UNIVERSITE NATIONALE DU RWANDA FACULTE
D'EDUCATION
DEPARTEMENT DE PSYCHOLOGIE CLINIQUE
Programme de Maîtrise
Réflexion autour du Kubaho1 et
Kubana, Gutunga et Gutunganirwa à travers l'action
psychothérapeutique
Mémoire présenté en vue
de
l'obtention du Diplôme de Maitrise en Psychologie
Clinique et Thérapeutique
Par Simon NSABIYEZE
Directeur : Dr Naasson MUNYANDAMUTSA Psychiatre
Psychothérapeute
Huye, janvier 2009.
ii
DEDICACE
À toi Amanda notre enfant et À toi Ernestine mon
épouse ce Mémoire est dédié.
iii
REMERCIEMENTS
La réalisation de la présente oeuvre aurait
été impossible sans les encouragements, l'aide et la contribution
de nombreuses personnes.
Je remercie tout d'abord Amanda qui, à son jeune
âge a pu supporter l'indisponibilité d'un père et à
su réglementer notre cycle de vie en se trouvant du temps entre les
horaires de cours surchargés et les obligations professionnelles. Merci
aussi à Ernestine, mon épouse, toi qui a su tout porter et
supporter.
Je tiens aussi à remercier le Dr. Naasson MUNYANDAMUTSA
qui a encadré cette recherche malgré ses nombreuses occupations.
Il est pour moi un Maître hors pair. Son sens humain exceptionnel, son
contact régulier et ses conseils demeurent pour moi une incitation
permanente et une stimulation à pousser mes réflexions
théoriques et pratiques au-delà de mes limites du moment.
Mes sincères remerciements s'adressent également
à tous les enseignants que j'ai rencontrés tout au long de notre
formation, spécialement durant ce cycle de Maîtrise.
Ma gratitude va à toute ma famille, à tous les
collègues de travail à CAFOD et des organisations partenaires de
CAFOD au Rwanda.
Je suis reconnaissant aussi envers les collègues et
amis de l'UNR. Les mots ne suffiraient certainement pas pour vous exprimer
toute ma gratitude pour votre sympathie et accompagnement durant ce parcours
fait ensemble. Que vous trouviez en ce travail le fruit de ce que nous avons
fait ensemble.
Enfin j'exprime ma gratitude aux participants à notre
recherche qui m'ont appris ce qui est écrit dans ce Mémoire.
Merci à toute personne ayant contribué de près ou de loin,
moralement ou matériellement au présent travail.
TABLE DES MATIERES
DEDICACE ii
REMERCIEMENTS iii
TABLE DES MATIERES iv
SIGLES ET ABREVIATIONS vi
RESUME / ABSTRACT vii
Chapitre 1. INTRODUCTION GENERALE 1
1.1. Introduction et mise en perspective 1
1.2. Questions, objectifs et hypothèses de la recherche
3
Chapitre 2. CONSIDERATIONS METHODOLOGIQUES 4
Chapitre 3 : CONCEPTUALISATION ET EXPOSE 6
DE LA PROBLEMATIQUE 6
3.1. Traumatisme psychique : portrait global des théories
6
3.2. Observations cliniques à travers quelques cas... 7
A. Angelina veut arrêter sa survie pour mettre un terme
à sa souffrance 7
B. Véronique est huée par les voisins sur demande
de son locataire. 9
C. Espérance finit par trouver « une famille »
9
3.3. Les praticiens impuissants face à la
problématique 10
A. Des thérapeutiques conventionnels 10
B. Une théorisation plutôt peu adaptée 11
C. Thérapeutique héritée des «
Humanitaires » 12
D. L'influence de la culture Rwandaise 13
E. Une épidémiologie très accrue. 14
Chapitre 4. PISTES D'ANALYSE ET DE COMPREHENSION
15
4.0. Introduction 15
4.1. Le Génocide, plus qu'un malaise dans la
civilisation... ! 15
4.2. La question du sens dans la vie du rwandais 19
4.3. Sentiment social : soubassement de notre destinée :
19
4.3. Vergote et les quatre activités essentielles 20
4.4. La théorie des trois enveloppes 22
4.5. Psychotraumatismes et souffrance sociale : 25
4.6. Psychotraumatismes et précarité 26
4.7. Pour ressembler les éléments et ouvrir des
horizons..... 27
Chapitre 5. PENSER UN DISPOSITIF DE PRISE EN CHARGE
29
5.1. Introduction 29
5.2. Angelina : Trouves-toi où vivre, ici n'est pas chez
vous ! 30
5.3. La taille de mes maniocs me rappelle que je grandis 32
5.4. Quand le groupe redessine les contours d'une nouvelle
appartenance 32
5.5. Sous l'arbre, l'ombre qui guérit ! 33
5.6. Quand les biens sociaux entretiennent la santé
mentale 34
5.7. Un don gracieux à multiple significations 35
5.8. Assister et épanouir la résilience 36
5.9. Le travail et l'amour: fondements de la civilisation,
piliers de la santé mentale 37
5.10. La santé mentale, c'est être soi, exister :
kuba (ho) 38
Chapitre 6. POUR RASSEMBLER LES ELEMENTS 39
LES HYPOTHESES A L'EPREUVE DE LA REALITE 39
6.1. Introduction : ça n'allait pas de soi 39
6.2. Quand une question en appelle une autre plus complexe 39
6.3. Des résultats intéressants quand même
40
6.4. La culture rwandaise, socle thérapeutique sans
égal... 41
6.5. Plus que socioéconomique 42
CONCLUSION GENERALE 43
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES 45
vi
SIGLES ET ABREVIATIONS
·
|
APA
|
: American Psychiatry Association
|
·
|
ARCT
|
: Association des conseillers en Traumatisme
|
·
|
AVEGA
|
: Association des Veuves du Genocide Agahozo
|
·
|
CAFOD
|
: Catholic Agency for Overeas Development
|
·
|
CARAES
|
: Caritatae Aegrorum Servi
|
·
|
CIM
|
: Classification Internationale des Maladies
|
·
|
DSM
|
: Diagnostical and Statistical Manual of Mental Disorders
|
·
|
EMDR
|
: Eye Mouvement Desensitisation and Reprossessing
|
·
|
ESPT
|
: Etat de Stress Post Traumatique
|
·
|
FARG
|
: Fonds d'Assistance aux rescapés du Génocide
|
·
|
HHC
|
: Hope and Homes for Children
|
·
|
OMS
|
: Organisation Mondiale de la Santé
|
·
|
ONG
|
: Organisation Non Gouvernementale
|
·
|
PTSD
|
: Post Traumatic Stress Disoder
|
·
|
PUF
|
: Presse Universitaire de France
|
·
|
s.d.
|
: Sans date d'édition
|
·
|
s.l.
|
: Sans Lieu d'Edition
|
·
|
SCPS
|
: Service de Consultations Psychosociales
|
·
|
UNR
|
: Université nationale du Rwanda
|
RESUME / ABSTRACT
Quinze ans après le génocide au Rwanda la
souffrance post traumatique devient de plus en plus complexe et multiforme et
tend à se chroniciser suite au manque de dispositifs de prise en charge
intégrale efficaces contextualisés.
La présente étude a interrogé la culture
rwandaise, y voir si ce qui donnait sens à la vie du Rwanda le reste
encore et s'il existe des interventions de la communauté, sans intention
psychothérapeutique par essence qui peuvent contribuer à redonner
du sens et renouer des liens là où l'événement
traumatique les a chassés. Nous voudrions aussi réfléchir
sur ce qui pourrait être le contenu d'un dispositif complet de prise en
charge à adopter.
En explorant ce qui donne du sens au Rwandais regroupé
dans les concepts de Kubaho et Kubana, gutunga et Gutunganirwa, l'étude
a constaté que les valeurs culturelles de base qui donnaient sens
à la vie des Rwandais sont encore valables actuellement malgré
les dégâts causés par les événements
traumatiques.
Ayant relevé des cas où ce dispositif a bien
opéré, l'étude préconise un dispositif multimodal
de prise en charge holistique des psychotraumatismes. Ce dispositif
biopsychosocial doit impliquer toute la communauté, s'inspirer du
contexte rwandais et lier la réhabilitation physique et psychique de
l'individu et sa communauté. Le dispositif doit aussi viser la remise en
projet de l'individu et sa réintégration active complète
dans la société.
ABSTRACT
Fifteen years after genocide, post traumatic suffering in Rwanda
is becoming more complex and chronic requiring contextualised multimodal
treatment protocols.
The research was conducted in order to explore what can
contribute in the healing process from the Rwandan culture and or other man
made actions without intentional psychotherapeutic effect or clinical
endpoints. We wanted also to think about the content of what can be an
effective healing modal.
Having gone through what made sense contained in Kubaho and
Kubana, Gutunga and Gutunganirwa, the research observed that although the
traumatic event has made considerable damages, cultural values are still valid
and full of potentialities that can contribute in the rehabilitation of the
Rwandan society and individuals.
There are some initiatives that are well contributing to the
effective healing of post traumatic sufferings. The research analysed them and
recommended a multimodal approach that stresses on individual and community
rehabilitation. This approach should include psychotherapy and pharmacotherapy,
physical, social, legal and other interventions to rehabilitate the sufferer
and reintegrate him in the active life of his society.
Chapitre 1. INTRODUCTION GENERALE 1.1. Introduction et
mise en perspective
Les événements traumatiques que traversent les
groupes, les civilisations, les peuples et les cultures façonnent leur
destinée et influencent le type de désordres psychiques que
présentent les populations touchées par de telles catastrophes.
Le Rwanda a connu le génocide qui a pratiquement tout endommagé,
qui a détruit le matériel et l'immatériel, les vies
humaines et surtout le tissu social. Le génocide a détruit
l'homme au sens biologique et s'est attaqué à ce qui fait
l'humain au-dessus du biologique; qui pourtant était le pilier de
l'existence. La construction que la société avait faite de
l'homme a été démolie.
En ces moments de l'après génocide, nous
assistons à des souffrances traumatiques consécutives au
vécu de beaucoup de Rwandais durant la guerre, le génocide et les
massacres de 1994. Ces souffrances sont si complexes et diversifiées
qu'elles méritent d'être étudiées dans leurs divers
facettes et contextes. Des propositions et dispositifs de prise en charge ont
été mis en place, les uns fonctionnent bien mais d'autres
semblent peu efficaces. Des raisons de cet état de choses sont
multiples. L'impuissance et des fois les frustrations des professionnels face
à une problématique croissante des troubles psychotraumatiques au
Rwanda les poussent à penser à de nouveaux dispositifs de prise
en charge de ces troubles.
D'aucuns avancent que les lacunes des dispositifs existant sont
liées à la
complexification et à la chronicité des troubles
; d'autres pensent qu'elles seraient liées à la non
contextualisation des thérapies occidentales importées et
utilisées telles quelles dans des contextes fort différents. Il y
a aussi ceux qui affirment que les psychothérapies à elles seules
ne suffiraient pas dans le traitement des troubles qui dépassent de loin
la sphère psychique. Et ces derniers croient en la
nécessité d'un dispositif dépassant la
réhabilitation psychologique, mais touchant toutes les sphères de
l'humain au sens large.
Le traumatisme psychique, l'une des pathologies mentales
issues du carnage de génocide, est une véritable maladie du non
sens et de la rupture des liens comme l'a bien écrit N.
Munyandamutsa.
Selon ce dernier, il s'agit de « ..., la rupture
brutale avec les valeurs intrinsèques, la fracture dans l'histoire de
l'éprouvé traumatique, la sidération de la parole et enfin
l'intrusion du non sens dans l'univers psychique de la victime de violences
humaines ou plutôt inhumaines » (2001, p9).
Pourtant, ces deux notions de « lien » et
de « sens », quoique peu explorées dans nos
dispositifs de prise en charge, constituent la base de la «
philosophie rwandaise de l'être » et de la santé
mentale des Rwandais comme l'ont souligné bien d'auteurs rwandais.
[BIGIRUMWAMI, A, (1974,1983), MUNYANDAMUTSA, N. 2001, MANIRAGABA, B.
(1985, 1987), KAGAME, A. (1956,1976)].
Nous expliquant l'importance de la notion de «
lien », un sage nous avait parlé de la métaphore
des maillons d'une chaine qui, pour être qualifiée en bon
état; les maillons doivent être biens connectés, bien
graissés et les engrenages en leur place chacun pour que la chaine
tourne. Avec la destruction de la culture et le tissu social qu'a connu le
Rwanda, l'état de la santé mentale qui en résulte devait
être « on ne peut plus pire ! ». Des liens qui fondent la
santé mentale des rwandais dépassent de loin ces liens
interindividuels et incluent les liens intergénérationnels.
Concernant la question du « sens » pour les
Rwandais, MANIRAGABA (1987, p.58), dans une dissertation sur l'idéal
d'existence, de bien-être intégral que poursuit tout Rwandais,
parle de quatre concepts qui déterminent le sens de l'existence pour les
Rwandais. Il s'agit de Kubaho (exister,vivre) et Kubana (vivre avec et parmi),
Gutunga(posséder) et Gutunganirwa (vivre heureux, tranquille en paix,
dans la prospérité).Ces quatre concepts sont réduits
à trois par le langage populaire, à travers les formules de voeux
de bonheur par exemple, où on se souhaite Kubaho, Gutunga et
Gutunganirwa. Celui de Kubyara et Guheka étant sous-entendu dans le
premier Kubaho, car on existe à partir du moment où on a eu des
enfants pour pouvoir transmettre la vie.
Après la recherche effectuée à la fin de
la Licence sur la part de la culture rwandaise dans la compréhension et
la prise en charge des psychotraumatismes (NSABIYEZE, 2004), nous voulons
affiner notre réflexion sur la question du sens, et nous attarder aux
quatre concepts qui résument la philosophie rwandaise de l'être et
par là les piliers de la santé mentale.
