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L'Etat de droit: entre la domination et la rationalité communicationelle

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par Raphaël BAZEBIZONZA
Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius de Kimwenza - Maîtrise 2007
  

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0. INTRODUCTION GENERALE

Pourquoi réfléchir aujourd'hui sur l'Etat de droit ? Ne s'agit-il pas d'une notion suffisamment claire et bien établie ? Il nous semble qu'il importe au plus haut point de savoir comment on peut se représenter qu'une société, aujourd'hui encore, agisse sur elle-même de façon démocratique. Sans doute, le noyau de l'Etat de droit est-il tout à fait clair. Rousseau l'avait déjà formulé nettement : la vie politique commune doit être organisée de telle sorte que les destinataires du droit en vigueur puissent être en même temps comme ses auteurs. C'est bien sur cette notion que se fonde l'Etat constitutionnel moderne. Cet Etat se définit, à ses propres yeux, comme une association volontaire de citoyens libres et égaux qui veulent régler leur vie en commun de façon légitime et recourant, pour ce faire, au droit positif.

La question qui s'impose à nous aujourd'hui est de savoir si l'idée d'un Etat de droit n'est pas nécessairement tenue en échec par la complexité des sociétés, par la domination. Dans plusieurs coins du monde, en effet, il existe des tensions sociales persistantes qui bloquent le progrès, donnant naissance à des troubles politiques et à des conflits armés. La violation continuelle des droits fondamentaux de l'homme, avec toutes les conséquences qui en découlent, est devenue monnaie courante. La paix est confondue avec une unanimité ou une tranquillité imposée par la force, assurant le maintien au pouvoir d'un groupe d'hommes au détriment des populations. Il devient impossible aux citoyens, en de telles situations, de participer à la vie publique ou de rendre opérant le poids de leur opinion collective. Le manque de reconnaissance à la fois de l'individu et de la communauté, et de leurs exigences réciproques, produit la guerre et ses conséquences. Il existe de fait, dans plusieurs pays du monde, une crise de légitimité des gouvernants aux yeux des citoyens qui se demandent à quoi sert l'Etat. La domination règne et questionne. C'est cela le fait majeur de la réalité économique et sociale dans laquelle la philosophie, investie d'une valeur nouvelle, puise sa substance.

Pour Habermas, comme pour Marx et Weber, la domination est un fait politique central. Toute appréhension du politique doit d'une façon ou d'une autre faire un détour par elle. On peut ainsi dès à présent avancer une hypothèse de travail : analyser la conception de la domination chez Habermas, pourrait bien devenir en fait une élucidation de ce qui constitue le coeur de sa philosophie. En effet, à se vouloir ou même à se penser nécessairement comme critique, celle-ci est d'abord et avant tout, pensée de la domination. La domination consiste en ce que certains individus agissent au nom de la collectivité en prenant des décisions de nature à influer sur elle, si bien que leur volonté ou leurs intérêts supplantent la volonté collective et les intérêts véritables de cette collectivité. La critique donne alors toute sa mesure. Penser la domination sera en même temps penser l'émancipation, c'est-à-dire établir les voies qui peuvent permettre de l'éradiquer. Et c'est dans la communication rationnelle que Jürgen Habermas situe cette émancipation.

Pour Habermas, c'est la rationalité communicationnelle qui favorise l'intersubjectivité et permet de créer le lien social. La raison communicationnelle implique une conception procédurale de la rationalité qui s'oppose à une conception substantielle et monologique de cette même rationalité. Elle est d'abord « la disposition dont font preuve les sujets capables de parler et d'agir à acquérir et à appliquer un savoir faillible ». Cette acquisition et application d'un savoir ne se fait pas de manière monologique mais dialogique, sa validité repose sur une reconnaissance intersubjective1(*).

Autrement dit, la validité d'une assertion, qu'elle soit du type cognitif ou normatif, ou encore expressif, ne peut reposer en dernière instance sur un sujet isolé, sur une conscience de soi qui trouverait en elle-même la certitude de ses prétentions à la validité ou à la vérité de ses connaissances, mais sur l'accord intersubjectif, accord qui est donc une condition nécessaire pour pouvoir prétendre à la validité d'une assertion, qu'elle soit de type cognitif, normatif, ou expressif2(*). C'est pourquoi la rationalité est procédurale, c'est-à-dire qu'elle est à la fois faillible et perfectible, car elle est toujours susceptible d'être améliorée grâce à une discussion argumentée. C'est la force des meilleurs arguments qui permet de réaliser l'entente entre les participants. Toute entente possible doit être médiatisée par cette force logique des arguments, car une entente ne peut pas être immédiate. Cette conception procédurale de la rationalité sert « à reconstruire une intersubjectivité intacte qui rende possible l'accord libre de contrainte entre les individus ainsi que l'identité des individus s'accordant librement avec eux-mêmes ». Les prétentions à la validité d'un argument doivent pouvoir être corroborées par la description idéale, l'acceptabilité morale et l'authenticité des opinions et convictions. Cette conception de l'agir communicationnel présuppose une situation discursive idéale, puisqu'elle repose sur un accord intersubjectif, accord qui est plutôt de l'ordre de l'idéal régulateur que de la réalité sociologique. Cependant, une telle conception de la rationalité peut être utile afin d'encadrer toute discussion qui prétend offrir des prétentions à la validité des arguments utilisés pour défendre ou réfuter telle ou telle position concernant des problèmes cognitifs, normatifs ou expressifs.

Si la domination est le point de départ, l'objet effectif de l'analyse sera donc bien le politique et, avec lui, en particulier, l'Etat de droit : un Etat qui n'a pas de substantialité, ni comme donnée ni comme idée ; un Etat qui se résorbe dans les processus démocratiques qui, seuls, assurent son caractère simultanément juridique et démocratique. Cet Etat, Habermas nous invite à le considérer comme un projet, comme un engagement que prennent les citoyens modernes. Dans la perspective mise en avant par Habermas, le « respect réciproque des droits et des devoirs se fonde (...) sur des rapports de reconnaissance symétrique ». Cette reconnaissance symétrique n'est autre que l'intersubjectivité formée par le processus démocratique et pouvant être retrouvée par les sujets de droits dans leur expérience du droit. L'Etat de droit repose, en conséquence, sur l'intersubjectivité mise en scène aussi bien par la communication que par le processus démocratique.

L'Etat de droit n'est simplement pas un Etat de domination, de contrainte, comme l'avait préconisé Max Weber. Habermas arrive plutôt à la conclusion opposée à celle de Weber. Là où Weber croit au droit comme à une domination, soutenant ainsi une conception positiviste du droit s'excluant de toute question de légitimité, Habermas fusionne les notions de légitimité et de légalité, symbolisées par le paradigme démocratique de l'autolégislation, avec le processus démocratique devant se situer au coeur même de l'Etat moderne. Il en découle que l'Etat ne peut être légitime ou légal que dans la mesure où il respecte le processus démocratique. C'est comme tel qu'il peut devenir le lieu où les sujets de droit s'impliquent dans le projet de droit démocratique, formant des mouvements sociaux et s'engageant dans des luttes politiques, pour assurer la prise en compte de leurs préoccupations. C'est donc par sa dimension profondément politique que nous nous proposons d'étudier la pensée critique de Habermas.

Etat de droit et domination : les deux termes pris chacun séparément possèdent un sens que leur union tend quelque peu à transformer. Face au fait de la domination, l'Etat de droit désigne la matérialisation nécessaire de l'exercice politique, le fait que la décision est nécessairement dans toute communauté aux mains d'un représentant qui, même s'il en est le représentant fidèle, possède ce statut particulier de vecteur, de détenteur du pouvoir. La domination prend alors ici une teinte négative, elle serait dans un sens moderne l'usage perverti de ce que désignait le pouvoir : l'absence de neutralité et de légitimité de l'exercice de ce dernier. Elle devient un enjeu double. Pour les uns, il s'agit de la rendre malgré tout légitime dans le cadre d'un ordre nécessaire à une communauté pacifiée ; pour les autres, elle est ce dont il faut purifier le politique afin de le rendre à nouveau transparent à lui-même. Mais dans un premier temps, au moins, la critique ne peut ici trancher directement : cette alternative est d'ordre pratique, elle relève d'un choix que la critique ne peut assumer sans remettre en cause sa propre validité.

Pourtant, c'est exactement sur cette aporie que se construit le projet critique de Jürgen Habermas, et donc que s'organisera notre randonnée philosophique : la domination comme fait politique provoque un intérêt pour l'émancipation qu'il faut fonder autrement que par un choix ou que par une référence à des valeurs ; or, si c'est vers un idéal de communication intersubjective que Habermas entend se tourner, c'est à l'aune de son articulation avec ce Etat de droit qu'il prétend fonder, que pourra s'évaluer la validité critique de cet idéal. Une nouvelle vision de la politique pourra alors s'établir, une politique résolument partagée entre sa dimension stratégique négative et sa dimension « communicationnelle » libératrice. Mais comment procéder ?

Pour répondre à ces préoccupations, nous procéderons par un cheminement tripartite. Dans le premier chapitre tout comme dans les deux autres qui suivent, nous tâcherons, grâce aux approches socio-politiques et historico-philosophiques, de clarifier le concept de domination qui, chez Habermas dérive directement de la réappropriation d'une tradition multiple. Il sera question d'assumer, en quelque sorte, la critique de la modernité politique et sociale, inaugurée par Karl Max et Max Weber. De ces deux maîtres, Habermas réaffirmera la dénonciation critique de la domination comme fait historico-politique, tout en prenant ses distances vis-à-vis de la condamnation radicale de la modernité que celle-ci a pu induire. Avec Marcuse, le débat se précisera. Ce dernier dénonce cette domination générée par la raison instrumentale. Devant une critique aussi radicale, Habermas affirmera que la domination comme fait politique relève d'une dimension pratique que l'on ne peut réduire à la rationalité technique. La logique du travail qui illustre la relation à la nature et la logique de l'interaction des relations entre les hommes ne se limitent pas au fait de la domination, mais sont aussi régis par la rationalité communicationnelle.

Pour dépasser le fait de la domination, le cheminement rationnel qu'impose la rédaction de ce travail scientifique nous conduira à approfondir la théorie de la rationalité communicationnelle et ses implications. Nous découvrirons que l'idée de refonder le concept marxiste d'émancipation par la « discussion », comme lecture d'une modernité centrée sur « l'action communicationnelle » constitue le fil conducteur de la pensée de Jürgen Habermas (chapitre deuxième).

Dans le troisième chapitre, enfin, notre interrogation portera sur le poids et la place du concept ou de la catégorie d'Etat de droit. Cette pensée passe avant tout, pour Habermas, par l'élucidation du rapport entre le politique et le social et des différents moyens qui permettent l'éclosion d'un véritable Etat de droit démocratique. Pour cela, nous examinerons les principes qui lui donnent une substance réelle.

Notre réflexion ne voudrait se prévaloir, d'aucune manière que ce soit, d'une quelconque prétention à l'exhaustivité dans l'approche de son sujet, tant il est vrai que foisonnent une multitude de travaux relatifs au même domaine. Nous voulons seulement aborder cette question sous notre angle propre. De la sorte, nos conclusions ainsi que nos résultats n'auront qu'un statut approximatif et suggestif.

CHAPITRE I : LA DOMINATION DANS LA PENSEE POLITIQUE DE HABERMAS

I. 0. Prétexte

Plus que tout autre vocable intervenant dans la réflexion politique de Habermas, celui de domination a derrière lui une histoire déjà longue. Le concept de domination dérive donc directement chez lui de la réappropriation d'une tradition multiple. L'enjeu est d'importance et détermine déjà à lui seul une large part de la perspective particulière de sa réflexion : il s'agit d'assumer autant que faire se peut la critique de la modernité politique et sociale inaugurée par Karl Marx et Max Weber. Cependant, il ne s'agit pas pour Habermas de se contenter d'évaluer l'apport de chacun à une hypothétique histoire de la philosophie post-moderne, mais bien de se réapproprier dans le même mouvement critique la pensée de ses prédécesseurs. On peut en ce sens lire ici Habermas comme le continuateur d'un projet ou d'un point de vue élaboré par ses maîtres de Francfort. De cette lecture à deux niveaux, on découvrira chez Habermas une précision de la position qu'il entend tenir : réaffirmer la dénonciation critique de la domination comme fait historico-politique tout en prenant ses distances vis-à-vis de la condamnation radicale de la modernité que celle-ci a pu induire. En effet, aux yeux de Habermas, l'appréhension de la figure de la domination recèle un enjeu tout à fait primordial quant au sens de son projet philosophique d'ensemble. Qu'il s'agisse de Marx ou de Weber, ou encore des théoriciens francfortois, tous ont, de façons très différentes, à un moment ou à un autre, étendu leur dénonciation de la domination à une critique fondamentale du système politique et social et, avec elle, à une critique de la raison dont Habermas veut dénoncer les risques et l'inanité.

Ainsi lancée, la réflexion va s'articuler autour de deux références primordiales : Karl Marx et Max Weber. Cependant, chez l'un comme chez l'autre, la pensée de la domination - loin d'être abstraite - prend place dans une appréhension dynamique de l'évolution sociale : la rationalisation. C'est cette même optique qui guidera Habermas, et donc notre réflexion. Pour une large part, la pensée de Habermas s'inscrit au coeur de ce projet : la critique de la domination et le défi pratique de l'émancipation comme fondement d'une réflexion novatrice sont au centre de ses préoccupations. Mais avec Marcuse, la critique se heurte en se développant à des apories qu'il entend dénoncer. La critique de la domination les a, en effet, poussés à une critique de la raison à laquelle, lui, se refuse. Celle-ci, doit donc être réamorcée à partir du lieu où cette voie pourtant féconde est devenue une impasse. C'est dans la confrontation avec Marcuse que Habermas met un terme provisoire à cette réflexion critique de la domination. Habermas préconise alors une discussion politiquement efficace qui établisse des liens rationnels valables entre les citoyens, pour déterminer dans quelle direction orienter la marche de la société.

I.1. La domination dans la tradition critique

Le concept de domination provient du droit romain où il recouvrait déjà deux sphères séparées : le dominium renvoyait à la propriété des choses tandis que la potestas dominica désignait le pouvoir du maître sur l'esclave. Invariablement depuis lors, l'idée de la domination recouvre toujours ces deux sphères : d'une part, un certain rapport de l'homme à la nature - dont ce dernier se serait rendu « maître et possesseur » (selon les mots de Descartes) - d'autre part, un mode de relation politique par laquelle un individu ou un groupe s'impose - impose sa volonté et son idéologie - à d'autres. Le dénominateur commun que représente le concept de domination consiste ainsi en une maîtrise acquise et assurée au moyen d'une certaine violence. La domination est donc avant tout la figure d'une relation : elle ne dit rien sur la nature de ceux qui l'établissent ou de ceux qui la subissent, elle caractérise tout juste la position des uns par rapport aux autres ; elle désigne plutôt une situation, et semble ainsi figurer un potentiel, une ouverture : la domination peut donc être distinguée de l'exploitation dont elle est plutôt la condition préalable, ou du moins le corollaire nécessaire.

On peut donc caractériser la domination comme l'exercice de fait d'un pouvoir sur (que l'on opposera au pouvoir de) régi par une rationalité instrumentale. La domination relève d'un pouvoir que l'on détient et s'incarne dans une activité ou une action politique qui met en oeuvre certains moyens en vue d'une fin déterminée - l'effort pour conserver et perpétuer cette domination en est un très bon exemple ; c'est d'ailleurs en quelque sorte déjà cette figure que mettait en oeuvre Le Prince de Machiavel dans son souci quasi-permanent d'assurer et de légitimer le pouvoir du souverain -. Par le double sens du terme, se trouve ainsi illustré le lien qui existe entre le rapport que la science et la technique entretiennent avec une nature prise pour objet, et l'instrumentalisation aliénante des rapports sociaux et humains. On ne peut dès lors s'en tenir à une perspective limitée à une relation interindividuelle, il faut appréhender la domination dans le monde politique, c'est-à-dire comme liant différents types d'unités sociales et politiques selon certaines modalités : il faut appréhender la domination dans le monde politique comme liant différents types d'unités sociales, c'est-à-dire l'envisager l'envisager à travers des propriétés structurelles. Deux conceptions se trouvent alors opposées : faut-il considérer la soumission comme un simple dérèglement de l'exercice de l'autorité, comme la manifestation d'une violence qui aurait envahi la politique, ou bien, peut-on pousser la critique jusqu'à l'assimiler à un des fondements de l'organisation politique d'une société ?

I.2. Travail et domination chez Marx

Le concept de domination est chez Marx comme dans toute la tradition philosophico-politique qui s'en réclame, un concept central dans l'analyse critique du capitalisme. Mais son caractère récurrent ou même omniprésent rend délicate toute tentative d'en circonscrire le sens précis, d'autant que celui-ci subit, au fil de l'évolution de la pensée de Marx, des transformations ou du moins des appréciations différentes. La première appréhension de la domination s'inscrit chez Marx dans la perspective d'une évolution historique ; celle-ci est en effet d'abord identifiée comme une structure incontournable du politique, ou plutôt de l'évolution politique. Le niveau de développement des sociétés capitalistes résulte d'une histoire sociale qui s'est jouée autour des oppositions de classes, et des rapports de domination. La célèbre formule du Manifeste, « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de classe »3(*), circonscrit en quelque sorte un contexte d'analyse ; néanmoins elle n'explique encore rien.

La bourgeoisie, caractérisée comme classe dominante, est celle qui détient le pouvoir, l'autorité : domination et autorité sont en allemand, et plus particulièrement sous la plume de Marx une seule et même chose [die Herrschaft] ; ainsi, de fait, la lutte pour le pouvoir ou pour l'autorité peut toujours aussi bien se lire comme lutte pour la domination : toute pratique politique, y compris celle du prolétariat, s'orienterait alors autour de cette plaque tournante qu'est la domination. Cependant cette domination, si elle est politique, au premier abord, est au fond de nature avant tout économique : « l'existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour conditions essentielles l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroissement du capital »4(*).

La domination désigne donc un rapport de classes qui se comprend comme le face à face entre les propriétaires des moyens de production et propriétaires de la simple force de travail. Comme l'a dit Engels, il faut commencer par dire que « le côté économique du rapport est plus fondamental que le côté politique ». Dans un premier temps, cette conception permet de se déprendre d'une vision des antagonismes sociaux qui leur donnerait pour seule logique celle d'une lutte stratégique pour le pouvoir.

Marx et Engels entreprennent donc de comprendre la domination à travers une analyse plus fondamentale de l'évolution. Dans une perspective à la fois historique et anthropologique, « l'activité humaine » peut être conçue sous deux aspects primordiaux : « le travail des hommes sur la nature » et « le travail des hommes sur les hommes ». Ainsi, toute société se trouve fondée sur deux principes : un principe commun à tous et unificateur, le rapport à la nature, et un principe de différenciation divisant la société en classes, la domination. Néanmoins, ils relèvent d'une même perspective et sont, tous deux, mus par la même logique instrumentale à laquelle renvoie l'unicité du terme « travail ». La domination apparaît donc comme le versant « politique » (au sens le plus large de ce qui règle la vie de la communauté) d'un fait anthropologique indépassable qui la détermine - le travail. Pour Marx, le travail en tant que formateur de valeurs d'usage, en tant que travail utile, est pour l'homme une condition d'existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, une médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l'homme et la nature, et donc à la vie humaine. Le rapport de l'homme à la nature devient ainsi le premier lieu d'exercice du pouvoir, première forme de domination dont la seconde - celle des hommes sur les hommes - pourrait découler directement. En effet, ici le travail se conçoit non seulement comme une activité que réclame la satisfaction des besoins, mais aussi et surtout comme un mode d'action qui définit l'homme lui-même comme ayant-un-pouvoir-sur-la-nature. C'est un procès dans lequel l'homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. En fait, il serait déjà en lui-même une domination sur la nature que l'action de certains hommes asservissant leurs semblables ne ferait que reproduire. La domination politique ne serait donc qu'une continuation « par d'autres moyens » d'une domination naturelle. Mais la question du passage de la figure du travail à celle de la domination demeure très problématique chez Marx. Cela provient surtout du fait que son analyse abandonne très vite le terrain anthropologique pour devenir historique. En effet, cette première figure du travail n'est en fait première que dans un souci didactique ; comme rapport à la nature, le travail est toujours en même temps rapport social. Il est le rapport social fondamental : le travail s'incarne historiquement et socialement comme une nécessaire répartition des tâches ; « la division sociale du travail » fonde ainsi un mode de production déterminé et, avec lui, un mode de répartition déterminé, dans lesquels la domination trouverait son origine.

Le mouvement de l'évolution se conçoit ainsi à travers cette articulation entre production et échange, qui détermine la dotation et la répartition en capital. Cependant, ici encore, il faut souligner chez Marx l'évolution de la terminologie et donc de son appréhension de la domination. Dans L'Idéologie allemande, c'est la lutte de classe menée quotidiennement dans la production par le capital contre le prolétariat qui fait du procès de travail un procès de production de profit et donc d'exploitation.

Mais les analyses du Capital vont affiner cette formulation en introduisant le concept de propriété : celle-ci y est, d'une part, le droit du capitaliste de s'approprier le travail d'autrui sans le payer et, d'autre part, elle rend compte de l'impossibilité pour l'ouvrier de s'approprier son propre produit. La séparation propriété-travail est ainsi la caractéristique même du mode de production capitaliste. C'est par elle que se comprend le double caractère du travail : production et domination. Le travail est à la fois concret et abstrait, à la fois ce qui est produit et ce qui est échangé ; sa dimension sociale est à la fois économique et politique.

De cette façon, la force de l'analyse matérialiste réside non pas dans une déconstruction savante des rouages et des contradictions de l'économie capitaliste, mais bien plus dans cette formulation d'une articulation indépassable entre sphère économique et sphère politique, entre rapport d'exploitation et rapport de domination. De l'Etat bourgeois au système capitaliste, point d'hétérogénéité, mais bien un fondement commun : le rapport de travail. Il est la « base de toute forme de communauté économique » et « en même temps la base de sa forme politique ».

Mais cette formulation n'est pleinement intelligible que si l'on accepte de l'entendre aussi dans une perspective historique ; c'est comme moteur des transformations historiques que Marx analyse le travail. Celui-ci n'est donc pas pour lui une incertaine « essence de l'homme » mais bien plus une détermination première dans la dynamique historique de l'espèce : le travail n'a pas de réalité effective, mais on peut appréhender chaque « formation économico-sociale » comme un mode de production, c'est-à-dire comme une forme de travail social historiquement déterminée par l'état des forces productives et des rapports de production. L'exploitation est donc toujours immédiatement rapport social dynamique, toujours immédiatement domination.

Cependant, le matérialisme historique ne se limite pas à cette dimension descriptive de l'évolution : la critique de l'économie politique doit se penser comme affirmation de l'intérêt pour l'émancipation. Or, sur cette question, les hésitations de Marx entre une attitude volontariste prônant une pratique révolutionnaire du prolétariat et une analyse scientifique démontrant la destruction inéluctable du capitalisme sont nombreuses.

Mais ce qui nous importe ici, c'est de souligner le fait que ce second pôle du discours marxiste doit être éclairé par le premier : l'émancipation ne sera donc pas exclusivement politique, elle ne sera pas seulement émancipation par rapport à la domination, mais au moins autant émancipation par rapport à l'exploitation. C'est à partir de cette dernière assertion que se greffe la critique de Habermas, une critique qui se veut constructive ou plutôt re-reconstructive.

I.2.1. Habermas et la « reconstruction » d'une critique de la domination

Habermas s'appuie sur Hegel pour critiquer certaines ambiguïtés de Marx qui réduisent l'interaction au travail, comme est censée le montrer « une analyse précise de la première partie de l'idéologie allemande »5(*). Certes, Marx a eu « l'intuition géniale du lien dialectique existant entre forces productives et rapports de production »6(*) ; et c'est cette distinction matérialiste historique que reprend Habermas en la remplaçant « par le couple plus abstrait du travail et de l'interaction »7(*). Dans une optique identique à celle de Marx, le travail et l'interaction déterminent deux dimensions de l'évolution sociale : le processus de production d'un côté, l'individualisation et la socialisation de l'autre ; ces deux dimensions sont indépendantes l'une de l'autre quant à leur logique propre. Le travail se rapporte à une logique instrumentale et relie l'homme à la nature tandis que l'interaction se rapporte à une logique communicationnelle et relie les hommes entre eux.

Cette distinction n'est en rien propre à Habermas ; elle était bien sûr déjà présente en un sens chez Marx, dans la distinction entre forces productives et rapports de production. Cette remarque est importante car elle permet de cerner précisément ce que Habermas conteste chez Marx et donc le sens que prend sa propre réflexion :

« Marx n'explique pas à proprement parler le lien entre travail et interaction, mais il réduit l'un de ces deux moments à l'autre sous le titre non spécifique de pratique sociale ; en l'occurrence, il fait remonter l'activité communicationnelle à l'activité instrumentale »8(*).

