CHAPITRE II
CADRE D'ANALYSE ET
MÉTHODOLOGIE
À travers la
problématique élucidée dans le premier chapitre, un cadre
d'analyse s'est imposé, pour saisir sociologiquement le «devoir de
mémoire» chez les leaders africains et afro-descendants de
Montréal : celui qui devrait permettre de comprendre les
revendications mémorielles de ces derniers, comme une forme nouvelle
d'action collective, un nouveau «mouvement» social, nouveau par sa
charge symbolique, nouveau dans sa stratégie, mais directement
rattaché à la quête identitaire et luttant, non plus pour
changer historiquement la société, mais pour changer
socialement l'histoire, obtenir la restauration de leur position
socio-historique dans le regard du reste de la société, obtenir
le «redressement de la marche de l'histoire» (Beauchemin, 2003).
Parmi les sociologues contemporains, le Français Alain Touraine fait
partie des références pour l'analyse de l'action collective. Sa
sociologie de l'action a connu aussi une application efficace avec
Michel Wieviorka, notamment sur le racisme et les mouvements
socio-communautaires.
2.1. Cadre d'analyse
Avant d'aborder le cadre d'analyse de ce type d'action sociale
qu'est l'appel au «devoir de mémoire», il s'avère
nécessaire d'en explorer les enjeux philosophiques tels que
discutés par différents auteurs sur le sujet. En effet, comment
cerner sociologiquement ce nouveau phénomène qu'est la
«globalisation de la mémoire» et comment est-on passé
de l'étude de la mémoire individuelle en psychologie à
l'étude de la mémoire collective en sociologie? Comment les
différents auteurs ont-ils relié conceptuellement les
différents thèmes de notre recherche à savoir,
l'identité, la transmission de la mémoire et la politisation de
la mémoire?
2.1.1. « Devoir de
mémoire » et théories sociologiques de la mémoire
collective.
- De la phénoménologie à la
sociologie de la mémoire collective.
Différents penseurs ont essayé depuis Holbwachs,
d'éclairer le passage entre mémoire individuelle et
mémoire collective. Par exemple, pour Paul Ricoeur (2000), la
problématique de la mémoire peut se ramener à trois
apories fondamentales :
- La mémoire serait-elle une expérience
fondamentalement individuelle, telle que l'a soutenu Saint Augustin
à travers sa théorie du triple présent ou
est-elle un phénomène d'emblée social, collectif,
public ? -
- Comment se prémunir de la colonisation de la
mémoire par l'imagination (l'une et l'autre ayant la fonction
de rendre présente une chose absente) et quel accord faut-il faire
entre la simple absence de l'irréel et la distance temporelle de ce qui
n'est plus et a été ?
- Enfin, la troisième aporie est celle des
considérations quasi pathologiques, de la mémoire en lien avec
l'identité personnelle ou collective, de la
«mémoire blessée», de la «mémoire
traumatique». Pourquoi en effet, chez certains peuples, il y a la
mélancolie au lieu du deuil ?
À ces apories, Toshiaki Kozakaï (dans Laurens,
2002) a proposé une solution inusitée en sollicitant
l'allégorie du bateau de Thésée. Il y
démontre comment un bateau, hérité de père en fils
sur plusieurs générations et qui, même devenu
différent avec toutes les pièces rechangées, restera
toujours le bateau de Thésée. En effet, on croît
souvent que, évoquer l'«évolution» de
l'«identité» comporte en soi un certain paradoxe, un objet ne
pouvant logiquement être à la fois identique et différent
de lui-même : s'il change, il n'est plus le même ; mais s'il
reste le même, il ne peut évoluer. Or il s'agit selon Kozakaï
(pp.77-78) d'une fausse aporie ou d'un paradoxe illusoire dû au
déplacement de la logique d'identité vers celle
d'identification, à une illusion substantialiste.
L'identité collective ne doit pas être réifiée ou
érigée en identité réelle. L'identité est
construite à chaque instant par le sujet. Si l'on se heurte à des
difficultés épistémologiques en tentant d'expliquer son
évolution, c'est parce qu'on s'imagine qu'elle existe au sens
substantialiste. Une race (sic), une Nation une ethnie n'est jamais
identique à elle-même : elle évolue continuellement.