1.2. Questions, objectifs et hypothèses de la
recherche
Le questionnement sur le traumatisme et sa prise en charge qui
nous a occupé depuis un temps déjà nous a amené
à répondre à certaines des questions ou à affiner
notre questionnement. A travers cette étude, nous tentons de
répondre à ces trois questions :
· La quadrilogie « Kubaho et Kubana, gutunga et
gutunganirwa » reste-elle encore actuellement la pierre angulaire d'une
vie qui a un sens au Rwanda ?
· Existent-ils des interventions, non classiquement
psychothérapeutiques par essence et par intention, qui ont un effet
thérapeutique sur les psychotraumatismes au Rwanda ?
· Quel peut être le contenu d'une intervention
holistique de prise en charge des psychotraumatismes qui serait adapté
au Rwanda ?
Nous avons entrepris cette recherche, au départ sans
contraintes et rigueur académiques comme amateur pour nous fournir un
cadre théorique d'exercice professionnel. Avec le temps et notre
inscription au programme de maitrise, et la participation à des
conférences qui avaient discuté des approches de prise en charge
du traumatisme, les trois objectifs de recherche, correspondant à nos
préoccupations majeurs suivantes se sont dégagées :
· Montrer en quoi la conception du sens de la vie et la
réhabilitation de ce qui donne sens à la vie sont des clés
d'une approche contextualisée de prise en charge des
psychotraumatismes,
· Explorer le potentiel thérapeutique des
interventions diversifiées qui s'opèrent autour du patient,
· Proposer le contenu d'une intervention dite
intégrale de prise en charge multimodale des psychotraumatismes au
Rwanda.
A ce questionnement qui traversera la présente
recherche, nous émettons des hypothèses que le travail, comme
réponses provisoires, que le travail tentera de confirmer, infirmer,
élargir ou clarifier. Les deux hypothèses sont
libérées comme suit :
· « Les valeurs culturelles de base qui donnaient
sens à la vie des Rwandais sont encore valables actuellement
malgré les dégâts causés par les
événements traumatiques »,
· « L'efficacité et la pertinence des
modèles de traitement des psychotraumatismes dépendent de la
prise en compte de ce qui donne du sens à la vie à travers un
dispositif multimodal incluant des aspects de réhabilitation individuel
et communautaire ».
Chapitre 2. CONSIDERATIONS METHODOLOGIQUES
Ce travail s'inscrit dans une perspective exploratoire plus
large, de « Learning by Doing » durant notre travail au sein
d'un programme psychosocial, perspective pouvant conduire à d'autres
travaux ultérieurs. Nous suivons une démarche descriptive,
d'ouverture de pistes d'analyse et de construction d'hypothèses. Il a
principalement comme base de réflexion nos propres observations
cliniques ou celles des collègues psy, récoltées au cours
de différentes interventions cliniques : psychothérapies au sein
des institutions de soins et organisations intervenant dans le domaine, durant
notre stage pratique, et dans des supervisions et intervisions cliniques des
professionnels en santé mentale.
Les principales données de ce mémoire
proviennent de notes prises lors des rencontres professionnels
multidisciplinaires, ou à l'occasion des discussions avec des
collègues dans la perspective visant à rompre l'impasse et
surpasser le blocage du processus thérapeutique. Cette démarche
consiste à trouver des stratégies fonctionnelles pour parvenir
à soulager la souffrance. Elles proviennent aussi des rapports des
professionnels en santé mentale des organisations HHC Rwanda, Uyisenga
n'Manzi et AVEGA qui montrent des innovations de prise en charge mises en
place, des fois comme dans un cadre de recherche action, et obtenant des
résultats très intéressants. C'est aussi à travers
les rencontres avec les patients, dans un autre contexte à faible effet
thérapeutique, lors des visites de monitoring des activités du
programme Psychosocial.
Les participants à cette recherche sont donc
principalement les bénéficiaires du programme psychosocial de
CAFOD et ses partenaires au Rwanda. Ces partenaires interviennent en faveurs de
veuves et orphelins et d'autres personnes souffrant de troubles psychologiques
consécutifs au vécu traumatique. Le programme qui s'est construit
durant de longues années, depuis 1998 dans une logique de «
Learning by Doing » (comme dirait John Dewey) comporte différentes
dimensions : au début il consistait en la prise en charge du traumatisme
par la simple écoute active (Helpfull Active Lestening) par des
conseillers en traumatisme et les Animateurs Psychosociaux formés au
lendemain du génocide dans une logique urgentiste.
Avec l'expérience, le programme a ajouté
d'autres éléments dans le paquet : les soins de santé
physique en plus du mental, l'accès à la justice, l'appui au
logement, l'éducation, la promotion de la cohésion sociale et
depuis très récemment le relèvement des moyens
d'existences durables (la lutte contre la pauvreté).
Compte tenu des caractéristiques du contexte clinique,
orienté surtout vers le soin et non vers la recherche, les
données n'ont pas été recueillies avec un caractère
systématique. Nous n'avions pas préparé à l'avance
un quelconque guide de collecte des données à administrer de
façon méthodique. Nous notions les faits tels qu'ils
apparaissaient et en fonction de la manière dont ils avaient
attiré notre attention. Notre démarche est bien évidement
modeste et n'a pas la prétention d'appartenir à la
catégorie des études prospectives et empiriques. Il s'agit d'une
réflexion d'après-coup sur les observations cliniques,
collectées dans un contexte d'intervention professionnel et non
prédéfini de recherche maitrisant tous les paramètres et
variables.
Les cas cliniques utilisés dans le présent
travail ont été choisis parmi des dizaines d'autres dans
différentes circonstances. Dans un premier temps, entre 2006 et 2008,
c'est soit la rencontre avec le client lors d'une cothérapie, la lecture
du cas présenté dans un rapport ou dans une
supervision/Intervision. Deuxièmement, ayant suscité notre
intérêt ou de grandes interrogations, nous cherchions à
approfondir ce cas et nous abordions le professionnel qui s'en occupe pour plus
de détails ou demandions à voir son dossier personnel. En cas de
besoin, nous avons demandé de participer à des séances de
thérapie pour approfondir le cas en question.
Dans un troisième temps, durant tout le deuxième
semestre de 2008, nous avons procédé à la collecte et
analyse des informations écrites sur le phénomène de
traumatisme et sa prise en charge. Cette étape évoluait avec des
rencontres avec d'autres professionnels (travaillant dans le programme ou
ailleurs dans des conférences) pour partager avec eux nos
questionnements et leur soumettre certains des résultats pour les
filtrer et nous faire des balises sur ce qui est de l'ordre du psy ou qui
relève d'autres aspects que le psychologue ne maitrise pas toujours.
Enfin, c'est à travers ces rencontres, quand les psy
s'accordaient avec nous sur certains résultats, que nous nous sommes
senti encouragé à entreprendre cette recherche dont les contours
dépassent quelque peu le dispositif psychothérapeutique
classique.
Chapitre 3 : CONCEPTUALISATION ET EXPOSE DE LA
PROBLEMATIQUE
3.1. Traumatisme psychique : portrait global des
théories
Le concept de Traumatisme, spécialement celui de PTSD,
est actuellement une notion très en vogue dans la littérature de
la santé mentale. Au Rwanda, la notion a été entendu
très récemment, juste au lendemain du Génocide. Dans le
langage populaire, « trauma » tend à qualifier toute
souffrance psychique ou tout déséquilibre relationnel. On
étiquette les personnes de « traumatisés », pour le
seul fait qu'ils manifestent un comportement inhabituellement étrange.
Les Rwandais ont du mal à « nommer » le trouble et à le
prendre en charge. Les concepts nés depuis le lendemain du
génocide, « Guhahamuka », « Guhungabana » et «
Guta umutwe » pour ne citer que ceux-là ne véhiculent pas
toujours la même signification chez chacun. Le monde professionnel
occidental a développé des théories et des modèles
de prise en charge qui semblent opérer, avec des limites bien entendu,
dans leurs contextes mais qui ont du mal à s'imposer dans des contextes
différents comme au Rwanda.
Bien de chercheurs ont proposé des modèles
étiologiques et de prise en charge des psychotraumatismes. (NSABIYEZE,
2005, Pp24-42). Nous citons entre autres le modèle proposé par
l'APA et l'OMS dans le DSM et le CIM dans lequel s'inscrivent une grande
majorité de recherches, les modèles ethnopsychiatriques
(DEVEREUX,G., NATHAN,T), le modèle cadre multifactoriel de MAERCKER, les
modèles des structures de peur de FOA et KOZAL, les modèles du
traitement de l'information comme celui de JANOFFBULMAN, le modèle des
schémas cognitifs codifiés de J. HOROWITZ, etc. Ils s'accordent
tous sur l'existence d'un facteur étiologique : avoir été
exposé à un événement stressant, hors du commun et
qui provoque de la détresse.
LALONDE P.et col. (1999, p.382) distinguent les facteurs
biologiques, les facteurs psychologiques et les facteurs socioculturels.
S'agissant des facteurs psychologiques, il écrit : «
l'expérience traumatisante bouscule les fondements psychologiques
normaux : coutumes, valeurs, habitudes, régularité, etc.
d'où l'apparition de l'insécurité et de l'inconfort. Elle
brise les attentes du sujet quant à l'avenir d'où incertitude,
elle défait les adaptations présentes, abolit les significations
personnelles liées aux relations humaines. Or, l'attachement
émotionnel est essentiel à la bonne santé mentale des
enfants comme il est le sens de l'existence pour les adultes. »
D'autres théories essaient de comprendre le traumatisme
dans une perspective plus large. Elles partent de la conception de la
santé mentale avec laquelle ils lient intimement le
phénomène de traumatisme psychique. Selon BIBEAU, G. (1999, p.2)
la santé mentale est « un processus d'équilibre
psychique chez une personne à un moment donné, lequel
s'apprécie entre autres à l'aide des éléments
suivants : le niveau de bien-être subjectif, l'exercice de ses
capacités mentales et la qualité des relations avec le milieu
». Cette définition, tient compte de l'ensemble des
interactions entre les facteurs biologiques, psychologiques et contextuels qui
sont en évolution constante et s'intègrent de façon
dynamique.
La santé mentale et le traumatisme psychique sont donc
deux notions enchevêtrées. Elles sont liées tant aux
valeurs collectives prévalant dans un milieu donné qu'aux valeurs
propres à chaque personne. BIBEAU, G. (1999, p.4) affirme que le
traumatisme est « influencé par des conditions multiples et
interdépendantes, telles les conditions économiques, sociales,
culturelles, environnementales et politiques ».
Dans le contexte rwandais, ces théories de
compréhension et des modèles de prise en charge semblent
difficilement marcher. Les dispositifs classiques de prise en charge ne
répondent pas à toutes les questions qu'amènent les
patients. Les professionnels en santé mentale au Rwanda paraissent
désarmés face à une complexité de
symptômes.
C'est le cas de ces trois bénéficiaires, parmi
des milliers d'autres qui sont venus en consultation, posant des demandes peu
claires pour un psychologue et dépassant la seule dimension du
psychologique. Les noms utilisés dans le texte qui suit sont des
pseudonymes.
3.2. Observations cliniques à travers quelques
cas...
A. Angelina veut arrêter sa survie pour mettre un
terme à sa souffrance
Angelina est une jeune fille, rescapée du
génocide, âgée de 21 ans quand elle a commencé la
thérapie en 2005. Chef d'un ménage de trois enfants. Elle a perdu
cinq frères et soeur et ses deux parents, tués sauvagement en sa
présence, les assassins de sa famille l'on laissée car la
croyaient morte d'un coup de machette qu'elle avait reçu sur la
tête. Elle vivait dans un semblant de maison sans fenêtres ni
portes avec deux petites soeurs à l'Est du pays.
Auparavant elles vivaient chez un oncle qui les avait
accueillies au lendemain du génocide et se sont décidés
finalement de quitter suite à de mauvais traitements dont elles
étaient l'objet dans cette famille d'accueil qui pourtant cultivait tous
les champs laissés par leurs parents. Avant d'entrer en contact avec le
Psychologue d'Uyisenga n'Manzi, elle avait consulté plusieurs
institutions sanitaires dont l'hôpital Neuropsychiatrique de Ndera et le
Service de Consultations Psychosociales de Kigali sans améliorations.
Elle est entrée en consultation avec un visage triste, des larmes
qu'elle séchait avec un mouchoir et une humeur dépressive avec
des difficultés de communication.
En exposant sa demande, elle disait qu'elle était
« en train de perdre son temps puisque personne ne pouvait
résoudre son problème ». Elle disait qu'elle avait vu
une autre fille qui avait voulu se suicider et que Uyisenga l'avait aidé
et elle aussi voulait tenter sa dernière chance. Depuis deux ans elle
exprimait avec insistance et inquiétude grandissante sa souffrance se
manifestant par : céphalées extraordinaires, douleurs
thoraciques, insomnies pendant la nuit et hypersomnies pendant la
journée, palpitations cardiaques et trouble panique, de la peur intense
et des cauchemars. Début 2004, après leur expulsion de chez
l'oncle, elle a perdu la confiance en toute personne de façon même
que si quelqu'un lui disait bonjour, elle se mettait à vomir. Au milieu
de 2004, elle a quitté subitement son école.
En fait, elle ne pouvait pas continuer ses études sans
communication, mais surtout avec des hypersomnies pendant la journée.
Elle se désolait de n'avoir pas été morte pendant le
génocide. Elle avait adopté depuis longtemps le comportement
d'isolement et de mutisme. Elle déclarait que la mort était pour
elle meilleure qu'une survie pleine de problèmes, mais regrettait que la
mort aussi n'en veuille pas d'elle, car avait tenté à deux
reprises de se suicider sans y parvenir.
Le contenu de ce qui a été fait avec cette jeune
fille traversera le présent travail et nous permettra d'explorer la
dimension thérapeutique que renfermeraient certaines initiatives prises
en dehors du cabinet de consultation qui ont eu un effet thérapeutique
sans précédent.
B. Véronique est huée par les voisins sur
demande de son locataire.
