visiteur à réagir face au site, à être actif. Tout d'abord, la première page du site est une page sonore, s'ouvrant alternativement sur le rire, les gémissements, bâillements ou encore les pleurs d'une voix féminine que nous attribuons au personnage virtuel de Mouchette. Cette page présente visuellement une grande fleur statique et des mouches mobiles. L'ensemble de la page, même lorsque les liens ne sont pas visibles, est interactif. De même, l'intégralité des éléments constituant la page sont présentés comme les paroles ou les représentations visuelles ou sonores de Mouchette. Mouchette apparaît ainsi comme le créateur virtuel habitant et animant chaque élément de cette page. En haut de la page d'accueil, apparaît la photo, interactive également, d'une petite fille (la personnification physique de Mouchette), et une présentation très descriptive de Mouchette :

« Mon nom est Mouchette

J'habite à Amsterdam ou ailleurs

J'ai presque 13 ans

Je suis une artiste

Le site existe aussi en anglais

Mon humeur est ... (à rafraîchir) »38(*)

Enfin, un dernier élément visible de cette page d'accueil est une liste déroulante, accessible par le lien « Clickez sur moi », ou « Browse me », selon les jours, présentant les titres des créations numériques et permettant d'y accéder. Les titres des oeuvres sont souvent assez ironiques et surprenants. En voici quelques exemples : « kit de suicide » ; « m.org.ue » ; « pénis rayé » ; « ilovemouchette ». Nous notons finalement une réelle volonté de surprendre le visiteur par la désacralisation totale de l'oeuvre d'art et par la personnification très marquée de chaque élément constituant le site. Cette personnification semble surnaturelle dans la mesure où le « je » est celui d'une personnalité virtuelle habitant chaque élément imagé ou textuel du site. Contrairement aux oeuvres traditionnelles, ce n'est plus l'oeuvre elle-même qui est sacralisée mais la médiation, représentée sous la forme d'un personnage allégorique et omniprésent sur le site nommé «Mouchette ». Cette personnification allégorique de la médiation, qui devient un procédé artistique à part entière, renouvelle les cadres de la réception de l'oeuvre par le public. L'artiste qui est à l'origine du dispositif interactif Mouchette confirme cette idée, dans un entretien accordé, à Jean-Paul Fourmentraux en 2000 : «Il n'y a pas de Mouchette. Il n'y a pas plus de Mouchette qu'il y a d'espace dans le Cyberespace. Le Cyberespace n'existe pas, il n'y a pas d'espace, ce sont des informations. Et pareil pour Mouchette. C'est même faux de dire qu'il y a vraiment une identité. Il n'y a pas de personne. Il y a quelque chose qui dit « Je» et qui s'adresse, qui dit « Tu ». Donc cela crée un certain état de réception sur le spectateur ».

 

b) Les stratégies communicationnelles des artistes du Net Art : un encadrement individualisé de la réception

Les sites Internet de création interactive ont ainsi pour première particularité de survaloriser l'espace de médiation, jusqu'à lui conférer parfois une existence propre, une présence personnifiée. Par ailleurs, comme nous avons pu le voir, cette médiation qui se met en scène elle-même, sorte de reflet narcissique du médiateur lui-même, renouvelle les modalités de réception pour le spectateur d'une oeuvre que Jean-Paul Fourmentraux analyse comme les « cadres d'une réception négociée ». On peut affirmer en effet que cet art, qui se revendique comme négateur de tout cadre communicationnel, qui veut mettre l'art à la portée de tous, encadre en réalité la perception du spectateur d'une manière particulièrement rigoureuse et réfléchie. Nous distinguons deux types d'encadrement de la réception propres à l'art sur Internet : d'une part, une sollicitation personnalisée du public, et d'autre part une ritualisation, mode de fidélisation de sa fréquentation du site.

.La sollicitation personnalisée

Comme nous avons pu le voir, la spécificité du média Internet est son interactivité qui lui permet de s'adresser à un public à la fois collectif et individualisé. Cette spécificité interactive est souvent exploitée avec une certaine créativité par les sites de Net art dans la mesure où elle permet de solliciter le public personnellement, de conférer à la médiation un aspect intime proche du rapport de séduction, et de modifier son statut de spectateur d'une oeuvre. L'étude des cadres communicationnels personnalisés, et souvent séducteurs, entre les sites de Net Art et les visiteurs pourrait constituer l'objet d'une étude à part entière, d'autant plus que ces sites de création artistique sur Internet ne cessent de se multiplier. Cependant, nous nous contentons ici de donner quelques exemples marquants de cette sollicitation du public par un médium artistique. L'exemple du dispositif interactif Mouchette est une fois de plus tout à fait parlant à ce sujet dans la mesure où, comme le déclare son initiatrice elle-même dans l'entretien cité précédemment, celui-ci établit une relation personnalisée avec chacun de ses visiteurs. Ce site engage tout d'abord l'internaute à laisser une trace personnalisée de sa visite : non seulement en laissant un nom ou un pseudonyme, et son adresse mail, mais également en laissant quelques mots originaux. De nombreuses questions sont en effet posées au visiteur tout au long de sa visite, questions souvent assez absurdes ou ironiques, laissant place à une certaine créativité des réponses : « Qu'est ce qu'un nom ? » ou encore « Svp, dîtes moi ce que vous pensez ». La création exposée sous le titre « name » est un ensemble de jeu de mots et de manipulations visuelles réalisées par des visiteurs sur le nom « Mouchette ». Ceci montre la place privilégiée que ce dispositif accorde au visiteur dont il ne cesse de solliciter la créativité. Par ailleurs, après avoir enregistré les noms, adresses, dates et heures des messages, après avoir analysé, répertorié et classé le contenu de ces messages dans une base de données en fonction des catégories de réponses, le personnage virtuel nommé « Mouchette » sollicite individuellement chaque visiteur par mail. Ces sollicitations sont très personnelles, et en deviennent assez déstabilisantes dans la mesure où elles se présentent souvent comme des sollicitations amoureuses, ou des reproches. Le visiteur reçoit des mails tous les jours, de plus en plus personnels et surprenants. L'objet du mail comporte le prénom du visiteur et une phrase courte en Anglais telle que « X, Come to see me ! » ; « X, I want to see you again » ; « Finally together, X »39(*). Le contenu du message est ensuite souvent constitué de liens hypertextes pour visiter des oeuvres personnalisées également. Les ré-actions du visiteur face à l'oeuvre sont en effet guidées par les fenêtres nominatives et injonctives qui apparaissent. En cliquant sur ces fenêtres, le visiteur obéit aux injonctions individualisées qui lui sont adressées, et fait évoluer l'oeuvre de la manière prévue par l'artiste. Aux questions de Jean-Paul Fourmentraux concernant cette relation collective et individualisée avec le public, l'auteur du site répond : « Cette manière de communiquer avec son public fait partie de l'art. Donc, la médiation n'est pas séparée de la production. La médiation est l'oeuvre. (...)Le contact avec le public, qui fait partie de l'oeuvre, est créé par l'artiste. C'est l'oeuvre, c'est une des dimensions de l'oeuvre ». La dimension artistique de ce dispositif réside ainsi entièrement dans la mise en scène d'un cadre relationnel établi par Mouchette, la mise en exposition sur Internet d'une véritable esthétique de la communication.

.La ritualisation de la fréquentation

Parallèlement à cette intimité, ou à ce rapport de séduction créés entre l'artiste-médiateur et le visiteur, s'instaure un autre type d'encadrement de la réception visant à fidéliser le public en créant une ritualisation de la fréquentation du site. Certains sites d'artistes impliquent ainsi un engagement du visiteur s'inscrivant dans la durée, par un système de prises de rendez-vous. Au travers de ce système, la médiation artistique est non seulement ritualisée, mais fortement injonctive dans la mesure où elle suppose de réelles démarches contraignantes pour le visiteur. Le célèbre Générateur poïétique d'Olivier Auber est à cet égard tout à fait parlant40(*) dans la mesure où il propose au visiteur une implication ritualisée au sein du site Internet et autrement dit, une intervention et une fidélité au sein du processus artistique. Ce dispositif se présente comme une expérimentation collective nécessitant de la part des internautes un investissement important de temps et de volonté créative. Le visiteur doit s'inscrire sur une liste de rendez-vous ou proposer lui-même une date visant à partager dans le temps et dans l'espace la réalisation d'une image collective. Le Générateur poïétique permet en effet à plusieurs individus de se connecter à un moment donné sur le site, après avoir convenu du lieu et de l'heure du rendez-vous par courrier électronique. Le jour de ce rendez-vous, chaque participant doit avoir suivi les recommandations de l'artiste concernant les logiciels de dessin informatique à télécharger et à maîtriser. A l'heure précise du rendez-vous, l'internaute est invité à rejoindre les autres participants anonymes afin de procéder à la composition collective de l'image. L'action de chacun, visible simultanément par l'ensemble des participants, détermine l'état de l'image à un instant donné, résultat de l'action de tous. Par ailleurs, s'il semble à ce stade de l'évolution de l'oeuvre que l'artiste se contente d'offrir un simple cadre vierge et quelques recommandations bureautiques et notionnelles aux participants, il est également le scénographe de cette oeuvre. En effet, l'artiste choisit d'enregistrer certains instants de cette composition évolutive et de ré-agencer ces traces fragmentées de la participation des visiteurs pour faire l'oeuvre. Ce rapport ritualisé et contraignant entre l'oeuvre et le public, visant au départ à fidéliser le visiteur et d'élaborer une véritable esthétique de la communication, redistribue finalement les rôles d'une manière très singulière, transformant le spectateur en artiste, et en « spect-acteur », et transformant l'artiste d'origine en médiateur continu n'intervenant que ponctuellement dans le processus artistique.

Un autre exemple de ritualisation de la fréquentation du public est celui du dispositif de l'artiste Michel Jaffrenou nommé Le Théâtre virtuel Diguiden41(*). Ce dispositif, aussi appelé « Web man show » par son auteur, se présente comme un spectacle interactif sur Internet. A l'inverse de l'exemple précédent, ce site ne propose pas de contribuer à la création d'une oeuvre collective, mais de s'inscrire, également sous la forme d'un rendez-vous, pour faire partie des spectateurs de l'événement. Le processus énonce une marche à suivre en plusieurs étapes. L'internaute doit tout d'abord s'inscrire en enregistrant son nom, prénom et adresse mail. Après l'inscription, le personnage virtuel Diguiden s'adresse à l'internaute comme à un candidat pour un poste sélectif en écrivant : « Ok, on va vous contacter ». Ce n'est que dix jours plus tard que celui-ci reçoit le mot de passe lui permettant d'entrer dans le théâtre virtuel de Diguiden. Ce délai d'attente pour obtenir le mot de passe, alors même qu'Internet est traditionnellement un média rapide, voire immédiat, suppose ainsi une réelle volonté pour l'internaute de connaître cette oeuvre. Ajoutées à cette recommandation temporelle de patience, apparaissent des recommandations techniques concernant les logiciels nécessaires pour l'expérience : « Attention, il faut que vous chargiez absolument sur votre machine quelques outils. Le premier c'est pour l'image (Shockwave), le second c'est pour le son et la vidéo (Quicktime). Ne dramatisons pas ! Ce n'est ni la mer à boire, ni une charge qui va affoler votre machine, c'est votre fauteuil de « Spect-Acteur » pour partir à la recherche du Dragon aux dix milles icônes et ce n'est pas plus lourd qu'une boussole. Pour les réclamations, il y a mon mail.». Cette sollicitation une fois de plus très personnalisée, et sur un ton très oral montre bien de quelle manière l'artiste implique profondément son visiteur dans la préparation de son événement artistique. Cette implication du visiteur est importante sur le plan technique, dans la mesure où il lui impose l'acquisition et la maîtrise d'outils logiciels bien spécifiques mais également sur le plan artistique et créatif puisque l'internaute doit être « acteur » de l'oeuvre. Ce message montre par ailleurs que l'internaute, pour connaître cette oeuvre, doit non seulement s'y préparer à l'avance sur le plan technique, mais également y participer en temps réel par un système interactif, tout en suivant les recommandations de l'artiste-médiateur. L'image du « fauteuil », puis de la « boussole » est très intéressante puisque ces deux éléments symbolisent le cadre de la réception, le code de lecture de l'oeuvre. L'artiste exige à la fois qu'on apporte son propre « fauteuil de Spect-Acteur » et à la fois que l'on installe celui-ci selon ses recommandations. Cette idée semble vraiment symbolique de l'art sur Internet dans la mesure où celui-ci implique à la fois une libre participation du spectateur et un encadrement rigoureux et préalablement construit de la réception. Ces deux exemples différents de sites d'artistes du Net montrent de quelle manière le Net Art se développe en exploitant et en esthétisant les potentialités de fidélisation du multimédia. Dans les deux cas, l'internaute, en s'inscrivant sur le site, s'inscrit également dans un processus artistique de long terme et devient spectateur et acteur d'une oeuvre devenue rituel.

c) Les logiques injonctives du Net Art : Typologie

Après avoir envisagé les différentes manières dont les artistes-médiateurs amenaient leurs visiteurs jusqu'au coeur de leurs oeuvres, au travers d'un processus (plus ou moins long) de médiation esthétisée et encadrée, il s'agit d'étudier la dernière étape de ce processus : l'oeuvre en acte. Nous voulons comprendre ici de quelle manière les artistes sur Internet s'approprient le potentiel interactif du médium au moment où l'oeuvre prend acte et où elle devient interactive (à un degré plus ou moins important). De manière plus précise, quels sont les différents types d'injonctions adressées par les artistes numériques à leurs spectateurs individualisés ?

Nous entendons par le terme assez fort d' « injonction » les éléments de l'oeuvre ou du dispositif qui orientent le spectateur dans sa position réceptive (physique et intellectuelle), lui proposent une interprétation ou une réaction et montrent surtout une préméditation de la réception par l'artiste ou le médiateur institutionnel. Par ailleurs, le terme d' « interactivité » mérite également d'être défini de manière plus précise dans la mesure où il caractérise le médium et les oeuvres qui nous intéressent de différentes manières et selon différents degrés. Cette idée d'interactivité, inaugurée principalement par les metteurs en scène et dramaturges du début du siècle, a été définie par Bertold Brecht comme l'ensemble des dispositifs construisant un espace expressif pour le spectateur, permettant de « laisser l'auditeur parler aussi bien qu'écouter, afin de le mettre en lien plutôt que de l'isoler »42(*). Cette notion s'est progressivement étendue au domaine de l'art et de la théorie de la communication et de la médiation culturelle, grâce à des auteurs tels que Jean-Pierre Balpe43(*), Jean-François Lyotard44(*), Franck Popper45(*) ou encore Jean-Louis Boissier46(*). Elle a ainsi été définie comme un principe interne, constitutif de l'oeuvre numérique dans la mesure où elle transforme « l'attitude » du spectateur face à l'oeuvre, comme l'affirme Jean-Pierre Balpe, en une « présence de l'oeuvre » et où elle lui permet d'expérimenter des situations sensorielles. Pour ce théoricien, « Il y a interactivité, non seulement parce que le lecteur agit sur ses parcours de lectures qu'ils soient, ou non, totalement prédéterminés par les concepteurs mais parce que, par ses parcours, par ses réponses aux demandes de l'ordinateur, il peut mettre en oeuvre des variations textuelles (...) et parce qu'il peut modifier le déroulement des textes qu'il est en train de lire, ou leur contenu. »47(*) Dans la pratique, cette notion s'est déclinée selon différents degrés : de la simple contemplation active à la réelle contribution.

