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Récit lovecraftien et cinéma - de la transposition à l'enrichissement du mythe

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par Fabien Legeron
Université Paris est - Master 1 2007
  

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STUART GORDON OU L'APPORT DE L'EXCES

A l'inverse, une démarche iconoclaste est-elle plus efficiente ? Respecter la lettre, mais en réinterprétant de fond en combles le ton de celle-ci, permet-ce de réus sir le fragile équilibre entre respect et apport ? C'est une question qui se pose à la vision des deux premiers longs métrages de Stuart Gordon, Re-animator, adaptation de 1985 de la nouvelle Herbert West, réanimateur, et From beyond, adaptation de 1986 de De l'au-delà. Deux adaptations qui, à l'instar des trois suivantes dans la filmographie du cinéaste, jouent résolument la carte de la modernité du propos, d'abord en transposant les histoires dans le monde contemporain, excluant un traitement "en reconstitution" coûteux et moins impliquant pour le spectateur.

Stuart Gordon est un cinéaste notable dans le domaine qui nous intéresse pour deux raisons. D'abord, c'est le cinéaste en activité qui a signé à l'heure actuelle le plus de films adaptés de travaux de Lovecraft, avec quatre longs métrages et un moyen métrage pour la télévision1. Fait notable, tous ces films sont des adaptations littérales, tirées de récit existants2. Ensuite, c'est un personnage tout à fait atypique dont on ne peut savoir quelle sera la teneur de ce qu'il fera ensuite.

L'homme se fait d'abord remarquer dans le théâtre expérimental, avec notamment une version naturiste de Peter Pan et des pièces agressives montées avec l'Organic Theatre, sa troupe de Chicago. Il s'accole de manière durable à Brian Yuzna, producteur et cinéaste lui-même. Les deux hommes se retrouvent sur leur goût de l'outrance, leur aspect iconoclaste et une admiration commune pour l'univers de Lovecraft3. Plus tard ils scénarisent la production familiale Honey, I shrunk the kids (1989), Gordon tourne un film de mechas (Robojox, 1990), le thriller d'anticipation Fortress (1993) et même un polar violent, Edmond, en 2005.

Iconoclaste, Gordon l'est en diable en 1985 et 1986. Son coup de force est de prendre deux récit qui, dans leurs versions littéraires, baignent dans un premier degré impressionnant (même pour Lovecraft, dont le style pourtant ne prête pas à sourire), et d'en faire des comédies noires et

1 Respectivement Re-animator (1985), From beyond (1986), Castle Freak (1995), dont nous ne parlerons pas ici car il n'entretient qu'un très vague lien avec la nouvelle Je suis d'ailleurs (un plan du "castle freak"se découvrant dans un miroir pour se rendre compte avec horreur que c'est son propre reflet qu'il voit), Dagon (2001), et l'épisode Dreams in the witchhouse de la série Masters of Horror (2005)

2 Démarche diamétralement opposée, on le verra, à celle de John Carpenter par exemple, qui entre dans la mythologie avec ses propres outils, ses propres récits.

3 Notons que les récits de Lovecraft présentent un intérêt supplémentaire, et non négligeable, pour un producteur : ils sont libres de droits et donc gratuits pour quiconque cherche à les exploiter, Lovecraft n'ayant pas eu d'héritiers.

scabreuses. Parti-pris risqué, sachant (comme on l'a déjà pointé) que la sexualité et l'érotisme sont quasiment absents de l'oeuvre de Lovecraft, et que si l'humour y est présent, c'est "en coulisses", par le biais de personnages-clins d'oeil ou de plaisanteries privées, mais jamais dans le corps de récits marqués par un ton très sérieux1.

Re-animator, et plus encore From Beyond (dont le lancement est consécutif au succès du film de 1985), prennent ces bases très sérieuses de variation sur le thème de Frankenstein (Herbert West, réanimateur raconte les expérience d'un chercheur en médecine autour d'un sérum de sa composition qui ramène les morts à la vie... Partiellement) et de fiction scientifique (De l'au-delà montre un professeur maléfique qui, à l'aide d'une machine nommée résonateur, stimule des organes dormants chez l'homme pour accéder à une dimension supplémentaire invisible aux 5 sens ordinaires), pour en tirer des arguments de comédies. Les textes originaux sont traités avec humour, non sans désinvolture, mais avec un réel respect de l'auteur des Montagnes hallucinées.

Apport principal et immédiat de Gordon au cinéma lovecraftien avec Re-animator : le gore2, dans ses excès et de manière déviante. Ses mises en scène de théâtre montrent un goût prononcé pour le sexe et le sang - voir son Titus Andronicus, avec viol et amputations sur scène, ou encore The Game show, prenant littéralement en otage le public pour en torturer des membres choisis - et fictifs. Brian Yuzna évoque Gordon en ces termes : « Ce type se préoccupe vraiment du public (...) Ça ma' impressionné ». Nous revenons ici dans le précepte de Lovecraft que fustigeait Todorov : la teneur du récit se mesure à son effet sur le lecteur. Et en effet le gore, qui plus est déviant, est un biais pour retenir l'attention d'un public qui a connu The exorcist et Texas chainsaw massacre et dont le seuil de tolérance s'est considérablement élevé en termes de phobos cinématographique. Le public entre alors, idéalement, dans la peur cosmique par le biais des effets qu'ont ses manifestations (monstres, dieux, grimoires, machines) sur l'être humain (blessures, morts horribles, folies spectaculaires), point d'identification du spectateur.

A partir de Re-animator (effet conjugué avec les excès du jeu de rôles Call of Cthulhu, lui-même peu chiche en violence graphique et en mutilations variées), un avatar culturel se voulant lovecraftien ne fait plus l'économie du sanglant, dans des manifestations les plus dérangeantes

1 L'humour est plus représenté désormais dans les apports au lovecraftien, notamment grâce à Re-animator qui fut un succès retentissant en termes commerciaux, et aussi au jeu de rôle Call of Cthulhu et ses avatars successifs qui ont désacralisé le matériaux et l'on rendu plus accessible a des démarches parodiques. Voir à ce titre l'excellent comic-strip Unspeakable vault (of doom) de François Launet, et qu'on peut consulter à cette adresse : http://www.macguff.fr/goomi/unspeakable/home.html (dernière consultation Septembre 2007)

2 Terme inventé à l'époque elizbethaine pour désigner l'extrême violence sanglante dans les pièces de Shakespeare, et réintroduit pour le grand public et le cinéma par Hershell Gordon Lewis avec Blood feast (1963), 2000 maniacs (1964), ou des films comme Wizard of gore (1970) et Gore gore gore girls (1972). Il désigne les excès sanglants au cinéma, tirant vers le grotesque ou même la parodie horrifique quand il désigne un film entier.

possibles (de la nécrophilie, aux instrumentalisations du corps vivant ou mort, en passant par des mutilations diverses), nous le verrons plus avant, notamment avec les trois films de Carpenter ou encore le Dagon de Gordon. De tels ajouts pourront sembler peu fidèles à l'esprit des récits lovecraftiens ; c'est oublier les raffinements et la brutalité dont font preuve l'auteur et ses zélateurs dans leurs écrits : visages arrachés et corps réduits en bouillie ou démembrés (The lurking fear), tortures subtiles et arrachages de tentacules (Dreamquest of unknown Kadath), débris humains animés ou non (Herbert West, reanimator ou encore Pickman's model)...

« Même si nous avons modernisé Re-animator, je pense qu'il conserve l'essence de l'histoire originale de Lovecraft » déclare à juste titre Jeffrey Combs, interprète de Herbert West à l'écran1. Son Herbert West possède ainsi tous les attributs du personnage de Lovecraft : un physique juvénile, fluet, et une morgue (l'expression est appropriée) presque emphatique tant elle est prégnante dans la manière de braver les secrets interdits, ici la mort. A l'instar de cette caractérisation, les adaptations restent littérales (From Beyond prendrait en fait plutôt la forme d'une suite alternative de la nouvelle, dont les évènements sont dépeints dans la séquence de pré-générique) en ce sens qu'elles n'omettent pas d'épisodes des nouvelles de base, mais les domptent et les recombinent pour les plier à une structure de comédie : Ainsi, des évènements étalés sur plusieurs années dans H. West réanimateur sont condensés sur moins d'un mois dans Re-animator (les ellipses du montage ne permettent pas de se prononcer avec certitude), et l'enchaînement inéluctable d'incidents qui mènent au démembrement de West par ses anciens sujets d'expérience morts-vivants (dont un confrère décapité qui mène la traque) se fait plus sur le mode des catastrophes en chute dominos2 que de la froide logique quant à la détermination et à l'inhumanité de West : il finit par tuer lui-même, volontairement, ses sujets non consentants dans la nouvelle, alors que son seul meurtre au premier degré dans le film (celui d'un sujet vivant, car il élimine un mort "réanimé" plus tôt dans le métrage) se fait sur le mode pulsionnel au moment du chantage du Docteur Hill, qu'il décapite à l'aide d'une bêche, avant de profiter de l'aubaine d'un cadavre tout frais ainsi obtenu pour lui injecter son sérum (et par la même occasion se fabriquer une Némésis a priori invincible à partir d'un simple rival).

De plus, Gordon instille certains éléments de comédie pure dans son orgie sanglante : Le slapstick (lorsqu'il s'agit de neutraliser le chat de la maison réanimé dans la cave), le triangle amoureux Hill/Daniel-Herbert/Meg (le Docteur Hill désire la fiancée de Daniel, disciple malgré lui de Herbert West, son rival, ce qui aboutit au kidnapping de celle-ci. L'épisode donne lieu au moment de grotesque qui vaut au film sa réputation : Le docteur Hill, tenant sa propre tête tranchée à bouts

1 In Le travail d'un maître, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006

2 Philippe Rouyer parle d'effet boule de neige dans Hommages et pillages, sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, p. 409, Dervy, 2002

de bras, s'adonnant à des caresses buccales poussées sur son interprète Barbara Crampton), et enfin le quiproquo : Daniel et Herbert entrent en fraude dans la morgue pour tester le sérum sur un cadavre humain. Le docteur Halsey, doyen de l'école de médecine de Miskatonic et père de Meg, tient à ce moment précis à interdire à Daniel la main de sa fille en raison de ses relations avec West. Il arrive donc dans la morgue au moment le plus inopportun pour le tandem de chercheurs, pris non seulement en faute (ressort comique n°1), mais à ce moment-là aux prises avec leur "patient" devenu très récalcitrant suite à sa résurrection, menant à la catastrophe attendue : Halsey est tué par le cadavre, puis réanimé par West pour devenir un fou furieux qu'il conviendra de lobotomiser (ressort comique n°2 : la surenchère sur une situation donnée, changeant ici l'embarrassant en cataclysmique). La femme et collaboratrice de Gordon, Carolyn Purdy, résume d'ailleurs Re-animator à un pitch de comédie noire : << On pense que le seul désir des morts serait de revenir à la vie, mais quand ça leur arrive, ils sont furax ! >>1

Tout ceci se fait non pas en trahissant le texte de base, mais bien en le pliant à des impératifs, chers à Gordon, de violence graphique et de grotesque. Ainsi la fin de West se déroule peu ou prou de la même manière dans le texte et dans le film : West est emporté par ses anciennes victimes, constituées en armée par un mort-vivant sans tête, qui l'emportent dans un trou pratiqué dans un mur et d'où sort une phosphorescence. Dans le film, West, venu à la morgue récupérer son sérum dérobé par Hill, le surprend alors qu'il s'apprête à pratiquer un cunnilingus sur Meg (appogée dans le grotesque transgressif souligné par P. Rouyer qui parle d'inversion du tabou de la nécrophilie, le mort violant le vivant2) puis est pris à partie par l'ensemble des cadavres de l'endroit, aux ordres de Hill. Tentant de tuer le corps de ce dernier par une injection massive de sérum, il ne parvient qu'à se faire happer par les intestins de celui-ci, qui l'emportent dans une lumière blanche vers un ailleurs indéterminé. Le traitement humoristique reste présent, West invectivant Hill par un << Qui écoutera une tête qui parle ? Produisez-vous dans un cirque ! >>3 Insulte qui trouve un écho dans une affiche du groupe Talking Heads au mur de la chambre de Daniel. Un gag discret, servi par l'interprétation toute en mépris de Jeffrey Combs, mais un gag tout de même, qui dénote l'humour, plus subtil qu'il n'y parait, dont fait preuve Gordon dans le traitement..

1 In Le travail d'un maître, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006

2 Rouyer, Philippe, Hommages et pillages, sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, p. 410, Dervy, 2002

3 »Who's going to listen to a talking head ? Go find a job in a sideshow!»

FROM BEYOND, UN FILM A LA LISIERE DE DEUX METHODES

Le cas de From beyond est plus ardu. En effet, voilà un film fait sous l'égide d'un contrat de trois métrages avec la firme Empire (le premier est From beyond, le second Dolls, une histoire de poupées tueuses, et le troisième RoboJox, film de robots géants. Ces deux derniers sont tournés en Italie.), qui réclame au tandem Gordon-Yuzna une autre adaptation de Lovecraft, étant donné le grand succès critique, et surtout financier de Re-animator. From beyond reprend alors logiquement la recette de Re-animator : faire un film généreux en monstruosité, en érotisme et en humour, avec de plus les deux acteurs qui ont fait le succès du premier film, Jeffrey Combs et Barbara Crampton.

Problème : la nouvelle est courte, très courte. Les possibilités du resonator et le passage dans une autre dimension sont bel et bien là, Mais le nombre de personnages (Tillinghast et un narrateur anonyme) ne permet pas de sacrifier à des impératifs d'action, de péripéties et d'interactions complexes entre plusieurs actants, que réclame un long métrage. Le récit n'a pour ainsi dire pas d'action à part une expérience et la mort de Tillinghast, indirecte, de la main du narrateur, son ami, lors de la destruction de l'appareil.

« Dans From beyond, déclare Gordon, Lovecraft laisse le soin au lecteur d'imaginer ce qu'il veut. Tout ce qu'on sait, c'est que c'est horrible et que ça dévore ses victimes. Nous avons donc utilisé la nouvelle comme point de départ et nous nous sommes demandé ce qui pourrait bien arriver après. 1

»

La nouvelle est adaptée littéralement dans une longue séquence prégénérique où, différence notable, Tillinghast est pour ainsi dire dédoublé en un professeur Pretorius qui représente les aspects mauvais du Tillinghast de la nouvelle, et Tillinghast lui-même, ici son assistant, doté d'attributs du narrateur (principalement sa réserve et sa peur vis-à-vis du resonator). Pretorius meurt la tête arrachée par on ne sait quoi venu de la dimension inconnue qui se fait jour grâce à la machine, qui permet entre autres de voir le rayonnement ultraviolet sous forme d'une violente lumière fushia. C'est là, dès après les crédits d'ouverture, que le film tourne rapidement au "carnaval gore et cul", pour reprendre les termes de Damien Grangé2.