Véronique est une femme âgée de 37ans,
veuve du génocide qui a perdu son mari, ses 3 enfants, ses frères
et soeurs. Elle a été violée par un domestique qui a
tué sa famille. Au lendemain du génocide, l'assassin a
été dénoncé par sa femme et a été
emprisonné. Après, il fut relâché par la loi qui
faisait sortir les vieillards et les enfants de prison. Pour éviter des
contacts avec celui-ci, la Véronique a quitté son village pour
s'installer ailleurs et elle a commencé à manifester les
symptômes suivants : hallucinations audiovisuelles (elle voyait le visage
de cet homme jour et nuit) insomnie, colère, régression,
énurésie nocturne, vide affectif, etc.
Puisqu'elle faisait sécher son matelas chaque matin,
le propriétaire de la maison en est devenu mécontent et a
appelé le voisinage pour se moquer de la femme. Celle-ci a pris la
décision de se suicider et heureusement pendant qu'elle cherchait encore
comment se suicider, elle a rencontré des professionnels en santé
mentale qui faisait des séances de sensibilisation. Elle a pris contact
et commença les séances de counselling pendant longtemps et par
après sera intégrée dans un large programme d'aide socio
économique, et bénéficiera d'autres appuis. Nous y
reviendrons.
C. Espérance finit par trouver « une famille
»
Elle est âgée de 24 ans, orpheline de père
et de mère. Ils sont trois enfants rescapés du génocide :
son grand frère, sa grande soeur et elle-même dans une famille de
11 personnes. Après le génocide, elle est allée
s'installer chez son frère avec sa grande soeur. Trois ans après,
son frère les a chassées de sa maison, sa grande soeur l'a
abandonnée aussi pour le mariage. Ainsi, elle est restée seule,
sans maison, ni de quoi manger. Elle errait de maison en maison et ne pouvait
plus étudier.
En 2000, elle a pu s'installer dans une annexe d'une maison
non encore achevée. La maison n'avait ni porte ni fenêtre. Elle
mangeait grâce aux bienfaiteurs. C'est à ce moment qu'elle a
commencé à piquer des crises traumatiques : elle avait un mutisme
qui pouvait durer un mois, des maux de tête, des hallucinations auditives
et visuelles et beaucoup d'autres signes du traumatisme psychologique.
Vers 2002, elle a été
récupérée par AVEGA, qui l'a orientée en
counselling individuel. Elle a été soignée,
assistée matériellement et peu à peu a retrouvé le
goût de la vie. Aujourd'hui, après avoir appris un métier,
elle a trouvé un emploi rémunérée, elle travaille
comme les autres et n'a plus de crises traumatiques.
Quand nous l'avions rencontrée un jour, elle nous avait
confiée les paroles très édifiant, pour tout professionnel
en santé mentale et pour AVEGA, qui suivent : « Moi qui
étais désespérée, qui étais
abandonnée, qui n'aimais personne, je ne pensais pas qu'un jour j'aurais
quelqu'un qui pourrait m'écouter, me comprendre. Je ne pensais pas
retrouver une famille comme celle-ci (elle parle d 'A VEGA). Dieu a fait des
miracles pour moi ! ».
3.3. Les praticiens impuissants face à la
problématique
Nos entretiens avec les soignants et avec les patients nous
ont révélé une certaine inefficacité et quelques
lacunes de certaines approches thérapeutiques utilisées. Ces
lacunes et inefficacité dans certaines situations sont dues
essentiellement à un certain nombre de raisons dont les principales sont
relevées dans les paragraphes qui suivent :
A. Des thérapeutiques conventionnels
En nous entretenant avec les soignants sur les
thérapeutiques préconisées, tous nous ont parlé de
l'une ou l'autre des approches occidentales apprises à l'école.
Pas un soignant ni une personne ressource ne nous a fait part d'un
modèle proprement innovateur Rwandais de prise en charge du traumatisme.
D'ailleurs, les Rwandais ont du mal à trouver un consensus pour «
nommer » le trouble et parlent de « Guhahamuka », «
Guhungabana » et « Guta umutwe », etc.
En effet, dans une même lancée occidentale eu
égard aux PTSD décrits à partir des situations de guerre,
une vision trop médicale s'observe chez certains soignants Rwandais.
Cela présente le danger de se concentrer sur les symptômes en
oubliant de s'occuper de la personne, elle qui était objet de
déshumanisation et qui a perdu des repères et du sens à sa
vie. Ce à quoi la psychothérapie devrait s'atteler, étant
donné que les symptômes ne sont que des expressions corporelles
des problèmes psychiques.
B. Une théorisation plutôt peu
adaptée
Dans une recherche effectuée dans le cadre de la
Licence, nous avions émis des hypothèses de compréhension
étiologique du traumatisme psychique au Rwanda (NSABIYEZE, S.2005,
p.89). Nous avions pensé le PTSD comme indicateur d'une brouille psycho
socioculturelle et d'une disjonction des maillons de la chaîne qui
constituait le psychisme collectif Rwandais. Nous l'avions aussi postulé
comme conséquence de la mauvaise mort : du manque de rituels pourtant
chers pour le Rwandais. L'étude avait aussi théorisé le
PTSD comme désordre par rapport à l'ordre culturel qui faisait
santé et comme indicateur du non sens face à ce qui donnait sens
à l'existence du Rwandais.
Nous soutenions en avançant ces hypothèses que
« le diagnostique PTSD ne représente pas tous les spectres des
symptômes surgissant dans les cultures non occidentales » comme
l'affirment A. HAGENIMANA, HINTON et PITMAN (2003).
La même lacune théorique a été
observée par d'autres chercheurs et dans des contextes comme celui du
Rwanda. C'est ce qu'avait remarqué F. SIRONI (1999, p.40) quand elle
écrit : « Les travaux de D. SUMMILFIELD, ceux de J. P. HIEGEL
et ceux T. NATHAN sur la question existent pourtant depuis un moment.
Cependant, ils ont été insuffisamment pris en compte. Les prendre
en compte aurait eu une conséquence immédiate . ·
invalider et disqualifier les théories et les modes de prise en charge
habituellement utilisés avec des patients traumatisés
».
SIRONI était allée plus loin en donnant des
raisons de la non prise en compte de ces théories. Elle écrit
. · « Je vois deux raisons au fait que ces travaux ont
été insuffisamment pris en compte . ·
> une incapacité par vide théorique
à penser la clinique contemporaine du traumatisme. La théorie du
traumatisme s'est développée à partir de l'affect et du
fantasme inconscient et non à partir de la pensée (traumatisme du
non sens) et de l 'intension délibérée d'un tiers de
détruire votre humanité (causalité extérieure)
;
> Les dispositifs thérapeutiques n'ont jamais
été construits pour traiter une population toute entière
souffrant des conséquences de la déshumanisation ».
Certains occidentaux préfèrent plutôt
parler du PTSD comme « réaction normale à un
événement anormal », d'autres par souci d'indemnisation
au lendemain des catastrophes naturelles, hold-up ou accidents de circulation
nomment PTSD des troubles observés mais tout cela semble ne pas tenir
vraiment dans le cas du Rwanda. Nous pensons que l'interprétation que la
personne et sa communauté se font sur l'événement subi, sa
portée et son intention ainsi que ses effets médiats ou
immédiats devraient être tenus en considération dans la
désignation et la prise en charge du trouble psychologique
résultat.
C. Thérapeutique héritée des «
Humanitaires »
Au lendemain du génocide, des ONG ont pullulé au
Rwanda proposant des prises en charge psychothérapeutiques. La
majorité des thérapies proposées étaient une
transplantation toute faite des techniques employées en occident avec
des fois des expérimentations des thérapies non encore
approuvées en occident. Nous pensons par exemple à ce que nous
disait un soignant qui fut en désaccord avec un « humanitaire
» qui préconisait l'EMDR dans la prise en charge de l'ESPT et le
« flooding in vivo » en plein période de tension encore vive:
deux ans après la Génocide.
Parlant justement à propos de cette importation par les
humanitaires, N. MUNYANDAMUTSA (2000, p.3) écrit « une question
essentielle est de savoir ce que la Psychiatrie, dans sa logique occidentale,
peut apporter à une culture si différente de la sienne dans la
manière de penser la souffrance psychique et ce que cette manière
de penser aux sociétés traditionnelles peut apporter en retour
à la psychiatrie occidentale ». Il s'interroge aussi comment
l' « humanitaire » pourrait devenir « faiseur de
ponts » s'il n'a pas su comment devenir faiseur de liens. Il montre
que les humanitaires semblent peu efficaces car comme il renchérit :
« c'est justement dans les situations de graves crises humanitaires
que les liens se rompent. Le traumatisme psychique, n'est ce pas cela, la
rupture brutale avec les valeurs intrinsèques, la fracture dans
l'histoire de l'éprouvé traumatique, la sidération de la
parole et enfin l'intrusion du non sens dans l'univers psychique de la victime
de violences humaines ou plutôt inhumaines ». (Idem, p.9).
C'est justement cette inefficacité des humanitaires que
nous avons hérité que F. SIRONI évoque au terme de
plusieurs missions comme Humanitaire. Elle écrit : « Face
à un problème d'une telle ampleur, venant à la fois
questionner leur appartenance collective et leur pratique de thérapeute,
les cliniciens étaient confrontés à un problème :
comment traiter les traumatismes de masse ? Individuellement ? Impossible,
pouvons-nous dire aujourd'hui. Pourtant c'est ce que tentèrent de faire
les professionnels de la santé, au cours de ces dix ans passés,
quand ils exportaient aveuglement des modèles thérapeutiques
à efficacité limitée, voire nulle, dans des
sociétés non occidentales ou dans des pays de l'Ex Europe de
l'Est ».
(F. SIRONI, 1999, p.31).
La dimension urgentiste est déplorée par Michel
Grappe quand il témoigne dans un ouvrage collectif de MARIE ROSE MORO et
col. (2003, p.51) : « ....des counsellors ont été
formés en deux jours, par groupe de cinquante, et uniquement sur le
trauma. Le trauma est à la mode, permet d'avoir des enveloppes de
Bruxelles, mais peut conduire à oublier le reste de la Psychopathologie
».
F. SIRONI avait fait remarqué ces mêmes lacunes
quand elle écrivait peu avant, en 1997 dans un article intitulé
« L'universalité est-elle une torture ?» que «
l'action humanitaire à caractère psychologique, qui exporte
sans préalables méthodologiques des théories et des
modèles thérapeutiques, prend de ce fait le risque de fonctionner
comme des idéologies allant à l'encontre des groupes culturels
qu'elle prétend aider » (idem, p.39).
D. L'influence de la culture Rwandaise.
Un autre élément d'une grande importance qui
fait obstruction aux psychothérapies des psychotraumatismes au Rwanda,
est la culture Rwandaise. En effet, certaines valeurs de la culture Rwandaise
ne sont pas favorables à l'expression de ses émotions. Or, cela
est la pierre angulaire de l`efficacité d'une psychothérapie de
ce trouble. La culture du silence, ne pas se confier à n'importe qui, de
retenue, de bravoure, de courage, de dignité : ne pas dire sa
colère ou sa souffrance, etc. peuvent freiner un processus de
guérison des psychotraumatismes étant donné que le patient
n'extériorise pas ses souffrances.
D'ailleurs les Rwandais se disent souvent `ihangane'
: sois courageux, ou tiens le coup pour ne pas être traité de
lâche dans des situations traumatiques notamment. Certaines adages et
noms Rwandais traduisent cela `imfura ishinjagira ishira',
`nsekamabaye' (je souris alors que j 'ai du chagrin), `amarira y
'umugabo atemba ajya mu nda', etc. Beaucoup de femmes violées
préfèrent souffrir en silence plutôt que de dénoncer
leurs bourreaux. Dans des consultations, certains patients
préfèrent spéculer, tourner autours des
considérations mondaines et courantes, sans exprimer leurs
émotions et vécus profonds.
E. Une épidémiologie très
accrue.
Les statistiques des milieux de prise en charge en
santé mentale font état des chiffres très alarmants. A
titre d'illustration, 5% des consultations au SCPS et plus de 18% au CARAES
Ndera sont des patients souffrant de PTSD ou troubles associés.
Paradoxalement, les professionnels de santé mentale qualifiés :
Psychiatres, Psychologues, Infirmiers en santé mentale, counsellors sont
d'un nombre très minime. Les conséquences sont entre autres le
manque de soins efficaces, des rechutes, des aventures thérapeutiques et
du charlatanisme pour répondre aux urgences qui se présentent.
Dans une analyse basée sur les statistiques des
institutions de santé mentale de référence au Rwanda, et
s'inspirant des recherches épidémiologiques déjà
effectuées au Rwanda (HAGENGIMANA, HINTON, BIRD, POLLACK & PITMAN,
2003), GISHOMA D (2008, Pp.12-15), nous donne les bases pour confirmer ce que
nous avançons dans ce paragraphe. Il affirme en substance que : «
Ces statistiques montrent que les troubles qualifiés de «
psychosomatiques » se retrouvent toujours dans le peloton de tête
des troubles les plus fréquemment diagnostiqués dans les de
santé mentale au Rwanda ».
Chapitre 4. PISTES D'ANALYSE ET DE COMPREHENSION 4.0.
Introduction
Notre exploration documentaire nous montre qu'il y a plusieurs
pistes théoriques à interroger. Les auteurs consultés nous
permettent, chacun à sa manière, d'interroger un ou plusieurs
aspects. Dans ce chapitre, nous allons partir des travaux de Freud et d'Adler
pour comprendre la problématique. Une analyse de la question du sens
dans la vie des rwandais à travers les quatre piliers d'une vie qui a un
sens nous ouvrira des horizons sur la problématique. Enfin les travaux
de Vergote et de S. Baqué nous aideront à promener la lanterne
pour comprendre la problématique des psychotraumatismes au Rwanda.
4.1. Le Génocide, plus qu'un malaise dans la
civilisation... !