Afin de bien comprendre l'hétérogénéité de ces appropriations et logiques artistiques, il serait intéressant de s'intéresser à cette injonction déterminant la réception et le degré d'implication de l'internaute et de décliner ainsi les sites et oeuvres observés en trois principaux sous-types : un premier type d'injonction est celui qui invite à activer l'oeuvre et à l'explorer ; un deuxième type d'injonction est celui, plus interactif, invitant le spectateur à une contribution réelle, une modification de l'oeuvre en acte ; enfin, un dernier type d'oeuvre sur Internet comprend les oeuvres invitant le spectateur à la créativité, à la réalisation de l'oeuvre d'art.

. « Activez l'oeuvre »

Le médium qu'est Internet offre un mode de réception des données basé sur l'exploration, ou la navigation. En d'autres termes, les sites Internet dans leur intégralité, qu'ils soient artistiques, institutionnels, informationnels ou encore personnels, ont un système interactif de base similaire qui consiste à inscrire les données au sein d'une certaine arborescence, et de permettre au visiteur d'explorer ces dernières au travers d'un parcours libre. Le visiteur explore ou navigue en construisant son propre parcours au sein de cette base d'informations et de données. Un grand nombre de sites artistiques et d'oeuvres sur Internet exploitent ce mode d'interactivité primaire en disposant préalablement un espace artistique que le visiteur doit découvrir, d'une manière plus ou moins ludique. La réaction attendue du visiteur se limite donc à l'activation de l'oeuvre. Il doit suivre un certain ordre de déroulement, un parcours plus ou moins libre au sein de l'espace artistique. Centrés sur la visite du site, et non sur une modification ou une action quelconque du visiteur, les parcours au sein de ces sites ne sont cependant jamais les mêmes et ouvrent des possibilités de médiations très nombreuses et originales. Nous avons tenté de saisir ces différentes possibilités au travers d'exemples de créations de Net Art plus aux procédés d'activation plus ou moins impliquant pour le spectateur.

Dans un premier temps, il s'agit de relever les exemples de procédés interactifs et artistiques peu injonctifs, impliquant une faible participation du spectateur. Le mode d'exposition de ces oeuvres sur Internet ne peut être comparé à celui d'une galerie ou d'un musée dans la mesure où il ne repose jamais sur la simple contemplation du spectateur, mais suppose toujours un geste d'activation de la part de ce dernier. Les oeuvres du dispositif Mouchette, déjà évoquées précédemment, illustrent tout à fait cette idée48(*). Si, comme nous l'avons vu, le système communicationnel de ce site met en place une esthétique de l'interactivité et de l'injonction, si la consultation des oeuvres impose au visiteur une implication personnelle, les oeuvres en elles-mêmes sont en réalité peu interactives. Pour décrire de manière précise, les oeuvres de ce dispositif, dont l'accès est réservé aux visiteurs inscrits, représentent souvent des images abstraites ou absurdes (viande crue, langue...), auxquelles se superposent des fenêtres sollicitant le visiteur par son nom et lui demandant d'approuver l'activation de la suite des images. Le visiteur n'a pas le choix et doit nécessairement cliquer sur le lien « ok » pour supprimer cette fenêtre de son écran. Il poursuit alors, qu'il le veuille ou non, l'exploration de ces images numériques. Ce procédé donne au visiteur l'illusion d'un contrôle sur l'oeuvre tandis qu'il est en réalité totalement prisonnier du dispositif prévu par l'artiste. Cet exemple est très parlant dans la mesure où il montre bien la subtilité de la notion d'interactivité qui, en art, implique à la fois une liberté d'action de la part du spectateur, et à la fois un potentiel injonctif très important de la part de l'artiste.

Un autre type d'oeuvre donne au visiteur cette illusion de contrôler l'oeuvre d'une manière continue tandis qu'il n'en contrôle en réalité que la navigation. Cependant, une interactivité plus importante caractérise ce type d'oeuvre dans la mesure où la navigation inclut ici, contrairement à l'exemple précédent, une possibilité de variations sur la forme ou l'ordre du déroulement de l'oeuvre. L'internaute, sans contrôler ce qu'il parcourt, peut modifier ce qu'il voit et devient un expérimentateur de l'oeuvre, un joueur. Les oeuvres du Net Art utilisant ce procédé ludique sont très nombreuses et très différentes les unes des autres. Un exemple significatif peut être celui du site d'exposition de Net Art de Reynald Drouin nommé Alteraction49(*). Ce site s'ouvre sur une page d'accueil animée et travaillée sur le plan esthétique présentant les titres des douze oeuvres consultables. Le visiteur construit dans un premier temps son propre parcours pour consulter ces oeuvres. Par ailleurs, au sein même des oeuvres, les différentes pièces interactives permettent au visiteur de s'impliquer d'une manière expérimentale et ludique dans la mesure où les oeuvres se dévoilent à mesure qu'il les explore. L'oeuvre nommée « Artistes » par exemple, élaborée en 1998, présente un vaste ensemble de portraits photographiques que le visiteur fait défiler à l'infini en déplaçant sa souris. Ce dispositif, qui permet de naviguer au sein d'un espace préalablement aménagé par l'artiste, donne l'impression d'un cadre à la fois inexistant puisque sans limite et à la fois palpable pour le spectateur qui contrôle ce qu'il parcourt et semble exercer un pouvoir physique sur son évolution. On voit ainsi apparaître, au travers de cet exemple, un aspect fondamental de l'oeuvre numérique qui est d'être à la fois sans cadre, sans frontière et donc sans achèvement, et à la fois très proche de son spectateur qui entretient un rapport individualisé avec elle. Le cadre de l'oeuvre est à la fois agi par l'artiste et par le spectateur.

Ainsi, ces oeuvres dont le dispositif permet l'exploration par le visiteur, et éventuellement une illusion de contribution interactive à l'oeuvre, oeuvres que nous avons réunies sous la phrase impérative « Activez l'oeuvre », sont très nombreuses et parlantes pour comprendre la notion d'interactivité. Ces oeuvres proposées à l'exploration semblent interactives et immersives et demeurent toutefois des entités isolées et closes sur elles-mêmes. Elles tiennent leur dimension artistique de leur contenu objectif et de la réception du spectateur mise en scène par l'artiste lui-même. On peut dire que les artistes en question négocient d'une manière implicite et préalable les cadres de la réception afin que l'action du spectateur ne soit qu'exploratoire.

. « Participez à l'oeuvre »

Un deuxième groupe de dispositifs, plus interactifs, comptent sur le visiteur pour contribuer à la création de l'oeuvre. L'internaute peut ainsi non seulement explorer l'oeuvre selon un parcours qu'il définit lui-même, mais également y contribuer en modifiant son contenu et ses formes. L'injonction adressée au visiteur n'entraîne plus de la part de celui-ci la simple activation d'un processus prédéfini par l'artiste, mais une action à valeur performative, c'est-à-dire ayant une réelle incidence sur l'oeuvre. Si, au travers des dispositifs précédemment cités, le visiteur expérimentait avec ludisme l'espace artistique préalablement mis en scène, il agit ici sur les formes et le contenu composant des oeuvres inachevées. Nous pouvons distinguer trois modalités d'interactivité engageant de manières diverses la contribution du visiteur.

Un premier type de dispositif à contribution permet une participation partielle du visiteur au travers de laquelle il actualise un processus dont les règles sont prédéfinies mais intègrent une dimension aléatoire. Le visiteur a un réel pouvoir de modification de l'oeuvre qu'il consulte dans la mesure où son action est déterminante pour donner forme à l'oeuvre. « Do you want love or lust ? » de Claude Closky propose ce type de dispositif dans la mesure où cette oeuvre interactive se déploie différemment selon les réponses de l'internaute50(*). Cette oeuvre est construite sur fond rose comme un test de magazine féminin et interroge le visiteur en lui proposant, pour chaque question, deux réponses possibles51(*). Selon la réponse choisie par l'internaute, la page suivante n'est pas la même et l'oeuvre ne prend pas la même forme. D'autres dispositifs plus complexes et plus ponctuels également apparaissent, impliquant d'une manière plus importante la contribution virtuelle et physique de l'internaute en étendant le dispositif virtuel à un dispositif hors-ligne. Les actions de l'internaute ont des répercussions non seulement sur l'objet en ligne, mais également sur un objet réel, physique, hybridant ainsi davantage les deux dimensions caractérisant cet art. C'est le cas notamment de l'oeuvre Light on the Net élaborée par l'artiste Masaki Fujihata52(*). Cette oeuvre rend modifiable par Internet une sculpture lumineuse disposée dans le hall d'un immeuble de bureaux à la Préfecture de Gifu au Japon. Ainsi pour ces oeuvres qui permettent au spectateur de participer partiellement à leur évolution, la dimension artistique ne relève plus simplement de l'objet ou de l'espace disposé par l'artiste mais de l'objet partiellement déterminé par le spectateur, et de la relation interactive entre le spectateur et cet objet.

Par ailleurs, certaines oeuvres impliquent, par leur inachèvement, une contribution plus concrète du spectateur à savoir l'intégration de données au cours de leur expérimentation. Le spectateur peut ainsi réellement métamorphoser la création. L'interactivité spécifique de ces procédés permettra aux internautes de participer en commun et en temps différé à la transformation ou à l'évolution d'une création artistique. La création de l'artiste, c'est-à-dire de l'initiateur du projet se limite ainsi à la formulation et à la mise en place technique du concept : en termes plus précis, les visiteurs de ce site ne consultent au départ qu'un simple cadre informatique, et un logiciel interactif permettant la réalisation de l'oeuvre. Cependant, ces formulations conceptuelles et techniques sont autant de contraintes encadrant la création des visiteurs. Ces projets sont assez nombreux et nous ne pouvons en citer ici que quelques exemples marquants. Tout d'abord, il nous semble important de souligner la singularité d'une action artistique, n'entraînant pas de réelle création collective mais impliquant une contribution créative très importante de la part des internautes. Cette action a été instituée en 2002 par la galerie londonienne The Centre of Attention53(*) lors d'une exposition d'E-mail Art. Cette galerie virtuelle a ainsi promu une réception intime de happenings communicationnels en réseau. Le Mandatory Happening de Ken Friedman, l'un des cinq artistes participant à ce projet, est resté célèbre par ces quelques lignes : « Vous déciderez de lire ceci ou de ne pas le lire. Quand vous aurez pris votre décision, le Happening sera terminé ». Les internautes inscrits préalablement pour recevoir ces oeuvres forment un réseau de 2500 spectateurs qui deviennent eux-mêmes auteurs d'une oeuvre-réponse. Un concours était organisé à la suite de ces Happenings afin d'élire le sixième artiste de l'exposition, auteur du meilleur message érigé en oeuvre d'art. La participation du public est ici très importante dans la mesure où l'on fait appel à sa créativité artistique afin d'élaborer une contribution collective d'internautes à un concours artistique. D'autres projets artistiques collaboratifs proposent de créer une oeuvre grâce à la collaboration de plusieurs internautes sur le long terme. C'est notamment le concept développé par le Mass Art Project du site international de création numérique Digital Art54(*). L'objectif de ce projet, tel qu'il est défini par le site lui-même, est celui d'obtenir la contribution de cent mille personnes du monde entier afin de réaliser une immense toile interactive, comportant les traces de chaque participant, qui serait éventuellement offerte à un musée comme une représentation du monde actuel. Ce type de dialogue visuel invitant à la construction collective d'une image, plus ou moins libre, prend forme au travers de nombreux projets qui revendiquent très souvent un concept de représentation multiculturelle ou d'identification quelconque55(*).

Ces dispositifs permettant une contribution créative très importante de l'internaute, qui devient spectateur et acteur de l'oeuvre, ne peuvent accorder une liberté totale à l'inspiration du spectateur. Ces projets sont en effet cadrés par de strictes injonctions techniques et conceptuelles, telles que les modalités d'emploi et d'envoi des matériaux et autres règles explicites de collaboration. La dimension artistique de ces projets en devenir perpétuel relève aussi bien du résultat final des contributions que du dispositif d'interaction, c'est-à-dire du cadre vierge de base et de la perspective conceptuelle prédéfinie par ses premiers auteurs. Ces projets constituent en ce sens de véritables illustrations pour une esthétique de la communication dans la mesure où ils ne prennent sens qu'à partir d'un cadre vierge et invisible, et d'une interactivité constructive.

. « Réalisez une oeuvre »

Enfin, une dernière catégorie de dispositifs injonctifs et contributifs, réunit des oeuvres plus rares au degré d'interactivité très élevé. Cette catégorie comprend les dispositifs artistiques sur Internet permettant à l'internaute de participer en temps réel à l'élaboration d'une oeuvre collective. Rappelons en effet que les dispositifs de la catégorie précédente permettaient une contribution en différé, c'est-à-dire une émergence très progressive, au fil du temps et des contributions, de l'oeuvre finale. Ici, le spectateur, au même titre que le créateur, assiste à la progression de son oeuvre en temps réel et peut y identifier clairement les traces de sa contribution personnelle. Les exemples illustrant ce type de possibilité interactive sont assez rares pour l'instant mais nous pouvons citer un dispositif artistique déjà évoqué précédemment : le Générateur Poïétique d'Olivier Auber56(*). Ce principe permet à plusieurs individus de se connecter, à un moment précis fixé à l'avance par courrier électronique, afin de participer à la création d'une image commune. Comme nous l'avons vu, le dispositif implique le téléchargement et la maîtrise d'un logiciel de dessin interactif permettant la modification de l'image en temps réel et continu. L'action de chacun est, à tout moment, visible par tous les participants. Pour l'initiateur de ce concept lui-même, ce dispositif artistique est comparable au Cadavre Exquis des surréalistes dans la mesure où il met en scène une esthétique de la création collective et de l'interaction. Il consiste pour lui en l'accomplissement de l'esthétique numérique dans la mesure où il consiste, pour l'internaute, en une participation et une contemplation simultanées d'une communication créative : « l'intention propre de cette esthétique de la perspective numérique consiste à rechercher des formes légitimes de partage du code de fuite, afin que chacun puisse accepter de succéder à l'autre pour contempler depuis ce point de vue, le spectacle sublime du réseau » 57(*). Ce type de dispositif valorise, plus que tous les autres, l'échange entre les individus, la médiation entre les acteurs de l'oeuvre. Si en effet, les dispositifs précédemment évoqués proposaient la contemplation ou la participation à la réalisation d'une oeuvre en acte, tout en accordant une certaine importance au cadre médiationnel, ce dernier exemple engage davantage un processus d'échange cognitif et sans matérialité fixe.