Habermas distingue donc chez Marx une dispersion singulière entre la pratique de la recherche et la conception philosophique que cette recherche a d'elle-même : en réduisant l'acte d'autocréation de l'espèce humaine au travail, Marx ne serait donc pas conséquent avec ses propres intuitions ou même avec ses propres analyses. Mais, il y a plus : en faisant du travail un concept de synthèse exclusif, Marx est amené à concevoir la réflexion d'après le modèle de la production et de l'activité instrumentale. C'est cette prémisse qui, pour Habermas, explique la tentation récurrente dans la tradition marxiste à concevoir le discours critique sur le modèle des sciences de la nature. Mais cette tentation révèle surtout désormais l'ambiguïté du statut de ce discours, y compris chez Marx lui-même.

Cette rectification des catégories conceptuelles du marxisme montre qu'en définitive Habermas pense devoir reprendre à son compte le reproche d' « économisme », déjà ancien, fait à Marx car en fin de compte, l' « activité instrumentale devient le paradigme qui permet de produire toutes les catégories ; tout est absorbé dans le dynamisme immanent de la production »9(*). La réduction du cadre institutionnel des « rapports de production » à une simple superstructure de la base économique signifie un assujettissement aux « forces productives », c'est-à-dire aux sous-systèmes d'activité par rapport à une fin. Or, cet ancrage correspond à un moment historique déterminé qui est « la phase du développement du capitalisme libéral : ce n'a été le cas ni avant ni après »10(*).

Le marxisme « pouvait ainsi faire facilement l'objet d'une erreur d'interprétation de type mécaniste »11(*). Habermas cite longuement le passage bien connu du Manifeste où Marx fait l'éloge de la bourgeoisie en montrant le rôle économique proprement « révolutionnaire » qui a été le sien : elle a amené un développement des forces productives considérable jusque là insoupçonné, faisant apparaître en quelque sorte un développement spectaculaire de l'histoire économique du monde. Ce spectaculaire développement a libéré un certain potentiel critique d'émancipation. Mais c'est là une vision encore trop intéressée des choses. « Contrairement à ce que Marx a pensé, il ne semble pas que ces forces productives soient un potentiel de libération en toutes circonstances »12(*).

En présentant les lois de l'évolution sociale comme des lois objectives de la nature, la critique se mettrait alors comme en dehors de l'Histoire tout en prétendant en posséder les clefs ; elle ne pourrait alors plus concevoir sa pratique - et la pratique révolutionnaire dans son ensemble - que de façon dogmatique comme une nécessité de fait. Poussée à son paroxysme, la contradiction inhérente au discours marxiste semble en anéantir toute portée critique. Mais Habermas se refuse à considérer cette inconséquence comme définitive ; son projet est bien plutôt - et conformément à la valeur tant théorique que politique qu'il entend lui conserver - de « reconstruire » le matérialisme historique en rétablissant un statut rigoureux à l'attitude critique13(*). Insérée dans le cadre de ce projet de « reconstruction », le matérialisme historique en rétablissant un statut rigoureux à l'attitude critique, la question de la domination doit, pour une approche descriptive, faire détour par la pensée de Max Weber.

I.3. Le concept wébérien de rationalisation et la domination

S'il n'est pas hors de doute que Marx soit le père des concepts de rationalité et de rationalisation, il est du moins indéniable qu'il en a introduit et systématisé l'usage dans la théorie sociale14(*). Chez Weber, le concept de rationalité désigne la forme capitaliste de l'activité économique, la forme bourgeoise des échanges au niveau du droit privé et la forme bureaucratique de la domination15(*).

La domination fait chez Max Weber l'objet d'une appréhension tout à fait rigoureuse. Weber entend par domination la chance pour des ordres spécifiques de trouver obéissance de la part d'un groupe déterminé d'individus. Comme le précise R. Aron, elle représente avant tout une « situation dans laquelle il y a un maître » et signifie donc « la chance pour un ordre de rencontrer une docilité ». Cet ordre peut alors être dit légitime en ceci qu'il se « fonde sur la validité que lui accordent les agents ». La domination n'est donc nullement une exploitation par laquelle un individu ou un groupe s'imposerait à la tête de la collectivité au moyen de la violence ; et c'est là que réside toute sa force : la domination se présente presque nécessairement comme stable et durable pour l'ensemble du groupe. Grâce à cette dimension plurielle et cette tendance à la pérennité, la domination se révèle donc avant tout par sa dimension politique. Présentée comme un idéaltype, elle est soigneusement distinguée de la puissance qui demeure, elle, plus ponctuelle : la puissance signifie toute chance de faire triompher au sein d'une relation sociale sa propre volonté même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance. Le propre de la domination est qu'elle consacre un pouvoir politique ou une autorité de telle sorte que ceux qui y sont soumis reconnaissent la validité et la justification de ce pouvoir. Cette reconnaissance est spécifiée et explicitée comme fondement de la domination, c'est la légitimité16(*). En fait, toutes les dominations cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en leur « légitimité ». Mais, selon le genre de légitimité revendiquée, le type d'obéissance de la direction administrative destinée à le garantir et le caractère de l'exercice de la domination sont fondamentalement différents. Et avec eux son action. Par conséquent, il faut distinguer les formes de domination suivant la revendication de légitimité qui leur est propre.

Dès lors, distinguant trois formes de légitimité, Max Weber distingue trois types de domination : la domination légale ou rationnelle, « reposant sur la croyance en la légalité »17(*), la domination traditionnelle, reposant sur « le caractère sacré des dispositions transmises par le temps »18(*), et la domination charismatique, reposant sur la reconnaissance irrationnelle des qualités extraordinaires d'un chef. Or, cette typologie wébérienne n'est pas purement théorique : il s'agit, pour le sociologue allemand, d'être à même d'en faire une grille de lecture efficace de la réalité qu'il entend décrire. En effet, Weber met un soin particulier à demeurer fidèle aux impératifs de la science qu'il pratique et qu'il s'est efforcé de définir. L'analyse wébérienne se retourne donc vers cette réalité qui en constitue le coeur, la modernité : « la forme de légitimité actuellement la plus courante consiste dans la croyance en la légalité, c'est-à-dire la soumission à des statuts formellement corrects et établis selon la procédure d'usage »19(*). Cette forme de légitimité caractérise bien sûr la gestion administrative des Etats modernes : « Comme tous les groupements politiques qui l'ont précédé historiquement, l'Etat consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime [...]. L'Etat ne peut exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs »20(*). Ce monopole de l'usage de la violence légitime illustre bien les différentes caractéristiques de la domination : sa reconnaissance nécessaire par tous, sa prétention à la stabilité et son caractère résolument politique.

Ainsi, la position wébérienne semble-t-elle au moins aussi radicale que celle de Marx ; en fait, elle va même plus loin. En effet, alors que Marx envisage une société, le communisme, abolissant l'exploitation par le travail et/ou la domination, Weber en fait un idéaltype du rapport politique. « Ce qui caractérise le groupement politique, outre la possibilité d'utiliser la violence pour garantir ses règlements, c'est le fait qu'il revendique la domination de sa direction administrative et de ses règlements sur un territoire et qu'il la garantit par la violence »21(*). Et comme tout concept sociologique wébérien, la domination a donc un statut qui est double. Comme idéaltype, elle rend compte, d'une forme de la relation sociale, une relation qui serait la relation politique primordiale ; d'autre part, comme « fait », elle livre une part de cette réalité politique à laquelle pourtant on reste toujours étranger.

Comme le montre le titre du dernier chapitre de Economie et Société, la sociologie politique de Weber s'identifie à une « sociologie de la domination ». Cependant, pour être analytique, cette sociologie n'en demeure pas moins historique, elle est liée chez Weber à la situation historique dans laquelle il a vécu : vouloir saisir la dynamique évolutive des sociétés modernes, c'était surtout vouloir saisir leur présent. Or, le fait majeur qu'y dégage Weber, c'est la rationalisation.

Chez Weber, le terme de rationalisation est souvent employé, mais il n'est pas rigoureusement défini. Deux conceptions peuvent être dégagées. 

1ère conception : elle vise à rendre compte de la maîtrise croissante du monde par les humains en Occident où la modernité ne laisse plus de place à des « puissances mystérieuses et imprévisibles interférant dans la vie sociale »22(*).

2ème conception : elle met l'accent sur le développement privilégié des activités sociales déterminée « de façon rationnelle en finalité »23(*).

En effet, Weber distingue quatre types d'activité. Toute activité, y compris l'activité sociale peut être déterminée : a) de façon rationnelle en finalité, par des expectations du comportement des objets du monde extérieur ou de celui d'autres hommes, en exploitant ces expectations comme « conditions » ou comme « moyens » pour parvenir rationnellement aux fins propres, mûrement réfléchies, qu'on veut atteindre ; b) de façon rationnelle en valeur, par la croyance en la valeur intrinsèque inconditionnelle - d'ordre éthique, esthétique, religieux ou autre - d'un comportement déterminé qui vaut pour lui-même et indépendamment de son résultat ; c) de façon affectuelle, et particulièrement émotionnelle, par des passions et des sentiments actuels ; d) de façon traditionnelle, par coutume invétérée.

« Agit de façon rationnelle en finalité celui qui oriente son activité d'après les fins, moyens et conséquences subsidiaires et qui confronte en même temps rationnellement les moyens et la fin, la fin et les conséquences subsidiaires et enfin les diverses fins possibles entre elles. En tout cas, celui-là n'opère ni par expression des affects (et surtout pas émotionnellement) ni par tradition. La décision entre fins et conséquences concurrentes ou antagonistes peut, de son côte, être orientée de façon rationnelle en valeur : dans ce cas, l'activité n'est rationnelle en finalité qu'au plan des moyens »24(*).

Cependant, ce concept de rationalité comporte clairement deux éléments distincts : d'une part, une rationalité instrumentale ou matérielle qui caractériserait l'emploi technique de moyens en vue d'une fin visée ; d'autre part, une rationalité formelle portant sur le choix des cette fin elle-même. Le processus de rationalisation peut dans ces conditions être analysé de façon différenciée sous l'aspect de l'emploi des moyens ou sous celui de la fixation des buts ; néanmoins ces deux processus demeurent liés, rattachés à la rationalité téléologique. Weber identifie alors une autre forme d'action rationnelle apparue au cours de l'institutionnalisation des deux précédentes : la constitution de l'Etat bureaucratique moderne impose une différenciation entre la gestion administrative et la « décision » politique. Cette dernière est alors dite « rationnelle par rapport à une valeur » :

« Celui qui agit de façon purement rationnelle en valeur [wertrational] est celui qui agit, sans considération des conséquences prévisibles, au service de sa conviction, telle que celle-ci lui est dictée par ce que semble lui commander le devoir, la dignité, la beauté, les directives religieuses, la piété ou l'importance d'une cause quelle qu'en soit la nature »25(*).

Cette autre forme d'action relève donc d'une rationalité qui demeure pratique, bien que sa rationalisation reste indépendante de celle de l'action téléologique. Au total, le processus de l'évolution des sociétés occidentales modernes peut donc, selon Max Weber, être appréhendé selon trois points de vue :

· le progrès scientifique et technique désenchante le monde : point de vue socio-économique,

· l'établissement d'une domination légitime : point de vue politique,

· l'émergence d'une rationalité pratique : point de vue épistémologique.

C'est exactement sur ce bilan que se greffe la critique de Habermas. Pour lui, seuls les deux premiers points de l'analyse wébérienne peuvent être reconduits. Le procès de désenchantement de l'histoire et de la religion, celui-là même qui doit réaliser les conditions internes nécessaires à l'avènement du rationalisme occidental, Weber l'analyse en recourant à un concept de rationalité complexe, bien que largement non élucidé ; en revanche, lorsqu'il analyse la rationalisation sociale telle qu'elle s'effectue à l'âge moderne, il se guide sur une notion de rationalité restreinte à la rationalité par rapport à une fin. Mais ce reproche, s'il se rapporte au concept de rationalité dégagé par Max Weber, ne se limite pas seulement à lui. En effet, si Habermas débroussaille et éclaircit pour nous ce qu'il appelle la « problématique de la rationalité », c'est que celle-ci est pour lui constitutive de « toute sociologie qui prétend à une théorie de la société ». Plus précisément, fort de l'héritage de Weber, Habermas réoriente la réflexion autour de ce concept de rationalité selon trois niveaux : l'élaboration des concepts d'action dominants, l'établissement d'une grille de compréhension du sens et la perception de la modernité comme rationalisation. C'est dans le cadre de cette réflexion que doit donc s'intégrer l'appréhension de la domination. Il s'agit d'élucider le lien qu'il est possible d'établir entre celle-ci et la rationalité pratique. Autrement dit, il faut analyser de façon conséquente la corrélation entre l'établissement de l'Etat moderne - fondé sur la domination légitime - et le processus de rationalisation. L'enjeu est d'importance car la confirmation de cette corrélation peut déboucher logiquement sur une remise en cause de ce processus et donc sur une critique de la raison elle-même. Mais il faut pour cela d'abord se fonder sur un concept de rationalité valide.

Or, dans la critique habermassienne, le déficit de la théorie wébérienne apparaît sur deux plans : d'une part, dans cet écart entre un concept de rationalité formelle, demeurant flou et indéterminé, pour caractériser le désenchantement du monde et une notion restrictive de cette même rationalité pour désigner l'institutionnalisation du progrès scientifique et technique ; d'autre part, dans les concepts restreints d'action et d'activité sociales tels que Weber est amené à les définir au sein de cette rationalisation. En fait, Habermas impute et reproche à Weber une « position ambivalente par rapport au rationalisme occidental » ; ceci l'amène alors à discréditer son concept de raison pratique, subsumé sous cette catégorie de rationalité formelle se rattachant en fait plutôt à une « théorie de la culture ».

Ainsi, de Marx à Weber, la critique habermassienne pose-t-elle une seule et même question : si la domination s'est révélée comme le fait politique majeur des sociétés capitalistes modernes, quel statut épistémologique peut-on lui accorder tout en demeurant conséquent avec une pensée politique et historique effective - pensée qui se veut théorie de la connaissance, théorie de l'action et théorie de la société - ?

I.3.1 Herbert Marcuse : la rationalisation comme domination

L'optique de Herbert Marcuse est avant tout celle d'une remise en cause, d'une critique radicale des sociétés capitalistes avancées, tant dans les manifestations matérielles de l'exploitation que dans leurs modes de légitimation. L'analyse politique ne s'opère donc pas ici en termes de démocratie ou de liberté des citoyens, mais en termes de répression et de domination car c'est la société technologique capitaliste dans son fonctionnement même qui est visée ici.

Pour Marcuse, la rationalisation de la société, telle qu'envisagée par Max Weber, ne concourt point à la libération de l'homme. Il y voit plutôt, affirmée sous prétexte de rationalité - mais une rationalité instrumentale -, une « forme de contrôle et de domination sociale », une forme déterminée de domination politique inavouée. Si la rationalité, telle que définie par Max Weber, consiste à opérer des choix judicieux entre stratégies multiples ou à aménager des systèmes en fonction des buts fixés, elle relègue pourtant dans l'ombre les intérêts macro-sociologiques dans lesquels s'opèrent les choix, s'organisent les techniques et s'ordonnent les systèmes. La rationalité ainsi entendue relèverait de la manipulation technique et des faits, impliquerait la domination sur la nature et la société26(*). Le moteur, l'instrument et la source de cette domination se concentrent donc dans la rationalité technologique, c'est-à-dire dans le progrès scientifique et technique permettant la maîtrise de la nature : « Le progrès technique renforce tout un système de domination et de coordination qui à son tour dirige le progrès et crée des formes de vie et de pouvoir qui semblent réconcilier avec le système les forces opposantes »27(*).

La démonstration de Marcuse est claire : l'activité rationnelle par rapport à une fin dégénère en un exercice de contrôle, et la rationalisation des conditions de l'existence devient l'institutionnalisation d'une domination. Le concept de rationalisation peut être soupçonnable, mais la technique et la science, médiums de son effectuation, sont elles aussi floues, chargées de domination. Ainsi, Marcuse en vient à affirmer :

« Peut-être le concept de raison technique est-il lui-même idéologie. Ce n'est pas seulement son utilisation, c'est bien la technique elle-même qui est déjà domination (sur la nature et sur les hommes), une domination méthodique, scientifique, calculée et calculante [...] La technique, c'est d'emblée tout un projet socio-historique : en elle se projette ce qu'une société et les intérêts qui la dominent intentionnent de faire des hommes et des choses. Cette finalité de domination lui est consubstantielle et appartient dans cette mesure à la forme même de la raison technique »28(*).

Marcuse, comme nous le voyons clairement, fait sauter la nature dominatrice de la raison technique. Bien loin d'être apparente, la domination de la science et de la technique est une vraie peste. Elle s'atteste dans le crédit davantage accordé aux systèmes politiques dont la légitimation réside dans l'augmentation des forces productives obtenues grâce à l'opérationalisme scientifico-technique alors qu'ils minimisent les charges et frustrations imposées aux individus. Les conséquences politiques sont immédiates : au fur et à mesure que cette maîtrise s'accentue, le pouvoir qu'elle représente se concentre encore un peu plus entre les mains de ce qu'il convient alors d'appeler une « classe dominante » détentrice des moyens de production.

La référence à la maîtrise de la nature et la productivité génératrices des conditions d'une existence libérée de l'emprise du naturel éternisent la domination. Le système capitaliste a créé un espace de régulation et de légitimation qui lui donne de perdurer malgré ce caractère violent et répressif devenu, lui, institutionnel, caché :

« Les principes de la science moderne ont été structurés a priori d'une manière telle qu'ils ont pu servir d'instruments conceptuels à un univers de contrôle productif qui se renouvelle par lui-même. A l'opérationalisme pratique correspond enfin de compte un opérationalisme théorique. Ainsi, la méthode scientifique qui a permis une maîtrise toujours plus efficace de la nature en est venue à fournir aussi les concepts purs de même que les instruments pour une domination toujours plus efficace de l'homme sur l'homme au moyen de la maîtrise de la nature (...) Aujourd'hui la domination se perpétue et s'étend non seulement grâce à la technique mais en tant que technique, et cette dernière fournit sa grande légitimation à un pouvoir politique qui prend de l'extension et absorbe en lui toutes les sphères de la civilisation. Dans cet univers, la technologie fournit aussi à l'absence de liberté de l'homme sa grande rationalisation et démontre qu'il est techniquement impossible d'être autonome, de déterminer soi-même sa propre vie. Car ce manque de liberté [...] se présente bien plutôt comme la soumission à l'appareil technique qui donne plus de confort à l'existence et augmente la productivité du travail. Ainsi la rationalisation technique ne met pas en cause la légitimité de la domination, elle la défend plutôt, et l'horizon instrumentaliste de la raison s'ouvre sur une société rationnellement totalitaire »29(*)

Mais c'est dans une dynamique de l'évolution et de la reproduction des structures économiques, sociales et politiques que Marcuse construit sa critique de la domination capitaliste. Dès lors, son cheminement croise inévitablement la pensée de Max Weber et sa théorie de la rationalisation. Analysant les liens qui unissent capitalisme, rationalité et domination, Marcuse en vient à affirmer que la clef de l'évolution a échappé à Weber : en fait de rationalisation, l'évolution du capitalisme et l'industrialisation culminent en aboutissant à un « sommet irrationnel ». Ici la rationalité formelle du capitalisme est identifiée comme rationalité politique matérielle et s'avère alors domination de l'homme sur l'homme.

Pour Marcuse, la rationalité formelle de la prévision par le calcul est exactement celle de l'entrepreneur capitaliste qui a dans l'entreprise la responsabilité et le pouvoir ; celui-ci libère alors l'extension d'une « domination de l'homme par l'homme »30(*). Quand la rationalité formelle se subordonne, en vertu de sa propre rationalité interne, à une rationalité différente (celle de la domination), elle est déterminée « de l'extérieur » par autre chose qu'elle-même, elle devient matérielle. Dès lors Marcuse recentre son analyse sur le médium qui a permis ce glissement historico-politique : la technologie, la machine, ou plus précisément et plus profondément la raison technique. « Le concept de raison technique relève peut-être lui-même de l'idéologie. Avant même d'être utilisée, la technique est une domination (sur la nature et sur l'homme), domination méthodique, scientifique, calculée et calculante (...). La technique est à chaque fois un projet historique et social »31(*). Le concept de projet est ici, comme s'en explique Marcuse32(*), tiré du langage de la phénoménologie sartrienne ; son explication est l'aboutissement de la démonstration :

« Ce que j'essaie de montrer c'est que la science, à cause de sa méthode et de ses concepts, a fait le projet d'un système dans lequel la domination sur la nature est restée liée à la domination sur l'homme et qu'elle a favorisé cet univers à se développer et ce lien menace d'être fatal à cet univers dans son ensemble (...) S'il en est bien ainsi, un changement de la direction du progrès qui briserait ce lien fatal affecterait aussi la structure de la science elle-même - le projet scientifique. Sans perdre leur caractère rationnel, les hypothèses de la science se développeraient dans un contexte expérimental essentiellement différent (celui d'un monde pacifié) ; et par conséquent, la science aboutirait à des concepts essentiellement différents et serait en mesure d'établir les faits essentiellement différents »33(*)

Mais cette conclusion, même avancée avec prudence, va très loin, trop loin aux yeux de Jürgen Habermas. En effet, arrivée à ce point, l'analyse marcusienne a en fait opéré « une fusion entre technique et domination », entre rationalité et oppression34(*). Aux yeux de Habermas, la négation de la technique, telle que l'effectue l'analyse de Marcuse, demeure abstraite en ceci qu'elle se fonde sur l'idée d'une autre possibilité d'envisager le rapport à la nature. Tout se passe comme si la relation de l'homme à la nature, cette activité instrumentale était l'objet d'un choix, d'une décision35(*). Il y aurait alors une alternative à la relation violente et dominatrice qu'ont établie les sociétés capitalistes modernes, une attitude conciliatrice, attentive, qui serait comme un partenariat, presque une communication, une interaction.

Or, ce n'est pas cette conception, cette spéculation pourtant quasi-utopique que remet en cause Habermas, mais en fait bien plutôt les moyens d'y parvenir et les conditions pour l'envisager. Plus encore, il est même séduit par « l'idée qu'il y a dans la nature une subjectivité encore enchaînée qui ne pourra pas être délivrée avant que la communication des hommes entre eux ne soit libre de toute domination »36(*).

La position de Habermas vis à vis de Marcuse se trouve donc d'abord caractérisée par trois points de convergence : la relation instrumentale à la nature est violente et répressive ; la domination politique altère les relations entre les hommes ; il faut s'orienter et tendre vers des rapports pacifiés tant entre les hommes que vis-à-vis de la nature. Cependant les liens établis entre ces trois points ainsi que leur interprétation respective vont révéler tout ce qui sépare en fait les deux hommes.

I.4. De la domination a l'émancipation par la discussion

Pour libérer l'homme de la domination, établie par la dépendance de l'homme aux appareils techniques et à leurs propriétaires, Marcuse propose une transformation qualitative de la rationalité scientifique et technique dont le « projet » fondamental est corrompu par le capitalisme ; il faut une Nouvelle Science et une Nouvelle Technique, pour lesquelles la nature ne soit plus objet de domination technique mais partenaire d'une relation de type interactionnel.

Prenant Marcuse au mot, Habermas conteste ce mysticisme naturaliste. Le « projet » marcusien d'une rationalité scientifique et technique qualitativement différente procède d'une assimilation entre les deux « cadres de référence » anthropologiques qu'il faut bien distinguer : d'une part le travail qui allège les tâches et définit le progrès cumulatif et linéaire de la technique et, d'autre part, l'interaction. Pour Habermas, la prétention virulente de Marcuse demeure incompréhensible ou insensée. Il n'est donc pas question de remettre en cause la relation instrumentale de la technique. En fait, l'alternative d'une Nouvelle Science et d'une Nouvelle Technique ne tient pas. La conclusion de Marcuse pose à tort que les sous-systèmes techniques (évoluant sous l'emprise de la technique) soient devenus eux-mêmes, à eux seuls, ce que Habermas appelle le cadre institutionnel ou le système social. En bref, Marcuse a assimilé trop vite l'infrastructure économico-scientifique au cadre juridico-politique (et donc à l'idéologie) et, de ce fait, la technique à la domination.