« Lorsque l'ordre suprême ou l'extrême
désordre érige l'assassinat de l'hôte, du parent, de
l'être sans défense, du vieillard, de la femme et de l'enfant au
rang de vertu cardinal, la folie meurtrière des hommes est alors
à son apogée avec laquelle aucun animal, même le plus
carnassier ne saurait rivaliser » M. MINARD & E. PERRIER (1999,
p.17).
Civilisation selon Freud (1929, p.25) «
désigne la totalité des oeuvres et organisations dont
l'institution nous éloigne de l'état animal de nos ancêtres
et qui servent à deux fins: la protection de l'homme contre la nature et
la réglementation des relations des hommes entre eux ». Au
Rwanda, la barbarie humaine a fait vivre l'impensable et a laissé des
conséquences insupportables. En fait, ce que nous avons vécu l'a
été parce que, comme le dit Freud (idem, p.40), la maxime «
Tu aimeras ton prochain comme toi-même » qui est en soi
plus vielle que le christianisme n'a pas été respectée.
Ce génocide était d'un aspect particulier
comparativement aux autres : arménien, cambodgien et des juifs. En
effet, il ne s'agit pas d'une race qui s'est mise à tuer une autre, d'un
peuple contre un autre, c'était au sein d'une même population qui
partageait la langue, la culture, la vie et la mort, bref qui partageait tout .
C'était des voisins, des amis, des compagnons de travail, de
beaux-parents ou beaux enfants, des enfants ou des parents que le tortionnaire
est incroyablement sorti.
Le bourreau n'a pas été nécessairement
celui que la victime aurait soupçonné, mais souvent celui
à qui on aurait pu confier son enfant pour lui donner à manger ou
à boire ou pour le cacher une nuit car poursuivi par des
extrémistes. Ce n'était pas un envahisseur étranger, mais
souvent un voisin proche qui a tué.
En préface au livre sur le génocide Rwandais
écrit par C. CALAIS, Patrick de St EXPERY écrit : « ...
«Un crime sans nom '' comme le disait Winston Churchill, innommable parce
que justement il échappe à l'entendement en raison de son
caractère officiel, parce qu'il est le fruit naturel d'une criminelle
logique élaborée au coeur d'un Etat ? Parce qu'il est mis en
scène, justifié, programmé, financé et finalement
réalisé non par un homme mais par un appareil ? Qu'ils soient
arméniens, juifs, cambodgiens ou Rwandais, tous ont été
exterminés sur ordre d'un Etat ». (1998, p.2).
Ecrivant à propos du génocide Rwandais et ses
conséquences, N. MUNYANDAMUTSA nous dit : « Rien ni personne
n'a été épargné. Femmes, enfants, vieillards ont
été exterminés non pas pour quelque chose qu'ils auraient
fait, mais pour ce qu'ils étaient ». (2001, p.1).
Les violences sexuelles ont été utilisées
comme armes dans le but d'humilier la femme et de l'avilir, la
déprécier afin de la faire souffrir tant moralement,
culturellement que psychiquement. La Fédération Internationale
des droits de l'homme dans son rapport de 1997 consacré à ce
sujet en donne les détails. « Le viol était largement
répandu, les femmes furent violées individuellement ou en groupe,
avec des objets tels que des bâtons ou des canons de fusil, tenues en
esclavage sexuel ou encore sexuellement mutilées. Dans la plupart des
cas, ces crimes furent infligés à des femmes après
qu'elles aient été témoins de la torture et/ou du meurtre
de leur famille et la destruction ou du saccage de leurs maisons. Certaines
femmes furent forcées à tuer leurs propres enfants avant ou
après avoir été violées ». (p.226).
Certaines situations avaient pour but de faire souffrir
moralement la femme, son mari ou ses enfants. Il s'agit entre autres du viol de
la femme devant son mari et ses enfants, viol des enfants devant leurs parents,
le cas de garçon à qui l'on donnait l'ordre de violer leur
mère ou soeur sous la menace des armes, etc.
Tout cela représente une impensable absurdité
dans la culture Rwandaise où la pudeur et la discrétion sont de
rigueur et où la sexualité même normale,
c'est-à-dire permise est sujet entouré de discrétion et
mystères et tabous dans les relations parents- enfants.
La particularité des conséquences
socioculturelles et sur la santé mentale individuelle et communautaire
trouve aussi sa source dans la nature de la souffrance que la victime a
vécue et comment il l'a vécue. C'est le cas par exemple d'avoir
été jeté dans un charnier avec des cadavres de sa famille
; avoir été enterré vivant et avoir été
miraculeusement sauvé par quelqu'un les ayant entendu pleurer ou crier
car non achevés ; avoir échappé au massacre de la famille
car ils étaient mieux cachés ou absents au moment des tueries.
Pour bon nombre de ces personnes, la survie est vécue
comme un cauchemar, une sorte de trahison, marquée toujours par le
complexe et/ou la culpabilité du survivant (J. AUDET & J.F. KATZ,
1999). Les enfants en particulier ont des troubles traumatiques de tous ordres
suite par exemple au fait d'avoir été trouvé mourant
collé au cadavre de leur mère en décomposition ; avoir
été trouvé vivant après plusieurs jours de solitude
parmi les cadavres ; avoir été témoin de viol de ses
parents ou de sa fratrie dans un état d'impuissance complète,
etc.
Ces événements dramatiques traumatisants qu'ont
vécus plusieurs personnes durant le génocide, la guerre et les
massacres ont entraîné une souffrance psychique extrêmement
complexe et compliquée qui embrasse le champ de la Psychiatrie et de la
Psychopathologie.
En plus des réactions de mauvaise humeur,
d'anxiété généralisée, de colère,
d'isolement, de régression affective et intellectuelle, de
dépression, de cauchemars, de peur intense, etc. qui se manifestent chez
bon nombre d'entre eux, on assiste à une diversité de troubles
psychiatriques associés au traumatisme. Ces troubles vont des troubles
anxieux aux phobies diverses, les troubles de l'humeur, les troubles
psychotiques, les troubles du comportement et surtout les troubles somatoformes
et hystériformes qui, comme nous l'a confié un professionnel de
santé mental au Rwanda interrogé constituent une des
particularités de la clinique Rwandaise des psychotraumatismes.
Ecrivant à propos de cette problématique de
santé mentale au Rwanda de l'après génocide,
MUNYANDAMUTSA, N. (2001, p.2) écrit : « La fin des massacres en
juillet 1994 n'a toute fois pas représenté la fin des
épreuves pour les Rwandais. Les disparus, les camps de
réfugiés, les milliers de prisonniers, la lenteur de la justice,
la paupérisation générale, les mines,
l'insécurité représentent autant de facteurs peu propices
à la guérison tant de la société que des individus.
[...]Par ailleurs au niveau des individus, la mort des proches et des parents a
entraîné la perte du ` confident' et augmenté autant la
souffrance liée à un vécu compliqué par une
extrême solitude » Avant d'ajouter : « La situation a
été compliquée par le fait que les lieux traditionnels de
refuge, tels les hôpitaux et les églises n'ont pas non plus
échappé à la folie meurtrière qui les a souvent
transformés en charniers ».
Il déplore que ceux qui souffrent ne réalisent
pas souvent leurs problèmes : « ...souffrance le plus souvent
indicible, parfois même impensable car irreprésentable, la plupart
des victimes ne se rendent pas compte de leur traumatisme, bien qu'elles
présentent tous les signes caractéristiques de ces troubles :
cauchemars, insomnie, maux de tête, crise d'angoisse etc. »
(idem, ibidem).
Malgré les interdits fondamentaux que Freud avait
suffisamment expliqué tant dans « Totem et tabou »
que dans « L'avenir d'une illusion » qui doivent
caractériser une société civilisée : de l'inceste,
du cannibalisme et du meurtre, les rwandais ont excellé dans leur
transgression et se sont distingués dans la régression aux
états d'avant l'existence de l'homme de Neandertal qu'on nous avait
appris en archéologie ! On était rentré à
l'époque d'avant celle de nos aïeux les plus animaux, car
même les animaux incestueux, cannibales et qui s'entretuent d'aujourd'hui
se comptent au bout des doigts.
4.2. La question du sens dans la vie du
rwandais
On ne peut pas parler du sens de la vie sans parler du destin
humain qui est pourtant un concept subjectif et intersubjectif. Devrions-nous
nous référer à Freud dans Malaise dans la civilisation
pour qui « l'important pour l'homme c'est d'arriver à aimer et
à travailler » ?
« Ce qui donne sens à la vie donne sens
à la mort ! » m'avait dit un jour le Prof J. D. Ndayambaje
quand je lui posais la question sur le sens de l'existence du rwandais et sur
ce qui donne du sens à sa vie.
Dans un ouvrage consacré au sens de la vie, ADLER A.
(1933, p.29) démontre que « toutes les questions de la vie de
l'homme sont subordonnées à trois grands problèmes : celui
de la vie en société, celui du travail et celui de l'amour
». Cette trilogie adlérienne rejoint celle décrite dans la
philosophie rwandaise de l'être qui se résume en quatre concepts :
« Kuba (ho)(na) » (exister, vivre et vivre avec et parmi les
autres) « kubyara » (enfanter) « gutunga
(posséder) et gutunganirwa » (vivre heureux, tranquille en
paix, dans la prospérité). B.MANIRAGABA (1987, p.58, 1985,
p.183), (KAGAME A.1956 p.373).
4.3. Sentiment social : soubassement de notre
destinée :
La notion du « sentiment social » selon
ADLER détermine le sens de la vie de l'être humain. En effet, il
est évident que celui qui possède un meilleur sentiment social
saisira mieux la notion de cette harmonie future. Et d'une façon
générale le principe social s'est imposé : aider celui qui
trébuche et ne pas le renverser. Selon Adler (idem, p.147), «
l'individu ne peut se développer convenablement et faire des
progrès que s'il vit et s'il aspire au succès en tant
qu'élément de l'ensemble ». Pour lui (idem, p1 48),
« tous les problèmes de la vie humaine exigent une aptitude,
une préparation à la collaboration, témoignage le plus net
du sentiment social. Le courage et le bonheur sont inclus dans cette
disposition, et il est impossible de les trouver ailleurs ». C'est
justement ce sentiment social qui a manqué et dont l'absence continue
à miner les rwandais.
C'est aussi cette notion de « tissu social
» qui sous tend le sentiment social qui a été détruit
et qui est en partie source de tant de maux. Nous le disions avec
détails (NSABIYEZE,S. 2005) quand nous avions emprunté les termes
de GASHEMA, J.C. (2000, p.26) qui définit le tissu social comme un
« ensemble de relations d'interdépendances et de
dépendances qui relient les individus à l'intérieur de
différents groupes auxquels ils adhèrent au sein d'une nation
où ces groupes se forment tout en tenant compte des normes sociales et
des modes acceptés et approuvés de la vie sociale
organisée dans une communauté donnée. »
4.3. Vergote et les quatre activités
essentielles
Dans notre exercice de compréhension des
psychotraumatismes, interrogeons une autre théorie, celle
développée par Vergote dans sa tentative de distinguer le normal
et le pathologique. Il distingue « quatre activités essentielles
où l'homme assume et élabore son existence conditionnée
par son corps et par la culture : « travailler, communiquer par le
langage, aimer et jouir ». (Vergote, 1978, p.31).
Par le travail, l'homme transforme son milieu
naturel. Le travail est une activité par laquelle la vie se conserve.
L'homme doit faire quelque chose pour se maintenir en vie, il doit oeuvrer dans
le milieu, sur le milieu. C'est par le travail qu'il affirme son
indépendance, son autonomie psychique par rapport à autrui.
L'incapacité de l'homme à travailler, à surmonter la
dépendance, met l'homme en difficulté psychologique dans son
rapport à lui-même et dans son rapport avec autrui. Vergote donne
l'exemple de la dépression chez l'homme qui arrive à la retraite.
Il a du mal à supporter cette inactivité, cette
dépendance, cette perte du plaisir de travailler. Tout se passe comme
s'il perdait sa raison d'être. On voit que la signification du travail
dépasse de loin la satisfaction des besoins alimentaires. Dans le
travail, l'homme fait des projets, anticipe l'avenir, crée des objets,
domestique la nature, invente des idées. C'est en fait ce travail qui
sous-tend la notion du « Gutunga » selon les trois piliers d'une vie
qui a un sens au Rwanda.
Le langage est aussi symptomatique de la
santé psychique. Il ne s'agit pas seulement d'exprimer le psychisme,
comme s'il existait là quelque part dans une autre forme et qu'il
s'agissait de l'exprimer. C'est par le langage que le psychisme se constitue
lui-même, se rend présent a lui-même, a autrui et au monde.
Le langage doit être entendu au sens large de s'exprimer.
Perdre le langage, c'est perdre notre présence au monde
commun, c'est perdre notre capacité à communiquer avec les
autres. Parler c'est aussi se mettre en rapport avec quelqu'un c'est se
positionner comme semblable. Vergote renforce l'importance du langage quand il
écrit : « Pour que l'homme exerce sa puissance parlante du
langage, il faut que sa vie pulsionnelle soit formée et
structurée par les lois du langage, mais aussi qu'il y introduise sa
subjectivité désirante et imaginative »(Idem, p.33).
Savoir aimer est certainement un indice de
santé psychique. L'amour dont il est question ici n'est pas seulement
l'amour conjugal ou sexuel, mais toute propension à bien faire pour
être en harmonie avec l'autre. Vergote montre que l'amour est
indispensable à la vie de l'homme. Il écrit : « L'amour
est aussi impossible qu'il est fondamental a l'existence humaine ».
Il ajoute que l'amour « est marqué par un caractère
infini du désir et il se relance lui-même comme désir
d'aimer, laissant apparaitre un vide en lui-même » (ibid.,
p34). Un manque d'amour est une frustration difficile à supporter et qui
peut engendrer une souffrance psychique de logue durée. L'amour dont il
est question ici n'est pas le produit immédiat d'une
spontanéité corporelle ou d'un élan affectif naturel. Il
s'est construit dans l'enfance a travers les vicissitudes conscientes et
inconscientes de ce qui fait advenir le psychisme lui-même : les
désirs infantiles sous-tendus par les pulsions, le milieu familial,
l'inconscient parental, les événements de la vie, les
traumatismes oubliés. Pour Vergote, « le pourvoir d'aimer reste
toujours une tâche inachevée » (idem, ibidem).