Ainsi, cette typologie, que l'on pourrait complexifier et sub-diviser à l'infini, et qui traite essentiellement des injonctions adressées au spectateur, dévoile également de quelle manière les oeuvres de Net Art valorisent différemment le processus cognitif et communicationnel engagé par le dispositif artistique. Elle montre en ce sens l'hétérogénéité des logiques esthétiques et communicationnelles des oeuvres de Net Art.

.Conclusion intermédiaire : le Net Art et après... ?

De manière plus générale, cette étude des oeuvres sur Internet, de ses dispositifs esthétiques de communication et d'encadrement de la réception montre la diversité des logiques artistiques et médiationnelles. La caractéristique fondamentale du Net Art, réunissant ces oeuvres diverses, semble consister en une mise en scène esthétisante des relations, plus ou moins interactives, entre l'oeuvre et le public individualisé. Le dispositif interactif encadrant l'oeuvre, permettant au visiteur de la « consulter », d'en « explorer » tous les aspects ou encore de l' « expérimenter » dans toutes ses potentialités fait partie du projet artistique et en devient même parfois le coeur. Le Net Art semble dès lors modifier les modes de monstration artistique, instaurer une actualisation de la notion de « cadre » qui devient cadre de la réception, installé préalablement par l'artiste, et non seulement cadre de l'objet. Par ailleurs, il semble intéressant de souligner le lien de parenté existant entre les logiques communicationnelles du médium Internet et l'esthétique de médiation de l'art numérique de manière générale. En effet, comme nous avons pu le voir, les caractéristiques fondamentales de l'oeuvre numérique engendrent une remise en question des dispositifs traditionnels de la médiation. La conjugaison d'un accès collectif et personnalisé à l'oeuvre, c'est-à-dire la tentative de séduction d'un public large et assez indéfini mais qui peut, individuellement, s'identifier au concept, s'approprier l'oeuvre, et, dans certains cas, contribuer à sa réalisation, sont autant de difficultés posées aux médiateurs traditionnels.

2. Les médiations scénographiques des institutions d'art classique et moderne.

Après avoir étudié les dispositifs de la médiation en ligne de l'art numérique, il s'agit de s'intéresser aux dispositifs « hors-ligne » de la médiation, c'est-à-dire aux mises en scène de l'art numérique, au sein de différentes institutions artistiques et culturelles. L'étude des discours théoriques et l'attention portée aux questionnements des artistes et médiateurs de cet art, ont révélé, dans une première partie, les difficultés et interrogations qu'il soulevait en terme d'exposition. Ce champ artistique, en tant qu'il transforme les supports de création, de monstration, et les rapports physiques et conceptuels entre les oeuvres et le public, entraîne les médiateurs à s'interroger sur les manières de valoriser cette esthétique relationnelle. Les notions de dispositifs encadrant la réception et la relation à l'oeuvre notamment, mises en scène de manières hétérogènes et originales par la médiation en ligne, recèlent des questionnements inexplorés pour les musées et autres institutions d'art. Ces institutions, qui reçoivent traditionnellement des objets finis et des spectateurs contemplatifs, doivent souvent, pour s'ouvrir à la création numérique, repenser, tant sur le plan spatial que temporel, physique et intellectuel, l'organisation et les dispositifs de leurs espaces artistiques afin de mettre en scène une relation esthétisée entre des dispositifs partiellement virtuels et des spectateurs actifs. Par ailleurs, ces expositions constituent souvent les premiers pas, les premiers tâtonnements de ces institutions dans le domaine de la médiation de l'art numérique.

Les axes de médiatisation des expositions sont de ce fait très récurrents, insistant souvent sur leur aspect avant-gardiste et singulier. Cependant, on observe par la suite, au travers de l'analyse sémiotique d'un corpus d'expositions représentatif de l'actualité en art numérique58(*), des logiques d'expositions toujours originales, et réfléchies, renouvelant à chaque fois la conception de cet art et de sa médiation. Nous précisons de fait que les dispositifs observés et analysés au sein de l'étude présente ne constituent qu'une photographie ponctuelle de la médiation institutionnelle actuelle, c'est-à-dire au moment de sa naissance dans les musées et insistons sur le caractère éphémère de ces dispositifs59(*).

Au cours de nos visites, nous avons porté une attention particulière aux dispositifs internes et externes mis en place pour orienter la compréhension et l'interprétation du spectateur face aux oeuvres, de même que nous nous intéressions pour l'art en ligne, aux injonctions adressées aux publics. En effet, comme le rappelle Pierre Leguillon, dans l'éditorial d'un numéro spécial d'Art Press consacré à la question : Oublier l'exposition60(*), "Gérer la circulation, canaliser les corps (et les esprits) font (...) partie des premiers impératifs du concepteur d'exposition". Nous avons ainsi cherché à distinguer les procédés de médiation conceptuelle et esthétique des oeuvres mis en place pour guider le spectateur et valoriser les oeuvres. Quels partis pris scénographiques et communicationnels peuvent adopter les différentes institutions pour s'approprier ce langage artistique, le mettre en scène ? Comment parviennent-elles non seulement à exposer des oeuvres numériques, à mettre en lumière leur dimension artistique et conceptuelle mais également à aménager préalablement le cadre de la réception afin de favoriser l'esthétique de la relation et de l'interaction entre l'oeuvre et le spectateur individualisé ? Nous avons ainsi pu dégager, au travers d'une double approche communicationnelle et critique, trois logiques scénographiques et communicationnelles distinctes qui parfois se superposent au sein d'une même exposition :

- une première logique assez traditionnelle consiste à susciter l'intérêt collectif du public en éclairant l'ensemble de l'exposition d'une thématique générale

- un deuxième type de médiation artistique renouvelle davantage les dispositifs d'exposition et oriente d'une manière implicite et esthétique l'interprétation du spectateur

- enfin, un dernier type de médiation, plus rare dans les musées, encadre au travers de procédés explicites, la compréhension et la réception du spectateur.

a) Une ouverture collective au public par l'annonce d'un événement thématique : le cas de l'exposition « Volupté numérique » au Palais des Beaux-Arts de Lille

Le premier type de médiation de l'art numérique observé correspond souvent à une volonté de démocratisation de l'art numérique et engendre la mise en place d'une communication événementielle qui interpelle le visiteur et oriente, a priori, son interprétation de l'exposition . Ce procédé de médiation artistique est assez traditionnel mais il acquiert une importance toute particulière lorsqu'il s'agit de ce type d'initiative, à savoir l'ouverture d'une institution classique à un art peu reconnu.

.Un discours institutionnel éloquent sur l'exposition

L'exposition du Palais des Beaux Arts de Lille « Volupté Numérique »61(*) a adopté ce choix communicationnel. Cette exposition, en présentant des dispositifs interactifs, des installations vidéos, et des oeuvres ludiques de différents artistes de la scène numérique actuelle62(*), inaugure une perspective d'ouverture de ce musée aux disciplines de l'art contemporain et vise ainsi à réconcilier l'art patrimonial et l'art numérique. Son titre a été choisi par le commissaire d'exposition déjà cité dans cette étude, Régis Cotentin, dans l'idée de défier les idées reçues sur le numérique en général et de susciter la curiosité d'un large public. Il faut préciser que cette initiative du Palais des Beaux-Arts de Lille a été très largement médiatisée au sein de la ville et de sa région, au travers d'affiches publicitaires, d'articles dans la presse généraliste, mais surtout par la diffusion d'une brochure disponible dans les lieux culturels de la ville. Cette brochure est intéressante dans la mesure où elle montre les partis pris discursifs de cette exposition qui s'annonce comme un événement artistique spectaculaire, prêt à surprendre et surtout à séduire largement un public sceptique : « Volupté numérique » ; « ravissement technologique » ; « enchantement synthétique » sont les formules éloquentes et quasi-oximoriques qui ponctuent cette présentation. Le commissaire d'exposition Régis Cotentin nous confirme cette idée dans l'entretien qu'il nous a accordé :

« C'est moi qui ai trouvé ce titre. C'est parti d'une constatation assez simple c'est-à-dire qu'à chaque fois qu'on me parle d'art numérique on me dit toujours « l'art numérique qu'est ce que c'est froid ! ». Ou alors on me dit « oui c'est bien mais je préfère les films : la couleur des films, la lumière, le velouté de la pellicule, de la projection c'est plus chaleureux... ». Donc je me suis dit : « comme je suis plutôt convaincu je vais leur montrer que la volupté numérique ça existe ». Et après, à partir du titre j'ai vraiment décidé de choisir des pièces et installations chaleureuses ou sensuelles. Je me suis dit qu'il faudrait proposer au spectateur d'un musée qui n'a donc pas forcément l'habitude de voir des expositions d'art contemporain dans des musées de s'essayer à cet art qu'ils pensent moins chaleureux que la peinture. C'était un challenge assez rigolo. » (cf. annexe p.III).

Cette déclaration du scénographe montre ainsi de quelle manière les choix esthétiques scénographiques peuvent être guidés par un but communicationnel qui est ici celui de défier la froideur convenue du numérique et de lui associer au contraire l'idée de « volupté ». Par ailleurs, la présentation générale de l'exposition insiste sur l'aspect « marquant » et « novateur » des oeuvres sélectionnées pour sensibiliser le spectateur au multimédia.

.Une ouverture séduisante de l'art numérique pour le grand public

Dés lors, si le discours initial de l'exposition guide le scénographe dans le choix et la mise en scène des oeuvres, il oriente également le spectateur dans son interprétation et sa réaction face aux oeuvres. Le public est ainsi interpellé par l'idée de rencontrer des oeuvres qui promettent une telle « innovation » et une relation de « volupté » et d' « enchantement » avec le public. L'ensemble de la visite, depuis la mise en scène jusqu'à la réception, semble gouvernée par ce simple éclairage thématique annoncée par le titre. Les oeuvres choisies et présentées s'inscrivent naturellement dans cette thématique dans la mesure où elles sont souvent interactives et surprenantes pour le spectateur. Une oeuvre intitulée « Blanc sur Blanc » de Flavio Curry présente par exemple une installation interactive et sonore sur écran géant : une danseuse de samba en mouvement permanent et en taille réelle fixe le spectateur, alterne entre la danse et des moments de pause au cours desquels elle s'approche de l'écran et exerce sur le spectateur un pouvoir de séduction très déstabilisant. Cette oeuvre n'est pas proprement contributive dans la mesure où elle ne peut être agie par le spectateur. Mais ce dernier ressent tout de même une sollicitation personnelle et réagit en conséquence : prenant les mêmes postures que la danseuse par mimétisme, s'approchant de l'écran pour le toucher et tenter d'avoir un pouvoir sur l'oeuvre. Une autre oeuvre sonore nommée « And Sat Down Beside I Her », élaborée par l'artiste Garry Hill en 1990 présente une installation vidéo, ainsi qu'une chaise, un livre et une lampe tombant du plafond. Le livre est ouvert sur la chaise, tandis que la lumière projette, sur les pages du livre, le visage d'une femme, filmée en noir et blanc et qui lit ce livre. La mise en exposition de ces oeuvres est assez intéressante dans la mesure où elle accueille toujours le spectateur par la présentation de l'oeuvre et la formule injonctive « Expérimentez l'oeuvre » ou encore « jouez avec l'oeuvre » et où elle suscite chez lui des interrogations et la volonté de rester quelques temps pour en avoir une vue d'ensemble et pour l' « expérimenter ». Pour ce qui est de l'oeuvre présentant la danseuse de Samba par exemple, le spectateur reste face à l'écran un certain temps afin de comprendre le degré d'interactivité de l'oeuvre, afin de comprendre également la temporalité de l'oeuvre, le cycle rythmant les pauses de la danseuses, les moments de séduction, les moments de danse, la musique. De même, l'installation de Gary Hill est située dans une pièce obscure et est au départ très discrète. On ne la voit pas, on l'entend très peu mais c'est en observant l'oeuvre que l'on se l'approprie dans toute la subtile simplicité de son dispositif.

.Les écueils d'une scénographie de l'ouverture et d'une réception collective

Cependant, si une première approche intéressante avec le public est créée grâce aux oeuvres choisies et à l'étonnement du public, de nombreuses faiblesses scénographiques apparaissent et rendent possible un écart déceptif entre le discours institutionnel de l'exposition et sa réception. Cette exposition, qui a pour mot d'ordre l'ouverture, la démocratisation de l'art numérique au public est en effet ouverte sur le plan scénographique en ce sens qu'elle n'est composée que de trois pièces ouvertes les unes sur les autres, à l'intérieur desquelles cohabitent plusieurs oeuvres et installations. Or, la cohabitation des oeuvres au sein de cette communication ouverte engendre une ambiance acoustique bruyante et gênante au sein desquelles les sons des oeuvres se perturbent mutuellement. L'ouverture de cette scénographie empêche en ce sens la mise en place de la relation d'intimité nécessaire pour « expérimenter » réellement ces oeuvres. Par ailleurs, si l'ensemble de l'exposition est éclairé par cette idée marquante de la « volupté numérique », aucun support explicatif n'éclaire réellement les oeuvres dans leur individualité, qu'il s'agisse de support papier ou de site Internet concernant l'exposition. Le spectateur et l'exposition ne sont donc mis en relation que de manière collective, par le principe de l'ouverture et de l'étonnement. Cependant, la mise en scène d'une esthétique relationnelle entre le spectateur et les oeuvres individualisées fait défaut. Nous pouvons illustrer cette idée par les remarques déçues de certains spectateurs qui espéraient une interactivité face à une oeuvre telle que « Blanc sur Blanc » évoquée plus haut. Ne pouvant toujours s'approcher de l'oeuvre suffisamment pour simuler une interaction entre leurs mouvements, leurs regards et ceux de la danseuse qui semble fixer le spectateur, surtout lorsqu'il est sel dans la pièce, de nombreux spectateurs ont conclu leur expérimentation déçue sur cette phrase : « C'est pas de l'art, c'est tout enregistré ! ». Cette déception face à la révélation d'une oeuvre standardisée, au dispositif ouvert et à la réception collective est tout à fait significative de l'opacification de l'esthétique numérique, entre démocratisation et individualisation.

