II.1. La sortie de Kiffe kiffe demain
Nous avons remarqué que dès la page 173, les
allusions à la fin commencent à se succéder :
"Ça y est j'ai eu seize ans. Seize
printemps, comme ils disent dans les films." (p.1 73)
L'expression "ça y est" marque une
rupture dans la diégèse avec son effet d'arrêt.
Une année de la vie de l'héroïne s'est ainsi
écoulée, on a l'impression que l'histoire
1 Zekri , Khalid, Etude des incipit et des
clausules dans l'oeuvre romanesque de Rachid Mimouni et dans celle de
Jean-Marie Gustave Le Clézio, op. cit., p.56.
2 Ibid.
3 Armine Kotin-Mortimer, La clôture
narrative, José Corti, 1985, p.21.
4 Ibid.
5 Larroux, Guy, Le mot de la fin. La clôture
romanesque en question, Paris, Nathan, coll. -Le texte à l'oeuvre-,
1995, p.33.
s'est arrêtée à cette date. Certes,
l'anniversaire est un évènement important dans la vie de chaque
personne mais Guène en profite pour faire allusion à la fin de
l'histoire. L'héroïne saisit cette occasion et remue le
passé en regrettant d'avoir passé toute une année sans la
compagnie de son père et encore une fois le thème de la
progéniture surgit:
"Mais si j'étais un garçon (...) mon
père serait encore là. IL ne serait pas reparti au Maroc (...) il
m'aurait raconté pas mal d'histoires" (p.174)
A partir de cet évènement le rythme du récit
commence à s'accélérer. Le lecteur à droit alors
à une avalanche de bonnes nouvelles pour chaque personnage:
La libération de Youssef : « Tante Zohra va bien.
Elle a promis de nous rendre visite bientôt. Elle nous a dit que Youssef
serait libéré en mai » (p.175)
La victoire de Fatouma et ses collègues : "Pour les
bonnes nouvelles (...)Fatouma Konaré, l'ancienne collègue de ma
mère au formule1 de Bagnolet (...)" délégué
syndicale". Le commentaire disait que les filles avaient gagné la lutte.
Leurs revendications seraient entendues prochainement." (p.175)
Le mariage de Hamoudi :
"Hamoudi et Lila qui se marient en avril prochain"
(p.177)
L'amélioration de la santé de sa mère :
"Le changement de maman depuis un an. C'est en la voyant aller mieux tous
les jours (...) j'ai commencé à me dire que tout se
rachète, et qu'il va peut être falloir que je fasse comme elle."
(p. 177)
La succession des bonnes nouvelles dans l'histoire de Doria
nous fait penser aux fins heureuses des contes. En effet, dans un conte chaque
actant passe par des épreuves difficiles mais à la fin de
l'histoire les situations de crise sont dénouées. Cependant,
Guène rompt avec la fin euphorique d'un conte car Doria déclare
que son bonheur n'est pas totalement atteint :
"Par exemple je sais toujours pas ce que je veux faire
pour de vrai. Parce que la coiffure, disons que c'est un truc en attendant. Un
peu comme Christian Morin. Il a fait la roue de la fortune pendant des
années, mais sa vraie voie, c'était la clarinette..."
(p.181)
Examinons encore quelques signes de fin dans ce passage :
Mme BURLAUD m'a dit que la thérapie était
terminée. Je lui ai dit si elle était sûre. Elle a
rigolé. Ça veut dire que je vais bien. Ou alors qu'elle en a
marre de mes histoires. (p.179)
Mme Burlaud qui a accompagné le récit depuis le
début, et jouait un rôle important dans la vie de
l'héroïne, l'auteur décide dans ces derniers moments du
récit, de lui donner congé. La psychologue symbolisant
l'état de malaise de l'héroïne, annonçant à sa
patiente la fin de la thérapie marque le passage d'un état de
déséquilibre à un état d'équilibre. En
annonçant la fin de la thérapie, Guène annonce de
même le début de la fin du récit.