La capacité de jouir de la vie. Comme
l'a bien démontré Freud, le psychisme humain cherche toujours
à éviter le déplaisir et à obtenir le plaisir.
L'incapacité de jouir est un critère fiable de la pathologie.
(VERGOTE cité par BERNARD, R. 2003, p.79). Dans toutes ses
activités, l'homme cherche le plaisir. Les formes de jouissance humaine
sont variées que les cultures et les occasions de jouissance sont
infinies selon les capacités de chacun d'en produire. Vergote lui dit
que « l'imaginaire est intarissable ». Quand la souffrance
exclut la jouissance, c'est que le psychisme est sérieusement
perturbé. Les différentes manières de jouir de la vie
traduisent la bonne santé mentale de l'individu et cela s'observe tant a
travers le corps, qui est le premier lieu de jouissance, et à traves les
activités qui impliques les autres membres de la communauté.
4.4. La théorie des trois enveloppes
Le concept de « enveloppes psychiques »
vient de la riche théorie de Didier ANZIEU qu'il développé
essentiellement dans ses ouvrages « Le Moi-peau » et «
Les Enveloppes psychiques, 1987». Il s'inspire probablement d'une
idée déjà développée par Freud (1925) selon
laquelle « l'enveloppe psychique dérive par étayage
à l'enveloppe corporelle ».
Selon cette théorie, reprise par BAQUE S (2002)l'homme
a trois « enveloppes». La première est «
l'enveloppe psychique» constituée par les modes de
défenses individuelles et le système de pare- excitations. La
deuxième est celle de « la famille » ou du «
groupe restreint ». La troisième enveloppe c'est «
l'enveloppe d'enveloppes » comme l'appelle DORAY B. repris par
l'auteur c'est-à-dire «la culture». La suite
présente distinctement chaque enveloppe en insistant de plus, si
particularités il y a, sur les différences ou
particularités que présente l'homme rwandais.
Enveloppe psychique
Le concept de « personne» initié en
psychologie par JANET P. et la notion de « personne totale en
situation » promue par LAGACHE D., paraissent appropriés
à rendre compte la notion d'«enveloppe psychique».
Ces concepts regroupent, selon CROCQ L. (1999, pp.207-208) « les
données héréditaires et constitutionnelles, les
propensions nées des avatars du développement affectif de la
petite enfance, les frayages de conduites, la sensibilité aux
sollicitations, le tempérament, le caractère, les conflits
anciens, les habitudes acquises, les modes coutumiers de réagir,
l'état physique et mental, la réceptivité à
l'environnement physique, et engagement dans le réseau des
relations interpersonnelles ».
Ces dernières sont soumises à des orientations
dynamiques car « chaque représentation présente dans la
psyché contient deux versants : l'un qui lie et qui est source de
plaisir. C'est l'oeuvre d 'Eros. Et l'autre qui serait une image de ce que l'on
ne peut avoir. C'est l'oeuvre de Thanatos » (GODARD M. O. 2003,
p.35).
En effet pour vivre, l'être est condamné à
préserver une relation d'investissement et la conduite humaine aura pour
but de réduire les conflits et d'amener l'être humain à
l'équilibre par le mécanisme de « métabolisation
».
L'idée d'«une structure dynamique»
se retrouve dans la théorie de la personnalité de ROGERS C.
(1970). Il se sert de la situation de l'enfant pour présenter trois
grandes phases ou états de « l'enveloppe psychique ».
Il s'agit de « la personnalité qui s'organise », « la
personnalité qui se désorganise » et « la
personnalité qui se réorganise». La première
existe quand la personne vit en commun accord avec ses expériences. A
l'inverse, il y a désadaptation, incogruence, intrusion
d'éléments étrangers dans le fort intérieur et le
résultat est la désorganisation de la personnalité.
L'état normal d'une personne étant un état de conflits,
à condition que ces conflits soient résolus, le psychisme qui se
voit désorganisé, cherche à se réorganiser. Cela se
vit dans la troisième phase : «la personnalité qui se
réorganise» .Cette première enveloppe est fragile quand
il ne s'étaye pas sur la deuxième qui est celle de la «
famille » ou du « groupe restreint».
La Famille
La famille est« une entité fonctionnelle
donnant confort et hygiène, un lieu de communication, matrice
relationnelle pour l'individu, un lieu de stabilité, de
pérennité malgré ou grâce aux changements que le
groupe peut opérer, un lieu de constitution de l'identité
individuelle et de transmission transformationnelle : la filiation».
(NEUBURGER R. 1997, p.12).
Pour NOTHOMB D. (1965) la famille rwandaise se
caractérise par « la solidarité, les entraides, les
visites amicales, les souhaits de vie et a pour fin ultime la
perpétuation de l'espèce humaine ». C'est en fait cela
qui sous-tend la santé mentale et est vecteur de sens de l'existence
d'un rwandais.
Parlant de la famille et de la solidarité, BIMENYIMANA
P. (1999) a le même point de vue que NOTHOMB D. Ils affirment
que l'homme rwandais n'est pas « une île ». Il n'est
pas un individu isolé, enfermé dans une prison de solitude. Et
cela se traduit dans différentes expressions rwandaise. Pour les
Rwandais, « Kubaho ni ukubana » : « vivre c'est
vivre avec » « Ibintu ni abantu » «
les choses qui vaillent la peine d'être possédées ce
sont les hommes », « Abantu ni magirirane »
«les hommes c'est la réciprocité », «
Umugabo umwe agerwa kuri nyina » «un brave seul se
mesure à sa mère, il ne se mesure pas au roi » ; «
Umwe anyaga imwe » «un seul razzie une seule vache
», etc.
Les harmonies du langage, vecteurs du sens de la vie des
rwandais sont saisissables à travers plusieurs situations. Les Rwandais
expriment les souhaits de vie à travers entre autre les salutations et
les voeux dans différentes circonstances. «Urakomeye?
» «Es-tu bien en forme », « Urakarama »
«que tu vives longtemps » (NOTHOMB D., idem, p.165) et d'autres
comme « Uragatunga » «que tu sois grand
propriétaire), « Urakabyara »
«puisses-tu engendrer » « Uragaheka »
«puisses-tu tenir un berceau ! », etc. L'auteur fait
remarquer que la plupart de ces formules font allusion à la situation
sociale, aux relations de bon voisinage, à la bonne santé, bonnes
ententes et globalement à la paix. Ce qui montre combien la famille est
le berceau de la santé mentale, individuel et communautaire.
Ce qui intéresse aussi, c'est de constater la place que
les visites, les rencontres et les échanges occupent dans la vie des
Banyarwanda. Le même auteur donne beaucoup de dictons illustratifs et le
plus parlant semble être « Abadapfuye ntibabura kubonana
» «ceux qui sont en vie ne manquent pas de se rencontrer
».
La culture
BAQUE S. (2002, p.2 1) considère la culture comme
« l'ensemble des réalisations, des valeurs, des lois et des
représentations qui caractérisent l'espèce humaine
». Faisant référence au cycle de la vie, la culture devient
pour lui « ce qui précède tout l'individu et sans lequel
l'homme est nu, seul et tuable » (idem, ibidem). Aucun homme ne peut
évoluer hors de ce cercle qui a pour fonction de lui rendre le monde
habitable en le transformant, en l'organisant et en l'interprétant.
FISCHER G. N. (1990, p.8) nous propose une autre
définition de la culture qui me paraît plus englobant et mieux
complétant la précédente. Pour lui, « La culture
est l'ensemble des modalités de l'expérience sociale, construites
sur des savoirs appris et organisés comme des systèmes de signes
à l'intérieur d'une communication sociale qui fournit aux membres
d'un groupe un répertoire et constitue un modèle de
significations socialement partagées, leur permettant de se comporter et
d'agir de façon adaptée au sein d'une société
».
Quand le monde devient chaos et menaçant, la culture
devient « un système édifié en vue de
sécuriser l'homme » (BAQUE S. idem, ibidem). Cela rejoint la
conception défensive de FREUD selon laquelle la culture est «
l'ensemble des oeuvres qui éloignent l'homme de la nature en lui
assurant à la fois une protection contre la nature et en organisant les
rapports entre les hommes » (FREUD,S. 1939, p.24).
La culture est en fin de compte un « trésor
permettant à l'homme de se sentir en sécurité dans la vie,
de savoir à qui il va aspirer et quelle place assignée à
ses affects et à ses intérêts » (idem,
ibidem).
En dernier lieu, la culture est un instrument de
médiation. Pour LACAN J. cité par S. BAQUE, « elle est
symbolique. Elle est ce maillage de sens grâce auquel les hommes
interprètent leur expérience, jugent leurs actes, et guident leur
action. Elle offre un savoir sur les questions premières qui n'ont pas
de réponses rationnelles ». (p.24).
4.5. Psychotraumatismes et souffrance sociale
:
Dans un Colloque international tenu à Kigali en aout
2008 sur « la perspective socio centrée en santé
mentale » un des participant s'était posé une question
pertinente de la nécessitée d'une telle perspective et sur
l'opportunité des approches communautaire et systémique au
Rwanda. Les discussions avaient suscité un grand intérêt et
ont contribué à enrichir notre compréhension des contours
de la souffrance des rwandais.
Dans Malaise dans la civilisation, FREUD
(1929, p.24), évoque la souffrance d'origine sociale comme le type
de souffrance le plus difficile à accepter par le sujet humain : «
La souffrance issue de cette source : les relations avec d'autres hommes,
nous la ressentons peut-être plus douloureusement que tout autre...
» Il la définit en rapport avec « la déficience des
dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux (famille,
état, société,...) ».
Au Rwanda, la plus grave catastrophe anthropique du 20eme
siècle a détruit tous les dispositifs promoteurs de santé
mentale : la culture, la famille, l'Etat,
etc. et les conséquences du processus
de destruction de la culture et du tissu social se traduisent à travers
les pathologies de tous genres, dont les psychotraumatismes.
Les travaux de Jean Furtos (2001, 2007), d'Emmanuel Renault
(2008) et de Paul Jacques (2002) donnent de bonnes indications sur la
compréhension de la problématique de la souffrance sociale,
c'est-à-dire induite à l'homme par l'homme et sa prise en charge.
Nous y reviendrons en liant ces concept au vécu des rwandais à
travers la clinique.
4.6. Psychotraumatismes et
précarité
Dans un article intitulé «
Epistémologie de la clinique psychosociale, la scène sociale
et la place des psy », JEAN FURTOS (2001) analyse la notion de
précarité, qu'il différencie de la pauvreté sans
toute fois écarter des liens entre les deux. « Bien entendu, ce
que l'on appelle « grande précarité » est synonyme de
pauvreté voire de misère » écrit-il. Il
décrit comme précaire une société
caractérisée par « la pensée omniprésente
de la perte possible ou avérée des objets sociaux ; la peur de
les perdre une fois installés draine la perte de confiance en l'avenir
et dans la société. »
Selon lui, un objet social « C'est quelque chose de
concret comme le travail, l'argent, le logement, la formation, les
diplômes. C'est aussi quelque chose d'idéalisé dans une
société donnée, en rapport avec un système de
valeurs, et qui fait lien : il donne un statut, une reconnaissance d'existence,
il autorise des relations ». La difficulté commence lorsque
certains objets ne vont plus de soi, par exemple le travail et le salaire, la
satisfaction des besoins élémentaires, etc. On peut aussi avoir
peur de les perdre en les possédant encore, ou de perdre les avantages
qu'ils sont susceptibles de procurer.
Les objets sociaux sont d'une grande importance car ils
donnent « les sécurités et le confort de base
» dont la perte enclenche justement la situation de
précarité.
Jean Furtos va très profond et paraphrase la
pensée de Freud dans « Malaise dans la civilisation ». Il
écrit : « par rapport à la promesse du contrat
narcissique contracté dès l'enfance via la famille : "Si tu
rentres dans notre culture, tu auras ta place", il y a difficulté
lorsque cette place devient incertaine, lorsque les objets sociaux, supports de
l'effectivité de la promesse, se dérobent ou n'existent pas ou
sont très rares pour être source de conflits ». La
question devient celle de savoir s'il y a ou non possibilité de
désillusion, de deuil, donc de transformation.
4.7. Pour ressembler les éléments et ouvrir
des horizons.....
Les recherches effectuées sur les souffrances
causées par des événements traumatiques laissent une
littérature très large sur les différentes pathologies
bien étudiées dans des nosographies classiques. Le contexte du
Rwanda semble sortir de l'ordinaire. En effet, la souffrance des victimes de
l'innommable ne peut pas se réduire seulement aux PTSD. On assiste
à des cries d'ordre des phénomènes hystériformes,
à des troubles dissociatifs, on assiste aux ruptures de liens et
à la perte du sens, à des complications des
phénomènes de deuil.
Quinze ans après, on assiste à une
complexification et une chronicisation de la souffrance et à plusieurs
cas de comorbidité et à des phénomènes de
transmission entre parents et enfants ou à un phénomène de
contagion que l'on peut tenter de nommer en empruntant les concepts de Daniel
Stern (1989) d' « Accordage affectif », bref un cycle de transmission
interpersonnelle de la souffrance. On assiste à une tendance à ne
pas se mettre en projet, à l'inhibition et à un vide relationnel.
Le présent chapitre aura essayé de rassembler quelques
éléments parmi ceux qui contribuent à cette
complexité de la souffrance des rwandais.