Pour conclure sur cette exposition, s'il est intéressant pour un large public de découvrir les oeuvres de l'art numérique à la lumière d'une thématique originale, l'absence, pendant et après la visite, d'une médiation individualisée et esthétisée affaiblit finalement la compréhension de sa pertinence esthétique pour ce public, et l'expérimentation physique et conceptuelle des oeuvres.

b) La médiation esthétisée par une mise en scène spectaculaire de la relation au public : le cas de l'exposition de Pierre Huyghe au Musée d'Art Moderne de Paris

L'exposition du Palais des Beaux-Arts de Lille semble ainsi choisir une logique d'ouverture scénographique, privilégiant ainsi l'aspect démocratique de l'art numérique sur les possibilités d'expérimentation individuelle des oeuvres. La primauté semble également accordée à la médiation thématique de l'exposition en générale, au détriment de la relation individuelle avec les oeuvres. Un autre procédé consiste alors, au contraire, à privilégier l'actualisation de la mise en scène des oeuvres au moment de la visite. Ce choix communicationnel exige une réflexion approfondie concernant la volonté de l'artiste-médiateur, et la réception du spectateur.

.Les oeuvres imposant leurs propres codes scénographiques

L'exposition de l'artiste Pierre Huyghe « Celebration Park » au Musée d'art moderne de la ville de Paris63(*) semble suivre ce type de logique en privilégiant l'esthétique des relations interindividuelles et immédiates entre les oeuvres et les spectateurs. Le lien entre l'oeuvre et le public n'est pas créé par une thématique de médiation, caractérisant les oeuvres présentées, et l'argument de l'exposition, mais par la mise en scène spectaculaire de la relation entre les oeuvres et les spectateurs. La médiation artistique, l'orientation interprétative et interactive du spectateur est ainsi assurée et presque ordonnée par l'oeuvre elle-même et non par des procédés communicationnels extérieurs dans la mesure où l'oeuvre impose ses propres codes scénographiques. La mise en scène ne découle plus, comme dans le précédent cas, d'un choix thématique de départ, mais des oeuvres elles-mêmes qui imposent leur propre scénographie et la réception de leurs spectateurs. Le titre de cette exposition, Celebration Park, est d'ailleurs significatif à cet égard dans la mesure où il évoque le nom d'un parc que l'artiste envisage de construire, échappant aux codes muséaux traditionnels pour réinventer de nouvelles modalités temporelles et spatiales. Pour mettre en scène cette esthétique injonctive de la médiation, l'exposition semble avoir totalement organisé son espace en fonction des oeuvres qu'elle y recevrait. L'oeuvre très marquante intitulée « Gates » (2006), présente des portes gigantesques animées, pilotées par un programme, et flottant dans l'espace. Le mouvement lent et continu de ces deux portes entrouvertes engendre l'expérience pour le spectateur d'un sol mouvant et d'une perte de repères presque effrayant. L'immense couloir, au plafond très haut, où ces portes tournoient confère à l'installation une dimension d'autant plus invraisemblable et spectaculaire, et une relation d'autant plus déstabilisante et fictionnelle entre le visiteur et l'espace. L'oeuvre ne prend toute sa dimension que mise en relation avec le visiteur et ne prend toute sa force conceptuelle qu'au travers des réactions d'étonnement, d'enchantement et d'une certaine panique du spectateur.

.L'esthétique de la communication rendue spectaculaire par le dispositif scénographique

L'oeuvre « One Year Celebration » (2003), correspond à une toute autre esthétique, impliquant le spectateur à un moindre degré, et exige ainsi une toute autre réflexion scénographique. A la demande de Pierre Huyghe, des artistes, musiciens, architectes, chorégraphes ont imaginé la célébration de jours non fériés par la réalisation d'un calendrier réapproprié. Ce calendrier, exposé dans une salle isolée sous la forme d'une série de posters placés les uns à côté des autres dans une grande salle qui leur est consacré, est tout à fait représentatif du projet de cet artiste dans la mesure où il propose à la fois une mise en scène collective, une oeuvre issue de l'inter-créativité, et à la fois un autre agencement des codes conventionnels, une réinvention des rituels. La mise en scène de cette oeuvre, qui devrait se contenter d'amener le spectateur à contempler une création interagie, amène celui-ci à s'infiltrer dans l'espace clos, et à prendre part à cette oeuvre isolée du reste de l'exposition. L'incompréhension première du visiteur face à la multiplication de ces posters, face à l'immensité de ce calendrier, à l'isolement de cette pièce, les interrogations et l'étonnement conceptuel que cette oeuvre engage chez le spectateur font de la mise en scène une véritable spectacularisation de l'oeuvre. L'installation, qui ne contient pas en elle-même de possibilités d'interaction avec le spectateur, est véritablement érigée en spectacle par la pertinence de la scénographie. Le Musée d'art moderne de la ville de Paris est ainsi une institution habituée à recevoir des oeuvres traditionnelles et accepte cependant, pour tenter d'exposer les oeuvres de Pierre Huyghe dans toute leur potentialité esthétique et communicationnelle, de repenser totalement la structure conventionnelle et les dispositifs de son espace de médiation artistique.

.Une médiation ponctuelle qui laisse des zones d'hermétisme conceptuel

On note cependant que, si les aspects conceptuel et esthétique des oeuvres de cette exposition semblent éclairés, et les relations au public esthétisées d'une manière assez pertinente par une certaine spectacularisation des oeuvres, l'absence de toute trace écrite ou interactive, de tout support d'explication rétrospective semble regrettable. L'on peut en effet affirmer que malgré de nombreux efforts scénographiques, certaines oeuvres ou éléments de cette exposition, tels que le titre qu'elle porte, demeurent opaques pour certains spectateurs. Cette exposition privilégie la mise en scène et la valorisation individualisée de chaque oeuvre isolée mais n'accorde que peu d'importance à la compréhension par le public de la cohérence générale de l'exposition. Le visiteur est ainsi mené d'étonnement en étonnement, et frappé par la mise en scène artistique de sa propre relation aux oeuvres. Mais il ne peut cependant se fier qu'à lui-même quant à la conceptualisation de leur cohérence esthétique générale. Or, les médiateurs de cette forme naissante peuvent-ils se permettre, par l'absence de toute trace rétrospective et de tout support explicatif, de risquer d'entretenir les mythes de ponctualité et d'hermétisme de l'art numérique, et de l'art contemporain en général?

c) Une mise en scène explicite et cohérente d'oeuvres physiques et conceptuelles : le cas de l'exposition de John Maeda à la Fondation Cartier

Les deux expositions évoquées plus haut accordent une importance particulière à la dimension physique des oeuvres et à l'immédiateté de leur médiation. La médiation de ces expositions est assurée par une thématique, un rapport physique à l'objet, une mise en scène frappante et n'oriente qu'implicitement l'interprétation conceptuelle du visiteur. Le visiteur doit ainsi recomposer une cohérence conceptuelle qui n'est pas explicite et risque de se trouver dans une incompréhension relative du concept de l'exposition ou de la pertinence esthétique de certaines oeuvres. En essayant de susciter l'intérêt du public pour l'art numérique, les médiateurs de l'art semblent ainsi risquer d'opacifier les logiques esthétiques et conceptuelles propres à chaque oeuvre.

.Un encadrement clair de la réception

Un dernier procédé observé offre une mise en scène claire, une proposition interprétative et réceptive sans équivoque et un éclairage explicite sur les oeuvres exposées. Ce type de procédé n'implique pas nécessairement une transparence totale de la pertinence des oeuvres et de leur valeur esthétique. Cependant, il permet une compréhension de l'intention de l'artiste au travers d'une médiation explicite. L'exposition Nature et Eye'm Hungry du créateur numérique, graphiste et chercheur en informatique John Maeda64(*) à la Fondation Cartier pour l'art contemporain semble adopter ce procédé communicationnel65(*). Tout d'abord, cette exposition forme deux expositions distinctes, portant deux titres, présentant deux scénographies et visant surtout deux publics différents : l'exposition Nature doit ouvrir l'art numérique à un public très large tandis que l'exposition Eye'm Hungry doit toucher le jeune public des enfants. De manière plus précise, la première présente des projections en mouvement sur écrans évoquant, comme l'annonce le titre, des phénomènes naturels comme la pluie qui tombe ou l'herbe qui pousse ; et la seconde, qui s'adresse plus particulièrement aux enfants, présente une série d'oeuvres réactive et offre une exploration ludique du thème de la nourriture et permet, comme l'explique la présentation sur Internet, aux « jeunes visiteurs la possibilité de s'essayer à l'abstraction interactive à travers six interfaces numériques disposées à leur hauteur » en s'amusant, à l'aide d'un simple clavier et d'une souris, à faire bondir des brocolis, frétiller des anchois et même à dessiner eux-mêmes des frites. Dès lors, l'exposition encadre les publics en structurant l'espace scénographique et la présentation des oeuvres ce qui montre d'ores et déjà une logique communicationnelle claire et explicite.

.Un dispositif communicationnel cohérent, une dimension artistique diluée

L'approche esthétique de John Maeda, présentée par les brochures institutionnelles de l'exposition distribuées à l'entrée, oriente par ailleurs le spectateur dans son interprétation générale de l'événement, pendant ou après la visite. Cette approche, qu'il développe en tant que professeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology) Media Laboratory est une conception « humaniste » de l'outil informatique, favorisant une technologie plus simple d'utilisation et plus proche de l'être humain et de ses sensations, et en ce sens, une technologie capable de constituer un outil créatif. Les deux expositions sont gouvernées par cette simplicité esthétique et médiationnelle. L'ensemble de ces oeuvres, dont la signification est très explicite, est mis en scène avec simplicité, d'une manière très épurée. Les ordinateurs de la série Nature sont dissimulés, seules les images de leurs écrans sont projetées sur des toiles blanches et lumineuses. Par ailleurs, pour ce qui concerne la série Eye'm Hungry, les installations sont placées les unes à côté des autres, comme une série d'installations ludiques, et sont adaptées à la taille des enfants. Ainsi, il semble que l'esthétique scénographique de cette exposition soit toute entière guidée par les principes de l'artiste à savoir : l'humanisation des technologies et la simplicité. Par ailleurs, de nombreuses brochures institutionnelles ainsi qu'un site Internet consacré à l'exposition éclairent rétrospectivement, et de manière individuelle, la visite66(*). Ce site Internet permet de revisiter les oeuvres à la lumière d'explications conceptuelles et d'entretiens avec l'artiste. Il semble ainsi que les axes médiationnels de cette exposition résident tout à la fois dans la thématique générale de l'oeuvre, ses dispositifs scénographiques encadrant les oeuvres et les interactions encadrant la relation du public aux oeuvres. L'ensemble de ces procédés communicationnels forme ainsi un système cohérent et explicite pour le public.

Or ne peut-on craindre qu'un dispositif trop explicite, qu'une transparence interprétative n'entraîne une réception univoque et sans relief conceptuel ? Le souci de simplicité et de compréhension univoque du public ne risque-t-il d'affaiblir le sens des oeuvres ? Ne peut-on considérer qu'une mise en scène plus réfléchie des oeuvres de John Maeda aurait permis une interprétation plus riche de son concept ? Finalement, il semble que cette exposition ne soit pas le lieu d'une interprétation ou d'une reconstruction des finalités esthétiques de John Maeda mais celui d'une vulgarisation presque commerciale de ses oeuvres : un lieu où les oeuvres sont disposées avec simplicité pour des publics explicitement ciblés et différenciés dans l'espace.

.Conclusion intermédiaire : une pluralité médiationnelle riche et balbutiante

Cette étude des procédés communicationnels d'institutions traditionnelles s'essayant pour la première fois à la mise en exposition de l'art numérique, montre une hétérogénéité certaine des modalités d'exposition et des positionnements communicationnels et esthétiques. La dimension systémique de cet art qui redéfinit l'oeuvre comme une totalité impliquant la conception, les dispositifs d'exposition et d'esthétisation de la relation au visiteur déstabilise les modes de valorisation des oeuvres et semble finalement diluer partiellement les discours esthétiques définissant ce courant. De même que le Net Art, qui redéfinissait l'idée de cadre, et la notion d'interactivité chaque fois qu'une oeuvre nouvelle apparaissait, de même la mise en exposition de l'art numérique dans des institutions traditionnelle semble redéfinir à chaque fois les notions de médiation artistique et d'esthétique de la communication. Régis Cotentin, commissaire d'exposition de Volupté Numérique confiait lors de l'entretien qu'il nous a accordé :

« Je crois qu'en fait en ce moment tout le monde est en train de chercher le meilleur moyen de présenter ce type d'oeuvre qui n'est pas facile à présenter. Il y a pas encore de solution idéale, mais il y a rien qui me choque. Il y a des solutions plus ou moins heureuses à ces problèmes. » (cf. annexe p.III)

En effet, les trois logiques communicationnelles évoquées, appréhendent différemment la mise en relation des oeuvres et du public, l'esthétisation de cette relation et sa conceptualisation à long terme, et tentent toutes les trois d'ouvrir à leur manière, et avec leurs faiblesses, cette forme artistique au public en renouvelant différemment les dispositifs de la médiation. Elles révèlent par là les exigences et les écueils possibles de la mise en exposition de ce courant naissant. Cette étude de l'hétérogénéité des réponses apportées par les différents musées et institutions artistiques classiques confrontées, pour la première fois, à la problématique de la mise en exposition des créations numériques dans toute leur complexité esthétique et conceptuelle, nous amène à nous interroger sur les choix d'institutions expérimentée dans la recherche et l'exposition de l'art numérique.

3. Les choix scénographiques d'institutions spécialisées en art numérique

Parallèlement aux musées, empruntant des codes d'exposition et de mise en scène à différents types d'institutions et à différentes disciplines, se développent des centres de création, de recherche et d'exposition spécialisées en art contemporain et tout particulièrement en art numérique. Il est important de s'intéresser aux partis pris des expositions de ces organisations, écoles ou centres artistiques, créées spécialement dans le but de développer sur le plan théorique et pratique cet art. Ces partis pris se traduisent par le choix de dispositifs scénographiques : l'aménagement d'un parcours pour le visiteur dans l'espace d'exposition ; de dispositifs esthétiques : l'esthétisation de ce parcours dans l'espace et la valorisation des potentiels médiationnels et artistiques des oeuvres; et enfin de dispositifs communicationnels : des éléments (textuels, interactifs ou autres) extérieurs aux oeuvres permettant la compréhension de l'exposition ou suscitant au moins l'activité interprétative du visiteur. Nous mènerons ainsi une analyse sémiotique des dispositifs scénographiques, esthétiques et communicationnels mis en place par deux institutions à savoir une école d'art contemporain et numérique, le Fresnoy, et une organisation spécialisée dans la diffusion de l'art numérique, le centre de création numérique du Cube. Ces dernières ont toutes deux développé une appropriation différente des notions et discours qui définissent l'art numérique, et ont élaboré une approche riche et réfléchie de l'esthétique de la communication interactive. Ces organisations non marchandes, créées pour contribuer à la construction d'une pensée de l'art numérique et à son développement pratique, à sa valorisation esthétique et conceptuelle, constituent des acteurs essentiels du développement théorique, définitionnel et communicationnel de l'art numérique. En ce sens, il est important de comprendre de quelle manière elles tentent de répondre aux exigences et problématiques esthétiques, scénographiques et communicationnelles de cet art. Comment ces institutions de référence en matière de légitimation discursives, communicationnelles et esthétiques de l'art numérique conçoivent-elles leurs expositions et l'orientation de leurs publics?