Selon Kozakaï, il faut élargir la perspective de l'identité
à son rapport au sujet, sans que ni le sujet ni l'objet
(l'identité) ne soient conçus de manière figée.
«L'identité doit être appréhendée comme un
phénomène ou un événement intersubjectif produit
dans la relation entre trois termes : sujet, objet et autrui.»
(p.77). En d'autres termes, individuelle ou collective, l'identité se
construit toujours par rapport à l'environnement social dans lequel l'on
interagit :
L'identité collective doit être
pensée, non pas comme une représentation uniforme, mais comme une
configuration dominante qui émerge des interactions des membres de la
communauté et se maintient seulement pour une certaine durée.
Dès lors, que l'identité collective est ainsi conçue, non
pas comme un individu collectif, mais comme une représentation dominante
véhiculée provisoirement dans la communauté, sa
modification ne signifie pas plus que le déplacement du centre de
gravité, en quelque sorte, de la configuration globale des
représentations individuelles (dans Laurens, 2002, p.79).
Laurens Stéphane et Nicolas Roussiau abondent dans ce
sens et se sont attachés à démontrer que, si le
passé apparaît bien thématisé dans la mémoire
collective, la mémoire des groupes sociaux déborde largement
l'antériorité des faits qu'elle évoque. Il faut se
référer d'une part à la conception du temps tel que se le
représentent les groupes sociaux, traduction d'un état affectif,
et, d'autre part, au contenu symbolique que révèlent leurs
discours sur le passé. Pour Jean Viaud, et dans le même ouvrage
collectif, les discours de mémoire s'inscrivent dans le cadre des
rapports concrets entre des groupes sociaux ; les revendications
mémorielles ne font que refléter ce rapport et acquièrent
leur efficacité grâce à la légitimité que
procurent l'Histoire et la justice.
La mémoire collective, pour peu qu'elle concerne un
fait du passé - proche ou lointain - peut ressortir aussi bien du
témoignage que de l'histoire, du récit, des coutumes, des
archives, des traces matérielles, de la commémoration, voire de
la langue elle-même. [...] La mémoire collective est certes
omniprésente, mais elle apparaît insaisissable se dérobant
dans les méandres du langage. Cela étant, son apparente
plasticité phénoménale pourrait être un indicateur
de son efficacité sociale puisque sa polyvalence atteste d'une certaine
façon de sa capacité à produire des effets (p.22).
Joël Candau (1998) quant à lui va établir
un lien beaucoup plus formel entre mémoire et identité. Il
écrira que,
en fait, mémoire et identité se
compénétrent. Indissociables, elles se renforcent mutuellement.
Depuis le moment de leur émergence jusqu'à leur
inéluctable dissolution. Il n'y a pas de quête identitaire sans
mémoire et, inversement, la quête mémorielle est toujours
accompagnée d'un sentiment d'identité, au moins
individuelle (p.10).
Cet auteur a aussi essayé de démontrer pourquoi
les «mémoires fortes», puissantes hiérarchisées,
unificatrices, omniprésentes, voire totales, s'effondrent aujourd'hui
devant des mémoires plus faibles ou moins étendues. Cet
effondrement interdisant du coup, la construction d'identités puissantes
et stables, celles-ci s'effaçant à leur tour devant des
identités plurielles, éclatées, mouvantes.
Dans les sociétés modernes, l'appartenance
de chaque individu à une pluralité de groupes rend impossible la
construction d'une mémoire unifiée et provoque une fragmentation
des mémoires. Ceci favorise évidemment les affrontements
mémoriels. Parfois, le conflit reste intérieur au sujet,
habité par des mémoires plurielles ou se battant avec sa propre
mémoire... (1996, p. 72).
Ce constat selon lui, est valable aussi bien pour les
représentations de l'identité que pour «l'identité
situationnelle», contextuelle démontrée par les auteurs
cités plus haut. Ainsi, les rhétoriques holistes voient leur
degré de pertinence s'affaiblir ou se restreindre à une
application très localisée, en regard de mémoires et
d'identités locales, particulières, limitées à des
groupes de plus en plus morcelés. C'est cette analyse qui nous
amène à nous intéresser à la place de la
subjectivité individuelle dans l'action sociale de revendication de
mémoire collective.