Pour Habermas, « la libération de la faim et de la misère ne coïncide pas nécessairement avec la libération de la servitude et de l'humiliation, car l'évolution du travail et celle de l'interaction ne sont pas automatiquement liées »37(*). Avant même les critiques pessimistes faites par Herbert Marcuse à la raison unidimensionnelle de Max Horkheimer et de Theodor W. Adorno avait déjà montré qu'il y a une « ambigüité dans le concept de rationalisation »38(*). C'est qu'il faut bien distinguer une rationalisation qui est émancipation communicationnelle et interaction « exempte de domination »39(*). Au lieu de cela, notre époque scientificisée « fait que s'efface de la conscience des hommes le dualisme du travail et de l'interaction »40(*) et on assiste à une « élimination de la différence entre pratique et technique »41(*) « comme si la maîtrise pratique de notre histoire se laissait réduire à une opération technique disposant de processus objectivités »42(*). « Il ne suffit pas qu'un système social remplisse certaines conditions de rationalité technologique »43(*). Il y a un défi de la technique que la technique seule ne permet pas de relever.

La confrontation avec Marcuse a donc considérablement clarifié la position de Habermas. Pour lui, la relation instrumentale est irremplaçable en son genre : il n'est pas d'attitude alternative au rapport instrumental que constitue le travail. La technique n'est donc pas un « projet historique » de domination, mais une sorte d'invariant anthropologique révélé par l'expérience du travail. La forme historique prise par la domination trouve sa consolidation avec la forme idéologique prise par la technique : celle-ci fonctionne comme idéologie, elle n'est pas idéologie. Ce n'est plus la rationalité technique comme telle qui est critiquable, mais bien seulement l'usage qui en est fait à des fins de légitimation de la domination. Dès lors, ce fonctionnement idéologique relève bien plus de la pratique que de la rationalité technique elle-même.

C'est donc vers une critique de la pratique qu'il faut se tourner. Il n'y a pas une bonne et une mauvaise technique, mais plutôt deux domaines qui interagissent l'un sur l'autre et que la critique doit analyser afin de s'émanciper de la domination que cette corrélation a induite. De plus, cette affirmation se fonde, pour Habermas, sur un double constat empirique : le complexe scientifico-technique se politise en même temps que la politique tend à se faire « science » ; la science et la technique sont devenues « la force productive »44(*) la plus importante tandis que l'extension des domaines d'intervention de l'Etat a peu à peu teinté l'action de ce dernier d'un « caractère négatif »45(*) : cette action qui vise à la stabilité et à la croissance du système économique est alors orientée de façon à éliminer les dysfonctionnements et non pas de façon à trouver des solutions aux questions d'ordre pratique. La solution de ces problèmes « techniques » risque donc d'échapper au contrôle de l'opinion pour être confiée à des experts. Ainsi la question politique se laisse-t-elle reformuler en des termes nouveaux : opérer une critique de la technique impose de comprendre comment celle-ci parvient à envahir le domaine pratique.

La réponse de Habermas comporte deux volets : d'une part, il entend insister sur le caractère « passif » de ces « normes sociales » que représente le cadre institutionnel ; d'autre part, cette réaction engendre, selon lui, une autonomisation et un affermissement de la fonction du cadre institutionnel. C'est ici que Habermas précise sa position. Pour lui, cette fonction est double. Le cadre institutionnel organise et établit la violence qui permet d'imposer la répression de la satisfaction de nos pulsions et structure comme système d'héritages culturels la masse de nos besoins. La domination est donc, pour Habermas, un fait politique avéré ; plus encore, celle-ci correspond à une structure fonctionnelle de la société. Sa position semble ici toute proche de celle de Weber, mais comme nous l'avons déjà vu, une conception divergente de l'action les sépare. À ce stade de sa pensée, Habermas oppose à l'action rationnelle par rapport à une fin un modèle d'action « communicationnelle » figurant une « interaction médiatisée par des symboles » dont la validité ne s'éprouve que dans l'horizon de la « compréhension »46(*).

La critique de Habermas s'en trouve considérablement enrichie : la domination peut, en effet, se comprendre comme une détérioration de cet idéal de communication révélé dans l'action. La perspective critique deviendrait alors aussi constructive que déconstructrice. Pour rendre possible l'analyse des structures systématiquement déformées de la communication, on doit supposer, au moins formellement, le modèle (même idéalisé) d'une intersubjectivité intacte, d'une communauté de communication exempte de domination. C'est par une autre figure de l'action que Habermas redonne force à sa critique. Or, cette figure de l'action est précisément inscrite au sein du cadre institutionnel. Elle relève d'une communication intersubjective et, comme telle, met en jeu ce que les agents ont en commun ; elle se « conforme aux normes en vigueur »47(*). C'est par ce biais que Habermas réinterprète la domination : c'est le cadre institutionnel qui décide de la structure de la domination et de l'importance que doit atteindre la répression.

« Une communication de cet ordre à tous les niveaux de la formation de la volonté politique, et à laquelle serait restitué son caractère politique, voilà le seul milieu au sein duquel est possible quelque chose qui mérite de s'appeler rationalisation »48(*).

C'est donc en quelque sorte un défi que Habermas lance à nos sociétés ; un défi qui demeure celui de l'émancipation et au travers duquel s'établira une maîtrise possible de ce monde social. Le diagnostic de Habermas s'ouvre sur des perspectives seulement entrevues. Il faut « mettre en branle une discussion politiquement efficace qui établisse des liens rationnels valables, entre le potentiel social du savoir et du pouvoir technique d'une part, notre savoir et notre pouvoir technique d'autre part »49(*). Cette discussion qui ne devra pas rester « sans conséquences d'ordre politique » doit nous permettre en tant que sujets politiques de « déterminer pratiquement dans quelle direction et jusqu'à quel point nous désirons développer notre savoir technique dans l'avenir »50(*) ainsi que les applications qui en découlent. L'intersubjectivité communicationnelle d'une telle « discussion universelle et exempte de domination »51(*) permettra aux hommes d'assumer avec une réelle conscience politique la dialectique qui se joue entre leur pouvoir et leur vouloir. Il est clair qu'on se meut nécessairement « à l'intérieur d'un cercle » : on ne peut prendre une décision que sur la base d'informations suffisantes et, inversement, il faut que « nous sachions qu'elle est la direction déterminée que nous souhaitons voir prendre à l'extension de notre pouvoir technique dans l'avenir »52(*).

L'itinéraire critique de Habermas semble donc nous avoir mené à une première étape : l'appréhension de la domination est tributaire d'une conception qui déborde le cadre initial que celle-ci avait fixé à l'analyse ; elle désigne certes un certain exercice du pouvoir, mais celui-ci ne se comprend qu'au sein d'une logique historique et politique qui le dépasse : exercice non seulement politique mais aussi social53(*) qui ne pourrait se penser que comme communication contrainte ou déformée. Singulièrement, la domination relève donc, pour Habermas, d'autre chose qu'elle-même : elle est la figure historique d'un dérèglement, d'une distorsion par rapport à un idéal qui reste à préciser.

CHAPITRE II : LA RATIONALITE COMMUNICATIONNELLE

L'idée de re-fonder le concept marxiste d'émancipation au sein de la « discussion », comme la lecture d'une modernité centrée sur la « communication » ou d'une rationalité tournée vers « l'action communicationnelle » constitue - sous des formes diverses et successives - le fil directeur de la pensée de Jürgen Habermas. Cette optique singulière et originale - que nous nous proposons maintenant d'expliciter - est à la fois ce qui oriente sa critique et ce qui motive l'évolution de son propre itinéraire conceptuel ; la place qu'y trouve la communication ainsi que le sens accordé à la discussion seront déterminants pour notre problématique.

En effet, toute l'entreprise philosophique de Habermas consiste en un sens à justifier et à légitimer de façon plus précise et plus irrévocable ce recours au concept de communication (communication langagière, discussion en vue d'un accord, partage ou échange de valeurs, de normes et d'opinions, compréhension intersubjective en sont autant de figures). Celle-ci ne saurait être un recours et Habermas entend, au contraire, la poser comme une nouvelle instance critique. Ainsi, c'est comme rationalité qu'il commence par l'éprouver.

L'objet d'étude de Habermas est donc la rationalité communicationnelle, qui englobe la première et désigne cette force sans violence du discours argumentatif qui permet de réaliser l'entente et de discuter le consensus. Mais le centre de réflexion de Habermas se situe en fait, dans l'articulation entre ces concepts de rationalité, de communication, de rationalisation. L'analyse de ce mouvement de rationalisation porte ainsi Habermas à approfondir ce qui en est le moteur, la communication et le consensus que celle-ci génère : il introduit pour l'éclairer, la notion de « monde vécu ». Celui-ci est en fait « l'horizon » à partir duquel les sujets sont à même de communiquer.

II.0. la rationalité communicationnelle

A l'heure où les moyens de communication les plus sophistiqués et leur onde de choc placent la communication au rang de première force productive, la rationalité communicationnelle fait son apparition dans la philosophie sociale, morale et politique. Pourtant, elle n'est pas l'idéologie fonctionnelle de la « troisième révolution industrielle » ; du moins son intention n'est pas de légitimer les changements attendus dans les rapports sociaux de la mise en place du nouveau « système technique ». C'est plutôt contre l' « idéologie de la technique et de la science » qu'est, notamment, dirigée la « rationalité communicationnelle ». L'idéologie en question, telle que Habermas l'a critiquée, repose sur le préjugé selon lequel il n'y a de rationalité que dans la science au sens strict du terme. Sur ce préjugé peuvent alors se constituer des « idéologies » tout à fait opposées, mais qui, en un certain sens, s'avèrent complémentaires : en effet, ou bien l'on considère que toute question est susceptible d'un traitement scientifique ; ou bien l'on admet que les questions d'ordre éthique échappent, par principe, à l'élucidation scientifique, de sorte qu'elles seraient nécessairement irrationnelles. Voilà deux positions - le scientisme et l'existentialisme - opposées, mais complémentaires au niveau de la fonction idéologique : le premier cas révèle que la sphère politique doit être réservée aux seules personnes expertes en la matière, ce qui rend caduque la démocratie ; le deuxième cas au contraire, fait éclater le principe d'une formation démocratique de la volonté politique qui n'est pas plus fondée comme n'importe quelle autre tradition historique contingente. Or ces deux cas affadissent l'idée de la démocratie dans la mesure où tous deux reposent sur une conception erronée de la rationalité : cette dernière n'est en effet pensée que sur le modèle d'une rationalité scientifique. Dans ce sens, ces deux positions sont incapables de penser une certaine rationalité élargie au concept de la raison pratique. Et c'est dans cette mesure que toutes les deux se montrent également impuissantes à fonder l'idée démocratique du point de vue de la rationalité politique. Ni l'une ni l'autre ne peuvent accéder à la pensée d'un lien nécessaire entre rationalité politique et légitimité démocratique. Or, comment faire apparaître ce « lien nécessaire » ? Habermas s'est efforcé de fonder la légitimité en raison ; et c'est là qu'intervient « la rationalité communicationnelle ». Elle se présente alors comme une « éthique de la discussion » dans un environnement perverti par la domination.

II.1. Rationalité et rationalisation

Dans Le discours philosophique de la modernité, Habermas répondait aux critiques radicales adressées à la raison. Il était question de sauver et de réhabiliter la raison et toutes les formes de rationalité. Max Horkheimer avait écrit une Eclipse de la raison54(*), dans laquelle il dénonçait la « raison instrumentale » identifiée à la raison moderne. Habermas lui, tente de montrer que la raison est irréductible à l'instrumentalité. En recourant à l'analyse, il refuse de dénoncer la rationalité moderne au nom de ses ancêtres historiques. Pour notre auteur, une telle « critique de l'idéologie », qui tente de ressusciter la substance de la raison objective, est une entreprise désespérée. Contrairement à l'ancienne Théorie critique,

« la théorie de l'agir communicationnel peut, selon lui, s'assurer du contenu raisonnable des structures anthropologiques profondes, dans une analyse qui se veut avant tout de reconstruction, c'est-à-dire qui se veut anhistorique. Elle décrit les structures de l'action et de l'entente, structures que nous révèle le savoir intuitif des membres compétents des sociétés modernes »55(*).

Les caractéristiques générales du langage et de l'action quotidiens nous présentent un ensemble de formes de rationalité qui ne reposent pas sur un calcul des moyens pour parvenir à nos fins, mais sur la possibilité de la critique et de la justification réciproques. Or il se trouve que ces formes générales de rationalité, différenciées selon leurs domaines d'application à des fins de connaissance, d'entente sur des normes, d'expression subjective ou d'évaluation, sont constitutivement modernes puisqu'elles n'apparaissent qu'au cours des processus historiques qui défont les traditions toutes puissantes ancrées dans la religion. Il est donc clair que Habermas ne considère pas la rationalisation comme un processus en lui-même pathogène, qui rationaliserait l'économie ou l'administration étatique, et cela aussi longtemps qu'elle ne parasite pas les sphères de vie et de culture qui ont besoin de rester à l'abri d'une instrumentalisation systémique.

Pour Habermas, la rationalisation systémique consiste fondamentalement à soumettre aux mécanismes du marché ou du traitement bureaucratique des opérations qui, jusque-là, ont fait l'objet de négociations au cas par cas entre individus. Max Weber croyait que la rationalisation occidentale était un processus paradoxal qui, d'un côté, libérait les différentes « sphères de valeurs » de l'amalgame qu'elles formaient dans les traditions religieuses mais qui, de l'autre, les privait de leur logique propre, détruisant ainsi à la fois les ressources du sens et les conditions de la liberté individuelle. Mais, Habermas refuse ce paradoxe. La rationalisation ne peut devenir paradoxale et pathogène que dans la mesure où elle empiète sur les domaines du monde vécu dans lesquels la culture, la socialisation et l'intégration sociale par les normes doivent se dérouler à l'abri des mécanismes systémiques de la commercialisation et de la bureaucratisation. De ce fait, Habermas se donne comme tâche de redonner une nouvelle vigueur au « projet philosophique inachevé » afin de réactiver le potentiel de raison contenu dans le champ de la communication et de la compréhension langagières par le dépassement de la raison substantielle et de celle centrée sur le sujet : la raison n'est pas soumise uniquement aux impératifs de l'économie ou du pouvoir ; elle est capable d'un « agir orienté vers l'intercompréhension ». C'est la domination qui déforme la pratique communicationnelle, occultant et idéologisant ainsi la modernité56(*).

II.2. L'espace public perverti par la domination

Le paradigme communicationnel fonctionne comme centre de gravité de la vision historique et politique ; l'appréhension des rapports de pouvoir et de domination en découle directement. En effet, analysée en termes politiques, l'évolution décrite par Habermas révèle un Etat détenteur du pouvoir mais qui demeure en dehors de la sphère publique ; plutôt, c'est la nouvelle sphère publique qui s'est en fait affirmée elle-même comme coupée de tout rapport de pouvoir. Le principe même de la publicité, de l'opinion publique [Öffentlichkeit] se trouve donc investi d'un véritable rôle émancipateur : l'espace public est devenu une instance critique effective, un lieu de contrôle - voire de transformation - de l'exercice du pouvoir étatique.

C'est Kant qui, aux yeux de Habermas, est le premier véritable théoricien de ces changements politiques de la modernité ; en affirmant que le pouvoir appartient à la seule raison, Kant fonde ainsi théoriquement les principes de la nouvelle réalité politique qu'il a devant les yeux. L'homme entre dans sa majorité à partir du moment où, distinguant l'usage public de l'usage privé de sa raison, il fait apparaître une sphère publique qui s'affirme par son rôle politique, en étant la médiatrice entre l'Etat et la société. Dans cette relecture de Kant, Habermas évoque en fait un idéal politique qu'avait révélé la modernité : le modèle libéral de l'espace public bourgeois, un modèle de transparence communicationnelle, un modèle qui aurait fourni à la modernité son contenu normatif. En effet, ayant décrit cet idéal, Habermas entreprend d'expliquer et de mettre en évidence ce qui l'a perverti, et, bien sûr, ce qui permet de le maintenir comme idéal. A partir du milieu du XIXème siècle et avec l'avènement du « Social Welfare State » (l'Etat-providence), l'opinion publique s'est peu à peu laissé déposséder de son potentiel critique ; l'espace public s'est « reféodalisé », c'est-à-dire que le pouvoir et la domination y ont retrouvé une nouvelle forme et par là, une véritable place. Plus précisément, Habermas poursuit son analyse en mettant en évidence l'apparition, en deux temps, d'un autre type de « Publicité », d'une autre pratique des rapports politiques, d'une nouvelle structuration de la société. La transformation résulte en fait directement de l'extension, puis de la dégradation de la « Publicité » telle que l'avait établie la société bourgeoise du XVIIIème siècle57(*).

Le modèle de l'espace public s'est ainsi perverti par son propre développement ; alors qu'il supposait une stricte séparation entre les domaines privé et public, son extension et la généralisation de son principe ont fait advenir une sphère sociale qui a tout perdu de son autonomie initiale. En effet, le rôle de médiateur entre l'Etat et la société que la sphère publique assumait à ses débuts a peu à peu changé de mains ; ce sont en fait des institutions relevant soit de la sphère privée soit d'une sphère publique qui ont dépossédé le « public des personnes privées » de sa véritable fonction politique. Cette fonction se trouve dès lors dénaturée en son principe même, puisqu'elle s'effectue désormais dans le cadre d'un rééquilibrage des pouvoirs que favorise cette interpénétration de l'Etat et de la société : les domaines étatisés de la société et ceux socialisés de l'Etat composent ensemble une sphère qui demeure tout juste un intermédiaire et où l'authenticité de la communication critique a, de nouveau, laissé la place à la manipulation, voire à une certaine domination. Cela n'appelle-t-il pas un certain décollage, mieux un changement de paradigme ?

II.3. Le changement de paradigme de Jürgen Habermas

La notion de paradigme58(*) fut introduite par Kuhn pour désigner l'ensemble des procédures, des hypothèses, des valeurs, des croyances et des résultats qui caractérisent une communauté scientifique et lui donnent sa cohérence. Chez Kuhn, cette notion permet de saisir ce qui distingue la recherche scientifique proprement dite de toute autre pratique cognitive ; mais le paradigme désigne dans le même temps un état d'esprit, une tradition, un mode d'appréhension du réel et une véritable vision du monde que partagent - même à des siècles d'intervalle - chercheurs, penseurs et spécialistes d'un même problème. Appliquer cette notion à l'histoire de la philosophie relève sans aucun doute d'une extension ou d'une torsion que réfuterait probablement Kuhn lui-même. Néanmoins, si l'on s'autorise à dépasser l'emploi originel qui en fut fait, il semble que l'idée d'un changement de paradigme soit particulièrement féconde pour caractériser, en partie au moins, le rapport que Habermas entretient avec la tradition philosophique.

II.3.1. Un autre regard sur la modernité

Parler d'un « changement de paradigme », ce pourrait donc être d'abord appréhender une pensée comme une nouvelle vision, comme un nouveau regard sur une tradition déjà instituée. L'emploi de cette expression semble d'ailleurs d'autant plus juste que Habermas qualifie lui-même ainsi sa lecture, ou plutôt sa relecture, de la pensée philosophique moderne et donc l'ensemble de son entreprise. Le travail de la déconstruction ne peut avoir de conséquences définissables, qu'à partir du moment où le paradigme de la conscience de soi, de l'autoréférence d'un sujet qui connaît et agit dans l'isolement est remplacé par un autre paradigme, en l'occurrence par celui de l'intercompréhension, c'est-à-dire de la relation intersubjective entre des individus qui, socialisés à travers la communication, se reconnaissent réciproquement.

L'impératif que se fixe Habermas paraît ainsi tout à fait fondamental, car l'affirmation qui s'y exprime doit être expliquée, justifiée et même démontrée. Habermas ne se borne pas à énoncer la nécessité d'un abandon de l'ancien paradigme de la philosophie du sujet, il entend surtout assumer cette nécessité - c'est-à-dire ne pas se limiter à une critique qui, en fait, n'aurait pas su quitter les termes de son objet - en proposant lui-même une démarche constructive, un changement de paradigme, ce qu'il appelle un autre cadre conceptuel. Dès lors, la démarche qu'il entreprend se laisse comprendre clairement ; il entend montrer que les critiques radicales faites à la raison (et donc à la modernité) n'autorisent pas à désespérer de son potentiel d'émancipation. En effet, le concept de raison critiquée restait intimement liée aux présuppositions de la philosophie de la conscience, si bien que les critiques de la raison sont demeurées des critiques de ce paradigme, c'est-à-dire, des critiques menées de l'intérieur de celui-ci : pour Habermas, elles ont été incapables de s'en libérer faute de pouvoir s'ancrer dans un autre. Ainsi, la modernité ayant promu un aspect de la raison - la raison instrumentale - et cet aspect ayant engendré des effets massifs de réification, d'oppression et d'aliénation, la critique s'est abandonnée au piège de la critique immédiate.

Or pour Habermas, il convient, aujourd'hui, de raisonner en termes plus vastes et de se doter d'un concept de raison plus englobant ; dès lors, ce n'est plus la raison comme telle qui est source de réification ou de domination, mais une exploitation sélective de ses potentialités dans l'histoire de l'Occident moderne. Cependant, de façon relativement paradoxale, Habermas présente lui-même la position qu'il entend tenir comme un retour. Tout fonctionne en effet, comme si, effrayé par sa propre capacité à innover, Habermas prétendait fonder et enraciner son apport personnel dans une tradition dont il ne serait que le modeste continuateur59(*). Ainsi, bien souvent, pour ne pas dire systématiquement, le paradigme de la « raison communicationnelle » est présenté comme une redécouverte de ce qui se trouvait déjà en germe chez d'autres, comme une voie déjà maintes fois entrevue mais jamais vraiment empruntée. L'idée d'une raison centrée sur la communication ou d'un dualisme radical entre travail et interaction pourrait ainsi se déduire d'une certaine relecture de Marx ou se déceler dans la philosophie de l'esprit du jeune Hegel ou encore chez Kant et Fichte. Du côté des sociologues, Habermas n'estime faire que reconstruire ce que pressentaient Dilthey, Mead, Durkheim ou Parsons.

Ainsi se comprend donc Le Discours philosophique de la modernité que reconstruit Habermas [...]. Il s'identifie en quelque sorte à une sorte d'archéologie de tous les discours tenus par la tradition philosophique moderne et post-moderne dont le seul but ou la seule fin serait de montrer le caractère nécessaire ou même évident de cet aboutissement que représenterait la « raison communicationnelle ». Car de quoi s'agit-il ? En fait, Habermas ambitionne de se détacher de la philosophie du sujet, ce paradigme inauguré d'une part par le cogito cartésien limitant la raison à la vérité de la connaissance objective, et repris d'autre part par « l'ordre social » hobbesien limitant les sujets à des « actions rationnelles par rapport à une fin ». Rapportant une théorie de la connaissance à une théorie de l'action, Habermas reconstruit ainsi une théorie de la société qui est toujours en même temps une théorie de la modernité ou plutôt, devrait-on dire, un regard sur la modernité.

II.3.2. L'intérêt de la connaissance « émancipatoire »

« Une critique radicale de la connaissance n'est possible que sous la forme d'une théorie de la société ». Par ce point de départ, qui est en même temps une thèse à conquérir, Habermas reprend un des principes fondateurs de l'Ecole de Francfort ; le prétexte et la fin de ce programme épistémologique se déclinent selon deux plans : d'une part, une vive critique du positivisme, d'autre part, une réactivation de l'idée kantienne d'une théorie de la connaissance.

Cependant, la clef de cette nouvelle entreprise se trouve dans la réappropriation d'une autre source : la psychanalyse. En effet, sur un mode qu'il rapproche de la cure analytique et de la critique du sens chez Freud, Habermas introduit le concept d'autoréflexion [Selbstreflexion] ; celui-ci caractérise une activité cognitive dont le sens et la signification supposent, au préalable, une réflexion nécessaire du sujet sur lui-même. Habermas rapporte ainsi l'autoréflexion au paradigme de la communication : elle est une communication idéale du sujet avec lui-même ; l'aliénation est alors représentée comme une perte de communication avec soi du sujet, tandis que l'émancipation qui doit l'en extraire est cette conquête que l'autoréflexion entreprend dans un mouvement de libération de la communication. Le modèle est donc celui d'une transparence communicationnelle posée comme un idéal nécessaire, comme un horizon d'attente dont l'enjeu réside dans un processus de pratique cognitive : c'est ainsi qu'il faut comprendre le sens de cette « théorie de la connaissance comme théorie de la société ».

Toute activité scientifique, toute forme de savoir se lit ainsi comme une production de sens dont il faut évaluer la portée et la validité. Or, pour Habermas, c'est au travers de cette détermination subjective qui habite la pratique de l'homme de science que tout se joue : c'est ce qu'il appelle l'intérêt, c'est-à-dire la condition à laquelle on peut lier les productions scientifiques aveugles à la perspective de l'évolution sociale. Dans un premier temps, apparaissent alors deux intérêts : l'intérêt technique, ou le fait de disposer techniquement des choses, et l'intérêt pratique, ou le fait de maintenir l'intersubjectivité d'une compréhension entre individus.