En outre, nous lisons un peu plus loin :
« En partant elle m'a dit quelque chose qui m'a fait
bizarre : "Courage". J'avais l'habitude d'entendre :
"A lundi prochain!" Mais là, elle m'a dit : " Courage."
Ça m'a fait la même chose que la première fois quand j'ai
fait du vélo à deux roues » (p.180)
L'expression "à lundi prochain" fait
écho à l'incipit "chaque lundi". Cette habitude
de l'héroïne de partir chaque lundi voir sa psychologue touche
à sa fin. Ce rendez-vous chez la psychologue semble ainsi encadrer le
récit.
Les allusions à la fin ne finissent de se succéder
:
"Le courage de Mme Burlaud, il m'a fait le même
effet que "j'ai lâché!" de Youssef. Ça y est, elle
m'a lâchée." (p. 180)
L'expression "ça y est, elle m'a
lâchée" rejoint les lexèmes employés
précédemment : "ça y est j'ai seize ans" et
"la thérapie est terminée". En utilisant des signes
introduisant la fin de l'histoire, l'auteur dévoile son
hésitation à exécuter son récit. Faiza Guène
commence ainsi à lâcher un par un les fils de l'histoire.
Cependant, son héroïne finit par la trahir et
annonce explicitement le désir de clôturer son récit :
« En sortant, je me suis sentie un peu comme dans
l'avant-dernière scène d'un film, quand les
héros ont à peu près résolu le problème et
qu'il est temps de construire la conclusion. Sauf que moi, la
mienne de conclusion, elle sera plus longue et plus dure que celle de Jurassic
Park. » (p181)
Cette déclaration explicite du désir de formuler
les derniers mots de l'histoire offre au texte une fin en "cadence
déclarative"1.
Nous avons remarqué également un changement de
temps. On parle de changement de temps quand la fin du texte utilise un temps
différent de celui de l'ensemble du récit. Ainsi, le passé
composé qui a accompagné l'ensemble du texte Kiffe
kiffe demain, cède la place vers la fin de ce dernier au
présent :
"Ils ont peut être raison les gens qui disent
tout le temps que la roue tourne (...) C'est pas grave non plus si j'ai
plus mon père parce qu'il y a plein de gens qu'ont plus de père.
Et puis j'ai une mère..." (p.192)
Le présent employé dans ce passage prend une
valeur générale. La narratrice se référant ainsi
à une vérité générale affirme qu'on ne peut
faire l'exception et arrêter le monde à un moment de
détresse. En effet, Doria se rend compte que la vie ne s'arrête
pas à un moment de désespoir, mais tout au contraire continue son
parcours et prouve à l'homme qu'elle est un spectacle interminable de
hauts et de bas. Ainsi, la narratrice énonce ces phrases en se
référant au code gnomique2 :
"J'ai remarqué qu'on se console toujours en regardant
les pires que soi." (p. 50).
1 Zekri, Khalid, Etude des incipit et des
clausules dans l'oeuvre romanesque de Rachid Mimouni et dans celle de
Jean-Marie Gustave Le Clézio, op. cit., p.56.
2 « L 'un des très nombreux codes de savoir ou de
sagesse... »: Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p.
25
« Des fois, je me dis que la vie c'est vraiment un
coup de chance quand même. On trouve qu'on a pas de bol, mais on pense
pas aux gens qui en ont encore moins que nous... » (p89)
Kiffe kiffe demain a ainsi l'allure
d'un "roman d'apprentissage" : apprendre à surmonter son malheur,
à comprendre les bizarreries de la vie, à être
compatissant, à ne jamais perdre l'espoir et surtout à aimer la
vie. A ce sujet, la narratrice ajoute : "Moi, j'ai appris que ça
fait mal d'apprendre" (p.134)
Cependant, le passage au présent n'a duré que
quelques lignes car le récit reprend son souffle et fait appel au futur
simple. Quand le texte se termine par un futur "qui raconterait
prospectivement des événements à venir, permettant
d'entrevoir un nouveau commencement", on parle de "la
fin-commencement"1. Nous pouvons ainsi lire :
Moi, je mènerai la révolte de la
cité du Paradis. Les journaux titreront "Doria enflamme la
cité" ou encore la pasionaria des banlieues met le feu aux poudre". Mais
ce sera pas une révolte violente (...) on se soulèvera
pour être reconnus, tous(...) Comme Rimbaud, on portera en nous"
le sanglot des infâmes, la clameur des Maudits". (p. 193)
Doria donne libre cours à son imagination et se
projette dans l'avenir en proférant des espoirs et ambitions
surprenants, et du coup, le lecteur ne reconnaît plus Doria "la
pessimiste". Cette nouvelle Doria est pleine d'espoir et de
détermination. En outre, nous remarquons dans ce passage une certaine
maturité de l'héroïne : elle désire mener une
révolte au nom des gens de la banlieue, mais que ce soit une
révolte intelligente sans violence. Cette maturité est le fruit
de plusieurs épreuves pénibles que Doria a pu surmonter.
Cependant, le récit nous surprend en s'énonçant de nouveau
au présent tout en marquant une "clôture épigrammatique".
En effet, le texte proclame sa fin en une seule phrase constituant, pour elle
seule, un paragraphe : "Faut que je côtoie moins Nabil, ça me
donne de forts élans républicains..." (p.193)
1 Armine Kotin-Mortimer, La clôture
narrative, José Corti, 1989, pp. 22-23.
Cette "Phrase-fin" est une auto-analyse faite par
l'héroïne Doria qui réalise qu'elle a changé de
l'intérieur. Elle remarque que son espoir a non seulement repris vie,
mais qu'elle devient de plus en plus enthousiaste. Outre les
évènements heureux qui ont contribué à ce
changement, la fréquentation de Nabil en est apparemment la plus
marquante.
L'homogénéité du récit peut aussi
être rompue, comme nous l'avons signalé plus haut, par le
changement de la voix et de la personne. En effet, la substitution d'une
personne grammaticale par une autre est un fait de rupture qui doit être
interrogé. Ce genre de changement est justement repérable dans
l'avant dernier paragraphe de Kiffe kiffe demain. En
effet, nous passons d'un "je" dominant au pronom indéfini "on". Ce
pronom indéfini inclut non seulement le narrataire mais tous les
habitants de la banlieue :
"Ce sera une révolte intelligente, sans aucune
violence, où on se soulèvera pour être
reconnus, tous. Y a pas que le rap et le foot dans la vie. Comme Rimbaud,
on portera en nous "le sanglot des infâmes, la clameur
des maudits". (p. 193)
L'histoire considérée comme signifié
retrouvant sa concrétisation dans un texte, ne peut s'arrêter tout
simplement à l'imposant point final de la narration. Mais, elle le
dépasse amplement en promettant d'autres histoires à venir. En
effet l'auteur de Kiffe kiffe demain pour
clôturer son texte l'a tout simplement ouvert en marquant trois points de
suspension. Prétendre clôturer un récit est ainsi une
idée illusoire, et pour reprendre les paroles de
Frédérique Chevillot :
"En faisant du mouvement de clôture une mise en
scène de la mort de l'écriture, le texte aménage l'espace
nécessaire à sa réouverture et conjure ainsi l'angoisse
liée à sa perte. La seule clôture possible du texte, c'est
sa réouverture"1
Cette fin n'est donc pas cyclique mais plutôt ouverte et
dynamique : espoir et projection dans le futur.
1 Chevillot, Frédérique, La
Réouverture du texte, Stanford French and Italian Studies/Anma
libri, 1993, cité par : Khalid Zekri, Etude des incipit et des
clausules dans l'oeuvre romanesque de Rachid Mimouni et dans celle de
Jean-Marie Gustave Le Clézio, op. cit, p 51
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