Pierre Nora fait partie des tenants de cette thèse de
la «mémoire éclatée». Il a abordé (1997)
l'analyse de la mémoire collective dans l'angle de son rapport à
la science historique, pour montrer la différence ontologique entre
mémoire et histoire, ainsi que la fonction psychosociologique qu'elles
accomplissent à travers les lieux de mémoire. «On
ne parle tant de mémoire que parce qu'il n'y en a plus.» Cet
achèvement correspond à la disparition «d'un principe
explicatif unique» et à la régression des mémoires
unitaires.
La curiosité où se cristallise et se
réfugie la mémoire, pense-t-il, est liée à
ce moment particulier de notre histoire. Moment charnière, où la
conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment
d'une mémoire déchirée ; (...) Le sentiment de la
continuité devient résiduel à des lieux. Il y a des lieux
de mémoire parce qu'il n'y a plus de milieux de mémoire. (...)
Habiterions -nous encore notre mémoire que nous n'aurions pas besoin d'y
consacrer des lieux ( 1997, pp. 23-24).
Pour Nora, mémoire et histoire s'opposent à tous
points de vue. La mémoire est la vie, toujours portée par des
groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente,
ouverte à la dialectique du souvenir et de l'amnésie,
inconsciente de ses déformations successives. La mémoire est
vulnérable à toutes les utilisations et manipulations ; elle est
susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. Ce
caractère mouvant de la mémoire collective va exacerber le besoin
d'identité (de stabilité) et explique, pour une large part, les
nombreux appels de mémoire et l'obsession des commémorations
à notre époque. Car «le passage de la mémoire
à l'histoire a fait à chaque groupe l'obligation de
redéfinir son identité par la revitalisation de sa propre
histoire. Le devoir de mémoire fait de chacun l'historien de soi»
(idem, p. 32).
Dans le cadre d'un processus général
d'individualisation de la mémoire, on observe donc la multiplication des
mémoires particulières qui réclament leur propre histoire.
Ordre est donné de se souvenir, mais c'est à moi de me souvenir
et c'est moi qui me souviens. La métamorphose historique de la
mémoire, s'opère alors au prix d'une récupération
par la psychologie individuelle. Aujourd'hui, du fait de l'atomisation d'une
mémoire générale en mémoire privée, c'est
sur l'individu seul que pèse de manière insistante et
indifférenciée la contrainte de mémoire. Chaque homme
particulier se considère dépositaire d'une
mémoire-devoir qui fait à chacun l'obligation de se
souvenir, et du recouvrement d'appartenance, le principe et le secret de
l'identité.
Nous verrons que, dans le cadre de la sociologie de
l'action, cette dialectique de la mémoire et de l'identité,
du collectif et de l'individuel, aura une incidence fondamentale sur la
production du sujet (Touraine) et influencera énormément la
transmission de la mémoire collective de même que
l'efficacité de la politisation de la mémoire. Ainsi, toutes les
analyses proposées ci-dessus se complètent et offrent un cadre
théorique adéquat pour saisir les représentations du
devoir de mémoire chez les Africains, les Afro-descendants
caraïbéens, américains, canadiens et
québécois, de même que les nuances et les similitudes dans
ces représentations. Mais la mémoire collective comme objet de
recherche y reste suspendue entre identité et évolution et alors,
l'autre débat théorique du «devoir de mémoire»,
c'est comment trouver l'équilibre entre le besoin d'oublier comme
exigence du «vivre ensemble» et celui de se souvenir comme exigence
d'identité par rapport à autrui.
- La « mémoire juste » en
société.
«Il doit y avoir un acte d'oubli de toutes les
horreurs du passé» déclarait Winston Churchill en 1945.
«Ceux qui oublient le passé sont condamnés à le
répéter» dira le philosophe américain George
Santayana. Laquelle de ces deux injonctions serait plus profitable pour les
peuples marqués par une histoire traumatique?
