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La chronique de Philippe Mousket

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par Thibault Montbazet
Université Paris-IV Sorbonne - Master dà¢â‚¬â„¢histoire médiévale 2011
  

Disponible en mode multipage

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Thibault Montbazet

Mémoire de Master 1

Sous la direction de M. Jean-Marie Moeglin

La Chronique

de Philippe Mousket

1

« Je sui un chevalier errant qui

chascun jor voiz aventures querant et le sens du monde... »1

L'homme médiéval (du moins celui que l'on peut connaître, celui qui écrit et que l'on aperçoit superficiellement) est toujours en quête de sens. Quand il regarde le monde et les actes des hommes, quand il lit les Ecritures ou les livres des anciens, il y cherche les marques de l'action divine, l'Idée cachée derrière le signe. Hugues de Saint-Victor écrira que la Création est « un livre écrit par le doigt de Dieu ». Aussi, dans la littérature vernaculaire en développement aux XIIème-XIIIème siècles, cette quête de sens a joué un rôle structurant : passé prophétique et temporalité orientée vers un but moral dans la chanson de geste2, rôle de l'aventure dans les romans arthuriens3, ou encore sens de l'Histoire et des actions humaines dans le récit historique.

C'est ce dernier genre qui va ici nous intéresser, par l'intermédiaire de la chronique de Philippe Mousket. Histoire et fiction s'y mêlent et s'y articulent, gênant les commentateurs. Comme dans les premiers romans du XIIème siècle, le besoin de raconter le passé en le coulant dans les formes littéraires et poétiques souligne la recherche d'un sens caché et une certaine poétisation de l'Histoire. C'est ce sens qu'il faut tenter de mettre en exergue quand nous lisons la Chronique rimée.

Jacques Le Goff a cependant raison de mettre en garde l'historien contre la tentation de « faire déborder dans la mentalité commune des concepts qui restent limités au monde des théologiens »4. Cette façon d'écrire l'Histoire est aussi due à l'apparition de nouveaux publics, dans les cours seigneuriales ou sur les places des villes, qui se tournent plus volontiers vers la littérature et aiment entendre le récit des exploits de leurs ancêtres. Mais il ne faut pas oublier que la pensée scolastique, façonnée par l'étude de la pagina sacra et l'idée d'un étagement des sens, se répand par les prédications insistantes des ordres mendiants, dans les sermons et les exempla qui diffusent une « parole

1 Tristan en Prose, ms. BN Fr. 334, f° 334b r°.

2 S. Kay, « Le Passé indéfini : problèmes de la représentation du passé dans quelques chansons de geste

féodales », Au Carrefour des routes d'Europe. Xe Congrès International de la Société Rencesvals, Senefiance 20, 21, 1987, p. 697-715.

3 E. Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Gallimard NRF, « Bibliothèque des idées », Paris, 1968, p. 133-152.

4 J. Le Goff, Saint Louis, Gallimard, Paris, 1996, p. 500, n°1.

2

nouvelle »1. Le rapport entre Histoire et fiction, entre vérité historique et vérité du sens, même s'il ne faut pas l'exagérer, doit guider notre lecture de la longue oeuvre de Philippe Mousket, qui puise pêle-mêle son inspiration dans les romans, les chansons de geste, les récits historiographies, les traditions orales et les rumeurs.

La Chronique rimée est souvent citée, mais peu étudiée. Elle mériterait pourtant une vraie synthèse. Philippe Mousket est avant tout un amateur qui affirme agir sans commande et un infatigable compilateur. En cela, il fait un travail original, il fait des choix et nous laisse entrevoir ses idées et ses opinions. Il est le reflet de son milieu et nous permet de cerner les goûts et l'imaginaire des élites sociales, noblesse et bourgeoisie qui, en ville plus qu'ailleurs, se rencontrent, tissent des liens et élaborent une culture commune. Son époque voit le développement d'une production historiographique en langue vulgaire ; c'est aussi le moment de l'attrait pour le syncrétisme et où la compilation apparaît comme la meilleure forme d'érudition, expliquant le mélange des genres et des sources, de l'histoire des rois de France avec la geste des ducs de Normandie, des légendes épiques avec des miracles de saints et des considérations morales.

Pourquoi et comment Philippe Mousket écrit l'Histoire ? Ce sont les questions que nous devons nous poser. Et avec les sources qu'il a utilisées et les choix qu'il a effectués, nous pourrons progressivement dessiner un horizon d'intérêt et d'imaginaire : depuis sa ville de Tournai, il jette un regard sur la Flandre proche, l'Angleterre, la France, l'Ouest de l'Allemagne et, oubliant l'Espagne (mise à part celle, atemporelle et atopique, du Pseudo-Turpin) et effleurant l'Italie, se projette dans l'Orient fantasmé de l'empire latin de Constantinople et de la Terre Sainte. Le sentiment sourd d'un déclin le pousse à glorifier le passé et à chercher dans les actes de ses contemporains la continuité des anciens héros : Frédéric II, Philippe Auguste ou Henri le Jeune sont les successeurs de Rolland, d'Ogier le Danois, de Judas Macchabée et d'Alexandre le Grand, comme ce même Alexandre, au seuil de l'Asie, se faisait lire l'Illiade et se voyait comme un nouvel Achille. Lointain temporel et lointain spatial deviennent ainsi, pour l'auteur et son public, le réceptacle des fantasmes et des idéaux. Par ce lorgnon diaphane, on entrevoit par moment une société et la façon dont elle prend conscience d'elle-même.

En étudiant le contexte et les raisons d'écriture, les choix narratifs et leurs conditions, le regard porté par l'auteur sur son objet enfin, nous pourrons poser

1 J. Le Goff et J.-C. Schmitt, « Au XIIIe siècle : une parole nouvelle », in J. Delumeau, Histoire vécue du peuple chrétien, t. 1, Privat, Toulouse, 1979, p. 257-279.

3

de nouveaux problèmes à la chronique de Philippe Mousket et, au-delà, mieux saisir les opinions et les horizons de son milieu.

4

I. L'oeuvre

1) Présentation de la chronique

La Chronique rimée, ainsi baptisée un peu arbitrairement par l'auteur moderne1, se veut une histoire des rois de France qui commence, conformément à la tradition chère aux historiens médiévaux, au siège de Troie pour s'arrêter brusquement, inachevée, en 1243. Elle se compose de 31 287 vers2, octosyllabes à rimes plates, qui est la forme traditionnelle du roman. Elle est pour sa première partie une compilation faite d'emprunts à de multiples sources et récits légendaires, miracles, croyances, chansons de geste et agencée parfois sans grand souci d'ordre chronologique. Après la période carolingienne, largement marquée par la matière épique, elle se fait plus précise et historique, devenant une source narrative de premier ordre à partir du règne de Philippe Auguste et jusqu'à l'époque contemporaine de l'auteur. Charlemagne est clairement la figure dominante du récit, puisque l'histoire de son règne occupe quasiment un tiers de l'oeuvre. Après les Carolingiens, les rois de France s'effacent et laissent la place aux grands feudataires et surtout aux Normands, jusqu'à Louis VII. La rivalité avec les Plantagenêt tient le haut du pavé. C'est ensuite Philippe Auguste et la bataille de Bouvines qui forment le second pivot principal de la chronique, suivi par le récit des règnes de ses deux successeurs, avant tout marqués par la croisade contre les Albigeois, les affaires de Flandres et les évènements de l'Empire latin de Constantinople.

Le terme de chronique est peut-être erroné. Si l'on devait se conformer à la distinction classique faite par Eusèbe de Césarée entre histoire et chronique, il faudrait sans douter parler d'histoire. La chronique, en effet, est avant tout un effort de reconstruction chronologique du passé, elle est la succession datée des évènements et son style doit être caractérisé par sa brevitas. Il en va tout autrement de l'histoire qui est un récit, à l'écriture enflée (prolixitas) et dégagée du cadre rigide de la chronologie. Le récit historique est là plus marqué par les

1 F. Reiffenberg (éd.), Chronique rimée de Philippe Mouskés, évêque de Tournay au treizième siècle, 3 t., Hayez, Collection des chroniques belges inédites, Bruxelles, 1836-1845.

2 Reiffenberg n'en compte que 31 286, car il en saute un dans le prologue. De multiples erreurs parsèment son édition.

5

exempla, par la volonté d'édification ou de plaisir littéraire. L'oeuvre de Philippe Mousket, en plus de 30 000 vers, ne contient que sept dates, dont une seulement concerne les temps anciens (814, la mort de Charlemagne), les autres se répartissant entre 1223 et 1242, période strictement contemporaine de l'auteur. Il écarte volontairement les années quand il suit ses sources pour ne garder comme repères temporels que la rhétorique classique des chansons de geste ou de la poésie lyrique (« Un été », « Au temps où l'on récolte le blé », « Au temps où les bourgeons éclosent »...). Enfin, l'agencement narratif, surtout jusqu'aux premiers Capétiens, est largement marqué par l'atemporalité mythique de l'épopée, par la succession touffue de miracles, de batailles ou de légendes. Mousket lui-même ne prononce pas le mot de chronique, mais se revendique du genre de l'historia :

Phelippres Mouskes s'entremet, Ensi que point de faus n'i met, Tout sans douner et sans proumetre, Des Rois de Franche en rime mettre Toute l'estorie et la lignie.1

Philipp Bennett a ainsi pertinemment proposé de parler d'Histoire généalogique des rois de France2. Le titre s'est cependant imposé aujourd'hui dans l'historiographie et, ces questions soulevées, nous parlerons dorénavant par commodité de la chronique de Philippe Mousket.

Le récit est une collection de sources diverses, marquée par des phases de ralentissement et d'accélération. Par souci de clarté, et afin que de rendre compte des différentes parties de la chronique et de leurs proportions, nous proposons ici une brève table analytique.

De la guerre de Troie à la mort de Pépin le Bref (768). 2341 vers, 7,5 % De la guerre de Troie à Clovis. 337 vers.

De Clovis au couronnement de Pépin. 1 673 vers.

Le règne de Pépin le Bref. 281 vers.

Le règne de Charlemagne (768-814). 9791 vers, 31 % Vie et règne de Charlemagne. 2385 vers.

1 Reiffenberg, op. cit., v. 1-5.

2 P. Bennet, « Epopée, histoire, généalogie », Les chansons de geste. Actes du XVIe congrès international de la société Rencesvals, Grenade, 2003, p. 9-38.

6

Campagnes d'Espagne et Roncevaux. 5086 vers.

Les quatre fils Aymon et guerre contre les Saxons. 207 vers.

Pèlerinage de Charlemagne, description des lieux saints et énumération

des reliques rapportées. 1478 vers.

Fin du règne, testament, mort et éloges. 634 vers.

De Louis le Pieux à Philippe Auguste (814-1180). 7019 vers, 22,5 %

Règne de Louis le Pieux. 329 vers.

De Charles le Chauve à Charles le Simple. 390 vers.

Histoire des Normands, des origines jusqu'à Guillaume le Conquérant

(les derniers Carolingiens et les premiers capétiens s'effacent, mais leur

histoire reste présente). 3481 vers.

Guillaume le Conquérant et les guerres de succession en Angleterre. 2321

vers.

Règne de Louis VII. 494 vers.

Le règne de Philippe Auguste (1180-1223). 5026 vers, 16 %

Débuts du règne jusqu'à la croisade. 364 vers.

Troisième croisade. 321 vers.

Capture de Richard Coeur-de-Lion et conquêtes de Philippe Auguste. 213

vers.

Affaires de succession dans l'Empire. 307 vers.

Guerres contre les Plantagenêt et Bouvines. 1969 vers.

Début de la croisade Albigeoise. 143 vers.

Expédition d'Angleterre. 265 vers.

Croisade contre les Albigeois et croisade d'Egypte. 215 vers.

Quatrième croisade. 249 vers.

Fin du règne, éloge et testament. 737 vers.

De Louis VIII à la fin de la chronique (1223-1243). 7105 vers, 23 % Début du règne. 517 vers.

Episode du Faux Baudouin. 861 vers.

Croisade contre les Albigeois, siège d'Avignon et mort de Louis VIII. 2163 vers.

De 1226 à 1243 (récit plus dense qui oscille entre les révoltes des barons

contre Louis IX, les affaires de Frédéric II en Sicile et les règnes des empereurs latins de Constantinople). 3546 vers.

7

On voit déjà ici apparaître les évènements et les règnes qui comptent pour Philippe Mousket. On remarque aussi sa tendance à dépasser le seul règne des rois de France pour relater les actions de ses contemporains qu'il regarde depuis la Flandre.

De cette chronique ornementée, alourdie aussi, de chansons, de romans et de vies de saint, émane parfois une certaine impression de désordre. Le canevas est, en tous les cas, clairement chronologique. Si Philippe Mousket ne fait pas de la distinctio temporum une priorité de son travail, il a une certaine connaissance de l'ordre et de la succession des évènements du passé. On le voit quand il intègre des résumés de chansons de geste à la trame historique : il ne les insère pas au hasard, mais à une époque précise à laquelle est réputée appartenir l'épopée. C'est ainsi le cas de la chanson de Gormont et Isembard : il aurait été facile de confondre, comme d'autres auteurs, le roi Louis avec Louis le Pieux. Mais Mousket, qui a une certaine idée de la chronologie des invasions normandes, place au Xème siècle cette chanson, sous le règne de Louis IV. Il aurait certes fallu la placer sous celui de Louis III, mais du moins discerne-t-on un effort pour dater les poèmes épiques.

2) La date d'écriture

La chronique est, on l'a dit, inachevée. Le caractère brutal de la fin (en plein milieu de l'année 1243) a conduit les historiens à admettre généralement que l'auteur est mort la plume à la main. Mais cela signifie-t-il pour autant qu'il est mort alors qu'il relatait les évènements qui lui étaient contemporains ?

On a un temps cru que Philippe Mousket était l'évêque de Tournai et qu'il vivait dans la deuxième moitié du XIIIème siècle. On sait aujourd'hui qu'il était en réalité un laïc de la première moitié 1 . Il serait donc contemporain des évènements d'un bon tiers de sa chronique. Lui-même se dit témoin oculaire du siège de Tournai de 1213 :

Les portes lor furent ouviertes ;
Bien le savommes ki là fûmes.2

1 Voir infra, II. L'auteur et son contexte, p. 15.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 21 228-229

8

Il n'y a aucune raison de ne pas le croire, d'autant qu'il n'en abuse pas et ne se pose en témoin qu'une fois. Faut-il pour autant conclure comme Barthélémy-Charles Du Mortier 1 qu'il avait alors au moins vingt ans ? L'évènement, nécessairement traumatisant, du siège et du saccage de Tournai par le comte de Flandre peut très bien être un tenace souvenir d'enfance. Nous pouvons seulement dire que Philippe Mousket est né avant 1213.

Certains historiens ont tenté de montrer que l'écriture ne pouvait pas être antérieure aux années 1250. Ainsi Jacques Nothomb2, comparant l'Abbreviatio gestorum Franciae regum, que Philippe Mousket est censé suivre, avec la chronique d'Aubri de Trois-Fontaines, tente de monter que Mousket a connu et utilisé cette dernière et qu'il n'a donc pu écrire que vers 1260, le temps minimum nécessaire à cette influence. Les deux auteurs ont d'ailleurs le même goût pour la matière épique. Cependant, comme l'a bien montré Marie-Geneviève Grossel3, leur utilisation de l'épopée est bien différente. En réalité, les interpolations que J. Nothomb relève tiennent du fait que Mousket n'a sans doute pas connu l'Abbreviatio dans le texte, mais par une traduction qui se mêlait à d'autres oeuvres, notamment une compilation san-germanienne4. Philipp Bennet5 a quant à lui proposé l'idée que le projet de Mousket était de glorifier la croisade, et que l'échec de saint Louis en Egypte l'avait découragé de terminer son oeuvre. La rédaction serait donc à placer vers 1250. Mais cette hypothèse me paraît un peu excessive au regard de la place, certes importante dans la dernière partie mais somme toute mineure comparé aux autres matières, qu'occupe la croisade dans la chronique de Mousket6.

En réalité, il faut sans doute placer le terminus ante quem vers 1244-45. En effet, dans les derniers vers de sa chronique, il annonce la mort de l'empereur Baudouin II de Constantinople et la régence de Geoffroy de Villehardouin7. Or, cette fausse rumeur, qui s'est répandue en Europe en 1243, est démentie lorsque Baudouin arrive en Italie et assiste au concile de Lyon l'année suivante. Pour que Mousket ne rejette pas cette information et la prenne pour vraie, il faut qu'il n'ait pas eu le temps de finir sa chronique avant que la nouvelle arrive jusqu'en

1 B.-C. Du Mortier, « Sur Philippe Mouskés, auteur du poëme roman des Rois de France », Compte-rendu des séances de la Commission royale d'histoire, ou recueil de ses bulletins, 9, 1845, p. 112-145.

2 J. Nothomb, « La date de la chronique rimée de Philippe Mousket », Revue belge de philologie et d'histoire, 4, 1925, p. 77-89.

3 M.-G. Grossel, « Ces « chroniqueurs à l'oreille épique » », Ce nous dist li escrits... Che et la verite, Senefiance, 45, 2000, p. 97-112.

4 Voir infra, III. 2) La question des sources, p. 28.

5 P. Bennett , op. cit.

6 Voir infra, IV. 6) Le lointain fantasmé : l'Orient et les Croisades, p. 89.

7 Reiffenberg, op. cit., v. 31 181.

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Flandre. Il devait donc sans doute écrire dans la première moitié des années 1240.

3) Le manuscrit1

L'oeuvre n'a sans doute pas rencontré un franc succès puisqu'on n'en connaît qu'un seul manuscrit, le nþ 4963 du fond français de la Bibliothèque nationale. Les historiens qui ont travaillé sur Philippe Mousket ne se sont que rarement penchés sur le manuscrit. Il est pourtant capital de s'intéresser au support original, d'une part pour contourner l'édition moderne, d'autre part parce que les manuscrits médiévaux nous renseignent sur la composition et la transmission des savoirs, sur les auteurs et les destinataires des oeuvres.

Il mériterait une véritable étude codicologique, faite par un spécialiste, et je ne pourrai bien entendu que me limiter à quelques remarques, complétées par certaines notes de Martin Gosman2. Le manuscrit est composé de 213 feuillets de parchemin, plus un de garde. La reliure restaurée empêche l'examen des cahiers qui, pour leur plus grande partie, semblent être composés de 12 feuillets de 285 mm sur 192. Les marges varient de 20 à 40 mm, et le texte est réparti sur deux colonnes de 37-38 lignes par page. Le tout est relié d'un cuir rouge orné d'arabesques dorées.

L'exécution en est soignée, ce qui peut faire penser que, malgré l'absence de diffusion de la chronique, le texte a plu. L'écriture semble n'être due qu'à un seul copiste, la lettre gothique encore un peu ronde amenant à la dater probablement de la seconde moitié du XIIIème siècle. Elle compte une lettrine historiée, le P du premier vers qui représente un roi de France. D'autres lettrines qui oscillent entre le bleu, l'or et le rouge marquent certaines majuscules.

La chronique en elle-même va jusqu'au recto du folio 206. Suivent quelques annotations qui sont de la même main et qui font le compte des feuillets, des lettres et des lignes tracées. Le verso porte une écriture plus récente (sans doute du XVème siècle) : il s'agit d'extraits en latin du chapitre 5 du Livre de la Sagesse et du chapitre 6 de l'Evangile selon saint Luc. Au folio suivant, et jusqu'au recto du 213, le manuscrit intègre une lettre du fabuleux prêtre Jean à l'empereur Frédéric II. L'association entre les deux oeuvres est éclairante sur les destinataires et le sens que l'on peut donner à la chronique3. Le manuscrit se

1 Voir infra, annexe 1, p. 122.

2 M. Gosman, La lettre du prêtre Jean. Edition des versions en ancien français et en ancien occitan, Groningue, 1982, p. 75.

3 Voir infra, V. 3) Edifier, divertir, p. 110.

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termine ensuite sur des annotations tardives, plus ou moins illisibles, et qui nous apprennent que le manuscrit a appartenu à une certaine Mihelle Moule.

On sait qu'il est arrivé dans la Bibliothèque royale en 16221. Il était auparavant possédé par l'évêque de Chartres Philippe Hurault, fils du comte de Chiverny (chancelier de France sous les règnes d'Henri III et IV) et légué après sa mort, avec une collection de plus de 400 volumes. Il tenait cette vaste bibliothèque de son père, riche de nombreux livres concernant l'histoire de France. Nous ne pouvons guère remonter plus haut sans tomber dans la conjecture.

Le texte de la chronique, inachevé comme on l'a dit, se termine par un dessin à l'encre qui ne ressemble pas au début d'une lettrine. La production d'un manuscrit médiéval demande de la préparation et n'est pas fait au hasard : il faut connaître exactement la taille du texte à copier pour savoir de combien de cahiers on constituera le codex final. Ainsi, le manuscrit a un caractère achevé qui laisse à penser, si l'on postule que c'est bien la mort de Mousket qui met fin à la chronique, qu'il n'est pas d'auteur.

Peut-être qu'une étude plus poussée pourrait nous renseigner sur le scriptorium qui a produit ce manuscrit et ainsi nous permettre de mieux cerner la diffusion et le public de la chronique. En attendant, ces questions restent malheureusement en suspens.

4) Historiographie critique :

Après cette rapide présentation et ces remarques préalables, il faut s'intéresser à ce que les études précédentes ont dit de la chronique, réfléchir à la position et à la démarche des historiens qui ont écrit sur l'oeuvre de Philippe Mousket, se nourrir et questionner leurs apports. C'est seulement par cette recension que nous pourrons savoir quels nouveaux éléments il est possible d'apporter.

De lourds préjugés encombrent encore l'étude de l'historiographie médiévale, conduisant à négliger et même parfois à mépriser l'oeuvre de Philippe Mousket. Sa longueur, son caractère hybride et son édition moderne qualifiée de « médiocre »2 ont longtemps rebuté les chercheurs. Mais depuis une trentaine d'années, les perspectives ont évoluées. Michel de Certeau, dans sa

1 L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque impériale : étude sur la formation de ce dépôt, comprenant les éléments d'une histoire de la calligraphie, de la miniature, de la reliure et du commerce des livres à Paris avant l'invention de l'imprimerie, t. 1, Paris, 1868, p. 213-214.

2 R. Bossuat, Manuel bibliographique de la littérature française du Moyen Âge, Melun, 1951, p.354.

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réflexion sur l'écriture de l'histoire, a insisté sur le fait que l'historien redéfinit toujours le passé en fonction de son présent, et qu'on ne peut abstraire l'écrivain de son contexte1. Progressivement, la réflexion sur l'écriture de l'histoire au Moyen Âge s'est modifiée2. En 1986, Martijn Rus, s'inspirant de Jacques Derrida, écrit ainsi : « La différance, pour l'historiographe, est le passé (...). La conscience historique, de l'infinité des faits du passé, n'en retient que certains (elle leur reconnaît un sens), tandis que d'autres sont rejetés par elle (relégués dans le domaine de l'insignifiant). Et le sens qu'elle reconnaît à certains faits se concrétise dans un système de signes »3.

En portant le regard sur le contexte et les raisons de la rédaction et sur l'environnement culturel et intellectuel des auteurs plus que sur la véracité des faits relatés, cette nouvelle perspective a mené progressivement à une revalorisation de la chronique de Philippe Mousket dans la seconde moitié du XXème siècle. C'est sur la base de cet arrière-fond historiographique et de sa critique qu'il semble possible aujourd'hui de poser de nouvelles questions au texte du Tournaisien.

La chronique a connu plusieurs éditions partielles, notamment par Du Cange au XVIIème siècle qui la joint à celle de Villehardouin. La seule édition complète est celle du baron Frédéric de Reiffenberg4, sous le patronage de la Commission royale d'Histoire de Belgique, en 1836-38. Edition contestable, appesantie par les digressions sans fondements et sans fin de son auteur (il en vient même à intégrer un poème de son cru dans une note érudite), elle doit être replacée dans le contexte de construction de la jeune nation belge dont l'académie royale édite à tour de bras les « grands monuments littéraires nationaux ». L'appareil critique est soit trop lourd, soit trop faible, mais a le mérite d'exister ; par ailleurs, Reiffenberg comprend bien l'ancien français et en offre un glossaire à la fin de son édition. Il ne faut donc pas être trop prompt à le rendre seul responsable du peu d'études constructives qui ont été faites sur l'oeuvre de Mousket, même si Peter Dembowski n'a pas tort en soulignant que la postérité de la chronique a souffert de son édition5. La philologue Reine Mantou affirmait en 1978 travailler à une nouvelle publication. C'était il y a trente-trois ans maintenant et elle semble avoir abandonné le projet.

1 M. de Certeau, L'écriture de l'Histoire, Gallimard, Paris, 1975.

2 Ainsi, parmi d'autres, l'ouvrage classique de Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans l'Occident médiéval (première édition chez Aubier en 1980 ; édition de 2010).

3 M. Rus, « Conscience historique et écriture d'histoire à la fin du Moyen Âge », Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, XI/I, Heidelberg, 1986, p. 229.

4 Reiffenberg, op. cit.

5 P. F. Dembowski, « Philippe Mousket and his Chronique rimée seven and half centuries ago: a chapter in the literary history », Contemporary Readings of Medieval Literature, Michigan Romance Studies, 8, 1989, p. 94.

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La chronique est citée ponctuellement par les historiens, à propos de son traitement de la matière épique (elle nous a transmis notamment l'un des rares fragments dont nous disposons de la Chanson de Gormond et Isembart) ou à propos de la période contemporaine de l'auteur sur laquelle elle apporte un éclairage important (Bouvines 1 , saint François 2 , le faux Baudouin 3 , l'Inquisition4, la croisade Albigeoise, la fauconnerie5...), mais il existe peu d'études portant particulièrement sur le sujet et son historiographie reste émiettée. Peu après la parution de l'ouvrage, une note brève avait été publiée rectifiant l'erreur de Reiffenberg à propos de l'auteur qu'il avait identifié avec l'évêque Philippe Mus de Gand6. Ce n'est qu'au tournant des XIXème et XXème siècles que l'érudition allemande s'y intéresse, sans apporter grand-chose de neuf7. En 1943, la sévère critique de Robert Bates8 brocarde sans distinction l'auteur médiéval, l'éditeur moderne et les érudits allemands avec une violence sans fondement. Il couronne ainsi la mauvaise réputation de la chronique de Mousket et, en le déclarant mauvais historien et mauvais poète, il couvre du prestige de son nom la longue liste des incompréhensions.

En 1949, pourtant, le travail de Ronald Walpole ouvre une nouvelle voie, plus constructive, dans l'étude de la chronique9. L'historien américain estime que Mousket n'est pas tout à fait honnête en affirmant puiser ses sources dans les « livres anchiens » de Saint-Denis ; il est en effet probable que, comme beaucoup d'écrivains laïcs de son temps, il ne connaît pas le latin et qu'il invoque des oeuvres latines prestigieuses comme autorité pour son texte, alors

1 Souvent utilisée, en particulier dans G. Duby, Le dimanche de Bouvines, Gallimard, Paris, 1973.

2 J. Dalarun (dir.), François d'Assise. Écrits, Vies, témoignages, 2 t., Éditions du Cerf, Éditions franciscaines, Paris, 2010.

3 J. W. Jaques, « The « faux Baudouin ». Episode in the Chronique rimée of Philippe Mousket », French Studies, 3, 1949, p. 245-255.

4 J. Guiraud, Histoire de l'Inquisition au moyen âge. T. II, l'Inquisition au XIIIe siècle en France, en Espagne et en Italie, Picard, Paris, 1938.

5 B. Van den Abeele, La fauconnerie dans les lettres françaises du XIIe au XIVe siècle, Leuven, Leuven University Press (Medievalia Lovaniensia. Series I. Studia, 18), 1990.

6 B. C. du Mortier, op. cit.

7 T. Link, Über die Sprache der Chronique rimée von Philippe Mousket, Erlangen, Deichert, 1882 ; F.

Hasselmann, Über die Quellen der Chronique rimée von Philipp Mousket, Göttingen, 1916 ; F. Rötting, Quellenkritische Untersuchung der Chronique rimée des Philippe Mousket für die Jahre 1190-1217, Weimar, 1917. Cette dernière émet au moins l'idée importante que Mousket s'est servi d'une source en français pour la dernière partie de son travail, une chronique attribuée à Michel de Harnes. Voir « Fragments d'une histoire de Philippe Auguste, roy de France. Chronique en français des années 1214-1216», éd. Ch. Petit-Dutaillis,

Bibliothèque de l'école des Chartes, 87, 1926, p. 98-141, et infra, III. 2) La question des sources, p.28.

8 Robert C. Bates, « Philippe Mousqués seven centuries ago », Essays in Honor of Albert Feuillerat, Yale Romanic Studies, 23, 1943, p. 29-41.

9 Ronald N. Walpole, « Philip Mouskés and the Pseudo-Turpin Chronicle », University of California Publications in Modern Philology, 26:4, 1947, p. 327-440.

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qu'il use en réalité de traductions françaises1. Walpole compare ainsi de façon convaincante la longue séquence sur Charlemagne à une traduction de la chronique du Pseudo-Turpin et rapproche la chronique des oeuvres de l'Anonyme de Béthune. Son travail a été critiqué, notamment pour avoir perpétué la vision traditionnelle des laïcs illiterati2. L'essor, au XIIIème siècle, des traductions d'oeuvres latines (comme celle justement du Pseudo-Turpin) illustre pourtant la demande d'un public curieux mais non latiniste. Le travail de Walpole n'est pas à prendre en entier, et commence certes à dater. Il n'en reste pas moins que son approche nuancée resitue l'oeuvre dans son contexte et s'oriente vers une étude plus historique que littéraire, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives.

Il me semble en effet que la bonne compréhension de l'oeuvre de Philippe Mousket a pâti de son caractère hybride, mélangeant les genres et les sources sans apparente organisation logique. Les études se sont évertuées à définir la nature de la chronique et la posture de l'auteur. Etait-il historien ? Si oui, il n'était alors qu'un médiocre émule de l'historiographie latine, témoin de l'inévitable décadence qu'amenait la littérature vernaculaire, adoptant de surcroît l'octosyllabe des romans quand ses contemporains développaient la prose. Etait-il poète ? Alors, c'était un piètre jongleur, gêné par la rime. Peut-on seulement parler de chronique ? Le soin apporté à la chronologie quand on s'approche de l'époque de rédaction contraste fortement, on l'a dit, avec l'atemporalité mythique, caractéristique de l'épopée, qui marque le passé carolingien.

Reiffenberg jugeait ainsi Mousket mauvais historien mais le défendait (solidarité nationale oblige) comme écrivain : « Son ouvrage n'en est pas moins le monument le plus entier, le plus vaste de la langue romane en Belgique. Nulle part, sans excepter la France, on n'en a encore publié de cette étendue (...). La moitié de sa chronique est envahie par les fables, soit, mais ces fables elles-mêmes sont l'histoire de l'esprit humain »3. A la même époque, Pierre Daunou le décrivait comme « un chroniqueur dépourvu de critique et de talent, qui ne sait ni rechercher, ni observer, ni raconter »4. Il est certain que Mousket ne fait preuve d'aucun sens critique dans le choix de ses matériaux, alors même que ce dernier se fait plus aigu chez ses contemporains, dans les oeuvres de

1 Voir infra, III. 2) c. Philippe Mousket lisait-il le latin ?, p. 33.

2 P. Bennett, op. cit.

3 Reiffenberg, op. cit., p. ccxxxii.

4 Journal des savants, 1836, p. 685-697.

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Villehardouin ou de Robert de Clari. Mais il reste un amateur, qui écrit pour resgoïr son auditoire, et son accès à l'histoire est nécessairement limité à quelques oeuvres narratives, coupées de leurs sources documentaires.

Certains historiens parlent de « chroniqueur à l'oreille épique »1, mettant en avant l'utilisation singulière qu'il fait des chansons de geste, et le rapport particulier qu'il entretient avec le passé en comparaison d'autres auteurs. Sarah Kay, à l'inverse, compare le « passé indéfini » de l'épopée avec le passé mieux balisé du chroniqueur2. Dans un article récent encore, Carine Bouillot3 voit en Mousket un piètre historien, mais le trouve intéressant pour son utilisation de l'épique dans la relation de la bataille de Bouvines. Il y aurait, en somme, l'écrivain de fiction d'une part, et l'historiographe d'autre part, dichotomie commode pour justifier la nature difficile de l'oeuvre.

Finalement, l'important n'est pas tellement de savoir si Mousket est historien, poète ou jongleur (ce qui reviendrait à distinguer strictement et de façon anachronique histoire et littérature) mais de savoir pourquoi et comment il écrit l'histoire. Il faut comprendre, au-delà de l'oeuvre qui nous est parvenue, qui est Philippe Mousket, où vit-il, comment perçoit-il le temps, l'espace et l'histoire.

Les perspectives historiques nouvelles, les apports d'autres disciplines et le regard critique porté sur l'historiographie permettent ainsi de questionner autrement la chronique de Philippe Mousket. C'est une oeuvre longue et dense, regorgeant d'indices sur la culture historique, les opinions et les goûts de son auteur. Elle nécessite, compte tenu de ces nouvelles interrogations, un travail qui fasse la synthèse d'une historiographie éclatée, et une étude pleinement historique et non plus seulement littéraire et philologique. Travaillant sans cesse à se détacher de ses conceptions modernes, l'historien doit chercher à saisir la figure de l'écrivain, ses raisons d'écriture, le choix de ses sources et les lignes de force qui peuvent se dégager de son travail, tout en évitant au maximum l'écueil courant qui consiste à ramasser l'individu dans une cohérence figée. Il est homme et, à ce titre, toujours complexe, multiple, paradoxal.

1 J. Horrent, Chanson de Roland et Geste de Charlemagne, Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters 3 A 1, 2 Bde., Heidelberg, 1981-1985 ; M.-G. Grossel, op. cit.

