Chapitre 2. CONSIDERATIONS METHODOLOGIQUES
Ce travail s'inscrit dans une perspective exploratoire plus
large, de « Learning by Doing » durant notre travail au sein
d'un programme psychosocial, perspective pouvant conduire à d'autres
travaux ultérieurs. Nous suivons une démarche descriptive,
d'ouverture de pistes d'analyse et de construction d'hypothèses. Il a
principalement comme base de réflexion nos propres observations
cliniques ou celles des collègues psy, récoltées au cours
de différentes interventions cliniques : psychothérapies au sein
des institutions de soins et organisations intervenant dans le domaine, durant
notre stage pratique, et dans des supervisions et intervisions cliniques des
professionnels en santé mentale.
Les principales données de ce mémoire
proviennent de notes prises lors des rencontres professionnels
multidisciplinaires, ou à l'occasion des discussions avec des
collègues dans la perspective visant à rompre l'impasse et
surpasser le blocage du processus thérapeutique. Cette démarche
consiste à trouver des stratégies fonctionnelles pour parvenir
à soulager la souffrance. Elles proviennent aussi des rapports des
professionnels en santé mentale des organisations HHC Rwanda, Uyisenga
n'Manzi et AVEGA qui montrent des innovations de prise en charge mises en
place, des fois comme dans un cadre de recherche action, et obtenant des
résultats très intéressants. C'est aussi à travers
les rencontres avec les patients, dans un autre contexte à faible effet
thérapeutique, lors des visites de monitoring des activités du
programme Psychosocial.
Les participants à cette recherche sont donc
principalement les bénéficiaires du programme psychosocial de
CAFOD et ses partenaires au Rwanda. Ces partenaires interviennent en faveurs de
veuves et orphelins et d'autres personnes souffrant de troubles psychologiques
consécutifs au vécu traumatique. Le programme qui s'est construit
durant de longues années, depuis 1998 dans une logique de «
Learning by Doing » (comme dirait John Dewey) comporte différentes
dimensions : au début il consistait en la prise en charge du traumatisme
par la simple écoute active (Helpfull Active Lestening) par des
conseillers en traumatisme et les Animateurs Psychosociaux formés au
lendemain du génocide dans une logique urgentiste.
Avec l'expérience, le programme a ajouté
d'autres éléments dans le paquet : les soins de santé
physique en plus du mental, l'accès à la justice, l'appui au
logement, l'éducation, la promotion de la cohésion sociale et
depuis très récemment le relèvement des moyens
d'existences durables (la lutte contre la pauvreté).
Compte tenu des caractéristiques du contexte clinique,
orienté surtout vers le soin et non vers la recherche, les
données n'ont pas été recueillies avec un caractère
systématique. Nous n'avions pas préparé à l'avance
un quelconque guide de collecte des données à administrer de
façon méthodique. Nous notions les faits tels qu'ils
apparaissaient et en fonction de la manière dont ils avaient
attiré notre attention. Notre démarche est bien évidement
modeste et n'a pas la prétention d'appartenir à la
catégorie des études prospectives et empiriques. Il s'agit d'une
réflexion d'après-coup sur les observations cliniques,
collectées dans un contexte d'intervention professionnel et non
prédéfini de recherche maitrisant tous les paramètres et
variables.
Les cas cliniques utilisés dans le présent
travail ont été choisis parmi des dizaines d'autres dans
différentes circonstances. Dans un premier temps, entre 2006 et 2008,
c'est soit la rencontre avec le client lors d'une cothérapie, la lecture
du cas présenté dans un rapport ou dans une
supervision/Intervision. Deuxièmement, ayant suscité notre
intérêt ou de grandes interrogations, nous cherchions à
approfondir ce cas et nous abordions le professionnel qui s'en occupe pour plus
de détails ou demandions à voir son dossier personnel. En cas de
besoin, nous avons demandé de participer à des séances de
thérapie pour approfondir le cas en question.
Dans un troisième temps, durant tout le deuxième
semestre de 2008, nous avons procédé à la collecte et
analyse des informations écrites sur le phénomène de
traumatisme et sa prise en charge. Cette étape évoluait avec des
rencontres avec d'autres professionnels (travaillant dans le programme ou
ailleurs dans des conférences) pour partager avec eux nos
questionnements et leur soumettre certains des résultats pour les
filtrer et nous faire des balises sur ce qui est de l'ordre du psy ou qui
relève d'autres aspects que le psychologue ne maitrise pas toujours.
Enfin, c'est à travers ces rencontres, quand les psy
s'accordaient avec nous sur certains résultats, que nous nous sommes
senti encouragé à entreprendre cette recherche dont les contours
dépassent quelque peu le dispositif psychothérapeutique
classique.
Chapitre 3 : CONCEPTUALISATION ET EXPOSE DE LA
PROBLEMATIQUE
3.1. Traumatisme psychique : portrait global des
théories
Le concept de Traumatisme, spécialement celui de PTSD,
est actuellement une notion très en vogue dans la littérature de
la santé mentale. Au Rwanda, la notion a été entendu
très récemment, juste au lendemain du Génocide. Dans le
langage populaire, « trauma » tend à qualifier toute
souffrance psychique ou tout déséquilibre relationnel. On
étiquette les personnes de « traumatisés », pour le
seul fait qu'ils manifestent un comportement inhabituellement étrange.
Les Rwandais ont du mal à « nommer » le trouble et à le
prendre en charge. Les concepts nés depuis le lendemain du
génocide, « Guhahamuka », « Guhungabana » et «
Guta umutwe » pour ne citer que ceux-là ne véhiculent pas
toujours la même signification chez chacun. Le monde professionnel
occidental a développé des théories et des modèles
de prise en charge qui semblent opérer, avec des limites bien entendu,
dans leurs contextes mais qui ont du mal à s'imposer dans des contextes
différents comme au Rwanda.
Bien de chercheurs ont proposé des modèles
étiologiques et de prise en charge des psychotraumatismes. (NSABIYEZE,
2005, Pp24-42). Nous citons entre autres le modèle proposé par
l'APA et l'OMS dans le DSM et le CIM dans lequel s'inscrivent une grande
majorité de recherches, les modèles ethnopsychiatriques
(DEVEREUX,G., NATHAN,T), le modèle cadre multifactoriel de MAERCKER, les
modèles des structures de peur de FOA et KOZAL, les modèles du
traitement de l'information comme celui de JANOFFBULMAN, le modèle des
schémas cognitifs codifiés de J. HOROWITZ, etc. Ils s'accordent
tous sur l'existence d'un facteur étiologique : avoir été
exposé à un événement stressant, hors du commun et
qui provoque de la détresse.
LALONDE P.et col. (1999, p.382) distinguent les facteurs
biologiques, les facteurs psychologiques et les facteurs socioculturels.
S'agissant des facteurs psychologiques, il écrit : «
l'expérience traumatisante bouscule les fondements psychologiques
normaux : coutumes, valeurs, habitudes, régularité, etc.
d'où l'apparition de l'insécurité et de l'inconfort. Elle
brise les attentes du sujet quant à l'avenir d'où incertitude,
elle défait les adaptations présentes, abolit les significations
personnelles liées aux relations humaines. Or, l'attachement
émotionnel est essentiel à la bonne santé mentale des
enfants comme il est le sens de l'existence pour les adultes. »
D'autres théories essaient de comprendre le traumatisme
dans une perspective plus large. Elles partent de la conception de la
santé mentale avec laquelle ils lient intimement le
phénomène de traumatisme psychique. Selon BIBEAU, G. (1999, p.2)
la santé mentale est « un processus d'équilibre
psychique chez une personne à un moment donné, lequel
s'apprécie entre autres à l'aide des éléments
suivants : le niveau de bien-être subjectif, l'exercice de ses
capacités mentales et la qualité des relations avec le milieu
». Cette définition, tient compte de l'ensemble des
interactions entre les facteurs biologiques, psychologiques et contextuels qui
sont en évolution constante et s'intègrent de façon
dynamique.
La santé mentale et le traumatisme psychique sont donc
deux notions enchevêtrées. Elles sont liées tant aux
valeurs collectives prévalant dans un milieu donné qu'aux valeurs
propres à chaque personne. BIBEAU, G. (1999, p.4) affirme que le
traumatisme est « influencé par des conditions multiples et
interdépendantes, telles les conditions économiques, sociales,
culturelles, environnementales et politiques ».
Dans le contexte rwandais, ces théories de
compréhension et des modèles de prise en charge semblent
difficilement marcher. Les dispositifs classiques de prise en charge ne
répondent pas à toutes les questions qu'amènent les
patients. Les professionnels en santé mentale au Rwanda paraissent
désarmés face à une complexité de
symptômes.
C'est le cas de ces trois bénéficiaires, parmi
des milliers d'autres qui sont venus en consultation, posant des demandes peu
claires pour un psychologue et dépassant la seule dimension du
psychologique. Les noms utilisés dans le texte qui suit sont des
pseudonymes.
3.2. Observations cliniques à travers quelques
cas...
A. Angelina veut arrêter sa survie pour mettre un
terme à sa souffrance
Angelina est une jeune fille, rescapée du
génocide, âgée de 21 ans quand elle a commencé la
thérapie en 2005. Chef d'un ménage de trois enfants. Elle a perdu
cinq frères et soeur et ses deux parents, tués sauvagement en sa
présence, les assassins de sa famille l'on laissée car la
croyaient morte d'un coup de machette qu'elle avait reçu sur la
tête. Elle vivait dans un semblant de maison sans fenêtres ni
portes avec deux petites soeurs à l'Est du pays.
Auparavant elles vivaient chez un oncle qui les avait
accueillies au lendemain du génocide et se sont décidés
finalement de quitter suite à de mauvais traitements dont elles
étaient l'objet dans cette famille d'accueil qui pourtant cultivait tous
les champs laissés par leurs parents. Avant d'entrer en contact avec le
Psychologue d'Uyisenga n'Manzi, elle avait consulté plusieurs
institutions sanitaires dont l'hôpital Neuropsychiatrique de Ndera et le
Service de Consultations Psychosociales de Kigali sans améliorations.
Elle est entrée en consultation avec un visage triste, des larmes
qu'elle séchait avec un mouchoir et une humeur dépressive avec
des difficultés de communication.
En exposant sa demande, elle disait qu'elle était
« en train de perdre son temps puisque personne ne pouvait
résoudre son problème ». Elle disait qu'elle avait vu
une autre fille qui avait voulu se suicider et que Uyisenga l'avait aidé
et elle aussi voulait tenter sa dernière chance. Depuis deux ans elle
exprimait avec insistance et inquiétude grandissante sa souffrance se
manifestant par : céphalées extraordinaires, douleurs
thoraciques, insomnies pendant la nuit et hypersomnies pendant la
journée, palpitations cardiaques et trouble panique, de la peur intense
et des cauchemars. Début 2004, après leur expulsion de chez
l'oncle, elle a perdu la confiance en toute personne de façon même
que si quelqu'un lui disait bonjour, elle se mettait à vomir. Au milieu
de 2004, elle a quitté subitement son école.
En fait, elle ne pouvait pas continuer ses études sans
communication, mais surtout avec des hypersomnies pendant la journée.
Elle se désolait de n'avoir pas été morte pendant le
génocide. Elle avait adopté depuis longtemps le comportement
d'isolement et de mutisme. Elle déclarait que la mort était pour
elle meilleure qu'une survie pleine de problèmes, mais regrettait que la
mort aussi n'en veuille pas d'elle, car avait tenté à deux
reprises de se suicider sans y parvenir.
Le contenu de ce qui a été fait avec cette jeune
fille traversera le présent travail et nous permettra d'explorer la
dimension thérapeutique que renfermeraient certaines initiatives prises
en dehors du cabinet de consultation qui ont eu un effet thérapeutique
sans précédent.
B. Véronique est huée par les voisins sur
demande de son locataire.
Véronique est une femme âgée de 37ans,
veuve du génocide qui a perdu son mari, ses 3 enfants, ses frères
et soeurs. Elle a été violée par un domestique qui a
tué sa famille. Au lendemain du génocide, l'assassin a
été dénoncé par sa femme et a été
emprisonné. Après, il fut relâché par la loi qui
faisait sortir les vieillards et les enfants de prison. Pour éviter des
contacts avec celui-ci, la Véronique a quitté son village pour
s'installer ailleurs et elle a commencé à manifester les
symptômes suivants : hallucinations audiovisuelles (elle voyait le visage
de cet homme jour et nuit) insomnie, colère, régression,
énurésie nocturne, vide affectif, etc.
Puisqu'elle faisait sécher son matelas chaque matin,
le propriétaire de la maison en est devenu mécontent et a
appelé le voisinage pour se moquer de la femme. Celle-ci a pris la
décision de se suicider et heureusement pendant qu'elle cherchait encore
comment se suicider, elle a rencontré des professionnels en santé
mentale qui faisait des séances de sensibilisation. Elle a pris contact
et commença les séances de counselling pendant longtemps et par
après sera intégrée dans un large programme d'aide socio
économique, et bénéficiera d'autres appuis. Nous y
reviendrons.
C. Espérance finit par trouver « une famille
»
Elle est âgée de 24 ans, orpheline de père
et de mère. Ils sont trois enfants rescapés du génocide :
son grand frère, sa grande soeur et elle-même dans une famille de
11 personnes. Après le génocide, elle est allée
s'installer chez son frère avec sa grande soeur. Trois ans après,
son frère les a chassées de sa maison, sa grande soeur l'a
abandonnée aussi pour le mariage. Ainsi, elle est restée seule,
sans maison, ni de quoi manger. Elle errait de maison en maison et ne pouvait
plus étudier.
En 2000, elle a pu s'installer dans une annexe d'une maison
non encore achevée. La maison n'avait ni porte ni fenêtre. Elle
mangeait grâce aux bienfaiteurs. C'est à ce moment qu'elle a
commencé à piquer des crises traumatiques : elle avait un mutisme
qui pouvait durer un mois, des maux de tête, des hallucinations auditives
et visuelles et beaucoup d'autres signes du traumatisme psychologique.
Vers 2002, elle a été
récupérée par AVEGA, qui l'a orientée en
counselling individuel. Elle a été soignée,
assistée matériellement et peu à peu a retrouvé le
goût de la vie. Aujourd'hui, après avoir appris un métier,
elle a trouvé un emploi rémunérée, elle travaille
comme les autres et n'a plus de crises traumatiques.
Quand nous l'avions rencontrée un jour, elle nous avait
confiée les paroles très édifiant, pour tout professionnel
en santé mentale et pour AVEGA, qui suivent : « Moi qui
étais désespérée, qui étais
abandonnée, qui n'aimais personne, je ne pensais pas qu'un jour j'aurais
quelqu'un qui pourrait m'écouter, me comprendre. Je ne pensais pas
retrouver une famille comme celle-ci (elle parle d 'A VEGA). Dieu a fait des
miracles pour moi ! ».
3.3. Les praticiens impuissants face à la
problématique
Nos entretiens avec les soignants et avec les patients nous
ont révélé une certaine inefficacité et quelques
lacunes de certaines approches thérapeutiques utilisées. Ces
lacunes et inefficacité dans certaines situations sont dues
essentiellement à un certain nombre de raisons dont les principales sont
relevées dans les paragraphes qui suivent :
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