On retrouve en effet, ici, les mêmes recettes que pour Re-animator, gore décomplexé et éléments de comédie d'un côté, érotisme déviant de l'autre : une scène qui montre Ken Foree affrontant en slip orange une sangsue géante dans la cave (lorsqu'un allumage du resonator tourne

1 In L'écran fantastique, n°65, p.35

2 In Mad Movies n°130, p.30

mal), sangsue qui avale à demi un Tillinghast rendu chauve par l'opération1, ne peut être envisagée que sous l'angle de l'humour et du grotesque. On y ajoutera les transformations mutilatoires (tête explosant dans des gerbes de liquide non identifié, mutations corporelles évoquant la Chose du film éponyme de Carpenter, débris humains en mouvement) d'un Pretorius mort dans la première expérience (nous y reviendrons), ou encore Foree dévoré vivant par des mouches, pour le traitement extrêmement graphique de l'histoire (on y ajoutera la glande pinéale de Tillinghast sortant de son front, et sa manière de dévorer le cerveau de victimes peu consentantes à l'hôpital, directement par l'orbite). Notons que les apparitions de Tillinghast à partir de sa mutation (devenu fou suite à la sortie de son épiphyse hypertrophiée, qui trône tel un phallus au milieu de son front avec force tortillements), au second acte, participent au moins autant de la drôlerie que du gore. Cependant, si l'humour est affaire de construction et de structure narrative dans Re-animator, il n'est ici que du ressort de l'imagerie et du gag visuel ou de situation (Voir fig.4), ce qui en diminue finalement l'impact global, bien que cette drôlerie soit réelle et plaisante.

figure 4

L'érotisme quant à lui est introduit par ce qui apparaît comme l'apport le plus intéressant du film : là où Lovecraft ne s'encombre pas à décrire en détail la glande pinéale, sensément dormante et stimulée par le resonator, Gordon extrapole sur la nature de cette glande intracrânienne, aussi nommée épiphyse.

Dans le film, cette glande pinéale, stimulée par le resonator, permet de connaître de nouvelles sensations, aiguise la libido de manière spectaculaire, rend cliniquement fou, donnant une faim de cerveaux vivants et permet, à terme, de contrôler totalement la plasticité de son propre corps dans la dimension parallèle ouverte par la machine de Pretorius. Une libido bien peu conventionnelle : Pretorius est un sadique adepte des imageries Domina qui profite de sa nouvelle condition de Protée

1 Voir fig.4

de cauchemar pour faire de son corps entier une muqueuse sexuelle, Tillinghast un être asexué qui se laisse submerger par un phallus sautillant qui lui sort de la tête : il revient à la raison lorsque sa psychiatre lui arrache sa glande pinéale lors d'une tentative d'énucléation. Elle le fait d'un coup de dents, ce qui ramène la scène à une tradition de fellations castratrices au cinéma, voir notamment La dernière maison sur la gauche1. Enfin la psychiatre McMichaels se prend de nymphomanie et endosse une panoplie sado-masochiste trouvée chez Pretorius. La notion de plasticité du corps à des fins de domination coercitive et sexuelle, est d'ailleurs corroborée par sa réutilisation de manière à peine retravaillée par Brian Yuzna dans son Society, qui montre des orgies menant a l'animalisation et à la fusion littérale des corps les uns dans les autres, dans la haute société de Beverly Hills2.

L'exercice, s'il reprend le même mode de fonctionnement, est bien plus ambitieux en termes de mise en scène que Re-animator (qui accumule quelques scories de premier film, un "montage parfois défaillant, une surabondance de master shots un rien flemmards" selon Jean-Baptiste Herment 3). Cependant le budget famélique du film ne permet à Gordon de livrer un film qu'à moitié réussi4 et met en évidence la limite du système de comique érotico-horrifique (le rythme du film est notamment nettement moins frénétique que celui de Re-animator - le dynamisme comique en pâtit grandement - et les effets visuels "conceptuels" tels que la vision "subjective" de la glande pinéale trahissent un aspect très archaïque et bon marché), en même temps qu'il permet d'introduire au cinéma deux modes de fonctionnement fondamentaux du mythe lovecraftien tels qu'on les a remarqués plus haut.

Le premier est la concordance interne à la mythologie, et ce point, s'il va être de plus en plus utilisé dans la filmographie lovecraftienne de Gordon (Dagon principalement), ne se voit alors que via un élément diégétique assez anecdotique : La mort de Pretorius dans le prégénérique, et celle de Tillinghast à la fin, se font selon le même mode. Ils sont décapités par succion. Une mutilation qui parait anodine en regard des autres réjouissances déviantes du métrage (ou même celles de Re-animator), mais qui vient directement d'un autre récit de Lovecraft : Les montagnes hallucinées. En effet, c'est la manière dont les shoggoths, semi-êtres protoplasmiques et protéiformes s'étant révoltés contre leurs créateurs, des êtres supérieurement intelligents disparus il y a des millions d'années, tuaient ces derniers, et tuent d'infortunés scientifiques. « Les images de cette guerre et l'usage typique des shoggoths de laisser les cadavres sans tête et couverts de bave gardaient un caractère extraordinairement terrifiant. » 5 « Chacun avait perdu sa tête en étoile à tentacules ; et nous vîmes en

1 Craven, Wes, The last house on the left, 1980

2 Yuzna, Brian, Society, 1989.Le parallèle n'est pas anodin étant donné que Yuzna produit Re-animator.

3 In Mad movies n°196, p.82

4 Propos de Damien Grangé in Mad movies n°130, p.30

5 Lovecraft, Howard Philips, At the moutains of Madness, 1931, Les montagnes hallucinées, J'ai lu, 2002, p.1 01

approchant davantage que, plus qu'une forme simple de civage, c'était une sorte d'arrachage ou de succion » 1 De plus, le contrôle qu'a Pretorius de sa propre structure corporelle évoque les caractéristiques de plasticité du shoggoth. On l'a vu, cette concordance interne et allusive au mythe renforce les liens entre diverses parties hétérocites de ce dernier. Le medium cinéma, par le biais d'images (ou d'ailleurs de sons) allusifs, montre qu'il s'intègre dans la même logique.

L'aspect allusif, ici, est assorti d'une révélation "choquante" d'ordre structurel propre au fonctionnement lovecraftien : le dernier plan du prégénérique nous dévoile le sort de Pretorius par un mouvement de camera prospectif, à savoir un travelling latéral qui montre le cou mutilé du professeur "en découverte" derrière le bichon de la voisine. Ce dernier nous cache l'horreur jusqu'à ce que le point de vue s'approche du corps, ne permettant de voir réellement la mutilation pendant moins de deux secondes. La révélation ainsi évoquée suffisamment brièvement pour garder un caractère intriguant, le générique peut se déployer. L'effet est encore accentué par le fait qu'on ait vu l'effet de ce spectacle sur un témoin avant de voir ledit spectacle (Tillinghast s'enfuit de la maison en proie à la terreur). La révélation sur le "comment" est reportée sur la fin du film, dans le premier climax horrifique du troisième acte, qui voit la mort de Tillinghast après qu'il ait repris ses esprits. La révélation fait non seulement l'ob jet d'une rétention savante (par le texte dans les écrits de Lovecraft, par le travelling en découverte dans le prégénérique du film), mais est de plus scindée de manière à être plus efficace ; si la première révélation nous fait craindre le pire, la seconde nous le confirme. Cette dimension gnoséologique lovecraftienne voulant que la vérité soit dangereuse, ou en tout cas menaçante, est consciente dans le système de Gordon, qui déclare ouvertement que chez Lovecraft, l'ignorance est synonyme de quiétude2. Voir, à titre d'illustration de cette construction binaire de la révélation, la figure 5, page suivante.

1 Lovecraft, Howard Philips, Les montagnes hallucinées, J'ai lu, 2002, p.139

2 In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006

Fjgure 5

Cette logique de concordance se retrouve dans les integrations d'éléments exogènes, scientifiques, phiosophiques ou mythologiques. C'est le second principe de fonctionnement du récit lovecraftien écrit. Ici, Gordon intègre très intelligemment tout un pan de la culture et de la phiosophie en choisissant de faire de l'organe dormant évoqué par Lovecraft, la glande pinéale. Ce faisant, II convoque une tradition ramifiée: en effet, elle secrete la mélatonine, substance qui a la particularité de se trouver aussi dans le règne végétal, et règle le rythme circadien1, notamment chez les oiseaux chez qui, située juste sous le crane, elle est sensible au rayonnement ultraviolet. On voit déjà dans quelle mesure cette glande sert de ciment thématique a la diégèse de From bejond: le jeu sur l'ultraviolet notamment, mais aussi notre concordance avec Les montagnes hallucinies (l'analogie avec les shoggoths, mais aussi cette mélatonine commune au végétal et a l'animal rappelant les Anciens,

1 Cycle veille/sommeil.

peuple à la fois végétal et animal1), et partant de là, avec le reste de la mythologie lovecraftienne. En effet, sont cités dans cette longue nouvelle les Mi-go (race d'insectes fongoïdes au centre de Celui qui chuchotait dans les ténèbres), les Yithiens (au centre de Dans l'abîme du temps 2), des ouvrages fictifs tels que les manuscrits pnakotiques, et même Cthulhu à travers ses descendants. Une vertigineuse concordance "en cascade", amorcée dans le domaine littéraire, montre ici qu'elle se peut prolonger avec le cinéma.

Mais c'est du point de vue de la mythologie que cette glande s'avère vraiment intéressante à intégrer dans la diégèse du film et par extension dans la mythologie globale. La glande pinéale a en effet été longtemps considérée comme le siège de l'âme humaine par René Descartes3, et est considérée comme le "troisième oeil" dans la mythologie védique. La théosophie considère l'épiphyse comme un organe dormant de la vision spirituelle4. Voilà qui participe de la solidification du corpus mythologique lovecraftien par l'adjonction d'autres traditions. Autrement dit, c'est non seulement le film qui sort crédibilisé par un tel ajout a priori anecdotique, mais toute la mythologie qu'il convoque en filigrane. Ce qui rejoint la définition d'une fantasy efficiente par Matthieu Gaborit5 : << Un univers de fantasy doit clignoter dans la pénombre de ton histoire, il ne doit pas être une grande toile baroque et trop éclairée. >>6

Le film, ici, est un récit qui participe non seulement d'une démocratisation de la mythologie qu'il défend, mais s'y intègre bel et bien comme une brique de l'édifice, en jouant sur les mêmes principes que les récits écrits, et gommant par là même une dichotomie apparente de propos entre les deux types d'expression.

1 << Je ne puis encore trancher entre le végétal et l'animal >> déclare le chercheur Lake après dissection d'un Ancien fossilisé. Lovecraft, Howard Philips, Les montagnes hallucinées, J'ai lu, 2002, p.35

2 Lovecraft, Howard Philips, Les montagnes hallucinées, J'ai lu, 2002

3 Voir à ce titre l'article très complet sur le site de l'université de Stanford :
http://plato.stanford.edu/entries/pineal-gland/ (dernière consultation Septembre 2007)

4 Blavatsky, Helena, The secret doctrine, vol.2, Theosophical University Press, 1888, p.289 à 306

5 Ecrivain français considéré comme l'un des meilleurs auteurs de fantasy en activité, notamment à cause de Chroniques des Crépusculaires, Mnémos/Icares 1995-1996 et Abyme Mnémos/Icares 1997.

6 Faye, Estelle, La fantasy héroïque française - Théorie du genre, mémoire de DEA sous la direction de M. Tadié, p.12, Paris IV - Sorbonne, 2004

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