Selon Tzvetan Todorov (1995), les deux formules ne se
contredisent qu'en apparence. La mémoire ne s'oppose pas à
l'oubli. La mémoire sélectionne dans le passé ce qui est
jugé important pour l'individu ou pour la collectivité ; de plus,
elle l'organise et l'oriente selon un système de valeurs qui lui est
propre. Il en est ainsi parce que le refoulement est porteur de
dangers. Pour Todorov, on a besoin de se souvenir parce que le
passé constitue le fond même de notre identité,
individuelle ou collective. Or, «sans un sentiment d'identité
à soi, sans la confirmation que celle-ci donne à notre existence,
nous nous sentons menacés et paralysés» (1999, pp. 18-19).
Ainsi, exigence légitime d'identité, j'ai besoin de savoir
qui je suis et à quel groupe j'appartiens. Mais encore faut-il
que je sache quelles sont les modalités et les conditions dans
lesquelles mon existence et celle des autres ont interagi, individuellement et
collectivement, jusqu'à moi. Todorov soutient alors que le mal subi doit
s'inscrire dans la mémoire collective pour nous permettre de mieux nous
tourner vers l'avenir. Car, avant de tourner une page il faut l'avoir
lue ; c'est là le sens du pardon ou l'amnistie : « ils se
justifient une fois que l'offense a été reconnue publiquement,
non pour imposer l'oubli, mais pour laisser le passé au passé et
donner une nouvelle chance au présent » (idem, p 19). Paul Ricoeur
rejoint parfaitement cette conception lorsqu'il énonce :
... n'inversons pas en devoir d'oubli le devoir moral de
mémoire en tant que devoir de vérité et de justice. Le
passé, frappé d'interdit de séjour au plan pénal,
poursuit son chemin dans les ténèbres de la mémoire
collective ; ce déni de mémoire prive celle-ci de la
salutaire crise d'identité qui permettrait seule une
réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique
(dans Ferenczi, 2002, p.28).
Le problème cependant, c'est qu'il ne suffit pas de se
souvenir du passé pour éviter qu'il ne se répète.
Au contraire, c'est dans un passé d'anciennes victimes que l'agresseur
actuel trouve ses meilleures justifications. Ceux qui n'oublient pas le
passé risquent de le répéter aussi, en changeant de
rôle : souvent, ce sont des victimes du passé qui deviennent
agresseurs du présent.
Finalement, le grand mérite serait de pouvoir
dépasser son propre malheur, ou celui de ses proches, pour s'ouvrir au
malheur des autres, au lieu de réclamer pour soi le statut exclusif
d'ancienne victime. Ensuite, il faut pouvoir reconnaître le mal que
nous-mêmes avons commis dans le passé, même s'il n'est pas
aussi grave que celui dont nous avons souffert, et changer pour le mieux.
Au fait, d'autres auteurs comme Benjamin Stora et
Régine Robin (2003) expliquent que c'est la « fin des
idéologies » et le morose triomphe de la démocratie qui
ont donné l'impression que ni le présent ni l'avenir ne peuvent
plus être interprétés autrement que comme les
manifestations des horreurs du passé. Alors, on recherche plus de
mémoire pour créer plus de sens. Nous assistons ainsi à
une «flambée de mémoires». Dans le même ordre
d'idées, on peut ainsi résumer la pensée de
François Bédarida (dans Michel Verlhac, 1988) sur la
mémoire collective : ce que révèle surtout la controverse
autour du devoir de mémoire, c'est la difficulté de mise
en histoire de la mémoire ; il faut conférer à la
mémoire savante, une fonction de médiation et un
rôle de passeur afin que la mémoire collective soit efficacement
gérée.
Beaucoup d'autres auteurs ont proposé leur analyse avec
plus ou moins de nuances ou de complexité, mais par rapport à la
cohésion sociale, tous sont liés par le questionnement sur
le « bon usage de la mémoire collective » : Françoise
Barret-Ducrocq (1999) Michel Pollak (1993) Thomas Buttler (1989), Martine
Verlhac (1998) etc. L'une des plus récentes publications dans ce
débat provient d'Emmanuel Kattan (2002). Celui-ci entreprend son analyse
par l'angle des raisons d'être même du devoir de
mémoire, ses conditions de légitimité à un
niveau général. Pour lui, c'est la perte, avec l'avènement
de la modernité, du lien intime qui nous unissait avec le passé,
qui a introduit une distance entre le passé et nous : celui-ci
cessa d'être «revécu» sur un mode rituel et on se mit
à l'archiver, l'étudier, l'analyser comme un territoire
étranger et, du coup, on cessa de le vivre au quotidien. Dans ces
conditions, faire de la mémoire l'objet d'un devoir
naîtra, entre autres, de la volonté de restaurer un lien de
proximité avec le passé. Ainsi saisi, le devoir de mémoire
répond à une exigence particulière certes, mais non
à un devoir universel, et la notion de «devoir» s'y trouve non
pas évacuée, mais restreinte dans sa signification ; il y devient
une exigence particulière s'imposant aux membres d'un groupe
déterminé et renvoyant au maintien et à la transmission
d'une identité collective. Or, en cherchant à définir le
devoir de mémoire d'abord à partir de la notion de
«devoir», le terme renvoie à une vocation universelle
où la dimension mémorielle se trouve écartée.
La notion de devoir de mémoire se
révèle donc être insuffisamment
déterminée : ou bien elle implique avant tout un effet de
mémoire, mais alors la dimension de devoir devient
périphérique, ou bien elle est conçue comme un devoir
d'engagement et, dans ce cas, c'est le renvoi au passé qui devient
secondaire. Le devoir de mémoire est sans cesse en défaut par
rapport à lui-même : tantôt volonté de
transmission du passé liée à une identité
collective (la mémoire sans le devoir), tantôt devoir d'engagement
à l'égard duquel le passé ne joue qu'un rôle
accessoire (le devoir sans la mémoire), le devoir de mémoire
n'est jamais l'un et l'autre à la fois (Kattan, 2003, p.171).
Ainsi, pour l'auteur, l'histoire n'est pas
l'Histoire, certes, mais l'histoire n'est pas la mémoire non
plus. « La mémoire renvoie à un héritage commun et
fixe les règles et les modalités de sa transmission, alors que
l'histoire dénote une entreprise critique, obéissant à des
principes méthodologiques, à des critères de
vérité qu'ignore la mémoire.» (p.175) L'important est
donc de reconnaître que les exigences que nous projetons sur la
mémoire - exigence d'identité, d'une part, exigence de
transparence critique de l'autre - ne sont pas toujours compatibles. La
mémoire collective comporte souvent une dimension mythique, et lorsqu'on
la démythologise, elle perd nécessairement une part de sa
fonction identitaire, de son potentiel d'unifier et de galvaniser une
identité collective. Entre les deux exigences - d'identité et de
critique -, Kattan propose l'exigence d'intégrité, celle
du récit entier, transparent et autocritique à la fois, sans
désir d'occultation ni de falsification, mais dans la reconnaissance de
l'existence d'une multiplicité de points de vue sur le passé et
le déploiement d'un effort critique par rapport à sa propre
histoire.
Reste alors un dilemme irrésolu : comment sortir
de la violence? Comment rompre avec le cycle des ressentiments et des crimes
collectifs?
Martha Minow (2002) aux États-Unis et Sandrine Lefranc
(2002) en France ont proposé des analyses complexes de
l'ambiguïté du pardon en politique, voire de
l'incompatibilité du pardon avec la justice, situation imputable aux
exigences de légitimité et au besoin de stabilité sociale
et politique dans les démocraties nouvellement restaurées. En
effet, c'est en partant des expériences de ces nouveaux gouvernements
démocratiques, en Afrique du Sud et en Amérique latine, que
Lefranc va analyser tour à tour les bases de légitimité et
les fondements philosophiques de ces rhétoriques du pardon, de
l'amnistie, des réparations ou de la «vérité et
réconciliation» prônées par ces justices dites
«de transition». Ces expériences révèlent, selon
l'auteure française, la réalité suivante :
Si le pardon est un motif prégnant des
débats sur la justice de transition, c'est parce que les acteurs, comme
les philosophes, sont confrontés à l'impardonnable. Les victimes
sont mortes, souvent. Les crimes semblent inexpiables puisqu'ils sont
imputables à des hommes qui agissaient en tant qu'agents de
l'État. Qui devrait alors demander le pardon, et qui pourrait l'octroyer
? Victimes directes et indirectes, coupables et indifférents vivent dans
des mondes distincts, et ne sont que rarement en mesure de
délibérer ensemble sur la justice.[...] La question du pardon est
ainsi placée au coeur du politique (Lefranc, 2002, p.17-18).