Ainsi Habermas peut affirmer que l'intérêt commande la connaissance, c'est-à-dire qu'il définit et fixe seul les conditions de l'objectivité possible de cette connaissance. L'intérêt de connaissance « émancipatoire » - pour la suppression de la domination - commanderait le point de vue de la « critique idéologique ». Or, par rapport à cette hypothèse d'une connaissance fondamentalement intéressée, la question toujours sous-jacente serait alors pour nous la suivante : « comment le politique doit-il être conçu ? », mais aussi : « que doit-il en être réellement du politique ? ». C'est à travers une telle interrogation que l'exigence du « philosophe » ne ferait plus qu'une avec celle du « citoyen ». L'exigence normative sous-tend alors la réflexion d'une phénoménologie du politique qui devra en parcourir les différentes approches cognitives, du point de vue de leur aptitude à satisfaire cette exigence : notre questionnement est un questionnement intéressé. Mais encore, ne faudrait-il pas qu'en conséquence de ce qu'elle est, une telle exigence puisse prétendre, au-delà de la certitude, à la forme universelle de la vérité ? Elle devra dans ces conditions requérir la procédure de la rationalité : là même où il ne serait question que de théorie politique, la recherche d'une validité universelle pour l'intérêt qui pratiquement oriente cette connaissance implique encore la référence à la rationalité communicationnelle, principe de toute démocratie.

Le devenir-idéologique de la connaissance signifie à chaque fois l'oubli de la méthode propre et le mépris des autres méthodes. Il peut s'analyser comme une perte de communication avec soi-même et avec autrui - ce qui fausse la connaissance à laquelle peuvent par ailleurs légitimement prétendre les différentes approches du politique. C'est pourquoi il conviendrait de restituer à celles-ci leur « droit » en les assignant à l'intérieur de leurs limites respectives de compétence. Par là, la rationalité communicationnelle doit être présupposée à cet exercice pour ainsi dire « juridictionnel » de la critique. Ce point de vue est celui que Habermas prétend dégager à partir de sa pragmatique universelle : c'est le point de vue d'une « situation idéale de parole » et de communication, où pourrait s'établir la reconnaissance fondée des prétentions émises à la validité. C'est alors que ce point de vue de la pragmatique universelle donnerait véritablement accès à l'idée d'une légitimité démocratique.

II.4. L'idée d'une rationalité communicationnelle

Le coeur philosophique de la pensée de Habermas est une théorie de la raison, des rationalités et des formes de rationalisation. C'est là d'ailleurs, selon notre auteur, le domaine propre de la philosophie :

« La rationalité des opinions et des actions est un thème sur lequel travaille traditionnellement la philosophie. On peut même dire que la pensée philosophique provient du devenir réflexif de la raison incorporée dans la connaissance, dans la parole et dans l'action. Le thème fondamental de la philosophie est la raison »60(*).

Ce qui importe dans notre contexte, c'est surtout de voir comment le concept de la rationalité communicationnelle est un concept nécessaire. En effet, comment une société en général serait-elle seulement possible sans la présupposition d'une entente au moins implicite de ses membres à propos des normes qui leur permettent fondamentalement de coordonner leurs actions ? Par le mot « normes », il faut entendre ici tout aussi bien l'ensemble des significations socialement instituées, y compris les symboles du langage eux-mêmes. Nous pourrions parler, dans un langage philosophique, des catégories de l'intersubjectivité, qui sont constitutives de ce que Hegel entend par l' « esprit objectif », c'est-à-dire l'ensemble des règles qui fonctionnent comme la grammaire d'une langue à l'égard des hommes qui la parlent. Or ces « normes symboliques » ou encore ces « règles grammaticales », qui sont en quelque sorte les transcendantaux d'une société comme telle, comment sont-elles à leur tour seulement possibles sans la présupposition encore plus fondamentale d'une activité constitutive et de l'entente sur ces règles et de ces règles elles-mêmes ? Il devient alors tout à fait clair que l'activité stratégique61(*) ne peut absolument pas fournir le concept d'une telle activité « originaire », mais seulement l'activité communicationnelle en tant que telle. Seule, la rationalité communicationnelle est d'elle-même productrice de « sens » ; et tandis que l'activité stratégique ne produit que de l'expérience d'autrui, seule l'activité communicationnelle produit en outre de l'interprétation de l'expérience sociale. Car elle seule est une activité réflexive. Elle seule peut ainsi établir ce qui vaut socialement dans l'intersubjectivité : représentations collectives, images du monde, normes sociales, valeurs morales, légitimations politiques, références esthétiques, symboles linguistiques, etc. C'est ici que nous pouvons retrouver le lien avec l'idée de la « raison pratique ». Mais, dans son essence, cette « raison pratique » se fait ici connaître comme « raison communicationnelle » (Kommunikative Vernunft). Dès lors, Habermas peut parler d'une « raison communicationnelle » parce qu'un principe d'universalisation serait déjà impliqué dans les structures mêmes de la discussion.

La « raison communicationnelle » de Habermas ouvre des pistes théoriques qui mériteraient véritablement d'être prises au sérieux. Pour Habermas, en outre, l'éthique trouverait spontanément son principe dans la « raison » immanente à cette « activité orientée à l'intercompréhension ». « Spontanément », car la communication est, dans son concept, déjà normative. C'est déjà dans la pratique la plus ordinaire du langage que ceux qui s'engagent dans la communication doivent se faire comprendre, et lorsqu'ils défendent une position, faire reconnaître leurs arguments. Aussi bien est-ce là poser une condition minimale et une exigence infinie : prétendre à la vérité est la condition minimale d'une discussion ; mais réaliser cette prétention dans l'intersubjectivité fait sans cesse reculer l'horizon d'une pratique concrète : la transcendance réside au sein même de la proximité ; étant à la fois ce qu'il y a de plus proche et de mieux connu de nous, elle reste pourtant l'idéal à réaliser pour l'humanité : l'idéal du « nous » dans lequel les « je » peuvent dépasser leur certitude personnelle pour élever celle-ci à la forme universelle de la vérité.

Nous retrouvons ici la parole d'A. Philonenko à propos de Fichte. C'est l'éclatement merveilleux de l'actualité indubitable de Fichte et de la modernité de Habermas. Tout comme Fichte naguère, Habermas pense que le discours du philosophe n'est pas désintéressé, que le discours philosophique est aussi par conséquent un discours engagé, et qu'il est dans ce sens déjà politique. Mais politique, cette « raison décidée » l'est surtout en un sens plus profond. En effet, la certitude personnelle se transforme en vérité universelle, lorsque les « je » se dépassent dans un « nous », qui est l'accord politique des consciences. Chez Habermas tout comme chez Fichte, c'est la force d'une pensée critique qui révèle le fondement politique face au paradoxe apparent d'un discours de la certitude qui sans se confondre avec la vérité ne cesse pas moins d'y prétendre. En réalité, le « je » se pense dans l'espace du « nous » qui est l'élément politique par excellence, et que par ailleurs, la pensée critique reconnaît comme fondement de toute prétention à la vérité. « Le ``nous'', suggérait A. Philonenko toujours à propos de Fichte, est l'idéal qui doit être atteint grâce à la confrontation loyale des certitudes des ``je'', qui se sont librement dégagés de l'opinion »62(*). Ici, Fichte et Habermas se rencontrent : le « nous » apparaît à la fois comme fondement critique et comme idéal moral. Mais, l'idéal doit aussi pouvoir être réalisé. Surgit alors le problème politique que pose la tension entre théorie et pratique, boisson amère de la modernité. Dans l'ouvrage que Habermas consacra à cette question, tous les essais vont dans le même sens : la communication est la catégorie politique qui doit résoudre la tension moderne entre théorie et pratique. Mais cette idée d'activité communicationnelle n'a de sens que dans une communauté de personnes dont on présume qu'elles observent le même monde, des personnes physiquement capables d'expériences véridiques, dont les motivations les portent à parler « véridiquement » de leurs expériences, et qui parlent selon des schémas d'expression reconnaissables et partager.

II.4.1. La notion du monde vécu

L'analyse de ce mouvement de rationalisation porte ainsi Habermas à approfondir ce qui en est le moteur, la communication et le consensus que celle-ci génère : il introduit pour l'éclairer la notion de « monde vécu » [Lebenswelt]. Celui-ci est en fait « l'horizon » à partir duquel les sujets sont à même de communiquer : il est cet arrière-fond de convictions plus ou moins diffuses et de capacités partagées par tous ceux qui autorisent l'action en vue d'un consensus. Habermas divise alors le monde vécu en culture, société et personnalité : la culture est définie comme le savoir disponible où les sujets puisent des interprétations ; la société comme les ordres légitimes à travers lesquels les individus règlent leur appartenance à des groupes sociaux ; et enfin la personnalité comme les compétences qui rendent un sujet capable de parole et d'action.

Il ne s'agit pas ici de discuter de la pertinence de cette analyse de la communication chez Habermas, mais plutôt d'en tirer les conséquences sur le plan de sa réflexion politique. La notion de « monde vécu » recouvre dans les processus d'action communicationnelle les conditions d'une production de sens ; pour Habermas, elle permet ainsi de rendre compte de la « reproduction culturelle », de « l'intégration sociale » et de la socialisation. Néanmoins, elle n'épuise en rien l'ensemble du contexte social, économique et politique dans lequel sont plongés les acteurs : Habermas articule donc le monde vécu à la notion de « système ». Cette dernière désigne, par complémentarité, l'espace social qui abrite les activités rationnelles par rapport à une fin - c'est-à-dire l'ensemble des conditions matérielles objectives qui s'imposent aux acteurs par des processus de régulation technique et de reproduction strictement autonomes -. Mais l'analyse habermassienne ne s'arrête pas à cette dualité fictive : la théorie de la société se construit à travers les correspondances et de l'articulation problématique de l'évolution de ces deux réalités. Habermas considère l'évolution sociale comme un procès de différenciation d'ordre secondaire. Système et monde vécu se différencient simultanément du fait que croissent la complexité de l'un et la rationalité de l'autre. La disjonction entre système et monde vécu se constitue de telle sorte que le monde vécu, d'abord coextensif à un système social peu différencié, est de plus en plus rabaissé au rang d'un sous-système à côté des autres. En même temps, le monde vécu reste le sous-système qui définit l'état du système social dans son ensemble. C'est pourquoi les mécanismes systémiques ont besoin d'un ancrage dans le monde vécu. Il faut les institutionnaliser.

Cette « institutionnalisation » renvoie chez Habermas au besoin nécessaire que rencontre le système - divisé en sous-systèmes différenciés - de se coupler avec le monde vécu, c'est-à-dire avec les individus qui s'y meuvent. A la suite des travaux sociologiques de T. Parsons, Habermas analyse cette articulation en recourant à des « médiums régulateurs » ; ceux-ci sont au nombre de deux : l'argent et le pouvoir. Le premier est au centre de la sphère économique, le second au centre de la sphère politique. Au sein des « sous-systèmes » auxquels ils sont rattachés, ces derniers « fonctionnent » de la même façon que la communication langagière au sein du monde vécu. Mais, ce qui est ici politiquement fondamental, c'est la coexistence de ces deux « univers ». Parsons avait interprété le monde vécu comme un sous système parmi d'autres, tandis que Habermas entend montrer son caractère premier. Certes, la « colonisation du monde vécu » par des « logiques instrumentales ou stratégiques » est un phénomène à l'oeuvre dans la rationalisation occidentale, mais c'est elle qui fait de la théorie de la société un enjeu politique. Cette évolution est justement ce que la pensée critique doit remettre en cause en réaffirmant la force démocratique que recèle l'action communicationnelle, avec sa prétention d'un contrôle des sous-systèmes par le monde vécu. Il s'agit donc de rattacher les médiums régulateurs à la communication langagière à laquelle ils se sont substitués.

On voit alors apparaître l'idée d'activité communicationnelle en tant que celle-ci structure le monde vécu : « Très grossièrement, l'unanimité anticipée à propos des expériences [...] présuppose une communauté d'autres personnes dont on présume qu'elles observent le même monde, des personnes physiquement capables d'expériences véridiques [les sujets capables de parler et d'agir, chez Habermas], dont les motivations les portent à parler « véridiquement » de leurs expériences, et qui parlent selon des schémas d'expression reconnaissables et partagés. Lorsque des divergences se présentent [aspect également essentiel chez Habermas, le passage à l'argumentation ne se faisant pas sans dissensus], ceux qui tiennent des raisonnements relatifs au monde se sont préparés à mettre en question tel ou tel aspect contenu dans ces raisonnements. Pour celui qui tient ces raisonnements, une discordance impose qu'il y a des raisons de croire que telle ou telle condition supposée remplie dans l'anticipation de l'unanimité ne l'a pas été. » Ainsi les solutions qui visent à réduire la discordance, « ne mettront pas en question l'intersubjectivité du monde, mais l'adéquation des méthodes par lesquelles le monde est expérimenté et relaté »63(*). Ce monde vécu procure à la communauté humaine, les fondements offrant une garantie pour une sorte particulière de discussion. Mais c'est quoi cette discussion ?

II.4.2. La discussion

Chez Habermas, la discussion est la pratique qui rend possible l'universalisation des intérêts. En effet, la discussion n'est-elle pas dans la raison même cette pratique consensuelle qui permet de concilier des intérêts au départ conflictuels ? Sans doute faut-il entendre ici la discussion dans le sens fort d'une discussion rationnelle ou, tout simplement, la concevoir comme une vraie discussion. La « vraie » discussion est celle qui ne connaît que les raisons (Gründe) ou, si l'on préfère, les seuls arguments du discours, et non les « faux » arguments de l'autorité, de l'intimidation, de la menace ou de la contrainte. Car seuls peuvent être retenus dans une discussion véritable les arguments dignes de ce nom, c'est-à-dire ceux qui ne sont invoqués qu'au titre de ce qui serait susceptible d'être admis par chacun et par tous comme étant valables. De là, on peut envisager l'élaboration d'un droit résultant de l'universalisation des intérêts dans la discussion rationnelle et l'argumentation publique pratique. Nous voyons là resplendir, en quelque sorte, le modèle démocratique de Habermas : le consensus. Un modèle qui n'est pas le modèle libéral du compromis. Car le premier exprime les intérêts sociaux dans l'universalisation d'une discussion, tandis que le second ne fait que régler ces intérêts par l'application de principes universalistes. Mais, quand on regarde la configuration géopolitique actuelle, on se rend compte que les sociétés sont divisées, et que les individus sont très différents entre eux. Dans cette turbulence, les politiques unanimistes ont pu engendrer les « démocraties totalitaires »64(*), tandis que les sociétés libres ont opté pour la logique pluraliste. La démocratie véritable ne trouve-elle pas alors son fondement dans ce qui est précisément dénié par les idéologies totalitaires : la division, le dissensus, le conflit même ? N'est-ce pas dans ce fait que résiderait précisément l'essence du social ; et ne devrait-on pas alors en faire un droit normant les représentations politiques comme l'antidote le plus sûr contre la domination ? C'est dans ce contexte que la vision politique de Habermas fait valoir sa force. Il ne s'agit pas en effet de fuir la domination et sa cohorte de malheurs.

La reconnaissance juridique de ce fait, qui est un fait démocratique ou politique, est ce qui donne justement aux sociétés de se représenter politiquement avec une certaine authenticité. Mais il nous semble cependant que les représentations politiques ne sauraient avoir pour seule fin de réfracter en somme la réalité sociale ; encore moins devraient-elles figer cette réalité en s'érigeant au rang de représentations normatives pour la régulation d'une pratique. Peut-être même qu'en posant la représentation de la division et du conflit à l'horizon du sens de la pratique on instaure une véritable contradiction. En effet, même si elle est conflictuelle dans son motif, la pratique sociale et politique n'est-elle pas cependant consensuelle dans sa raison ? N'a-t-elle pas de sens que pour autant qu'elle doive coordonner la particularité factuelle des intérêts en direction d'un universel, à vrai dire déjà présent dans l'esprit même du droit moderne ? Et, dans ce cas, n'est-ce pas l'universel qui doit être la représentation normative, afin que la pratique sociale et politique puisse avoir un sens ? Or c'est là la vision politique de Habermas : l'universel doit être posé à l'horizon du sens. Cependant, il est question ici d'un discours sur le politique. L'idéologie peut s'y produire dans la mesure où le point de vue des « faits » observables et mesurables tend à s'universaliser en une sorte de « vision du monde », qui devient du coup normative en imposant comme une loi sa propre interprétation de la réalité.

II.4.3. La dimension morale de la rationalité communicationnelle

Dans la Théorie de l'agir communicationnel, la fonction d'unification incombe surtout à l'un des types de validité.

« Pour autant que la sphère religieuse a été constructive de la société, écrit Habermas, il va de soi que ni la science ni l'art n'assument l'héritage de la religion ; seule la morale déployée en éthique de la discussion, prenant forme fluide dans la communication, peut, dans cette perspective, se substituer à l'autorité du sacré. En elle, le noyau archaïque du normatif s'est dissout, avec elle se déploie le sens rationnel de la validité normative. [...] Durkheim pense lui aussi que seule la force d'une morale universaliste est capable de maintenir unie une société sécularisée et de remplacer, à un niveau de haute abstraction, le consensus normatif de base, garanti par le rituel »65(*).

Parmi les aspects de la rationalité communicationnelle, la dimension morale, sur laquelle se focalisent au moins autant de malentendus et d'objections que sur la notion de communication, parait donc capitale. Elle y intervient non pas comme doctrine mais tout simplement comme méthode de résolution des conflits, du dépassement de la violence de la domination. Or, en tant que telle, la morale est considérée comme l'héritière de la religion.

Chez Habermas, il faut souligner le statut qu'occupe la morale, dans la Théorie de l'agir communicationnel comme déjà dans Raison et légitimité, notamment par rapport au droit et à la politique. Deux ans après sa grande Théorie, en 1983, Habermas publie, dans Morale et communication, quatre essais dont les plus longs traitent précisément de la morale. Il y engage, entre autres, le débat avec John Rawls, sans encore aborder les problèmes de la « justice politique », et avec Karl-Otto Appel, avec qui il partage l'approche de l' « éthique de la discussion », mais sur des bases philosophiques différentes, qui ne sont pas étrangères aux interrogations sociologiques et politiques à Habermas. La question du droit et de la politique est quasiment absente. De même dans le Discours philosophique de la modernité66(*), qui tire les conclusions proprement philosophiques du changement de paradigme proposé dans la Théorie de 1981.

Cependant, dans une préface de novembre 1986 à l'édition française de la Théorie de l'agir communicationnel, un nouveau changement de perspective s'annonce clairement : « Actuellement, je reprends à nouveaux frais le rapport complexe entre droit, morale, et moralité sociale, et j'examine la justesse de mes thèses sur la juridicisation, qui sont peut-être trop tranchées »67(*). Ainsi s'éclipse la place centrale de la morale dans la pensée de Habermas. En fait, Habermas doute du droit, qui selon lui contribue à la « colonisation » du monde vécu social en s'appuyant sur des mécanismes systémiques faisant l'économie de l'entente au moyen du langage. Manifestement, cette opposition vient de Weber avec son éthique protestante des principes et son institutionnalisation dans le droit moderne, structuré par la rationalité fins/moyens et du même coup mis au service du marché et de l'Etat. Pour contester ce positivisme juridique de Weber, Habermas s'engage, dans un premier temps, à « remoraliser » le droit :

« La séparation, accomplie avec le droit moderne, entre moralité et légalité entraîne au niveau des conséquences le problème suivant : c'est que le domaine de la légalité a besoin dans sa totalité d'une justification pratique. La sphère du droit, libérée de la morale, tout en exigeant des sujets de droit qu'ils soient prêts à obéir à la loi, renvoie à une morale qui, de son côté, est fondée sur des principes »68(*).

Il est bien clair que Habermas n'envisage pas encore ici, une fondation autonome du droit. Pourtant, il reste toujours convaincu que le droit ne saurait couper les ponts avec des principes moraux tels que l'impartialité ou l'exigence de faire valoir des intérêts universalisables, même s'il changera de point de vue à la fois sur la dépendance du droit à l'égard de la morale et sur le danger inhérent à la « juridicisation ». Mais en fin de compte, Habermas finira par ne plus penser que la morale est, à elle seule, capable d'unir la société. Le rôle du sacré sera assumé à la fois par la morale et par le droit qui partage avec elle le statut d'un système de savoir et de jugement : « La forme du droit devient nécessaire pour compenser les déficits qui apparaissent avec le déclin de la morale sociale traditionnelle. La morale autonome, uniquement soutenue par des justifications rationnelles, ne garantit guère, en effet, que des jugements corrects »69(*). Pour Habermas, il faut des lois et des institutions pour concrétiser nos convictions morales, pour mettre en pratique notre moralité70(*). Le droit est la condition sine qua non d'une solidarité qui traverse l'espace de la proximité ; une solidarité qui déborde pour atteindre celui qui est au loin. C'est, en réalité, le mode originaire de règlement des conflits à côté de la morale. Dans ce sens, le droit ne peut plus être considéré comme un médium favorisant l'intrusion des systèmes sociaux dans le « monde vécu ». Celui-ci n'est donc plus en situation de « résistance » contre la juridicisation. Bien au contraire, le droit est un canal qui permet aux citoyens, sujets de droit, de faire efficacement valoir leurs intérêts légitimes à l'égard des empiètements du marché et de l'Etat. Ce sont eux, d'ailleurs, qui, à travers le « pouvoir communicationnel » qu'ils déploient dans l'espace public, exercent une certaine influence décisive sur les orientations politiques de leur société. C'est chez Habermas, le désir de ne plus opposer les sujets sociaux à un régime politique censé en appeler à la loyauté des masses, mais d'ancrer la démocratie dans une société civile de citoyens qui restent en pleine possession de leur souveraineté politique à travers la communication. Mais que faut-il entendre ici, par « communication » ? Il ne s'agit pas d'une conversation ou d'une transmission neutre d'informations, mais d'un concept sur lequel reposait toute perception critique de l'activité sociale et qui serait, par là, susceptible de fonder une théorie de la société.

II.5. Le concept de communication

Lors du débat avec Marcuse, le diagnostic de Habermas était clair : la domination est un fait politique avéré mais qui n'est nullement rattaché à la rationalité instrumentale ; elle est une figure historique, non une catégorie politique. L'enjeu pratique de l'émancipation n'est donc pas à chercher dans une critique de la raison mais dans un remède à ce qui n'est qu'une forme politique déréglée dont il faut se départir. La communication apparaîtrait alors comme une porte de sortie, un recours face à une institution politique à transformer, comme une pacification nécessaire des relations interindividuelles empreintes de violence. La pensée de Habermas pourrait ainsi être réduite ou assimilée à une analyse - certes critique - de nos sociétés politiques qui, ayant identifié la violence et la domination comme des contraintes et des entraves à l'interaction, proposeraient de les subvertir par une communication répétée entre des sujets raisonnables. Bien entendu, il n'en est rien !

Le concept de communication est d'abord issu d'une réflexion sur le langage dans son aspect dit « performatif » - c'est-à-dire lorsqu'une parole peut être perçue par ceux qui l'entendent, comme une action émanant de celui qui la profère -. La communication désigne donc, en un sens, un usage social ou même politique du langage, à savoir la prise de parole qui, comme action, produit une entente entre les locuteurs. Pour autant, Habermas n'y voit qu'un modèle qu'il envisage au moins autant comme un « ce qui est nécessairement souhaitable » que comme un « ce qui n'est jamais véritablement atteint ». A la limite, on pourrait même aller jusqu'à dire que l'agir communicationnel est impossible ! En fait, il faut plutôt dire que l'agir communicationnel est pensé comme une virtualité dont l'appréhension critique du réel fonde la nécessité. La rationalité est donc pour Habermas un « potentiel » qui donne son sens à l'émancipation conçue comme une rationalisation à accomplir. C'est ici que l'agir stratégique prend tout son sens d'activité sociale : comme tel, il désigne aussi, en partie, un usage dévoyé du langage, une communication systématiquement déformée, qui, dès qu'on le projette sur le politique, laisse le champ libre à la domination. Dès lors, l'autre rationalisation, nécessaire celle-là, que réclame Habermas s'appuie autant sur l'agir stratégique que sur l'agir communicationnel :

« En l'occurrence, la rationalisation signifie là l'élimination des rapports de domination qui sont intégrés de façon inaperçue au sein des structures de communication et qui empêchent la gestion consciente des conflits et un règlement consensuel de ces conflits en mettant des obstacles à la communication (...). La rationalisation signifie que sont dépassées les formes de communication systématiquement déformée dans le cadre desquelles n'est maintenu qu'en apparence (...) le consensus porteur de l'action relatif aux exigences de validité (...) ». 

Pour le professeur Onaotsho, « le concept de communication ou de la discussion est l'un des traits caractéristiques du nouveau paradigme, celui du langage, que [Habermas] considère comme l'instaurateur d'un cadre propice à l'émancipation de la société. Pour Habermas, la discussion libre et rationnelle offre l'avantage de soustraire les décisions et les pratiques politiques à l'arbitraire de la réflexion monologique du sujet solipsiste. Au contraire, elle les soumet à un cadre qui leur permet d'être universellement reconnues sur fond d'arguments rationnellement motivés. Pareil cadre de validation des décisions présuppose un ensemble de mécanismes que Cusset résume dans ce qu'il nomme « l'espoir de la discussion »71(*). Dès lors, la refondation de la communication pervertie par les rapports de domination s'avère nécessaire. La théorie de l'agir communicationnel sert de potentiel qui donne son sens à l'émancipation comme une rationalisation à accomplir.

II.6. La théorie de l'agir communicationnel

La théorie de l'agir communicationnel exige une refondation communicationnelle de la rationalité. Elle marque l'abandon du cadre de pensée hégélo-marxiste. Habermas veut mettre à jour la « Théorie critique », en l'arrachant aux prises du « ballast du matérialisme historique ». Le basculement avait été préparé en 1976 par Après Marx. Ce recueil d'essais monumental énonçait un programme en quatre points : le rôle de la philosophie dans le marxisme et la question des structures normatives au plan supra-individuel, le débat avec les théories évolutionnistes de la société et enfin et surtout la problématique de la légitimation qui constitue, dans le prolongement de l'Espace public, le noyau central de la philosophie politique et sociale habermassienne précisément parce que la légitimité est, pour elle, la courroie de transmission entre le social et le politique.

II.6.1. Le « linguistic turn » : Habermas et Apel

La théorie de l'agir communicationnel postule une situation idéale de compréhension qui est la condition de possibilité de la communication et de la reconnaissance intersubjectives. Ce n'est en effet que de l'intérieur de cette situation de compréhension que peuvent être discutées des positions qui ont perdu dans le monde moderne l'évidence qu'elles ont pu posséder dans le monde vécu pré-moderne. Dans « Travail et interaction », Habermas interprétait, en ce sens, l'Esprit hégélien. Le tournant pragmatique a ensuite relégué à l'arrière-plan la référence à la dialectique. Du même coup, sa position s'est rapprochée de la « communauté de communication idéale » de Karl Otto Apel, dont il était resté très proche depuis leurs années communes à Bonn.

« J'appelle idéale une situation de parole dans laquelle les communications ne sont entravées ni par des actions extérieures, ni par des contraintes inhérentes à la structure même de la communication. La situation idéale de parole exclut les déformations systématiques de la communication. Or, pour que la structure de la communication n'engendre aucune contrainte, il faut que tous les participants de la discussion aient une chance symétrique de choisir et de mettre en oeuvre leurs actes de parole. De cette exigence générale de symétrie, on peut déduire, pour les différentes catégories d'actes de parole, des exigences particulières relatives à l'égalité des chances, dans le choix et la mise en oeuvre des actes de parole »72(*).

Karl Otto Apel est heideggérien73(*). Dans sa thèse rédigée sous la direction de Heidegger, il se focalisait, déjà, sur la question du langage et procédait à un déplacement de la problématique heideggérienne, de l'ontologie et du mode d'être spécifique du Dasein vers le problème transcendantal des conditions de possibilité de la compréhension. A la fin des années 1960, cette démarche a rencontré la réflexion que Habermas menait de son côté sur les « intérêts de connaissance »74(*). La portée de cette rencontre tient à l'opposition de l'explication à la compréhension, ou encore à celle de la domination de la science et de la technique à la conception ontologique, du Gestell à l'Etre, qu'Apel résume en parlant de « ce système de complémentarité [...] entre un scientisme ou un pragmatisme publics et un existentialisme privé, qui est éprouvé par beaucoup comme l'ultima ratio d'un ordre social pluraliste démocratique et libéral »75(*). Habermas et Apel ont certainement tiré un trait sous la culture philosophique et politique des trois premières décennies de la République fédérale et ils ont en même temps ouvert le débat sur la nature de l'ordre démocratique libéral.

Le linguistic turn sur lequel se fonde la théorie de l'agir communicationnel d'Habermas a été accompli par Gadamer et Apel. Le mérite d'Habermas consiste à avoir exploité systématiquement les apports scientifiques et philosophiques sur lesquels pouvait s'appuyer la primauté du langage affirmée par Apel. S'appuyant sur le pragmatisme de Charles Sanders Peirce, Apel transforme la recherche des conditions logiques de possibilité en une recherche des conditions de l'argumentation. Il ne s'agit plus de phénomènes et de noumènes mais de ce qui est connu à un moment donné par une communauté finie de chercheurs et de ce qui pourrait ou pourra l'être « par une communauté illimitée dans un processus indéfini de connaissance »76(*). Pour Apel, « l'individu [...] se constitue comme un être qui s'est toujours déjà identifié à la communauté idéale de communication. [...] Ici, se précise la possibilité de situer les présuppositions d'une « fondation ultime », pragmatique et transcendantale de l'éthique dans l'a priori de la communauté de communication et d'argumentation rationnelle »77(*).

Habermas va insister toutefois sur le caractère « quasi transcendantal » de cette situation idéale. Il n'est plus question d'une situation empirique ni d'une « construction pure et simple » mais d'un horizon qui, même s'il est « contrefactuel », est opératoire dans tout processus de communication. Mais il refuse de lui conférer, comme le fait Apel, le statut d'une « fondation ultime de la raison ». La « pragmatique universelle » est loin d'être la même chose que « la pragmatique transcendantale ». Habermas est plus proche du faillibilisme des poppériens78(*) et ouvert au contextualisme des communautaristes anglo-saxons. Il critique l'exigence apelienne d'une fondation ultime, en l' « historicisant » comme éthicité du monde vécu. Pour notre auteur, la quête du consensus idéal serait condamnée au mauvais infini et la discussion établissant un consensus ne serait jamais assurée d'atteindre un « vrai » ni même un « bon » consensus si la compréhension était une situation purement empirique. Le seul moyen d'échapper au mauvais infini et au relativisme culturel est donc l'anticipation toujours à l'oeuvre dans la communication. Il faut anticiper sur le mode du comme si kantien une situation idéale de discours à laquelle se mesure tout consensus effectif.

Apel avait développé entre le niveau de la vérification à l'infini et la prétention de la science à fournir, au niveau formel, des « langages scientifiques idéaux » « une pragmatique transcendantale du langage : sa tâche sera de réfléchir sur les conditions de possibilité d'une connaissance formulée verbalement et, comme telle, virtuellement valide d'un point de vue intersubjectif »79(*).

Cette validité intersubjective constitue un « moment inconditionné » auquel Habermas reconnaît un statut de fondement80(*). Mais, pour lui, « le fait qu'Apel s'accroche à l'idée que la pragmatique transcendantale revendique une fondation ultime s'explique par un retour inconséquent à des figures de pensée qu'il avait lui-même invalidées lorsqu'il avait effectué l'énergique changement de paradigme qui allait d'une philosophie de la conscience à une philosophie du langage »81(*). Ce n'est pas un hasard, ajoute-t-il, si Apel invoque Fichte : il s'agit là d'une rechute dans une philosophie du sujet et de la conscience dont Habermas, malgré ses préventions envers les « post-modernes », estime avec eux qu'il faut se dégager. Apel n'est à ses yeux pas assez « post-métaphysique ». Dans Le Discours philosophique de la modernité, il rend même hommage à la critique de Foucault des dédoublements du sujet et déclare très clairement que la conception communicationnelle de la raison abolit la séparation entre le transcendantal et l'empirique82(*).

La conception habermassienne de la situation idéale de compréhension exalte la sociologie de l'espace public. Tandis que Bourdieu claironne que « l'opinion publique n'existe pas »83(*), qu'elle n'est pas seulement une superstructure idéologique qui permet à une classe ou une couche sociale de se doter d'un capital symbolique compensant les handicaps que lui impose l'ordre étatique existant invoquant l'humanité »84(*). Chez Habermas, l'espace public, qui constituait la réalisation socio-historique de l'idéal d'Humanité, devient l'incarnation des prétentions à la validité qui fondent la pragmatique universelle ; ses acteurs sont dégagés de leurs particularismes sociaux et culturels et considérés comme des sujets « quasi transcendantaux » incarnant l'invariant anthropologique de la communication.

La situation de compréhension « quasi transcendantale » d'Habermas ne peut en outre être dissociée de la dialectique de la rationalisation et du monde vécu qu'il a ébauchée dans ses Repères pour la situation spirituelle de l'époque et développée dans sa Théorie de l'agir communicationnel. C'est cette dialectique qui révèle et met en oeuvre le « contenu normatif » jadis implicite dans les sociétés traditionnelles, de telle sorte que leur monde vécu se moralise et se théorise et que « ce que nous tenions sans problème pour un fait ou une norme peut désormais être effectif ou ne l'être pas, être valable ou ne pas l'être85(*) ». L'action communicationnelle résulte elle-même de la traduction, de l'explication, de la thématisation et de la problématisation, c'est-à-dire de la rationalisation, du monde vécu traditionnel.

II.6.2. Le consensus

Dans Raison et légitimité de 1973, Habermas veut concrétiser sa théorie du consensus en révisant la théorie des crises à la lumière des conditions nouvelles du « capitalisme avancé ». Il estime qu'une crise ne devient inévitable que « lorsque les membres d'une société considèrent les transformations structurelles comme critiques pour l'existence même du système et sentent menacée leur identité sociale, [...] c'est-à-dire lorsque le consensus qui est à la base des structures normatives est entamé au point que la société devient anomique86(*). Le consensus fonctionne comme un véritable « transformateur » de la crise.

En réalité, Habermas veut refonder la rationalité éthique et politique, dont la chute se traduit par une crise de la publicité, des structures normatives et de la légitimité. Face au contextualisme radical de Richard Rorty pour qui il n'y a plus de différence entre « vérité » et « justificatif », il n'y a que des « assertibilités »87(*), Habermas continue d'invoquer une communauté idéale de compréhension mais accorde toutefois un grand intérêt à la réalité des interactions sociales. La question est simple mais se pose avec acuité : l'échange langagier présupposant l'intercompréhension, constitue-t-il une base non seulement théorique mais pratique pour un projet démocratique ? Pour Habermas, les citoyens des sociétés modernes ne peuvent en effet plus trouver de langage commun que dans l'universalité des procédures, car « les éthiques dotées de force obligatoire collective se sont désintégrées » et « la morale post-traditionnelle qui subsiste [...] n'est fondée que sur la seule conscience morale de chacun »88(*). Mais Habermas ne considère pas le droit sous sa seule forme instrumentale. Le droit, c'est l'instance de médiation entre le « monde vécu » et les systèmes sociaux obéissant à des codes indépendants les uns des autres. Il est la courroie de transmission susceptible d'endiguer l'éclatement social et politique.

« Le droit fonctionne en quelque sorte comme un transformateur qui empêche le tissu de la communication à l'échelle de la société dans son ensemble, fondement de l'intégration sociale, de se déchirer. Ce n'est que dans le langage du droit que les messages à contenu normatif peuvent circuler à l'échelle de la société dans son ensemble ; entrant dans les domaines d'action régulés par les médias, ils tomberaient dans l'oreille d'un sourd s'ils n'étaient pas traduits dans le code juridique, code complexe ouvert à la fois au monde vécu et au système »89(*).

Malheureusement, c'est justement en ce point que surgit le problème crucial de la procéduralisation, qu'on peut définir dans les termes de Habermas comme « nivellement entre factualité et validité ». Car c'est du côté du droit positif que se situe le problème. Mais comment le résoudre ? Il faut partir du citoyen et du corollaire de ce problème qu'est la moralisation du droit : lorsque les citoyens ne s'estiment plus auteurs du droit, les procédures non seulement se multiplient mais elles se réclament de la coupure droit/morale. Dans cette procéduralisation le « principe D », joue un grand rôle, érigeant à nouveau la communication rationnelle en médiation mais se mordant la queue puisque le problème qui se pose est aussi celui de son dysfonctionnement.

II.6.3. Le principe de la publicité

Eclairer sous un jour nouveau le sens de la modernité politique, telle était en effet déjà la perspective dans laquelle Habermas avait écrit son premier essai, L'Espace public. Il y entreprend de relire l'histoire moderne des sociétés occidentales à la lumière de l'évolution de la « communication politique » pratiquée par les citoyens d'un même Etat. L'histoire sociale et politique se comprendrait alors comme celle des changements qui affectèrent la structure de « l'espace public bourgeois ».

Habermas reprend dans un premier temps l'opposition entre domaine privé et domaine public, opposition qu'il emprunte directement à l'antiquité grecque (et donc à une grande partie de la tradition de la philosophie politique). La sphère de la polis, chose commune (koinê) à tous les citoyens libres était strictement séparée de la sphère de l'oïkos qui était propre à chaque individu. Cependant, c'est justement le dépassement de cette alternative privé/public que met en évidence l'évolution des structures socio-politiques modernes. En effet, le regard de Habermas se porte, au-delà de ces deux domaines, sur l'apparition d'un troisième terme, « la sphère publique bourgeoise » ou publicité [Öffentlichkeit]. Cette dénomination recouvre en fait une « société civile » qui, composée d'agents individuels, est révélée par « l'opinion publique » : « la sphère des personnes privées rassemblées en un public ». Décrivant le jeu qui dans une société libère ou réprime la communication, Habermas traite ainsi l'opinion publique comme une véritable catégorie historique ; par elle, la sphère publique nouvelle s'autonomise d'une part du pouvoir exécutif centralisé et étatique, d'autre part de la sphère privée de l'économie domestique : l'opposition privé-public se trouve bel et bien dépassée. En fait, Habermas réactive ainsi en un sens la dénonciation, commune à toute une partie de la tradition marxiste, de l'illusion qui consiste à définir l'Etat comme secteur « public ». En effet, chez Marx, l'Etat doit, au moins dans un premier temps, être analysé comme coupé de la société civile pour laquelle il n'est ni un reflet, ni un élément neutre censé promouvoir l'intérêt général, mais bien plutôt comme la « machine » organisant la domination d'une classe sur une autre, l'organe assurant les conditions de la reproduction des rapports d'exploitation.

Cependant, il convient de souligner ici que chez Marx l'appréhension ou la critique de l'Etat est loin d'être toujours aussi claire ; en particulier, on peut distinguer une très nette évolution sur la question de la prise de pouvoir : le prolétariat doit-il s'emparer de l'appareil d'Etat et l'utiliser à son tour comme instrument de domination ou bien doit-il le transformer ou bien encore le laisser « s'éteindre » ? Quoi qu'il en soit, c'est bien l'identification de l'Etat comme organisation résolument extérieure à la société que Habermas cherche à exploiter ; mais aux yeux de Habermas, le problème majeur de l'analyse marxiste, réside justement dans son explicitation de cet autre de l'Etat qui est la « sphère publique » : Marx ne peut selon lui l'envisager que dépourvue de tout caractère politique. La conception libérale d'une sphère publique politiquement orientée trouve sa formulation socialiste dans l'idée d'une dissolution du pouvoir politique en pouvoir public. A la suite d'une citation de Saint-Simon, Engels l'a exprimée dans cette formule connue : « la domination sur les personnes doit céder la place à l'administration des choses et à la gestion des moyens de production ». Ce n'est pas l'autorité en tant que telle qui doit disparaître, mais la domination de nature politique ; les fonctions publiques traditionnelles et celles qui se sont nouvellement créées transforment leur caractère politique en caractère administratif.

Clairement, Habermas reproche à la tradition marxiste de ne pouvoir envisager la sphère publique qu'une fois accomplie la « destruction de l'appareil d'Etat bureaucratique ». Mais celle-ci aurait alors déjà perdu tout caractère politique, elle ne serait déjà plus critique. Cette confrontation montre ainsi où se situe l'originalité de la lecture habermassienne : plus qu'un troisième terme qui, selon un modèle très dialectique, dépasserait en l'anéantissant l'alternative domaine privé/domaine étatique, l'espace public est une instance qui (idéalement certes) ne prend place que suspendue entre les deux sphères originelles dont elle est la critique ; elle se dote là d'une réelle fonction politique : soumettre au contrôle d'un public faisant un usage critique de sa raison des états de choses rendus publics. Ainsi donc, c'est exactement face au pouvoir [entendu comme pouvoir central ou comme pouvoir étatique] et comme son pendant que se forme la société bourgeoise, que s'instaure l'espace public. Cependant, dans l'esprit de Habermas, loin d'en constituer la cause première, cette remise en cause de la domination du pouvoir exécutif d'Etat n'en est qu'un effet. Ce n'est pas le politique qui est ici premier : l'anti-pouvoir que représente la nouvelle publicité est certes une manifestation de l'émancipation mais elle n'est en rien son fondement.

A dire vrai, celui-ci est double : son origine est économique, le coeur de son développement est communicationnel. En effet, c'est la transformation de la structure économique qui consacre l'anéantissement des anciennes structures de pouvoir et, donc, des anciens rapports sociaux. Dans ce sens, le développement de l'économie d'échange comporte une double conséquence politique : il abolit dans un premier temps l'opposition mécanique entre l'échelle de l'individu-citoyen et l'échelle de l'Etat centralisé, et il génère de ce fait dans un second temps de nouveaux types de relations sociales et de rapports politiques. « L'opinion publique » apparaît ainsi comme un troisième terme, constitutif d'un nouvel espace politique hors de la maisonnée et se tenant face à l'Etat : la nouvelle société civile. Habermas la définit comme procédant d'une discussion sur des affaires d'intérêt général entre des individus privés ; les citoyens cessent en partie d'être conçus comme des entités atomisées pour devenir une réalité tierce : « un public faisant usage de sa raison pour exercer sa propre critique », qui s'est autonomisé à la fois par rapport à l'Etat centralisateur et aux intérêts particuliers agrégés. Ici se trouve le coeur de la vision historique de Habermas : l'opinion publique apparaît et se manifeste d'abord à l'occasion de l'extension et du développement d'activités économiques d'intérêt général, mais l'essentiel est qu'elle s'est ouvert un lieu politique où il est possible de prendre la parole, de se réunir ou d'engager une discussion publiquement. La communication et l'interaction, sources et moteurs de ce nouveau pôle critique, sont l'objectivation sociale et politique des transformations économiques des temps modernes.

Ce chapitre nous a fait passer de la domination à l'émancipation par la rationalité communicationnelle. La rationalité est pour Habermas, un « potentiel » qui donne son sens à l'émancipation comme une rationalisation à accomplir. La rationalisation signifie là, l'élimination des rapports de domination qui sont intégrés de façon inaperçue au sein des structures de communication et qui empêchent la gestion consciente des conflits et un règlement consensuel de ces conflits en mettant des obstacles à la communication. La rationalisation signifie, que sont dépassées les formes de communication systématiquement déformée, dans le cadre desquelles n'est maintenu qu'en apparence le consensus porteur de l'action relatif aux exigences de validité. En définitive, l'attention et la recherche ont porté avant tout, sur l'élaboration et surtout la légitimation de ce système ou de ce nouveau paradigme - la rationalité et l'agir communicationnels -. Ce n'est qu'au sein de celui-ci et à travers lui, qu'il sera possible d'envisager un pas vers l'Etat de droit.

CHAPITRE III : POUR UN ETAT DE DROIT

Le débat engagé avec Herbert Marcuse a mis en évidence une des caractéristiques essentielles de la pensée proprement politique de J. Habermas. Après avoir été identifiée et admise comme fait politique, la domination s'est finalement révélée être pour lui la figure d'un dérèglement, d'une distorsion dont l'émancipation demeure un enjeu à assumer, un défi à relever. La domination serait comme le pendant négatif d'un modèle idéal d'activité politique : l'action communicationnelle exempte de domination.

Eclairée par une étude historique, la réflexion politique de Habermas se trouvait engagée sur une nouvelle voie. Au-delà des aléas affectant la pureté de l'espace public et de l'opinion qui s'y exprime ou s'y manifeste, c'est le jeu entre une communication libérée idéale et l'Etat de droit à transformer qui apparaît au premier plan. L'interrogation va alors porter sur le poids et la place de ce concept ou de cette catégorie d'Etat de droit. Cette pensée passe, avant tout, pour Habermas, par l'élucidation du rapport entre le politique et le social. En effet, une théorie qui entend prendre pour objet la pratique humaine dans son ensemble doit se prémunir contre la tentation idéaliste qui la porte à négliger la confrontation avec les faits. L'exigence première serait donc de tenir ensemble, dans une réflexion politique, le contenu empirique des sciences sociales et le contenu théorique de la tradition philosophique. Cette exigence est le sens que prend pour lui le terme critique.

En partant de cette critique, nous nous proposons d'examiner les concepts de l'Etat de droit et de la démocratie, de manière à mieux appréhender les conditions principielles d'un Etat de droit, à savoir : le principe de légitimité démocratique, la politique délibérative, le principe de discussion et la démocratisation des discussions.

III.0. Le politique et le social

L'originalité du paradigme habermassien réside en ceci que Habermas renonce d'emblée à l'idée que le moteur de l'histoire, la quête de l'émancipation, serait le fait d'une classe sociale appropriée que sa situation d'opprimée placerait nécessairement du côté de la vérité pratique90(*). Habermas ne pense pas le mouvement de l'histoire selon une téléologie, comme s'il devait s'achever un jour, mais comme un mouvement permanent tirant sa dynamique de cet antagonisme dont est porteur le concept même de Bürger qui signifie en même temps bourgeois et citoyen. Nous le voyons clairement, Habermas renonce de façon catégorique au « sujet de l'histoire » pour comprendre l'histoire de la société moderne bourgeoise comme un processus alterne-interne d'auto-émancipation et d'auto-aliénation. Au fond, Habermas ne subsume plus le politique sous le social, il les unit indissolublement. Dans ce sens, la démocratie idéale ne se trouve plus dans un avenir faussement supposé meilleur dont la réalisation reviendrait à une fraction de l'humanité, elle est posée avec l'idée même de démocratie qui se suffit à elle-même. On ne peut donc plus séparer le politique et le social. Ils doivent simplement être discernés comme deux ailes toujours à l'oeuvre et simultanément présentes dans la réalité même de toute société démocratique. De fait, les mouvements sociaux sont donc pensés comme l'expression de crises politiques, et seules des solutions politiques peuvent résoudre les problèmes soulevés par les mouvements sociaux ; le politique est dans le social comme sa contre-factualité.

Comme on ne peut définir la démocratie comme « bourgeoise » par essence - la démocratie est démocratie, elle peut être plus ou moins formelle ou plus ou moins concrète, mais cela ne touche pas à sa définition -, le paradigme de Habermas décline également l'idée d'une science qui serait bourgeoise. Parce que, tout simplement, les sciences peuvent être détournées de leur intérêt pratique par d'autres intérêts, comme l'idéal démocratique peut être détourné et aliéné de la société démocratique. En fin de compte, il est clair que quand Habermas oppose à la « scientificisation » de la politique - au sens de la domination - la « politisation » de la science - au sens de l'émancipation -, il y a plus pour lui qu'un simple parallèle entre science et démocratie modernes ; elles doivent obéir au même intérêt pratique qu'il revient à l'autoréflexion de dégager et de faire valoir. C'est là aussi une originalité du paradigme habermassien. Mais allons à l'essentiel de notre questionnement. Que pouvons-nous entendre par Etat de droit ?

III.1. L'Etat de droit

Dans le concept « Etat de droit », Habermas met l'accent sur le concept de droit. Pour notre auteur, le droit subjectif qui correspond au concept de la liberté d'action subjective, joue un rôle capital dans la compréhension du droit. Plusieurs doctrinaires, tels que Rawls, Savigny, Puchta, chez qui le droit est aussi essentiellement subjectif, le conçoivent comme une faculté de vouloir conférée par l'ordre juridique. Dans ce sens, le droit subjectif est conceptuellement un pouvoir juridique en vue de satisfaire des intérêts humains. Cette conception garantit l'affirmation de soi et la responsabilité individuelle de la personne dans la société. Le droit fait ainsi son entrée dans la société. « Un droit après tout, n'est ni un fusil, ni un one-man show. C'est une relation et une pratique sociale, et sous l'un ou l'autre de ses aspects essentiels, il s'agit d'une expression de connexité. Les droits sont des propositions publiques, incluant des obligations envers les autres, mais aussi des exigences légitimes à faire valoir contre eux »91(*).

Dans le but de rendre claire et saisissable la définition du droit, Habermas affirme que les normes du droit réglementent les relations interpersonnelles et les conflits entre les acteurs qui se reconnaissent comme des citoyens d'une société unie et organisée, laquelle en l'occurrence, n'est édifiée que par les règles de droit elles-mêmes. Ces règles sont orientées vers les citoyens qui sont des sujets d'une communauté juridique constituée92(*). Ce qui signifie qu'il faut l'existence d'un système de droit contenant les droits fondamentaux des citoyens. Ce système est conçu au sein d'un Etat où les individus se reconnaissent les uns aux autres des droits s'ils veulent cohabiter en toute harmonie. Pour Habermas, ces droits sont de différents ordres93(*). Il s'agit : des droits fondamentaux qui résultent du développement, politiquement autonome, du droit à l'étendue la plus grande possible des libertés individuelles d'actions égales pour tous, des droits résultant du développement du statut de membre dans une association volontaire de sociétaires juridiques, et de droits résultant de manière immédiate de l'exigibilité du développement et de la protection juridique individuelle. Ces catégories du droit garantissent l'autonomie privée des sujets juridiques ayant un statut sur la base duquel ils peuvent mutuellement s'exiger des droits et les faire valoir les uns contre les autres.

D'autre part, il est question des droits fondamentaux à participer avec des chances égales au processus de formation de l'opinion et de la volonté constituant le cadre dans lequel les citoyens exercent leur autonomie politique et à travers lequel ils instaurent un droit légitime. Ce qui donne lieu aux droits fondamentaux et à l'octroi de conditions de vie qui soient assurées au niveau tant social technique qu'écologique, dans la mesure où ledit octroi peut s'avérer nécessaire à la jouissance à égalité de chance des droits civiques. Ces droits sont relatifs à la liberté humaine, à la participation et au partage. Il s'agit des droits de l'homme et des libertés fondamentales individuelles. Leur mise en oeuvre et leur promotion sont l'apanage de leurs responsabilités respectives. De ces deux concepts droit et communauté juridique organisée (ou Etat) ressort l'idée de l'Etat de droit. Comme le pense Norberto Bobbio,

« par ``Etat de droit'', il faut entendre généralement un Etat où les pouvoirs publics sont régulés par des normes générales (les lois fondamentales ou constitutionnelles) et doivent être exercés dans le cadre des lois qui les réglementent, excepté le droit du citoyen de recourir à un juge indépendant pour faire reconnaître et repousser l'abus ou l'excès de pouvoir »94(*).

Ainsi compris, l'Etat de droit est nécessaire en tant que pouvoir qui sanctionne, organise et exécute, à la fois parce qu'il faut faire respecter les droits, parce que la communauté juridique a besoin d'une force qui stabilise son identité et d'une justice organisée.

« Le fossé entre la fondation rationnelle et l'application pratique ne peut être comblé que par le dynamisme d'un Etat de droit capable de coordonner les actions des citoyens à une grande échelle et de hiérarchiser les obligations normatives dans le cadre d'un projet commun. L'Etat représente ici une médiation institutionnelle qui garantit un ordre légitime indéterminable par les discussions relatives à la validité des normes. Néanmoins, ce médium n'opère pas comme un arbitre extérieur, qui peut éventuellement dégénérer en force coercitive ou en pression autoritaire. Au contraire, il s'agit d'un Etat démocratique qui [...] s'efforce de garantir l'existence réelle d'espace public soumis au principe d'un partage de la parole et de formation d'un accord rationnellement motivé »95(*).

Mais ces droits ne sont garantis que là où les citoyens, comme la machine étatique, s'engagent dans la démocratie. Voilà pourquoi le concept de démocratie est chez Habermas indissociable de l'Etat de droit. Qui dit Etat de droit dit démocratie. Mais qu'est-ce que la démocratie ?

III.2. La démocratie

Qu'est-ce que la démocratie ? Etymologiquement, on peut définir la démocratie comme le pouvoir (cratos) du peuple (démos). En d'autres termes comme « gouvernement du peuple par et pour le peuple »96(*). La démocratie est donc le régime de la souveraineté inaliénable du peuple. Ce dernier participe à l'exercice du pouvoir. Et cet idéal démocratique a pour corollaire le refus de l'autoritarisme et du totalitarisme. En réalité, dans la démocratie « le peuple entend se passer des tuteurs pour prendre lui-même, directement ou par des agents entièrement à sa discrétion, la responsabilité d'orienter l'exercice de la fonction gouvernementale conformément à ses propres vues »97(*)

L'engagement pour la démocratie est sans doute ce qui distingue le plus clairement Habermas de ses aînés francfortois, pour qui, en cela encore très proches de Weber, la rationalisation moderne, la culture de masse avaient factuellement signé l'arrêt de mort de tout éventuel idéal démocratique. Son engagement se fonde sur un critère très rigoureux et très audacieux de la participation. Dans une société dictatoriale comme celle de la République fédéral, il fallait proposer l'idéal démocratique pour créer un espace de liberté. La participation était la porte d'entrée dans cette activation. Si les institutions sont porteuses d'un germe démocratique, seule une société d'hommes et de femmes adultes peut actualiser ce potentiel et transformer un pouvoir dominateur en autorité rationnelle. Habermas se démarque de ses aînés francfortois par un engagement fort pour la démocratie. L'analyse qu'il fait de la réalité contemporaine n'est pas celle d'une société transformée grâce à la théorie critique ou à la théorie de la discussion. Habermas refuse du moins de « jeter le gant » : « Je n'ai aucune illusion, écrit-il en fin de préface de Droit et démocratie, quant aux problèmes et aux états d'esprit suscités par la situation qui est la nôtre. Mais ni les états d'esprit ni les philosophies mélancoliques qui les expriment ne justifient l'abandon défaitiste de ces contenus radicaux de l'Etat de droit démocratique dont je propose une nouvelle interprétation, adaptée aux conditions d'une société complexe »98(*).

La démocratie habermassienne est à saisir selon deux axes : d'une part, celui des démocraties instituées, l'axe politique ; d'autre part, celui de la démocratie, l'axe social. Or, ces deux axes nés l'un dans l'autre sont séparés. Les démocraties se sont instituées avec la modernité sous l'effet de la modernisation de la société. Habermas part de Max Weber pour faire valoir les ressources que la modernisation a libérées, du point de vue des exigences démocratiques, sur l'axe social contre le phénomène de la rationalisation systémique.

Mais en fin de compte, Habermas parle du principe démocratique pour signifier toujours la démocratie. En effet, ce principe confère une force légitime au processus d'instauration de l'Etat de droit. C'est la mise en forme du principe de la discussion. Le principe démocratique est dû à l'intrication du principe de la discussion et de la forme juridique. Il se manifeste dès lors comme le coeur d'un système de droit. La démocratie ainsi comprise constitue un élément déterminant à l'avènement d'un Etat de droit.

En partant des notions des droit subjectif et de démocratie, on peut dire que l'Etat de droit renferme tous les mécanismes constitutionnels qui excluent ou entravent l'exercice arbitraire et illégitime du droit et en interdisent ou en découragent l'abus, ou l'exercice illégal. Parmi ces mécanismes, les plus importants sont.

« Le contrôle du pouvoir exécutif par le pouvoir législatif, ou plus exactement du gouvernement auquel revient le pouvoir exécutif par le parlement auquel revient en dernière instance le pouvoir législatif et d'orientation politique, le contrôle éventuel du parlement dans l'exercice du pouvoir législatif ordinaire par une cour judiciaire chargée du contrôle de la constitutionnalité des lois d'un côté, et de l'autre côté, une autonomie relative du gouvernement local sous toutes ses formes et de n'importe quel degré (par rapport au gouvernement central) et une magistrature indépendante du pouvoir politique »99(*).

Ces différents moyens permettent la création d'un Etat de droit. Cependant, pour y arriver effectivement, il convient de prendre en considération les principes qui lui donnent une substance réelle. Sur quoi alors fonder cet Etat de droit ?

III.3. Le principe de légitimité démocratique

Dans un monde « postmétaphysique », comme le dit Habermas, est-il encore possible de donner un fondement au principe de légitimité démocratique ? Peut-être faudrait-il regarder du côté de Max Weber avec son langage et son argumentation qui prennent en compte le « désenchantement du monde », c'est-à-dire l'absence de tout critère indépendant et antérieur de la justice » (Rawls) ou « la disparition des repères de la certitude »100(*). Comment repenser les fondements des institutions et des pratiques démocratiques quand la domination répand l'odeur des inégalités et des injustices sociales çà et là ? Où saisir le reflet d'un espace démocratique moins barbare quand la raison théorique et pratique est en crise ? Dans un monde qui ne sait plus apprécier la sublimité et le primat du juste sur le bon, de la loi sur les préférences, il devient de plus en plus difficile de faire éclater le fondamental du principe de légitimité démocratique. On ne peut se contenter du simple « consentement » des citoyens quand il s'agit de définir la légitimité démocratique. L'expérience nazie nous a révélé jusqu'à quel point le consentement pouvait être aliéné ou trompé. Il faut donc aller dans un autre sens.

C'est de la normativité du droit et de la justice (Rawls) que peut jaillir cette légitimation de la démocratie. Celle-ci naît pas seulement que de l'autonomie morale des citoyens eux-mêmes mais aussi de la coopération et de la discussion entre eux dans des conditions de liberté et d'égalité, de telle sorte « qu'ils fassent un usage de leurs droits de communication qui soit orienté vers le bien public »101(*). Mais Habermas n'envisage pas l'autonomie morale comme une valeur extérieure au processus politique démocratique. Bien au contraire, il veut la comprendre comme un ensemble institutionnalisé de pratiques et de processus qui garantissent que les citoyens sont bien responsables des principes et des normes auxquels ils doivent se soumettre. Dans ce sens, la justification publique suppose l'addition d'une touche intersubjective par rapport au consentement simple : l'existence d'une véritable discussion publique où chacun peut librement présenter ses « raisons » à tous les autres citoyens, et donc un accès égal de tous aux processus de délibération et de décision, qui en viennent à jouer le rôle d'un critère transcendant de justice.

Dans Droit et démocratie de 1992, Habermas veut appliquer la théorie de la discussion non plus seulement à la morale, mais au renouvellement de la conception du droit positif dans le contexte démocratique contemporain. La tâche est lourde. Habermas justifie cette ambition par les dangers que font courir à l'Etat de droit démocratique et à son principe de légitimité, en affaiblissant ses prétentions normatives, aussi bien la démystification sociologique d'un Luhmann, qui réduit la normativité à des « attentes cognitives qu'en cas de déception, on n'est pas prêt à réviser102(*) », que le positivisme juridique d'un Kelsen ou d'un Hart et de leurs disciples. Cette ambition vient en fait de l'inquiétude de Habermas devant la fragilité des démocraties. Pour un Etat, posséder des institutions fiables, imprégnées de droit ne suffit pas. Une culture politique démocratique et une société civile vivantes, émancipées par rapport au pouvoir politique sont nécessaires. Le droit positif, dans ce sens, permet ou non l'institutionnalisation et la stabilisation à long terme de ces sources de légitimité sans lesquelles l'Etat de droit cesse de se démocratiser. Mais comment solidifier le contenu normatif du droit sans glisser dans les illusions des doctrines du droit naturel classique ?

III.3.1. Le principe de légitimité démocratique et le droit positif

Quel est le problème que pose Habermas ? Dans Droit et démocratie, Habermas veut reconquérir le contenu normatif du droit positif à partir de la théorie de la discussion, en évitant à la fois « les écueils du positivisme juridique et ceux du droit naturel »103(*). Il faut, « même si une telle idée suscite le scepticisme à la fois du sociologue et du juriste »104(*), rétablir la relation entre le droit et la morale sans faire de cette dernière « une digue protectrice »105(*). Le problème soulevé par Habermas c'est l'institutionnalisation du droit et de son application, qui en permet la critique et la réappropriation par les citoyens.

Le droit positif est à la fois factuel, légal et institutionnalisé, et normatif, pourvu d'une légitimité qui fait que l'on se soumet non par contrainte, mais par obligation, comme disait Rousseau. Dans ce sens, le contenu normatif du droit est fortement lié, en même temps, à l'idée d'autonomie au sens kantien et à celle de souveraineté populaire. Les sujets de droit s'y soumettent en sachant qu'ils sont les sources de ce droit, de ces lois. En fait, Habermas repart du contractualisme abstrait d'un Rousseau, d'un Kant ou d'un Rawls quand il stipule :

« On peut alors reformuler la question de départ du droit rationnel et demander : quels droits les citoyens doivent-ils se concéder les uns les autres lorsqu'ils décident de se constituer en association volontaire de sociétaires juridiques et de régler leurs vies communes de façon légitime grâce aux moyens du droit positif106(*) » ?

Mais la théorie de la discussion va opérer un grand changement. Cette « décision » n'est plus le résultat d'un acte isolé et contractuel par lequel - selon Rousseau - « chacun s'unit à tous, mais reste aussi libre qu'auparavant », mais plus fondamentalement une démarche constante et collective. « Les citoyens ne sont politiquement autonomes que dans la mesure où ils peuvent se comprendre collectivement comme les auteurs des lois auxquelles ils sont soumis en tant que destinataires. »107(*) Dans une démocratie, le contenu positif du droit est alors constitué par l'institutionnalisation de ce consentement grâce au législateur et à l'administration de l'Etat de droit ainsi qu'à l'institution judiciaire, responsable de l'application de la loi.

Pour notre auteur, il est important que le processus de justification, de participation à la délibération et à la décision par les citoyens, soit protégé institutionnellement et qu'il soit reconnu que tous doivent avoir « le même droit de participer »108(*). Cela devient une réalité quand on comprend le droit à la discussion et à la communication comme un droit de l'homme positif et non comme un droit politique secondaire. C'est là le sens et tout le poids de la démonstration de Habermas concernant la souveraineté populaire et les droits de l'homme. Finalement, ce que Habermas veut, c'est traiter le droit positif de tous les citoyens à la participation au processus politique de formation de la volonté générale comme un droit de l'homme, ayant un caractère impératif.

III.3.2. Le principe de légitimité démocratique et la base publique de justification

Comme je l'ai déjà indiqué, la légitimation des normes par la discussion n'est plus la simple justification par consentement. Bien au contraire, les citoyens « n'accèdent à l'autonomie en tant que sujets de droit que dès l'instant où ils se comprennent et se comportent comme les auteurs des droits auxquels ils veulent se soumettre en tant que destinataires »109(*). Rawls fait écho à cela : « Le but de la théorie est... une conception de la justice que les citoyens peuvent partager et qui peut être la base d'un accord politique volontaire, informé et raisonné. Elle exprime leur raison politique, publique et commune »110(*). La justice publique repose sur la réciprocité, sur un échange public où chacun peut présenter ses « raisons » à tous les autres citoyens. Pour notre auteur, à défaut d'un critère extérieur de justice, « c'est le processus démocratique qui porte toute la charge de la légitimation »111(*). La démocratisation de l'Etat de droit dérive donc du faillibilisme. Bien loin de croire « que la démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude » (Lefort), Habermas va faire du faillibilisme une forge puissante de transformation qui exige que la communication soit au centre de toute expérience et des droits démocratiques, au lieu du vote majoritaire et du simple consentement.

C'est cela que Habermas veut aussi nous faire saisir dans le nouvel énoncé qu'il donne du principe « D » de discussion112(*) : au-delà de la diversité culturelle, dans une situation de « neutralité » à l'égard de la morale, le principe de discussion « prend la forme juridique d'un principe démocratique »113(*). C'est clair, le principe de légitimité démocratique suppose coûte que coûte la participation active de toute la société, de tous les citoyens malgré les divergences. Une « démocratie délibérative » ?

III.4. La politique délibérative

L'exemple de Rawls et de Dworkin et la conception délibérative telle que développée par certains auteurs américains comme Frank I. Michelman, ont permis à Habermas de retourner à la philosophie politique. Cette logique délibérative redore le blason terni de la politique et lui restitue une réalité effective qui fait place à la fois à la rationalité de l'argumentation, à l'idée de l'espace public et aux conditions exigeantes de la communication et de la discussion. Cette vision « républicaine » de la politique s'oppose à la conception « libérale » du processus démocratique. La participation des citoyens aux décisions politiques et à l'orientation générale des sociétés démocratiques est au centre de la politique.

III.4.1. l'opposition entre différentes interprétations du processus démocratique

Le fonctionnement de la démocratie fait l'objet d'interprétations concurrentes. Un premier modèle que l'on peut qualifier de « libéral » - mais qu'il ne faut pas confondre avec le « libéralisme politique » de John Rawls - considère que le processus démocratique a pour fonction de « programmer l'Etat dans l'intérêt de la société »114(*), en d'autres termes, l'action de l'Etat doit traduire les intérêts privés des citoyens. Le deuxième modèle est une interprétation « républicaine ». Ici, la politique ne doit pas seulement servir d'intermédiaire entre le marché et l'Etat. Elle doit être avant tout l'oeuvre de citoyens qui, au-delà de leurs aspirations privées, constituent une « communauté de sujets libres et égaux associés sous l'égide du droit »115(*). Leur volonté politique se forme dans l'espace public en communiquant.

De là, découlent deux conceptions opposées du citoyen et de son rapport à l'Etat. Celle du libéralisme qui est définie par les droits négatifs116(*). Les droits politiques ont ici la même structure que les droits privés : ils permettent aux individus de faire valoir leurs intérêts. La conception républicaine, quant à elle, définit le statut des citoyens par des libertés positives. Ce sont des libertés qui peuvent exprimer leur opinion politique et participer à la formation de la volonté politique. Du coup, l'individu ne peut pas s'enfermer dans son moi pur pour ne chercher que son intérêt personnel. Il doit « s'élever » au statut vertueux de citoyen. Là aussi, l'administration étatique doit être prise comme résultante de la pratique d'autodétermination des citoyens et non préexistante à la volonté de ces derniers. En réalité, l'Etat n'est pas et ne doit pas être en premier lieu l'arbitre et le protecteur des droits privés. Non, l'Etat doit se présenter comme le garant du processus par lequel se forment et s'expriment l'opinion et la volonté des citoyens.

Ces deux conceptions malheureusement restent enfermées dans un gouffre subjectiviste. C'est le sujet qui prend le dessus sur tout. La première part de l'individu, la seconde de la communauté éthique pour définir un certain nombre de règles. A ces deux conceptions, Habermas oppose un troisième modèle : celui du système des droits, fondé sur les processus intersubjectifs par lesquels les citoyens s'octroient réciproquement des droits et des devoirs, avant de déléguer la responsabilité à l'Etat et aux institutions judiciaires. Habermas est, en quelque sorte, proche du républicanisme. Mais il ne reprend pas la sublimation éthique par laquelle les citoyens ont à renoncer à leurs intérêts privés. Evidemment, ces interprétations ont des conséquences.

III.4.2. les conséquences de ces interprétations

La divergence la plus profonde entre la conception libérale et la conception républicaine porte cependant sur la conception de la nature même du processus politique117(*). Pour la conception « libérale », la politique est par essence une lutte pour le pouvoir. « Par leur vote, les électeurs expriment leurs préférences. Leurs décisions électorales ont la même structure que les choix des acteurs qui, dans le cadre du marché, agissent en fonction du succès qu'ils souhaitent obtenir »118(*). Il n'y a pas là une coopération entre citoyens, mais un calcul pernicieux entre partenaires et l'administration étatique.

Chez les républicains, l'action stratégique n'influence en aucun cas le processus politique. C'est le dialogue et la délibération qui rythment la politique. Dans ce sens, le choix rationnel de chaque acteur isolé ne compte pas. Ce qui compte c'est cette rationalité de la persuasion réciproque et cette argumentation publique créatrice de légitimité. De cette façon, le républicanisme rappelle à tout le moins qu' « il existe un lien interne entre le système des droits et l'autonomie politique des citoyens »119(*), et c'est là un point qui le rapproche d'une théorie de la démocratie fondée sur le principe de discussion et un certain nombre de présuppositions communicationnelles exigeantes.

Si le modèle libéral conduit à une dépolitisation de l'espace public et au développement incontrôlé tant des pouvoirs sociaux que d'une administration étatique qui tend à se programmer elle-même, le modèle républicain tend à surestimer le caractère éthique de la citoyenneté et la nécessité de revitaliser sans cesse la mémoire et l'interprétation des pères fondateurs. Ce modèle rattache la démocratie à une communauté historique concrète, à l'exclusion des autres. Une théorie de la démocratie fondée sur le principe de discussion dans l'espace public, sur le médium du droit et sur les procédures parlementaires peut, quant à elle, se contenter d'exiger le bon fonctionnement des conditions dialogiques qui permettent de penser que les résultats des débats et des délibérations seront rationnels et légitimes.

III.4.3. La sociologie comme pierre angulaire de la démocratie délibérative

Grâce aux analyses de Robert A. Dahl, Habermas complète, finalement, l'analyse normative du processus politique par une sociologie de la démocratie qui n'est plus du type d'une analyse démystifiante. Elle se propose d' « identifier les particules et les fragments d'une ``raison existante'', aussi distordus qu'ils puissent être, qui sont déjà incarnés dans les pratiques politiques »120(*). La question la plus angoissante est de savoir si les relations dialogiques de l'espace public sont assez puissantes pour s'imposer dans les contextes médiatiques que nous connaissons et si elles peuvent réellement agir sur l'orientation de sociétés complexes. C'est à cette question que doit répondre une sociologie de la démocratie en analysant les « conditions sociales favorables à ce que l'Etat de droit puisse domestiquer à la fois le pouvoir social et la force dont l'Etat détient le monopole »121(*).

La sociologie en question n'a pas la prétention de souligner le hiatus existant entre idéal et réalité, entre la fragilité et la difficulté d'une confrontation autonome et la volonté des citoyens et la puissance et la facilité qui sont du côté des pouvoirs sociaux privés et les pouvoirs publics. Elle ne veut pas non plus opposer la reproduction symbolique de la société aux mécanismes méfiants de la reproduction matérielle. Elle montre, au contraire, comment les procédures du droit et de la politique sont amenées à prendre la place des modes d'intégration spontanées lorsque ceux-ci sont défaillants. Ce qui caractérise ces procédures, c'est la forme explicite et publique de débats argumentés suivis de décisions motivées. Mais elles ne se distinguent pas fondamentalement des activités sociales qui, bien en deçà du droit et de la politique, parviennent à leurs fins d'intégration.

Pour Dahl, ce qui peut freiner la démocratisation, c'est justement le cloisonnement du savoir des experts, sans lequel les citoyens sont incapables de former leur propre opinion. Ce thème est familier à Habermas, grand théoricien de la « philosophie sociale » et de la rupture entre « théorie et pratique ». Aux yeux de Habermas, une interrogation publique de la démocratie, comme celle proposée par le sociologue américain, est elle-même le symptôme d'une opposition à la gestion technocratique, opposition nullement fortuite puisqu'elle repose sur la conscience que les pouvoirs de l'Etat restent tributaires des citoyens dont la communication politique est la source légitime et légitimante de tout pouvoir. Mais au fond, c'est le principe de la discussion, « principe D » qui va régler cette question.

III.5. Le principe habermassien de discussion

Contrairement à Rawls qui considère que le point de vue moral impartial est le résultat de la procédure de la « position originelle », Habermas réalise qu'il « prend corps dans la procédure d'une argumentation intersubjective, qui oblige les participants, par voie d'idéalisation, à étendre les limites de leur perspective d'interprétation »122(*). Rawls en fait voulait contenir ce que Habermas appelle « la baisse radicale-démocratique qui sommeille dans la position originelle »123(*). Mais pour Habermas, il est question de rendre palpable dans la société, la capacité des citoyens de consentir activement, après discussion, de « comprendre la Constitution comme un projet »124(*). Dans ce sens, Habermas dépasse Rawls et pose la justification comme « un exercice effectif de l'autonomie politique » et non plus comme un exercice intellectuel.

Mais, pour fonder son principe de justification à partir du principe de discussion, Habermas va reformuler sa théorie de la discussion qui, telle quelle, ne peut éclairer ce processus de génération et d'application du droit positif : « Le droit positif, écrit-il, ne peut emprunter sa légitimité à un droit moral supérieur, mais seulement à une procédure de formation de l'opinion et de la volonté supposée raisonnable »125(*). Il n'y a donc pas de coïncidence entre le principe de discussion et le principe moral comme le faisaient voir Morale et communication ou De l'éthique de la discussion.

« Il faut en effet situer le principe de discussion à un niveau d'abstraction comme neutre par rapport à la distinction entre morale et droit..., il ne doit pas coïncider avec le principe moral parce qu'il va se différencier en principe moral et en principe démocratique. Dans ce cas, il faut cependant montrer dans quelle mesure le principe de discussion est loin d'épuiser le contenu du principe d'universalisation « U » qui est celui de la théorie de la discussion. Sinon, le principe moral serait néanmoins - comme dans le droit naturel - la seule source de légitimation du droit »126(*).

Ce principe de discussion « D » change de ton : « Une norme n'est véritablement valide que si elle fait l'unanimité des personnes concernées lesquelles doivent toutes pouvoir prendre part à la discussion »127(*).  Les citoyens disposent d'un double moyen pour vérifier la légitimité du principe démocratique : un moyen théorique, les discussions rationnelles, mais aussi un moyen pratique : les garanties que les libertés d'expression, de communication, de discussion reçoivent de la part de l'Etat. La grandeur de l'intuition habermassienne réside justement dans cette référence à la pratique des citoyens, dans l'espace public, pratique qui se manifeste dans la formation de la volonté politique comme dans le contrôle des barbaries possibles de l'Etat de droit. Mais il faut démocratiser les discussions à fond.

III.6. La démocratisation des discussions

Chez Locke aussi bien que chez Rousseau, c'est la doctrine de la division du pouvoir qui permettait le passage de la théorie des droits fondamentaux à celles des institutions politiques légitimes. C'est une configuration qui aujourd'hui peut être reprise dans le cadre d'une conceptualisation qui différencie système et monde vécu :

« Je propose de considérer le droit comme le medium qui permet au pouvoir fondé sur la communication de se transformer en pouvoir administratif, écrit Habermas. [...] L'idée d'Etat de droit peut alors être interprétée, d'une façon générale, comme l'exigence de lier le système administratif régulé par le code du pouvoir, à un pouvoir législatif fondé sur la communication et de le dégager des interférences du pouvoir social, autrement dit de la force factuelle d'intervention des intérêts privilégiés »128(*).

Ici, c'est la communication qui inspire la démocratie. C'est elle qui influence la thèse démocratique classique qui stipule que le sujet de la volonté politique n'est pas le gouvernement encore moins l'Etat, mais le "peuple", compris ici comme le protagoniste de délibérations possibles.

Cependant, cette théorie juridico-politique doit prendre en compte les conséquences de l'impossibilité de réaliser les exigences ambitieuses liées aux critères d'universalité qu'impose le principe D. Comment faire en sorte que les délibérations politiques au sein de la société conduisent réellement à un consensus fondé sur la reconnaissance universelle des meilleurs arguments ? Habermas distingue trois sortes de délibérations pour résoudre cette difficulté. Dans la première délibération, le point de vue moral est au centre et le critère d'universalisation est en principe utilisable et en tout cas rationnellement exigible, même si, dans les faits, il ne peut être que partiellement mis en pratique. La deuxième délibération propose une discussion éthique où les acteurs explicitent le type de pré-compréhension axiologique sur le lequel repose la forme de la vie collective à laquelle ils appartiennent. Comme dans le premier cas, la proximité avec l'idéal du consensus motivé est exigible, même si les désaccords ont des chances d'être plus profonds. Restent les cas où aucun intérêt universalisable clair ni aucune valeur partagée n'apparaît. Ici intervient alors la négociation.

Dans Droit et démocratie, la négociation est présentée comme une espèce de pis-aller qui permet de conserver un lien, même ténu, avec les exigences communicationnelles. Malheureusement, cette pratique est marquée par une bonne part d'irrationalité qui provient surtout de la faible chance que les "exploités" et autres "exclus" y prennent part efficacement de leur point de vue, tandis que les détenteurs de positions sociales dominantes sont, de leur côté, tentés de s'y soustraire ou de ne s'y engager qu'en se sachant protégés dans leurs intérêts essentiels. « De tels compromis prévoient un arrangement qui (a) est pour tous plus avantageux que l'absence de tout arrangement, et qui exclut à la fois (b) les resquilleurs qui refusent de participer à la coopération et (c) les exploités qui tirent moins de profit de la coopération qu'ils n'y perdent »129(*). Une situation comme on le voit très dramatique. Mais alors, comment pourrait-on y remédier ? Aucune recette magique, mais une conviction qui rassure : quand la société est remplie de culture démocratique, l'intolérance face aux injustices et aux inégalités sociales se développe, réduisant ainsi la voix vociférante des « resquilleurs » et enclenchant une dynamique d'intégration des laissés-pour-compte, des « exploités ».

Mais ces trois formes de discussion ne suffisent pas pour démocratiser les discussions. Il faut encore analyser les espaces sociaux où la discussion peut être annoncée, vécue en réalité et entretenue. C'est dans le droit moderne légitime que Habermas trouve la vitalité de la discussion. Et cela à trois niveaux : le tribunal, les pratiques démocratiques institutionnalisées et l'espace informel de la délibération démocratique.

III.6.1. Le tribunal

On y aperçoit une confrontation des intérêts des parties pour parvenir à un accord raisonnable en invoquant, autant que faire se peut, des arguments intersubjectifs acceptables. On s'appuie sur une jurisprudence qui, de façon idéale, le recueille les décisions antérieures bien fondées et permet ainsi d'alimenter la discussion. Cependant, même si son interprétation est positive, Habermas élabore une approche nettement déflationniste du tribunal. Il est convaincu que « les parties en présence ne sont pas tenues de rechercher la vérité par une quelconque coopération, et elles peuvent ménager leur intérêt à ce que la procédure débouche sur une issue favorable »130(*). Dans le procès, il est donc question, d'un mixte entre deux modes typiques de l'agir : le communicationnel et l'instrumental-stratégique. Les asymétries de position qui laissent le droit de prononcer le droit à la seule personne du juge en sont la preuve tangible. D'autre part, avec le poids des traditions nationales et des exigences de cohérence intra-systémique, les règles du procès sont fondamentalement liées à des circonstances historiques contingentes et à des rapports de force inertes, de sorte que « les conditions procédurales qui président aux argumentations en général ne sont pas suffisamment sélectives pour obtenir des décisions qui soient les seules justes »131(*).

Habermas est convaincu qu'il n'existe qu'une simple influence indirecte des principes de rationalité communicationnelle sur les pratiques propres au tribunal moderne : « Le droit procédural ne règle pas l'argumentation normative et juridique en tant que telle, mais il garantit des points de vue temporel, social et matériel, le cadre institutionnel où l'on laisse libre cours aux développements communicationnels [possibles] qui obéissent à la logique de la discussion relative à l'application »132(*). Les procès empiriques présentent une trop grande diversité pour qu'on puisse voir en eux un reflet pur et simple de la rationalité pratique redéfinie intersubjectivement. Voilà pourquoi il apparaît prudent d'insister sur la possibilité de la révision et du renvoi à une instance supérieure susceptible de confirmer ou de casser le premier jugement. C'est cette possibilité qui garantit une discussion rationnelle malgré sa contingence et sa faillibilité : « L'auto-réflexion institutionnalisée du droit sert à la protection juridique individuelle d'un double point de vue, celui de la justice eu égard aux cas individuels, et celui de l'homogénéité de l'application du droit et de sa constante mise à jour »133(*).

Une telle approche diplomatique du judiciaire trouve place dans la justice constitutionnelle de Habermas. On sait combien, surtout au Congo ou dans la plupart des pays du Tiers-Monde, le dogme classique de la souveraineté, même filtré par le principe de la séparation des pouvoirs, a toujours constitué un obstacle à la mise en valeur philosophique et juridique d'une telle institution dans la machine politique. Dès lors, comment parler d'un contrôle réflexif de la juridiction quand le pouvoir est pensé sous la catégorie de l'exercice de la puissance souveraine ; quand le droit est conçu comme l'expression éventuellement illimitée d'une volonté nécessairement valable parce qu'émanant de cette autorité dernière qu'est le souverain ? Pourtant, le tribunal constitutionnel doit être le garant ultime de l'ordre juridique, soit qu'on attribue au juge la fonction de « professeur prophétique qui, par son interprétation de la parole divine des Pères fondateurs, assure la continuité d'une tradition constitutive de la vie communautaire »134(*), soit qu'on voie dans la cour constitutionnelle le porte-parole des valeurs humanistes constitutives qui portent tout l'Etat.

Habermas lui aussi reconnaît que le tribunal constitutionnel est la clef de voûte d'un système juridique moderne. Loin d'être seulement un simple régulateur des rapports entre l'Etat et le citoyen, le tribunal habermassien est en réalité l'ensemble de la formation de la volonté juridique que visent ses décisions. C'est à lui d'évaluer si les pouvoirs sociaux et les groupes d'intérêts issus de la sphère économique n'ont pas interféré avec le pouvoir légitime enraciné dans la discussion démocratique135(*). Mais cela ne veut pas dire que, le juge constitutionnel doit maintenant se substituer à l'auto-thématisation de la société civile : « La transformation conceptuelle des droits fondamentaux en valeurs fondamentales revient à opérer un travestissement téléologique des droits, par lequel on masque le fait que les normes et les valeurs assument dans les contextes de justification des rôles distincts dus à la différence de statut qui est la leur du point de vue de la logique de l'argumentation »136(*).

En fait, la cour constitutionnelle évalue la procédure de la décision comprise dans toute son ampleur, compte tenu de la compatibilité des intérêts particuliers avec l'intérêt général ainsi que des exigences universelles de justice. « Le critère de l'appréciation est constitué par le fait que la formation de l'opinion et de la volonté est fondée sur la discussion, et en particulier la question de savoir si la décision législative a été prise au nom d'intérêts privés qui ne sont pas susceptibles d'être déclarés dans le cadre de débats parlementaires »137(*).

III.6.2. Les pratiques démocratiques institutionnalisées

Dans le dernier chapitre de Droit et démocratie, Habermas distingue trois « paradigmes de droit ». Le paradigme du droit civil limite le droit, en principe, à la tâche d'assurer la sécurité des personnes et à l'auto-régulation des échanges au sein de la société civile. Le paradigme de l'Etat social où le droit assume au contraire des fonctions actives, correctrices et organisatrices vise à la fourniture de prestations au nom de valeurs qui se rapportent aux principes d'égalité réelle et de solidarité. Le troisième paradigme est déterminé par une compréhension démocratique du droit138(*). Devant les idéologies néo-libérales, ce paradigme se veut un dépassement dialectique de l'existence et non un retour à un état antérieur dominé par l'individualisme. Les idéaux libéraux, absolutisés dans le premier paradigme, les interventions socio-redistributrices, inhérentes au second, ne peuvent désormais être pleinement assumés et même prolongés, transformés par l'élargissement des pratiques démocratiques d'auto-détermination.

Cette thèse correspond-elle à une tendance réelle de nos sociétés ? Oui, répond notre auteur. Les lents progrès de la démocratie locale, l'exigence croissante de transparence face à l'univers bureaucratique, la mise en place de processus de consultations visant la population concernée par tel projet public, l'existence de procédés d'évaluation des résultats des politiques publiques, la montée en puissance d'autorités non strictement étatiques dépourvues de pouvoir coercitif, tout cela témoigne d'une émergence timide d'un nouveau mode de construction et d'application du droit positif dans les sociétés modernes : celui-ci se trouve de plus en plus orienté par des objectifs flexibles de gouvernance et de régulation sociale, et plus seulement par le paradigme du commandement souverain. Dans ce sens, l'instance qui décide et sanctionne, qui supervise et informe les micro-processus d'auto-détermination et d'invention normative qui s'effectuent aux différentes échelles et dans les différents espaces de la société. C'est son droit qui incite, conseille, encadre, planifie sans contraindre, prévoit sa propre évaluation, dit comment il faut s'y prendre pour créer la norme au lieu de prétendre la constituer complètement. L'Etat moderne appelle donc de lui-même la discussion et l'auto-organisation des différentes sphères sociales.

Mais il serait absurde de croire en une dynamique démocratique jailli seulement d'une culture non autoritaire de la concertation, du dialogue social et du contrat. Cette culture participative ne porte-t-elle pas en elle des possibilités d'aliénation ? Peut-être faut-il prôner la généralisation du droit néo-moderne de type souple et/ou réflexif qui ait des effets finaux conservateurs, en bouchant, par exemple, les perspectives d'émancipation et d'éradication de la domination. La démocratie doit s'appuyer sur elles pour que son action soit efficace. Mais tout cela exige un aréopage où la délibération démocratique éclate.

III.6.3. L'espace informel de la délibération démocratique

C'est dans cet espace public seulement que se résout, en faveur du second terme, la tension jusque-là contenue entre la rigueur et la vie, entre la puissance stabilisante et opérationnelle propre à l'institution et la spontanéité énergique issue du monde vécu lui-même, enracinée dans l'auto-compréhension de l'expérience vive. Face à l'idée normative d'une auto-législation comprise comme auto-institution continuée de la société, les pratiques électives et le phénomène de la représentation offrent une image brouillée. Elles résultent de l'institutionnalisation d'éléments républicanistes au sein du libéralisme triomphant, mais sous leurs versions les plus restrictives. La critique socialiste de la « démocratie formelle » des régimes occidentaux a eu le mérite de porter l'attention sur cette partialité139(*).

Dans ce sens, la démocratie radicale ne peut advenir que s'il existe un lien dans nos sociétés où, à côté de l'élection et par-delà les pratiques propres au tribunal et aux relations entre l'administration et les citoyens, des processus de formation collective de la volonté ont des chances réelles de se produire et d'infléchir le cours des choses ; qu'elle ne peut advenir si l'existence d'un tel « lieu » constitue une nécessité fonctionnelle pour la croissance d'une société moderne. C'est à cela, à cette double identification d'ailleurs, que correspond l'espace public habermassien. D'un côté, l'aréopage de débats publics où la société se pense elle-même et élabore une politique substantielle. De l'autre, un miroir dans lequel se reflètent les différents problèmes que pose aux sociétés modernes l'autonomisation des sous-systèmes sociaux. Ces problèmes naissent en raison des heurts qui sont susceptibles de se produire entre la logique spécifique de chacun de ces sous-systèmes, mais ils proviennent aussi de leurs oppositions au monde vécu, dans la mesure où celui-ci seul permet le développement des auto-compréhensions spontanées issues de l'existence ordinaire ainsi que des pratiques qui font que des sujets peuvent s'épanouir au sein de formes de vie dans lesquelles ils peuvent se reconnaître, dans tous les sens du terme.

S'il n'existait pas un espace public où les problèmes engendrés ou laissés en jachère par les sous-systèmes puissent être thématisés et imposés aux institutions susceptibles de les traiter, croit Habermas, une société moderne ne pourrait pas se reproduire à long terme et serait toujours exposée à la domination. La critique et l'engagement dans l'espace public (les piliers de la démocratie) ne représentent pas seulement le point de vue de l'émancipation, ils sont nécessaires et porteurs de vie pour la survie de nos sociétés. En fait, ce qui rythme l'existence d'un espace public collectif de délibération, ce sont les moments où des interventions hors-série, portées par des acteurs imprévus, attirent l'attention sur des thématiques nouvelles qui agrègent autour d'elles des mobilisations.

« Si l'on pense à la spirale du réarmement nucléaire, aux risques inhérents à l'utilisation civile de l'énergie nucléaire, à d'autres installations techniques de grande envergure, ou des recherches scientifiques comme la recherche génétique, aux menaces écologiques [...], à l'appauvrissement dramatique du tiers-monde et aux problèmes de l'ordre économique mondial [...], tous les grands thèmes des dernières décennies en fournissent la preuve. Presque aucun de ces thèmes n'a été introduit par des représentants de l'appareil de l'Etat, des grandes organisations ou des systèmes fonctionnels de la société. Ils ont plutôt été lancés par les intellectuels, les personnes concernées, les experts engagés (radical professionals), les « avocats » auto-proclamés, etc. »140(*)

Ces thèmes ont ensuite été claironnés par les associations, les partis politiques, les syndicats et toutes les composantes de la société civile. Nous comprenons donc qu'une société multidimensionnelle a toujours besoin de cette vigilance auto-critique qui s'alimente à l'expérience vive, et qui traduit en force sociale cette réflexivité inhérente au vécu et à son expression collective.

En politique, cet état de fait implique que le processus démocratique se rattache directement à l'existence d'une dialectique entre l'institutionnel et l'informel qui, contrairement à la logique du tribunal, se résout en un sens favorable au second. On ne peut donc parler de démocratie que là où le moment inorganique représenté par les pouvoirs politiques autonomisés et l'administration bureaucratisée est soumis à la volonté collective qui jaillit de l'espace public de délibération. Ici, l'intervention a une signification implicitement critique, dans la mesure où elle conteste l'orgueil des appareils politiques à faire la politique en se fermant sur eux-mêmes.

« L'émancipation illégitime du pouvoir administratif et du pouvoir social par rapport au pouvoir fondé sur la communication et généré par des voies démocratiques est contrariée dans la mesure où la périphérie (a) est capable et (b) a assez souvent l'occasion de déceler d'identifier, de formuler efficacement et d'introduire au sein du système politique, dont il s`agit de perturber le mode de fonctionnement routinier en passant par les écluses du système parlementaire (ou des tribunaux), les problèmes latents d'intégration sociale qui ne peuvent être traités que par des moyens politiques »141(*).

Dans la réalité, l'espace public est composé d'une multitude d'arènes, qui peuvent être différenciées selon plusieurs critères :

- selon les types de relations entre individus qui les caractérisent, leur extension spatiale ;

- selon le degré de spécialisation de leur thème ;

- selon leur fixité dans le temps ;

- selon le mode de mobilisation qu'elles sont capables de susciter, etc.

L'existence d'une aussi grande diversité explique mieux que la délibération collective ne peut nous apparaître qu'incarnée dans une pluralité d'espaces discontinus. Mais,

« en dépit de ces multiples différenciations, tous ces espaces publics partiels, pour autant qu'ils se fondent sur l'emploi du langage ordinaire, restent cependant poreux les uns pour les autres. Les frontières internes de la société fragmentent le texte unique de l'espace public en général qui rayonne dans tous les sens et s'écrit de façon continue, aussi réduits que soient ses textes pour lesquels tout le reste est contexte ; mais il est toujours possible de jeter des ponts herméneutiques d'un texte à l'autre. Les espaces publics partiels se constituent au moyen de mécanismes d'exclusion ; mais dans la mesure où les espaces publics ne peuvent prendre la forme solide d'organisations ou de systèmes, il n'existe aucune règle d'exclusion qui ne soit assortie d'une clause suspensive »142(*).

En vérité, dans une société où les libertés individuelles sont étouffées, où les droits humains les plus fondamentaux sont bafoués, l'onde de choc de l'espace public devient comme une boussole qui indique les plages du débat rationnel où peut surgir une vraie liberté.

Chez Habermas, la démocratie n'est pas un simple mode de gestion d'intérêts en conflit, un système de gouvernement représentatif majoritaire, mais c'est un idéal de vie éthique qui vise à la réalisation du potentiel de chacun dans des conditions de dignité et de sécurité, grâce à un système de droits inscrits dans la Constitution. Ce qui est consolant chez Habermas, c'est de voir comment il lie la protection des droits et la participation politique à la survie de la démocratie. Dans la démocratie constitutionnelle, Habermas entrevoit la seule forme valide de démocratie contemporaine. C'est ainsi que nous pouvons nous débarrasser des dictatures inutiles, de la domination qui embête - rend bête - pour nous ouvrir au flot de la démocratie qui libère.

Ce troisième et dernier chapitre a porté sur la légitimité, sur ce qui fonde ou doit fonder l'Etat de droit démocratique. L'analyse de Habermas se place avant tout dans un contexte particulier : celui des démocraties occidentales qui sont parvenues au stade du capitalisme avancé ; il y constate dans un premier temps que l'exercice du pouvoir y est subordonné à une contrainte de légitimité qui est la condition de sa pérennité ; puis il identifie le coeur des processus de légitimation dans l'effet d'imposition des normes et des valeurs que laissent refléter le système institutionnel et les lois fondamentales d'un ordre politique ; enfin, dans une perspective critique, il entreprend de fonder un modèle de constitution et d'établissement de ces normes susceptible de constituer un critère de vérité à l'aune duquel il pourrait évaluer les prétentions à la légitimité de nos sociétés politiques.

Habermas propose donc un modèle de « reconstruction contrefactuelle » qui envisage à partir de l'analyse critique du réel ce que le système de normes aurait pu être s'il avait été établi idéalement. Il revendique ainsi la nécessité de rationaliser l'exercice de la démocratie : il s'agit de supposer de façon logique qu'il est possible de dégager, à partir de la discussion, des "intérêts universalisables" c'est-à-dire "des besoins qui sont partagés de façon communicationnelle" et qui sont donc communs à tous.

CONCLUSION GENERALE

 

L'entreprise philosophique de Jürgen Habermas peut apparaître à plus d'un titre comme très ambitieuse. Ce ne serait rien de moins que répondre à l'injonction hégélienne qui assigne au philosophe la tâche de « penser l'effectivité » tout en assumant quelque chose d'un héritage marxiste qui imposerait, lui, la nécessité de relever le défi de l'émancipation pratique : relire l'histoire des sociétés modernes, repenser la critique de la modernité, établir une nouvelle théorie de la connaissance, fonder une nouvelle réflexion sur la légitimité et la démocratie, jeter les bases d'une éthique et d'une théorie de l'action et, en fin de compte, construire une théorie de la société au travers d'une nouvelle conception de la rationalité, tels seraient les différents aspects de ce projet tout aussi systématique qu'affolant !

Cependant, cette tournure systématique que le lecteur ou le commentateur peut constater après coup, ne rend pas vraiment compte de l'esprit qui a habité - et habite encore - les recherches de Jürgen Habermas. La tournure qu'a pris notre exposé est là pour en témoigner. En effet, si l'objectif était de s'interroger sur la conception politique originale de notre auteur, à travers les notions fondamentales de la domination et de l'Etat de droit, nous avons, en quelque sorte, abouti à un constat d'échec. A vouloir chercher chez Habermas une appréciation claire et tranchée sur la nature de la domination ou le sens de l'Etat de droit, nous n'avons en fait trouvé chez lui que des dénonciations d'une telle prétention chez d'autres auteurs comme Marx, Weber et Marcuse. Le point de départ était pourtant simple, et la question ne semblait pas pouvoir être évincée : la domination est une « caractéristique » économico-politique des sociétés occidentales modernes, c'est-à-dire que ces dernières se sont historiquement organisées de telle manière que certains hommes ou certains groupes prennent en main, pour une part au moins, la destinée de l'ensemble de la population de ces sociétés. La domination était donc posée comme un fait politique ou historique. La formulation est ici volontairement la plus neutre possible, car la problématique et tout l'enjeu du débat qui suivait étaient justement de justifier selon certains critères cette situation.

La domination a donc été investie de plusieurs sens : pensée corrélativement à l'exploitation par le travail, elle pouvait être identifiée à la forme politique prise historiquement par le mode de production capitaliste que la critique et la pratique révolutionnaire devait transformer (Marx) ; elle a pu aussi être interprétée comme le phénomène politique majeur du processus de rationalisation qu'a connu le monde occidental, comme ce qu'a révélé l'établissement d'un Etat moderne soucieux de stabilité et donc de légitimité (Weber). Or, de ces deux références initiales, dont il entend pourtant se démarquer, Habermas retient, de la première, l'exigence d'émancipation que doit assumer le travail critique et, de la seconde, la nécessité de penser la domination au sein d'une réflexion historique centrée sur la rationalité et grâce à une réflexion sociologique centrée sur l'action. Mais dans un cas comme dans l'autre, tout se passe comme si Habermas refusait de voir dans la domination autre chose qu'un fait historique.

Avec Marcuse le débat se précise enfin : dans une optique quelque peu décentrée (marquée notamment par la forte influence de la psychanalyse). Ce dernier se présente en effet comme un autre héritier de la première Ecole de Francfort qui, à l'inverse de Habermas, reconduit après elle une dénonciation forte de cette domination générée par la raison instrumentale et toujours à l'oeuvre dans les sociétés capitalistes avancées. Précis, le diagnostic marcusien établit ainsi que la domination échappe à toute détermination politique et trouve son fondement bien plutôt dans le processus de rationalisation (décrit par Max Weber) qui a institutionnalisé le progrès scientifique et technique : la rationalité technologique s'est convertie en instrumentalisation de l'homme ; technique et domination ne font qu'un. Devant une critique aussi radicale, Habermas ne peut plus éluder le débat. La domination est un fait politique et ne saurait être appréhendée exclusivement au travers d'une logique instrumentale ou téléologique. Elle relève d'une dimension pratique que l'on ne peut réduire à la rationalité technique. La logique du travail illustre la relation à la nature, la logique de l'interaction les relations des hommes entre eux. Pour Habermas, le domaine pratique ne se limite pas au fait de la domination ; il est régi par la rationalité communicationnelle que révèle une pluralité d'individus agissant à l'horizon d'une compréhension en vue d'un accord. La domination n'est alors perçue, par rapport à cette activité primordiale, que comme une détérioration historiquement limitée de l'exercice du pouvoir politique.

Habermas opère ainsi un « changement de paradigme » grâce auquel il entend poser un regard nouveau sur le monde : il faut renoncer à penser à partir des catégories de sujet, de conscience ou de travail pour se tourner vers celles de communication, de compréhension et d'interaction. Ici s'éclaire la prétention totalisante qu'a pu percevoir le lecteur : il ne s'agit pas de « penser l'effectivité » au sens où l'entendait Hegel, mais sans doute bien plus de « penser la communication » dans chacune de ses dimensions. C'est pourquoi la plupart des oeuvres postérieures à la Théorie de l'agir communicationnel portent la réflexion vers le domaine éthique ou vers la communication elle-même : Habermas s'efforce d'en clarifier la nature, le sens et la portée à partir d'une vaste réflexion sur le langage et sur la philosophie anglo-saxonne contemporaine. De l'intérêt de connaissance « émancipatoire » à la notion du monde vécu qui constitue « l'horizon » à partir duquel les sujets sont à même de communiquer, en passant par la discussion qui est une « forme de communication caractérisée par l'argumentation, dans laquelle les prétentions à la validité devenues problématiques sont thématisées et examinées du point de vue de leur justification ».