2 S. Kay, op. cit.

3 C. Bouillot, « Au carrefour de l'épopée et de la chronique ? A propos de l'épisode de Bouvines dans la Chronique rimée de Philippe Mousket », Palimpsestes épiques : récritures et interférences génériques , Actes du colloque Remaniements et réécritures de l'épique, de l'Antiquité au XXème siècle (Université Paris IV-Sorbonne, 11-12 juin 2004), D. Boutet et C. Esmein-Sarrazin (dir.), Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2006.

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II. L'auteur et son contexte

Afin de mieux comprendre la Chronique rimée, il faut d'abord s'interroger sur son auteur et sur l'univers dans lequel il a évolué. Le XIIIème siècle est un temps charnière, un temps « d'équilibres et de ruptures » comme l'a justement souligné Monique Bourin-Derruau1. Avant un certain repli à la fin du siècle, la Chrétienté latine s'agite et s'étire. Jérusalem et la Terre Sainte restent encore le but ultime, mais de plus en plus la Chrétienté cherche ailleurs de nouveaux rêves. C'est l'expansion germanique, vers l'Est et les confins de la Livonie ; c'est également la croisade détournée de 1204 qui conduit les barons de France et de Flandre à construire un éphémère empire latin de Constantinople. Cette excroissance de l'Europe occidentale ouvre alors un nouvel horizon et, durant la première moitié du siècle, draine un certain nombre de petits chevaliers en quête de terres et d'aventures ; en Espagne, 1212 marque un nouvel élan de la Reconquista, tandis que l'Egypte paraît être la nouvelle clé de la maîtrise de la Méditerranée orientale. L'Orient est toujours objet de fascinations et de fantasmes, attisé par le choc terrible de l'invasion Mongole.

La respublica christiana continue, sous la conduite de l'Eglise et d'une papauté raffermie, à partager les mêmes valeurs. Elle se réforme et s'uniformise dans la prédication des ordres mendiants, animés par la nouvelle impulsion intellectuelle venue des universités et de la scolastique, dans l'art gothique et dans l'ébauche d'une économie élargie, dont le coeur bat dans les foires de Champagne. Mais cette unité se fissure aussi de plus en plus : la renaissance du grand conflit entre le pape et l'empereur sous Frédéric II l'ébranle, et l'ascension des monarchies et de l'Etat qu'elles construisent (en Angleterre, dans les Etats pontificaux, en France) tend à faire disparaître le rêve d'unité chrétienne.

Dans cet ensemble, la France apparaît comme la région la plus prospère et la plus peuplée, surtout au Nord de la Seine. Avec le règne de Philippe Auguste, le domaine royal s'est fortement étendu et enrichi, de mieux en mieux contrôlé par l'action des baillis et sénéchaux. La croisade contre les Albigeois, à partir de Louis VIII, a installé l'emprise de la France du Nord sur l'Occitanie et Louis IX s'est ouvert une porte, certes étroite, sur la Méditerranée. Le roi capétien s'ancre

1 M. Bourin-Derruau, Temps d'équilibres, temps de ruptures. XIIIème siècle. Nouvelle histoire de la France médiévale, t. 4, Seuil, Points, Paris, 1990. J'utilise aussi J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 31-81 et L. Génicot, Le XIIIème siècle européen, PUF, Nouvelle Clio, Paris, 1968.

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dans une dynastie solide qui se raccroche aux grands Carolingiens (c'est le mouvement du reditus regni Francorum ad stirpem Karoli Magni) et est servi par une historiographie qui s'ébauche (à Saint-Germain-des-Prés ou Saint-Denis, où elle trouvera sa consécration avec le Roman des Rois de Primat). Son prestige et son influence concurrencent ainsi largement ceux de l'empereur et du pape, et s'étendent de la Méditerranée à la Flandre où ils se trouvent ici en butte avec des barons remuants.

La Flandre supporte en effet mal le poids nouveau de la souveraineté française. C'est une région prospère, à l'intersection de nombreuses voies d'échange, et qui marche en tête du grand mouvement d'urbanisation que connaît le XIIIème siècle. « Dans l'épais limon de ses riches plaines, dans ses vastes et sombres communes industrielles, les hommes grouillaient comme les insectes après l'orage. Il ne fallait pas mettre le pied sur ces fourmilières », écrit Michelet1. La Flandre gêne les ambitions du roi de France. Il y rivalise souvent avec l'Angleterre, vers qui elle se tourne plus volontiers par intérêt économique (besoin de laine anglaise comme matière première pour sa draperie et du débouché anglais pour celle-ci). Avec l'importance de son urbanisation, c'est aussi le lieu où se développent de nouvelles formes littéraires et de nouvelles catégories de publics. L'autorité de l'écrit s'y fait plus importante. Les laïcs lisent plus souvent qu'au siècle précédent et constituent une forte demande d'ouvrages en langue vulgaire : c'est ainsi le prologue du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure qui indique « que de latin, ou jo la truis, / Se j'ai le sen e se jo puis, / La voudrai si en romanz metre / Que cil qui n'entendent la letre / Se puissent deduire el romanz » 2 . La rencontre, en ville, de nobles et de bourgeois élabore ainsi un imaginaire singulier, écrit, vernaculaire, et marqué, comme chez les théologiens, par le goût nouveau de la compilation et de la somme.

Comme important enjeu de deux grands royaumes et comme lieu d'émergence de nouveautés intellectuelles, la Flandre est un des centres du formidable développement de l'historiographie en langue vulgaire. Celle-ci avait d'abord émergée dans le milieu Plantagenêt au XIIème siècle, puis s'était étendue au Nord de la France par une demande accrue de traductions d'oeuvres historiographiques en latin3. Des textes historiques plus originaux s'écrivent

1 J. Michelet, Histoire de France. T. 2 : Tableau de la France, les Croisades, Saint Louis, Editions des Equateurs, Paris, 2008, p. 72.

2 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, Paris, 1998, v. 35-39.

3 G. Labory, « Les débuts de la chronique en français (XIIe et XIIIe siècles) », The Medieval Chronicle III. Proceedings of the 3rd International Conference on the Medieval Chronicle, Doorn/Utrecht 12-17 July 2002. Erik Kooper (Ed.), Amsterdam/New York, 2004, p.1-26.

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ensuite, même si la démarche privilégiée est toujours de donner le texte nouveau comme la simple reprise d'une parole antérieure. La prose commence à l'emporter face à la versification, par l'exigence d'un discours vrai : on le voit dans les prologues des premières traductions de la chronique du Pseudo-Turpin (vers 1200-1230, elles constituent précisément les premières attestations d'une prose vernaculaire). Cependant, comme l'ont bien montré Olivier Collet et Gabrielle Spiegel1, ce développement d'une historiographie francophone est plutôt marqué par un attrait pour le fictionnel et le merveilleux, encore mâtiné des codes du roman ou de la chanson de geste (la chronique du Pseudo-Turpin raconte ainsi l'épopée de Charlemagne en Espagne, culminant avec la bataille de Roncevaux), par opposition à l'écriture de l'histoire chez les Capétiens, plus réaliste, encore largement latine et dynastique. A la suite de ces deux auteurs, il faut sans doute comprendre ce phénomène comme résultant des motivations et des goûts de deux patronages différents : l'un, aristocratique, est plus porté vers le mécénat et la recherche d'un prestige symbolique dans l'esthétique courtoise d'un passé glorifié et d'un sentiment de déclin face aux prétentions capétiennes, entretenant, de façon de plus en plus illusoire, le souvenir des ancêtres, héros d'une féodalité jugée plus vraie ; l'autre, royal, veut ancrer la dynastie dans un passé généalogique à des fins politiques. Lui aussi dispute (et remportera) l'ancêtre par excellence, Charlemagne.

Ainsi la ville de Tournai2, poste avancé du roi de France dans cette Flandre agitée, se trouve au confluent de ces multiples influences. C'est là que vit notre chroniqueur, Philippe Mousket. Comme l'écrit Bartholomé Bennassar, il faut s'arrêter un instant pour « réfléchir à ce que ces décors immanents ont eu de pouvoir pour créer les habitudes, les mécanismes de pensée et leur garantir la durée »3. Située au fond de la vallée de l'Escaut, Tournai est dominée au Nord par le mont Saint-Aubert (143m) et au Sud par le Pic au Vent (77m). Le fleuve divise la ville en deux et marque de surcroît une frontière : la rive gauche est en Flandre et donc dans le royaume de France, la rive droite en Hainaut et donc dans l'Empire. Nous nous interrogerons plus loin sur ce que cette frontière a pu

1 O. Collet, « Littérature, histoire, pouvoir et mécénat : la cour de Flandre au XIIIème siècle », Médiévales, 38, 2000, p. 87 - 110 ; G. Spiegel, Romancing the past. The rise of vernacular prose historiography in thirteenth-century France, University of California Press, 1995.

2 Pour ce qui suit : A. Louant (dir), Dictionnaire historique et géographique des communes de Hainaut, t.1, Le Hainaut, encyclopédie provinciale, Dufrane-Friart, 1940 ; J. Pycke, Le Chapitre Cathédral Notre-Dame de Tournai de la fin du XIe à la fin du XIIIe siècle. Son organisation, sa vie, ses membres, Louvain-la-Neuve et Bruxelles, 1986 ; A. d'Herbomez, Histoire des châtelains de Tournai de la maison de Mortagne, 2 vol., Casterman, Tournai, 1894-95.

3 B. Bennassar, L'homme espagnol, Editions Complexe, Paris, 2003 (première édition chez Hachette, 1975), p. 45.

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vouloir dire pour le chroniqueur. Le noyau urbain originel se trouve sur la rive gauche, puis a débordé progressivement en faubourgs sur la rive droite. Des fortifications élargies l'entourent au début du XIIIème siècle. Au centre, le clos cathédral domine et montre l'emprise de l'évêque et du chapitre sur la cité. Au temps de Philippe Mousket, la cathédrale, dédiée à Notre-Dame, est en rénovation. Les architectes copient le style d'Amiens et de Soissons, le choeur s'étire et cinq imposants clochers s'élèvent peu à peu dans le ciel de Tournai. On imagine ce qu'un tel chantier peut vouloir dire dans l'activité d'une ville : des artisans et des manoeuvres arrivent en masse et les fours à chaux essaiment sur la rive droite. La ville s'étend aussi à l'Ouest en asséchant les marais du quartier des Salines. Une église en style gothique dédiée à Saint-Jacques s'y construit et constitue le point de départ du pèlerinage à Compostelle. De part et d'autre de l'Escaut, autour du portus, les marchands s'agglutinent et construisent de riches maisons de pierre. C'est dans l'une d'elles que semble vivre Philippe Mousket, rive droite, dans le quartier Saint-Brice.

Tournai fait partie des grandes villes de l'Europe occidentale du temps : avec peut-être plus de 10 000 habitants à la fin XIIIème siècle, elle égale des centres importants tels que Bruges, Rouen, Tours, Orléans, Amiens ou encore Reims. En commandant les cours inférieurs et supérieurs de l'Escaut, ainsi que les principales routes commerciales d'Allemagne vers l'Angleterre et du littoral vers le Midi, elle connaît un important développement commercial au XIIème siècle et s'impose comme un grand centre d'échange et de production. Son commerce se fonde essentiellement sur le calcaire carbonifère (extraction, commerce à l'état brut ou ouvragé) qu'elle fournit des côtes anglaises à la Somme, mais elle produit également des draps que l'on voit jusqu'en Italie du Nord et au Portugal. Un marché se tient toutes les semaines sur la grande place, là où convergent les routes qui viennent de Lille, Cologne, Courtrai et Boulogne, et la ville organise également deux foires par an.

Culturellement, cette activité économique n'est pas anodine : Tournai est ainsi un lieu de rencontres et d'immigration, où l'on entend des histoires, des rumeurs et des légendes. Philippe Mousket en a sans doute entendu et s'est peut-être alors découvert l'envie d'écrire. En outre, les riches pâturages du Tournaisis permettent des élevages bovins importants, alimentant abondamment en parchemins, par l'intermédiaire des ateliers de cuir de la rive gauche, le scriptorium du chapitre. Ce n'est ainsi sans doute pas un hasard si Tournai a été si prolifique en oeuvres écrites, et aux dires de Vincent de Beauvais la

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bibliothèque de l'abbaye Saint-Martin de Tournai est une des plus importantes qui lui ait été donné de voir.

La ville est le siège d'un évêché depuis le Vème siècle, uni à Noyon jusqu'en 1146. Les évêques jouent un rôle important puisqu'ils sont les seigneurs de la cité. Vassaux directs du roi de France, ils étendent peu à peu leur autorité sur la rive droite, du côté du Hainaut et de l'Empire. Le chapitre cathédral relaie le pouvoir de l'évêque, ainsi que ses dépendants directs réunis dans une confrérie, les Hommes de Sainte-Marie. C'est parmi eux que sont recrutés les sept membres de l'échevinage qui régit la ville du point de vue administratif et judiciaire. Ils prêtent serment à l'évêque et siègent au cloître avec l'avoué, qui exécute les sentences criminelles, et le châtelain, censé représenter le comte de Flandre et assurant théoriquement la protection militaire. Comme dans beaucoup de villes, des pouvoirs de mouvances différentes se complètent et souvent se chevauchent. A la faveur de cette complexité, le pouvoir royal et surtout la commune vont peu à peu grignoter les prérogatives de l'évêque. Le roi de France, suzerain de la ville depuis les Carolingiens, n'a pas manqué de remarquer tous les avantages qu'il pourrait tirer de sa position avantageuse dans le comté de Flandre et de sa prospérité. En 1187, Philippe Auguste entre à Tournai, se fait solennellement « rendre » la ville des mains de l'évêque, confirme la commune et passe un contrat de dépendance directe avec le magistrat, exigeant la souveraineté, l'appel en matière judiciaire et la frappe de la monnaie. Les habitants ont gardé la mémoire de cette visite et Philippe Mousket, un demi-siècle plus tard, écrit dans sa chronique :

Li quens forment les enhaïoit,

Tant qu'al roi, ki sa fille avoit,

Felipron traist, si l'amena

A Tornai et là soujourna.

S'a au veske Evrart demandé

De qui il tenoit la chité.

Li veskes respondi sans ire :

« De Nostre Dame et de Dieu, sire,

Si comme li veske d'ançois,

Et de vous et des autres rois,

Qui g'en sierc à X cevaliers,

Quant besoins leur est et mestiers.

Mais faire m'i doivent aïde ;

Li bourgois et si n'en font mie,

Ne ne m'en tiennent à signour,

Quar jou sui kéus en langour.

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Si vos renc, sire, la citet. » Et li rois reciut siretet,

Si abandouna les borgois.1

Comme souvent, les élites urbaines sont dominées par de vieilles familles qui contrôlent les principaux organes du pouvoir seigneurial. Trois grands lignages dominent Tournai : les Mortagne, qui sont les châtelains du comte et qui vivent sur la petite île Saint-Pancrace, à la sortie de la ville ; les Avesnes, grand lignage du Nord, pour cette branche avoués de l'évêque, et dont on connaît l'importance dans les affaires flamandes au XIIIème siècle2 ; les Le Vingne, qui sont chargés de la monnaie et chez qui se recrutent les maiores. A côté des grandes familles il y a les cives, les Hommes de Sainte-Marie placés sous le patronage de la Vierge et de saint Eleuthère (premier évêque de Tournai). Ce sont des hommes libres qui se sont voués à Notre-Dame pour pouvoir résider et trafiquer tranquillement dans la ville ou des serfs à la recherche d'émancipation. Ils payent un chef-cens chaque année, mais jouissent de la protection de l'Eglise et de privilèges économiques, parfois en dépendance foncière avec l'évêque. Parmi eux se distinguent quelques grandes familles qui portent les noms des quartiers qu'ils dominent, pour la plupart des chevaliers qui sont associés au pouvoir par l'échevinage qu'ils monopolisent. Ils sont également associés à la vie économique et à de riches marchands par la guilde de la Charité saint Christophe. On voit bien alors que « le triomphe de l'urbain n'est pas tant la formation d'une élite spécifiquement urbaine que l'affirmation de la ville comme confluent et lieu de transformation de toutes les élites »3.

Où se situe Philippe Mousket dans tout cela ? Les historiens l'ont longtemps confondu avec l'évêque de Tournai Philippe de Gand, dit Mus, le faisant ainsi appartenir à la seconde moitié du XIIIème siècle. La solide mise au point faite par Barthélémy-Charles Du Mortier en 1845 ne permet plus aujourd'hui cette erreur4. La famille Mousket, ou Mouskés, Mouschés, figure comme un des lignages importants de la ville de Tournai, appartenant à la rive droite, c'est-à-dire l'échevinage de Saint-Brice. B.-C. Du Mortier a retrouvé une centaine d'actes dans les archives qui font mention de ce patronyme et il a pu ainsi reconstituer approximativement l'allure de la famille de Philippe. On voit ainsi sa mère se faire appeler dame et son frère Jehan sire, qualificatifs qui révèlent une propriété foncière ou l'exercice de hautes charges publiques. Jehan

1 Reiffenberg, op. cit., v. 19 295- 19 314.

2 C'est la fameuse querelle avec les Dampierre qui agite la Flandre et le Hainaut durant tout le siècle.

3 T. Dutour, La ville médiévale, Odile Jacob, Paris, 2003, p. 165.

4 B.-C. Du Mortier, op. cit.

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est en effet pleige auprès du chapitre, échevin du banc de Saint-Brice, maior de cet échevinage et juré, ce qui en fait certainement un membre de la confrérie des Hommes de Sainte-Marie. On rencontre Philippe (Felipon, Felipres, Phelippon) dans trois actes de 1236-37, qui lui arrentent une maison de pierre dans le quartier Saint-Brice. Dans tous ces documents, on entrevoit le parcours classique des réussites urbaines : service du seigneur, offices publics, manoeuvres financières ou marché de la rente qui fournit localement des revenus sûrs et de longue durée. Plus encore, B.-C. Du Mortier relève un Gérard Moskés, châtelain de Leuze en 1216. Il estime, peut-être rapidement, qu'il s'agit de la même famille.

Parmi les alliés des Mousket, on repère plusieurs lignages considérés de la région et notamment les Mortagne. Ils sont, on l'a vu, châtelains de Tournai et vassaux du comte de Flandre. Cette alliance est donc intéressante pour cerner la position de Philippe Mousket dans les configurations politiques. La famille de Mortagne joue souvent à la bascule entre le roi de France et le comte de Flandre. Evrard IV Radon trahit ainsi Philippe Auguste en 1213 et livre Tournai aux troupes flamandes 1 . On note d'ailleurs dans sa chronique l'embarras de Mousket, qui assiste à l'affaire : v. 21 235-36, il affirme ne pas savoir d'où vient la trahison :

1 A. d'Herbomez, op. cit., p. 29-30.

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La traïsons par fu si quoie, Jou ne sai qui blasmer en doie

Mais plus loin, v. 21 308-16, il raconte l'expédition punitive de Girard La Truie, chevalier proche de Philippe Auguste, après le saccage de Tournai par les Flamands :

Lendemain quant fu ajorné, S'est armés li bon mariscaus Avoec ses barons les plus haus. A St.-Nicholai fu soupris Robues de Rume et là fut pris ; Puis en sont à Mortagne alé, Si ont prise la fermeté,

Qu'il n'i estut gaires combatre, Et il en fist les murs abatre.

Il est peu probable qu'il ne sache pas la raison de cette attaque du château de Mortagne, et sans doute cache-t-il ici sa gêne devant la compromission de ses alliés.

Au fil de nos explications, on a pu dessiner grossièrement ce qu'a pu être l'environnement de Philippe Mousket. Reste à cerner ce qu'a été sa culture historique et son public pour comprendre les conditions de l'écriture de sa chronique.

L'élite laïque a eu le goût de la culture et a pris soin de s'instruire1. L'histoire, le plus souvent en langue vulgaire, tient précisément dans cette culture une place importante, contrairement aux clercs qui ont eu tendance à la négliger et chez qui elle était « le reflet plus ou moins pâle de ce mélange d'histoire sainte, d'histoire romaine, d'histoire troyenne, d'histoire ecclésiastique et d'histoire universelle qui constituait le fond commun de la culture historique occidentale »2. Les laïcs ont d'abord partagé avec les clercs l'attrait pour l'histoire troyenne : depuis le VIIème siècle et la chronique du Pseudo-Frédégaire, les Francs pensaient descendre des Troyens qui quittaient leur cité détruite pour l'Occident. Philippe Mousket ne fait donc pas figure d'original en commençant son histoire avec Paris et « la biele Elaine » 3 . L'histoire romaine tient aussi une bonne place, car la plupart ont appris à lire

1 B. Guenée, op. cit., p. 315-331.

2 Ibid, p.315.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 50.

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dans les classiques (Salluste, Tite-Live, Suétone, Valère-Maxime), ainsi que l'histoire sainte.

Mais là où les laïcs se démarquent de la culture cléricale, c'est par leur vif intérêt pour une histoire plus nationale et locale. A côté de la matière de Bretagne (Arthur est présent, au détour d'un vers, ainsi que Merlin et ses prophéties) et de la matière de Rome, la matière de France tient le haut du pavé. Charlemagne est en effet devenu au XIIème siècle un thème privilégié et disputé, à côté de ses douze pairs, héros de nombreuses chansons de geste. Les traductions de la chronique du Pseudo-Turpin attestent de ce succès (on en connaît pas moins de six versions en moins de trente ans). Quand Philippe Mousket raconte l'histoire carolingienne, il évoque à côté du grand empereur des noms de personnages qu'il n'a pas forcément besoin de présenter, parce qu'ils sont familiers de son auditoire : Rolland, Olivier, Ogier, Girart de Vienne, Garin le Lorrain... D'autres figures entrent aussi en scène et nous permettent de discerner un panthéon (déjà les Neuf Preux ?1) : Hector, Judas Macchabée ou encore Alexandre, dont on voit que le roman est connu de Mousket quand il le compare à Henri le Jeune2. L'histoire post-carolingienne commence également à avoir du succès et est mise à la portée des laïcs dans de nombreuses traductions. Une histoire de France canonique s'impose, mêlée à celle des grands feudataires et centrée autour des trois races : mérovingienne, carolingienne et capétienne (oeuvres du Ménestrel de Reims et de l'Anonyme de Béthune, par exemple).

De plus en plus nombreux sont les laïcs en possession d'un ou deux ouvrages, par l'achat ou l'héritage. Est-ce le cas de Philippe Mousket ? A Tournai, on note ainsi souvent la présence de romans dans les testaments privés : le Chevalier au Cygne, les Lorrains, Merlin, Garin de Monglane, Roncevaux3. Les ouvrages en latin, à part quelques extraits d'Evangiles ou des livres d'heures, sont inexistants.

Les destinataires de l'oeuvre de Philippe Mousket, aussi peu nombreux soient-ils, ont donc été ces grands et moins grands laïcs, « [des] châteaux et [des] villes de la France du Nord, [qui] furent poussés plus vite qu'ailleurs par la frontière proche et la guerre menaçante, à voir la France comme une personne »4 . Ils voulaient, comme lui, entendre en français le récit des exploits

1 P. Meyer, « Les neuf preux », Bulletin de la Société des anciens textes français, 9, 1883, p. 45-54. Il en voit une forme embryonnaire chez Philippe Mousket.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 19 378-419.

3 A. Derolez (dir.), Corpus catalogorum Belgii : the medieval booklists of the Southern low countries, vol. 1, Province of West Flanders, Paleis der Academiën, Brussel, 1997.

4 Bernard Guenée, op. cit., p. 321.

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de leurs ancêtres et se projeter dans un passé fantasmé où l'on savait, à n'en pas douter, mieux aimer, mieux dépenser et mieux jouter.

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III.

L'écriture et la composition

Il faut à présent s'interroger sur la façon dont un auteur médiéval élabore son travail, le conçoit et l'articule. Philippe Mousket fait oeuvre d'historien : il commence donc par se documenter, collecte des sources, puis les échafaude selon un certain plan et dans un certain style. Nous ne devons rien laisser au hasard car la composition charrie ensemble des habitudes, des choix, des perceptions qui, tous ensemble, peuvent nous aider à comprendre la démarche de Philippe Mousket.

1) Une compilation

L'historien médiéval est bien souvent un compilateur. Il « cueille » (colligere) les « fleurs des histoires ». La notion d'auteur, qui renvoie à l'idée d'individu, est floue et encore secondaire, le plagiat n'existe donc pas. L'érudit par excellence est celui qui est capable de mobiliser une masse importante de sources d'autorité et de les assembler. Mais cet assemblage doit faire sens, et c'est bien souvent dans l'intertextualité, dans l'analyse fine des choix faits dans la copie (omission, amplification, déformation) que l'on discerne la posture de l'historien et son originalité.

Au XIIème et XIIIème siècle, la compilation n'est pas une forme de composition nouvelle, mais elle est « plus consciente et plus réfléchie »1. Le siècle de Mousket, après le bouillonnement intellectuel du siècle précédent, avait pris goût pour la synthèse et la somme. L'Occident commençait à nouer un lien avec cette notion qui allait tant l'obséder après les Lumières : le progrès. Ce progrès est porté par les Anciens, et Jean de Salisbury nous rapporte ainsi dans le livre III du Metalogicon la phrase célèbre de Bernard de Chartres : « Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants, de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n'en voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute

1 B. Guenée, op. cit., p. 212.

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stature des géants »1. L'homme avait conquis un grand savoir et pouvait encore apprendre. Cette idée créait le besoin pressant de rassembler et de faire le tour des connaissances acquises depuis les débuts de l'humanité. Ce fut, parmi d'autres, le Speculum majus de Vincent de Beauvais, oeuvre fameuse qui incarne le goût du XIIIème siècle pour la forme encyclopédique.

La compilation apparaissait dès lors comme la meilleure forme d'érudition. L'idéal était d'agencer ses sources sans rien n'y ajouter, puisqu'elles faisaient autorité par elles-mêmes et que la nécessité était à la transmission des oeuvres dans lesquelles on puisait. C'est ce que Philippe Mousket dit dans son prologue :

Phelippres Mouskes s'entremet, Ensi que point de faus n'i met2

Le chroniqueur s'entremet, se fait intermédiaire neutre entre le savoir et l'auditoire, il est simple passeur.

Si n'en sai l'estore desdire,

Car ki bien set si doit bien dire3

Il n'évolue certes pas dans les milieux universitaires, mais du moins peut-il avoir eu la connaissance vague, par la lecture des oeuvres de son temps, de cette esthétique du savoir. Il est en tous les cas rejeton et acteur marginal d'une tradition de compilation et de traduction des vies latines de rois de France et, si l'on peine à clairement définir ses sources, on distingue chez lui le même travail que les compilateurs de Saint-Denis4 et de Saint-Germain-des-Prés, ou encore, en français, que l'Anonyme de Chantilly-Vatican5 ou que Primat.

2) La question des sources

Les sources de l'auteur sont bien souvent le problème le plus délicat à traiter par l'historien lorsqu'il s'intéresse à une oeuvre médiévale. La notion de plagiat est, on l'a dit, une idée moderne. L'homme du Moyen Âge qui écrit

1 Patrologie latine, 199, col. 900.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 1-2. Le prologue étant souvent cité, nous en mettons le texte intégral en annexe 2.

3 Ibid., v. 15-16.

4 G. Spiegel, The Chronicle Tradition of Saint-Denis: A Survey, Leiden and Boston, Medieval Classics : Texts and Studies, n°10, 1978.

5 G. Labory, « Essai d'une histoire nationale au XIIIe siècle : la chronique de l'anonyme de Chantilly-Vatican », Bibliothèque de l'école des chartes, t. 148, 1990, p. 301-354.

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emprunte et copie textuellement d'autres oeuvres, plus anciennes, dotée d'une meilleure autorité et ainsi nécessairement plus proche de la vérité. Le choix est rarement anodin. La recherche des sources d'un auteur est donc capitale afin de déceler son originalité et le sens qu'il confère à son travail.

Seulement cette analyse n'est pas aisée. Le chroniqueur cite rarement ses sources et se borne à n'en revendiquer qu'une, voire deux. Ce sont celles qui font autorité et qui vont à la fois justifier, fonder et authentifier son travail. Pour le reste, l'historien doit se plonger dans l'incommode jungle des traditions manuscrites et chercher à déceler telle influence, telle proximité entre deux textes, telle incise interpolée par l'auteur dans une autre matière. Et cela tout en sachant que l'ensemble des manuscrits n'est pas parvenu jusqu'à lui et qu'il existe sans doute un chaînon manquant dans ce qu'il cherche à reconstituer. Reste aussi qu'une fois la source identifiée, il ne peut pas nécessairement en conclure à un choix délibéré de l'auteur, ce dernier étant soumis à l'accès qu'il en a eu.

Ces problématiques posées, nous pouvons néanmoins tenter de reconstruire grossièrement, à défaut d'un travail en profondeur, la typologie des sources dans lesquelles Philippe Mousket a puisé son inspiration ainsi que la tradition intellectuelle dans laquelle il a évoluée.

a. Les sources revendiquées

Tout au long de sa chronique, Philippe Mousket évoque ponctuellement la matière à partir de laquelle il travaille. C'est d'abord dans son prologue la revendication première qui doit donner autorité à l'ensemble de son oeuvre et authentifier ses développements :

Matère l'en a ensegnie Li livres ki des anchiiens

Tiesmougne les maus et les biens,

En l'abéie Saint Denise

De France u j'ai l'estore prise1

Rien dans cette affirmation n'est anodin. Il y a d'abord la volonté de montrer que la source est ancienne et donc la plus proche de la vérité. De même qu'à la Renaissance (le terme en dit long) les humanistes chercheront à remonter toujours au plus près de l'oeuvre originale pour retrouver la lettre, l'historiographe médiéval cherche à authentifier son travail en puisant dans la

1 Reiffenberg, op. cit., v. 6-10. Il évoque une seconde fois Saint-Denis v. 27 680.

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source qui lui paraît la plus proche des évènements relatés, pas encore corrompue par le jeu de la mémoire et la déformation du temps. C'est le sens du mot tiesmougne : le chroniqueur cherche celui qui pourra témoigner et attester les faits, de même que le Nouveau Testament témoigne de la venue du Christ. D'ailleurs, tel était la première signification du mot grec ?óôùñ. Le verbe revient du reste souvent tout au long de la chronique pour justifier le propos : Si com l'escris tiesmogne1, Ce nos tiesmogne vrais exemples2, Ensi le tiesmogne l'estore3, Si comme l'estorie tiesmogne4...

Et qui mieux que Saint-Denis pourrait témoigner des gestes des rois de France ? Au XIIIème siècle, le couple idéologique que forment l'abbaye et la royauté capétienne s'est imposé dans les esprits. Saint-Denis est indéniablement le lieu de la conservation de la mémoire royale5 et tout homme qui veut en écrire l'histoire (du moins s'il veut se placer dans la mouvance de l'idéologie capétienne) doit y prendre sa matière. Il est ainsi bien courant, dans les oeuvres historiographiques comme littéraires, que les auteurs revendiquent dans leur prologue d'avoir trouvé le contenu de leur travail à Saint-Denis ou dans une autre abbaye. L'auteur de La Chanson de Fierabras (XIIème siècle) écrit ainsi :

A garant en trairai euvesques et abez, à Saint-Denis en Franche

[fu le roule trouvez

Plus de cent cinquante anz a-yl esté celez.6

Cette mention procure au texte l'impression d'une certaine vétusté et l'auteur, qui on l'a dit se pose en passeur, se représente également en découvreur, exhumant d'un parchemin poussiéreux, qu'on imaginerait presque servir de support à une table bancale, le récit d'une histoire perdue7. Mousket croit ainsi bon d'ajouter :

1 Reiffenberg, op. cit., v. 9956.

2 Ibid., v. 10 673.

3 Ibid., v. 18 440.

4 Ibid., v. 21 470.

5 B. Guenée, « Chancelleries et monastères. La mémoire de la France au Moyen Âge », in P. Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, t. II, La Nation, vol. 1, Paris, 1986, p. 5-30.

6 Fierabras, chanson de geste du XIIe siècle, éd. Marc Le Person, Champion (Les classiques français du Moyen Âge, 142), Paris, 2003, p. 235.

7 Michel Zink, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, avait signalé cette particularité de l'esthétique littéraire médiévale qui met en avant l'aspect archaïsant et sénescent du récit pour donner l'impression au lecteur que ce qu'il a sous les yeux n'est qu'un fragment d'un ensemble perdu. Il voyait en cela l'origine de la manie que les historiens romantiques avaient de chercher toujours plus loin dans le temps et plus profondément dans le folklore les traces orales des chansons de geste. Leçon inaugurale du 24 mars 1995, reprise dans M. Zink, Le Moyen Âge et ses chansons, un passé en trompe-l'oeil, Editions de Fallois, Paris, 1996.

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Or en ai l'estorie entamée

Ki ne fut mais onques rimée.1

C'est dans l'estore que Philippe Mousket trouve l'inspiration, il le répète souvent. Il précise même parfois « l'estore sour François », soulignant le caractère précis du sujet de ses sources. Le terme est important car il ancre l'oeuvre dans la tradition du genre latin de l'historia, qui s'oppose à la fabula et donc au non-véridique. Jean Bodel, dans la Chanson des Saisnes (vers 1200), déclare ainsi que « Les estoires sont témoins et garants » 2 . Mais Mousket assume aussi utiliser des chansons, et ne cache pas son goût pour l'épopée. Dans le prologue, il cite la chanson à côté de l'estore :

Poi de gent est ki voille oïr Son n'estore pour resgoïr.3

Plus loin, il affirme trouver dans les « histoires rimées » sa matière pour le règne de Charlemagne :

Mais sa conqueste vous voil dire

De contés et de régions

Et de castiaus dont j'ai les nons,

Selonc les estores rimés, Si que peu en i a remés.4

Il parle encore de gieste, qui renvoie à l'idée d'un récit de hauts faits, d'actions d'éclat : « Ce nos raconte et dis la gieste »5. Mousket distingue donc deux types de sources narratives, l'histoire et la chanson.