La question reste donc entière à savoir :
comment des sociétés qui ont vu s'affronter en leurs seins des
ennemis, et qui ont gardé la mémoire de ces affrontements,
peuvent-elles se réconcilier ? Et serait-ce possible lorsque la justice
n'est pas faite, et qu'il n'est même pas certain que la justice y suffise
? L'Américaine Martha Minow (2002) de Harvard a dirigé un ouvrage
collectif où des spécialistes comme Frederic Harris et Marc
Galanter essayeront de répondre à ces questions. La plupart
montrent les similitudes entre tous les mécanismes de violence, des
échelles individuelles les plus simples aux échelles sociales les
plus complexes. En particulier, Minow montre les liens entre mémoire et
violence ou politique et droit, en soutenant par des exemples concrets comme le
procès de Nuremberg, les compensations aux Japonais-Américains de
la seconde Guerre, les politiques de mémoire de l'holocauste... que les
commémorations aussi bien que les réparations sont partie
intégrante du processus de guérison collective. Or, chez Sandrine
Lefranc, un constat moins optimiste est que, partout les politiques du
pardon se sont soldées par des échecs ; que l'impasse
du pardon est devenue tangible, et pour cause :
Les stratégies gouvernementales ont
été subverties de l'intérieur par les tactiques des
tenants de l'ancien régime et des associations de victimes. [...] En
invitant les victimes à octroyer leur pardon, les concepteurs des
politiques du pardon leur offraient la possibilité de rappeler que seul
l'offensé est en mesure d'accorder son pardon : qu'un tiers ne
pouvait prendre sa place, que les victimes, « disparus » ou
assassinés, n'étaient plus en mesure de le faire (idem,
pp. 346-347).
Il faut néanmoins relativiser l'analyse proposée
par l'auteure : celle-ci se limite à la violence d'État ; et
la justice supra-étatique qu'elle propose amène au constat
d'ambivalence - irrémédiable - du pardon, en raison des
origines religieuses (ou carrément «divines») de cette notion
qui reste presque exclusivement confinée au domaine du moral, de
l'intersubjectif et de l'interpersonnel. Or, le cas de l'esclavage des
populations africaines déborde largement ces structures politiques
contemporaines que sont les États. Et justement, selon Andrew Valls
(2004) c'est l'apparence d'impunité que prennent ces «justices
transitoires», qui est à la base de l'échec des
politiques de pardon ; ceci vaut pour les violations contemporaines des droits
de l'homme, mais encore plus pour le cas des injustices infligées
à des groupes ethniques ou «racisés» dans l'histoire
:
« The case for transitional reparations is, often,
very obvious. Where serious human rights violations have taken place, victims
are, by general norms, of the rule of law, presumptively entitled to
compensation for those violations. This is the case, for example, where the
state has engaged in the torture or in the «disappearance» of
political dissidents. However, the case is even stronger where the abuses of
the past involved not just the violation of human rights, but the creation of a
whole system that involves the subordination of certain racialized or ethnic
groups » ( p.4).
Au-delà de toute cette controverse, nous faisons le
constat que, des théories sociologiques de la mémoire collective
aux théories du pardon, les auteurs expliquent amplement l'objet de
l'action collective, mais sans rendre suffisamment compte de l'action
elle-même, dans sa forme procédurale. Ils expliquent les liens
théoriques entre mémoire et identité et proposent
plusieurs pistes pour trouver l'équilibre dans les conflits de
mémoires. Mais il faut encore comprendre les champs d'action et la
logique implicite dans les démarches de ces groupes revendicateurs, leur
dynamique interne, les rapports entre les acteurs (sujets) et leurs groupes
d'appartenance. Nous allons alors solliciter, afin de compléter notre
cadre d'analyse, les théories de la sociologie de l'action, qui
sont les mieux indiquées pour élucider les actions
sociales menées autour de la «mémoire collective».
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