- Nous étudions dans un premier temps une véritable esthétisation de la médiation artistique au travers des dispositifs communicationnels et scénographiques de l'institut de recherche en création contemporaine et numérique du Fresnoy.

- Puis, nous analysons dans un second temps les procédés d'une valorisation démocratique de l'art numérique au travers des dispositifs d'exposition et d'orientation interprétative du public du centre de création numérique du Cube.

a) Esthétisation de la médiation au sein de l'institut de recherche en art contemporain et numérique du Fresnoy.

Il est dans un premier temps intéressant de chercher à comprendre la logique théorique et pratique des expositions d'art numérique d'un institut de recherche et d'enseignement en art contemporain et numérique. La mise en exposition, pour ce type d'institution, ne constitue pas un événement ponctuel dont il faut revendiquer l'avant-gardisme, mais fait partie d'un système diachronique de recherche théorique et pratique. Les expositions qui y sont organisées ne sont à chaque fois que l'actualisation d'une pensée construite, élaborée au fil de l'histoire de l'institution, et constituent à leur tour un maillon de cette chaîne conceptuelle. Par ailleurs, nous pensons ici à des institutions relativement mal connue du grand public, et qui, malgré une volonté exprimée d'élargir leur public et de démocratiser l'art contemporain, ne sont souvent fréquentées que par des publics initiés ou du moins curieux. On comprend donc que, malgré un objectif commun de démocratisation, les logiques communicationnelles des deux types d'institutions évoquées jusqu'alors ne puissent être les mêmes dans la mesure où celui que nous évoquons maintenant, au travers de l'exemple de l'Ecole du Fresnoy, ne tente pas de convaincre ponctuellement un public indéfini, mais d'élaborer une conception institutionnelle cohérente de cette expression artustique sur le long terme.

L'Ecole du Fresnoy, située à Tourcoing dans la région du Nord Pas de Calais est un centre de formation, de recherches et de productions spécialisé dans les arts numériques et dans tous les domaines artistiques de l'image et du son. Elle propose au public des expositions temporaires d'art contemporain afin de donner un écho au travail des professeurs et intervenants de leur établissement, des artistes travaillant en leur sein, ou encore de leurs étudiants. L'exposition qui nous intéresse, et dont nous étudions ensuite les caractéristiques scénographiques est une monographie de l'artiste Thierry Kuntzel nommée « Lumières du Temps »67(*). De quelle manière cette exposition exploite-t-elle les possibilités esthétiques et communicationnelles de l'art numérique et oriente-t-elle le visiteur dans sa relation physique et interprétative aux oeuvres ?

.Un dispositif permettant à l'oeuvre d'être expérimentée individuellement

Les éléments particuliers de cette exposition frappent immédiatement, dès l'entrée de la visite. L'espace d'exposition est immense et se compose de pièces si sombres que l'on n'en distingue que difficilement l'accès. Chacune de ces pièces, souvent circulaires comme des amphithéâtres ou très allongées comme des couloirs, semble aménagée pour ne recevoir qu'une seule oeuvre. Les lieux apparaissent immédiatement comme des espaces de dialogues, non pas entre des oeuvres, mais entre l'oeuvre et le spectateur. L'immensité de l'espace d'exposition permet par ailleurs au visiteur de pouvoir profiter d'une relation individuelle avec l'oeuvre et permet par ailleurs à l'oeuvre d'actualiser l'ensemble de ses potentialités sans être dénaturée par une gêne visuelle ou sonore quelconque. Le visiteur est ainsi immédiatement intégré dans cet espace calme et obscur et ne peut que s'interroger, dès le départ, sur cette atmosphère intimiste à huis clos, une atmosphère de confidence. La première salle dans laquelle le spectateur est accueilli a la forme d'un petit amphithéâtre obscur au sein duquel est installée l'oeuvre nommée Une Lettre (1998-1999). De nombreux écrans, environ dix, y sont disposés en arc de cercle et présente la même image d'un paysage filmé, paysage très calme où l'on voit parfois passer une silhouette lointaine. Les vidéos sont presque silencieuses mais laissent échapper, pour le spectateur attentif, un souffle extrêmement subtil, comme une brise. Ce souffle très discret, que l'on n'entend qu'en s'approchant, renforce l'atmosphère intime de la pièce et de l'ensemble de l'exposition. Chaque écran montre le paysage à des heures différentes de la journée ce qui donne l'impression au spectateur d'être enfermé au sein d'une nouvelle temporalité, un temps imposé du défilement circulaire. Enfin, un meuble est posé en face de chaque écran et porte un ouvrage que le spectateur peut feuilleter à sa guise : il s'agit de La Lettre de Lord Chandos de Hugo Hoffmansthal, écrite à Francis Bacon en 1901 pour s'excuser d'avoir renoncé à toute activité littéraire ; texte qui, pour Thierry Kuntzel, « a tout à voir avec l'image, l'abandon de l'écriture au bénéfice de la perception, le basculement du discursif dans la contemplation muette »68(*). Le texte de Hugo Hoffmansthal est ainsi mis en scène par Thierry Kuntzel au travers de cette installation de l'ouvrage et de la vidéo, et éclairé d'une manière tout à fait subjective par une image flottante et linéaire, évoquant les thèmes de la contemplation passive et de l'évanescence. De même, cette esthétique est elle-même mise en scène par la scénographie de cette pièce en demi-cercle qui entraîne le visiteur à ne pas se contenter de contempler les pièces de cette oeuvre, mais à s'imprégner de cette atmosphère intimiste et à s'y infiltrer. La scénographie de cette oeuvre, ainsi que celle de l'ensemble de l'exposition, présente ainsi une mise en scène à demi-obscure, presque muette, entraînant un renfermement de l'oeuvre sur elle-même et s'entrouvre pourtant au visiteur comme une invitation personnelle. Le spectateur est intégré au sein de cette oeuvre d'art au dispositif entrouvert et au son chuchotant comme s'il était une partie manquante de la mise en scène. Chaque oeuvre de cette exposition est ainsi encadrée par le dispositif de la pièce qui l'accueille afin d'esthétiser non seulement l'oeuvre, ses concepts, mais également sa relation intime et très personnelle au spectateur.

.Des oeuvres mêlant l'interaction et la contemplation

Cette exposition semble ainsi proposer un certain renouvellement des dispositifs scénographiques, non seulement pour permettre l'adéquation entre l'artiste et son dispositif, mais également entre chaque oeuvre et son dispositif. Chaque pièce est en effet agencée selon l'esthétique et le concept communicationnel de l'oeuvre et de son rapport personnel, voire souvent intime au public. Par ailleurs, comme nous l'avons vu, le spectateur, devenu « spect-acteur », prend réellement part à ce processus artistique en pénétrant, parfois avec hésitation, dans des lieux toujours obscurs, presque silencieux et pourtant très intimistes qui se referment sur lui, et sur son écoute attentive du déroulement progressif de l'oeuvre. Dès lors, de même que le dispositif qui semble embrasser parfaitement la relation à l'oeuvre, de même le « spectacteur » s'insère dans une mise en scène esthétisée qui a prévu sa présence et sa réaction. Celui-ci est ainsi introduit à l'intérieur de dispositifs fortement injonctifs par le biais des oeuvres elles-mêmes, de leur potentiel médiationnel, mais également par le biais de leur agencement scénographique dans la mesure où le dialogue qu'il entretient avec l'oeuvre lui est largement dicté par cette dernière.

L'esthétique de la médiation mise en scène par cette exposition permet ainsi de créer entre l'oeuvre et le « spectacteur », un dialogue à la fois injonctif et interactif, à la fois participatif et contemplatif. L'oeuvre la plus célèbre de l'exposition, The Waves, offre une expression particulièrement éloquente à cette esthétisation générale de la relation à l'oeuvre. Cette installation vidéo interactive et sonore (2003) est un écran géant placé au bout d'un immense couloir et représentant le film d'une mer très agitée. Le visiteur s'avance ainsi dans le couloir obscur et est accompagné par le bruit puissant des vagues agitées. A mesure qu'il s'avance dans le couloir et qu'il s'approche de l'écran, la mer se calme progressivement et le bruit des vagues s'affaiblit. Puis, lorsque le visiteur s'approche au plus près de l'écran, l'image se fige totalement et le bruit des vagues cesse pour ne laisser place qu'à un souffle léger, semblable à celui de l'installation La Lettre, vue plus haut. Cette oeuvre d'art, est ainsi partiellement agie par le « spectacteur » individualisé dans la mesure où lui seul peut activer ses potentialités et ainsi la faire exister telle que son créateur l'a conçue. Par ailleurs, elle est également fortement injonctive dans la mesure où elle lui impose le déroulement de la découverte de l'oeuvre. Il s'agit là d'une réelle interaction qui permet à l'oeuvre et au dispositif une interactivité mutuelle et parfaitement simultanée. Par ailleurs, comme le développe le scénographe et penseur de l'art contemporain Paul-Emmanuel Odin, le dispositif de cette oeuvre présente une esthétique de la communication remarquable dans la mesure où elle n'ouvre son processus artistique et interactif qu'à un seul visiteur à la fois. Lorsque deux visiteurs souhaitent explorer cette oeuvre au même moment, le plus éloigné des deux doit se contenter de contempler passivement la relation de l'oeuvre avec l'autre :

« C'est donc dans le dialogue entre ce visiteur qui s'est approché et ceux qui restent loin que réside toute la dialectique de cette installation, ce qui se révèle être sa profonde dimension intersubjective, son humanité bouleversante. »69(*)

Il semble ainsi que les logiques esthétique et communicationnelle de cette exposition se fondent totalement au sein des dispositifs artistiques et scénographiques, impliquant une participation intellectuelle et physique, contemplative et participative du spectateur. La dimension interactive des oeuvres, leur dispositif de médiation et l'espace aménagé pour leur naissance face au spectateur se conjuguent pour confondre les frontières entre l'oeuvre, sa mise en scène, et pour insérer le spectateur dans un processus communicationnel et esthétique.

.Un éclairage conceptuel rétrospectif au travers de plusieurs supports

Si les oeuvres de Thierry Kuntzel suscitent une implication physique et interprétative évidente du spectateur, il semble que la signification propre de chaque oeuvre pour l'artiste soit toujours implicite, laissée à la libre interprétation rétrospective du spectateur. Au moment où l'oeuvre prend acte, la dimension esthétique et relationnelle semble agir sur le spectateur avec une telle force injonctive que la contemplation est l'attitude dominante. Il semble ensuite difficile pour ce dernier de s'affranchir du dialogue interactif et de l'attitude contemplative pour repenser les oeuvres dans une perspective de conceptualisation rétrospective. Les médiateurs de cette exposition, qui ont déjà contribué à éclairer les oeuvres et à mettre en scène leur relation avec le public, ont également organisé cette « réception » rétrospective et conceptuelle des oeuvres au travers de différents supports. Tout d'abord, à l'entrée de chaque pièce de l'exposition, sont disposés des supports écrits, en plusieurs exemplaires, expliquant les oeuvres et que le spectateur peut collectionner et emporter avec lui après l'exposition. Les textes explicatifs sont toujours disposés devant les pièces et présentent, une à une les oeuvres contenues dans ces pièces. Ces présentations textuelles disposées à l'entrée constituent même, lorsque les pièces d'exposition sont particulièrement obscures, une sollicitation pour le spectateur, le signe qu'une oeuvre y est dissimulée. Les spectateurs sont ainsi souvent étonnés de voir apparaître cet étalage lointain de textes explicatifs devant des rideaux sombres ou même devant une porte fermée qu'ils n'avaient pas distingués : unique signe de la présence d'une oeuvre secrètement gardée. Le parcours de cette exposition est ainsi organisé, à certaines étapes, comme un jeu de piste dans la mesure où certaines oeuvres ne sont dévoilées au visiteur que s'il découvre leur lieu obscur et s'il ose y pénétrer. Ceci semble confirmer, une fois de plus, l'idée d'une invitation intimiste, d'une sollicitation discrète, ressemblant au chuchotement d'une confidence, mises en scène par l'organisation scénographique de l'exposition. De plus, ceci appelle le spectateur à accorder une certaine importance à cette introduction ou rétrospection textuelle dans la mesure elle éclaire symboliquement autant la pièce d'exposition que l'intention conceptuelle de l'artiste. Ces présentations développent ainsi les dimensions conceptuelles et les possibilités interprétatives de chaque oeuvre au travers de réflexions qui ne sont jamais des explications. Les oeuvres ne sont pas décortiquées, et leurs concepts ne sont pas mis à plat par de simples explicitations : elles sont éclairées dans tout leur relief esthétique au travers des extraits choisis de différentes pensées de l'artiste, des médiateurs et des théoriciens les concernant. La rétrospection conceptuelle des oeuvres de cette exposition s'inscrit, elle aussi dans une logique de mise en scène et d'esthétisation de l'intersubjectivité puisqu'elle confronte les points de vues et les ressentis créatifs et réceptifs de Thierry Kuntzel lui-même, de son commissaire d'exposition, et encore de penseurs de l'art. Une oeuvre intitulée « Les Tombeaux de Fritz Lang et de Jacques Tourneur » présente une installation composée de deux portes fermées en bois noir disposées côte à côte et laissant s'échapper, en alternance, des effets lumineux blancs et rouges, suivant les variations musicales. Cette oeuvre est éclairée par le catalogue au travers d'une interprétation du commissaire d'exposition Raymond Bellour, mais également et surtout au travers d'un récit dramaturgique en vers de Thierry Kuntzel. Enfin, nous précisons qu'un support plus tardif est apparu pour éclairer les oeuvres et orienter la démarche interprétative du spectateur : il s'agit d'un catalogue interactif de l'exposition sous forme de DVD. Le commissaire d'exposition, Raymond Bellour, présente ce catalogue comme tout à fait inscrit dans cette mise en scène artistique de la communication rétrospective de l'exposition, éclairant celle-ci à la lumière des intersubjectivités esthétisées : « Le catalogue de l'exposition est lui-même une oeuvre. Troisième production (après Antoni Muntadas et Michael Snow) de la série de DVD d'artistes, "Anarchive", conçue par Anne-Marie Duguet, Title T.K. se présente comme la somme active de l'oeuvre, au gré d'une circulation intense entre des images souvent muettes et les mots écrits dont elles sont nées. »70(*)