De tous ce qui a été discuté dans les
lignes qui précédent, devons nous perdre espoir et laisser la
souffrance nous emporter ? Autrement dit, comme nous nous étions
posé des questions au début de cette recherche, y a-t-il encore
des éléments sur lesquels peuvent encore compter les Rwandais
pour aspirer à une vie qui a un sens et faire des ponds là
où les liens ont été détruits ?A cette question,
nous pensons, comme nous l'avions postulé a travers notre
première hypothèses de recherche que « Les valeurs
culturelles de base qui donnaient sens à la vie des Rwandais sont encore
valables actuellement malgré les dégâts causés par
les événements traumatiques ». A travers la confirmation de
cette hypothèse de travail, il s'enclenche un autre questionnement de
voir, quelles sont alors, les valeurs de la culture rwandaise que l'on peut
restaurer et comment le faire, pour contribuer à la prise en charge des
psychotraumatismes. Cela reviendrait à étudier
profondément quel était ces valeurs de la culture, comment elles
sont actuellement et comment nous voudrions qu'elles soient pour être
promoteur de la santé mentale et faiseurs de liens.
Pour Ehrenberg (2008), le « déprimé
» est un « homme en panne », c'est un être
persuadé de ne pas avoir été à la hauteur. A
certains moments de l'exercice de leur profession, les professionnels en
santé mentale et la société rwandaise en
générale se retrouvent en panne quand l'impasse s'installe et que
l'on ne sait pas quoi faire pour mettre les mots sur la souffrance et apporter
de la parole qui console, qui guérit là où le silence et
le non sens tuent.
Ils sont en panne quand le dispositif qu'ils tentent de mettre
en place est attaqué et menacé de destruction par la
complexité, la chronicité et l'effet du nombre des souffrances
multiples et polymorphes. Ils sont en panne quand ils sont eux-mêmes pris
par la condition humaine et ne peuvent plus prendre distance et deviennent
affectés par un traumatisme vicariant qui ne leur laisse pas la
possibilité d'aider les autres étant vulnérables et
désemparés. Ils sont aussi en panne quand la
précarité prend le dessus et que l'on ne peut plus guérir
par la seule parole sans mettre de l'ordre socioéconomique dans les
ménages.
A quoi se vouent-ils quand ils reçoivent des patients
pour qui hier est devenu aujourd'hui et que le dedans se confond au dehors ?
Dans une société sans contenant, comme disait le Prof Ferrero
(2008) en paraphrasant Winnicott dans sa métaphore du Holding
(contenant) ? Société où l' « Autre » inspire le
doute et où il est difficile de trouver l'autre qui les écoute,
les accueille et leur devient un contenant pour les soulager ?
La déprime n'empare pas les professionnels pour de bon,
ils ont été toujours brave et innovateurs, il ya encore des
propositions de dispositifs de prise en charge. Les quelques vignettes
cliniques présentées dans ce travail et d'autres cas
rencontrés durant la période de cette étude, et surtout la
façon dont ils ont été pris en charge, nous laissent
entrevoir quel peut être le modèle de prise en charge des
psychotraumatismes. Cela nous ramène à confirmer notre
deuxième hypothèse de travail selon laquelle «
L'efficacité et la pertinence des modèles de traitement des
psychotraumatismes dépendent de la prise en compte de ce qui donne du
sens à la vie à travers un dispositif multimodal incluant des
aspects de réhabilitation individuel et communautaire ». Ce qui
nous ouvre des horizons sur la mise en place des dispositifs de prise en charge
multimodal à soumettre a l'approbation du mode professionnel et en
attendre des résultats plus édifiants.
Chapitre 5. PENSER UN DISPOSITIF DE PRISE EN CHARGE 5.1.
Introduction
Que dire à Angelina quand elle vient voir son
thérapeute convaincu que ce dernier n'y peut rien, et qu'il n'est qu'en
train de donner du temps au temps, pour voir « ce que ça pourra
donner avec le temps ? » Du temps justement qui nous déçoit
en inversant les pendules, hier devenant aujourd'hui et demain étant
aussi flou que les ténèbres de la jungle !
Un jour, dans une séance de supervision clinique, les
conseillers en traumatisme nous décrivaient des tentatives de prise en
charge qui n'en finissaient pas car ils ne pouvaient pas conclure le processus
enclenché avec leurs clients faute de provision à lui donner
comme recette pour les laisser cavalier seuls. Ils partageaient avec nous tout
ce qu'ils avaient tenté de faire mais des semaines, des mois
après revenaient au même point de départ où la
souffrance s'était empirée comme si le mythe de Sisyphe se
réalisait sur eux !
Selon Albert Camus (1942) les dieux avaient condamné
Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu'au sommet d'une montagne
d'où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé
avec quelques raisons qu'il n'est pas de punition plus terrible que le travail
inutile et sans espoir...
Des professionnels au Rwanda sont souvent confrontés
à cette situation. Mais alors, comme conclut A. Camus « il n'y
a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit ». Les
Rwandais eux le diraient mieux : Nta mvura idahita kandi nta joro ridacya ! (Le
bon temps fait suite au temps de pluie et la nuit conduit au jour).
L'espoir « que demain sera meilleur»
alimente notre vie et nous permet de vivre et surmonter la dépression
(que nous avons évoqué très haut) de n'avoir pas
été à la hauteur. C'est cette espoir que nous voulons
alimenter quand nous recherchons ici et là ce que sera ce «
demain », quand on aura découvert comment efficacement
prendre en charge les souffrances causées par l'innommable. Penser
« demain », c'est rêver et rêver permet de
grandir. C'est cet exercice de rêver en anticipant ce que pourrait
être le paquet complet de prise en charge des psychotraumatismes auquel
nous nous livrons dans ce chapitre.
5.2. Angelina : Trouves-toi où vivre, ici n'est
pas chez vous !
Angelina a été forcée d'aller vivre dans
un semblant de maison, une sorte de hutte sans porte ni fenêtres dans les
restes des maisons de ses parents. La hutte ressemblait à une grotte,
comme celle des hyènes dans les contes rwandais que me récitait
ma grand-mère. Elle ne se sentait plus bien accueillie et
sécurisée chez son oncle qui voulait vendre les terres
laissées par les parents d'Angelina. L'oncle avait
développé un véritable cannibalisme comme le disent les
rwandais. (Dans le langage rwandais on dit : « uriya ni umubyeyi gito,
yariye abana mwene nyina yamusigiye » (Littéralement : c'est
un parent indigne, il a mangé les enfants que lui a laissés son
frère décédé). Elle a développée
depuis lors un processus de destruction psychique, elle «je devenais
folle progressivement au vu et au su de mon voisinage sans que je puisse y
faire quelque chose» a-t-elle déclaré. (Nagendaga
mpinduka umusazi buhoro buhoro,kandi ntacyo nabikoraho).
C'était justement un parcours prévisible comme
l'avait écrit KAËS R. (2000, p.1 84), « la constitution du
sujet dépend des liens qui ont pu se nouer ». Ce qu'elle
n'avait pas pu faire avec son oncle. « Ces liens reposent
eux-mêmes sur des contrats, des pactes sans lesquels, il n'y a ni
continuité du lien ni continuité du sujet ». L'oncle
avait transgressé l'obligation sociale de s'occuper de ses cousins et
avait rompu les liens de parenté avec ces orphelins laissés par
son frère.
Angélina a quitté ce foyer pour peut-être
trouver une accalmie. Esperance, elle, a été oblige d'errer pour
donner la paix et l'espace à son frère qui voulait mener une
nouvelle vie : se marier. Véronique a quitté son village pour
aller s'installer ailleurs où elle ne serait pas, peut-être, en
contact régulier avec son bourreau. Mais alors, elle y a
rencontré d'autres bourreaux à travers ses cauchemars et la
symptomatologie psychotraumatique qui l'a encerclée là bas !
Jeanine Altounian, cette enfant de survivant du
génocide arménien, elle, recommande le «
déplacement » pour quitter des lieux de la barbarie
humaine et retrouver quiétude et tranquillité.
Mais alors, de quel déplacement s'agit-il ? N.
Munyandamutsa, lui, nous propose un déplacement dans le temps. Des temps
de brutalité, de la mort, de la sidération vers la vie telle
qu'on la vivait autour du feu, autour du conte.
Un déplacement dans la mémoire pour nous dire
que rien ne s'est passé ? Non, celui là nous tuerait davantage.
Oui, déplacement à la rencontre d'autres humains nous
éloignant des cannibales. Un déplacement comme celui qu'a
effectué Angelina pour aller rencontrer Chaste UWIHOREYE, Psychologue
Clinicien à Uyisenga n'Manzi, à qui elle a confié sa
souffrance et qui lui a été un bon tiers écoutant et qui a
su s'interposer entre lui et les bourreaux qui revenaient la tuer chaque
soir.
Elle a effectué un déplacement à la
rencontre des humains qui lui ont accueilli et lui ont trouvé un
chez-soi. En effet, l'Organisation Uyisenga n'Manzi lui a construite une maison
et elle a cessé de vivre dans cette « grotte » où
vivent les cannibales.
Quand elle a trouvé la maison, la
sécurité physique est revenue elle a envoyé ses petits
frères continuer les études pendant que elle poursuivait des
psychothérapies en bénéficiant d'un appui régulier
pour la survie. Une année après, elle a intégré une
association locale d'enfants orphelins chefs de ménages qui a entrepris
des activités d'agriculture avec l'encadrement de Uyisenga n'Manzi. A la
deuxième année, dans une des psychothérapies, elle avait
déclaré à son soignant : « maintenant que les
problèmes de sécurité physique et alimentaire ont
été résolus, je voudrais réintégrer
l'école mais je ne sais pas si le directeur va m'accepter car j'ai
piqué beaucoup de crises dans cette école là ! »
Le chargée de plaidoyer de cette ONG l'a aidée à trouver
une place dans une autre école, a été réinscrite
sur la liste des élèves assistés par FARG et elle a repris
l'école.
La compréhension de la souffrance d'Angelina a
été totale et sa prise en charge possible, le jour où le
Psychologue qui la suivait avait compris les paroles de KAËS R. : «
Le survivant du génocide, l'exilé, l'apatride, celui qui est
coupé de ses racines et de la communauté vit hors lieu, hors
temps, hors de la parole » et que Angelina pour se constituer comme
sujet avait besoin d'un lieu où habiter car « pour pouvoir
habiter son corps et se constituer un espace de pensée, tout être
humain doit avoir eu la possibilité de s'inscrire dans un lieu, dans un
espace habitable, d'être enraciné ». (2000, p.184).
Nous apprendrons fin 2008, deux ans plus tard, à partir
d'une invitation au mariage trouvé sur le bureau de son ancien soignant
qu'elle a bien terminé les études et s'est mariée. Elle
reste en contact régulier avec ses frères encore sur le banc de
l'école.
5.3. La taille de mes maniocs me rappelle que je
grandis
Nous titrons ce paragraphe avec une phrase visiblement absurde
mais qui vient d'un jeune qui, dans une rencontre nous avait dit cette phrase.
Tout commence dans une descente sur le terrain effectué en compagnie du
staff de Uyisenga n'Manzi en novembre 2005, lors de l'identification de
nouveaux enfants à intégrer dans le groupe des
bénéficiaires. Parmi les personnes de la localité qui nous
accompagnait pour nous orienter vers un ménage de quatre orphelins, l'un
retrouve le chef de ménage, qu'il avait rencontré de cela
quelques semaines. Après une salutation ordinaire, il s'exclame et lui
dit : « Fabrice (pseudonyme), tu as vraiment maigri ! » Et
l'autre, au lieu de répondre, se tourne vers Chaste Uwihoreye à
qui il dit : « Ecoute-moi, Chaste, lui il ne sait pas que nous
grandissons en amincissant comme du savon : (traduction littéralement de
« dusigaye dukura nk'isabune, n 'ubwo nayo twayibuze) ».
Le jeune avec bien d'autres seront regroupés dans une
des associations, constituées au départ comme cadre de rencontre
pour partager leur souffrance, pleurer, parler de leur souffrance et prendre le
temps de s'essuyer les larmes en compagnie d'un soignant pour éviter
tout débordement. Le nombre de personnes à prendre en charge
avait imposé sa méthode, on devait regrouper les enfants pour
pouvoir les aider. Et on le savait, quand l'esprit de masse, la massification
ont été sauvage, le groupe sain devient thérapeutique.
Après des mois d'accompagnement
psychothérapeutique, l'association a bénéficié
d'une aide pour cultiver les champs laissés par leurs parents. Ils ont
récolté du manioc pour manger et vendre à des
écoles secondaires de leur district. C'est justement quand nous allions
visiter leur plantation de manioc qu'ils nous ont dit : « il y a
quelques années nous étions sur le sol comme ces herbes
rampantes, mais maintenant, nous avons grandis comme le sont ces maniocs
».
5.4. Quand le groupe redessine les contours d'une
nouvelle appartenance
Cela avait en soi un effet thérapeutique sans
égard. Les thérapies de groupe si elles sont bien
exploitées semblent très efficaces dans un contexte comme le
Rwanda où nous sommes dans un contexte de violence de masse. En fait, il
s'agit de réunions régulières où les victimes
peuvent exprimer leur expérience chacune. La présence d'un
thérapeute chevronné paraît nécessaire pour
gérer les émotions pouvant ressurgir.
L'angoisse et la frayeur, qui dans certaines circonstances
dépassent la capacité individuelle de gestion, sont contenues,
portées et diluées par le groupe qui offre en même temps le
sentiment d'appartenance.
Il y a plusieurs avantages à travers ces
thérapies comme l'écrit GILLIS, (1993 cité par B.
STÖCKLI, idem, p.37): « le fait de pouvoir parler avec d'autres
personnes qui ont vécu des expériences similaires et de voir
qu'eux aussi ont les mêmes difficultés ainsi que de se sentir
soutenus par le groupe aide le patient. Au travers de l'expression des
émotions des autres, ils peuvent travailler leur propre trauma
». Des stratégies de « coping » et des
techniques de gestion des problèmes peuvent être
partagés.
C'est ce qu'a pu réaliser ce groupe d'enfants,
constitué en 2005, comptant actuellement une centaine de membres, tous
orphelins vivant dans des ménages gérés par les enfants.
Après une période de quelques mois après identification,
Uyisenga tenait de réunions régulières avec ces enfants
pour s'enquérir de leurs problèmes. Les réunions se
tenaient dans une forêt, à côté d'une maisonnette de
l'un des orphelins. C'était comme dans une situation de front de combat,
l'enfant qui s'évanouissait était endormi dans un milieu calme,
pas sur un matelas car il n'y en avait pas mais dans l'ombre d'un arbre pour
qu'il récupère un peu d'énergie et retrouve les
collègues.
5.5. Sous l'arbre, l'ombre qui guérit
!
Quel dispositif de soins ? Comme garant de l'orthodoxie psy
dans l'exécution des activités du programme, nous avions
critiqué ce cadre hors normes de prise en charge, (je me dispense pour
le moment de parler de prise en charge psychothérapeutique). Trois mois
après, dans une visite de monitoring du programme, les
témoignages des jeunes qui étaient guéris de leurs
souffrances sous ces arbres vont infléchir notre vision. Une chanson
rwandaise me vint en tête en ce moment pour leur donner un peu de
légitimité et me faire penser à un quelconque effet
positif : « ngurwo urunana rusobetse imisango y 'abasangiye ingendo,
muze twicare mu gacaca ducoce amagambo ».
Hélas!, c'était un dispositif culturel hors du
commun et qui a dans le temps servi nos aïeux. L'arbre à palabre,
s'asseoir dans un gazon pour débattre d'un sujet qui menace la vie du
groupe. C'est incontestablement même cette idée qui a
inspiré les juridictions traditionnelles Gacaca.
Ce qui s'est fait traduit et répond aux
inquiétudes soulevées par R Kaes quand il écrit : «
Avec l'impensable du génocide ou de la barbarie, mais aussi dans nos
sociétés où les repères de sens sont mis à
mal, c'est toute la question du rapport entre identité individuelle et
identité collective qui est posée, ainsi que celle entre
souffrance psychique et souffrance collective ».( cité par P.
Jaques 1999,p.193).
Dans ce groupe constitué dans l'Agacaca où nos
aïeux eux aussi se retrouvaient pour débattre, la flamme de la
guérison des blessures individuelles et collectives a été
allumée.
C'est justement ce rôle de « contenant
» que ce groupe, et bien d'autres à l'instar d'Ingando (camps de
solidarité) comme Uyisenga n'Manzi en a eu le courage d'en faire un
cadre psychothérapeutique. Au fait, face à une atteinte brutale
des fondements du lien social et des représentations collectives, le
groupe paraît le meilleur moyen pour aider l'individu
éprouvé à reconstruire son psychisme, à renouer des
liens et se réintégrer dans le réseau social, rompre
l'isolement et se sentir sécurisé.
5.6. Quand les biens sociaux entretiennent la
santé mentale
Nous avons développé précédemment
un paragraphe sur le lien évident entre la précarité et la
santé mentale. Ce lien est évident comme celui entre les concepts
de « Gutunga et Gutunganirwa ». Ce que J. Furtos appelle les
objets sociaux et dont il décrit le lien indéniable avec
la production de la santé mentale SEBASONI S. (2000, p.55) les appelle
les « biens sociaux ». Dans la culture rwandaise, ils sont notamment
les vaches, la terre, et tout ce qui va avec : le lait, le miel et d'autres
produit laitiers ; ainsi que les produits agricoles. SEBASONI, dans son analyse
des instruments de la cohésion sociale, montre comment les Rwandais
avaient organisé leurs relations sur base de l'autorité de
l'Etat, de la gestion des biens sociaux et de l'éducation.
C'est justement ces trois piliers de la cohésion
sociale que le génocide a décimé et que Uyisenga n'Manzi
et AVEGA et HHC ont tenté de réhabiliter. Des résultats
parlent d'eux même à travers cet exercice de narration, comme
quand je restituais à ma grand- mère au retour d'une visite chez
un oncle.
Nous continuons l'histoire du groupe avec qui on s'asseyait
sous l'arbre pour parler, pleurer et prendre notre temps de nous rappeler
ensemble pour que l'on oublie pas que la barbarie humaine leur a
décimé. Ce groupe d'une centaine d'enfants actuellement a
été aidé progressivement à cultiver les champs
laissés par les parents, à élever des chèvres ou
des vaches selon la disponibilité de l'orphelin et sa capacité
à s'occuper de la bête qui lui est donné.
En novembre 2008, ils nous avaient invités à
leur visiter encore. Et comme cela se doit dans la culture rwandaise en
réponse à une invitation formelle d'une famille (leur association
en constitue une, fière, digne et très forte), nous (une
délégation de CAFOD et Uyisenga) avions apporté notre
cruche de bière (nous leur avions envoyé de l'argent avant pour
acheter à boire et à manger) et les festivités ont
réunit tous les notables de l'agglomération, les voisins et les
autorités locales. C'était une cérémonie de
convivialités : danses, poèmes, discours, jeux d'enfants, remises
de récompenses aux enfants ayant bien réussi à
l'école, etc. avaient égayé les invitées. De la
soixantaine de bêtes (vaches, moutons, chèvres, poules) que
dispose ce groupement de 32 ménages gérés par les enfants
chef de ménages, ils ont donné une chèvre au
représentant des bienfaiteurs qui leur ont assisté et continuent
les appuyer. Nous reviendrons sur l'impact psychothérapeutique que cela
a eu dans les paragraphes qui suivront.
5.7. Un don gracieux à multiple
significations
Le cadeau (la chèvre) qu'ils nous ont donné nous
a été d'une signification sans égal. Donner une vache est
un signe très fort à celui qui la reçoit et un
affermissement de son statut à son égard par celui qui la donne.
[Eux, ils ont décidé, après concertation et
délibération entre eux, de donner une chèvre selon leurs
moyens]. Selon SEBASONI (idem, p55) la vache dans la culture rwandaise
s'acquérait par « don gracieux, (ubuntu ou littéralement
humanité), par achat, par récompense guerrière, par
échange social (surtout à l' occasion des mariages) et par ce qui
est connu sous le nom de « système de clientèle » ou de
« contrat de service ». Ils n'avaient rien à nous payer comme
service presté, ils l'ont fait pour nous traduire leur
réinscription à l'humanité et nous témoigner qu'ils
ont recouvrer « ubuntu » que la barbarie humaine leur avait
privé. Ils l'ont fait aussi pour nous montrer qu'ils sont
généraux et qu'ils partagent même le peu qu'ils ont.
Cela traduit en fait qu'ils ont encore eu de
propriété, que malgré qu'ils ne soient pas grands
propriétaires, ils ont encore du sens humains, ils veulent vivre heureux
parmi et avec les autres. Ils partagent avec les autres.
Nous n'étions pas les premiers à recevoir (
kugabirwa nabo) de tels dons de leur part, d'autres associations et d'autres
membres de la communauté viennent s'approvisionner chez eux, en puisant
de l'expérience sur comment ils ont pu faire face aux
conséquences de l'innommable. Ils reçoivent des visites de
partage d'expériences régulières des membres d'autres
associations venant apprendre d'eux.
5.8. Assister et épanouir la résilience
....
Ce groupe est un bon exemple de « ses enfants qui
tiennent le coup » que Boris CYRULNIK appelle résilients. Ils
ont cette faculté qu'il décrit comme « capacité
d'une personne ou d'un groupe à bien se développer, à
continuer à se projeter dans l'avenir, en présence
d'événements déstabilisants, de conditions de vie
difficiles, de traumatismes parfois sévères ». (1998,
p75).
Ils ont pu résister aux coups, comme ceux que Primo
Levi, qui, lui aussi n'a pas été épargnée par la
Shoa a fait preuve. Dans une poésie extraordinaire il nous décrit
cette capacité de rebondir. Il écrit : « La
faculté qu 'a l'homme de se creuser un trou, de sécréter
une coquille, de dresser autour de soi une fragile barrière de
défense, même dans des circonstances apparemment
désespérées, est un phénomène
stupéfiant qui demanderait à être étudié de
près. Il s'agit là d'un précieux travail d'adaptation, en
partie passif et inconscient, en partie actif. » Primo LEVI, Si c'est
un homme (2002).
La plupart des ménages gérés par les
orphelins sont des véritables exemples de résilience. Ils ne sont
pas emportés par l'emprise du vécu traumatique et s'inscrivent
progressivement dans la société. Certes les facteurs de risques
les guettent encore : l'enfance, la pauvreté, les maladies, etc. Le
concours des facteurs de protection comme réseau de soutien
psychosocial, économique juridique contribuent à ce qu'ils
tiennent le coup. Nous donnons ici l'exemple des référents
communautaires, qui sont ces adultes, voisins des ménages dirigés
par des jeunes et qui ont été choisis comme
référents et qui s'occupent comme tante de ce ménage.
C'est une approche de responsabilisation sociale, qui s'inspire de la culture
rwandaise et qui fonctionne très bien.
5.9. Le travail et l'amour: fondements de la
civilisation, piliers de la santé mentale
Les écrits de Freud sont les premiers à
décrire l'importance du travail et bien sur l'amour pour la santé
mentale. Vergote à qui nous avons fait référence ci-haut
parle du travail et de la capacité d'aimer cette dernière qui est
très proche de la capacité de jouir.
Esperance, dont nous avons longuement évoquée a
appris un métier et AVEGA lui a aidé à trouver de
l'emploi. Après avoir « retrouvé une famille » par le
travail, elle a aussi retrouvé une place dans la communauté. Elle
appartient. Elle y est pour quelque chose, pour contribuer à la vie et
au développement de la communauté mais aussi à pouvoir
jouir de la production de son travail.
Freud nous fait savoir, tant dans « Totem et tabou »
que dans « Malaise dans la civilisation », comment l'homme, dans son
processus d'évolution en est arrivé à travailler pour
domestiquer la nature mais aussi est arrivé à aimer puis à
fonder une famille. « Lorsqu'il eut découvert qu'au moyen du
travail, il avait entre ses mains - au sens propre - l'amélioration de
son sort terrestre, l'homme primitif ne put désormais rester
indifférent au fait que l'un de ses semblables travaillât avec ou
contre lui. Ce semblable prit à ses yeux la valeur d'un collaborateur,
et il devenait avantageux de vivre avec lui ». (1929, p35)
Freud avait entrepris aussi la tentative d'expliquer les
raisons psychologiques et anthropologique de vivre ensemble, que l'amour
constituera un lien pour toujours. « La vie en commun des humains
avait donc pour fondement : premièrement la contrainte au travail
créée par la nécessité extérieure, et
secondement la puissance de l'amour, ce dernier exigeant que ne fussent
privés ni l'homme de la femme, son objet sexuel, ni la femme de cette
partie séparée d'elle-même qu'était l'enfant.
» (Idem, ibidem).
C'est cette force de l'amour, que l'on retrouve dans l'un des
quatre concepts de la philosophie rwandaise de « Kubana ». Angelina a
noué des relations amicales avec un jeune garçon avec qui ils se
sont décidés de marcher ensemble le reste de leur vie. Marcher
ensemble, justement par ce que l'amour dans le mariage n'est par se regarder
droit dans les yeux, mais regarder ensemble dans la même direction.
Quand Angelina a décidé de se marier, ce n'est
pas parce qu'elle n'aime plus ses frères avec qui elle a tant souffert,
mais c'est pour aller nouer des relations ailleurs et élargir ses
forces. C'est ce que nos grands pères avaient à juste raison
appelé : kwagura umuryango no gushaka amaboko (élargir la famille
et trouver de la force auprès des autres pour se revigorer).
Mais alors, que se passe-t-il dans les mariages actuellement ?
La culture a été pervertie, le sens du mariage a
été banalisé. D'aucuns en trouvent des raisons : les
tantes, les oncles et les cousines qui jouaient un grand rôle dans tout
le cérémonial du mariage ne sont plus là,
etc. et les moyens économiques ont
enfoncé le clou. Les mariages des enfants chefs de ménages sont
rempli d'émotions pourtant sont parmi ceux qui nous ont
édifié en matière de signification et de symbolique.
5.10. La santé mentale, c'est être soi,
exister : kuba (ho)
Esperance quand elle nous dit « Moi qui étais
désespérée, ... » pour dire qu'elle ne l'est plus,
à travers ces paroles et son vécu, elle signe l'aboutissement
d'un processus de guérison. Normalement, comme l'a bien écrit
Freud dans Malaise dans la civilisation, (1937, p.7), « rien n'est
plus stable en nous que le sentiment de nous-mêmes, de notre propre Moi.
Ce Moi nous apparaît indépendant, un, et bien
différencié de tout le reste » Pour une personne en
souffrances psychotraumatique où le dedans et de dehors sont
entremêlés, où présent et passé sont
enchevêtrés, où vie et mort sont sans ligne de
démarcation claire, l'individu n'existe plus.
Ce passage du texte de Freud me rappelle l'extrait d'un conte
que m'a appris ma grand- mère avant de rejoindre l'eternel. Le conte
consistait en une jeune fille unique (Gitetera) que la mère cachait dans
une grotte fermée pour la protéger contre les bêtes et
allait chercher à manger. Et un jour quand la mère passa pour
réciter la formule qu'elle devait réciter pour que la grotte
s'ouvre, elle commença : « Uriho uriho, mbe Gitetera ?!
» Et la petite de répondre : « Ndiho ntariho mbe
mawe... ». La mère lui demandait si elle était en vie
et bien portant, et l'autre de dire je suis en vie mais je n'existe pas....La
grand-mère me disait souvent à la fin d'un conte: «Mwana
wanjye, umugani ugana akariho ». Je ne comprenais pas à
l'époque ce que signifier Gitetera à sa mère. Esperance,
Elle, a repris l'existence, elle existe et est là. Elle s'est
réinscrite dans une autre famille : AVEGA. Elle existe par ce qu'elle a
su et pu retisser des liens, elle appartient.
Chapitre 6. POUR RASSEMBLER LES ELEMENTS ... LES
HYPOTHESES A L'EPREUVE DE LA REALITE
6.1. Introduction : ça n'allait pas de
soi...
Le questionnement et le suspens qui traversent cette
recherche, traduisent l'éternelle insatisfaction d'un professionnel en
santé mentale au Rwanda qui souffre de la « déprime »,
restons dans la métaphore de début, de « n`avoir pas
été à la hauteur » de répondre a toutes les
questions que les patients lui amènent. La barbarie de génocide
nous a laissé des conséquences que l'histoire de
l'humanité ne saura se défaire. Il est impossible de
décréter un délai, proposer une date, quand on aura
découvert une baquette magique, tel quand on découvrit la quinine
pour soigner le paludisme, qui nous permettra de répondre à
toutes les souffrances psychiques consécutives au vécu durant le
génocide. Pas de dispositif unique et efficace en lui seul dans la prise
en charge des psychotraumatismes.
Nous sommes allés interroger des gens. Des gens qui ont
aidé ceux qui souffrent et ont écrit sur la souffrance, mais
aussi des personnes qui vivent ou qui ont vécu ces souffrances, pour qui
le dedans se confond avec le dehors, où la logique des temps n'est plus
au rendez-vous.
6.2. Quand une question en appelle une autre plus
complexe
Nous leur avons posé des questions, mais eux aussi nous
en ont posé ou nous ont soumis à des énigmes. Ils nous ont
questionné sur comment grandir sans parents, et comment garder vivant et
l'intégrer comme modèle le souvenir de parents que, non seulement
l'on n'a pas connu, mais qui sont morts atrocement et ont disparus sans laisser
de traces ? Comment faire le deuil quand il n'y a pas eu rituel
funéraire ? Comment vivre avec l'insupportable de la mort atroce,
d'autant plus lorsque la société semble ne pas comprendre et
reconnaitre leur souffrance et traîne les pieds pour mobiliser les
ressources nécessaires pour réparer les dégâts (du
moins les réparables) ? Et comment guérir des psychotraumatismes
si l'on est comme une brebis qui naît dans le désert et qui a du
mal à s'adapter au rythme des adultes à la recherche d'un oasis
où il peut brouter pour voir la nuit donner au jour.
Ils voulaient nous partager leur difficulté à
trouver leur place dans un monde de vents supersoniques d'une recherche
effrénée de croissance économique et de mondialisation et
de capitalisme sauvage où ils sont les moins bien placés pour ne
pas dire vulnérables. Des questions étaient nombreuses et sans
lueur de réponse. Des fois nous avons été
déprimé (restons dans la métaphore de départ) et
n'avons pas posé les nôtres ! C'était des moments ultimes
de burn-in et burn-out selon les anglo-saxons ou le « Karoshi » (mort
par le travail) selon les asiatiques.
« Quand l'homme connaît les pourquoi, il peut
supporter tous les comment » avait dit avec raison le grand
philosophe NIETZCHE. Nous ne connaissons pas encore et nous ne connaitrons
probablement pas le pourquoi de la barbarie humaine qu'est le génocide.
Nous avons quand même vu et senti comment les conséquences du
génocide sont très amères.
6.3. Des résultats intéressants quand
même
Nous sommes fiers des principaux résultats que nous
exposons dans les lignes qui suivent. Ce double exercice nous a d'abord
comblé et nous a permis de nous acquitter de la double obligation
académique et professionnelle. Sur le plan professionnel d'abord. Nous
pensons avoir contribué à faire comprendre aux collègues
professionnels, qui ne s'étaient pas livré à cet exercice,
que ce qu'ils font a du sens et apporte du sens là où le
règne du non sens fait des ravages. Nous sommes fier, qu'à partir
de ce que nous faisons, que nous avons pensé par tâtonnement, tel
un naufragé qui jette les pieds dans tous les sens, et dans une sorte de
Learning by Doing, sommes en train de changer positivement des vies humaines.
Et de là, nous sommes en train d'apporter au monde scientifique des
manières de faires nouvelles non encore élaborées en leur
lançant le défis de les théoriser.
L'étude nous a permis de répondre à nos
questions de recherche, d'atteindre nos objectifs de recherche et d'affirmer,
de retenir des réponses provisoires que nous avions données aux
questions posées au début de la recherche.
Le premier résultat, nous avons constaté combien
le génocide, pour faire autant de ravages, avait impliqué tout un
appareil destructeur. La prise en charge de ses conséquences
psychosociales, cela devrait être une règle d'or, doit impliquer
un appareil reconstructeur.
Elle doit être multimodale et non un domaine de chasse
gardé des sciences de la santé mentale. Elle doit comprendre
certes un accompagnement psychothérapeutique mais doit aussi allier la
réhabilitation intégrale de la victime et sa communauté
(juridique et morale, socioéconomique) et sa réintégration
dans la société. La recherche nous permis de comprendre ce que
recommandait à ses étudiants le Prof U SCHNEIDER quand il avait
écrit : «... En d'autres termes, la recherche en
psychothérapie dans la psycho traumatologie devrait commencer
d'évaluer des protocoles de traitement multimodaux qui rendent justice
aux divers aspects biologiques, psychologiques et sociaux des troubles
post-traumatiques, en combinant par exemple des interventions
psychothérapeutiques, pharmacologiques et sociales dans une approche
intégrative ». (2005, p.47).
6.4. La culture rwandaise, socle thérapeutique
sans égal...
Des actions isolées ou collectives qui contribuent
à substituer la parole qui guérit au silence et à la
sidération traumatique ; des initiatives qui tentent d'aider le
déraciné à (re)existé, à (re) appartenir et
à retisser des liens vitaux, nous en avons trouvés. Des actions
qui l'aident justement à kuba (ho) et kuba (na). Nous en avons
trouvées qui (re)mettent l'individu dans le circuit social et culturel.
Nous en avions connu durant notre profession et la recherche a permis d'en
estimer la portée thérapeutique.
Nous avons trouvé chez des humains, des rwandais qui
sont encore de coeur, de bonté, des hommes et femmes intègres
(inyangamugayo, ababyeyi). Ces voisins qui se rappellent encore
d'aller dire Muraho, Mukomere, Muhumure tubari hafi (ngo waramutse
iraguma) au ménage voisin géré par un orphelin pour
savoir s'ils ont pu mettre quelque chose sous la dent le soir (kureba niba
baraye bashyize inkono ku ziko). Ils sont là pour montrer que l'on
n'est pas mort jusqu'au dernier (ko nta bapfira gushira), et pour
témoigner que la culture rwandaise et ses vertus ne se sont pas
éteintes.
Angelina, Esperance et les autres ont pu encore (re) exister
(bongeye kuba, no kubaho) parce qu'ils ont rencontré un tiers
écoutant, un destinataire du récit traumatique qui a su
être un faiseur de ponts là où les liens vitaux
étaient déchirés. Eux, ils ont apporté une
tentative de réponse provisoire à leur comment pour pouvoir
survivre, quand bien même ils ne seront jamais le pourquoi.
L'étude, à travers une analyse des interventions
psychothérapeutiques effectuées, nous a montré que les
psychothérapies occidentales (quoique recelant encore des faiblesses et
lacunes de conceptualisation) contiennent des éléments qui, si
ils sont utilisés avec une finesse d'analyse contextuelle donnent des
résultats spectaculaires.
6.5. Plus que socioéconomique...
Quelle intention avaient-ils les bienfaiteurs, ces
philanthropes qui ont construit une maison pour la veuve ou pour l'orphelin et
l'on sorti de la grotte ? Eux, vous diront comme ils nous l'ont dit
fièrement : « nous voudrions lui trouver un toit et éviter
qu'elle ne meurt pas de pneumonie congelée par un froid de la saison des
pluies (atazicwa n'imvura y'umuhindo) », ou, tout simplement nous voulions
lui épargner d'être attaqué les animaux sauvages. Ils ont
raison. Que voulait AVEGA en enseignant à sa bénéficiaire
un métier et en lui trouvant un emploi ? Où encore, pourquoi
trouver une école à une jeune qui a fait trois ans hors classe au
lieu de lui trouver à boire et à manger et la laisser «
cueillir le jour » comme le disait Mozart dans « Carpe
Diem » ?
Ces actions de réhabilitation et réinsertion
socioéconomiques trouvent leur sens dans ce que écrit U Schneider
(idem, p.48) « ... le psychothérapeute ne devrait pas
travailler exclusivement sur l'événement traumatique et ses
séquelles : le traitement devrait être orienté vers
l'avenir plutôt que vers le passé. Au lieu d'explorer, le
thérapeute devrait essayer de stimuler les ressources des patients et de
les aider à trouver un nouveau sens à leur vie future ».
C'est à travers des actions visant la remise en projet, la
réhabilitation de l'estime de soi, la reconstruction de la confiance en
l'avenir, la mise en place de réseaux d'échange avec les autres,
le plaisir de vivre par son travail, la maitrise sur son environnement, la
liberté de ses choix sur la vie à mener et comment la mener, la
conscience de son utilité, etc. que la prise en charge des
psychotraumatismes sera intégrale et efficace.
CONCLUSION GENERALE
Le Psychiatre suisse François Ferrero a souligné
en termes clairs que « chaque société a, au cours de son
histoire, élaboré des réponses permettant de venir en aide
a ses membres, atteints dans leur santé mentale, et mis en place des
mécanismes de conciliation et de réparation des fractures
touchant le corps social » (Préface à N. Munyandamutsa
2001,p.2). Il savait de quoi il parlait, puisqu'il a consacré
lui-même sa vie à la compréhension et la prise en charge
des souffrances mentales de nos semblables. C'est ce qu'il était venu
nous rappeler et nous aider à penser quand il était venu au
Rwanda pour la nième fois en Novembre 2008, lors du colloque
international dont le thème central était « Du traumatisme
à la reconstruction psychique », colloque qui m'a été
un stimulus de plus à réfléchir sur la prise en charge des
psychotraumatismes au Rwanda.
Il nous tient à coeur, depuis bien longtemps de mener
une réflexion sur la compréhension et la prise en charge des
psychotraumatismes au Rwanda, mais surtout interroger les valeurs culturelles
de base qui donnaient sens à la vie des rwandais et voir si elles sont
encore valables et viables pour contribuer à réinjecter du sens
là où l'événement traumatique a fait planer l'ombre
du non sens. L'objectif était si large et le pari difficile à
tenir.
Durant ce parcours, la tache n'était pas facile, et
vous l'avez probablement senti à travers l'organisation du
présent texte. Nous avons axé notre réfléxion sous
l'éclairage de divers auteurs sur la compréhension et la prise en
charge holistique des psycho traumatismes. Nous avons axé notre analyse
sur des interventions non classiquement psychothérapeutiques par essence
et par intention, mais qui contribuent à réinjecter du sens ou
à tisser des liens.
La double casquette de chercheur et responsable du staff d'un
programme où s'exerçait ma recherche n'a pas été
tâche facile à assumer. Nous étions convaincu que nous
devions impulser l'exercice de théoriser et soumettre à la
validation scientifique de ce que le programme fait.
Comme nous l'avons montré dans le chapitre
précédent, nous nous félicitons des résultats. La
recherche a clarifié davantage le lien entre la maladie mentale et la
culture et surtout celui entre la destruction des valeurs culturelles qui
donnent du sens à la vie et les manifestations des psychotraumatismes.
Nous avons constaté, à travers une analyse des cas cliniques et
une exploration de la littérature existante, que les psychotraumatismes
ne sont pas une maladie incurable.
Au terme de cette recherche, nous avons une ferme conviction
que les troubles post- traumatiques constituent des troubles bio-psycho-sociaux
par excellence. Il s'ensuit donc que leur traitement doit être
multimodal. Les modèles de traitement qui réussissent le mieux
sont ceux basés sur une solide théorie de compréhension du
trouble à soigner et de la thérapie qui permet des
stratégies psychothérapeutiques, pharmaco thérapeutiques,
socio thérapeutiques, physio thérapeutiques, créatives,
orientées sur le corps, propulsant l'individu vers l'avenir que de se
concentrer seulement sur le passé traumatique et d'autres interventions
pour travailler de manière synergique entre les professionnels mais
aussi toute la communauté. Les victimes ont souvent aussi besoin du
soutien d'un homme de loi et du pouvoir de l'Etat pour favoriser l'accès
à la justice, la reconnaissance de la victime et la réparation du
tord (du moins symboliquement).
Après un exercice de compréhension de la
problématique des psychotraumatismes à travers la philosophie
rwandaise de ce qui donne du sens à la vie des rwandais, nous sommes
allé disséquer et comprendre ce modèle de traitement,
à contenu multiple mais complémentaire, qui est en partie
exécuté par quelques ONG au Rwanda comme dans une logique de
Learning by Doing.
Nous reconnaissons n'avoir pas analysé tous les
contours de la problématique et recommandons que ce modèle de
prise en charge multimodale soit davantage l'objet d'études plus
affinées et standardisées afin de permettre son application
à grande échelle. Conscient de l'obligation morale de chaque
professionnel au Rwanda d'oeuvrer pour mieux servir ceux qui souffrent, nous
estimons avoir impulsé un autre regard de compréhension et de
prise en charge des psychotraumatismes à explorer.
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D. Autres documents : rapports, brochures,
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2. KAGABO, J. (1998), Rwanda : destruction des liens
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3. KAREKEZI, C. (1996) Intégration de la culture
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4. MINISANTE, (2000). Politique Nationale de Santé
mentale. Kigali.
5. MINISANTE,(2004). Guide en santé mentale dans le
contexte des juridictions Gacaca. Kigali.
6. MUNYANDAMUTSA, N. (2003). A l'interface entre le
récit et le vécu : les juridictions Gacaca ouvrent des questions
bien complexes. Kigali.
7. MUNYANDAMUTSA, N. (sd). Renouer avec les liens
générationnels, sd, sl.
8. NSABIYEZE, S. (2008) « Pour et par la communauté.
Penser une prise en charge holistique du traumatisme au Rwanda ». Colloque
International sur la santé mentale, Kigali.
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