Mais bien souvent, le chroniqueur reste laconique et se contente de conforter son propos en affirmant dans des formules types qu'il le « truis » quelque part, ou qu'il le sait bien (« bien le sai », « le sai de fi », « j'en sui tout fi »6). Et quand il pense ne pas maîtriser assez le récit qu'il relate ni son origine, il prend soin de couper court : « Mais jou n'el sait, pour ce m'en tais »7.

1 Reiffenberg, op. cit., v. 13-14.

2 J. Bodel, La chanson des Saisnes, éd. A. Brasseur, Droz, (Textes littéraires français, 369), Genève, 1989, v. 3.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 42-43.

4 Ibid., v. 11 971-975.

5 Ibid., v. 24 570.

6 Par exemple : Ibid., v. 20 094, 23 163.

7 Ibid., v. 29 578.

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Bien qu'il soit difficile de faire la part de l'oral dans ses sources, du moins pour la période qui lui est contemporaine affirme-t-il avoir recours au témoignage indirect, à la rumeur. A ses propres dires :

Renoumée, c'on dist nouviele, Ki plus tot vole qu'arondiele, Et as lointains et as voisins1.

C'est notamment le cas quand il évoque les invasions mongoles ; là ses sources se perdent dans les bruits effrayés que l'on entend sur les places, et son discours est beaucoup moins assuré :

Et disoit-on que il venroient

Droit à Coulogne, et si voroient

R'avoir l'un des III rois, sans falle2.

C'est aussi pour la mort de grands personnages que la rumeur publique est exploitée :

Et à cel tans dont jou di or, Le disent par verté plusior, Que la feme à l'emperéor Estoit morte en cele partie U ses sire iert, par aatie3. (...)

De viers Grisse revint noviele Assés périllouse et non biele, Que mors estoit li emperère4.

Alors que chez d'autres historiens, le recours au témoignage direct est l'occasion de prouver ses sources et de nommer ses informateurs, chez Mousket les « on dit » et la rumeur restent flous. Il ne cherche pas à les avaliser autrement que par une revendication stéréotypée de véracité.

Il y a enfin le propre témoignage de l'auteur, que l'on ne voit qu'une fois pour le siège de Tournai de 1213 :

1 Reiffenberg, op. cit., v. 24 607-609.

2 Ibid., v. 30 223-225.

3 Ibid., v. 30 814-818.

4 Ibid., v. 31 181-183.

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Les portes lor furent ouviertes :
Bien le savommes ki là fûmes1.

Finalement, quand on fait le compte de toutes les sources revendiquées par Philippe Mousket, on retrouve les trois données classiques déjà distinguées par Orose : le lu, le vu et l'entendu2. Ce qu'on lisait dans les livres des anciens devait garantir la connaissance du passé, à la fois par l'autorité de leur nom et par la certitude qu'ils avaient été témoins oculaires de ce qu'ils relataient. Pour les temps plus proches, il fallait avoir recours aux témoignages oraux et, mieux encore, à ce que l'on avait vu soi-même.

Il faut sans doute se méfier de ce que nous dit Philippe Mousket. Les sources revendiquées doivent, on l'a dit, servir avant tout à justifier et authentifier ce qu'il rapporte plus qu'à informer le lecteur de l'origine de ses propos. Il faut également ne pas négliger ce qui est de l'ordre du topos. Il n'en reste pas moins que ce tour des sources invoquées nous permet de mieux cerner le contenu et le sens de l'oeuvre avant de chercher à savoir ce que le chroniqueur avait réellement sous la main.

b. Philippe Mousket lisait-il le latin ?

Dès le prologue, le chroniqueur revendique être un traducteur :

Et del latin mise en roumans, Sans proiières et sans coumans.3

Deux fois également, pour justifier de certains faits, il se réfugie derrière l'autorité du latin : « Ce nos tiesmogne li latins4 ». Il appartient donc au vaste mouvement de traduction en langue vernaculaire d'oeuvres en latin qui, depuis le milieu du XIIème et les premiers romans d'Antiquité, étoffe peu à peu le corpus de la littérature francophone. Tandis que le roman dérive vers la fiction, la demande de publics nouveaux stimule la création de chroniques en français qui se coulent dans les formes poétiques vernaculaires5. Au XIIIème siècle, quand l'histoire s'écrit en français, il est ainsi bien courant qu'il s'agisse de traductions d'oeuvres latines qui font déjà autorité, et qu'un auditoire profane plus large

1 Ibid., v. 21 228-229.

2 B. Guenée, op. cit., p. 77-109.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 11-12.

4 Ibid., v. 529 et 1804.

5 M. Zink, Littérature française du Moyen Âge, Presses Universitaires de France, Quadrige, Paris, 1992, p. 188189.

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réclame dans sa langue : Eginhard, Sigebert de Gembloux, Guillaume de Jumièges, Guillaume le Breton, etc.

Les historiens qui se sont penchés sur les sources de Philippe Mousket, le situant dans ce mouvement, n'ont donc pas eu de raison de douter de sa connaissance du latin. Fritz Hasselmann, en 1916, montrait ainsi pertinemment que Mousket avait traduit dans sa chronique une compilation dyonisienne (l'Abbreviatio gestorum regum Franciae), complétée d'annales carolingiennes (Les Annales royales), d'Eginhard et de l'Astronome 1 . Plus tard, Jacques Nothomb signalait de même l'influence de la chronique d'Aubry de Trois-Fontaines2. Le corpus traduit et interpolé par Mousket fut ainsi globalement cerné : l'Abbreviatio, les Annales royales qui lui donnaient de la matière jusqu'en 829, la Vita Karoli d'Eginhard, la Vita Ludovici Pii de l'Astronome, l'Historia Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin, l'Historia ecclesiastica d'Orderic Vital, la Gesta Normannorum ducum de Guillaume de Jumièges et la Chronica a monacho Novi Monasterii Hoiensis interpolata d'Aubry de Trois-Fontaines.

En 1949, pourtant, l'américain Ronald N. Walpole étudiant les rapports des textes de Philippe Mousket et du Pseudo-Turpin, pose pour la première fois la question de la connaissance du latin3. Spécialiste du Turpin, Walpole montre ainsi que Mousket incorpore dans sa chronique une des versions françaises nées dans les premières décennies du XIIIème siècle : celle dite du Turpin I, ou version 6, qui semble avoir été composée en Hainaut vers 1220-1230 et que l'on connaît par trois manuscrits : les B.N. Fr. 2137, 17 203 et N. A. F. 52184. Fritz Rötting, en 1917, avait déjà montré que le chroniqueur utilisait une source en français pour le règne de Philippe Auguste5, une histoire de ce roi attribuée au patronage de Michel III de Harnes (vers 1180-1231), baron du Nord de la France connu justement pour une traduction du Pseudo-Turpin6.

Dès lors, il était légitime de se demander si Philippe Mousket n'incorporait pas ces oeuvres latines par l'intermédiaire de traductions en français, ce qui expliquerait ainsi certaines interpolations qui n'existaient pas

1 F. Hasselmann, op. cit.

2 J. Nothomb, op. cit.

3 R. N. Walpole, op. cit.

4 An Anonymous Old French Translation of the Pseudo-Turpin "Chronicle": A Critical Edition of the Text Contained in Bibliothèque Nationale MSS fr. 2137 and 17203 and Incorporated by Philippe Mouskés in his "Chronique rimée", éd. Ronald N. Walpole, Cambridge, Mediaeval Academy of America (Publications of the Mediaeval Academy of America, 89), 1979. Pour le detail des versions françaises du Pseudo-Turpin, voir B. Woledge, Bibliographie des romans et nouvelles en prose française antérieurs à 1500, Genève, Droz, 1954.

5 F. Rötting, op. cit.

6 « Fragments d'une histoire de Philippe Auguste, roy de France », éd. Ch. Petit-Dutaillis, Bibliothèque de l'école des Chartes, 87, 1926, p. 98-141.

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dans les textes originaux : « If he turned to a French Turpin for Carolingian history, and if he turned to a French prose chronicle for a contemporary account of the reign of Philip Augustus, is it likely that he ever drew on the Latin verse chronicles of Rigord or Guillaume le Breton for supplementary material ? »1 Dans cette perspective, Walpole estime que Mousket a connu l'Abbreviatio par la chronique dite de l'Anonyme de Béthune. Cette dernière, connue par plusieurs manuscrits mais dont un seul est complet2, présente en effet beaucoup de similitudes avec le texte de Mousket, même s'ils ne sont pas identiques. Parmi les points communs, Walpole souligne d'abord l'intégration par l'Anonyme de la vision de Charles le Chauve en Enfer et au Paradis3, comme chez Mousket (v. 12 571-12 730) ; on trouve également, interpolée à la relation du pèlerinage de Charlemagne, une description des Lieux Saints qu'on trouve liée à beaucoup de manuscrits de l'Anonyme. Il s'agit d'une traduction de la Descriptio Terrae Sanctae, écrite par Théodoric de Würzburg. Cet épisode permet à Walpole de commenter l'usage par Mousket du latin : « The French prose text of the Saints Lieux has kept in Latin a number of expressions serving as proper names or quoting well-known words from the Testaments (...). At the only place where Mouskés [sic] tries to be independent, he stumbles; namely, in n°1 above, where he goes beyond the simple «et comenza : Nunc dimittis» of his original, and, in his Nunc dimittis...estre, blunders over the sense of dimmitis. If Mouskés moved thus haltingly past Nunc dimittis, could he have moved at all through the pages of Guillaume le Breton ? »4.

Nous pouvons aller plus loin que Walpole pour s'en persuader. La Chronique des rois de France de l'Anonyme de Béthune entrelace en effet une traduction de l'Abbreviatio ainsi que la compilation san-germanienne de l'Historia regum Francorum usque ad annum 1214. Certaines de ces combinaisons sont reprises par Mousket, ce qui n'est sans doute pas anodin.

Relevons, par exemple, ce qui conduisait J. Nothomb à penser que Mousket suivait Aubry de Trois-Fontaines : « Au vers 1790, tandis qu'il suit l'Abbreviatio gestorum Franciae regum, que d'ordinaire il traduit presque littéralement, Mousket en vient à la campagne de Charles Martel contre les

1 R. N. Walpole, op. cit., p. 397.

2 Il s'agit du B.N. N.A.F. 6295. Description dans L. Delisle, « Notice sur la Chronique d'un Anonyme de Béthune du temps de Philippe Auguste », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, 34, 1, 1891, p. 365-380 ; Edition partielle (de 1180 à 1216) dans Chroniques et annales diverses, in Histoire littéraire de la France, 32, 1898, p. 182-194 et 219-234. Voir également l'article dans le Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, Le Livre de Poche, La Pochothèque, Paris, 1992.

3 A l'origine une vision attribuée à Charles le Gros dans la Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier, elle est ensuite intégrée dans la Chronique abrégée des rois de France, que l'Anonyme de Béthune reprend et amplifie. Voir G. Labory, art. cit., p. 352, n°181.

4 R. N. Walpole, op. cit., p. 399.

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Sarrasins. De cette guerre, l'Abbreviatio ne dit rien (...). Au contraire, un texte pris par Trois-Fontaines à Sigebert de Gembloux apparaît beaucoup plus voisin de ce que dit Mousket à l'endroit parallèle. » 1 En réalité, Mousket s'inspire sans doute plutôt de l'Anonyme qui insère un développement de l'Historia :

Philippe Mousket Anonyme de Béthune

Puis combati-il voirement, Et puis mit noblement encontre les

A quan qu'il pot avoir de gent, Sarrasins et deus fois lu d'Espaigne

Contre les Sarrasins d'Espagne qu'il avoient conquise estoient venu

Ki manoient en Aquitagne, od lor femes et od lor enfans en Aqui-

S'orent toute la tière prise tainge et avoient la tière prise tressi

Jusques à Viane et conquise, ka Viane.2

Et lor femes et lor enfant

I estoient jà tout manant3.

J. Nothomb peine ensuite à expliquer le chiffre singulier que donne Mousket pour le nombre de morts dans les combats contre les Sarrasins. Il tente de justifier son propos en le rapprochant d'un autre passage « dont les chiffres peuvent avoir frappé Mousket »4, mais qui n'est pas spécialement en rapport avec le développement. Il paraît beaucoup plus probable qu'il s'agisse de la suite de l'interpolation de l'Anonyme, légèrement modifiée :

Philippe Mousket Anonyme de Béthune

Charles Martiaus, dont je vous di, Deux fois fut od els bataille. Une fois

II fois à aus se combati : vers Poitiers et une autre fois vers Ner-

A Poitiers fu l'une bataille bone. La ot occis de Sarrasins III cens

Où moult ot mors de Turs, sans faille, et L et V mile. Puis fut le remanant aler

Ki vinrent de vers Lillebonne ; a force en Espagne5.

Et li autre fu à Nierbonne. Ce nos tiesmogne li latins, Si ot ocis de Sarrasins

III cens et L miliers,

S'en orent moult ocis premiers. Ensi par force de compagne Les rekaça tous en Espagne.6

1 J. Nothomb, art. cit., p. 79.

2 B.N. N.A.F. 6295, f0 5, recto.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 1790-97.

4 J. Nothomb, art. cit., p. 80.

5 B.N. N.A.F. 6295, f0 5, recto.

6 Reiffenberg, op. cit., v. 1798-1809.

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Notons également que l'Anonyme mentionne les rivalités entre Charles Martel et Girard de Roussillon, se plaçant ainsi dans la tradition épique, par opposition à la tradition historiographique qui le place sous Charles le Chauve. Philippe Mousket insère également son résumé de la chanson de Girart de Roussillon après la bataille de Poitiers :

Dont il ot guerre tamaint jor

Al duc Girart del Rousillon,

Quar il diut par dévision

Avoir celi que Carles ot,

Et quant il avoir ne la pot

Si prist l'autre seror à feme

Ki d'autres fu safirs et gemme.

Mais entr'aus commença l'estris

Par quoi Girart fu desconfis,

Et tantes fois soupris de guerre

K'il en pierdi toute sa tière,

Et furent si parent ocis,

Et il en wida le païs.

Si se gari com karbonniers

Li dus, ki tant o testé fiers ;

Mais par sa feme et sa sereur,

Ki fu dame de grant valeur,

Se racorda puis à Charlon

Et Foucon mist fors de prisson1.

Il y a enfin l'interpolation sur la confiscation des dîmes qui est également commune aux deux textes et qui ne se trouve ni dans l'Abbreviatio, ni dans l'Historia :

Philippe Mousket Anonyme de Béthune

Cis Charles, çou dist li escris, Charles Martels por les guerres et

Pour les guerres, pour les estris, et por les assiduires des batailles

Pour les desrois, pour les batailles donna en saudies les dimes de saint

Aquist avoir et fist grans tailles, église et les rentes à la gent laie2.

Et, comme fel et enragiés, Des veves dames prist les fiés Et les dismes de sainte glise, Par outrage et par convoitisse.

1 Ibid., v. 1 815-33.

2 B.N. N.A.F. 6295, f° 5, recto.

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Si les douna as cevaliers As serans et as saudoiers Et les parti à laie gent1.

Il semble lui devoir encore la confusion qu'il fait entre Henri le Jeune et son père à propos du surnom de « Court-Mantel »2. Un net rapprochement peut donc être fait entre la chronique de l'Anonyme et celle de Mousket, d'autant qu'elle intègre elle-aussi, pour la partie carolingienne, la Chronique du Pseudo-Turpin. Un autre élément paraît confirmer un peu plus la proximité des deux oeuvres : l'Anonyme de Béthune est également connu pour une Histoire des ducs de Normandie et des rois d'Angleterre, qui traduit notamment Guillaume de Jumièges3. Or, quand Philippe Mousket arrive au règne de Charles le Simple, il interpole dans sa chronique une traduction de Guillaume de Jumièges qui place l'histoire des Normands sur le devant de la scène pendant plus de 3 000 vers.

Beaucoup de manuscrits associent les deux oeuvres et se mêlent également au Turpin. C'est ainsi le cas de deux des trois manuscrits qui comportent la version du Turpin qu'utilise Mousket (B.N. Fr. 2137 et 17 203). Si l'Anonyme de Béthune n'est pas nécessairement la source directe du chroniqueur, du moins constate-t-on que le corpus historiographique de Philippe Mousket se rapproche de beaucoup de manuscrits français qui circulent entre l'Artois et le Hainaut. Faut-il y voir un hasard ? Ce contexte doit en tous les cas être pris en compte et met en doute l'idée selon laquelle Mousket s'est servi d'une oeuvre latine de Saint-Denis, contrairement à ce qu'il clame dans son prologue. Il ne faudrait pas y voir une quelconque mauvaise foi : on l'a dit, le compilateur médiéval se réfugie derrière des autorités et ce qu'il revendique est structuré par des topos littéraires. Beaucoup de sources latines sont repérables dans la chronique ; simplement, rien ne nous prouve qu'il les ait connues dans le texte.

c. L'accès aux sources

Dès lors, si l'on met en question l'affirmation du prologue, il faut s'interroger sur la façon dont il a accédé à sa matière. Est-il réellement allé à Saint-Denis ? Ou s'est-il servi, comme nous le suggérions plus haut, de traditions manuscrites du Nord de la France ? L'intention est différente : soit il s'est déplacé dans un lieu précis à la recherche de sources particulières ; soit il a été inspiré par ce qui lui tombait sous la main. Au XIIIème siècle, il est plus

1 Reiffenberg, op. cit., v. 1 834-44.

2 Ibid., v. 18 882-18 991.

3 Histoire des ducs de Normandie et des rois d'Angleterre, éd. F. Michel, Paris, 1840.

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courant qu'auparavant qu'un laïc possède un ou deux livres. S'est-il servi d'ouvrages conservés dans sa famille et dont la lecture a stimulé une envie d'écrire ? Il est impossible de répondre à la question, et nous ne pouvons que nous borner à faire un tour rapide des ouvrages que l'on relève dans ses environs géographiques, nous permettant de cerner grossièrement son environnement livresque. On l'a dit plus haut, on voit apparaître quelques titres dans les testaments privés tournaisiens aux XIIIème-XIVème siècles. Il s'agit pour la plupart du temps d'ouvrages en français (les textes latins consistent exclusivement en livres d'heures et de dévotion) : le Chevalier au Cygne, la Geste des Lorrains, un Roman de Merlin, Garin de Monglane, un Roman de Roncevaux1. Ce sont des oeuvres qui sont précisément intégrées par Philippe Mousket dans sa chronique : on voit donc que l'univers littéraire dans lequel il évolue prend part à son écriture de l'histoire.

Bernard Guenée souligne qu'« il n'y a pas d'historien sans bibliothèque »2. Elles furent pourtant peu nombreuses et contenaient rarement plus d'une centaine d'ouvrages. Les plus importantes étaient alors monastiques et parfois capitulaires, ouvertes aux dons et aux prêts, mais ne faisant pas grande place aux livres d'histoire. La bibliothèque de Saint-Martin-de-Tournai était réputée : Vincent de Beauvais disait d'elle qu'elle était plus riche qu'aucun autre monastère en « bons livres et vieilles histoires » 3 . Peut-être est-ce là que Philippe Mousket a trouvé sa matière. Celle du chapitre cathédral, en revanche, contient surtout des ouvrages liturgiques réservés aux boursiers qui vont faire ailleurs des études supérieures4.

Ronald Walpole propose quant à lui la bibliothèque des comtes de Hainaut à Mons comme lieu possible des investigations du chroniqueur. On y repère un certain nombre de romans, mais assez peu d'ouvrages historiographiques (ils concernent surtout la matière de Rome)5. On connaît le contenu d'une autre bibliothèque à Mons, celle de Godefroid de Naste, un peu plus tardive certes mais qui peut donner une idée des oeuvres qui circulent6. A côté des livres de dévotion et d'édification, comme les « Lucidaires » (versions romanes de l'Elucidarium, vaste somme du savoir religieux largement diffusée au XIIIème siècle) et des ouvrages de vulgarisation scientifique on trouve deux

1 A. Derolez (dir.), op. cit.

2 B. Guenée, op. cit., p. 100.

3 Ibid., p. 110-11.

4 J. Pycke, op. cit.

5 F. van der Meulen, « Le manuscrit Paris, BnF, fr. 571 et la bibliothèque du comte de Hainaut-Hollande. », Le Moyen Age, 3, 113, 2007, p. 501-527.

6 C. van Coolput-Storms « Entre Flandre et Hainaut : Godefroid de Naste (ý 1337) et ses livres », Le Moyen Age 3, 113, 2007, p. 529-547.

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livres d'histoire : un romanch de cronikes de Haynnau, qui pourrait être celle de Baudouin d'Avesnes (chronique universelle mais centrée sur l'histoire des grandes familles hennuyères ; on la trouve notamment dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale N.A.F. 5218, qui contient la version du Turpin que Mousket utilise) et un livre de cronikes de pappe.

Une connaissance précise des bibliothèques et des ouvrages en circulation dans les environs de Tournai nous permettrait sans doute de cerner un peu plus l'intention de l'auteur et son rapport aux sources. Il nous manque cependant beaucoup trop d'informations pour que toute proposition dépasse la simple hypothèse. Reste que nous avons pu esquisser dans les pages précédentes l'univers livresque et la tradition historiographique dans laquelle se coule Philippe Mousket. Que faut-il dès lors retenir comme sources ?

d. Les sources historiographiques

C'est par commodité que nous distinguons ici sources historiographiques et sources littéraires. Avant d'aller plus loin, il faut s'arrêter un instant sur les problèmes épistémologiques que pose une telle distinction1.

En effet, opposer strictement, pour une oeuvre médiévale, historiographie et littérature serait anachronique et reviendrait à appliquer des catégories tardivement construites qui, si elles ne sont pas absentes de la pensée médiévale, ne sont pas alors nettement conçues. La conscience historique se forme partiellement par l'intermédiaire de ce que l'on nommerait aujourd'hui fiction : celle-ci est employée dans des textes qui se veulent pleinement historiographiques et, inversement, la littérature médiévale aime se doter d'une dimension historique et d'une profondeur temporelle. Nous retrouvons un peu le même phénomène dans la littérature fantastique du XXème siècle qui se coule, à la suite de Tolkien, dans cette tradition médiévale qui ne veut pas circonscrire le merveilleux au simple plaisir littéraire, mais lui adjoint l'illusion d'archives et de vérité historique. C'est aussi le cas de Philippe Mousket qui, on l'a dit, fait largement la place au roman et à l'épopée, ou encore de la chronique du Pseudo-Turpin qui se veut historique, mais qui n'est qu'une très longue amplification épique d'un évènement. On connaît aussi un manuscrit singulier du XIIIème siècle, le B.N. Fr. 1450, qui contient le Roman de Brut de Wace. Il s'agit d'une traduction de l'Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth et donc

1 Ce qui suit est notamment inspiré par le séminaire et les réflexions de M. Dominique Boutet, professeur à Paris-IV. Voir également : D. Boutet, Formes littéraires et conscience historique aux origines de la littérature française (1100-1250), Presses Universitaires de France, Paris, 1999 ; D. Boutet et C. Esmein-Sarrazin (dir.), op. cit. ; M. Zink, Littérature française... op. cit. et Le Moyen Âge et ses chansons... op. cit. ; B. Guenée, op. cit.

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d'une oeuvre que l'on peut qualifier d'historiographique. Au milieu du règne d'Arthur (personnage dont on ne doutait pas alors de l'existence et qu'il ne faut donc pas reléguer dans l'écriture fictionnelle), Wace évoque un moment douze années de paix durant lesquelles prennent place aventures et merveilles. Ici, le copiste du manuscrit 1450 interrompt le Brut et intercale les quatre romans de Chrétien de Troyes avant de reprendre le cours de l'histoire de Wace là où il s'en était arrêté. Le copiste affirme que Chrétien de Troyes tiesmogne pour le règne d'Arthur : ses romans sont perçus comme des fables, mais ont bien une valeur de vérité1.

Faut-il dès lors distinguer des genres littéraires et les hiérarchiser selon leur degré de véracité ? Dans le Commentaire au songe de Scipion (oeuvre du Vème siècle bien connue au Moyen Âge), Macrobe différencie la fabula de la narratio fabulosa. Il y a la fiction qui vise au simple plaisir littéraire, celle visant à l'enseignement moral (comme les fables d'Esope) et celle qui se base sur la solidité du vrai, mais dont la vérité apparaît à travers des choses feintes et composées 2 . Brunet Latin distingue encore le fictif vraisemblable, le non vraisemblable et l'argumentum3. On comprend alors que la fiction peut être cet arrangement littéraire ornant le vrai pour amplifier le propos et qu'à ce titre elle occupe une fonction pleinement historiographique, celle de dégager le sens de l'histoire. Les critères mêmes de vraisemblance sont différents puisqu'ils peuvent se situer sur le plan moral : un fait moralement inacceptable peut être rejeté dans l'improbable ; à l'inverse, l'historien peut tordre la réalité dans le sens de ce qui devrait être4. Cette perméabilité des genres est d'autant plus vraie pour l'historiographie vernaculaire : celle-ci, en prose ou en vers, se développe au XIIIème siècle dans le moule de la littérature française du siècle précédent et peine encore à se démarquer du roman. Elle vise les mêmes publics et est pénétrée des mêmes codes et des mêmes structures.

Il faut certes se méfier de ce que nous appelons fiction : l'évêque Turpin était source sûre puisqu'on le croyait témoin oculaire ; les chansons de geste étaient considérées comme de l'histoire5, elles étaient la mémoire vivante,

1 L. Walters, « Le rôle du scribe dans l'organisation des manuscrits des romans de Chrétien de Troyes », Romania, 106, 1985, p. 303-325.

2 « Argumentum quidem fundatur veri soliditate sed haec ipsa veritas per quaedam composita et ficta profertur, et hoc iam vocatur narratio fabulosa, non fabula », Comm., livre I, chap. 2.

3 « Certes fable est un conte ke l'on dit des choses ki ne sont pas voires ne voirsamblables, si com la fable de la nef ki vola parmi l'air longuement. Istores est de raconter les ancienes choses ki ont esté veraiement, mais eles furent devant nostre tens, loins de nostre memore. Argumens c'est-à-dire une chose fainte ki ne fu pas, mais ele pot bien estre. », Li livre dou Tresor, livre III, chap. XLI.

4 B. Guenée, op. cit., p. 131.

5 Les rapports entre épopée et histoire au Moyen Âge ont été largement étudiés depuis les travaux fondateurs de Ramón Menéndez Pidal ; voir P. Bennet, « Epopée, histoire, généalogie », op. cit.

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encore chaude, de l'époque de Charlemagne et Philippe Mousket ne doutait certainement pas de la véracité de ce qu'il avançait (il qualifie lui-même d'estoire la source dans laquelle il puise les chansons de geste, comme au vers 14 296). Mais son rapport à la vérité historique était certainement compliqué et enrichi par la coexistence, dans la pensée médiévale, de différents niveaux de lecture et d'interprétation d'un même texte. Jean de Grouchy, à la fin du XIIIème siècle, définissait la chanson de geste comme celle qui raconte les exploits des héros et les adversités que les hommes de jadis ont subies pour la foi et la vérité. Elle apprend ce qui s'est passé, elle communique de l'histoire. Il recommandait ainsi de faire entendre ces chansons aux gens modestes et aux personnages âgées afin qu'en apprenant les misères et les capacités des autres, ils supportent plus facilement les leurs. Il y a du vrai dans des attitudes morales et des gestes, dans la parataxe épique. « De fait, la chanson de geste est de l'histoire, au moins dans la mesure où elle rappelle des faits historiques qui se sont effectivement produits - même si elle les fausse et les simplifie -, et dans la mesure où les personnages qu'elle met en scène remplissent toujours une fonction historico-politique »1. Seule peut-être une sociologie de la lecture pourrait affiner notre compréhension des rapports entre récit historique et fictionnel, mettant à jour ce « pacte implicite » entre l'écrivain et le lecteur dont parle Paul Ricoeur2. En attendant, ce problème méthodologique posé, nous pouvons tenter de faire le tri dans les sources possibles de la chronique de Philippe Mousket, et en premier lieu celles que l'on peut qualifier de plus historiographiques.

Nous avons cherché à montrer plus haut que le chroniqueur utilisait sans doute une traduction en français d'oeuvres latins. Nous avions proposé l'Anonyme de Béthune qui lui ressemblait dans sa combinaison de l'Abbreviatio et de l'Historia, dans son interpolation du Pseudo-Turpin et d'une traduction de Guillaume de Jumièges pour les Normands. Il ne s'agit que d'une hypothèse. La chronique de l'Anonyme est brève rapportée à celle de Mousket, et beaucoup de ses développements n'en sont pas extraits. Reste que la proximité entre les deux textes est séduisante et il faut peut-être penser à une version amplifiée ou associée avec d'autres oeuvres. Nous pouvons en effet légitimement penser que Philippe Mousket s'intègre dans cette tradition manuscrite du Nord de la France : l'Anonyme, qui on l'a dit est à l'origine de deux oeuvres couvrant la même chronologie (de la guerre de Troie aux années 1220) mais avec deux regards différents (l'une du côté des rois de France, l'autre des rois

1 E. Auerbach, op. cit., p. 132.

2 P. Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Seuil, Points essais, Paris, 2000, p. 339.

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d'Angleterre) illustre la position singulière des barons de Flandre et d'Artois qui aime à jouer de la bascule entre les deux souverains. L'Anonyme est ainsi sans doute patronné par Robert VII de Béthune (1201-1248), artésien d'abord fidèle au roi de France puis de Jean sans Terre, et propose un récit tout à fait différent de la vision capétienne du règne de Philippe Auguste1. C'est aussi le cas de la Chronique du Pseudo-Turpin, dont les premières traductions françaises au début du XIIIème siècle sont exécutées dans un esprit d'agitation contre le roi de France2 : parmi les patrons, on compte notamment Renaud de Boulogne, le fameux traître de Bouvines, ou encore Guillaume de Cayeux, seigneur de Ponthieu et proche de Richard de Cornouailles, fils de Jean sans Terre. Mousket, dont on ne peut douter de l'attachement aux rois de France, a utilisé ce matériel, mais n'est pas dupe de leur mouvance et préfère choisir pour la période contemporaine une source plus favorable aux capétiens, en la personne de Michel III de Harnes. Ce dernier a un parcours inverse à Robert de Béthune puisqu'il se range en 1212 du côté de Philippe Auguste et participe à l'expédition d'Angleterre en 1216-173. Mousket semble d'ailleurs lui devoir le « mon signor » qu'il accole à Louis VIII, qualificatif qu'il n'accorde à aucun autre personnage.

S'il n'est pas certain que l'Anonyme soit la source de Mousket, alors à qui d'autres pouvons nous penser ? Un rapprochement intéressant peut-être fait avec les Grandes Chroniques de France4 : la version de Primat utilise peu ou prou le même corpus de sources, notamment pour l'histoire carolingienne. On retrouve ainsi le Turpin, la Vita Karoli d'Eginhard et les Annales royales, mais dans une combinaison troublante. En effet, Mousket et Primat, suivant tour à tour Eginhard puis le Turpin, dédoublent tous les deux la bataille de Roncevaux : une première mention à l'année 778 tirée de la Vita Karoli, sans nommer la bataille ni les héros (le nom de Roland - Hruodlandus Brittannici limitis praefectus - apparaît dans certains manuscrits de la Vita, mais pas dans tous ; Mousket, assez étonnamment, déforme le nom de Roland en « Hunaus, uns quens de Bretagne »5. Faut-il y voir une erreur de lecture ? Une preuve qu'il n'était pas à l'aise dans le latin ? Une source qui avait déjà fait ce contre-sens ?) et un réel

1 Dictionnaire des Lettres françaises, op. cit. ; R. N. Walpole, Philip Mouskés and... op. cit. ; L. Delisle, Notice sur la chronique... op. cit.

2 G. Spiegel, op. cit. ; Pour le détail des versions en langue vernaculaire du Turpin, voir B. Woledge, op. cit.

3 F. Rötting, op. cit. ; « Fragments d'une histoire... », op. cit.

4 Les Grandes Chroniques de France, J. Viard (éd.), 10 vol., Paris, 1920-1953 ; B. Guenée, « Les grandes chroniques... », op. cit. ; Comparaison des prologues des deux oeuvres dans D. Boutet, « De la Chronique rimée de Philippe Mousket à la prose des Grandes Chroniques de France : un choix d'écriture ? », Ecrire en vers, écrire en prose. Une poétique de la révélation [Actes du colloque de l'Université Paris X-Nanterre, mars 2006], Nanterre, 2007, p. 135-154.

5 Reiffenberg, op. cit., v. 3154.

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développement tiré du Pseudo-Turpin. Tout deux intègrent également le pèlerinage de Charlemagne en suivant non pas la chanson de geste, mais la Description des Lieux Saints, qui comporte la tradition des reliques conservées à Saint-Denis (notamment la couronne d'épines, redoublant celle achetée par saint Louis). Plus troublant, la combinaison identique de la Vita Karoli et du Turpin à la fin de la vie de Charlemagne : Mousket et Primat, suivant Eginhard pour relater les signes qui précèdent la mort de l'empereur, concluent tous les deux par une dernière interpolation du Pseudo-Turpin. On peut dès lors croire à un modèle commun, qui pourrait être la clé des sources de Philippe Mousket. Ne serait-ce pas cette Chronique des rois de France dite de l'Anonyme de Chantilly-Vatican1, qui se base sur le même corpus, intègre (pour le manuscrit Vatican Reg. Lat. 624) une chronique normande et qui serait elle-aussi patronnée (simple hypothèse de G. Labory) par Michel de Harnes ou un autre baron du Nord de la France ? L'idée est séduisante, mais après vérification, le texte de cette compilation ne ressemble pas à celui de Mousket. Nous n'avons pu faire la comparaison qu'avec le manuscrit conservé à Chantilly2, rédaction tardive (XVème siècle). Une étude plus poussée sur celui du Vatican (XIIIème siècle), permettrait peut-être d'en apprendre plus.

En tous les cas, si les questions restent en suspens pour définir clairement les sources du chroniqueur, du moins faut-il remarquer qu'il n'est pas isolé dans son corpus historiographique : ses contemporains se basent sur la même collection de textes latins, et une combinaison canonique s'impose qui deviendra pleinement officielle avec les Grandes Chroniques.

e. Les chansons de geste

Philippe Mousket, on le sait, fait largement place à la chanson de geste dans sa chronique. C'est ainsi que J. Horrent le qualifie de « chroniqueur à l'oreille épique », et parle « d'utilisation chronistique de l'épopée »3. Nombreux sont les historiens qui se sont penchés sur le sujet. En réalité, la plupart ne se sont intéressés à Philippe Mousket que par ce biais, empêchant un renouvellement de l'historiographie et contribuant à éclipser d'autres problématiques4.

1 G. Labory, « Essai d'histoire nationale... », art. cit.

2 Chantilly, 869.

3 J. Horrent, op. cit.

4 Entre bien d'autres : A. Moisan, Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cités dans les chansons de geste françaises et les oeuvres étrangères dérivées, vol. 3, Genève, 1986 ; S. Kay, op. cit. ; F. Suard, « L'épopée médiévale et la Picardie », Perspectives médiévales, 20, 1994, p. 68 ; M.-G. Grossel, op. cit. ; P. Bennett, op. cit. ; D. Boutet, « La réecriture de Roncevaux dans la Chronique rimée de Philippe Mousket »,

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La chanson de geste a partie liée avec l'écriture de l'histoire, puisqu'elle développe et fait écho à un passé véridique. Bien souvent, des allers et retours se font entre chroniques et épopées : c'est le cas du personnage de Girard de Roussillon, d'abord apparu dans un récit historique, développé ensuite dans une chanson, puis repris de cette dernière par des chroniqueurs. L'écriture épique ne se réduit pas d'ailleurs à la chanson de geste. La perméabilité des genres que l'on a évoqué plus haut conduit à ce que souvent des oeuvres historiographiques soient emprunts des codes littéraires propres à l'épopée. Même dans l'écriture en prose qui se développe dans une exigence de vérité, contre les affabulateurs et les littérateurs, ces « baveurs » comme l'écrit l'Anonyme de Chantilly-Vatican, on décèle une profonde influence de la chanson de geste. C'est le cas dans les Faits des Romains, dans le Roman de Troie en prose et même chez Villehardouin. Philippe Mousket, qui n'affiche pas la volonté de se démarquer de la littérature, est lui-même pénétré de ses récits qui lui donnent la nostalgie d'un temps plus courtois. Il était normal qu'il en introduise dans son oeuvre.

Le choix de la chanson de geste n'est pas anodin. Il traduit un rapport particulier au passé et aux valeurs féodales que l'épopée célèbre. De fait, on y reviendra1, Philippe Mousket est attaché à une vision courtoise du monde et fait de la chevalerie un des sens de son récit. L'épopée fournit une grille de lecture aux évènements historiques, dramatisant l'histoire et subordonnant toujours les acteurs à des enjeux collectifs. « Le style épique contribue à faire revivre un passé ou un présent proche, parce qu'il sollicite la familiarité du public et/ou réduit la distance spatio-temporelle. Mais aussi nécessaire soit-il, son usage reste soumis aux contraintes de l'historiographie et il est toujours conditionné par une idée précise de la notion de vérité »2. Son ignorance présumée du latin a peut-être aussi contraint Mousket à chercher dans des sources plus accessibles, soulignant que la culture historique de la noblesse et du patriciat urbain était avant tout constituée par les chansons de geste.

Philippe Mousket insère ainsi les résumés de treize chansons dans sa chronique et les entrelace au récit historique. C'est en grande partie le cycle du Roi et celui des Lorrains qui tiennent la place. Il y a ainsi Girard de Roussillon sous Charles Martel (v. 1815-1833), Garin le Lorrain sous Pépin (v. 20802145), Berthe aux Grands-Pieds, Mainet pour la jeunesse de Roland et son mariage, la Chanson d'Aspremont, Girard de Vienne (qui constitue le trio

Romans d'Antiquité et littérature du Nord. Mélanges offerts à Aimé Petit, Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge, 7, Champion, Paris, 2007, p. 55-65.

1 Voir infra, V. 6) Chevalerie et continuité héroïque, p. 117.

2 C. Croisy-Naquet, « Traces de l'épique dans l'historiographie au XIIIe siècle », Palimpsestes épiques... op. cit., p. 209.

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Roland-Olivier-Aude), la Chanson des Saisnes, la Destruction de Rome, Fierabras, la Chanson de Roland mêlée au récit du Turpin, et qu'il semble connaître dans une version analogue à celles des mss. C, V7 ou P, mais pas à celle du classique manuscrit d'Oxford (v. 6575-8287), les Quatre fils Aymon (v. 9814-9851), Guillaume d'Orange sous Louis le Pieux (v. 12 177-214) et enfin Gormond et Isembart sous Louis IV (v. 14 069-14 296). L'épopée est ainsi tissée dans l'histoire carolingienne, tandis que ses codes influence le reste de la narration.

f. Les romans

Alors que le roman affichait au XIIème siècle des prétentions de véracité et se voulait la traduction en français d'oeuvres anciennes, il se trouve au temps de Philippe Mousket, avec l'émergence de la prose, relégué dans le fictionnel. S'il garde son socle historique, condition de son émergence, il se penche plus avant dans l'imaginaire et le merveilleux. Déjà, avec l'apparition du modèle arthurien, le genre romanesque s'était détourné de la vérité historique pour chercher une vérité du sens, « un sens qui se nourrit pour l'essentiel d'une réflexion sur la chevalerie et l'amour »1.

Le chroniqueur intègre des sources romanesques à son récit et les noue à la trame historique, sans pourtant les ancrer dans une réelle temporalité comme la chanson de geste. Cette incorporation répond certes à une conscience historique puisqu'il s'agit toujours de personnages pensés dans le temps et qu'on estime avoir existés, mais qui prennent ici d'avantage la place structurante de modèles, d'ornements littéraires aussi, qui viennent donner de l'épaisseur au récit historique. L'utilisation de ces sources atteste, comme pour la chanson de geste, de l'imprégnation des esprits par les goûts littéraires et de leur influence sur l'écriture.

Le romanesque apparaît moins franchement que l'épique, au détour d'un vers et comme pour enrichir la narration. C'est ainsi le cas après la mort de Roland, dans le second planctus poussé par Charlemagne, propre, contrairement au premier, à Philippe Mousket. L'empereur regrette de n'être pas mort lui-aussi pour s'éviter la peine qui le tourmente et a recourt à trois personnages diffusés par les romans, trois importants modèles de rois dans la littérature vernaculaire et illustrant ici le thème de la chute. Il y a d'abord Alexandre le Grand, dont l'histoire légendaire s'est largement diffusée en Occident au XIIème siècle par les versions successives du Roman d'Alexandre. Sa figure s'associe à l'Orient et ses

1 M. Zink, op. cit., p. 136.

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mystères, ainsi qu'à l'esprit savant et curieux d'Aristote pour les merveilles de la nature. Alexandre nourrit ainsi l'imaginaire de l'Orient fantasmé et eschatologique (notamment lors de l'invasion mongole comparée aux peuples de Gog et Magog1) et se mêle à l'esprit de croisade : Alexandre est celui qui, comme les croisés, inverse la progression du temps figurée par une translation d'Est en Ouest2, modèle du conquérant mais aussi de l'orgueil et de l'hybris. Le parallèle avec Charlemagne se fait par la légende des Douze Pairs :

Alixandre ama Diex forment Ki le gieta de tel tormant Que ne vit pas sa gent soufrir Tel mort n'a traïson offrir ; Ains ot espasse d'asener Ses XII pers et couronner. Des roiaumes k'il ot vencus Et par aus et par leur escus ; Et sa feme, sans nule envie Entrues k'il fu en plainne vie, A Tolemeu remaria

La dame, ki tel mari a,

Souffri son duel et son anui Quar preudome avoit en celui. Apriés si home l'emportèrent Et à grant hounor l'entierèrent Comme celui ki par sa gierre Avoit conquise mainte tière, L'ielme laciet, lance sor fautre ; Et dont conforta li I l'autre, Mais je n'aurai jamais confort.3

La comparaison des Douze Pairs est encore utilisée à la mort de Philippe Auguste, et Alexandre est cité régulièrement tout au long de la chronique comme modèle de chevalerie. Il est notamment l'objet de développement lors de la mort d'Henri le Jeune, chevalier dont la perte est fort regrettée par Mousket :

Onques Alixandres d'alier, Quant li doi sierf féolon et fier L'empuisnièrent par lor ierbes, Ne fu si plains ne si plorés,

1 Voir infra, IV. 6) Le lointain fantasmé : l'Orient et les croisades, p. 89.

2 D. Boutet, Formes littéraires... op. cit.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 8840-8860

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Quar trop ert preus et de bon fame.1

Le second personnage est Priam, dont la fortune s'est faite au Moyen Âge autour des divers Romans de Troie (un des premiers romans). La guerre de Troie reste un des motifs favoris de la matière de Rome dans l'historiographie médiévale : paradis perdu, ville merveilleuse d'un âge d'or, elle renvoie à de nombreux mythes profanes de l'origine qui concurrencent la Genèse avec le même motif de la chute et de la faute. Les Troyens, incarné par leur roi Priam, sont ce peuple élu qui a été détruit et a passé la main à l'Occident. Les Francs, réputés en descendre, se comparent volontiers à leurs ancêtres mythiques.

Prians, de Troie li boins rois, Ki par outrage et par desrois Vit ocire feme et eufans, Et sa cité, ki fu moult grans, Vit destruire et toute sa gent, Reuber son or et son argent, N'ot que plaindre ne que doloir Car il pot auqes bien voloir, Quant il les vit ocire aluec, K'il fu destruis esrant avoec : Si ne fu ploies de nului Ne il ne plora pour autrui Mais jou ki sui tos seus reniés, Serai dolans et abosmés A tous les jours que jou vivrai : Jà si garder ne m'en saurai.2

Le troisième, enfin, est Arthur. Depuis le Brut de Wace et les romans de Chrétien de Troyes, il s'est imposé comme la figure centrale des cycles romanesques. Il incarne le roi de paix, juste et sage, synthèse l'idéal courtois et chrétien. Sa mort (avec son neveu, comme Roland était réputé être celui de Charlemagne) symbolise la fin du monde arthurien, et se colore d'un pessimisme fataliste tourmenté par l'idée de déclin des valeurs courtoises :

Artus, li bon rois de Bretagne, Si com l'estore nos ensagne, Sans faire plainte et lonc séjor Moru d'armes à poi de jour,

1 Ibid., v. 19 408-412.

2 Ibid., v. 8878-8793.

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Apriés Gawain son cier neveu,

Le sage, le courtois, le preu ;

S'il ne fusent mort ambedui,

De tant séurs et ciertains sui.

Artus plainsist tos jors Gawain,

Gawains Artu, non pas en vain.

Ne jà la plainte ne fausist,

Et Diex partant grant bien lor fist

Qu'il morurent si priés apriés

Que l'uns ne fu de l'autre en griés ;

Mais ma plainte ne faura jà ;

Mal ait ki si m'adamagia.1

Notons chez Mousket l'emploi du terme d'estore comme source pour son résumé de ce qui semble bien être La Mort le roi Artu, roman en prose du XIIIème siècle. Cette évocation illustre tout l'arrière-fond arthurien qui imprègne les mentalités médiévales. Ce n'est du reste pas la seule mention : Philippe Mousket affirme v. 24 626-28 que le peuple breton attend toujours le retour d'Arthur. Il a de même une dimension historique :

D'autre part Hanstone, en I plain, Avoit I lieu moult biel et sain : XVII que capieles que glises

I avoit-on pour Dieu assises Très le tans Artu, le bon roi.2

Il y a également la présence des prophéties de Merlin. Apparu pour la première fois chez Geoffroy de Monmouth, puis diffusé par le cycle du Lancelot-Graal, le motif du Merlin prophète et penseur politique est cher à l'historiographie. Il a participé à la popularisation du personnage, avant que celui-ci ne se transforme définitivement dans l'imaginaire en magicien 3 . Philippe Mousket a recours par trois fois aux prophéties de Merlin, chaque fois concernant les Plantagenêt, ce qui montre malgré tout la conscience d'un certain ancrage du cycle arthurien dans un contexte géographique, celui des Îles Britanniques. On relève une première occurrence autour de la mort de Thomas Beckett :

1 Ibid., v. 8862-8877.

2 Ibid., v. 17 714-18.

3 P. Zumthor, Merlin le prophète : un thème de la littérature polémique, de l'historiographie et des romans, Payot, Paris, 1943.

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La profésie de Merlin,

Que li fius ociroit le père

Dedens le ventre de sa mère.

Li fius, si com l'entent al mious,

Cou fu li chevaliers fillious,

Et ses parins çou fu li père,

Et la glise çou fu sa mère,

U li fius fu dedens ochis,

K'il n'i ot pitié ne miercis1.

Une seconde à propos de la mort d'Henri le Jeune :

Par cele mort et par sa fin,

Fu avérée de Mierlin

La profésie qu'il ot dite

D'entre les autres et eslite

Al tans le boin roi Wortigier,

Ki moult avoit le cuer légier,

Et commença les lons mantiaus.

Mierlins ot dit que à Martiaus

Morroit li sire des haubiers,

Qui ne seroit fols ne bobiers,

Li larges, li preus, li hardis ;

Reconnéut fu par ses dis

Que c'iert li jovènes rois Henris.2

Une troisième enfin pour la mort de Richard Coeur-de-Lion :

Del roi Ricart fu avéré Cou que Mierlins ot espéré, Qu'à Limoges seroit li frains Fais et forgiés tous premerains, Dont li tirans ki s'i tiroit D'Engletière, afrénés seroit. Li tirans fu Ricars, li rois, Qui plains estoit de grans desrois,

Et li quariaus dont il fu trais Et à la mort mis et atrais,

1 Reiffenberg, op. cit., v. 19 124-133.

2 Ibid., v. 19 454-66.

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Cou fu li frains ki l'afréna, Si que de rien plus n'i tira.1

On remarque que ces interpolations se trouvent dans un temps rapproché et on peut se demander si elles ne tiennent pas à une source particulière de Mousket. Quoiqu'il en soit, ce motif vient enrichir son propos en enchantant en quelque sorte le politique. Le modèle prophétique sert alors de cadre à un procédé narratif cher à l'auteur médiéval, la senefiance, c'est-à-dire chercher une explication derrière le sens littéral.

Philippe Mousket fait aussi allusion au Chevalier au Cygne, cycle romanesque et généalogique qui entoure de merveilleux les origines du lignage de Godefroy de Bouillon. Il sera plus tard intégré au mythe wagnérien (Lohengrin) et dans la grotte artificielle de l'excentrique château de Neuschwanstein :

Entour cest tans, par verai signe,

Si vint li cevaliers al Cigne

Parmi le mer, en I batiel,

La lance et l'escut en cantiel.

Et si ariva à Nimaie,

U la ducoise ert et s'esmaie

Pour le duc Renier de Saissogne,

Ki li livroit assés essogne,

Et sa tière li calengoit,

Pour çou qu'ele avoé n'avoit.

Mais li preus chevaliers al Cigne,

Ki le cuer ot et juste et digne,

Enviers le duc li kalenga

La tière et la dame en sauva ;

Si qu'il l'ocist, et fu délivre

Sa tière et il en prist sa fille

A feme, et fu dus de Buillon.

S'en fu Godefrois, ce set-on,

Ki fu de Jhérusalem rois.

Puis avint, par aucun effrois,

Que tout ausi com il vint là

Devint cisnes et s'en r'ala2.

1 Ibid., v. 20 543-554.

2 Ibid., v. 16 024-45.

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On peut s'étonner de l'intégration de cette histoire merveilleuse, située temporellement (autour du couronnement d'Henri I, en 1025, alors qu'habituellement on la place sous Charlemagne). Le récit est bien sûr lié à l'épopée de la croisade et s'est développé avec les premières chansons de croisade. Par le biais de la littérature germanique, la légende du chevalier au cygne s'associe avec le Graal, lié aussi à l'idée de croisade. Rien de tout ça semble-t-il chez Mousket, qui ne fait aucune mention de la croisade avant celle de Philippe Auguste. Il est donc peu probable qu'il s'agisse d'une célébration du lignage de Bouillon ou de la croisade. Les historiens avaient du reste plutôt l'habitude de rejeter cette légende dans l'invraisemblable, comme Guillaume de Tyr. Mais le récit est aussi lié aux légendes de fées, et notamment à Mélusine dont le chevalier au cygne est le pendant masculin1. Laurence Harf-Lancner souligne que Mousket intègre également un autre mythe d'ancêtre surnaturel2, celui-là négatif puisqu'il « satanise » la fée : il s'agit de la légende des origines diaboliques d'Aliénor d'Aquitaine (v. 18 720-825), remontant à Giraud de Barri, et expliquant la répudiation de la duchesse d'Aquitaine par Louis VII. L'ascendance diabolique des Plantagenêts avait été récupérée par Philippe Auguste contre Jean sans Terre lors de l'expédition d'Angleterre : une véritable campagne avait été menée pour « en finir avec les enfants de la démone ». Les deux récits sont ainsi symétriques, l'un fondant une bonne souche, l'autre une mauvaise. Un roman du chevalier au cygne circulait, on l'a dit, à Tournai. Il faut sans doute voir dans l'intégration de ces motifs féeriques plus le résultat de lectures plaisantes du chroniqueur qu'une véritable visée idéologique. Mousket gonfle même l'aspect légendaire en évoquant une réelle métamorphose, absente de la plupart des autres versions. Il voulait peut-être ainsi relever le ton neutre de sa narration autour des premiers capétiens en le colorant du merveilleux romanesque. Ce merveilleux, de par son étymologie (mirabilia, en lien avec miror) est lié au visuel, à l'apparition3. Il surgit de façon imprévisible dans le monde quotidien, sans en bouleverser le cours mais suscitant l'admiration et l'étonnement (en allemand, s'étonner, sich wundern, se rapproche de la merveille, Wunder et du merveilleux, wunderlich). Jacques le Goff le distingue du miracle, rationnalisé, moralisé, prévisible : au contraire, le merveilleux a cela

1 L. Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Age. Morgane et Mélusine ou la naissance des fées, Paris, Champion, Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age, 1984 ; C. Gaullier-Bougassas, « Le Chevalier au Cygne à la fin du Moyen Âge », Cahiers de recherches médiévales, 12, 2005, 115-146.

2 Courants au XIIème, ces récits généalogiques fabuleux se sont développés dans les chroniques familiales en vue de glorifier certains lignages aristocratiques. Voir G. Duby, Hommes et structures du Moyen Âge, Paris, 1973.

3 J. Le Goff, « Le merveilleux dans l'Occident médiéval », in Un autre Moyen Âge, Gallimard, Quarto, Paris, 1999, p. 455-476.

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d'inquiétant que l'on ne s'interroge pas sur sa présence. Ici, le chevalier surgit de nulle part, puis disparaît comme il est venu en se changeant en cygne. Mais le chroniqueur ne s'appesantit pas sur l'exceptionnalité de l'évènement qu'il relate. Il nous montre le merveilleux traverser le monde, l'habiter et s'y confondre sans pour autant en bouleverser la nature.

Finalement, nous retrouvons chez Philippe Mousket les trois matières que Jean Bodel décrit dans le prologue de la Chanson des Saisnes :

Li conte de Bretaigne sont si vain et plaisant, Et cil de Ronme sage et de sens aprendant, Cil de France sont voir chascun jor apparant1.

L'épopée carolingienne se veut réellement historique, la matière de Rome, par son caractère d'Antiquité, doit édifier et moraliser , et celle de Bretagne, merveilleuse et fictionnelle, vise avant tout au plaisir littéraire. Reste que le monde arthurien, intégré au récit historique, n'est pas simplement gratuit : chaque fois, Mousket cherche dans un passé qu'il sait brodé, des modèles qui pourraient expliquer et enrichir les gestes d'un personnage. Le terme d'estore appliqué aux romans arthuriens et la tentative d'un ancrage géohistorique, certes flou, indique que la matière romanesque, si elle se veut avant tout fictionnelle, a pour Mousket une historicité, ou du moins un sens historique, digne de la faire entrer dans sa chronique.

g. La littérature hagiographique

Philippe Mousket n'a pas seulement fait la place dans sa chronique au merveilleux romanesque et aux batailles épiques. Le miracle, évènement par excellence de la littérature hagiographique, est également présent tout au long de l'oeuvre : le miracle des lances qui reverdissent (v. 4919-4993), l'apparition de saint Denis à un sénateur romain pour le prévenir de la mort de Philippe Auguste, que Mousket reprend au dossier de sainteté constitué après la mort du roi (v. 23 981-24 180), les miracles autour du tombeau de Thomas Beckett, les évènements merveilleux à tonalité eschatologique, comme ces myriades de chiens qui s'entretuent (v. 29 621-652)... Ces nombreuses interpolations témoignent à la fois de l'attention de l'historiographe médiéval aux signes de l'action divine, mais aussi de ce goût pour le merveilleux et l'exceptionnel qui caractérise Mousket. L'influence stylistique se fait aussi sentir dans certains

1 Chanson des Saisnes, op. cit., v. 9-11.

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portraits moralisants, notamment ceux de Charlemagne, pour lesquels le chroniqueur emprunte des codes propres à la littérature hagiographique1.

Au-delà, on repère aussi parfois l'intégration de vies de saint, sans que l'on puisse réellement savoir si elles étaient préalablement incorporées à ses sources ou s'il les a lui-même ajouté. Cette littérature, mêlée à des pratiques et à la liturgie, vouée à la célébration d'un saint et à l'établissement de son culte, a une place importante au Moyen Âge et participe de la construction des identités locales 2 . Au temps de Philippe Mousket, la littérature hagiographique se structure en recueils, les légendiers, qui opèrent un tri dans les innombrables vies de saint rédigées dans les derniers siècles, formant peu à peu un corpus canonique avant le travail des Bollandistes : Jean de Mailly rédige vers 1240 un Bréviaire des gestes et des miracles des saints et, à la fin du siècle, Jacques de Voragine écrit La légende dorée, véritable best-seller de la littérature médiévale avec plus d'un millier de manuscrits qui nous sont parvenus. Parmi les Vita reconnues chez Mousket, nous pouvons en relever deux intégrées au règne de Charlemagne et participant du caractère merveilleux de la narration de son règne. Il y a d'abord la légende du péché de l'empereur, provenant de la Vie de saint Gilles (v. 3934- 4019). On trouve également son combat contre une ourse dans une église, épisode qui apparaît dans la Vie de sainte Amauberge, sainte de Gand du VIIème siècle. Cette légende serait à l'origine du surnom de Grand donné à Charlemagne (v. 4082-4149).

Prolifique en latin au haut Moyen Âge, la littérature hagiographique a constitué les premières manifestations écrites de la langue vulgaire. Il n'est donc pas étonnant qu'un chroniqueur tel que Philippe Mousket en intègre la matière. Cela doit contribuer à nous mettre en garde contre la distinction trop nette faite entre une pensée cléricale et une pensée profane, voire laïque. Au Moyen Âge, le sacré est partout. Sa relégation dans la sphère du privé, strictement distingué du profane, n'interviendra qu'avec la philosophie des Lumières, de laquelle naîtra la catégorie du religieux. Philippe Mousket ne connaît pas de religion, ni une nature à opposer à la surnature, bien que ce soit en son siècle que l'idée se fait jour (notamment chez Thomas d'Aquin). Il ne connaît que l'Eglise, à la fois institution structurante et communauté des croyants, et un monde pénétré et

1 Voir infra, partie IV. 1) Les deux piliers : Charlemagne et Philippe Auguste, p. 64.

2 P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Le Cerf, Paris, 1984. Un exemple pour le Nord du rôle des reliques et de la littérature hagiographique dans la constitution des identités, la thèse de Charles Mériaux : Gallia irradiata. Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge, Beiträge zur Hagiographie, vol. 4, Franz Steiner Verlag, Stutgart, 2006.

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renouvelé sans cesse par l'action divine, dont il cherche les signes dans l'histoire1.

3) La composition

Après ces développements sur la matière et le contenu de la chronique, sur le dossier de sources constitué par Philippe Mousket et les choix qu'il y a opéré, il faut maintenant, et pour finir, s'interroger sur un aspect plus formel et sur la façon dont il a rédigé, composé et agencé son oeuvre.

a. Le choix du vers2

Le XIIIème siècle, on l'a dit, est l'époque de l'émergence de la prose en langue française. Jusqu'alors, l'écrit vernaculaire était tout entier en vers, mis à part ce qui constituait, en bien petit nombre, les actes de la pratique et les sermons. Le vers préservait l'aspect oral, chanté et réjouissant de la littérature en langue vulgaire ; si bien que quand cette dernière voulut, plus affirmée et plus sûre d'elle-même, s'éloigner de l'esthétisme pour ne communiquer que son propos, elle se tourna vers la prose. L'idée de vérité était depuis bien longtemps dans le camp des prosateurs : Isidore de Séville, dans ses Etymologies qui eurent tant de retentissement durant tout le Moyen Âge, opposait le versus, indirect, soumettant le propos aux contraintes métriques, à la prosa, qui ne prend pas de chemin détourné mais reste droit pour communiquer la vérité. Cette idée d'une exacte concision fut bien souvent reprise dans les premiers textes vernaculaires qui, vers 1200, traduisirent des oeuvres latines et mirent en prose les chansons de geste et les romans du siècle précédent. C'est ainsi ce qu'écrit Nicolas de Senlis dans le prologue, souvent cité, d'une des premières traductions du Pseudo-Turpin : « Nus contes rimés n'est verais ; tot ert mençongie ço qu'il en dient ; car il n'en sievent riens fors quant par oïr dire ». Parallèlement à ce vaste mouvement de traduction et de mise en prose, initié par la matière du Graal qui, se faisant plus mystique et se colorant d'attributs théologiques, voulu se distinguer par la prose de l'esthétique courtoise de la gloire mondaine et du badinage amoureux, les mémorialistes commencèrent à estimer que le vers

1 J. Baschet, La civilisation féodale. De l'an mil à la colonisation de l'Amérique, Paris, Aubier, 2004 (3e édition corrigée et mise à jour, Champs-Flammarion, 2006) ; on a aussi parlé de « fracture conceptuelle » avec la philosophie des Lumières : A. Guerreau, « Fief, féodalité, féodalisme. Enjeux sociaux et réflexion

historienne. », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 45e année, 1, 1990, p. 137-166. Sur les rapports entre naturel et surnaturel dans la pensée religieuse, on peut aussi se référer à Durkheim et à son étude sur Les formes élémentaires de la vie religieuse.

2 M. Zink, op. cit., p. 173-197 ; B. Guenée, op. cit., p. 220-226 ; D. Boutet, « De la Chronique rimée... », art. cit.

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n'était pas le meilleur moyen de faire passer leur récit pour vrai. Ils adoptèrent alors la prose, comme Robert de Clari, Geoffroy de Villehardouin ou Philippe de Novare. Progressivement, « la prose [fut] considérée comme l'expression naturelle de la narration, dont elle finit par avoir le quasi-monopole, tandis que la poésie [tendait] à s'enfermer dans le corset des formes fixes »1.

Pourtant, Philippe Mousket, au milieu du XIIIème siècle et sans doute parfaitement conscient de ces changements, choisit de rimer sa chronique. Certes, il ne choisit pas la versification la plus marquée et la plus tortueuse : l'octosyllabe à rimes plates, forme du roman, correspond à ce que l'on pourrait appeler un « degré zéro de l'écriture littéraire »2 puisqu'elle laisse libre cours au récit et ne cherche pas à jouer des effets de l'oralité et du chant. Il n'est pas non plus isolé et, jusqu'à la fin du Moyen Âge, l'histoire s'écrira encore parfois en vers (Histoire de Guillaume le Maréchal ou, plus tardif, celle de Bertrand du Guesclin par Cuvelier). Il n'en reste pas moins un cas rare et étonnant. Ne faut-il pas voir dans ce choix du vers un écho des regrets qu'il fait dans son prologue à l'égard de la civilisation courtoise de jadis ?

On siout jadis tenir grans cours Et despendre l'avoir à cours, C'on en parloit outre la mer, Et siout on par amors amer Et faire joustes et tornois Et baleries et dosnois3.

Le vers correspondrait alors pour lui au meilleur hommage qu'il pouvait rendre à cette société chevaleresque dont il dépeint les différents avatars au fil de l'histoire. Son écriture afficherait avant tout le plaisir esthétique et littéraire pour resgoïr, revendiquant un type de public précis et un état de civilisation. Le choix du vers, nostalgique et volontaire, ne serait ainsi pas simplement une survivance, mais le signe d'un écrivain conscient de sa valeur et de son rôle. Cependant, les regrets qu'il porte sont aussi ceux de ses voisins du Nord, qui écrivent l'histoire de leurs ancêtres par défi contre l'envahisseur capétien et pour retrouver l'esprit de cour de jadis, mais en faisant le choix de la prose. L'équivalence vers/littérature courtoise n'est donc pas forcément pertinente, même si elle a le mérite de montrer l'importance de la forme d'écriture dans le sens donné au texte.

1 M. Zink, op. cit., p. 175.

2 M. Zink, op. cit., p. 130.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 28-33.

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b. L'appareil critique et le traitement des sources

Philippe Mousket questionne-t-il ses sources ? Cela ne transparaît pas

dans son écriture. Contrairement à d'autres historiographes contemporains qui soupèsent les témoignages et rejettent ce qui ne leur paraît pas vraisemblable (ou simplement ce qui contredit leur propos), Mousket semble faire feu de tout bois. On a vu le large faisceau des genres qu'il exploite : du Turpin ou des chroniques normandes, il retient presque tout sans émettre aucune réserve, parfois au prix de contradiction. Ainsi, la couronne d'épines est dédoublée par l'intégration, d'une part, de la tradition dionysiaque du pèlerinage de Charlemagne rapportant la relique à l'abbaye et, d'autre part, du récit de son achat par saint Louis à Constantinople et de la construction de la Sainte Chapelle. De même, certains récits rapportés1 sont repris tels quels sans être interrogés. Cette absence d'esprit critique a été sévèrement jugée par les premiers commentateurs du chroniqueur ; c'était, du reste, un regard souvent porté sur les oeuvres médiévales. La chose est mieux comprise depuis que l'on a pris en compte le rôle de l'authentique et de l'apocryphe dans les critères médiévaux de vérité2. Mais sans doute y avait-il des historiens plus crédules que d'autres, et Mousket en faisait partie. Il n'avait ni la culture, ni l'outillage intellectuel des grands historiens du Moyen Âge qui, attentifs à la chronologie, « [discutaient] la suite des temps » (Robert d'Auxerre). Il était avant tout un écrivain amateur et s'en est remis tout entier à des sources d'autorité, au patronage des « livres anchiens » de Saint-Denis qui suffisaient à garantir la vérité de son propos. Il s'est posé, on l'a dit, en entremetteur, en prétendant ne vouloir ni omettre, ni ajouter quoi que ce soit pour transmettre tel quel ce que les anciens témoignaient. C'est pour cela que, pour autant que nous connaissions ses sources, il n'a pas fait preuve d'un esprit critique avisé en rejetant ce qui lui paraissait invraisemblable.

Pour autant, il ne laisse pas ses sources intactes. Il interpole, amplifie, change de ton parfois. Dominique Boutet a bien montré que Philippe Mousket ne s'était pas contenté de recopier telle quelle une version du Turpin, mais l'avait combiné avec la Chanson de Roland 3 . Il intègre également des amplifications qui lui sont propres, et auxquelles il donne un ton épique (parfois même proche de la poésie lyrique, par la multiplication des comparaisons animales). Ce sont notamment les regrets que Roland adresse, mourant, non plus seulement à son épée mais également à Charlemagne, à la France, à son cor, à

1 Voir supra, III. 2) a. Les sources revendiquées, p. 29.

2 B. Guenée, « "Authentique et approuvé" : recherches sur les principes de la critique historique au Moyen Âge », La lexicographie du latin médiéval et ses rapports avec les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen Âge, Paris, 1981, p. 215-229.

3 D. Boutet, « La réécriture de Roncevaux... », art. cit.

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son cheval et à ses compagnons. Fait notable, cette interpolation est précédée de la venue d'un autre personnage, Thierry, survivant à la bataille, qui peut donc être le garant de l'authenticité des ajouts faits par le chroniqueur : là où Mousket s'écarte du texte original, il prend soin de glisser un témoin qui, par sa présence, contribue à valider le propos. Il y a également le second planctus (v. 8628-8912) qui, on l'a dit, n'est ni dans la Chanson ni dans le Turpin. Il est d'inspiration beaucoup plus profane que le premier, tiré du Turpin, et fait la place aux sources romanesques et à la célébration des valeurs courtoises. C'est ici, semble-t-il, que nous pouvons entendre la voix de Philippe Mousket :

Boins cevaliers et de grant sens A vous estoit tous mes asens, En vostre cors manoit proecce Et en vos mains gisoit largecce. Humilités, parole douce

Soujournoit en la vostre bouce ; En vos biaus ious iert pasience, En vostre cuer obédience. Vous estiés bien en Dieu créans, Vous destruisiés les mescréans. De tous cevaliers convenables Estiés vous ermines et sables ; Et, de tous preudomes non pers, Vous estiés al bon Ector pers, De cevalerie et d'ouneur

De courtoisie et de valeur

Vous n'aviés pas la cière baude, Ainc estiés la fine esmeraude.1

Les sources romanesques et épiques que Mousket interpole sont tissées intimement au récit et n'en bouleversent pas la trame. Les personnages sont évoqués, à peine développés. Quand il résume la Chanson de Girart de Roussillon2, ni Girart, ni Foulques ne sont pas présentés. De même, après la mort de Roland, Mousket fait l'énumération des « félons et traïtours » qu'il connaît :

Guenles, li fel, et si parent, Fromons, li vious, et Aloris, Hardrés, Sansons et Amaugris, Et li autre traïtour faus,

1 Reiffenberg, op. cit., v. 8736-8753

2 Voir supra, p. 37.

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Et par leur parage et par aus, Ont maint roi de Frange grévé1.

Leur noms sont familiers de l'auditoire et sont censés faire écho à des oeuvres littéraires bien connues, dégageant tout un arrière-monde littéraire. L'idée est d'intégrer dans la longue chaîne de l'histoire les héros dont se délecte déjà le public, créant ainsi un lien entre les guerriers qui combattaient devant Troie, ceux qui cherchaient le Graal et ceux qui accompagnaient Charlemagne. De même, quand Arthur apparaît au détour d'un vers, son nom vient enrichir, par sa simple présence, le récit historique des résonnances du vaste monde arthurien.

Lors de la bataille de Bouvines (v. 21 517-22 228), Philippe Mousket utilise les codes littéraires propres à l'épopée et cherche à établir une continuité héroïque entre le monde des chansons de geste et la consécration du règne de Philippe Auguste2. Si l'on compare les textes en effet, Philippe Mousket réécrit et amplifie sa source (qui semble être, on l'a dit, une chronique attribuée au patronage de Michel de Harnes), n'en gardant que la trame narrative. Nous pouvons ainsi comparer un passage qu'il reprend manifestement mais développe et réarrange :

Michel de Harnes

3. - Othes li Emperere et sa bataille chevauchierent contre l'ensaigne Saint Denis droit a la bataille le roi. Et les gens le roi s'adrechierent a lui. Pierres Malvoisins et li bon chevalier, que li roi gardoient, assemblerent as gens l'empereor, et moult le fisent bien.

4. - La presse fu si grans entor le roi adonc de ceaus qui le gardoient, que ses chevax fondi desos lui, et li rois fu a terre, mais tantost fu remontés, et aidiés de Pierron Tristan, et de ses autres amis, qui la furent environ lui. Gerars la Truie se departi de la bataille le roi, et vint assembler a Othon l'empereor moult hardiement et moult se conbati a lui, et tant fist qu'il feri le cheval l'empereor Othon, d'un cotel a pointe qu'il tenoit, parmi le senestre oel en la cervele et puis le tint grant piece par le frain ; mais li chevaus, qui navrés estoit a mort, commença de la teste à buisnier et a drechier, si que l'en nel pooit tenir, et l'emperere se deffendoit durement et bien, et escrioit s'ensaigne molt haut : « Rome, Rome, a Othon ! »3

Philippe Mousket

Othe, li rois, à grant compagne, Avoec lui sa gent d'Alemagne, Vint cevauçant devers le roi.

1 Reiffenberg, op. cit., v. 8457-462.

2 C. Bouillot, art. cit.

3 « Fragments d'une histoire... », op. cit., p. 113-114.

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Mais bien le connut al conroi

Girars la Truie et raviza.

Au roi vint, si li deviza

Que li rois Othe cevauçoit,

Pour venir à lui s'aproçoit.

« Truie, dist li rois, ù est-il ?

Connissiés-le vous ? » - « Sire, oïl,

Quar il porte, ce n'est pas fable,

L'escut d'or à l'aigle de sable,

Et les banières autreteus.

Il méismes par est trop preus ;

Mais li destourber le poroit

En son venir, moult nos vauroit. »

- « Alons, dist li rois, cele part. »

Girars la Truie atant s'en part,

Quar li rois congiet l'en douna,

Et il à Dieu se coumanda.

Lance baiscie, l'escu pris,

Com cevaliers d'armes espris,

Vint au roi Othon asanbler,

Qu'en XIII pièces fist voler

Sa lance, et puis traist le coutiel.

Le ceval fiéri el cieviel

Parmi l'uel seniestre tot droit,

U sus l'emperères seoit,

Et lues l'a saissi par le frain.

Li roi Othe pour son réclain

Cria Roume III fois, s'ensègne,

Si com proaice li ensègne.

I coutiel ot moult rice à pointe,

D'acier iert l'alemiele jointe,

La Truie en douna si grant cop

Qu'il ne le tient ne pau ne trop,

Quar li cevaux buisnoit del cief,

Si qu'Othe en estoit à mescief1.

Il reprend plus loin et dans les mêmes termes la chute du roi :

Li rois ot aproismiés l'estor, Et ses gens li furent entor.

Pour leurs cors et pour siervir lui,

Vorrent estre n'i ot celui.

1 Reiffenberg, op. cit., v. 22 025-62.

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Priés de lui s'i priésèrent tant, L'une eure arière l'autre avant, Que li cevaus le roi fondi. Li rois en céant descendi, Mais il fu remontés si tos Qu'à painnes s'en perciut li os1.

On constate donc que Philippe Mousket recompose le passage en en modifiant la trame ; il amplifie ce qu'il juge trop bref, insérant du discours direct là où sa source ne faisait que mentionner une parole. Le combat aussi est développé et nous entraîne plus fortement dans la presse. Le canevas est en tous les cas repris et Mousket suit les enchaînements chronologiques : c'est ainsi le cas pour la croisade albigeoise, que les deux chroniqueurs intercalent entre les trêves faites après Bouvines et l'expédition d'Angleterre. Mais Mousket développe en cent-cinquante vers ce qui ne faisait que deux paragraphes dans la source originale, apportant de nouvelles informations. Il semble donc que Philippe Mousket s'inspire de la construction de ses sources et poursuit ailleurs ses recherches quand la relation lui paraît trop succincte.

Comme l'écrit R. Walpole, « Mouskés' sources were his law »2. Il a sans doute construit son oeuvre en fonction des documents qui étaient à sa portée, suivant la plupart du temps servilement les textes qui lui semblaient faire autorité et négligeant d'interroger leur véracité. Mais, on le voit, il ne s'est pas contenter de recopier et est parfois allé chercher plus loin des compléments d'information. Il a réécrit, réarrangé et amplifié ses sources pour qu'elles se coulent dans ses propres codes littéraires et dans sa conception de l'écriture de l'histoire, avant tout vouée au plaisir et à l'édification de l'auditoire.

c. Une écriture pour resgoïr

Pour Mousket, ses contemporains ne savent plus faire mémoire des belles histoires du temps passé et ne veulent plus « oïr / Son n'estore pour resgoïr »3. Lui, en mettant en rime l'histoire des rois de France et des anciennes prouesses, va leur redonner goût à la courtoisie. Il multiplie ainsi les récits de visions, de miracles et de merveilles pour relever sa narration. Nous avons cité les prophéties de Merlin, mais il y a d'autres occurrences, comme celle qui prédit à Rollon que sa lignée se composera de sept rois avant de s'éteindre, et que l'on ne trouve nulle part ailleurs (v. 13 909-14 010). Partout où il réduit les

1 Reiffenberg, op. cit., v. 22 161-170.

2 R. N. Walpole, Philip Mouskés and the Pseudo-Turpin... op. cit., p. 395.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 42-43.

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développements trouvés dans ses sources, il s'efforce de garder ce qu'il y a de plus étonnant et de plus intéressant pour l'auditoire. Il aime les legenda, les histoires « qui méritent d'être lues », comme celle du Juif errant qu'il est l'un des premiers à mettre par écrit (v. 25 485-25 552) et qui sera une des sources d'Apollinaire. Ces historiettes privilégient en quelque sorte la fiction sur les explications réalistes ; c'est ainsi le cas pour l'empire, où Mousket utilise ce genre de récits pour raconter l'origine du principe de l'élection ou de la guerre de Frédéric II à son fils. Elles prennent parfois le tour de l'anecdote, qu'il amplifie, comme celle de l'étranglement du comte d'Essex Godwin avec un morceau de pain. On ne la trouve ni dans les chroniques normandes latines, ni chez Benoît de Sainte-Maure, et elle est à peine évoquée chez l'Anonyme de Béthune1 et chez Wace2. Mousket, lui, l'étend sur 50 vers (v. 16 574-624), utilisant abondamment le discours direct. Les paroles rapportées sont justement un des caractères du style du chroniqueur et sont destinées à rendre le récit vivant : c'est, parmi bien d'autres, l'amusant pastiche de provençal quand il fait parler Raymond VII de Toulouse :

Et avoit li quens Romons dit, Oïant tous sans nul escondit : « Signar, non fas, per vostre sère, Que bien m'estave de la gerre, Avant lo fas, per Deu amor, Et non qer far à negun jour, Rendon sie crestiiens faus. »3

Si Grégoire de Tours exploitait lui aussi largement le discours direct, il est plutôt rare dans les textes latins et plus présent dans les oeuvres en langue vulgaire, témoignant encore une fois d'une influence de la littérature. Celle-ci, on l'a vu tout au long de cette partie, est omniprésente dans la chronique de Philippe Mousket et fait valoir ses codes et tics d'écriture. L'insertion de chanson de geste et de romans, les choix opérés dans les sources et le style adopté témoignent bien d'une écriture vouée au plaisir littéraire, à la valorisation de l'anecdote, du merveilleux, du discours qui fait mouche et qui amuse. L'influence stylistique est aussi celle de l'exemplum, qui se focalise sur le concret, le dialogue, la rupture de ton pour susciter l'intérêt. Diffusé largement au XIIIème siècle par la prédication, l'exemplum se fait « véhicule d'un savoir et

1 Histoire des ducs de Normandie...op. cit., p. 61.

2 Le Roman de Rou de Wace, éd. A. J. Holden, A. & J. Picard, Paris, 1970, v. 10 597-600.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 23 509-515.

d'une logique »1, ceux de la scolastique et des Ordres mendiants. Chez Mousket aussi, influencé par cette dynamique culturelle, le récit historique édifie et enseigne autant qu'il distrait.

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1 M. Bourrin-Derruau, op. cit., p. 31.

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IV.

Philippe Mousket, l'espace, le temps et

l'histoire

Après nous être intéressés à l'auteur et à l'oeuvre dans ses aspects formels, il faut maintenant se pencher sur le contenu de la chronique de Philippe Mousket, sur ce qu'elle peut nous apprendre du regard d'un Tournaisien du XIIIème siècle sur le monde qui l'entoure, sur le passé et le cours de l'histoire. C'est de sa position dans le temps et dans l'espace qu'il observe ceux qui l'ont précédé et trace une ligne de perspective dans l'histoire. Se dégagent d'abord deux pivots principaux autour desquels s'articulent pour Philippe Mousket l'histoire des rois de France : Charlemagne et Philippe Auguste. A leurs côtés, un autre peuple les concurrence et s'intègre dans un même élan d'exploits, les Normands, auxquels succèdent ensuite les grands rivaux Plantagenêts. Les intérêts de Philippe Mousket dessinent également une certaine géographie : la Flandre et le Nord de la France ; puis un peu plus loin l'Empire et l'Occitanie ; enfin, l'Orient des croisades, cet « horizon onirique » dont parlait J. Le Goff. Il faudra enfin en dernier lieu s'interroger sur ce que l'écriture de l'histoire révèle comme cadres temporels et comme perception du passé. Ces quelques approfondissements permettront de cheminer dans l'oeuvre longue et dense de Mousket et d'y repérer certains détails susceptibles de nous éclairer sur les raisons d'écriture.

1) Les deux piliers : Charlemagne et Philippe Auguste

a. Le Grand Empereur

Le règne de Charlemagne est clairement la partie phare de la chronique de Philippe Mousket : d'une durée de 46 ans, il occupe à lui seul 31% de l'oeuvre, soit 9791 vers1. Certes, il ne faut pas négliger la période contemporaine de l'auteur correspondant, en 20 ans, à 23% de la chronique et interrompue seulement par l'inachèvement du texte. Il n'en reste pas moins que le règne de

1 Voir partie I. 1).

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l'empereur franc occupe une place à part dans l'histoire des rois de France selon Mousket. Alors que jusqu'à la fin du XIIème siècle la rupture dynastique de 987 embarrassait les Capétiens et qu'ils avaient pris l'habitude d'être ces « rois légitimes aux ancêtres discrets »1, le règne de Philippe Auguste réintroduit l'ambition d'une légitimité carolingienne. Son mariage avec Isabelle de Hainaut, descendante du compétiteur d'Hugues Capet Charles de Basse-Lotharingie, permet à l'idéologie capétienne de développer le thème du reditus regni Francorum ad stirpem Karoli et d'atténuer l'usurpation fondatrice (André de Marchiennes, Gilles de Paris...) 2 . Ce contexte politique et idéologique particulier flatte ainsi le thème de Charlemagne, déjà privilégié dans l'écriture historique au XIIème siècle et entretenu par la littérature épique qui se voulait la mémoire vivante des temps carolingiens. La lignée des rois de France tend à s'homogénéiser dans un fil continu qui embrasse les trois dynasties mérovingienne, carolingienne et capétienne.

Philippe Mousket est dans l'air du temps. Dans son histoire des rois de France, on sent que la succession se justifie et se résume dans celui qui la symbolise. Le récit du règne de Charlemagne est entrecoupé de portraits et de dithyrambes répétitifs, relevant à la fois de ses sources (notamment Eginhard), d'un style formulaire de type hagiographique et épique (référents animaux, ou épithètes récurrents - « Le preu, le sage, le vallant »). La chronologie est confuse, le rythme s'accélère, ralentit et bien souvent piétine comme dans l'écriture pathétique et lancinante des chansons de geste. La narration commence d'abord par reprendre la Vita Karoli d'Eginhard, mêlée à des interpolations propres à Mousket ou tirées de chansons du Cycle du Roi. Puis elle est interrompue par le long récit des campagnes d'Espagne et de la bataille de Roncevaux (5086 vers), articulation du Pseudo-Turpin et de la Chanson de Roland. Ici, c'est les héros de l'épopée qui tiennent le haut du pavé, Roland, Olivier, Ogier, et Charlemagne semble être relégué dans le rôle traditionnel du roi dans les chansons de geste : figure tutélaire et lointaine, vénérable arbitre des conflits entre lignages féodaux. Après la disparition de Roland, cependant, le texte se mue en un panégyrique continu et Charlemagne revêt une aura de sainteté, culminant dans le récit de son pèlerinage à Jérusalem et la longue liste des reliques rapportées. Il reprend ensuite le fil interrompu d'Eginhard pour la fin de sa vie et s'attèle à un dernier éloge-portrait dans lequel on voit se dessiner une image de la société médiévale :

1 B. Guenée, « Les généalogies entre l'histoire et la politique : la fierté d'être Capétien, en France, au Moyen Âge », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 33/ 3, 1978, p. 453.

2 B. Guenée, art. cit.

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Bons clercs estoit et s'amoit clers, Tous çaus k'il sot loiaus et fers, Et sovent grans biens lor faisoit. Et chevaliers moult ounouroit, Mescines, pucieles et dames Destornoit volentiers de blames ; Si amoit bourgeois et vilains, Quant il les sot d'aucun bien plains1

On voit poindre aussi les valeurs essentielles à la royauté et les quatre vertus cardinales systématisées dans la théologie chrétienne2 : la piété (mesurée, toujours, car personne ne veut d'un roi bigot), la sagesse, l'art oratoire, la charité, la tempérance et la justice (en faveur des faibles et exercée contre les méchants) :

Volentiers antoit sainte glise Et ascoutoit le Dieu service, Et moult iert biaus parleurs et sages, Si iert à povre gent moult larges Et as autres selonc lor oevre, Famillous peut, les nus recuevre, As pelerins del sien douna Volentiers quant les encontra. (...)

Mais moult avoit sens et meseure ; Pour les biens dont il fu dontés Si estoit il partout doutés,

Comme rois et com emperères,

Buens justiciers, bon conquerères3.

Son rôle de roi justicier est largement développé tout au long du récit, notamment par la longue suite des conquêtes qu'égrène Mousket. La violence du roi est légitime et juste, car elle doit guider le peuple sur la voie droite :

Al tans que Karles à poisance Sostenoit la tière de France ; Si avoit sainte glise éu

1 Reiffenberg, op. cit., v. 11 680-87.

2 Y. Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Âge. Bas-Empire, monde franc, France (IVe - XIIe siècle), Armand Colin, Collection U, Paris, 2002.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 11 688-703.

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Maint contraire, mais desfendu L'avoit li rois, et guardé bien Qu'à painnes i perdirent rien. Aussi com li vilains sa vache Et son buef donte de sa mace Et tant les enbat et kastie Que la tière en ère et deslie ; Tout aussi les castioit-il, U il les metoit à escil,

U à la mort, à grant hontage, U il ièrent en vil servage1.

Charlemagne représente un des modèles littéraires du roi chrétien. En tant qu'empereur, ses conquêtes tendent à se confondre avec la chrétienté toute entière :

La tière à l'Andalus prist-il Et mist à cendre et à exil, Et la tière de Portigal

Qu'il départi tout par ingal ; (...)

De l'une mer jusqes à l'autre Conquist li rois, lance sor fautre, Et Danemarce et Engletière, Alemagne et Saisogne à gière, Et si reconquist Belléem Et la tière de Jursalem ; Très dont que Cézar Julius Et l'autres Cézar Augustus Regnèrent par trestot le mont, Ki grant pooir orent adont, Ne régna nus ki si preudom Euist estet jusques à som.2

Du reste, le style annaliste et syncopé de la première partie, suivi par le récit circonstancié des campagnes contre les Sarrasins en Espagne et en Terre sainte, donne l'impression d'une chrétienté assiégée dont Charlemagne est l'incarnation et le défenseur zélé :

1 Ibid., v. 10 022-35.

2 Ibid., v. 12 048-73.

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De toutes pars à grant plenté Travelloient crestienté ; Et li rois, ki s'en offendoit, De toutes pars le deffendoit, Et tant partout s'en avanci Qu'il venoient à sa mierci1

Le roi enterré, une phrase prophétique fera encore écho à cette posture :

S'ot tourné son vis viers Espagne Ce fut démostrance et ensagne Qu'encor Sarrasins maneçoit De joiouse qu'el puing tenoit2.

On dépasse parfois le rôle habituel dévolu en Occident au souverain temporel pour tomber dans l'image d'un roi prêcheur et quasi-sacerdotal :

Pour les anemis Dieu abatre Et la viertu Dieu anoncier Et sa naissance praiecier3.

Le lexique hagiographique se fait parfois très prégnant. Vers 3774-3933, Mousket énumère des hommes que Charlemagne a convertis, non seulement par l'épée mais aussi par l'éloquence et le sermon. Ce passage revêt ensuite une dimension eschatologique et l'empereur se voit conféré le rôle de pasteur suprême. Le chroniqueur interpole d'ailleurs ici la parabole des talents qui fait partie de la petite apocalypse de l'Evangile selon Matthieu (Mt 25), avant de conclure :

Si fu Carles li rois lumière Et tierce et seconde et première Pour resplendir sor tos les rois Ki gent tenoient en conrois En nostre tieriiene vie4

Le Charlemagne de Mousket est donc plus que l'empereur à la barbe fleurie issu de la littérature épique. C'est un personnage construit par diverses

1 Ibid., v. 4052-57.

2 Ibid., v. 12 130-34.

3 Ibid., v. 4061-63.

4 Ibid., v. 3916-20.

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influences, à l'intersection de l'ancêtre dynastique glorifié, de la littérature profane et des vieux discours idéologiques et parénétiques sur la royauté sacrée et pastorale. Son temps est celui des héros des chansons, bon temps d'une courtoisie véritable et joyeuse, mais il reste avant tout un modèle royal, à cheval entre le temps historique et mythique, qui pénètre la lignée de ses descendants et retrouve incarnation dans le règne de Philippe Auguste.

b. Le vainqueur de Bouvines

Philippe Auguste est en effet le pendant du grand empereur, le deuxième pilier du récit, celui dont les exploits ont fait vibrer Mousket, échos présents des épopées qu'il lisait. Son règne est déjà en quelque sorte le bon vieux temps. On a parlé plus haut de l'engouement pour l'histoire carolingienne qui s'impose sous son règne, ainsi que du modèle du reditus qui l'inscrit dans la lignée de Charlemagne. Il donne à son fils naturel le nom de Charlot, et se fait appeler lui-même Carolides par Guillaume le Breton après Bouvines1. Peu à peu, son règne entier est interprété comme une répétition de celui de Charlemagne. Philippe Mousket nous montre, au moment du sacre de Louis IX, que la rupture de 987 était toujours durement sentie, même s'il cherche à unifier les rois de France en une seule lignée :

Qu'à cest roi sont XXX ordené Et bénéi et couronné.

Et si vos di et conc sans plet Que des oirs roi Huon-Kapet, Que sans nul droit aquist le resne, Est cis neuvismes, dont je resne2

Plus troublant, le chroniqueur souligne aussitôt la concurrence des comtes de Hainaut dans ce raccord difficile du Capétien aux Carolingiens :

Blons fu et s'ot visage blau, Aussi com li oir de Hainnau3.

Aussi semblait-il essentiel d'insister sur le lien entre Philippe Auguste et Charlemagne. Ce sont, en premier lieu, les deux seuls souverains à avoir droit à un portrait dans la chronique. Celui de Philippe n'est pas long, mais contraste

1 B. Guenée, « Les généalogies... », art. cit.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 27 681-86.

3 Ibid., v. 27 687-88.

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avec les formules stéréotypées que Mousket utilise au début du règne de chaque roi :

Moult ot la cière félenesse,

Grans et biaus fu et drois et lons, S'ot I poi rousais les giernons1.

L'articulation des deux figures se joue surtout dans l'assimilation des batailles de Bouvines et Roncevaux. On a vu plus haut l'influence de la chanson de geste sur le récit de la bataille, autant par le style et les codes littéraires que par le rappel lancinant des héros de l'épopée2. La bataille de Bouvines est sacralisée et revêt les atours d'un combat du bien contre le mal. Elle est placée sous le double patronage de saint Denis et de Charlemagne lorsque le roi prie avant l'assaut :

Vrais Dieux, hui cest jor me délivre

D'anui, d'encombrier et de mal,

Et çaus à piet et à ceval,

Que j'ai avoec moi amenés,

Et ma couronne soustenés.

Et vous, sire St-Denis, hui,

Qui om de ma teste jou sui,

Gardés ma couronne et mon cief,

Que n'i soie mis à mescief.

Vous devés garder la couronne,

Quar cascuns rois siervage i donne,

Si com devisa Charlemainne,

Et jou sui vostre om en demainne3.

Le roi est présenté comme un justicier qui à Bouvines châtie les félons et défend la chrétienté. Le long éloge qui suit sa mort rappelle ceux faits à Charlemagne. L'idée que le roi est empereur en son royaume est bien soulignée et sert cette assimilation au Carolingien :

Le campion de sainte glise, Hiaume, escu, lance de justice, De clergie, et tout leur salut,

1 Ibid., v. 19 159-61.

2 Voir supra, III. 3) b. L'appareil critique et le traitement des sources, p. 57.

3 Ibid., v. 21 684-96.

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Ki par tout leur avoit valut Lor viertu et lor soustenance (...)

Ci iert rois teus que de l'empire N'estoit pas l'emperère pire, Quar il le gardoit aussi bien, Com l'emperère en toute rien Et si l'ot fait emperéour Par sa force et par sa valour. (...)

Cis rois ot sanblet Carlemainne De bien garder tot son demainne (...)

Cis rois amoit trop ses amis, Cis destruisoit ses anemis Cis maintenoit si bien sa tierre, Qu'il n'i avoit tence ne gierre ; Cis ounouroit les cevaliers, Bourgois, siergans, arbalestriers Cis faisoit les cemins séurs Ci estoit kampions et murs De marciés et de marcéans ; Cis destruisoit les mescréans1.

De même, des signes annoncent sa mort (« Haute miracle et grant miervelle », v. 23 983), comme pour Charlemagne : saint Denis apparaît à un sénateur romain et l'en informe. Mousket reprend ici le dossier de sainteté constitué par Guillaume le Breton, et demande que chacun se rappelle de la date précise de sa mort, « Devant aoust, el mois de jun / VIII jors devant la Mazelaine » (v. 23 565). Ainsi, en écho à Charlemagne, Philippe Auguste est entouré d'un halo de sainteté et s'impose comme une figure tutélaire dans le récit historique.

Il faut cependant nuancer. Si l'on relève une influence certaine du modèle royal incarné par Charlemagne et un lien net tracé entre les deux personnages, la relation du règne de Philippe Auguste reste plus proprement historiographique, moins orientée par une téléologie héroïque. Contrairement au règne de Charlemagne, marqué par la succession de posture et de gestes dont l'arrangement répond avant tout à des critères héroïques et moraux, celui de Philippe est soumis aux aléas des évènements, aux incertitudes et à la logique

1 Ibid., v. 23 579-640.

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d'une narration historiographique. Le récit de la croisade n'est pas par exemple une célébration des actions d'éclat du roi ; il est plutôt guidé par la critique sévère de Richard Coeur-de-Lion. Plus encore, Mousket est embarrassé par le départ précipité du roi, et se sent obligé de le justifier plusieurs fois :

Et li quens Pières [le comte d'Auxerre] vint à lui :

« Sire, dist-il, en grant anui

Nos laisés, quant vous en alés. »

- « Pières, dist li rois, tort avés. »

Atant li a moustrés ses dois

Et son cors, ki tant fu destrois,

Qu'il n'i avoit ongle remés

Et del cors fu li quirs ostés1.

(...)

Le félon cuviert, le gagnart, [Le roi Richard]

Qui l'avoit à Acre enpuisnié,

Si que ne de mains ne de pié

Ne li estoit ongles remés,

Et s'il auques i éuist més,

II i fust mors, u, tout sans falle,

Pris et traïs à la batalle2.

Philippe Mousket ne s'étend pas sur les victoires du roi contre Jean Sans Terre, et préfère s'attarder sur les querelles de lignages en Flandre qui précèdent la bataille de Bouvines ainsi que sur la tyrannie du roi d'Angleterre. Philippe Auguste est alors assez absent. De même, Bouvines n'est pas Roncevaux. Les ennemis Flamands sont dépeints comme de bons chevaliers, habiles au combat. Ils sont fiers et orgueilleux, « beubanciers », et certes du mauvais côté. Ils sont coupables aussi d'avoir ravagé la ville du chroniqueur. De l'autre côté, le sang des héros épiques coule dans les veines des Français qui se battent à Bouvines. Mais les Flamands ne sont pas des Sarrasins et Mousket, peut-être témoin de la bataille3, ne s'est pas laissé aller à l'emphase de Guillaume le Breton. Le chroniqueur n'a pas d'ailleurs privilégié les exploits : il s'est bien documenté et nous rapporte le testament du roi dans ses moindres détails, ainsi que les

1 Ibid., v. 19 750-57.

2 Ibid., v. 20 014-20.

3 Ibid., v. 21 594-97 : Philippe Auguste fait vider Tournai, car les habitants « ne leur pooit aidier / Autrement que par la bataille ». Rappelons que Mousket se dit lui-même témoin oculaire du siège de la ville l'année

précédente.

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enseignements donnés à son fils. Ces derniers n'insistent pas sur le rôle de conquérant ou de guerrier, mais plutôt sur la nécessité de justice et de protection de l'Eglise. Il n'en reste pas moins que la mort du roi est un évènement : après 814, c'est la seconde date donnée par le chroniqueur.

2) D'autres héros : les Normands

L'une des particularités de la chronique de Philippe Mousket est la place que prend la geste des Normands dans une histoire qui est censée être celle des rois de France. On l'a dit, il faut sans doute y voir une influence des sources du chroniqueur. Certaines compilations en français intègrent, parfois, une chronique normande qui consiste en une traduction de Guillaume de Jumièges complétée et agrémentée d'autres apports. En tous les cas, Mousket gonfle largement ces sources connues et c'est sur près de 3000 vers que les ducs de Normandie tiennent le haut du pavé.

Les premières apparitions des Normands dans la chronique sont succinctes et consistent en brèves évocations de leurs raids. Le terme « Danois », est plus utilisé que celui de Normands, pour distinguer les païens destructeurs de leurs successeurs civilisés. Au début du règne de Charles le Simple cependant, Mousket interrompt sa relation et interpole une traduction abrégée des Gesta Normannorum ducum de Guillaume de Jumièges, qui commence par une description du monde et sa division en trois parties. Le chroniqueur annonce cette digression par une transition commode et classique :

La tière tinrent en grant pais. Une pièce atant le vous lais, De Carlon le Cauf si dirai, Des Normans itant que g'en sai1.

C'est donc comme pour relever le récit des règnes de Charles le Simple et de ses successeurs, trop peu documentés et trop peu mouvementés à son goût, que Mousket fait de cette digression le centre de son récit. « En grant pais », ils contrastent en effet avec ceux de Charlemagne et de ses successeurs, gonflés par les héros et les batailles épiques. En outre, les troubles dans la succession dynastique et la montée sur le trône de souverains à la légitimité fragile, ne faisaient pas des rois de France du Xème siècle les pièces de choix d'un récit laudatif. C'est donc depuis la Normandie que nous sont racontés les règnes des

1 Ibid., v. 12 855-58.

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derniers Carolingiens et des Robertiens. La mort de Raoul est ainsi située chronologiquement en fonction des ducs de Normandie :

Al tans Guillaume, le fil Rou, Si avint-il apriés I pou

Que dont moru li rois Raous, Qui moult fu preus et vigerous1.

Tandis que, plus loin, la montée sur le trône de Louis IV est en partie mise au crédit de Guillaume Longue-Epée :

Hue li grans et li barnés De France tout communément, Par le consel nouméément Le duc Willaume des Normans, Qui moult estoit preus et vallans,

Redemandèrent tot en apiert, Par l'arcevesque Ghilebiert, Loéis, ki fus fius Charlon2

La concurrence ne se fait pas partout cependant : si la chronique normande de Guillaume de Jumièges donnait des origines troyennes aux Danois, Mousket saute ce passage et se contente d'évoquer l'ancêtre dynastique Danaus/Daniel. Il était hors de question de leur accorder cette dignité réservée aux Francs.

Il n'en reste pas moins que les héros d'alors sont normands. C'est d'abord la figure de Rollon, Rou, qui s'impose des vers 13 216 à 13 772. Son personnage est positif, même quand il combat les Français et ravagent leurs terres. L'influence du Roman de Rou de Wace est assez présente, donnant un tour romanesque au récit : visions, prophéties et aventures solitaires se multiplient alors. Mousket interpole également une prédiction, que l'on ne trouve pas dans les autres sources normandes, faite par un inconnu à Rollon et qui lui annonce sa postérité :

Et s'ot devant lui I monciel De cendres, en l'aistre del feu. Esparses les a en cel leu, VII roies i fist d'un baston

1 Ibid., v. 14 011-14.

2 Ibid., v. 14 018-25.

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Qu'il n'I a dit ne od ne non, Et si desfit les roies luès, Quart de plus ne li estoit wés, Que çou fu en senéfiance Que donques iroit à faillance La lignie Rou ; ensi fu,

Et li preudom ot despondu1.

C'est ensuite son fils, Guillaume Longue-Epée, qui prend le relais. Les rois de France s'efface encore derrière lui jusqu'au vers 14 408. Le personnage est lui aussi positif, seigneur si bon et si pieux qu'il avait, nous dit Mousket, l'intention de se faire moine. Son assassinat fait l'objet de l'offuscation du chroniqueur, scandalisé par une telle trahison dans laquelle, du reste, le rôle du roi de France était assez ambigu... Progressivement, pourtant, ce dernier reprend sa place dans le récit. A partir du règne d'Hugues Capet, la narration se recentre à nouveau sur les rois, même si la Normandie reste très présente, notamment dans ses rapports avec l'Angleterre. En réalité, on voit bien que le front historique s'est déplacé vers l'Ouest. Les problèmes de succession en Angleterre avant et après Guillaume le Conquérant occupent une place centrale, comme par la suite les premiers Plantagenêts. Comme chez l'Anonyme de Béthune, source probable de Mousket, la geste des ducs de Normandie se perpétue dans les rois d'Angleterre, et fait pendant à l'histoire des rois de France. Cet intérêt montre aussi la place singulière de la Flandre, à cheval entre les influences anglaises et françaises et dont le jeu politique intriquait les intérêts des deux dynasties. Les Normands offraient aussi à Mousket le matériel nécessaire au plaisir littéraire et à l'enrichissement de sa narration, contrairement aux derniers Carolingiens. Ce long écart géographique n'est donc pas à percevoir comme le signe d'un patronage particulier ou d'un lien avec l'aristocratie normande. Du reste, la prise de la Normandie par Philippe Auguste en 1204 ne soulève aucun regret ni réaction chez le chroniqueur.

3) Les grands rivaux Plantagenêts

Après les Normands, donc, le récit se tourne vers les rois d'Angleterre. Ce sont trois grandes figures qui sont surtout évoquées, trois personnages qui ont joué un rôle important dans les relations avec la France entre la fin du XIIème et le début du XIIIème siècle et qui illustrent l'ambigüité de la chronique à l'égard

1Ibid., v. 13 948-58.

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des Plantagenêts : à la fois rivaux principaux des capétiens, « gent sote » à l'origine maléfique (on a vu plus haut le récit de l'ascendance diabolique d'Aliénor), et en même temps héros de l'histoire.

A ce titre, c'est surtout la place donnée Henri le Jeune, fils d'Henri II, qui étonne. Mousket éprouve une réelle fascination pour le personnage, incarnation courtoise et chevaleresque, héritier légitime des héros épiques. Tout en maintenant une curieuse confusion entre le père et le fils, qu'il semble devoir au texte de l'Anonyme de Béthune et cela à propos du surnom de Court-Mantel (dont l'origine fait l'objet d'une longue anecdote et de réflexions sur les moeurs vestimentaires des Anglais)1, le chroniqueur entame bien vite un éloge du personnage tout juste couronné. Il y loue des qualités proprement chevaleresques, art de la dépense, prouesses en tournois, entretien d'une importante mesnie :

A son vivant, fu moult courtois, Chevaliers ama et tournois, N'iert avers ne faus ne cuviers, Ain sert li sires des haubiers, Et si tint de maisnie entière

C cevaliers portant banière, Et fu plus larges qu'Alixandres. Si venoit tornoïer en Flandres. Quan que ses pères li dounoit, Devens IIII jors ne paroit, Quar il dounast ains I castiel Que nus autres I seul gastiel, Ne il ne fust jà le jour liés Qu'il n'éuist Ve mars baillés As cevaliers ki le siervoient, Ki pris et los partout avoient, Quar en nule tière n'eust Chevalier ki de grant pris fust, Que il ne dounast tant celui Que tous jors l'éuist avoec lui. Li rois Henris au Cort Mantiel, Ses pères, ferma maint castiel Pour lui et pour sa grant proaice Et pour sa très grande largaice2.

1 Histoire des ducs de Normandie..., op. cit., p. 82.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 18 856-79.

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On ne trouve pas un tel éloge chez l'Anonyme de Béthune, sa source probable, ni l'anecdote sur les manteaux de la cour d'Angleterre (l'origine du surnom est évoquée dans quelques chroniques comme un effet de mode à la cour, mais ne fait pas l'office d'un tel développement), et il faut sans doute voir ici un intérêt propre à Mousket, signe de l'attention qu'il porte aux badinages et aux jeux courtois. L'épanchement du chroniqueur sur ces valeurs, qui fait écho au prologue, se retrouve encore après la mort d'Henri le Jeune. Rarement il fait si grand cas du décès d'un personnage : seuls Charlemagne, Philippe Auguste et plus tard le comte de Saint-Pol font l'objet d'un tel éloge post mortem :

Adont s'avint pour une guierre, Que li jovènes rois d'Engletière Henris, li preus et li saçans, Li nobles et li embraçans D'amour, d'ounor et de noblece, De courtoisie et de proecce, Li sages, li simples, li biaus, Ala soujourner à Martiaus, Quar el païs s'estoit amors : Là le prist maus dont il est mors1.

Il est unanimement pleuré et l'on aperçoit alors toute la petite société qui évolue autour de ces chevaliers et que Mousket connaît pour être active en Flandre autour des villes :

Et, se verté dire vous voel, Grant rage et dierverie et duel En faisoient li soldoïer, Li siergant et li esquier. Mais li dious ne fait à celer Que faisoient li bacheler, Ki d'amors et d'armes vivoient Et tout de sa mesnie estoient, Et li marcéant que faissoient, Ki les avoirs i gaégnoient, Et des armes et devaus, Et des samis et des bliaus, Qu'il li vendoient pour douner2.

1 Ibid., v. 19 378-87.

2 Ibid., v. 19 394-406.

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Le personnage fascine parce qu'il est un parangon de la chevalerie et qu'autour de lui gravitent les plus importants tournoyeurs du temps. Mousket n'est du reste pas le seul, et cette admiration se retrouve dans la Chanson de Guillaume le Maréchal, dans les oeuvres de Gislebert de Mons ou de Lambert d'Ardres. Un planctus est aussi écrit par Bertrand de Born à sa mort. Faut-il y voir une quelconque adhésion du chroniqueur pour les rois d'Angleterre (Henri le Jeune est décédé avant son père, mais il était lui-même couronné) ? Rien n'est moins sûr. En réalité, Henri fait quasi figure de Français : en guerre ouverte contre son père, il rejoint un temps les rangs de Louis VII et vit majoritairement en France pour courir les tournois (qu'on dit ludus gallicus). Sa figure fait du reste largement contraste à celle de ses deux frères.

Comme chez Gislbert de Mons, Richard Coeur-de-Lion s'oppose dans la chronique trait pour trait à son aîné. Alors que lui aussi fait la guerre à son père et attire de nombreux chevaliers en quête de soldes et de prouesses, « hardis et senés » nous dit Mousket, il n'en reste pas moins une figure négative, voire anti-chevaleresque. « Fel et hardis comme lupars »1, il prend toute sa mesure durant la croisade où il tente d'assassiner le roi Philippe. On le voit certes s'y battre vaillamment, mais toujours de manière fausse et rusée. Il jalouse l'honneur du Philippe Auguste et manque à ses devoirs de vassal :

Mais li rois Felipres de France Estoit de plus grant ounorance En l'ost, et plus amés de lui ; S'el haïrent, n'i ot celui

Des Englois, et li rois Ricars Fu sour le roi Felipre escars Et d'amour et de loïauté, De compagnie et de bonté2

La querelle avec le duc d'Autriche pour une histoire d'hôtel et de bannière n'est pas non plus présentée en sa faveur. Pour Mousket, il en vient même à trahir la cause chrétienne pour pactiser avec Saladin et le fait quitter la Terre sainte aussitôt après Philippe Auguste. En réalité, on connaît par le trouvère Ambroise les efforts que mènent Richard contre Saladin bien après la prise d'Acre, et ce jusqu'à Jérusalem. Suite logique chez Mosuket, le récit pathétique

1 Ibid., v. 19 527.

2 Ibid., v. 19 626-33.

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de son épopée en Allemagne puis de sa captivité n'est qu'une longue raillerie à son encontre. Les informations sont détaillées et beaucoup plus développées (200 vers, du v. 19 839 à 20 040) que dans les autres récits que l'on connaît. Déguisé en valet de cuisine, il est surpris dans les cuisines d'un château à faire tourner le chapon comme un vulgaire saucier. Mousket fait largement usage du discours direct et nous livre une relation complète et vivante de l'affaire. Cette présentation négative de Richard se retrouve assez chez l'Anonyme de Béthune, bien que de façon beaucoup moins développée, et dans des termes similaires dans la Chronique d'Ernoul1. Ce dernier, partisan de Conrad de Montferrat contre Guy de Lusignan et donc opposé au camp de Richard, parle également de l'empoisonnement de Philippe Auguste. L'anecdote du valet de cuisine s'y retrouve également, ainsi que chez le Ménestrel de Reims, mais rarement ailleurs. Philippe Mousket se montre donc ici plutôt original comparé aux sources connues.

Richard, négatif de son frère Henri, n'en reste pas moins une figure chevaleresque et, lors de sa mort, après une avoir parlé une dernière fois de sa félonie, Mousket nuance :

Mais ce ne doit-on pas céler Que soldoïer et baceler,

A qui il dounoit les grans dons Pour guerroiier dus et barons, N'en demenasent trop grant duel, Se vérité dire vous voel2.

Au contraire, le dernier frère Jean Sans Terre n'a rien de chevaleresque. Il est avant tout un couard et un tyran. Figure du roi cruel, il se discrédite dès les débuts de son règne, en donnant la mort à son neveu Arthur de Bretagne :

Et Artus, li nouviaus gueriers, Se fu en I celier repus,

Et tant qu'il i fu percéus. Si fu pris et livrés al roi, Son oncle, à moult petit conroi. Et il le mist en tel prisson, U il moru par mesproisson ; Quar on dist k'il le fist noiier, Pour çou qu'il l'osa renoïer1.

1 Recueil des historiens des croisades, t. II, p. 179-80.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 20 555-60.

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A ce titre, Mousket participe de la légende noire tissée autour du personnage et que Shakespeare contribuera à populariser. On la retrouve dans la plupart des textes historiographiques contemporains, même anglais. Par la suite, dans les affaires de Flandre qui précèdent la bataille de Bouvines, Jean brille par son absence. Sa défaite à la Roche-aux-Moines est expédiée en quelques lignes. En revanche, son discrédit face à ses barons et l'expédition d'Angleterre par le futur Louis VIII qui suivit, fait l'objet d'un long récit. C'est encore en tant que tyran et de mauvais seigneur qu'il est attaqué :

Et si home point ne l'amèrent Encontre lui se relevèrent, Car et lor femes et lor filles Bourgoises, vilainnes, gentilles, Prendoit à tort et droit,

Et tant les avoit en destroit Qu'il maintenoit ses cevaliers Comme vilains et pautouniers2.

Philippe Mousket, contrairement à sa source (le fragment attribué au patronage de Michel de Harnes), ne s'étend pas plus sur les raisons du soulèvement et de l'appel à Louis. Il saute les évènements de la Magna Carta pour se concentrer sur le rôle du Français dans l'expédition, son seul intérêt. C'est une promenade de santé, où Jean se dérobe et fait pâle figure. A sa mort, durant l'affaire, il n'est guère regretté. Philippe Mousket déplore quant à lui que cette campagne ne soit pas allée au bout et que Louis ait renoncé à la couronne. Jean Sans Terre apparaît dès lors comme un roi tyrannique et faible, image que la tradition lui a très tôt accordée.

Par la suite, les rois d'Angleterre sont beaucoup moins présents dans le récit. Il reste en tous les cas une ambiguïté vis-à-vis des adversaires des Capétiens : si Henri fut un personnage aimé et admiré, Richard et Jean servirent de commodes contrepoints à la figure souveraine et courtoise de Philippe Auguste. Mousket nous livre des récits indépendants d'autres sources et parfois originaux. Sa position à l'égard des Plangenêts demeure cependant traditionnelle, proche de celle adoptée par l'historiographie pro-française.

1 Ibid., v. 20 618-26.

2 Ibid., v. 22 477-84.

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4) L'histoire locale : Tournai et la Flandre

Philippe Mousket, s'il écrit l'histoire des rois de France, ne s'est pas départi de sa situation géographique. Dans une Europe perçue comme unie dans la chrétienté, les cadres de pensée sont en réalité largement pris dans le carcan local, dont l'identité linguistique et culturelle est forte et structurante. Aussi est-ce normal que chez Philippe Mousket Tournai, et plus encore la Flandre, soient comme le point de vue et le cadre privilégié du récit. La Flandre est présente tout au long du récit, dans des interpolations et au rythme de la succession des comtes qui scande la chronologie. Il fait très souvent appel à des toponymes locaux, qu'il ne prend pas la peine de situer, démontrant par là que les destinataires de son oeuvre sont avant tout flamands ou hennuyers. La Flandre n'est que rarement en elle-même le centre de la narration, mais est souvent le cadre géographique de l'histoire, ne serait-ce que par la relation des démêlés entre les rois et les comtes. Le chroniqueur est ainsi une des sources importantes pour l'histoire du Nord de la France au XIIIème siècle1.

C'est surtout le cas pour les temps contemporains de Mousket. Cette présence se fait plus insistante car on rentre alors dans l'ordre du témoignage2. On sent ici le poids du vécu et de l'entendu, et c'est à ce moment que le chroniqueur prend réellement parti. Les précédents comtes de Flandre ou de Hainaut avaient laissé de bons souvenirs et jouissaient de qualificatifs positifs malgré leurs guerres contre le roi de France. Ainsi pour Philippe d'Alsace (1157-1191) :

Et li quens Felipres de Flandres, Ses parins, ki plus q'Alixandre Fu larges et preus et hardis3.

Ou encore Baudouin IX (1194-1205) :

Que Bauduins li preus, li buens,

De Flandres et de Hainnaus quens, Li sages, larges et proissiés,

Se fu pour l'amour Dieu croisiés1.

1 Il est très souvent cité. Voir D. Clauzel, H. Platelle, Histoire des provinces françaises du Nord (dir. A. Lottin), t. II. Des principautés à l'empire de Charles Quint (900-1519), Artois Presses Université, Arras, 2008 ou R. L. Wolff, « Baldwin of Flanders and Hainaut, first Latin Emperor of Constantinople : his life, death and resurrection, 1172-1225 », Speculum, 27, 1952, p. 281-322.

2 Voir infra pour l'importance du témoignage chez Mousket.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 19 266-68.

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Avec Ferrand de Portugal cependant, la Flandre devient le centre des rivalités entre le Capétien, le Plantagenêt et l'Empire. L'enjeu flamand « s'internationalise » en quelque sorte, fait l'objet d'âpres luttes avant de rentrer progressivement dans le giron français. C'est cette époque de bascule dont parle le chroniqueur, temps charnière où le roi de France s'impose dans les affaires du Nord. Le chroniqueur a choisit son camp, ce qui ne l'empêche pas cependant de saluer parfois un geste des Flamands ou des Hennuyers. C'est d'abord le crime du saccage de Tournai, dont le comte de Flandre supportait mal la commune et sa reconnaissance par le roi de France, qui marque le changement de ton de Mousket à l'égard des Flamands :

Et li Flamenc et Hainnuier ;

Bourgois, siergant et cevalier,

As Prés-Porcins sont atravé,

Maint confanon i ot levé.

Et la nouviele vint au roi

Qu'il orent jà fait tel desroi,

Que sa chité assise avoient

Et que destruire le voloient.

(...)

Cruelment furent envaï

Fondent maisons, fondent celier,

Fondent loges, ardent solier.

Tot le païs ont mis à fuer

Ausement c'on a gieté puer.

(...)

Mais Ferrans et li quens Renaus

En esploitièrent, comme faus,

Et cil de Boves, par sa gille,

Qu'esranment qu'il orent la vile.

Des bourgois vorent prendre ostages

Et des plus rices et des plus sages.

Mais nus bourgois n'i vot entrer,

Et li Flamenc, sans demorer,

Pour çou que Ferrans fu séurs,

Abatirent portes et murs2.

Ce n'est pas seulement la félonie du comte Ferrand (« diable d'enfier », v. 22 290) et les intrigues de ses partisans qui sont dénoncés, mais aussi les

1 Ibid., v. 24 465-68.

2 Ibid., v. 21 833-34.

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Flamands dans leur ensemble. Ce détail est à relever pour saisir ce que Mousket revendique comme identité : à Tournai, ville du roi de France, s'opposent les « Flamenc et Hainnuier », ainsi perçus comme des altérités1. A Bouvines, cette différence s'impose plus encore. Tandis que les Français « Sont de tous cevaliers la rose » (v. 21 992), les Flamands sont « beubanciers » (v. 21 758). Et on lit encore :

Souvent oïssiés à grant joie Nos François escrier Monjoie2.

Il est donc certain que Philippe Mousket ne se perçoit ni comme flamand, ni comme hennuyer, mais comme tournaisien, et ainsi homme lige du roi de France. On a dit plus haut que la première moitié du XIIIème siècle est un temps charnière où l'équilibre entre le roi et le comte de Flandre se brise en faveur du Capétien. Mousket, en tant que partisan du roi de France, témoigne bien ici de cette nouvelle donne. Dans ce contexte, il y a un évènement qui l'a marqué plus que les autres : il s'agit de l'épisode du Faux Baudouin.

L'affaire a causé un important bouleversement dans le Nord de la France3, comme l'atteste le nombre des contemporains qui en parlent : Aubri de Trois-Fontaines, Baudouin de Ninove, Renier de Liège, Guillaume d'Ardres ou encore Albert de Stade, pour la plupart convaincus de l'imposture. Par la suite et jusqu'au XIXème siècle, une vaste littérature romantique et fictionnelle s'est constituée autour de cette histoire. Philippe Mousket, dans ce vaste faisceau de sources, est de loin le plus complet et le plus détaillé. Non seulement l'affaire semble l'avoir passionné mais il en est sans doute un témoin direct. En 1225, en effet, un ermite du bois de Glançon, près de Tournai, est reconnu comme le comte de Flandre Baudouin, premier empereur latin de Constantinople et disparu à la croisade en 1205. Captif des Bulgares, son sort n'avait pas été connu, causant maintes conjectures. Rapidement, la ferme croyance qu'il était vivant s'était répandue en Flandre. Mousket en atteste lui-même, comparant cette attente du retour de Baudouin à celle des Bretons pour le roi Arthur (v. 24 626-28). L'atmosphère particulière qui régnait alors en Flandre était propice à la diffusion d'une telle rumeur. Le comte Ferrand était prisonnier du roi de France et c'était sa femme, Jeanne, qui gouvernait le comté, assistée d'un conseil pro-Français constitué notamment d'Arnould d'Audenarde. Des

1 Pour l'importance d'un patriotisme tournaisien, voir infra, p. 113.

2 Ibid., v. 21 137-246.

3 Voir J. W. Jaques, art. cit. et R. L. Wolff, art. cit.

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scandales domestiques avaient entachés la famille : Marguerite, la soeur de Jeanne, avait d'abord épousé Bouchard d'Avesnes en 1212, avant d'être forcée par la comtesse de divorcer puis de se remarier avec Guillaume de Dampierre. Un fort parti de mécontents s'était formé contre Jeanne, animé par Bouchard d'Avesnes qui réclamait ce qui lui était dû. Des guerres privées s'en étaient suivies qui ravagèrent en partie les campagnes flamandes. Aussi le climat était-il favorable à l'étincelle du Faux Baudouin. L'ermite fut aussitôt récupéré par les opposants à Jeanne, et ce n'est pas un hasard si Bouchard fut l'un des premiers à aller questionner celui qui commençait à faire parler de lui. L'affaire prit de l'ampleur, à tel point que Louis VIII lui-même envoya des proches tenter de reconnaître Baudouin. En réalité le roi de France avait tout intérêt à s'ingérer et à garder en place la comtesse Jeanne qui lui était plus favorable que son époux. Aussi, quand elle fut chassée de son comté par l'imposteur le roi de France lui prêta une forte somme et lui promit de l'aider. Mousket écrit :

Mais sor tous li bons rois de France

Garandi la contesse France.

Conseil ot qu'al roi s'en iroit,

Son signour, son couzin tot droit,

Mierci proiier et querre aïe

Del paumier et de sa maisnie,

Et des Valencenoi aussi,

Ki traiie l'orent ensi.

(...)

Plainte s'est et li rois l'oï,

Confortée l'a, s'el goï,

Et dist qu'il li rendra sa tière,

Car il estoit ciés de la gierre,

Si que Flandres tenoit de lui1

Le chroniqueur, qui insiste sur la position de vassalité de la comtesse, a bien compris comme l'affaire servait les intérêts du roi de France en Flandre. Et en effet, l'épisode du Faux Baudouin marque l'influence de plus en plus nette des Capétiens dans le comté, et permet en 1226 la prise définitive de l'Artois. Aussi Philippe Mousket se montre convaincu de l'imposture de l'ermite et raille la crédulité de ses partisans :

Or vint en Flandres li paumiers

1 Reiffenberg, op. cit., v. 24 893-907.

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Qui n'en fu mie coustumiers.

Se Dieux fust en tière venus,

Ne fust-il pas mious recéus

D'abés, de moines et de clers,

Quar li païs iert moult emfers.

Rices présens li aportoient

Li fol buisnart, qui tot perdoient1.

(...)

Et les sages fist comme fos

Croire ses dis et ses boins cos.

Caus de St.-Jehan l'abéie [Saint-Jean de Valenciennes]

Fist-il muser à la folie.

Ses grenons rère li faisoient,

Pour saintuaires les guardoient ;

Et cil de Binc, sans nul desdaing,

Burent plus d'un mui de son baing2.

Et après avoir décrit par le menu le terrible châtiment dont est victime l'imposteur, il n'a pas de mots assez durs contre lui :

S'en doivent iestre moult honteus

Si homme, qu'ainc ne fu maus teus,

Que de leur dame, la gentil, Voloient faire anciele vil, Et d'un sierf avolé, puant, Boisteus, faus hiermite et truant, Voloient faire emperéour, Conte et prince de grant ounour ;

Et viestoient dras d'escarlates Ki sas déuist vestir et nates3.

Philippe Mousket montre bien ici comme la société médiévale supportait mal l'usurpation, signe de désordre et de bouleversement de l'harmonie voulue par Dieu. Chacun possède un rang (que l'on voit ici marqué par les vêtements) et doit s'y maintenir sans déroger. Qu'un serf veuille se faire empereur, il n'y avait sans doute pas de pire crime.

Finalement, après cette affaire, tout semble joué pour la Flandre. Mousket évoque sans commenter les longues querelles entre les Avesnes et les Dampierre

1 Ibid., v. 24 851-58.

2 Ibid., v. 25 117-24.

3 Ibid., v. 25 311-20.

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et quand les barons se soulèvent contre Blanche de Castille et le jeune Louis IX, le chroniqueur précise qu'à présent le comte de Flandre se tient tranquille. Mousket s'intéresse à d'autres fronts, la croisade, en Occitanie et en Orient. Plus près, l'Empire est aussi présent. Nous verrons cependant que, s'il a su dépasser l'histoire locale, il tombe dans les stéréotypes et les fantasmes. Comme l'écrit Bernard Guenée, constatant le nombre restreint d'ouvrages disponibles, « un historien, fût-il doué, eût-il accès à une bonne bibliothèque, était condamné dès que ses ambitions s'élevaient au-dessus de l'histoire locale, à un récit attendu et traditionnel »1. Pour un amateur de surcroît, dont l'accès aux sources était limité et conditionné, saisir l'histoire générale était compliqué.

5) Voir un peu plus loin : l'Empire et Frédéric II

Philippe Mousket vit, on l'a dit, sur la rive droite de l'Escaut, et donc dans l'Empire. Quelle conscience a-t-il pu avoir de cette frontière et plus largement de cette entité politique imposante qu'était alors le Saint Empire de Frédéric II ? Il est difficile de le savoir. La frontière issue du partage de Verdun était floue et depuis longtemps remise en cause par les évolutions locales de la géographie féodale. Mousket lui-même ne perçoit pas le rôle fondateur de cette démarcation puisque, à défaut de citer le traité de 843, il ne fait que mentionner la prise de possession de la France par Charles le Chauve au lendemain de la bataille de Fontenoy (v. 12 506-08) ; selon lui, le royaume était déjà constitué en tant que tel, malgré l'existence d'une mémoire historiographique du partage2. Il affirme bien la juridiction de l'évêque de Tournai sur la rive droite :

Encor lor fist-il confermer Tel cose que ne sai nommer, Et de çà l'Escaut et de là, Tout si com sa puissance ala3.

Ce droit est conféré de surcroît par le roi Chilpéric : l'autorité sur la rive droite relève-t-elle, pour Mousket, de la suzeraineté du roi de France ? On touche ici à l'ambigüité d'un droit féodal qui revendique sa légitimité du passé en gommant les évolutions historiques. D'ailleurs, les nombreuses tentatives d'unification politique et juridique des deux rives de Tournai au cours du XIIIème

1 B. Guenée, Histoire et culture historique..., op. cit., p. 102.

2 J.-M. Moeglin, L'Empire et le Royaume. Entre indifférence et fascination, 1214-1500, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 2011, p. 17-42.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 1152-55.

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siècle, ainsi que les réactions du comte de Hainaut contre ces empiètements prouvent que cette frontière était un enjeu local bien connu. J.-M. Moeglin parle ainsi d' « étonnante mémoire locale de l'emplacement de la frontière »1. Pour désigner l'au-delà de cette limite géographique, Mousket parle habituellement d'Allemagne, le terme d'empire étant réservé à la vieille signification d'imperium, c'est-à-dire l'appellation juridique du pouvoir de commandement. Pour les habitants, les particularismes régionaux sont préférés au terme plus générique d'Alemant : Hainnuier, Avalois (région de Cologne), Sesnes... Quant à l'empereur, Mousket oscille entre roi et emperéour. Il semble donc que l'Empire en tant qu'entité politique soit difficilement conçu par le chroniqueur, et qu'il ait surtout eu la perception d'un certain nombre de peuples plus ou moins rassemblés sous la coupe d'un empereur, dont la prééminence théorique sur les affaires temporelles de la chrétienté n'est clairement pas affirmée.

Le chroniqueur s'est pourtant intéressé à cette partie de l'Occident et l'enjeu politique de l'élection impériale est senti, notamment lors de la succession d'Henri VI et l'imposition par Richard Coeur-de-Lion de son neveu Otton. L'Empire entre alors en jeu dans la perspective de la rivalité dynastique entre les Capétiens et les Plantagenêts, et plus largement de l'alliance croisée avec les Staufen et les Welf qui se joue à Bouvines2. Par la suite, Philippe Mousket relate certains évènements qui ont lieu en terre d'Empire, sans trop s'éloigner de ses environs géographiques : affaires de Hainaut, hérésie de Stade, troubles dans le diocèse de Cologne. Son époque est une période de forts échanges économiques et d'une présence grandissante d'Allemands en Flandre3, sans doute a-t-il pu être informé de quelques incidents survenus plus à l'est. Ses informations restent néanmoins lacunaires voire fantaisistes, soulignant la difficulté pour un historien d'élargir sa zone géographique et la réduction inévitable des représentations de l'autre à quelques stéréotypes. Ainsi la longue explication (v. 20 137-352), dénuée de noms propres et romancée, qu'il donne de l'abandon de l'hérédité pour le choix de l'empereur. Un empereur mourut un jour en Terre sainte, laissant deux enfants derrière lui. Son frère les enlève et les tient prisonniers, tandis que lui-même prend les rênes de l'empire. Les héritiers légitimes décèdent en captivité et les barons combattent l'usurpateur avant de choisir son successeur par élection. Au-delà d'un certain goût pour l'histoire édifiante, Philippe Mousket nous montre aussi la conviction d'une certaine supériorité de l'hérédité sur l'élection, cette dernière résultant d'une usurpation.

1 J.-M. Moeglin, op. cit., p. 23.

2 Ibid., p. 44-51.

3 Ibid., p. 68.

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Le procédé vise donc aussi à décrire l'autre pour mieux affirmer son ascendant culturel et la primauté de son système politique1.

Cette ambigüité, intérêt mêlé de répulsion ou du moins d'irréductible altérité, se retrouve avec Frédéric II. « Stupor mundi », sa présence domine la première moitié du XIIIème siècle. Mousket est un temps séduit par sa figure romanesque et l'appelle de son surnom populaire, « l'enfant de Pulle ». Son couronnement, récompense d'une longue attente, est prétexte à une scène émue :

Ensi, par l'uevre al roi de France

Fu li septres en acordance,

Quar tout li baron qui la èrent

L'enfant de Pulle couronnèrent.

El puing li ont le septre assis,

Ki de fin or estoit massis,

Et la couronne sour le cief

Li orent mise sans mescief.

Et il en a Dieu aouré,

Et s'en a de pitié ploré.

Ensi ot li enfés l'empire,

Ki de fine joie en souspire.

De cuer plorant larmes sans fiel,

A la couronne offierte au ciel,

Et si prist la crois d'outremer,

Pour l'amende mious afermer2.

Remarquons tout de même l'insistance sur le rôle du roi de France dans son avènement, qui traduit la volonté de reléguer l'empereur dans une position subalterne. Mais à mesure que la puissance de Frédéric II s'affermit, le chroniqueur change de ton. Son retard pour se croiser, ses guerres en Lombardie et sa lutte contre le pape en sont les premiers signes. A la toute fin de la chronique, on ne peut qu'être frappé par le contraste avec les débuts du règne. Il est d'abord accusé d'avoir trahi la chrétienté et d'avoir fait venir les Mongols ; il tient aussi prisonnier de nombreux prélats qu'il laisse mourir en captivité, allusion à la prise, en 1241, d'un bateau transportant des évêques afin d'empêcher la réunion d'un concile contre lui. Enfin, et sans doute faut-il y voir la raison de ce changement de ton, c'est clairement la prétention à l'empire universel qui est dénoncée, ambition pesant depuis longtemps déjà sur les

1 Ibid., p. 308.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 22 782-98.

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relations entre le roi de France et l'empereur. On sent alors l'animosité de l'Occident contre Frédéric quelques temps avant la tenue du conseil de Lyon1 :

Par le consel l'emperéour, Qui del monde de là entor Voloit iestre par force sire, Et par son avoir et par s'ire, Et, par outrage et par boufoit, N'à clerc n'à lai ne portoit foit, Ainc faisoit partout les desrois2.

Le chroniqueur croit d'ailleurs bon de mentionner, après la relation des querelles entre le pape et l'empereur, la donation de Constantin, affirmant bien la position secondaire de l'empereur :

Emperéor fist d'un haut ome Et tout quan qu'il avoit à Roume, Mais ses om liges en estoit Et quant son sacre prist avoit. Tout ensi douna-on l'empire, Dont l'apostolités empire3.

De l'oeuvre de Philippe Mousket se dégage ainsi une certaine ambivalence à l'égard de l'empire. Voisin, mais déjà trop éloigné pour être exempt des clichés et des fantasmes propres à l'autre, il suscite la méfiance dans ses volontés hégémoniques et le plus souvent l'indifférence tant qu'il ne croise pas la route des Capétiens. Du moins le chroniqueur a-t-il porté son regard au-delà du royaume de France. Plus loin encore, il est cependant un autre horizon qui suscite l'imagination et l'écriture : l'Orient ouvert par les croisades.

6) Le lointain fantasmé : l'Orient et les croisades

P. Bennet avait proposé, on l'a dit, de voir en l'oeuvre de Mousket une apologie de la croisade, célébration finalement déçue par l'échec de saint Louis

1 E. Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, Gallimard, Bibliothèque des histoires, Paris, 1987, pour la traduction française ; F. Rapp, Le Saint Empire romain germanique, Tallandier, Paris, 2000.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 31 021-27.

3 Ibid., v. 30 933-38.

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en 12501. Rien n'est moins sûr, et il faut se pencher sur le problème de la croisade chez Philippe Mousket. Il passe d'abord sous silence les deux premières expéditions, ainsi que la perte de Jérusalem en 1187. Par ailleurs, elle semble être d'abord chez lui une expédition militaire, certes lointaine et placée sous le signe de Dieu (v. 22 830, « Pour Dieu siervir et onorer »), mais sans jusqu'au-boutisme. Il se félicite ainsi de la prudence de Jean de Brienne qui, en 1219, s'était retiré et avait rendu Damiette, tandis qu'il loue la magnanimité du sultan Al-Kamel :

Et bien s'i prouva li soudans,

Quar à nos gens fist moult de bien,

Ne de lui ne se plainsent rien.

Et par couvent furent rendu

Tout li caitif et retenu,

Et li Sarrasin délivré,

Qui furent en prison livré2.

On est plus proche ici de l'entente pragmatique et du respect de caste souligné par D. Barthélemy entre les chevaliers chrétiens et musulmans3, que du discours exalté d'un Rutebeuf. Les récits de croisade sont d'ailleurs marqués par l'exploit chevaleresque et la distinction personnelle, loin de la figure humiliée du guerrier pénitent. Le récit de la troisième croisade est ainsi surtout l'occasion de voir rivaliser de prouesses Français et Anglais. On y voit de même s'illustrer des noms :

Et Jakes d'Avesnes i fu,

Ki moult grant pris i ot éu4.

(...)

Et si estoit li quens Tiébaus, Ki moult estoit vaillans et baus, Et Jakes, li fius Jakemon, Celui d'Avesnes, le baron ; Si fut Pières de Bréécuel, Ki moult i fut de grant aquel ;

1 P. Bennet, « Epopée, histoire, généalogie », op. cit.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 22 924-930.

3 D. Barthélemy, La chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle, Fayard, Paris, 2007, p. 27887.

4 Reiffenberg, op. cit., v. 19 620-21.

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Si fu Quennes de la Biétune,

Si ot moult d'autre gent coumune1.

La croisade est presque vécue comme un vaste tournoi, un jeu chevaleresque. On retrouve un peu le témoignage de Joinville à la Mansurah, qui évoque un « prix de la journée » remporté par le meilleur chevalier du jour et rapporte le mot fameux du comte de Soissons, en plein milieu de la bataille :

« encore en parlerons nous, entre vous et moy, de ceste journee es chambres des dames »2.

Plus que celles de Palestine, ce sont les expéditions de Constantinople et contre les Albigeois qui ont de l'importance. A elles deux, il faut le remarquer, elles monopolisent la quasi-totalité de la narration après Bouvines. La première tient avant tout sa place parce que, de 1204 et l'avènement du comte Baudouin comme empereur, à 1260 et la mort de Beaudouin II, la Flandre rentre directement en jeu. C'est ce que le chroniqueur assume sans ambages :

... de la lignie

Des flamens et des Hainnuiers,

Que tout aussi, come faus gruiers,

Prent sa proie as cans et as bois,

Prisent la contrée as Grijois,

Et la cité vallant et noble

C'on apiele Coustantinoble ;

Et là furent emperéour,

Comme preudome, tamaint jor3.

Il est notable d'ailleurs que Mousket ne cherche pas, contrairement à ses contemporains Robert de Clari et Geoffroy de Villehardouin, à justifier le détournement de la croisade et la prise de Constantinople. Plus que par la constitution d'une base arrière pour la reconquête de la Terre sainte, il a sans doute été séduit, comme beaucoup, par le mirage de Byzance. L'empire d'Orient prend alors une grande place dans le récit. C'est aussi, on l'a dit, la croisade en Occitanie, dont le siège d'Avignon (1226) constitue la clef de voûte. Des vers 25 559 à 27 488, soit près de deux mille, il fait de ce siège le centre de sa chronique. L'évènement avait marqué les contemporains : on compte près de 80 chroniqueurs qui l'évoquent au XIIIème siècle. C'était certes un temps fort de la

1 Ibid., v. 20 445-52.

2 Jean de Joinville, Vie de saint Louis, Jacques Monfrin (éd.), Le Livre de Poche, Lettres gothiques, Paris, 1995, §242 et 296.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 27 350-58.

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campagne de Louis VIII contre Raymond VII, mobilisant une très importante armée et concentrant pour plusieurs mois les enjeux politiques et religieux du Sud du royaume. La défaite des Avignonnais marquait ainsi un virage important de la guerre en Occitanie et redistribuait les influences avant le traité définitif de 12291. Plus surprenant est ce long épanchement sur la mort du comte de Saint-Pol, Guy II de Châtillon, lors de ce siège. Faut-il penser à une source proche du comte dans laquelle Mousket aurait trouvé sa matière ou, moins probable, d'un patronage ? Nous n'en savons rien. Toujours est-il que c'est le seul moment où le chroniqueur fait preuve d'emphase pour le martyre et la guerre sainte :

S'orent des nos assés ocis,

Mais cil nos ont adevancis, Quar Dieux les a, avoec ses sains, O lui mis tout saus et tous sains, Là sus en permenable glorie : Ce doit estre nostre mémorie2.

Au-delà de l'idée de guerre sainte, il y a peut-être chez Mousket la conscience vague de l'importance pour le roi de France de cette ingérence en Occitanie. La conclusion de l'expédition de Louis VIII est ainsi claire :

Et li rois, par sa poesté, Fist Aubugois sogire à lui3.

En tous les cas, c'est en France que se situe la vraie guerre sainte et non en Palestine, ni même en Espagne sur laquelle le regard du chroniqueur ne se pose pas. Sans doute participait-il de cette atmosphère nouvelle à l'égard de la croisade, critique et peu encline à des expéditions lointaines alors qu'en Occident même l'hérésie semblait s'étendre. La croisade des enfants (celle de 1212 ? Il n'en parle qu'à la fin de sa chronique) lui vaut d'ailleurs des réflexions à l'encontre de la piété populaire et spontanée, que l'on retrouvera après le mouvement des Pastoureaux :

1 M. Aurell, « Les sources de la croisade albigeoise : bilan et problématiques », La Croisade albigeoise. Colloque de Carcassonne, octobre 2002 (Centre d'études cathares, 2004), p. 21-38 ; C. Peytavie, « Le lys aux portes de la Méditerranée. Le siège d'Avignon », in L. Albaret, N. Gouzy (dir.), Les grandes batailles méridonales (1209-1271), Privat, Paris, 2005, p. 137-159.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 26 789-794.

3 Ibid., v. 27 944-45.

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Frère Willaumes des cordieles Vint et parla des crois novieles Pour Jérusalem délivrer.

Mais que vaut de gens enivrer Par parole, et faire croissier ? Cou fait moult petit à proisier, S'il n'i a kief de signorage, Qui gart le port et le voïage Et l'ost, quant ele sera outre ; Peu vaut l'afaires sans le coutre. Se cil enfant éussent kief, N'éuissent pas si grant mesquief1.

Philippe Mousket a donc un rapport équivoque à l'égard de la croisade, sans célébration catégorique ni extrémisme. Elle s'installe cependant largement dans le récit à mesure qu'elle se rapproche géographiquement, et reste une donnée majeure du jeu géopolitique (la référence à Jean de Brienne, roi de Jérusalem de 1210 à 1225, puis empereur latin de Constantinople de 1229 à 1237, se fait ainsi très présente dans la dernière partie de la chronique). C'est surtout l'hérésie qui se fait obsédante à la fin de l'oeuvre, comme les Catiers de Stade, Bougres, Albigeois et ceux qu'il appelle du même nom et qui essaiment dans le Nord. Mousket se fait alors témoin important des premiers pas de l'Inquisition, menée par les Ordres mendiants, dont on a vu que la parole se diffusait dans cette première moitié du XIIIème siècle. Ainsi voit-on, à côté de quelques critiques contre un clergé jugé trop cupide, apparaître les Jacobins et les Cordeliers qui eux mènent réellement la lutte contre l'hérésie, sous l'impulsion conjointe du pape et du roi de France :

Puis revint par France I Robiers,

I jacopins trop mal apiers,

Et dist qu'il ot més à Mélans

Et si eut esté par X ans

En la loi de mescréandise,

Pour connoistre et aus et lor guise.

Ardoir en fis tassés en oire

Droit à la Carité-sor-Loire

Par le commant de l'apostole,

Qui li ot enjoint par estole

Et par la volenté dou roi

De France, ki l'en fist otroi1.

1 Ibid., v. 29 226-37.

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Aussi faut-il sans doute voir dans la chronique de Philippe Mousket une grande influence des Franciscains et des Dominicains, déjà bien implantés dans les villes du Nord autour de 1230-12402, et dont le discours affirmait la prééminence de la prédication sur la violence pour obtenir la conversion, celle du combat contre les proches hérétiques plutôt que contre les Infidèles outremer, celle du pape sur l'empereur enfin, que l'on a vu plus haut poindre chez Mousket. L'insistance sur la croisade albigeoise, notamment, pourrait ainsi s'expliquer par de fréquents contacts avec la prédication mendiante.

Au-delà de la croisade comme expédition militaire, c'est aussi un regard porté sur l'Orient, lointain et fantasmé. Comme l'écrit J. Le Goff, « l'Orient, c'est le grand réservoir du merveilleux, l'Orient, c'est le grand horizon onirique et magique des hommes de l'Occident médiéval, parce que c'est le vrai étranger, et parce qu'il a joué ce rôle, si l'on peut dire, depuis toujours pour les Grecs et les Romains au moins. Tout vient de l'Orient, le bon et le mauvais, les merveilles et les hérésies »3. La geste d'Alexandre, mêlée aux récits de croisade viennent nourrir cet imaginaire de l'Orient. La légende du prêtre Jean appartient aussi à ce corpus de mythes, dont le texte de la lettre à Frédéric II est, on l'a dit, intégré au manuscrit de la chronique de Philippe Mousket. La Bible ajoute elle-même un calque symbolique sur la perception de la Palestine et de la Syrie. A. Grabois souligne ainsi la coexistence, pour les hommes du XIIIème siècle d'une géographie savante et d'une géographie sainte de la Terre sainte4, que l'on retrouve bien chez Philippe Mousket. Il y a d'une part la longue description des lieux saints qu'il interpole aux vers 10 466-11 063, issue des Ecritures et portant un savoir géographique symbolique :

Del mont de Cauvaire si a XIII piés, sans plus, jusques là U la moitiés de tot le mont Est en largaice et en réont5.

D'autre part, une connaissance plus précise et empirique de la région quand il relate les expéditions : Damas, Acre, Damiette, Le Caire (alors nommée Babylone), le Krak de Montréal... Ces toponymes sont de plus cités sans réelle

1 Ibid., v. 28 871-882.

2 J. Le Goff, « Ordres mendiants et urbanisation dans la France médiévale », Annales ESC, 1970, 4, p. 924-946.

3 J. Le Goff, « Le merveilleux... », op. cit., p. 474.

4 A. Grabois, « From Holy Geography to Palestinography: Changes in the Descriptions of Thirteenth Century Pilgrims », Jerusalem Cathedra, 31, 1984, p. 43-66.

5 Reiffenberg, op. cit., v. 10 828-31.

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mise en contexte, ce qui tend à faire penser qu'ils sont plus ou moins familiers du public.

L'Orient est inquiétant par son étrangeté et aussi sa violence. L'imaginaire se tisse ainsi autour de la figure du Vieux de la Montagne et de ses assassins, semble-t-il déjà bien connu :

Or oïés miervelle autresi. Li Vious de la Montagne oï Dire que li rois ert croisiés De France, si n'en fu pas liés II siens Hakesins apiela Et II coutiaus leur balla, Et commanda mer à passer Pour le roi Loéys tuer'.

Le récit est mêlé de peur et de respect pour le Vieux et ses sbires. Quand finalement les deux assassins voient leur mission annulée, Louis IX procède à un échange de cadeaux diplomatiques :

Li rois moult biaus dons lor douna

Et sauvement les renvoïa,

Et à leur signor, par ses gens, Envoïa trop rices présens2.

Ambivalence donc, mêlée de fantasmes et d'une curiosité admirative. Comme J. Le Goff le souligne, « même si leur mission était effroyable, ces terroristes fidèles jusqu'à la mort au Vieux de la Montagne étaient des héros de ce sentiment que les chrétiens féodaux prisaient plus que tout : la foi et la fidélité. Orient détestable et merveilleux »3. Cette attitude se retrouve pour les Mongols, dont le surgissement fut un choc pour l'Occident. Aisément, ils furent associés au Tartare, les enfers antiques et, par l'intermédiaire de la Bible (Ezéchiel) et du Roman d'Alexandre, aux peuples de Gog et Magog. On a évoqué plus haut le rôle de la rumeur dans les informations lacunaires et inquiètes de Mousket :

A cest tans, ne tempre ne tart, Vint noviele que li Tafart,

' Ibid., v. 29 340-47.

2 Ibid., v. 29 382-85.

3 J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 552.

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Une gent de tière lointaine

(Jhésus lor doinst honte proçainne)

S'adrécièrent parmi Rousie.

Si l'ont praée et défroisie,

Et ne sai quante autre cité,

Dont pas ne me sont recordé

Li non, ne recorder n'es sai1.

Leur intention ne pouvait qu'être le ravage de l'Occident. Plus encore, on disait qu'ils voulaient venir prendre les reliques des Rois Mages, ces derniers étant identifiés aux seigneurs des lointaines contrées dont venaient les Mongols. On voit ainsi la confusion de multiples imaginaires (antique, biblique, merveilleux romanesque) dans l'image donnée à l'Orient et aux peuples qui en sortent. Encore une fois, nous pouvons constater comme la figuration de l'autre fait appel à la légende, à la caricature et à l'illusion, effrayée ou fascinée. Il est encore un dernier lointain qu'il faut évoquer pour la chronique de Philippe Mousket, ô combien ambivalent puisqu'il fonde aussi l'identité : celui du passé.

7) Ecrire l'histoire, un certain regard sur le temps et le passé

« Conscience est mémoire », écrivait Henri Bergson. « Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? »2 En effet, l'homme - et l'on pourrait tout aussi bien élargir à la communauté - définit sa place, se situe dans l'instant et s'inscrit dans le monde en se projetant dans le passé et dans le futur. Il se temporalise pour exister. Pour l'homme médiéval, cette idée prend plus de force encore. Le critique littéraire belge Georges Poulet enchérissait : « Se sentir exister, c'était pour le chrétien du Moyen âge se sentir être, et se sentir être c'était se sentir non pas changer, non pas se succéder à soi-même, mais se sentir subsister. Sa tendance au néant était compensée par une tendance opposée, une tendance à la cause première »3. Même si son temps est multiple et ambivalent, mêlant le temps circulaire de la nature et de la liturgie avec le temps linéaire propre au

1 Reiffenberg, op. cit., v. 30 209-17.

2 H. Bergson, L'énergie spirituelle. Essais et conférences, 1919 (édition des Presses Universitaires de France, 1967, p. 9).

3 G. Poulet, Etudes sur le temps humain, Plon, 1949. Cité par J. Le Goff dans « Au Moyen Âge : temps de l'Église et temps du marchand », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 15e année, 3, 1960, p. 417-433.

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judéo-christianisme1, les Evangiles et l'attente de la parousie lui ont donné un but (telos) et un sens. En somme, le christianisme médiéval lui a proposé « la certitude concrète de son historicité essentielle »2.

Cette dimension est donc capitale pour le médiéviste qui veut analyser les structures mentales. Comme le remarque Jérôme Baschet : « Il existe certes un temps astronomique et un espace naturel, indépendants de l'homme. Mais le temps - tout comme l'espace - est aussi un fait social. Le temps s'apprend ; même si, une fois appris, il paraît relever de l'évidence » 3 . Etudier les perceptions du temps et son aménagement relève donc des tâches de l'historien : c'est ce que proposent François Hartog dans son étude sur les « régimes d'historicité » 4 ou, pour le Moyen Âge, le champ historiographique de la memoria, ouvert il y a une trentaine d'années par les historiens allemands5. On pourrait ainsi relever les travaux d'Otto Gerhard Oexle, qui parle « du souvenir comme démarche religieuse fondamentale »6.

S'intéresser à l'écriture de l'histoire soulève également cette question du temps et de sa perception, le caractère mouvant du passé et sa reconstruction permanente en fonction des enjeux du présent. L'histoire écrite, rétrospective (die Historie) est rendue possible par l'histoire qui s'est faite (die Geschichte)7. Philippe Mousket, en historiographe, jette un regard sur le passé depuis son époque et témoigne d'un sentiment de continuité qui fonde son identité et sa place. Il se pose lui-même en médiateur et en passeur de l'histoire. Il faut s'interroger sur la façon dont il vit son historicité, certes par l'intermédiaire d'un discours, partagé entre le sentiment d'une distance temporelle avec le passé qui permet le fantasme et l'imaginaire, et en même temps sa présence, sans cesse réactualisée par les modèles et l'autorité de la tradition.

La chronique de Philippe Mousket, malgré ses anachronismes, ses flous et ses ellipses parfois, reste une oeuvre historiographique dont la narration est organisée selon une trame chronologique, quand bien même celle-ci plonge profondément dans le mythe et se dispense de date. Le discours est au

1 J. Le Goff, « Temps », in Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, Fayard, Paris, 1999, p. 1112-1122 et « Au Moyen Âge... », art. cit. ; A. Gourevitch, « Qu'est-ce que le temps ? », in Les catégories de la culture médiévale, 1972 (traduction française chez Gallimard en 1983), p. 97-154.

2 A. Boureau, L'évènement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Âge, Les Belles Lettres, Paris, 1993, p. 10.

3 J. Baschet, La civilisation féodale..., op. cit., p. 281.

4 F. Hartog, Régimes d'historicité, Présentisme et Expériences du temps, Le Seuil, Paris, 2003.

5 J.-C. Schmitt, O. G. Oexle, Les tendances actuelles de l'histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Publications de la Sorbonne, Paris, 2002. C'était déjà le sujet du XIIIème congrès de la SHMESP en 1982 (« Temps, mémoire et tradition au Moyen Âge »).

6 O. G. Oexle, « Memoria und Memorialüberlieferung im früheren Mittelalter », FMSt., 10, 1976. p. 70-95.

7 P. Ricoeur, op. cit., p. 388-400 ; R. Koselleck, L'expérience de l'histoire, Seuil/Gallimard, Paris, 1997, p. 2936.

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passé (« Quant Paris ot la biele Elaine / Ravie al port de sous Mikaine » (v. 5051) ; « Quar il ert pour çou essilliés, / Que par li s'estoit avilliés » (v. 928-29)) et il distingue un avant, pendant et après. De même, il égrène les rois de France et insiste sur leur succession :

A cest roi l'enfant Loéis

Poés conter XL et VI,

Uns et autres, al règne eslius,

Que païens, que oirs, que ballius,

Puis qu'en France ot premiers roi fet1.

S. Kay a bien montré aussi que, malgré son utilisation abondante des sources épiques, il les restitue dans une chronologie neutre propre à l'historiographie et non dans le temps prophétique et orienté de la chanson de geste2. La chronique répond donc bien à la définition donnée par E. Benveniste du temps historique : 1) référence de tous les évènements à un évènement fondateur qui définit l'axe du temps ; 2) possibilité de parcourir les intervalles de temps selon les deux directions opposées de l'antériorité et de la postériorité par rapport à la date zéro ; 3) constitution d'un répertoire d'unités servant à dénommer les intervalles récurrents : jour, mois, année, etc.

Cependant, Philippe Mousket n'a pas organisé son récit chronologique de façon linéaire et régulière, scandé ponctuellement par des dates. Le rythme s'accélère et ralentit, les périodes se dilatent ou se contractent. De même, les histoires se juxtaposent parfois sans autre lien qu'une hypothétique succession dans le temps ou contemporanéité : « A cel tans fu », « Autour cel tans », « A Pentecouste el tans d'esté ». On pourrait alors parler de « chronographie », par laquelle « on entre dans des systèmes de notation qui peuvent se passer de calendrier. Les épisodes enregistrés sont définis par leur position par rapport à d'autres : succession d'évènements uniques, bons ou mauvais, réjouissants ou affligeants »3. Cette mise en en récit de l'histoire distingue les temps de manière manière autant qualitative que quantitative, laissant de côté un passé homogène, maîtrisé et mesuré, pour un temps orienté, fictionnel et flexible.

L'histoire est le récit des choses faites et les évènements sont bien pour le chroniqueur passés, lointains. Cette distance s'appuie sur le sentiment d'une décadence, d'une dégradation des valeurs. Mundus senescit : le monde vieillit et

1 Reiffenberg, op. cit., v. 27 671-675.

2 S. Kay, « Le passé indéfini... », art. cit.

3 P. Ricoeur, op. cit., p. 194. Ricoeur reprend ici une distinction faite par Krzysztof Pomian dans L'Ordre du temps, Gallimard, Paris, 1984.

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s'avance vers sa fin, le temps s'étiole avant de disparaître dans l'éternité divine lors du Jugement dernier. Cette idée de déclin, ressentie chez les clercs et les théologiens par la lecture des Ecritures, s'est aussi imposée dans la littérature vernaculaire pour les valeurs courtoises. Au seuil même du récit, Philippe Mousket nous livre cette vision du passé :

Mais li siècles quoique nus die

Si est comblés de grant boisdie

Li emperéour et li roi

Sont devenut de tel couroi

Que par aus empirent l'enpire

Que pueent faire li menut

Quant li haut sont bas devenut

Et que feront li povre niche

Quant mauvais deviennent li rice ?

On siout jadis tenir grans cours

C'on en partait outre la mer

Et siout on par amors amer

Et faire joutes et tornoi

Et baleries et dosnois1.

Cette fois, le chroniqueur utilise le présent. Il y a bien le sentiment d'un devenir historique, dont le moteur semble être l'avarice et la convoitise. Cette vision idéale du passé s'est imposée comme un code littéraire, la laudatio temporis actis, que l'on retrouve encore chez Rutebeuf, Thibault de Marly ou dans le prologue du Chevalier au Lion :

Li boins roys Artus de Bretaigne,

La qui proeche nous ensengne

Que nous soions preus et courtois,

Tint court si riche conme rois

(...)

Li un recontoient nouvelles,

Li autres parloient d'Amours,

Des angousses et des dolours

Et des grant biens qu'en ont souvant

Li desiple de son couvant,

Qui lors estoient riche et gens ;

Mais il y a petit des siens,

Qui a bien pres l'ont tuit laissie,

1 Reiffenberg, op. cit., v. 19-33.

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Q'en est Amours mout abaissie ; Car chil qui soloient amer

Se faisoient courtois clamer,

Que preu et largue et honnorable ; Mais or est tout tourné a fable1

Les termes sont proches et Philippe Mousket a sans doute été influencé par ce topos littéraire : idéalisation des cours de jadis, disparition de l'amour, abaissement des puissants remplacés par les vilains et leurs mensonges. On a tenté d'expliquer cette nostalgie des valeurs courtoises par un contexte social difficile : position des barons menacée par les ambitions capétiennes2 ou petits chevaliers déclassés par l'émergence d'autres groupes sociaux3. La littérature (romanesque ou historique) aurait ainsi jouée le rôle de compensation imaginaire dans un monde qui ne satisfaisait pas le désir qu'avait la petite et moyenne aristocratie de s'illustrer en amour et au combat. C'était ainsi, nous rapporte Lambert d'Ardres, le jeune Arnould de Guisnes qui, revenant d'un échec cuisant, se faisait lire les aventures de Roland et d'Arthur en rêvant de les égaler. Mais cette impression de déclin renvoie, au-delà, à l'acception universelle que l'âge d'or est derrière nous et que jamais plus le monde ne pourra être aussi beau qu'il l'était ; Gautier Map l'avait bien compris : « Ils méprisent leur propre temps, chaque siècle préfère celui qui l'a précédé ».

Elle correspond aussi, plus qu'à la perception chrétienne d'un temps linéaire, à une conception cyclique de l'histoire, héritée de la pensée grecque. En effet, Philippe Mousket exprime le vieillissement du monde par l'image classique de la roue de la fortune :

Entre çou canga moult li tans De divierseries entrans,

Qar fortune, ki sa roiele

Tourne, comme la plus isniele Chose ki soit, çou de deseure Ramena desous en poi d'eure, Et maint joïous forment ira, Ensi com l'estorie dira,

Et maint irié refist joïous, Quant çou deseure fu desous ;

1 Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au Lion, éd. Mario-Louis-Guillaume Roques, Honoré Champion,

Les classiques français Moyen Âge, Paris, 2007, v. 1-24.

2 G. Spiegel, Romancing...op. cit.

3 D. Barthélemy, La chevalerie, op. cit.

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Quar et loïautés et droiture Vont souvent à mal aventure, Et fausettés et décevance Portent escu et hiaume et lance,

Et courtoisie et gentillece Hardemens, honors et largece, Solas et joie et boine vie, Par avarisse et par envie, Pierdent et muèrent à lagan. Siècles enpire cascun an, Li rozier deviènent séut, Tant voi le monde desséut. Li eskamiel vont sour kaïère, Tout çou devant torne derière, Car li telier sont cevalier, Et li cevalier sont telier1.

On retrouve cette idée de changement social qui bouleverse l'harmonie du monde (les tisserands sont chevaliers, les chevaliers tisserands), mais aussi d'éternel retour du même, la succession de cycles qui voient la croissance, l'apogée et la chute d'empires, de héros et de valeurs. Cette conception cyclique de l'histoire abolit en quelque sorte la distance temporelle tout en gardant l'illusion d'une évolution. Avec saint Augustin, qui pourtant avait lutté contre le temps cyclique, s'impose aussi l'idée d'un temps subjectif, psychologique, n'existant pas en dehors de l'âme qui le perçoit et effaçant par là même un quelconque lointain temporel : le passé et le futur sont présents par la mémoire et le pressentiment, tout entiers contenus « à la pointe de l'instant », dans l'âme tournée vers Dieu. Sa théologie valorise l'Un, l'être immuable face au divers, au mal, au Diviseur, figeant la société dans une structure immuable dont l'origine divine est à la fois la cause première et la raison dernière. Dans cette perspective, le récit historique vise à maintenir l'identité du passé et du présent, décrivant la marche de la Chrétienté vers sa pleine réalisation dans la cité de Dieu.

Le passé, ancré dans le temps ou mythique, a une présence actualisée dans la tradition, dans son rôle légitimant : il fonde le présent. Le changement a mauvaise réputation dans la pensée médiévale et la nouveauté est source de désordre et de malheurs. Un bon roi conserve et garantit les lois, il ne les réforme pas (l'étymologie du mot réforme est, du reste, éclairante). Philippe

1 Reiffenberg, op. cit., v. 24 429-454.

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Mousket, détaillant les droits et les prérogatives concédés à Tournai et à son seigneur par Chilpéric, prend bien soin d'ajouter qu'il en est et sera toujours de même :

Encor en tiennent les honors

Li kanonne, et feront tos jors.

Et cascuns veskes premerains

Dou roi de France joinst ses mains,

Prent son régale par droiture,

Et ses om est de tenéure ;

Ensirent tous ses drois al vesque,

Quant sacrés est del arcevesque1.

Et comme pour montrer la pérennité de cet état de fait, il évoque à nouveau les droits et devoirs de l'évêque à l'occasion de la venue de Philippe Auguste à Tournai, en 1187 (v. 19 303-12). Les textes eux-mêmes affichent bien moins leur nouveauté que la volonté de se donner comme la simple reprise d'une parole antérieure2. Partout, le sacré des reliques et la mémoire des morts viennent figurer et incarner le passé dans la société. La négation d'une pleine distance temporelle se voit aussi dans ce qu'un historien moderne appellerait « anachronisme » : l'iconographie représente les guerriers antiques vêtus de hauberts et de heaumes et Mousket ne pense pas être dans le faux quand il plaque des structures politiques du XIIIème siècle sous les Mérovingiens (comme Chilpéric mandant « tout l'arière ban de France » contre son frère, v. 911-12).

Plus encore, la pensée médiévale se structure par l'analogie et les modèles. Le passé est présent en tant qu'il est une préfiguration de ce qui adviendra. Par la méthode de la relation typologique, les théologiens cherchent ainsi dans l'Ancien Testament les modèles qui annoncent et incarnent déjà le Nouveau. Alain Boureau a bien montré la façon dont l'Eglise s'est construite sur le récit, sans cesse réactualisé, de l'évènement fondateur de l'Incarnation (« Le Christ est né, naît et naîtra », comme l'écrit Pierre Lombard). Ce récit visait à fournir un modèle, décliné à foison dans la littérature hagiographique répandue par les prédications des Dominicains, celui du Christ3. De même, les romans fournissent des types plus profanes auxquels s'identifier. Philippe Mousket, sans doute par l'habitude de ses lectures, puise plus aisément dans ce corpus que dans celui des figures bibliques. On a déjà évoqué plus haut les modèles royaux :

1 Ibid., v. 1166-1173.

2 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Seuil, Paris, 1972.

3 A. Boureau, L'évènement..., op. cit.

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Priam, Alexandre et surtout Arthur, modèle du roi de paix, juste et sage, sorte de synthèse entre l'idéal chrétien et courtois. Il y a encore Charlemagne, défenseur de l'Eglise et conquérant qui préfigure Philippe Auguste. Son temps, celui de l'épopée et des héros, mythique et du même coup atemporel, court sans solution de continuité jusqu'à l'époque de Mousket par la chaîne ininterrompue des avatars d'Ogier, de Roland ou d'Olivier. Le chroniqueur cherche ainsi dans le présent la personnification des anciennes valeurs courtoises et la perpétuation de la succession héroïque. Pour Mousket, le comte de Saint-Pol, mort en martyr au siège d'Avignon, est enterré en Aliscans,

Avoec moult de nobles vassaus,
Ki furent mort en Rainscevaus1.

S'il confond ici deux batailles, relatées par deux chansons différentes, le message est d'autant plus prégnant : peu importe le lieu et le temps, les héros combattent ensemble et sont réunis dans la mort.

Dans cette abolition du temps, renforcée par la théologie augustinienne qui écrasait l'action des hommes sous le poids de la Providence divine, comment pouvait-il y avoir une place à l'Histoire ? Une certaine historicité était perçue dans le modèle de la translatio, sorte de temps horizontal et sans profondeur qui spatialisait en quelque sorte le processus historique dans un mouvement d'Est en Ouest et retrouvait la définition aristotélicienne selon laquelle le temps était le « nombre du mouvement » : les Empires s'étaient succédés depuis la Babylonie jusqu'en Germanie, et la science s'était transposée d'Athènes à Paris. On retrouve aussi cette idée chez Mousket avec la longue errance des Troyens depuis leur cité détruite jusqu'à leur nouvelle terre, la France. Hugues de Saint-Victor avait développé cette idée et du même coup une théologie de l'histoire donnant plus de place au mouvement historique. L'époque de Philippe Mousket est ainsi charnière dans la perception d'un déroulement du temps. Relevons chez le chroniqueur ces vers exemplaires :

Jou di que dedens CC ans Sont véues coses plus grans Qu'en C mil devant.2

1 Reiffenberg, op. cit., v. 26 751-752.

2 Ibid., v. 29 648-650.

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Il montre bien ici l'impression d'une évolution, sinon d'un progrès au moins d'un procès. Il faut d'ailleurs remarquer que la chronique fait largement place à l'histoire proche puisque près de 40% de l'oeuvre est consacrée aux années allant de 1180 à 1243, la période 1223-1243 occupant à elle seule 23%. Philippe Mousket n'a pas pris la plume pour rien. Sans doute avait-il ressenti le besoin de raconter les évènements de son temps, parce qu'ils lui paraissaient dignes d'importance. On sent bien sa fébrilité quand il relate l'épisode du Faux Baudouin :

Oïr porés une miervelle

D'autres non pers et desparelle,

Si comme vait et vient fortune

Et partout le monde est commune.

(...)

Et saciés que puis qu'Alixandres

Règna très Grèse jusqu'en Flandres,

Ne puis qu'Artus France conquist

C'on nommoit Galle, si c'ont dist,

Ne Julius-Cézar régna

Ki mainte tière gaégna,

Ne Augustes-César, ses niés,

De qui les estores teniés,

Ne Cloévis ne Carlemainne,

Qui tant conquist à son demainne,

N'avint çou que dire en onvient,

Si com l'estorie dist ki vient.

(...)

Mais de toutes ces riens ensanble

Noïens à ceste ne resanble1.

Semble alors s'imposer dans l'historiographie la prégnance d'un passé plus récent et plus fiable. Au XIIème siècle il y avait eu certes le cas isolé de Galbert de Bruges, mais c'est surtout au siècle suivant que se développe l'histoire-témoignage (Ambroise et son Estoire de la guerre sainte, Robert de Clari, Villehardouin...), authentifiée par des sources plus directes et qui s'impose face à un temps de l'histoire ancienne recueilli par les savants, spécialistes de la mémoire écrite2. J. Le Goff compare cette résurgence du passé proche avec « la modernité du temps de l'exemplum » 3 . Nous retrouvons

1 Ibid., v. 24 531-596.

2 B. Guenée, Histoire et culture historique..., op. cit. ; G. Labory, « Les débuts de la chronique... », art. cit.

3 J. Le Goff, « Le temps de l'exemplum », in Un autre Moyen Âge, op. cit., p. 535.

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structurante, encore, cette « parole nouvelle » diffusée par les frères mendiants. Mais c'est aussi le phénomène plus général d'un intérêt nouveau pour l'actualité, illustré par le développement de la satire politique. Cet intérêt renoue du reste avec des pratiques plus anciennes du récit historique, accordant une grande place à l'enquête, à l'investigation et à l'observation, qu'atteste l'étymologie du mot histoire. Thucydide rédige son Histoire de la guerre du Péloponnèse parce que, écrit-il, « il prévoyait qu'elle serait importante et plus mémorable que les précédentes » 1 . Plus que sur sa mémoire, il faudrait s'interroger sur le rôle de l'évènement ressenti et vécu, sur sa contemporanéité qui produit le discours et le témoignage. Affleurement de dynamiques insaisissables, l'événement est ce qui advient et surprend. Il n'est pas réductible à ses déterminations mais ouvre des possibles et des « devenirs » (Gilles Deleuze) qui ne s'achèvent pas avec lui et se reconfigurent sans cesse dans une prolifération de sens.

Le XIIIème siècle est ainsi l'époque d'une revalorisation de l'écoulement temporel qui, abandonnant le pessimisme augustinien, abordait le temps linéaire de façon plus optimiste et ébauchait l'idée future de progrès. On en voyait le trait chez saint Thomas ou de façon plus hétérodoxe dans le prophétisme de Joachim de Flore. Une plus grande attention était accordée à l'histoire récente et au présent qui, du même coup, tendait à accroître la perception d'une distance avec le passé. J. Le Goff, qui parle d'un « temps du marchand » plus homogène, mesuré et linéaire, rapproche ce mouvement de la valorisation du point de vue et de la naissance de la perspective : « [Elle] est l'expression d'une connaissance pratique d'un espace dans lequel les hommes et les objets sont atteints successivement - selon des étapes quantitatives mesurables - par les démarches humaines. De même le peintre réduit son tableau ou sa fresque à l'unité temporelle d'un moment isolé, s'attache à l'instantané »2. On est alors bien loin des tympans qui pressent des figures diverses du passé dans une unité, une cohérence et une densité historique rendue présente au seuil de l'église. La sensation que le passé est lointain renforce alors chez Philippe Mousket et son auditoire l'envie d'y projeter des fantasmes. Il devient le creuset de l'imaginaire et du merveilleux, terrain favorable aux arrangements romanesques et aux rêveries littéraires.

La chronique de Philippe Mousket se situe donc à une époque charnière. La conception d'une abstraction de l'histoire et d'un processus autonome à

1 Histoire de la guerre du Péloponnèse, I, 1.

2 J. Le Goff, « Au Moyen Âge... », art. cit., p. 58.

l'action des hommes ou à l'intervention divine n'est pas conçue. C'est encore l'arrangement chronologique de gestes et de récits visant à édifier et à distraire, que Reinhart Koselleck a souligné dans le maintien au pluriel, jusqu'au XVIIIème siècle, du mot allemand Geschichten, les choses faites, passées, geschehen1. L'écriture de l'histoire chez Mousket reflète plus largement les cadres temporels du XIIIème siècle, tendus entre un désir d'immuabilité et la perception de plus en plus nette et inquiétante de l'irréversibilité du temps, du nouveau, du changement. Le chroniqueur prenait en compte les évènements dont il était le contemporain et les mettait en regard avec l'histoire, cherchant dans le présent la continuité du passé et tentant de les réunir, afin de mieux les comprendre, en un sens commun.

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1 R. Koselleck, op. cit., p. 20-29.

107

V.

Les raisons d'écriture

La forme et le fond abordés, quelques problèmes méthodologiques posés, puis le regard du chroniqueur scruté, nous pouvons maintenant tenter de dégager les raisons d'écriture. Les propositions restent hypothétiques, puisque nos informations sur Philippe Mousket et son oeuvre sont, on l'a constaté, très lacunaires. Il faudra d'abord cerner le rôle et la portée de l'histoire au XIIIème siècle, afin de comprendre (on a déjà eu l'occasion d'y réfléchir dans les précédentes parties) dans quelle tradition se coule Mousket. Puis nous reviendrons à la source et sur ce que le chroniqueur dit lui-même des raisons de son oeuvre, tournée vers l'édification et le plaisir littéraire. Se dégageront alors plusieurs propositions : la chronique est d'abord, et c'est le plus évident, une histoire des rois de France ; elle est aussi motivée par l'histoire locale et révèle un attachement à Tournai ; enfin, elle déploie une continuité de sens entre le passé modèle et le présent du témoignage, par la médiation des valeurs courtoises et des héros chevaleresques.

1) L'histoire au XIIIème siècle1 :

Avant de s'intéresser aux raisons propres à Philippe Mousket, il faut nous demander pourquoi écrit-on l'histoire au XIIIème siècle et ce qu'elle représente. L'objet du récit historique est de dire ce qui s'est passé, et plus encore ce qui a été fait, les res gestae, ce qui se rapproche en allemand du sens du terme à l'origine de Geschichte, geschehen. Il s'agit pour l'historien de faire état des faits mémorables et notables, et donc d'opérer des choix et de les arranger de telle façon qu'ils fassent sens et portent un message. Les évènements sont la marque de l'action divine et écrire l'histoire vise à l'interprétation de cette action, à la signification morale qu'elle renferme. Nous retrouvons encore l'habitude qu'a la pensée médiévale de chercher des sens multiples à la réalité. Le monde est fragile, mouvant, et il s'agit de préserver son unité et sa pérennité dans le sens de la Création et de la parousie.