L'objectif de cette exposition n'est pas celui d'une démocratisation de l'art numérique, mais celui d'une mise en exposition cohérente de la réflexion esthétique, scénographique et communicationnelle de cet institut de recherche. Or, il semble que cette institution apporte une réponse originale, et assez heureuse aux problématiques posées par l'art numérique. Si les oeuvres comprennent en elles-mêmes un potentiel interactif, une médiation physique et une présence conceptuelle très imposantes, la mise en scène de celles-ci se révèle déterminante dans la mesure où elle délivre une conception de l'oeuvre et de son rapport au spectateur. Par la création d'une atmosphère intimiste, le semi-cloisonnement, la semi-obscurité, et encore le semi-mutisme des oeuvres, le spectateur se sent accueilli par un espace secret qui se referme sur lui et l'insère dans son processus esthétique. Par ailleurs, la mise en scène d'un éclairage conceptuel au travers de réflexions textuelles intersubjectives et de supports interactifs artistiques rapproche à l'extrême les logiques esthétiques, scénographiques et communicationnelles. Régis Cotentin, commissaire de l'exposition « Volupté Numérique » citée plus haut renforce nos propos en montrant que cette exposition pourrait constituer un exemple de médiation heureuse de l'art numérique pour d'autres scénographes: «Il y a pas encore de solution idéale, mais il y a rien qui me choque. Il y a des solutions plus ou moins heureuses à ces problèmes (...) Il y a eu une expo au Fresnoy notamment autour de l'oeuvre de Thierry Kuntzel qui était vraiment intéressante et réussie au niveau de la scénographie, du rapport au spectateur. On comprenait vraiment l'intention de l'artiste et le spectateur se prenait complètement au jeu. » (cf. annexe p.III)

b) Les stratégies communicationnelles démocratisantes d'un centre d'art numérique : Le Cube

Nous avons, dans les précédents paragraphes, analysé les dispositifs d'exposition mis en place par deux types d'institutions différentes : le premier ayant pour ambition de faire connaître et de faire aimer l'art numérique, le seconde ayant pour objectif de construire, pas à pas, un système esthétique et réflexif cohérent à propos de l'art numérique. Le type d'institution auquel nous nous intéressons à présent mêle ces deux logiques dans la mesure où il tente de démocratiser l'art numérique en développant tout à la fois une pensée théorique sur le sujet et un ensemble de mises en pratiques esthétiques et communicationnelles par le biais d'expositions. Il s'agit des organisations nommées « Espaces Culture Multimédia » (ECM) créées par le Ministère de la Culture et de la Communication en 1998 dans le but de mettre en oeuvre des actions et des programmes de sensibilisation, d'initiation et de formation au multimédia à partir de contenus culturels, éducatifs et artistiques et de projets d'usages de ces technologies. Ces espaces tentent de démocratiser, et plus particulièrement de vulgariser, pour tout type de population, la dimension culturelle des technologies de l'information et de la communication à la fois comme outils d'accès à la culture et au savoir et comme outils d'expression et de création.

De quelle manière ces espaces, dont le but est d'initier un public très large à la création numérique, orientent-t-ils le spectateur dans son appréciation et sa réception ? De quelle manière ces institutions tentent-elles de concilier cet objectif de démocratisation de l'art numérique et une démarche esthétique et communicationnelle d'appréciation individuelle des oeuvres ? Est-il possible de valoriser le caractère démocratique de l'art numérique tout en mettant en scène chaque oeuvre dans sa richesse relationnelle avec le spectateur ? A la lumière de ces questionnements, et au travers de l'étude d'une exposition du centre de création numérique français le plus célèbre, le Cube71(*), nous tentons de comprendre la réconciliation possible entre les deux logiques d'esthétique interactionnelle, individualisée et de réception collective. Nous analysons plus précisément de quelle manière le Cube parvient à créer un espace social au sein d'une exposition d'art numérique en aménageant une scénographie à la fois ouverte et cloisonnée, et en traduisant ainsi d'une manière physique, très tangible, une esthétique de l'individualisation de masse.

.La création d'un espace social au sein même de l'espace de réception artistique

L'exposition qui nous intéresse, « My Heart belongs to Tokyo » 72(*) traite de la jeune création numérique japonaise et semble en effet conjuguer la médiation collective et individuelle en distinguant deux scénographies imbriquées l'une dans l'autre : une première scénographie de l'ouverture et comprend des dispositifs scénographiques du cloisonnement. Tout d'abord, l'atmosphère générale de l'exposition rend évidente l'intention des médiateurs d'élaborer une scénographie globale de l'ouverture. L'exposition n'est en effet composée que d'une grande pièce lumineuse annonçant à l'entrée, inscrit au mur dans des couleurs très vives le titre de l'exposition : « My heart belongs to...Tokyo ». Par ailleurs, cette grande pièce ne contient pas simplement l'exposition mais également un bar avec des serveuses et des sièges où les visiteurs peuvent s'installer. Un autre coin de repos est également installé, avec deux fauteuils et un canapé, à l'intérieur de cette salle. Cet espace d'exposition se présente ainsi comme un salon de réception donnant lieu à une monstration artistique, à l'inverse d'une institution comme le Fresnoy qui encadre véritablement l'esthétique de ses oeuvres par l'organisation de l'espace scénographique afin que le visiteur se sente le plus proche possible des oeuvres. Ici, les dispositifs apportés par l'institution et qui apparaissent dès l'entrée sont des dispositifs extérieurs, qui ne sont en rien artistiques et qui apparaissent comme des obstacles volontaires à toute naissance d'une relation intimiste et esthétisée entre le visiteur et le lieu lui-même. Le lieu de l'exposition désacralise les oeuvres qui y sont disposées dans la mesure où il ne considère plus le visiteur comme un simple visiteur mais exige de lui qu'il se comporte comme dans un espace social. Nous remarquons par ailleurs que les spectateurs ainsi accueillis s'autorisent à parler et à rire à voix haute, ce qui démontre bien l'écart entre ce type de lieu et un musée. L'institution, contrairement au Fresnoy et aux institutions plus traditionnelles vues plus haut, applique ses propres codes muséaux, s'inscrivant dans une esthétique totalement cohérente de désacralisation et de démocratisation de l'art, et ne tentent pas de s'adapter aux codes esthétiques de l'artiste exposé ou du thème choisi.

.La rupture scénographique de deux esthétiques inversées au sein du même espace

Ce n'est qu'au second regard que le visiteur découvre, après le salon de réception collective, des oeuvres numériques qui sont essentiellement des créations sur supports photographiques et qui sont exposées les unes à côté des autres, comme les toiles d'une exposition classique. Ces travaux graphiques sur photographie numérique sont souvent des représentations assez surprenantes d'animaux ou d'objets humanisés, d'êtres humains animalisés ou surhumanisés, et semblent ainsi se rejoindre sur une thématique très générale qui est celle de l'humanisation et de ses frontières. Elles interpellent ainsi les spectateurs dans la mesure où elles sollicitent sa volonté naturelle de reconnaître les objets représentés et souvent transfigurés par l'artiste. Par la transfiguration graphique propre à la création numérique, s'établit ainsi une relation interactive entre l'oeuvre figée et le spectateur contemplatif au travers d'une recherche ludique des référents de l'oeuvre.

Cependant, malgré cette forme de relation intersubjective entre le spectateur et la création, les créations graphiques sont exposées d'une manière totalement ouvertes et pour une réception collective. Elles s'inscrivent, elles aussi, dans l'atmosphère de salon de réception collective et semblent décorer ce lieu en lui apportant une légère dimension thématique. Cependant, à l'intérieur de ce cercle extérieur, sont disposées trois petites pièces closes et individuelles. Dans chacune d'elle sont installés un écran, un siège et des écouteurs. Le format individualisé de chacun de ces dispositifs composant l'installation est ainsi fortement impératif sur le plan temporel et spatial dans la mesure où il se présente comme un spectacle vidéo, imposant le temps, l'isolement et la position physique de la réception. Les écrans proposent des installations vidéo de trois artistes numériques japonais, Masakatsu Takagi, UA, et Saeko Takagi, que l'on peut rapprocher par une tonalité positive, colorée, et souvent onirique. Ces installations vidéo apparaissent ainsi comme des oeuvres à la fois esthétiques et musicales, et n'appellent pas le spectateur à de réelles interrogations conceptuelles. Le spectateur demeure ainsi relativement contemplatif, voire passif devant cette oeuvre qui pourtant met en scène un certain dispositif relationnel. Nous avons noté des réactions très simples des spectateurs au sortir de cette expérience de l'esthétique numérique, qui semblent confirmer nos observations telles que l'ennui ou la simple satisfaction de « jolies images ». La réception semble ainsi être tout à fait comparable à celle que suscite l'art pictural traditionnel dans la mesure où les oeuvres sont à la fois abstraites et esthétiques et entraîne un regard contemplatif, même lorsqu'il est individuel. On note ainsi une inversion étonnante des réactions engendrées par ces deux logiques communicationnelles opposées dans la mesure où ce sont les oeuvres figées qui suscite une certaine « interactivité » au sein même de la contemplation, et les oeuvres individualisées et mises en scène par un dispositif relationnel injonctif qui engendrent souvent le bercement contemplatif. Le spectateur, ainsi accueilli dans un espace social prometteur, aux aspects ludiques et colorés, semble déçu par cette rupture scénographique et esthétique entre l'interactivité et la contemplation.

.Une oeuvre centrale éclaire et esthétise l'ensemble de l'exposition

Il paraît alors étrange, et peu harmonieux de voir cohabiter ces deux esthétiques de la relation, ces deux mises en scène séparées de la réception, déstabilisantes pour le spectateur. Un dernier dispositif apparaît alors, souvent en fin de visite, comme le centre de l'exposition dans la mesure où il semble faire le lien entre les deux logiques communicationnelles : il s'agit d'une oeuvre interactive de l'artiste Skel. Cette oeuvre est composée de deux dispositifs dont la conjugaison simultanée au sein d'un même processus artistique est tout à fait significative des dimensions possibles de la notion d'esthétique de la communication. Le premier est un écran géant, situé dans la partie ouverte de la pièce, en face de « l'espace lounge », et le second est un espace fermé et obscur, caché derrière des rideaux et qui ne peut accueillir qu'une ou deux personnes à la fois. Cet espace comprend également un écran, des caméras retransmettant en direct l'image du visiteur sur les deux écrans, et des techniciens qui travaillent sur les mouvements, les formes et les couleurs de ces films afin de les transfigurer au moment même où elles sont filmées. Les visiteurs accueillis à l'intérieur de ce dispositif semblent ainsi devenir les co-auteurs de ces oeuvres et se contemplent eux-mêmes au moment même de leur contribution. Par ailleurs, les spectateurs extérieurs contemplent cette interaction créative qui s'actualise sous leurs yeux. Une seule et même oeuvre encadre donc deux réceptions très différentes, et deux esthétiques de la communication distinctes. Ainsi, la mise en scène de cette oeuvre, qui encadre et esthétise une double relation à l'oeuvre, permet une valorisation de l'aspect ludique, participatif mais également conceptuel et relationnel de cette oeuvre. L'ensemble des dimensions de cet espace d'exposition, qui semblaient paradoxales et disharmonieuses -les dimensions socialisante et non artistique, individualisée et peu interactive, thématique- est éclairé par la présence et le concept relationnel de cette oeuvre. Celle-ci met en scène une véritable esthétique de la communication, en conciliant des notions d'intériorité et d'extériorité de la réception, et en permettant au spectateur de contempler une interaction créative en acte. Au travers de cette esthétique très riche, cette oeuvre semble conceptualiser rétroactivement l'ensemble de la visite.

Il semble ainsi que cette exposition conjugue réellement la logique de la réception collective et de la réception individualisée en plaçant d'une part le visiteur dans une atmosphère générale très ouverte, et en l'enfermant au sein de dispositifs injonctifs et individualisés. Le spectateur, à la fois anonyme et personnalisé, peine à situer sa place dans cet espace qui est tantôt un espace social et léger, et tantôt un espace renfermé sur son esthétique, individualisant et injonctif. Les injonctions adressées par le dispositif de médiation au spectateur sont proprement paradoxales : celle de devenir un être social, extérieur à l'esthétique de cette exposition, puis d'être contemplatif et enfin de se faire objet esthétique pour contribuer aux oeuvres relationnelles. Naturellement, le spectateur se tourne vers l'oeuvre qui semble réunir et créer le lien nécessaire entre toutes ces dimensions paradoxales de l'exposition, en permettant une mise en scène ludique, contemplative et participative de la réception et en esthétisant la relation collective et individuelle à l'oeuvre puis à l'exposition toute entière.

Cette étude comparée de deux logiques de médiation de centres de recherche et de diffusion spécialisés en art numérique montre, une fois de plus, les contradictions possibles entre deux positionnements communicationnels et esthétiques pour exposer la création numérique. Si le Fresnoy construit entièrement son dispositif scénographique dans le but d'un encadrement conceptuel injonctif de la relation individualisée et esthétisée entre l'oeuvre et le spectateur, le Cube semble au contraire décloisonner cette relation, l'affranchir de tout code esthétique afin de devenir un lieu social de démocratisation artistique.

Conclusion intermédiaire : polymorphie du concept d'esthétique de la communication

De manière plus générale, cette analyse des dispositifs d'exposition, des partis pris communicationnels, esthétiques et scénographiques des différentes institutions exposant l'art numérique, donne une expression particulièrement éloquente aux contradictions et polysémies discursives du courant lui-même. Au travers d'une immersion progressive au sein des mises en exposition « en ligne » et « hors ligne » de l'art numérique, il fallait conférer une clarté, une cohérence à cette actualité artistique contrastée, difficilement déchiffrable. Entre survalorisation du spectateur comme objet du processus esthétique et hermétisme revendiqué des oeuvres, entre contestation des codes communicationnels et strict encadrement de la relation au spectateur, et encore entre cloisonnement intimiste et ouverture démocratique, les différentes mises en exposition étudiées montrent un effort de renouvellement certain mais largement polymorphe des logiques de médiations artistiques de la création numérique. Cependant, nous ne pouvons conclure sur la simple hétérogénéité des formes d'exposition de cet art dans la mesure où notre étude démontre également le déploiement progressif des concepts de l'art numérique au sein de ses mises en scène. Nous retrouvons en effet, au sein de chaque exposition, de chaque type de médiation et de chaque positionnement communicationnel distinct, une semblable volonté de mettre en scène, selon différents dispositifs physiques et conceptuels, une esthétique de la communication.

Conclusion générale

«C'est un art qui est comme l'enfant en train de grandir, qui refuse la mesure mais qui ne veut pas revenir à maman non plus » (Daniel Cacouault, Cf. Annexe p.XIX)

Cette étude de la pratique artistique émergente qu'est l'art numérique, des difficultés de sa naissance théorique, institutionnelle et esthétique au public, clarifie et dépassionne à plusieurs égards les discours qui définissent celle-ci. Au delà de toute polémique questionnant la légitimité artistique de tels usages, nous avons tenté en effet de déchiffrer et de démêler la multiplication hétérogène des logiques esthétiques et communicationnelles à l'oeuvre, au travers d'une analyse théorique et pragmatique. Par ailleurs, nous avons mobilisé les idéologies gouvernant ce champ artistique afin de les nuancer et de montrer en quoi elles opacifient l'esthétique naissante aux yeux du public. De manière plus générale, nous avons montré de quelle manière la mise en exposition de l'art numérique reflétait, par son hétérogénéité mais également par sa richesse esthétique, les multiples discours, mythes et concepts définissant l'esthétique de la communication.

Dans un premier temps, nous avons tenté de mener une exploration « phénoménologique » des différents discours, conceptions et appropriations qui caractérisent ce champ artistique depuis sa naissance. Nous avons constaté une complexité définitionnelle certaine, analysée et décantée sous l'angle historique, institutionnel et artistique. L'art numérique s'est tout d'abord défini par la conception de ses premiers artistes et penseurs qui souhaitaient déjà dématérialiser l'objet artistique, ouvrir l'oeuvre d'art à l'ordre de l'éphémère et de l'inachèvement afin de créer un espace artistique entre l'oeuvre et le spectateur qui ne soit plus un simple espace de contemplation distante, mais un espace d'inter-créativité. Puis, les appropriations institutionnelles de cette définition très conceptuelle du champ artistique ont montré la difficulté de cette création d'un espace relationnel entre l'oeuvre numérique, dématérialisée et le spectateur. La singularité de cet art, son aspect esthétiquement incorrect et l'idéologie révolutionnaire qui le caractérise ont souvent transformé l'esthétique de l'éphémère et de l'immatériel en une ponctualité sans substance, difficile à cerner et à institutionnaliser durablement. Enfin, les perceptions des artistes numériques actuels sur leur propre courant créatif montrent pour leur part l'écart entre les discours qui la gouvernent et les logiques esthétiques et médiationnelles qu'elle tente de révéler. Le courant artistique naissant apparaît alors comme une forme balbutiante, qui peine à s'affranchir des injonctions à la nouveauté et à la démocratisation pour trouver de réelles modalités d'identification et de mises en scène auprès du public.

Cette analyse objective de la naissance conceptuelle et de la recherche identitaire de l'art numérique est ensuite éclairée par une immersion à l'intérieur des pratiques et des stratégies, des dispositifs et des tactiques artistiques. Nous avons tenté de photographier ce labyrinthe en perpétuel mouvement afin d'en avoir une vision claire et actuelle, et d'en dégager une description empirique et lisible. Les trois types d'organisations observées, sites Internet, institutions d'art classique et moderne, et centres de recherche et de création contemporaine et numérique, montrent en effet l'extrême diversité des définitions et mises en scène possibles du concept d'esthétique de la communication. Sur Internet, le dispositif d'exploration interactive de l'oeuvre ou de contribution du spectateur fait intimement partie du projet artistique et transforme ainsi le spectateur en un objet esthétique et médiationnel. Par ailleurs, les différentes institutions d'art classique, moderne et numérique hors ligne répondent par leurs expositions aux objectifs divers de démocratisation ou d'esthétisation de la création numérique. Leurs procédés artistiques et communicationnels extrêmement divers, entre spectacularisation des oeuvres, argumentation presque commerciale de ses logiques conceptuelles, cloisonnement intimiste du lieu artistique sacralisant la relation du spectateur à l'espace, ou encore socialisation du lieu affranchissant le visiteur de toute injonction à la contemplation artistique, déstabilisent fortement le spectateur et le médiateur traditionnel, qui ne forment qu'une seule et même personne. Ces derniers doivent tous deux s'infiltrer dans un espace de médiation esthétique aménagé préalablement par l'artiste, et interagir avec des oeuvres aux codes inconstants, qui imposent leurs propres logiques médiationnelles et esthétiques sans se référer à un dispositif originel et identifiable.

En ce sens, les trois hypothèses de départ qui ont guidé nos recherches et nos questionnements sont toutes trois confirmées et à la fois enrichies par notre double recherche théorique et pragmatique.

-Tout d'abord, l'art numérique nous apparaissait d'ores et déjà comme une notion ambiguë, à la croisée de nombreux courants artistiques et conceptions esthétiques, et aux frontières diluées par la multiplicité de ses idéologies, et la polyphonie de ses réappropriations définitionnelles.

Cette première hypothèse, qui comprend à la fois l'idée d'une ambiguïté esthétique et conceptuelle de l'art numérique, a été confirmée au travers de nos recherches documentaires, théoriques et historiques. Nous avons vu en effet que ce champ artistique se définissait par la naissance parallèle de trois courants distincts, l'art informatique, l'art vidéo et le Net art dont la caractéristique commune est de mêler les disciplines artistiques traditionnelles tout en faisant appel à d'autres supports et à d'autres médiums. Par ailleurs, la singularité de cette démarche artistique et la difficulté de son institutionnalisation ont entraîné de perpétuelles réappropriations définitionnelles et une opacification de ses logiques auprès du public. Cependant, il est important de nuancer l'aspect assez catégorique de cette hypothèse dans la mesure où l'analyse minutieuse de ces définitions, et l'attention portée aux données subjectives et objectives de l'art numérique, permet de clarifier les voix distinctes de cette polyphonie discursive. Nous avons ainsi pu distinguer le caractère idéologique et formel de certains discours, concernant notamment les aspects contestataires, révolutionnaires et totalement démocratisant de l'art numérique.

- Par ailleurs, une deuxième hypothèse montrait l'esthétique de la communication comme redéfinissant le rapport à l'oeuvre d'une manière complexe, difficile à comprendre pour le public, visant à la fois la démocratisation de l'art et une relation individualisée et esthétisée au public.

Cette hypothèse de départ semble totalement confirmée par le témoignage des acteurs de la création et de la médiation de ce champ artistique, chargés précisément de créer cette espace esthétique de la communication entre l'oeuvre et le spectateur. Il semble même que la contradiction entre la démocratisation de l'art numérique et de son expérimentation conceptuelle et physique par le spectateur individualisé constitue l'une des dialectiques fondamentales rythmant l'intégralité de notre étude. Il existe en effet une idéologie de démocratisation de l'art numérique dans la mesure où celui-ci ouvre l'objet artistique à la manière d'un spectacle, utilise les médiums de la communication de masse, et ne prend ainsi sens que dans sa confrontation au public. Or, l'esthétique individualisante de l'art numérique, confrontant le spectateur au dispositif artistique dans lequel il doit s'infiltrer, confère toute sa dimension et sa complexité au concept d'esthétique relationnelle. Les artistes et médiateurs interrogés ont ainsi montré la difficulté et les risques d'opacification, pour le public, d'une mise en scène qui individualise physiquement et mentalement le spectateur et spectacularise à la fois le processus artistique.

-Enfin, notre dernière hypothèse était celle d'une ambiguïté des médiations, engendrée par l'opacité des notions, qui se manifeste par la multiplicité et l'hétérogénéité des modes scénographiques et communicationnels de valorisation et d'exposition des oeuvres d'art numérique.

Cette dernière hypothèse, qui implique l'idée d'une adéquation entre la logique opaque des définitions notionnelles de l'art numérique, et celle de ses médiations est confirmée par notre étude, bien que notre analyse sémiotique des logiques d'exposition et de valorisation de l'art numérique auprès du public la nuance quelque peu. En effet, les multiples esthétiques et positionnements communicationnels des différentes institutions exposant l'art numérique apparaissent comme le reflet des inconstances et négociations définitionnelles et déstabilisent le spectateur. Or, notre immersion au sein des mises en exposition de la création actuelle nous montre une certaine richesse des médiations, telles qu'elles sont mises en scène par chacune des institutions. Les expositions évoquées semblent toutes éclairer à leur manière un concept de l'art numérique, de l'esthétique relationnelle ou de l'esthétique propre de l'artiste exposé, et orientent ainsi le spectateur dans son errance interprétative. Ainsi, cette hétérogénéité, qui apparaît comme une errance des médiations, et qui demeure souvent dans l'ensemble assez opaque pour le public, n'est pas vaine et semble constituer un ensemble dialectique en perpétuelle évolution.

Cet art nous apparaît ainsi comme une forme d'expression entièrement définie, pour l'instant, par sa propre quête d'une identité cohérente et d'un mode de monstration valorisant auprès du public. Or, si l'on en suit l'affirmation de Daniel Cacouault selon laquelle l'art numérique est « comme l'enfant en train de grandir », il semble nécessaire de considérer ce texte, immortalisant un courant naissant qui ne cesse d'évoluer et de se transformer, comme la première étape d'une étude plus générale traitant de la naissance progressive d'une médiation artistique. En ce sens, cette étude doit être prolongée par une exploration plus élargie de la notion artistique et médiationnelle d' « esthétique de la communication », et par une réflexion approfondie traitant des dispositifs à construire pour réinventer l'exposition. Il s'agira ainsi, au travers d'une recherche théorique croisée sur l'exposition, la médiation culturelle et l'art actuel (art contemporain, conceptuel, numérique, installations et performances), et d'une observation pragmatique des dispositifs utilisés, de tenter d'élaborer un système de propositions de règles esthétiques, scénographiques et communicationnelles adressées aux différents concepteurs de ces expositions artistiques. Ce travail de recherche permettra d'envisager, au travers de recommandations concrètes les perspectives de développement futures des formes de la médiation artistique.

Glossaire

Art multimédia (ou numérique).

-Définition générale : Art qui fait appel à une pluralité de médiums et de supports techniques. Les années 1990-2000 se caractérisent par une multiplication des travaux de ce type, mêlant les disciplines artistiques et faisant appel aux nouvelles technologies.

-Définition historique : Louise Poissant : « Dès le début du XXe siècle, cette question est au coeur de la démarche de plusieurs mouvements et groupes artistiques. Les dadaïstes ont fait la satire de la machine. Les futuristes italiens ont fait l'apologie de l'électricité et du monde industriel. Les constructivistes ont prôné l'intégration de l'art, de l'architecture et de la science. Dans les années 1950 et 1960, le courant a été nourri par la création de plusieurs groupes artistiques tels que Zero en Allemagne, le Groupe de Recherche d'Art Visuel (GRAV) en France et les Experiments in Art and Technology (EAT) aux États-Unis. Depuis, l'intérêt pour cette question se manifeste chez plusieurs artistes dont Douglas Davis, Paul Earls, Perry Hoberman, Milton Kosimar, Piotr Kowalski, Nam June Paik, Otto Piene, Wen-Ying Tsai, Woody Wazulka. »73(*)

Art interactif.

Forme d'art sollicitant l'interaction du spectateur par la manipulation de divers accessoires (souris, écran tactile, objets divers) mettant en marche un dispositif préprogrammé par l'artiste. Ces oeuvres prennent souvent la forme d'installation multimédia interactif combinant sons, texte, images, mouvements scéniques, etc., et suscitant la participation active du spectateur au processus d'une oeuvre aux possibilités multiples.

Art vidéo.

-Définition générale : Forme d'art qui s'est développée à partir des moyens électroniques.

Son instrument de base, le caméscope, permet l'enregistrement des images et des sons (bruit, parole, musique), d'où des oeuvres très diversifiées qui empruntent à diverses pratiques artistiques et résistent à toute classification. L'art vidéo comprend des bandes et des installations.

-Définition particulière de théoricien : France Huser : "La vidéo joue sur plusieurs esthétiques à la fois: elle flirte avec la sculpture (assemblage d'écran), avec le tableau (étude du «cadrage» par Mark Masse), avec la photographie tramée (la trame, dit Jean Otth, fait de l'écran vidéo «un soleil», alors que l'écran du film est une surface morte qui ne renvoie pas la lumière); elle passe de là aux environnements mobiles, aux «performances», elle débouche sur les techniques de participation et d'animation collective."

Cathodique (tube).

Tube dans lequel un flux d'électrons est dirigé vers une surface fluorescente où son impact produit une image. Elément de base de l'appareil de télévision et de la console de visualisation de l'ordinateur.

Exposition.

-Définition générale : Présentation publique d'objets, d'oeuvres d'art destinée à vendre, à faire connaître ou à expliquer à un public.

-Définition particulière de théoricien : Jean Davallon : « L'exposition -en tant que dispositif- est la résultante d'une opération de mise en exposition d'objets. Elle suppose que non seulement le visiteur la parcourt physiquement mais, nous l'avons vu, qu'il participe activement à son fonctionnement. Si on se place du strict point de vue de la communication, cette définition minimale de l'exposition détermine la répartition des rôles de producteur et de visiteur.»74(*)

Dispositif (de médiation, d'exposition, d'installation...).

-Définition générale : Agencement spatio-temporel particulier, ensemble des éléments constituant une oeuvre d'art, permettant son déroulement ou sa valorisation face au public.

-Définition particulière de théoricien : Anne Marie Duguet : « À la fois machine et machination (au sens de la méchanè grecque), tout dispositif vise à produire des effets spécifiques. Cet «agencement des pièces d'un mécanisme» est d'emblée un système générateur qui structure l'expérience sensible chaque fois de façon originale. Plus qu'une simple organisation technique, le dispositif met en jeu différentes instances énonciatrices ou figuratives, engage des situations institutionnelles comme des procès de perception. Si le dispositif est nécessairement de l'ordre de la scénographie, il n'est pas pour autant le fait des seules installations. Dans les bandes aussi bien sont actualisés certains réglages du regard ou des modes particuliers d'implication du spectateur. »75(*)

Dispositif à contribution (ou à participation).

Base de données interactive qui peut être consultée et alimentée par son visiteur.

Hypertexte.

Base de données permettant de naviguer d'une texte à un autre, ou d'une image à une autre en suivant des voies préétablies.

Image 3D.

Image tridimensionnelle. Contrairement à l'image 2D, qui circonscrit l'objet dans l'espace au moyen du plan, l'image 3D envisage et calcule l'objet sous tous ses angles, permettant ainsi la variation des points de vue.

Immatériel.

Qui tend à la disparition de la matière. Caractérise les mondes virtuels, numériques notamment, qui sont artificiels et dénués de substance charnelle, pesante.

Informatique.

Science du traitement automatique de l'information, basée sur l'utilisation d'ordinateurs et de logiciels.

Installation.

Le dispositif spatial propre à l'installation se présente comme un espace artistique particulier recréé au sein d'une galerie ou d'un musée.

Interactivité.

-Définition générale : Action réciproque s'exerçant en temps réel, entre l'homme et le dispositif technique. L'interactivité favorise le contact, à différents degrés possibles, du public avec l'oeuvre. Le spectateur s'implique dans l'oeuvre et participe à son fonctionnement.

-Définition particulière de théoricien : Jean-Pierre Balpe : « Il y a interactivité, non seulement parce que le lecteur agit sur ses parcours de lectures qu'ils soient, ou non, totalement prédéterminés par les concepteurs mais parce que, par ses parcours, par ses réponses aux demandes de l'ordinateur, il peut mettre en oeuvre des variations textuelles (interventions directes par réponse à des questions; interventions indirectes par calculs du système à partir de n'importe quelle action du lecteur sur l'ordinateur...), et parce qu'il peut modifier le déroulement des textes qu'il est en train de lire, ou leur contenu »76(*).

Internet.

Réseau mondial associant des ressources de télécommunication et des ordinateurs serveurs et clients, destiné à l'échange de messages électroniques, d'informations multimédias et de fichiers. Il fonctionne en utilisant un protocole commun qui permet l'acheminement de proche en proche de messages découpés en paquets indépendants.

Logiciel.

Ensemble des règles et des programmes informatiques permettant un traitement spécifique de l'information.

Lumière de synthèse.

Au contraire de l'image vidéo, qui résulte d'un enregistrement physique de la lumière, le monde de l'image de synthèse est un univers où les lumières, les ombres, les reflets et les objets sont mathématiquement déterminés.

Médiation (culturelle et artistique).

-Définition philosophique : processus créateur par lequel on crée un lien, au travers d'objets, de symboles, de textes ou d'institutions, entre l'homme et son univers culturel et artistique patrimonial et actuel.

-Définition particulière de théoricien : Jean Caune, La médiation culturelle, construction du lien social77(*) : « Saisie comme processus qui refuse la séparation objet/sujet, la médiation de la culture ne vaut que dans le jeu entre la rationalité de l'objet et la sensibilité du sujet. Dans l'écart entre sujet et objet, qui ne saurait se réduire qu'au prix d'une confusion et d'une identification à l'objet, négatrice des différences, se développent la liberté et la subjectivité de la personne. (...)La médiation culturelle est processus du temps présent. Qu'elle se présente à partir d'une énonciation singulière ou en interlocution à la parole de l'autre, elle doit laisser, à chaque instant, la possibilité d'une faille qui autorise l'émergence de l'innovation, ou de la trouvaille ».

Navigation.

Démarche de l'internaute qui consiste à consulter des données sur Internet, et à exploiter les données hypertextuelles qu'il comporte.

Numérique.

Qualifie les systèmes ou dispositifs qui représente, traite ou transmet des données en n'employant que des signaux binaires.

Pixel.

De teinte homogène, le pixel est le plus petit élément de l'image. L'image enregistrée est composée de pixels ou de « points ». Le nombre de points qui constituent ces lignes sur l'écran détermine la définition d'une résolution de l'image.

Scénographie.

L'art d'agencer un espace scénique, grâce à la coordination des moyens techniques et artistiques. La scénographie d'un spectacle comprend les décors, toiles peintes et accessoires, mais aussi l'éclairage (qui peut modifier l'espace et même parfois se substituer aux décors). De même, la scénographie de toute forme artistique correspond à la « mise en espace » de tout se qui construit et entoure l'esthétique d'une oeuvre.

Bibliographie

SCIENCES DE L'INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

.Généralités

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.Médiation culturelle et artistique

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APPROCHES INTERDISCIPLINAIRES

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GOMBRICH E.H, Histoire de l'Art, Phaïdon, 2001

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http://www.le-fresnoy.tm.fr/

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Les enjeux de l'information et de la communication

http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/

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http://www.nouveauxmedias.net/

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http://www.nomemory.org/search

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http://www.metafort.net/

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http://www.mnav.gub.uy/index.html

* 1 Jean Davallon, L'exposition à l'oeuvre, L'Harmattan Communication, 2005

* 2 Louise Poissant, Dictionnaire des Arts médiatiques, Presses de l'Université du Québec, 1997 ; Esthétique des arts médiatiques tome 1, 2 et 3, Presses de l'Université du Québec, 2003.

* 3 Edmont Couchot et Norbert Hillaire, L'art Numérique, Comment la technologie vient au monde de l'art, Champs Flammarion, 2005

* 4 Christiane Paul, L'art Numérique, Thames &Hudson 2004

* 5 Abraham A. Moles, dans IBM Informatique n°13, 1975

* 6 Philippe Urfalino, L'Invention de la Politique Culturelle, La Documentation française, 1996.

* 7 POPPER Frank, Le déclin de l'objet, Paris, Editions du Chêne, 1975.

* 8 Anne-Marie Duguet, L'interactivité entraîne-t-elle des redéfinitions dans le champ de l'art in Déjouer l'image, créations électroniques et numériques, Jacqueline Chambon, Critique d'art, Nîmes 2002.

* 9 Paul Virilio, « Vitesse et information, Alerte dans le cyber-espace » in Le Monde Diplomatique, Paris, Août 1995.

* 10 Jean Caune, Pour une éthique de la médiation : le sens des pratiques culturelles, PUG, 1999.

* 11 Pour des raisons que nous ignorons, ce rapport officiel, résumé par Edmond Couchot et Norbert Hillaire dans leur ouvrage L'Art numérique, Comment la technologie vient au monde de l'art, (Champs Flammarion, 2005)

n'est pas directement accessible ou consultable.

* 12 Etude réalisée par Edmond Couchot, Thierry de Duve, Anne-Marie Duguet, Norbert Hillaire, Piotr Kowalski, Paul Virilio, Jean Zeiton, Jean-Jérôme Bertholus, Louis Bec et Martine Bour. De même pour cette étude, nous nous référons à l'ouvrage d'Edmond Couchot et de Norbert Hillaire L'art Numérique Comment la technologie vient au monde de l'art, (Champs Flammarion, 2005)

* 13 Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002, P.179.

* 14 Claude Mollard, La Passion de l'Art, écrits et paroles 1981-1985, La Différence, 1986

* 15 Edmont Couchot et Norbert Hillaire, L'Art Numérique. Comment la technologie vient au monde de l'art, Champs Flammarion. (p.158-159)

* 16 La Silicon Graphics est une société américaine qui construit des stations de travail (workstations) dédiées aux domaines de l'infographie, de la 3D et du traitement vidéos connues pour leur design avant-gardiste et coloré.

* 17 Les difficultés auxquelles nous avons été confrontées pour rencontrer Moïra Marguin, directrice du pôle numérique de l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, témoigne largement de ce manque de communication externe.

* 18 Ibid (p. 159.)

* 19 Rollin Laurent, « Europe de l'Est : naissance des arts et du net » in Fluctuat.net, dossier dans le cadre de « Cinémas de demain : tour du monde du Web », Paris, Centre Pompidou.

* 20 Morice Anne-Marie, « Les institutions et l'Internet », Transat vidéo, janvier-février-mars 1999

* 21 Cécile Kerjan-Xavier Perrot, « Les Musées et l'art numérique en l'an 2000 », in « L'art et le numérique », sous la direction de Jean-Pierre Balpe.

* 22 Reena Jana, « Whithney Speaks : It is Art », in Wired News, San Francisco, 23 mars 2000

* 23 Electra, Catalogue de l'exposition au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, Commissariat de Franck Popper, 10 décembre 1983-5février 1984.

* 24 Antirom, http://www.antirom.com/

* 25 Ars Electronica, http://www.aec.at/en/index.asp

* 26 Museo Nacional de Artes Visuales, http://www.mnav.gub.uy/index.html

* 27 Métafort, http://www.metafort.net/

* 28 Centre International de Création Vidéo Pierre Schaeffer, http://www.cicv.fr

* 29 Nous étudions précisément les dispositifs de cette exposition en deuxième partie.

* 30 Ce groupe de rock est célèbre pour les personnages et univers imaginaires en trois dimensions qui accompagnent visuellement leur musique.

* 31 Nous regrettons de ne pouvoir nous attarder davantage sur le système philosophique construit par cet artiste, définissant l'histoire de l'art comme la confrontation d'une structure sociale, extérieure, et de sensations plus intérieures, et sur la place légitime qu'il accorde à l'art numérique au sein de ce système ; nous invitons cependant notre lecteur à prêter attention à cet entretien, retranscrit en annexe, qui met en lumière et enrichit d'une manière singulière, nos questionnements.

* 32 Jean Davallon, L'exposition à l'oeuvre, Harmattan Communication, 2005

* 33 Umberto Eco, Les Limites de l'interprétation, Grasset, 1992

* 34 « Notre Histoire...une scène française émergente », Palais de Tokyo, du 21 janvier au 7 mai 2006

* 35 Beaux-Arts Magazine, Hors série, « Notre Histoire...une scène artistique française émergente », 21 janvier- 7 mai 2006

* 36 Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet. Les nouvelles figures de la création, Paris, CNRS Editions, 2005

* 37 Mouchette, www.mouchette.org/indexf.html

* 38 Tous les éléments soulignés sont des liens hypertextes, permettant l'accès à des créations interactives

* 39 Ces trois citations sont les objets des trois premiers mails envoyés par Mouchette après abonnement, « X » étant le prénom du visiteur.

* 40 Cf. Olivier Auber, Générateur poïétique, http://poietic-generator.net

* 41 Cf. Michel Jaffrenou, Théâtre virtuel Diguiden, www.diguiden.net/

* 42 Berthold Brecht, Sur le cinéma, Paris, Editions de l'Arche, Travaux 7, 1970

* 43 Jean Pierre Balpe, Contextes de l'art numérique, Hermès, 2000

* 44 Jean-François Lyotard, L'inhumain, Galilée, Paris, 1988.

* 45 Frank Popper, Art, Action et Participation : l'artiste et la créativité aujourd'hui, Editions Klincksieck, 1980

* 46 Jean-Louis Boissier, "L'interactivité comme perspective", publié dans Les traversées de l'image. Art et Littérature, 1998

* 47 Jean-Pierre Balpe(dir.), L'art et le numérique, Hermès, Les cahiers du numérique, Vol. 1, n°4, 2000

* 48 Mouchette, www.mouchette.org/indexf.html

* 49 Reynald Drouin, Alteraction, http://www.incident.net/works/alteraction/2-0.htm

* 50Claude Closky, Do you want love or lust ?, http://www.diacenter.org/closky/

* 51 Exemple de question: «Do you drink your tea with lemon or lime

* 52 Masaki Fujihata , Light on the net, http://www.flab.mag.keio.ac.jp/light.html

* 53 The Centre of Attention, E-Mail Art, Londres. http://www.thecentreofattention.org., exposition du 12 août a 16 septembre 2002

* 54 Mass Project, Digital Art, http://www.digg.com/design/Mass_Art_Project

* 55 Citons entre autres les projets «Communimage», 1999 (http://www.communimage.net/franz/.); «As World Collide», 1997, 1998 (http://creativity.bgsu.edu/collaboration/worlds/index.html.); ou encore Search Art, 2001 (http://www.nomemory.org/search)

* 56 Olivier Auber, Le Générateur Poïétique, 1987-2004, http://poietic-generator.net.

* 57 Olivier Auber, Le Générateur Poïétique, 1987-2004, «A quoi cela peut-il servir ? », http://poietic-generator.net/wikini/wakka.php?wiki=AQuoiCelaPeutIlServir

* 58 Ce que nous appelons « actualité » correspond à la période de nos recherches allant du mois de février au mois de juin 2006. Notre corpus d'étude est ainsi constitué de différentes expositions de musées, galeries, centres d'art contemporain et numérique ayant eu lieu pendant cette période.

* 59 En ce sens, cette étude des dispositifs de médiation de l'art numérique est appelée à être prolongée et approfondie sur un temps plus long, afin de discerner ses éléments inconstants, et ses récurrences.

* 60 Oublier l'exposition. Art Press, numéro spécial 21, 2000

* 61 Volupté Numérique, Palais des Beaux-Arts de Lille, 17 décembre 2005 - 27 février 2006

* 62 Les artistes et groupes d'artistes représentés à cette exposition : Flavio Cury, Peter Fischer, Gary Hill, Thierry de Mey, Ann Teresa de Keersmaeker, Pleix, Arnaud Ganzerli, Laurent Bourdoiseau, Jérôme Blanquet.

* 63 Pierre Huyghe, Celebration Park, Musée d'art moderne de la ville de Paris, 10 mars - 23 avril 2006

* 64 John Maeda, http://www.maedastudio.com/index.php

* 65 John Maeda, Nature + Eye'm Hungry, Fondation Cartier, 19 Novembre 2005-19 février 2006.

* 66 Le site de l'exposition John Maeda, à la fondation Cartier : http://www.fondation.cartier.fr/flash.html

* 67 Thierry Kuntzel, Lumières du Temps, au Fresnoy, du 4 février au 9 avril 2006, http://www.le-fresnoy.tm.fr/

* 68 Notes de travail de Thierry Kuntzel, présentées par l'explication écrite des oeuvres.

* 69 Paul-Emmanuel Odin « Le tiers, le témoin, l'imaginaire », présentation à la Compagnie, Marseille, 2003

* 70 Raymond Bellour, propos recueillis sur le site Internet de l'institution : http://www.le-fresnoy.tm.fr/

* 71 Le Cube : un espace entièrement dédié à la création numérique, créé à l'initiative de la Ville d'Issy-les-Moulineaux en septembre 2001. Il est géré et animé par l'association ART3000 qui mène depuis 1988 ses activités dans le domaine des arts numériques : http://www.lesiteducube.com/site/index

* 72 My Heart belongs to Tokyo, A l'espace de création numérique du Cube, du 21 mars au 22 juillet.

* 73 Louise Poissant, Dictionnaire des Arts médiatiques, Presses de l'Université du Québec, 1997.

* 74 Jean Davallon, L'exposition à l'oeuvre, L'Harmattan Communication, 2005

* 75 Anne-Marie Duguet "Dispositifs", dans Communications, numéro 48, 1988..

* 76 Jean-Pierre Balpe, Hyperdocuments, hypertextes, hypermédias, Paris, France, Eyrolles, 1990

* 77 Jean Caune, La Médiation Culturelle, construction du lien social,

http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/2000/Caune/Caune.pdf






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