La théorie de l'agir communicationnel exige en fait une refondation communicationnelle de la rationalité, marquant aussi la rupture avec les idées hégélo-marxistes. Avec les trois composantes - le tournant linguistique, le consensus et la publicité - la théorie de l'agir communicationnel postule une situation idéale de la compréhension qui est la condition de possibilité de la communication et de la reconnaissance intersubjectives.

Le changement de paradigme donne à la réflexion sur l'Etat de droit une impulsion nouvelle. Conditionnée par cette articulation nécessaire à la communication, l'analyse se porte alors sur la légitimité, sur ce qui fonde ou doit fonder l'Etat de droit démocratique. Quittant le terrain historique, la réflexion est donc devenue normative et retrouve ainsi l'intérêt pour l'émancipation : le pouvoir, pour être légitime, doit se fonder sur une communication non-contrainte, sur une discussion rationnelle en vue d'un accord de tous les membres du corps politique. La démocratie ne repose pas, ainsi, sur des institutions justes et libérales, non plus que sur des conquêtes historicistes, mais seulement sur des mentalités démocratiques se subsumant dans le processus démocratique. Des mentalités démocratiques qui, suivant Habermas, souhaitent prendre en charge la promesse de l'autolégislation et assurer le consentement de tous concernant les droits, les normes et les institutions. Le lieu d'explication ne peut pas, dans une perspective habermassienne, être les mentalités en tant que telles, mais bien le processus de la démocratie où les sujets de droit peuvent se reconnaître comme des auteurs et des destinataires de leurs droits, normes et institutions. Les mentalités modernes, qui peuvent soutenir le projet juridique moderne, se réalisent, en conséquence, dans les structures de communication capables d'affirmer la perspective intersubjective inhérente à la démocratie. Autrement dit, la démocratie ne peut se déployer, suivant Habermas, que dans le cadre des discours communicationnels. Habermas peut ainsi revendiquer que « la politique délibérative constitue le coeur même du processus démocratique ». La raison en est que la démocratie renvoie à des conditions sociales permettant l'auto-organisation d'une communauté politique.

Mais c'est le sens de l'attitude critique apparue en filigrane tout au long de notre parcours qui resurgit ici. Celle-ci demeure en effet pour Habermas non seulement un point de référence obligé, mais surtout le cadre nécessaire dans lequel toute réflexion doit prendre place. Comme nous l'avons souvent remarqué, c'est en son nom que Habermas établit la plupart de ses réfutations et de ses réserves. Il s'agit, de façon tout à fait fondamentale, de s'imposer à la fois une pratique cognitive adéquate du réel et une réflexion sur l'émancipation que celui-ci autorise : « établir ce qui est à la fois nécessaire du point de vue pratique et objectivement possible ». Penser le politique, c'est rendre compte des voies laissées ouvertes pour le transformer.

La pensée de Jürgen Habermas se comprend ainsi en même temps comme pensée de son temps et comme pensée spéculative ; elle dégage « un horizon dans lequel pensée historique et pensée utopique s'amalgament ». Mais cette fusion, loin d'être arbitraire, relève d'une nécessité propre à l'activité philosophique. Une pensée politique qui, prise par l'actualité de l'esprit du temps, entend faire face à la pression des problèmes que lui pose le temps présent, se charge d'énergies utopiques. L'utopie de Habermas n'est donc pas hors-monde, elle ne se construit pas. Elle est « contrefactuelle », c'est-à-dire qu'elle part des faits. On peut donc bien affirmer qu'une certaine forme d'utopie marxiste est morte, mais on ne fera là rien de plus que de constater la fin d'une société fondée exclusivement sur le travail. Comme son illustre antécédente, la théorie de l'agir communicationnel se sait donc déterminée et limitée par le temps qui l'a vu naître ; et c'est sans doute en ce sens que l'on doit continuer à lire Habermas comme l'héritier d'un certain projet marxiste. « Une théorie de la modernisation capitaliste mise en oeuvre grâce à une théorie de l'agir communicationnel s'aligne (...) sur le modèle marxien. Elle a une attitude critique aussi bien à l'égard des sciences sociales qu'envers la réalité sociale qu'elles sont censées ressaisir ».

C'est dans ce sens de médiation entre la théorie et la pratique que le défi de l'agir communicationnel devient « pratiquement vrai ». Ce défi est celui de l'émancipation et il s'adresse à tous les citoyens. Habermas appelle en quelque sorte à ne pas se résigner, à ne pas s'abandonner à cette facilité qui consiste à ne voir dans l'Etat qu'une caricature de la liberté. L'Etat peut et donc doit s'exercer en se fondant sur la volonté collective établie discursivement ; il faut le concevoir comme un espace ouvert à l'interaction. S'émanciper de la domination serait donc presque en retourner le principe. Pour être également traités par le pouvoir d'Etat, il faut que les individus-citoyens soient eux-mêmes le coeur du pouvoir, c'est-à-dire détenteurs de la souveraineté.

En définitive donc, Habermas prône une « pratique qui s'attache à une volonté rationnelle », c'est-à-dire à une volonté qui « n'esquive pas les exigences de fondation et de justification », mais qui exige au contraire, « d'avoir clairement conscience de ce que nous ne savons pas ». Cette ignorance est celle qu'impose une critique résolument tournée vers l'avenir, qui ne s'autorise qu'à poser la nécessité du changement et à indiquer certaines voies possibles.

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

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AUTRES OUVRAGES CONSULTES

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AUTRES ARTICLES

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HUNYADI M., "La souveraineté populaire comme procédure"

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION 1

CHAPITRE I : LA DOMINATION DANS LA PENSEE POLITIQUE DE HABERMAS 6

I.0. Prétexte 6

I.1. La domination dans la tradition critique 7

I.2. Travail et domination chez Marx 8

I.2.1. Habermas et la « reconstruction » d'une critique de la domination 11

I.3. Le concept wébérien de rationalisation et la domination 13

I.3.1 Herbert Marcuse : la rationalisation comme domination 18

I.4. De la domination a l'émancipation par la discussion 21

CHAPITRE II : LA RATIONALITE COMMUNICATIONNELLE 26

II. 0. la rationalité communicationnelle 26

II.1. Rationalité et rationalisation 27

II.2. L'espace public perverti par la domination 29

II.3. Le changement de paradigme de Jürgen Habermas 31

II.3.1. Un autre regard sur la modernité 31

II.3.2. L'intérêt de la connaissance « émancipatoire » 33

II.4. L'idée d'une rationalité communicationnelle 35

II.4.1. La notion du monde vécu 37

II.4.2. La discussion 39

II.4.3. La dimension morale de la rationalité communicationnelle 40

II.5. Le concept de communication 43

II.6. La théorie de l'agir communicationnel 44

II.6.1. Le « linguistic turn » : Habermas et Apel 45

II.6.2. Le consensus 48

II.6.3. Le principe de la publicité 49

CHAPITRE III : POUR UN ETAT DE DROIT 53

III. 0. Le politique et le social 53

III.1. L'Etat de droit 55

III.2. La démocratie 57

III.3. Le principe de légitimité démocratique 58

III.3.1. Le principe de légitimité démocratique et le droit positif 60

III.3.2. Le principe de légitimité démocratique et la base publique de justification 61

III.4. La politique délibérative 62

III.4.1. l'opposition entre différentes interprétations du processus démocratique 62

III.4.2. les conséquences de ces interprétations 63

III.4.3. La sociologie comme pierre angulaire de la démocratie délibérative 64

III.5. Le principe habermassien de discussion 65

III.6. La démocratisation des discussions 66

III.6.1. Le tribunal 68

III.6.2. Les pratiques démocratiques institutionnalisées 70

III.6.3. L'espace informel de la délibération démocratique 71

CONCLUSION GENERALE 76

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE 81

TABLE DES MATIERES 84

* 1 J. HABERMAS, Théorie de l'agir communicationnel, p. 295.

* 2 Ces trois types constituent, pour Habermas, les trois dimensions de la rationalité, qui correspondent respectivement au monde naturel des choses, au monde social de l'intersubjectivité, et au monde subjectif de chaque individu.

* 3 K. MAX, Manifeste du Parti communiste, p. 35.

* 4 Ibid., p. 51.

* 5 J. HABERMAS, La technique et la science comme « idéologie », p. 209.

* 6 Ibid., p. 210.

* 7 Ibid., p. 59.

* 8 Ibid., p. 209.

* 9 Ibid., p. 210.

* 10 Ibid., p. 59.

* 11 Ibid., p. 210.

* 12 Ibid., p. 60.

* 13 Critique, la théorie ne doit pas servir à l'ordre établi, elle doit être pour ainsi dire « inutile » ; mais elle ne doit pas être comprise non plus comme l'antithèse contemplative de la pratique. La théorie critique n'est pas une sorte de rétrospection inactive et au-dessus de tout, une activité purement « spéculative ». Pour Habermas, la théorie doit être critique, c'est-à-dire engagée dans les luttes politiques d'aujourd'hui au nom de l'avenir révolutionnaire auquel elle travaille et pour la société sans classe de demain.

* 14Ibid., p. 3.

* 15 Ibid.

* 16 M. WEBER, Le Savant et le Politique, p. 101.

* 17 Ibid., p. 102.

* 18 Ibid.

* 19 Ibid.

* 20 Ibid., p. 101.

* 21 Ibid., p. 100. Légèrement modifié.

* 22 D. MARTUCELLI, Sociologie de la modernité, p. 187.

* 23 Ibid., p.188.

* 24 M. WEBER, Economie et société, p. 55.

* 25 Ibid.

* 26 Marcuse a devant les yeux une « société industrielle avancée », celle de la croissance, du confort et de la démocratie ; sa critique est d'autant plus vive que la domination est devenue plus insidieuse : avec le temps, le système capitaliste a établi un réseau de régulations et de légitimations qui lui permet de perdurer malgré ce caractère violent et répressif devenu, lui, institutionnel, caché. Ce qui semble soutenir la critique de Marcuse, c'est donc la constatation que la société industrielle avancée est bloquée, enfermée dans un ordre qui se reproduit jusqu'à la permanence contre les possibilités de transformations qu'elle devrait générer.

* 27 H. MARCUSE, L'homme unidimensionnel, p. 19.

* 28 H. MARCUSE, Industrialisation et Capitalisme, cité par Jürgen HABERMAS, La technique et la science comme « idéologie », p. 5-6.

* 29 Id., L'homme unidimensionnel, Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, p. 181-182.

* 30 Ibid., p. 182.

* 31 H. MARCUSE, Op. cit., p. 5-6.

* 32 Ibid., p. 23.

* 33 Ibid., p. 189.

* 34 H. MARCUSE, Industrialisation et Capitalisme, cité par Jürgen HABERMAS, La technique et la science comme « idéologie », p. 11.

* 35 C'est là un thème cher à beaucoup de penseurs allemands (comme Schelling, Bloch ou Benjamin) et hérité de la mystique juive et protestante.

* 36 Ibid., p. 15.

* 37 Jürgen HABERMAS, La technique et la science comme « idéologie », p. 211.

* 38 Ibid., p. 61.

* 39 Ibid., p. 24.

* 40 Ibid., p. 44.

* 41 Ibid., p. 58.

* 42 Ibid., pp. 159 sq., 84 et passim.

* 43 Ibid., p. 94.

* 44 Ibid., p. 19.

* 45 Ibid., p. 40.

* 46 Ibid., p. 22.

* 47 Ibid.

* 48 Ibid., p. 68.

* 49 Ibid., Préface, p. XLIV.

* 50 Ibid., p. 95.

* 51 Ibid., p. 96.

* 52 Ibid., p. 120 sq.

* 53 Quand la maîtrise de la nature, au travers de l'utilisation de la technique, imprègne le monde social - d'abord par les sous-systèmes techniques eux-mêmes, puis au sein du cadre institutionnel.

* 54 M. HORKHEIMER, Eclipse de la raison.

* 55 J. HABERMAS, Théorie de l'agir communicationnel, p. 421.

* 56 Le statut de la modernité chez Habermas est multiple. A l'instar des anciens Francfortois, Habermas part de la théorie wébérienne de la modernité, comme sortie d'un monde hiérarchisé et religieux, fondé sur l'autorité et la tradition, sortie que débouche sur un processus de rationalisation ; mais, à la différence de Weber et des anciens de Francfort, Habermas s'est efforcé de retrouver un concept de raison qui puisse remplir le rôle joué par la raison pratique kantienne tout en la libérant du caractère transcendant que nous impose le « fait de la raison » affirmé par Kant. Dès le milieu des années soixante, alors-même qu'il tentait de forger un modèle critique plus conforme aux exigences systématiques nées du jeune-hégélianisme, la place du langage lui était apparue fondamentale, toutefois, l'idée de raison communicationnelle qui était déjà sous-jacente, était encore soumise à une réalisation liée à l'histoire et à l'autoréflexion consciente d'elle-même, par le biais de la critique de l'idéologie. L'idée de partir du potentiel immanent au langage n'est apparue qu'avec l'abandon de la philosophie de la conscience et de l'histoire. Du même coup, la raison communicationnelle comme structurant le monde vécu a permis de reprendre le modèle wébérien et de le complexifier. Certes, la rationalisation au sens wébérien était bien le fait même de la modernité, bien au-delà d'ailleurs de ce qu'avaient décrit Weber, Horkheimer ou Adorno, mais en même temps, dans un certain nombre de cas, des « palpeurs » ont pu être installés (Cf. Discours philosophique de la modernité, p. 430) qui ont fait obstacle à une pure et simple colonisation du monde vécu par le système, et ont permis d'entrevoir une possibilité de « détente » entre la pression de la rationalisation systémique et les exigences fragiles du monde vécu. Il a donc été possible dans cette perspective de donner de la modernité une vision nuancée qui légitime que l'on mobilise en permanence les ressources d'entente du monde vécu. La modernité est donc double, comme chez les anciens Francfortois, mais de telle manière que les deux plateaux de balance sont moins déséquilibrés ; c'est à ce titre qu'elle peut être aussi dite  « un projet inachevé ».

* 57 En 1961, Habermas estimait que la sphère publique bourgeoise était sur le déclin mais qu'avec l'éclosion de l'Etat social on assistait à « un rattrapage démocratique radical en même temps qu'à une reconversion de l'interpénétration fonctionnelle de l'Etat et de la société, se déroulant quasiment au-dessus de la tête des participants », c'est-à-dire une manipulation de l'Etat de droit qui sous le couvert du bien-être anesthésiait la participation active, et appelait à l'acclamation.

* 58 In La Structure des révolutions scientifiques, (1962). Cet essai marque le début d'une nouvelle réflexion philosophique, davantage portée par des préoccupations ancrées dans l'histoire et la sociologie des sciences - remettant ainsi en cause les thèses épistémologiques classiques qui niaient l'influence des facteurs sociaux sur le développement de l'activité scientifique.

* 59 Cela à tel point qu'il est, la plupart du temps, très difficile pour le lecteur de séparer la description de son apport théorique de l'interprétation détaillée d'autres positions ou d'autres auteurs.

* 60 J. HABERMAS, Droit et démocratie, p. 17.

* 61 L'activité stratégique est à l'oeuvre dans le cadre de la concurrence entre ceux qui sont susceptibles d'occuper une position d'autorité, d'exercer le pouvoir, ainsi que dans les décisions qu'ils sont amenés à prendre en vue de se maintenir dans cette position - en faisant ce que Habermas appelle des « compromis » à savoir un partage de la plus-value sociale inégal et pourtant légitime -.

* 62 A. PHILONENKO, Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant et Fichte en 1793, p. 91.

* 63 [« Mundane reasoning », Phil. Soc. Sci., 4, 1974, p. 47s.] (Théorie de l'agir communicationnel, p. 30.)

* 64 TALMON, Les origines de la démocratie totalitaire.

* 65 J. HABERMAS, Théorie de l'agir communicationnel, p. 104.

* 66 J. HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité.

* 67 Id., Op. cit., t. 1, p. 10.

* 68 Ibid., t. 1, p. 272.

* 69 J. HABERMAS, Droit et démocratie, p. 129.

* 70 Ibid., p. 133.

* 71 J. ONAOTSHO, « entretien sur Jürgen Habermas », p. 114.

* 72 J. HABERMAS, « Théories relatives à la vérité » (1972), in Logique des sciences sociales et autres essais, p. 322 et sq.

* 73 A. Renaut parle de « la genèse improbable de la position qui, sous le nom d' « éthique de la discussion », y occupe maintenant depuis une vingtaine d'année le premier plan » (A. Renaut, dir., Histoire de la philosophie politique, t. V : Les Philosophies politiques contemporaines, Paris, Calmann-Lévy 1999, p. 129.)

* 74 La rencontre peut être précisément datée : Habermas se réfère à Apel dans la postface de Connaissance et intérêt en 1973 - l'année même où Appel publie sa Transformation de la philosophie.

* 75 K.O. APEL, La Controverse Expliquer-comprendre, p. 31. On trouvera une réflexion globale sur ce changement des paradigmes philosophiques chez Vittorio Hösle.

* 76 A. CORTINA, « Ethique de la discussion et fondation ultime de la raison », in A. Renaut (dir.), Histoire de la philosophie politique, t. V. Op. cit., p. 199.

* 77 K.O. APEL, « La question d'une fondation ultime de la raison », p. 926.

* 78 Poursuivant le « dialogue avec les sciences » il estime qu'il n'est possible et fécond que si l'on accepte de modérer le transcendantalisme et de s'engager dans une conception faillible et révisable des conditions universelles de l'argumentation.

* 79 Ibid., p. 901.

* 80 J. HABERMAS, Morale et communication, p. 40.

* 81 Ibid., p. 117.

* 82 Id., Le discours philosophique de la modernité, p. 347 et sq.

* 83 P. BOURDIEU, « L'opinion publique n'existe pas », in Questions de sociologie, p. 222-235.

* 84 Cf. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Ed de Minuit, 1979, p. 538, et G. Eley, « Nations, Publics and Political Cultures : Placing Habermas in the Nineteenth Century », in C. Calhoun (dir.), Habermas and the « public » Sphere, Cambridge Mass., MIT Press, 1972, p. 289-339.

* 85 J. HABERMAS, Morale et communication, p. 128.

* 86 Id., Raison et légitimité, p. 14 et sq.

* 87 R. RORTY, Contingence, ironie et solidarité.

* 88 J. HABERMAS, Droit et démocratie, p. 478.

* 89 Ibid., p. 70 et sq.

* 90 Son recours immédiat à l' « idéalisation » de la démocratie comme critère de la conscience politique démarque, d'entrée de jeu, Habermas de l'hégélianisme des anciens Francfortois pour le placer dans la sphère d'aspiration du kantisme.

Il demeure que sa conception jeune-hégélienne de la critique comme articulation habile et toujours précaire de la théorie et de la pratique fera qu'il gardera toujours ses distances par rapport à la déduction transcendantale - ce en quoi il s'oppose donc clairement à Appel.

Un passage de son « Compte-rendu bibliographique [...] sur le marxisme » (dans Théorie et pratique, Op. cit., p. 207-208) est à cet égard très éclairant et pour ainsi dire programmatique : « Kant [...] récuse que nous puissions prédire l'histoire. Car ce n'est selon lui possible que si « celui qui prédit prépare et accomplit lui-même les événements qu'il annonce ». Kant et Marx en concluent d'un commun accord qu'il sera impossible à la théorie pure de déterminer le sens de l'histoire tant que l'humanité, comme espèce, ne fera pas volontairement et consciemment son histoire ; c'est plutôt à la raison pratique qu'il revient de le fonder. Mais tandis que pour Kant la raison pratique ne fournit à l'activité morale de l'individu que des idées régulatrices et qu'il n'est donc possible de penser le sens de l'histoire que comme Idée sans qu'il présente pour autant quelque certitude pour la théorie de l'histoire, Marx établit cette certitude en posant que le sens de l'histoire peut être connu par la théorie dans la mesure où les hommes travaillent à le produire et à l'accomplir pratiquement. S'opposant à Hegel, Kant et Marx récusent l'un et l'autre qu'ils puissent connaître le dessein de la nature ou de la Providence par un recours transcendantal à la logique de quelque sujet que ce soit. Kant en reste à ce projet expérimental qu'est l'Idée d'une société cosmopolite, idée régulatrice dont il ne fait pas le présupposé de la connaissance de l'histoire réelle dans son ensemble. Marx, en revanche, fait de la volonté d'accomplir l'histoire la condition de possibilité de sa connaissance. Le sens du processus effectif de l'histoire se manifeste dans la mesure où ce qui est saisi comme le sens, dérivé par la « raison pratique », de ce qui, confronté aux contradictions de la situation sociale et de son histoire, doit être autrement, et dans la mesure où la théorie examine les présupposés de sa réalisation pratique. »

* 91 F. MICHELMAN cité par Habermas, p. 91.

* 92 J. HABERMAS, Droit et démocratie, p. 128.

* 93 Ibid., p. 135-140.

* 94 N. BOBBIO, Libéralisme et démocratie, p. 23-24.

* 95 J. ONAOTSHO, « entretien sur Jürgen Habermas », p. 115.

* 96 D'A. Linclon.

* 97 G. BURDEAU, Traité de science politique. t. 7 : La démocratie gouvernante, son assise sociale et sa philosophie politique, p. 13.

* 98 J. HABERMAS, Droit et démocratie, p. 13.

* 99 N. BOBBIO, Libéralisme et démocratie, p. 25-26.

* 100 C. LEFORT, Essais sur le politique, XIXè-XXè siècles, p. 30.

* 101 J. HABERMAS, Droit et démocratie, p. 492.

* 102 Ibid., p. 64.

* 103 Ibid., p. 483.

* 104 Ibid., p. 493.

* 105 Ibid., p. 484.

* 106 Ibid.

* 107 J. HABERMAS, « La réconciliation grâce à l'usage public de la raison », p. 46.

* 108 Id., Droit et démocratie, « Postface » de 1993, p. 489.

* 109 Ibid., p. 144.

* 110 J. RAWLS, Libéralisme politique, p. 34.

* 111 J. HABERMAS, Droit et démocratie, « Postface » de 1993, p. 480.

* 112 Id., Droit et démocratie, p. 144-145. « Les normes susceptibles de prétendre à la validité sont celles qui pourraient rencontrer l'adhésion de toutes les personnes concernées... »

* 113 Ibid., p. 490.

* 114 Ibid., p. 292.

* 115 Ibid.

* 116 Ibid., p. 293.

* 117 Ibid., p. 296.

* 118 Ibid.

* 119 Ibid., p. 298.

* 120 Ibid., p. 311.

* 121 Ibid., p. 342.

* 122 J. HABERMAS, « La réconciliation grâce à l'usage public de la raison », p. 23.

* 123 Ibid., p. 43.

* 124 Ibid.

* 125 J. HABERMAS, Droit et démocratie, « Postface » de 1993, p. 490.

* 126 Ibid., p. 490.

* 127 Id., Morale et communication, p. 87, p. 137.

* 128 Ibid., p. 169.

* 129 Ibid., p. 185.

* 130 Ibid., p. 254.

* 131 Ibid.

* 132 Ibid., p. 258.

* 133 Ibid., pp. 259-260.

* 134 Ibid., p. 281.

* 135 Ibid., p. 284.

* 136 Ibid., p. 280.

* 137 Ibid., p. 300.

* 138 De ce point de vue, la position de Habermas est proche de celle que l'on trouve clairement exprimée en France sous la plume d'André Gorz, dans un vocabulaire d'ailleurs plus économique que juridique, et qui dégage très bien les enjeux concrets de la discussion : « L'Etat providence est un capitalisme plus ou moins humanisé, non un socialisme démocratique [...] On ne pourra parler de socialisme que lorsque le système bureaucratique-industriel, ses appareils de pouvoir et de contraintes techniques, auront été réduits et restructurés de manière que tout le domaine des activités économiquement rationnelles se trouve, en position subordonnée, au service des formes de coopération et d'échange autodéterminées par les individus sociaux eux-mêmes, conformément à leurs inspirations et à leurs besoins vécus. » Capitalisme, socialisme, écologie, Galilée, Paris, 1993, pp. 103-104.

* 139 Cf. P. Rosanvallon, La démocratie inachevée.

* 140 J. HABERMAS, Droit et démocratie, p. 409.

* 141 Ibid., p. 385. Légèrement modifié.

* 142 Ibid., p. 400.






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