1 B. Guenée, Histoire...op. cit., p. 18-43.

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Cet objet conféré à l'histoire l'a relégué dans une position d'auxiliaire de disciplines jugées plus capitales, la morale, la théologie et le droit. Parce qu'elle communique les actions des hommes du passé, elle était utile au présent par l'exemple des récompenses et des châtiments qu'ils en avaient reçu. Pour Cicéron déjà, elle était « école de vie ». Au XIème siècle, Benzo d'Albe se demandait quant à lui : « si les livres dissimulent les faits des siècles passés (...), sur les traces de qui les descendants doivent marcher ? Les hommes, semblables aux bêtes, seraient privés de raison, s'ils n'étaient pas informés du temps des six âges »1. Parce qu'elle fait le récit des évènements mémorables, l'histoire révèle également l'action divine. Le monde est en marche, depuis sa Création jusqu'au Jugement dernier. Ecrire l'histoire permet donc d'établir une continuité entre ces deux points nodaux et d'interpréter le cours du temps. Encore, et parce que le passé a valeur de modèle, elle aide à établir ou à abolir les coutumes, renforcer ou détruire les privilèges.

Au XIIIème siècle l'histoire tendait aussi, par l'intermédiaire de l'émergence des Etats et des passions nationales, à se détourner d'une histoire ecclésiale et universelle pour s'enraciner dans la célébration d'une dynastie et d'un pays. Cette histoire s'adressait à un public plus large que les clercs latinistes et s'ouvrait aux langues vernaculaires, se colorant des codes propres à une littérature vulgaire déjà constituée. A la croisée de multiples influences, elle mêlait les aspects parénétiques d'une histoire politique, livrant modèles et contre-modèles, et la distraction constitutive des romans et des chansons de geste. C'était le cas de Philippe Mousket qui appartenait à ces laïcs de la France du Nord, abondamment nourris d'une littérature française en expansion et « poussés plus vite qu'ailleurs, par la frontière proche et la guerre menaçante, à voir la France comme une personne »2.

2) Le prologue et les raisons invoquées

Nous avons déjà pu citer abondamment le prologue 3 qui, même si structuré par des topoi, renseigne souvent dans les oeuvres médiévales sur les raisons d'écriture. L'auteur se place en effet sous une autorité, dont le choix n'est pas anodin, ou parfois plus franchement sous un patronage. Puis il évoque lui-même ce qui l'a poussé à écrire.

1 Cité par A. Gourevitch, op. cit., p. 129.

2 B. Guenée, Histoire...op. cit., p. 321.

3 Voir en annexe 2 pour le texte intégral du prologue, p. 129.

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Chez Mousket, on a vu le rôle qu'il endosse de médiateur entre la source et le public, se contentant de traduire sans rien omettre ni ajouter. Cette source est constituée des « livres des anchiiens » (v. 7) de l'abbaye de Saint-Denis. Le choix de Saint-Denis est important. Il atteste d'abord de la volonté de Philippe Mousket de se placer dans une tradition idéologique particulière, celle des Capétiens ; en outre, il montre qu'au XIIIème siècle, même le plus au Nord du royaume de France, l'abbaye de Saint-Denis apparaît comme le réservoir mémoriel par excellence, l'autorité sous laquelle l'historien peut trouver refuge. La mention d'un patronage aurait pu être utile. Mais Mousket affirme que c'est « Sans proiières et sans coumans » (v. 12) qu'il s'est mis au travail. L'idée est cependant intéressante : c'est en pur amateur qu'il écrit, ce qui l'éloigne d'une influence idéologique nette, littérateur indépendant choisissant de rimer une histoire qui, selon lui, ne le fut jamais. Que le chroniqueur mette en avant la traduction et la rime atteste bien de la revendication d'un certain public. Il s'agit pour lui d'élargir l'histoire savante, érudite et latine à un public francophone, sensible aux codes de la littérature épique et courtoise. Cette volonté didactique est affichée par l'idée, courante dans les prologues, que celui qui sait ne doit pas cacher sa science afin d'édifier ses lecteurs :

Car ki bien set si doit bien dire, Et des biens à ramentevoir

Conquiert on proaice et savoir1.

Edification parce que l'histoire est, on l'a dit, école de vie. Elle « Tiesmougne les maus et les biens » (v. 8) et apprend par l'exemple. Elle est aussi mémoire, et Mousket insiste sur l'importance de la transmission dans un monde où :

Ne de biel conte ne d'estore Ne set nus mais faire mémore2.

Philippe Mousket n'oublie pas son public. L'histoire c'est aussi des histoires, « bieles » de surcroît. Il se désole qu'aujourd'hui on ne paye plus les conteurs et que :

1 Reiffenberg, op. cit., v. 16-18.

2 Ibid., v. 36-37.

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Poi de gent est ki voille oïr Son n'estore pour resgoïr1

C'est ici que le choix de la rime prend tout son sens : il s'agit de mêler l'Histoire, leçon de vie, exemple, récit du passé, aux histoires, rêveries littéraires et fantasmes de trouvères. Que l'historien médiéval soit guidé, plus que l'historien moderne, dans son écriture par la volonté de démontrer, dénoncer ou avaliser une réalité, c'est certain. Mais il faut se garder à l'inverse de réduire l'action d'écriture à des stratégies purement politiques et rationnelles. Mousket, si des convictions que l'on cherchera plus loin à dégager ont assurément nourries l'écriture de sa chronique, revendique lui-même un rôle de conteur désintéressé. Il écrit, on l'a souligné plus haut, pour resgoïr2. C'est ce que du reste revendiquent d'autres historiens : Quintilien affirme le rôle de distraction et de divertissement du récit historique ; on a également évoqué plus haut Lambert d'Ardres décrivant Arnould de Guisnes se faisant lire des histoires du passé pour l'amuser et compenser ses échecs. A tout le moins l'importance donnée à l'édification dans son oeuvre visait-elle à proposer un miroir moral à ses contemporains. Etait-ce pour autant le résultat d'un réel constat de la décrépitude des moeurs et la volonté d'y apporter un remède ? Cette perspective n'a sans doute pas été définie strictement au préalable par une ligne et un programme cadres, mais se révéle au fur et à mesure comme grille de lecture de l'histoire : morale et divertissement charriaient en eux-mêmes leurs propres critères de vraisemblance, tordant la réalité dans le sens qui les arrangeait. En somme faut-il plus relever des paradigmes, que des opinions.

3) Edifier, divertir

L'édification passait par les exemples, et donc les modèles. Puisqu'il s'agissait d'une histoire des rois de France, ces modèles sont avant tout royaux. Il y avait Charlemagne, figure par excellence dans laquelle devait se retrouver ses successeurs, mais aussi on l'a dit les archétypes venus des romans : Alexandre, Priam, Arthur. L'éloge mortuaire de Philippe Auguste est aussi l'occasion d'insister sur ce que doit être un bon roi : protecteur de l'Eglise, défenseur de la paix et de la justice sachant être sévère quand il le faut, conquérant mais maintenant sa terre, libéral envers ses chevaliers et ses bourgeois. En contrepoint se dessinent des figures négatives de rois comme

1 Ibid., v. 42-43.

2 Voir supra, p. 61

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celles de Jean Sans Terre, le tyran, ou de Frédéric II, le trop ambitieux. Ce sont aussi des modèles courtois, Henri le Jeune, le comte de Saint-Pol Guy de Châtillon, opposés à Richard Coeur-de-Lion ou Thibault de Champagne. Le récit met par ailleurs en avant l'orthodoxie chrétienne face à l'hérésie. Ici, il brocarde plus les mauvaises pratiques qu'il ne propose de contenu positif.

Par volonté didactique, comme dans les exempla, les réflexions morales accompagnent des historiettes et s'adaptent au jeu littéraire. L'amusement que procure la narration de beaux récits porte le sérieux du message. Comme bien souvent chez les auteurs médiévaux, l'histoire se constitue chez Mousket par la juxtaposition de récits édifiants et de faits mémorables qui ne prennent sens que parce qu'un enseignement peut en être tiré. Les chansons de geste mêlent ainsi le plaisir d'entendre narrés les exploits des hommes de jadis, et la célébration des valeurs féodales. Bien souvent, il rappelle les devoirs réciproques qu'imposent la vassalité et enseigne à ses lecteurs l'importance d'un tel lien pour la conservation de l'harmonie. Ainsi à l'occasion de la condamnation de Jean de Cisoing par la comtesse Jeanne de Flandre :

On doit son signor foi porter

Et souploiier et déporter.

Ciertes aussi doit-on sa dame,

Et ki n'el fait souvent s'adame,

Quar dame est dame, et sire est sire.

Cascun doit-on douter et s'ire,

Pour faire droit son bon signor

Et dames moiènes, grignor.

(...)

S'on ne doutoit les signorages,

Trop feroient li fol de rages1.

De même, l'épisode du faux Baudouin a frappé Mousket par l'ampleur de l'évènement et par les conséquences qu'il pouvait en tirer politiquement, mais il prenait également place dans le récit historique par la force de son enseignement et ce qu'il exprimait de la marche du monde : l'orgueil a poussé un homme à usurper son rang et à troubler l'harmonie de la société ; l'histoire apprend que de telles actions sont vaines, puisqu'à terme triomphe le bien :

Pour çou se doit cascuns retraire De mal penser et de mal faire,

1 Reiffenberg, op. cit., v. 30 311-28.

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Quar de mal ne vient se maus non, Et li biens a tousjors fuisson1.

Plus loin encore, la ruine d'Avignon vaut au chroniqueur des réflexions sur la vanité de la puissance :

Ensi, pour voir le sai et truis,

Fu Avignon rés et destruis,

Ki, pour force ki lor abonde,

S'en apieloient kapemonde,

C'iert à dire, ki le despont,

Qu'Avignons ert li ciés del mont.

Mais s'il fu ciés, or est si amples,

Qu'Avignons puet douner examples

Qu'à droit est grévés et desfais

Ki viout porter plus que son fais,

Si com fisrent cil d'Avignon2.

Sa compréhension de l'histoire se fait donc par le sens moral qui s'y révèle. Il est influencé en cela par des tics d'écriture que l'on retrouve dans les sermons et les romans, notamment à propos de la mort, du vieillissement du monde et de la fortune. De tels propos sur l'humilité et l'importance de la repentance reviennent souvent dans la chronique (v. 3034, 23 905, 24 499, 26 225, 27 083...) et s'y confrontent à une éthique chevaleresque de la gloire mondaine3. Cela montre encore à quel point les représentations mentales de Philippe Mousket se structurent par de multiples influences culturelles. Le chroniqueur déplore ainsi tout autant la disparition des valeurs courtoises que les malheurs causés par l'orgueil.

Pour finir, l'organisation du manuscrit en lui-même n'est sans doute pas anodine. Le scribe a associé la chronique avec la lettre du Prêtre Jean à Frédéric II. Ce texte, dont l'original latin (1150-60) était adressé à l'empereur byzantin, s'est ensuite largement diffusé en français (on en connaît 25 versions) en remplaçant le destinataire par le souverain du Saint-Empire. Se présentant comme le roi le plus puissant du monde, le Prêtre Jean y décrit les merveilles de son vaste pays recouvrant les trois Indes. Tout l'imaginaire oriental y était mobilisé et le document s'est ainsi rapidement chargé d'une pensée de la croisade. On a pu même parler d'utopie : l'Orient, étranger et lointain,

1 Ibid., v. 25 321-24.

2 Ibid., v. 27 083-93.

3 Voir infra, p. 117.

113

permettait d'y projeter une société chrétienne idéale1. On a avancé plus haut quelques propositions sur la pensée de Philippe Mousket à l'égard de la croisade et de l'Orient. Si on ne pouvait pas conclure à une exaltation nette de la croisade, du moins faut-il constater que son rapport à l'hérésie et l'intégration de cette lettre ont peut-être un lien. La chronique de Mousket, interprétant l'histoire en mettant en regard le présent et le passé, proposerait dès lors à ses contemporains de prendre garde à leurs attitudes et de réfléchir à leurs actes afin de toujours rester dans la voie droite et la loi divine. Cette perspective morale se retrouve d'ailleurs si l'on regarde les autres manuscrits. La lettre y est pour la plupart du temps associée à des oeuvres à visée moralisante, théologique ou didactique. Plus frappant, la lettre du Prêtre Jean se retrouve dans le manuscrit BN Fr. 24 431, probablement d'origine artésienne, et qui regroupe une version du Pseudo-Turpin et de l'Anonyme de Béthune, ainsi que des chroniques et des

romans2

. Cette association n'est donc pas marginale.

Au-delà de ce que l'on peut avancer sur l'importance de l'édification et du plaisir littéraire dans l'oeuvre de Philippe Mousket, constitutive de l'historiographie en langue vulgaire au XIIIème siècle, il faut chercher à dégager des lignes de force et des intentions qui peuvent être plus proprement singulières au chroniqueur.

4) Un patriotisme de clocher

Tournai, la ville de Philippe Mousket, est présente tout au long de sa chronique. Il en vante les vertus et la puissance, et se fait l'écho des traditions fabuleuses qui y circulent à propos de ses origines. Elle aurait ainsi été fondée par un chevalier romain du nom de Turnus et revendique, comme beaucoup de villes médiévales, une parenté avec l'Urbs par excellence :

Car Tornais fu d'ancisserie Dame de si grant signorie Que VI vins castiaus que cités, Dame de si grans seurtés, Et fu premiers, ce dist la somme,

Apielée seconde Roume, Qar visée fu et pourtraite

Soentre Rome et si grans faite3.

1 I. P. Bejczy, La lettre du prêtre Jean, une utopie médiévale, Imago, 2001.

2 M. Gosman, op. cit. ; B. Woledge, op. cit.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 1018-25.

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Philippe Mousket va plus loin et n'hésite pas à affirmer qu'il s'en fallu de peu que les Romains ne laissent leur ville pour être manants à Tournai ! Ces traditions, ainsi que l'énumération des destructions successives de la cité, viennent de plusieurs textes latins du XIIème siècle, rédigés dans l'entourage du chapitre cathédral et de l'abbaye Saint-Martin, afin d'obtenir l'autonomie de l'évêché de Tournai couplé depuis le VIème siècle avec le diocèse de Noyon. G. Small a bien montré comment ces revendications ecclésiastiques se sont ensuite diffusées en langue vulgaire afin de flatter la bourgeoisie tournaisienne du XIIIème siècle1.

Ecrire l'histoire et y intégrer Tournai étaient ainsi l'occasion pour Mousket de l'intégrer dans le jeu politique et de vanter sa position. Position singulière de surcroît : on l'a dit, la cité de Tournai est une enclave royale dans les terres du comte de Flandre, mais aussi dans celles du comte de Hainaut et donc dans l'Empire. La Flandre, vassale remuante du roi de France était de plus au contact de l'influence du roi d'Angleterre. Avec une telle imbrication de dépendances et de mouvances, écrire l'histoire des rois de France à Tournai au XIIIème siècle n'était sans doute pas anodin. Selon Mousket, les Tournaisiens avaient fait le choix du Capétien, et il s'agissait de le revendiquer. Cela passait d'abord par légitimer l'autorité de l'évêque, seigneur de la ville et vassal du roi, sur les deux rives de l'Escaut et par affirmer ses prérogatives2. Le chroniqueur était peut-être, à l'instar des autres bourgeois influents de la ville, un membre de la confrérie des Hommes de Sainte-Marie. Cela n'est pas improbable dans la mesure où son frère en faisait lui-même partie en tant qu'échevin. Dépendants directs de l'évêque, les Hommes de Sainte-Marie relayaient son pouvoir aux côtés du chapitre. Il était dès lors normal de justifier l'autorité de leur maître. Au-delà de ces rapports de dépendance proche, on note chez Mousket une insistance sur le lien de vassalité directe qui unit Tournai et le roi de France. C'est déjà le cas sous Chilpéric I, quand la cité sert de refuge au roi contre Sigebert : au VIème siècle déjà, Tournai avait témoigné de sa fidélité au roi légitime contre l'usurpateur. Cela explique sans doute pourquoi Mousket prend le contrepoint d'une tradition historiographique en général plus favorable à Sigebert qu'à son adversaire. Puis c'est ensuite l'épisode déjà cité de la remise des clés de la ville à Philippe Auguste en 11873. A plusieurs reprises encore, le

1 G. Small, « Les origines de la ville de Tournai dans les chroniques légendaires du bas Moyen Âge », Les grands siècles de Tournai (Tournai, Art et Histoire, 7), Tournai, 1993, p. 81-113 ; P.-J. De Grieck,

« L'historiographie à Tournai à la fin du Moyen Âge : le manuscrit-recueil de Mathieu Grenet (1452-1503) et ses sources », Revue belge de philologie et d'histoire, 84/2, 2006, p. 271-306.

2 Voir supra, IV. 7) Ecrire l'histoire, un certain regard sur le temps et le passé, p. 96.

3 Voir supra, II. L'auteur et son contexte, p. 15.

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chroniqueur signale la présence de troupes tournaisiennes dans l'ost royal, et la ville prend le parti du roi de France et de la comtesse Jeanne contre le faux Baudouin.

Ecrire l'histoire des rois de France, en célébrer les exploits et les vertus, c'était d'abord faire acte de reconnaissance envers celui qui avait protégé la cité et ses intérêts en 1213-14. Par ailleurs, être vassal direct d'un des souverains les plus puissants de la Chrétienté était plus prestigieux qu'être dépendant du comte de Flandre ; il valait mieux de surcroît un suzerain lointain qu'un seigneur trop proche... Enfin, faire le choix du roi de France vers 1240-50, c'était aussi sentir le vent tourner. Après Bouvines, après les troubles causés par la disparition de Baudouin IX puis sa « résurrection » et au vue des querelles de lignages qui agitaient la région, il pouvait sembler évident que le Capétien avait, dans le Nord, remporté la partie.

5) Une histoire des rois de France

Philippe Mousket l'affirme dès les premiers vers, il s'agit pour lui « Des rois de Franche en rime mettre / Toute l'estorie et la lignie ». Pas d'ambiguïté de ce côté, et même si les rois s'effacent parfois derrière d'autres héros, ce n'est que pour mieux les glorifier plus loin. On a dit par ailleurs ce que représente le choix de Saint-Denis pour le contenu idéologique, et l'importance du lien entre Charlemagne et Philippe Auguste. La chronique de Philippe Mousket rassemble dans une même geste glorieuse et une même lignée l'ensemble des souverains, qu'ils aient été, cela est important, païens, héritiers légitimes, ou gouverneurs de fait (« Uns et autres, al règne eslius, / Que païens, que oirs, que ballius », v. 27 673-74) ; du moins rajoute-t-il qu'il écarte de cette noble successions ceux qui ont péchés par faiblesse. Cette célébration des rois de France devait se faire autour d'un pilier, Charlemagne, dont la figure incarnait et élevait la dynastie toute entière. Insister sur le personnage de Charlemagne, nourri d'influences diverses, sur son appartenance à la France et sur le lien de sang qui le liait aux Capétiens, cela signifiait aussi revendiquer l'ancêtre par excellence et l'enlever aux prétentions baronniales, mais aussi impériales. Depuis Frédéric Barberousse, en effet, l'empereur cherchait à récupérer l'héritage carolingien1. Contester cette prétention, c'était aussi disputer les trop hautes ambitions d'un Frédéric II et le cantonner à sa subordination au pape. Les rois d'Angleterre, ces rivaux de toujours, sont aussi à mater. Philippe Mousket a choisi de ne pas les

1 R. Folz, Le souvenir et la légende de Charlemagne dans l'empire germanique, Les Belles Lettres, Paris, 1950.

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cacher, et de les utiliser en faire-valoir de Philippe Auguste ou Louis VIII. Il les montre enfin en parangon de la loi divine et en protecteur de l'Eglise, sur le front de l'hérésie en Occitanie ou ailleurs par l'appui donné à l'Inquisition.

Plus que les rois, émerge déjà la France, et au-delà de son allégeance au souverain, l'identité. « Nos François », « Nostre galie » sont des expressions qui reviennent régulièrement. Il y a la plainte qu'il prête à Roland mourant, à côté des regrets qu'il adresse à son épée, à son cheval et à ses compagnons :

Lues apriés regreta-il France

Et dist : « Tière plentive et France,

De bos, de rivières, de prés,

De vins, de cevaliers doutés,

De pucieles, de bieles dames,

De vous est grans dious et grans dames

Ki si demorés desgarnie

De loial gent et de hardie. »1

Devant Avignon, encore, prétextant de la faiblesse du pape, il lui semble que seul le roi de France peut maintenant affronter l'hérésie. Il brocarde sévèrement Rome et le clergé (« Ki de tous maus est flèce et somme », v. 26 564), puis glisse un long éloge de la France où l'on voit poindre des prétentions universelles à peine dissimulées :

Et bien le devoit ascouter, [le roi de France]

Quar par raisson doit-on douter

France et le roi par tot le monde,

Quar c'est la couroune plus monde

Et plus naide et plus déliteuse

Et adiès plus cevalereuse.

France a les cevaliers hardis

Et sage, par fais et par dis.

France tient et porte l'espée

De justice, et desvolepée

L'ensègne Saint-Denis de France,

Ki François oste de soufrance.

Et saciés bien, et j'el vos di,

Que puis le tans roi Cloévi,

Ne Dagobert, ne Carlemainne,

Ne Pepin, son père en demainne,

Ne pot, parmi son grant renon,

1 Reiffenberg, op. cit., v. 8062-69.

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Roume sans France se poi non. Si doit moult bien Rome otroïer Cou que France li viout proïer, Quar Aubugois, çou est del mains, Doutassent petit les Romains, Se ne fust pour le roi de France Et pour sa gent hardie et France, Ki partout ont pris et victorie, Largaice, ounor, loenge et glorie1.

La France, terre sublime, est incarnée par ses rois qui depuis Charlemagne sont les défenseurs de la communauté des Chrétiens, les artisans de la gloire divine sur Terre, et sont « de cevalerie la rose ». Par eux et leurs compagnons, héritiers des héros épiques, Philippe Mousket trace un trait entre le passé et le présent et trouve un sens dans un monde qui perd de vue les valeurs courtoises.

6) Chevalerie et continuité héroïque

Pour finir, il est un dernier aspect de la chronique de Philippe Mousket qu'il ne faut pas négliger et qu'il faut approfondir : le regard porté sur la chevalerie et ses valeurs. Le fait que Philippe Mousket fasse autant appel à la littérature épique et romanesque n'est pas un hasard et résulte de choix culturels, attestant de la proximité au XIIIème siècle entre la noblesse et le patriciat urbain. Pendant longtemps les historiens avaient eu tendance à renvoyer dos à dos ces deux classes, sortes d'idéaltypes dont la cohésion était une illusion formée rétrospectivement, négligeant par là d'importantes affinités et la porosité naturelle des catégories sociales. Mousket appartenait à un de ces lignages de notables urbains qui monopolisaient les charges publiques, côtoyaient la noblesse et se constituaient eux-mêmes un patrimoine foncier dans l'arrière-pays2 . Pour ces bourgeois, bien installés ou en cours d'ascension sociale, les valeurs nées dans les cours du siècle précédent exerçaient une profonde attraction. Dans le courant des XIIIème et XIVème siècles, les tournois interurbains ne furent ainsi pas rares dans le Nord et l'Est du royaume de France.

Il n'est donc pas étonnant que Philippe Mousket affiche tout au long de son oeuvre un fort attachement à un modèle de vie, diffusé dans la littérature, qui était selon lui en voie de disparition. Ecrire l'histoire, faire acte de mémoire des exploits du passé, n'était-ce pas tenter de préserver ce qui à ses yeux n'était plus

1 Ibid., v. 26 589-614.

2 Voir supra II. L'auteur et son contexte, p. 15

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honoré à sa juste valeur ? Et ainsi, naturellement, raconter le présent consistait à y chercher un sens, la continuité des héros de jadis. On a déjà largement insisté sur l'importance de cette continuité dans la chronique de Mousket1. Il faudrait cependant s'attarder un moment sur cette chevalerie dont il collecte les avatars contemporains et qui fait le lien avec le passé. C'était Bouvines, les croisades, mais aussi les combats en Italie, comme à Plaisance vers 1237 :

Tantost, com il les ont percius, Escus et hiaumes ont reçus, Des palefrois ès cevaus montent, Leur escuier lances lor donnent. Qui dame ama ne damoisiele, Son cuer de bien faire en oisiele2.

Bien souvent au cours du récit, Mousket souligne l'importance de l'exploit, de la distinction personnelle dans le combat, de la largesse : autant de valeurs qui se confrontent au besoin d'humilité et de contrition, au caractère négatif de l'orgueil également mis en avant tout au long de la chronique. Cette ambivalence, courante dans une société où le discours englobant de l'Eglise s'oppose, censure, mais aussi s'adapte à une éthique et des pratiques plus profanes, se retrouve à l'égard des tournois. Interdites par l'Eglise depuis 1139, ces « détestables foires » restent un des points de discussion et de confrontation entre le discours clérical et laïc. Célébrations de la vanité et de la gloire mondaine, les tournois continuent cependant à se tenir quasiment sans encombre, face à un clergé qui se contente bien souvent de les condamner par principe. Dans la parole de Mousket, on décèle cette schizophrénie. Henri le Jeune, ou après lui Florent de Hollande sont loués pour avoir tournoyés avec noblesse et maintenus « largaice et proèce » ; mais parfois le chroniqueur est gêné, comme quand il évoque le tournoi de Nuiss. Condamnés par les frères mendiants, les chevaliers y participent malgré tout et sont dévorés par des loups, ce que le chroniqueur déclare être « venjance de Dieu » (v. 30 690).

C'est l'occasion d'insister une dernière fois sur la parole des frères mineurs et prêcheurs, dont on vient encore de constater l'influence. Ne faut-il pas y voir, ainsi que plus largement dans tout l'élan donné à la prédication au XIIIème siècle, une des raisons d'écriture de Philippe Mousket ? S'il était d'usage depuis longtemps que l'historien relie le passé à ses temps contemporains, on a

1 Voir supra, IV. 7) Ecrire l'histoire, un certain regard sur le temps et le passé, p. 96.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 30 087-92.

vu l'importance nouvelle du témoignage, « l'irruption de l'actualité »1 dans l'écriture, diffusée par le biais, entre autres, des méthodes modernes de prédication. La place donnée au roi de France, soutenu dans son action par les Ordres mendiants, à la lutte contre l'hérésie, à l'édification et à l'enseignement dans la chronique de Philippe Mousket doit sans doute beaucoup à cette « parole nouvelle ». Pour écrire l'histoire, il aura mêlé à cette influence les codes et les valeurs de la littérature courtoise, donnant au présent toute sa dignité nouvelle et le liant dans une continuité de sens avec un passé toujours prestigieux et préservé. En somme, c'était toutes les forces du discours vernaculaire qui se retrouvaient dans la Chronique rimée.

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1 M. Bourrin-Derruau, op. cit., p. 26.

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Conclusion

Arrivé au terme de notre étude, beaucoup de questions et peu de réponses. Certes, ce travail se voulait avant tout la synthèse d'une historiographie éclatée et déséquillibrée, que nous avons tenté de réorienter dans une perspective plus historique, les travaux précédents étant largement dominés par des questions littéraires voire formelles, et par le tropisme de l'étude des chansons de geste. Il fallait réintégrer Philippe Mousket dans son contexte, la première moitié du XIIIème siècle, époque charnière où se jouent et se confrontent des dynamiques politiques, économiques, sociales et culturelles nées pour la plupart dans le bouillonnement du siècle précédent ; il fallait également replacer sa chronique dans un environnement historiographique et littéraire, en soulignant les pesanteurs du milieu culturel. Nous aurons pu mettre en évidence les influences diverses qui s'y mêlent, entre les sources utilisées, les habitudes de lecture et les apports oraux : tradition dyonisienne et idéologie royale, littérature courtoise et sources provenant des milieux aristocratiques, discours clérical diffusé par la prédication. De ce creuset de multiples influences naissent des ambivalences et l'assemblage de valeurs que l'on pourrait croire opposées. Les prétentions capétiennes rencontrent ainsi les ambitions d'une noblesse frustrée, tandis que la culture courtoise du badinage et de la gloire mondaine s'oppose à une apologie de l'humilité et à une reléguation de la violence au service de Dieu. Nos difficultés à concilier ces pensées montrent qu'il ne faut peut-être pas si strictement les renvoyer dos à dos. La Chronique du Pseudo-Turpin, instrument des revendications baroniales par la célébration des exploits des compagnons de Charlemagne et la glorification des lignages féodaux, ne fut-elle pas progressivement au cours du XIIIème siècle intégrée au corpus canonique de l'historiographie capétienne ? Par ailleurs, le laxisme bien souvent affiché par l'Eglise à l'égard des pratiques chevaleresques, voire leur assimilation dans des rites chrétiens, n'attestent-t-ils pas d'accomodements ? Ce que confirme la chronique de Philippe Mousket, c'est l'existence courante de consensus pragmatiques contrastant avec l'excès des discours idéologiques. Au-delà, on aperçoit dans cette oeuvre le riche environnement culturel d'un membre du patriciat urbain et la façon dont il exploite le passé pour ses rêveries littéraires et ses fantasmes.

121

On aimerait pourtant dégager des motivations plus raisonnées et plus immédiates. Le poids du présent et de l'actualité inspire Mousket et semble le conduire à prendre de plus en plus parti au fur et à mesure que le récit avance. Nous avons tenté de faire des propositions, largement tributaires du contexte historique et des sources choisies ou non par le chroniqueur, attestant de son appartenance à une tradition et une dynamique qui dépassaient son propre jugement. Bien souvent, nous relevons des tics d'écriture et des paradigmes, plus que des opinions. Parfois, la réaction à une actualité brûlante, comme la multiplication des hérésies, le faux Baudouin ou les prétentions de Frédéric II. Presque toujours, en revanche, le poids des rois de France et la perception de leurs progrès. Il faudrait encore s'interroger sur les raisons du si petit succès de l'oeuvre. Destinataires limités ? Dissolution dans la masse des littératures diverses dont Tournai et le Nord du royaume de France étaient alors si riches ? Sans oublier les hasards documentaires qui font que tels ou tels manuscrits parviennent à l'historien. Tous ces élèments pourraient sans doute être affinés par une étude codicologique approfondie, ainsi que par un plus ample balayage de l'environnement livresque et des traditions manuscrites de la région. Cela dépasse le cadre d'un travail de M1 et nos compétences. Nous espérons cependant que certaines questions soulevées ici pourront contribuer à l'ouverture de nouvelles perspectives pour l'intelligence d'une oeuvre si dense qu'est la chronique de Philippe Mousket.

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2) Prologue

Par commodité, nous reprenons le compte des vers de Reiffenberg.

Phelippres Mouskes s'entremet,

Ensi que point de faus n'i met,

Tout sans douner et sans proumetre,

Des rois de Franche en rime mettre

5 Toute l'estorie et la lignie.

Matère l'en a ensegnie

Li livres ki des anchiiens

Tiesmougne les maus et les biens,

En l'abéie Saint Denise

10 De France u j'ai l'estore prise,

Et del latin mise en roumans,

Sans proiières et sans coumans.

Or en ai l'estorie entamée

Ki ne fut mais onqes rimée.

15 Si n'en sai l'estore desdire,

Car ki bien set si doit bien dire,

Et des biens à ramentevoir

Conquert on proaice et savoir ;

Mais li siècles, quoique nus die,

20 Si est comblés de grant boisdie,

Li emperéour et li roi

Sont devenut de tel conroi

Que par aus empirent l'empire

(Si que l'autre gens en empire) [vers omis par Reiffenberg]

Que pueent faire li menut

25 Quant li haut son bas devenut

Et que feront li povre niche

Quant mauvais deviennent li rice ?

On siout jadis tenir grans cours

Et despendre l'avoir à cours,

30 C'on en parloit outre la mer,

Et siout on par amors amer

Et faire joustes et tornois

130

Et balerie et dosnois ;

Or ne set mes fors que trécier

35 Et tout engloutir et lécier ;

Ne de biel conte ne d'estore

Ne set nus mais faire mémore,

Ni à celui ne face bourse,

Soit de cierf u de vace u d'ourse,

40 Car avarisse les traïne

Et amours ki devient haïne.

Poit de gent est ki voille oïr

Son n'estore pour resgoïr.

Mais non pour quant pour moi déduire,

45 Comment ke il me doie nuire,

Enprendrai l'estore à rimer,

Pour loenge ne pour blasmer

N'el lairai : ore oiés mon livre,

Si com matère le délivre.

131

Bibliographie

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139

Table des matières

Introduction 1

I. L'oeuvre 4

1) Présentation de la chronique 4

2) La date d'écriture 7

3) Le manuscrit 9

4) Historiographie critique 10

II. L'auteur et son contexte 15

III. L'écriture et la composition 27

1) Une compilation 27

2) La question des sources 28

a. Les sources revendiquées 29

b. Philippe Mousket lisait-il le latin ? 33

c. L'accès aux sources 38

d. Les sources historiographiques 40

e. Les chansons de geste 44

f. Les romans 46

g. La littérature hagiographique 53

3) La composition 55

a. Le choix du vers 55

b. L'appareil critique et le traitement des sources 57

c. Une écriture pour resgoïr 61

IV. Philippe Mousket, l'espace, le temps et l'histoire 64

1) Les deux piliers : Charlemagne et Philippe Auguste 64

a.

140

Le bon temps du grand empereur

b. Le vainqueur de Bouvines

2) D'autres héros : les Normands 73

3) Les grands rivaux Plantagenêts 75

4) L'histoire locale : Tournai et la Flandre 81

5) Voir un peu plu loin : l'Empire et Frédéric II 86

6) Le lointain fantasmé : l'Orient et les Croisades 89

7) Ecrire l'histoire, un certain regard sur le temps et le passé 96

V. Les raisons d'écriture 107

1) L'histoire au XIIIème siècle 107

2) Le prologue et les raisons invoquées 108

3) Edifier, divertoir 110

4) Un patriotisme de clocher 113

5) Une histoire des rois de France 115

6) Chevalerie et continuité héroïque 117

Conclusion 120

Annexes 122

1) Manuscrit 122

2) Prologue 129

Bibliographie 130

Tables des matières 139






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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore