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La chronique de Philippe Mousket

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par Thibault Montbazet
Université Paris-IV Sorbonne - Master dà¢â‚¬â„¢histoire médiévale 2011
  

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II. L'auteur et son contexte

Afin de mieux comprendre la Chronique rimée, il faut d'abord s'interroger sur son auteur et sur l'univers dans lequel il a évolué. Le XIIIème siècle est un temps charnière, un temps « d'équilibres et de ruptures » comme l'a justement souligné Monique Bourin-Derruau1. Avant un certain repli à la fin du siècle, la Chrétienté latine s'agite et s'étire. Jérusalem et la Terre Sainte restent encore le but ultime, mais de plus en plus la Chrétienté cherche ailleurs de nouveaux rêves. C'est l'expansion germanique, vers l'Est et les confins de la Livonie ; c'est également la croisade détournée de 1204 qui conduit les barons de France et de Flandre à construire un éphémère empire latin de Constantinople. Cette excroissance de l'Europe occidentale ouvre alors un nouvel horizon et, durant la première moitié du siècle, draine un certain nombre de petits chevaliers en quête de terres et d'aventures ; en Espagne, 1212 marque un nouvel élan de la Reconquista, tandis que l'Egypte paraît être la nouvelle clé de la maîtrise de la Méditerranée orientale. L'Orient est toujours objet de fascinations et de fantasmes, attisé par le choc terrible de l'invasion Mongole.

La respublica christiana continue, sous la conduite de l'Eglise et d'une papauté raffermie, à partager les mêmes valeurs. Elle se réforme et s'uniformise dans la prédication des ordres mendiants, animés par la nouvelle impulsion intellectuelle venue des universités et de la scolastique, dans l'art gothique et dans l'ébauche d'une économie élargie, dont le coeur bat dans les foires de Champagne. Mais cette unité se fissure aussi de plus en plus : la renaissance du grand conflit entre le pape et l'empereur sous Frédéric II l'ébranle, et l'ascension des monarchies et de l'Etat qu'elles construisent (en Angleterre, dans les Etats pontificaux, en France) tend à faire disparaître le rêve d'unité chrétienne.

Dans cet ensemble, la France apparaît comme la région la plus prospère et la plus peuplée, surtout au Nord de la Seine. Avec le règne de Philippe Auguste, le domaine royal s'est fortement étendu et enrichi, de mieux en mieux contrôlé par l'action des baillis et sénéchaux. La croisade contre les Albigeois, à partir de Louis VIII, a installé l'emprise de la France du Nord sur l'Occitanie et Louis IX s'est ouvert une porte, certes étroite, sur la Méditerranée. Le roi capétien s'ancre

1 M. Bourin-Derruau, Temps d'équilibres, temps de ruptures. XIIIème siècle. Nouvelle histoire de la France médiévale, t. 4, Seuil, Points, Paris, 1990. J'utilise aussi J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 31-81 et L. Génicot, Le XIIIème siècle européen, PUF, Nouvelle Clio, Paris, 1968.

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dans une dynastie solide qui se raccroche aux grands Carolingiens (c'est le mouvement du reditus regni Francorum ad stirpem Karoli Magni) et est servi par une historiographie qui s'ébauche (à Saint-Germain-des-Prés ou Saint-Denis, où elle trouvera sa consécration avec le Roman des Rois de Primat). Son prestige et son influence concurrencent ainsi largement ceux de l'empereur et du pape, et s'étendent de la Méditerranée à la Flandre où ils se trouvent ici en butte avec des barons remuants.

La Flandre supporte en effet mal le poids nouveau de la souveraineté française. C'est une région prospère, à l'intersection de nombreuses voies d'échange, et qui marche en tête du grand mouvement d'urbanisation que connaît le XIIIème siècle. « Dans l'épais limon de ses riches plaines, dans ses vastes et sombres communes industrielles, les hommes grouillaient comme les insectes après l'orage. Il ne fallait pas mettre le pied sur ces fourmilières », écrit Michelet1. La Flandre gêne les ambitions du roi de France. Il y rivalise souvent avec l'Angleterre, vers qui elle se tourne plus volontiers par intérêt économique (besoin de laine anglaise comme matière première pour sa draperie et du débouché anglais pour celle-ci). Avec l'importance de son urbanisation, c'est aussi le lieu où se développent de nouvelles formes littéraires et de nouvelles catégories de publics. L'autorité de l'écrit s'y fait plus importante. Les laïcs lisent plus souvent qu'au siècle précédent et constituent une forte demande d'ouvrages en langue vulgaire : c'est ainsi le prologue du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure qui indique « que de latin, ou jo la truis, / Se j'ai le sen e se jo puis, / La voudrai si en romanz metre / Que cil qui n'entendent la letre / Se puissent deduire el romanz » 2 . La rencontre, en ville, de nobles et de bourgeois élabore ainsi un imaginaire singulier, écrit, vernaculaire, et marqué, comme chez les théologiens, par le goût nouveau de la compilation et de la somme.

Comme important enjeu de deux grands royaumes et comme lieu d'émergence de nouveautés intellectuelles, la Flandre est un des centres du formidable développement de l'historiographie en langue vulgaire. Celle-ci avait d'abord émergée dans le milieu Plantagenêt au XIIème siècle, puis s'était étendue au Nord de la France par une demande accrue de traductions d'oeuvres historiographiques en latin3. Des textes historiques plus originaux s'écrivent

1 J. Michelet, Histoire de France. T. 2 : Tableau de la France, les Croisades, Saint Louis, Editions des Equateurs, Paris, 2008, p. 72.

2 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, Paris, 1998, v. 35-39.

3 G. Labory, « Les débuts de la chronique en français (XIIe et XIIIe siècles) », The Medieval Chronicle III. Proceedings of the 3rd International Conference on the Medieval Chronicle, Doorn/Utrecht 12-17 July 2002. Erik Kooper (Ed.), Amsterdam/New York, 2004, p.1-26.

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ensuite, même si la démarche privilégiée est toujours de donner le texte nouveau comme la simple reprise d'une parole antérieure. La prose commence à l'emporter face à la versification, par l'exigence d'un discours vrai : on le voit dans les prologues des premières traductions de la chronique du Pseudo-Turpin (vers 1200-1230, elles constituent précisément les premières attestations d'une prose vernaculaire). Cependant, comme l'ont bien montré Olivier Collet et Gabrielle Spiegel1, ce développement d'une historiographie francophone est plutôt marqué par un attrait pour le fictionnel et le merveilleux, encore mâtiné des codes du roman ou de la chanson de geste (la chronique du Pseudo-Turpin raconte ainsi l'épopée de Charlemagne en Espagne, culminant avec la bataille de Roncevaux), par opposition à l'écriture de l'histoire chez les Capétiens, plus réaliste, encore largement latine et dynastique. A la suite de ces deux auteurs, il faut sans doute comprendre ce phénomène comme résultant des motivations et des goûts de deux patronages différents : l'un, aristocratique, est plus porté vers le mécénat et la recherche d'un prestige symbolique dans l'esthétique courtoise d'un passé glorifié et d'un sentiment de déclin face aux prétentions capétiennes, entretenant, de façon de plus en plus illusoire, le souvenir des ancêtres, héros d'une féodalité jugée plus vraie ; l'autre, royal, veut ancrer la dynastie dans un passé généalogique à des fins politiques. Lui aussi dispute (et remportera) l'ancêtre par excellence, Charlemagne.

Ainsi la ville de Tournai2, poste avancé du roi de France dans cette Flandre agitée, se trouve au confluent de ces multiples influences. C'est là que vit notre chroniqueur, Philippe Mousket. Comme l'écrit Bartholomé Bennassar, il faut s'arrêter un instant pour « réfléchir à ce que ces décors immanents ont eu de pouvoir pour créer les habitudes, les mécanismes de pensée et leur garantir la durée »3. Située au fond de la vallée de l'Escaut, Tournai est dominée au Nord par le mont Saint-Aubert (143m) et au Sud par le Pic au Vent (77m). Le fleuve divise la ville en deux et marque de surcroît une frontière : la rive gauche est en Flandre et donc dans le royaume de France, la rive droite en Hainaut et donc dans l'Empire. Nous nous interrogerons plus loin sur ce que cette frontière a pu

1 O. Collet, « Littérature, histoire, pouvoir et mécénat : la cour de Flandre au XIIIème siècle », Médiévales, 38, 2000, p. 87 - 110 ; G. Spiegel, Romancing the past. The rise of vernacular prose historiography in thirteenth-century France, University of California Press, 1995.

2 Pour ce qui suit : A. Louant (dir), Dictionnaire historique et géographique des communes de Hainaut, t.1, Le Hainaut, encyclopédie provinciale, Dufrane-Friart, 1940 ; J. Pycke, Le Chapitre Cathédral Notre-Dame de Tournai de la fin du XIe à la fin du XIIIe siècle. Son organisation, sa vie, ses membres, Louvain-la-Neuve et Bruxelles, 1986 ; A. d'Herbomez, Histoire des châtelains de Tournai de la maison de Mortagne, 2 vol., Casterman, Tournai, 1894-95.

3 B. Bennassar, L'homme espagnol, Editions Complexe, Paris, 2003 (première édition chez Hachette, 1975), p. 45.

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vouloir dire pour le chroniqueur. Le noyau urbain originel se trouve sur la rive gauche, puis a débordé progressivement en faubourgs sur la rive droite. Des fortifications élargies l'entourent au début du XIIIème siècle. Au centre, le clos cathédral domine et montre l'emprise de l'évêque et du chapitre sur la cité. Au temps de Philippe Mousket, la cathédrale, dédiée à Notre-Dame, est en rénovation. Les architectes copient le style d'Amiens et de Soissons, le choeur s'étire et cinq imposants clochers s'élèvent peu à peu dans le ciel de Tournai. On imagine ce qu'un tel chantier peut vouloir dire dans l'activité d'une ville : des artisans et des manoeuvres arrivent en masse et les fours à chaux essaiment sur la rive droite. La ville s'étend aussi à l'Ouest en asséchant les marais du quartier des Salines. Une église en style gothique dédiée à Saint-Jacques s'y construit et constitue le point de départ du pèlerinage à Compostelle. De part et d'autre de l'Escaut, autour du portus, les marchands s'agglutinent et construisent de riches maisons de pierre. C'est dans l'une d'elles que semble vivre Philippe Mousket, rive droite, dans le quartier Saint-Brice.

Tournai fait partie des grandes villes de l'Europe occidentale du temps : avec peut-être plus de 10 000 habitants à la fin XIIIème siècle, elle égale des centres importants tels que Bruges, Rouen, Tours, Orléans, Amiens ou encore Reims. En commandant les cours inférieurs et supérieurs de l'Escaut, ainsi que les principales routes commerciales d'Allemagne vers l'Angleterre et du littoral vers le Midi, elle connaît un important développement commercial au XIIème siècle et s'impose comme un grand centre d'échange et de production. Son commerce se fonde essentiellement sur le calcaire carbonifère (extraction, commerce à l'état brut ou ouvragé) qu'elle fournit des côtes anglaises à la Somme, mais elle produit également des draps que l'on voit jusqu'en Italie du Nord et au Portugal. Un marché se tient toutes les semaines sur la grande place, là où convergent les routes qui viennent de Lille, Cologne, Courtrai et Boulogne, et la ville organise également deux foires par an.

Culturellement, cette activité économique n'est pas anodine : Tournai est ainsi un lieu de rencontres et d'immigration, où l'on entend des histoires, des rumeurs et des légendes. Philippe Mousket en a sans doute entendu et s'est peut-être alors découvert l'envie d'écrire. En outre, les riches pâturages du Tournaisis permettent des élevages bovins importants, alimentant abondamment en parchemins, par l'intermédiaire des ateliers de cuir de la rive gauche, le scriptorium du chapitre. Ce n'est ainsi sans doute pas un hasard si Tournai a été si prolifique en oeuvres écrites, et aux dires de Vincent de Beauvais la

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bibliothèque de l'abbaye Saint-Martin de Tournai est une des plus importantes qui lui ait été donné de voir.

La ville est le siège d'un évêché depuis le Vème siècle, uni à Noyon jusqu'en 1146. Les évêques jouent un rôle important puisqu'ils sont les seigneurs de la cité. Vassaux directs du roi de France, ils étendent peu à peu leur autorité sur la rive droite, du côté du Hainaut et de l'Empire. Le chapitre cathédral relaie le pouvoir de l'évêque, ainsi que ses dépendants directs réunis dans une confrérie, les Hommes de Sainte-Marie. C'est parmi eux que sont recrutés les sept membres de l'échevinage qui régit la ville du point de vue administratif et judiciaire. Ils prêtent serment à l'évêque et siègent au cloître avec l'avoué, qui exécute les sentences criminelles, et le châtelain, censé représenter le comte de Flandre et assurant théoriquement la protection militaire. Comme dans beaucoup de villes, des pouvoirs de mouvances différentes se complètent et souvent se chevauchent. A la faveur de cette complexité, le pouvoir royal et surtout la commune vont peu à peu grignoter les prérogatives de l'évêque. Le roi de France, suzerain de la ville depuis les Carolingiens, n'a pas manqué de remarquer tous les avantages qu'il pourrait tirer de sa position avantageuse dans le comté de Flandre et de sa prospérité. En 1187, Philippe Auguste entre à Tournai, se fait solennellement « rendre » la ville des mains de l'évêque, confirme la commune et passe un contrat de dépendance directe avec le magistrat, exigeant la souveraineté, l'appel en matière judiciaire et la frappe de la monnaie. Les habitants ont gardé la mémoire de cette visite et Philippe Mousket, un demi-siècle plus tard, écrit dans sa chronique :

Li quens forment les enhaïoit,

Tant qu'al roi, ki sa fille avoit,

Felipron traist, si l'amena

A Tornai et là soujourna.

S'a au veske Evrart demandé

De qui il tenoit la chité.

Li veskes respondi sans ire :

« De Nostre Dame et de Dieu, sire,

Si comme li veske d'ançois,

Et de vous et des autres rois,

Qui g'en sierc à X cevaliers,

Quant besoins leur est et mestiers.

Mais faire m'i doivent aïde ;

Li bourgois et si n'en font mie,

Ne ne m'en tiennent à signour,

Quar jou sui kéus en langour.

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Si vos renc, sire, la citet. » Et li rois reciut siretet,

Si abandouna les borgois.1

Comme souvent, les élites urbaines sont dominées par de vieilles familles qui contrôlent les principaux organes du pouvoir seigneurial. Trois grands lignages dominent Tournai : les Mortagne, qui sont les châtelains du comte et qui vivent sur la petite île Saint-Pancrace, à la sortie de la ville ; les Avesnes, grand lignage du Nord, pour cette branche avoués de l'évêque, et dont on connaît l'importance dans les affaires flamandes au XIIIème siècle2 ; les Le Vingne, qui sont chargés de la monnaie et chez qui se recrutent les maiores. A côté des grandes familles il y a les cives, les Hommes de Sainte-Marie placés sous le patronage de la Vierge et de saint Eleuthère (premier évêque de Tournai). Ce sont des hommes libres qui se sont voués à Notre-Dame pour pouvoir résider et trafiquer tranquillement dans la ville ou des serfs à la recherche d'émancipation. Ils payent un chef-cens chaque année, mais jouissent de la protection de l'Eglise et de privilèges économiques, parfois en dépendance foncière avec l'évêque. Parmi eux se distinguent quelques grandes familles qui portent les noms des quartiers qu'ils dominent, pour la plupart des chevaliers qui sont associés au pouvoir par l'échevinage qu'ils monopolisent. Ils sont également associés à la vie économique et à de riches marchands par la guilde de la Charité saint Christophe. On voit bien alors que « le triomphe de l'urbain n'est pas tant la formation d'une élite spécifiquement urbaine que l'affirmation de la ville comme confluent et lieu de transformation de toutes les élites »3.

Où se situe Philippe Mousket dans tout cela ? Les historiens l'ont longtemps confondu avec l'évêque de Tournai Philippe de Gand, dit Mus, le faisant ainsi appartenir à la seconde moitié du XIIIème siècle. La solide mise au point faite par Barthélémy-Charles Du Mortier en 1845 ne permet plus aujourd'hui cette erreur4. La famille Mousket, ou Mouskés, Mouschés, figure comme un des lignages importants de la ville de Tournai, appartenant à la rive droite, c'est-à-dire l'échevinage de Saint-Brice. B.-C. Du Mortier a retrouvé une centaine d'actes dans les archives qui font mention de ce patronyme et il a pu ainsi reconstituer approximativement l'allure de la famille de Philippe. On voit ainsi sa mère se faire appeler dame et son frère Jehan sire, qualificatifs qui révèlent une propriété foncière ou l'exercice de hautes charges publiques. Jehan

1 Reiffenberg, op. cit., v. 19 295- 19 314.

2 C'est la fameuse querelle avec les Dampierre qui agite la Flandre et le Hainaut durant tout le siècle.

3 T. Dutour, La ville médiévale, Odile Jacob, Paris, 2003, p. 165.

4 B.-C. Du Mortier, op. cit.

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est en effet pleige auprès du chapitre, échevin du banc de Saint-Brice, maior de cet échevinage et juré, ce qui en fait certainement un membre de la confrérie des Hommes de Sainte-Marie. On rencontre Philippe (Felipon, Felipres, Phelippon) dans trois actes de 1236-37, qui lui arrentent une maison de pierre dans le quartier Saint-Brice. Dans tous ces documents, on entrevoit le parcours classique des réussites urbaines : service du seigneur, offices publics, manoeuvres financières ou marché de la rente qui fournit localement des revenus sûrs et de longue durée. Plus encore, B.-C. Du Mortier relève un Gérard Moskés, châtelain de Leuze en 1216. Il estime, peut-être rapidement, qu'il s'agit de la même famille.

Parmi les alliés des Mousket, on repère plusieurs lignages considérés de la région et notamment les Mortagne. Ils sont, on l'a vu, châtelains de Tournai et vassaux du comte de Flandre. Cette alliance est donc intéressante pour cerner la position de Philippe Mousket dans les configurations politiques. La famille de Mortagne joue souvent à la bascule entre le roi de France et le comte de Flandre. Evrard IV Radon trahit ainsi Philippe Auguste en 1213 et livre Tournai aux troupes flamandes 1 . On note d'ailleurs dans sa chronique l'embarras de Mousket, qui assiste à l'affaire : v. 21 235-36, il affirme ne pas savoir d'où vient la trahison :

1 A. d'Herbomez, op. cit., p. 29-30.

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La traïsons par fu si quoie, Jou ne sai qui blasmer en doie

Mais plus loin, v. 21 308-16, il raconte l'expédition punitive de Girard La Truie, chevalier proche de Philippe Auguste, après le saccage de Tournai par les Flamands :

Lendemain quant fu ajorné, S'est armés li bon mariscaus Avoec ses barons les plus haus. A St.-Nicholai fu soupris Robues de Rume et là fut pris ; Puis en sont à Mortagne alé, Si ont prise la fermeté,

Qu'il n'i estut gaires combatre, Et il en fist les murs abatre.

Il est peu probable qu'il ne sache pas la raison de cette attaque du château de Mortagne, et sans doute cache-t-il ici sa gêne devant la compromission de ses alliés.

Au fil de nos explications, on a pu dessiner grossièrement ce qu'a pu être l'environnement de Philippe Mousket. Reste à cerner ce qu'a été sa culture historique et son public pour comprendre les conditions de l'écriture de sa chronique.

L'élite laïque a eu le goût de la culture et a pris soin de s'instruire1. L'histoire, le plus souvent en langue vulgaire, tient précisément dans cette culture une place importante, contrairement aux clercs qui ont eu tendance à la négliger et chez qui elle était « le reflet plus ou moins pâle de ce mélange d'histoire sainte, d'histoire romaine, d'histoire troyenne, d'histoire ecclésiastique et d'histoire universelle qui constituait le fond commun de la culture historique occidentale »2. Les laïcs ont d'abord partagé avec les clercs l'attrait pour l'histoire troyenne : depuis le VIIème siècle et la chronique du Pseudo-Frédégaire, les Francs pensaient descendre des Troyens qui quittaient leur cité détruite pour l'Occident. Philippe Mousket ne fait donc pas figure d'original en commençant son histoire avec Paris et « la biele Elaine » 3 . L'histoire romaine tient aussi une bonne place, car la plupart ont appris à lire

1 B. Guenée, op. cit., p. 315-331.

2 Ibid, p.315.

3 Reiffenberg, op. cit., v. 50.

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dans les classiques (Salluste, Tite-Live, Suétone, Valère-Maxime), ainsi que l'histoire sainte.

Mais là où les laïcs se démarquent de la culture cléricale, c'est par leur vif intérêt pour une histoire plus nationale et locale. A côté de la matière de Bretagne (Arthur est présent, au détour d'un vers, ainsi que Merlin et ses prophéties) et de la matière de Rome, la matière de France tient le haut du pavé. Charlemagne est en effet devenu au XIIème siècle un thème privilégié et disputé, à côté de ses douze pairs, héros de nombreuses chansons de geste. Les traductions de la chronique du Pseudo-Turpin attestent de ce succès (on en connaît pas moins de six versions en moins de trente ans). Quand Philippe Mousket raconte l'histoire carolingienne, il évoque à côté du grand empereur des noms de personnages qu'il n'a pas forcément besoin de présenter, parce qu'ils sont familiers de son auditoire : Rolland, Olivier, Ogier, Girart de Vienne, Garin le Lorrain... D'autres figures entrent aussi en scène et nous permettent de discerner un panthéon (déjà les Neuf Preux ?1) : Hector, Judas Macchabée ou encore Alexandre, dont on voit que le roman est connu de Mousket quand il le compare à Henri le Jeune2. L'histoire post-carolingienne commence également à avoir du succès et est mise à la portée des laïcs dans de nombreuses traductions. Une histoire de France canonique s'impose, mêlée à celle des grands feudataires et centrée autour des trois races : mérovingienne, carolingienne et capétienne (oeuvres du Ménestrel de Reims et de l'Anonyme de Béthune, par exemple).

De plus en plus nombreux sont les laïcs en possession d'un ou deux ouvrages, par l'achat ou l'héritage. Est-ce le cas de Philippe Mousket ? A Tournai, on note ainsi souvent la présence de romans dans les testaments privés : le Chevalier au Cygne, les Lorrains, Merlin, Garin de Monglane, Roncevaux3. Les ouvrages en latin, à part quelques extraits d'Evangiles ou des livres d'heures, sont inexistants.

Les destinataires de l'oeuvre de Philippe Mousket, aussi peu nombreux soient-ils, ont donc été ces grands et moins grands laïcs, « [des] châteaux et [des] villes de la France du Nord, [qui] furent poussés plus vite qu'ailleurs par la frontière proche et la guerre menaçante, à voir la France comme une personne »4 . Ils voulaient, comme lui, entendre en français le récit des exploits

1 P. Meyer, « Les neuf preux », Bulletin de la Société des anciens textes français, 9, 1883, p. 45-54. Il en voit une forme embryonnaire chez Philippe Mousket.

2 Reiffenberg, op. cit., v. 19 378-419.

3 A. Derolez (dir.), Corpus catalogorum Belgii : the medieval booklists of the Southern low countries, vol. 1, Province of West Flanders, Paleis der Academiën, Brussel, 1997.

4 Bernard Guenée, op. cit., p. 321.

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de leurs ancêtres et se projeter dans un passé fantasmé où l'on savait, à n'en pas douter, mieux aimer, mieux dépenser et mieux jouter.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault