Chapitre I : Le pouvoir royal et les cours d'eau
Le réseau fluvial dans le royaume de France est
très dense et représente, par conséquent, un enjeu
national à la fois politique et économique. En effet, le dominer
participe de la maîtrise générale des déplacements
et des échanges, qui constitue « la source moderne du pouvoir
»1. Il s'agit ici de s'intéresser à la perception
des juristes et à la prise en charge par le pouvoir politique des cours
d'eau dans l'ensemble du royaume de France au XVIe siècle et
donc, finalement, aux prérogatives des souverains sur ceux-ci d'un point
de vue théorique comme sur le plan pratique. Pour cela, il semble utile,
tout d'abord, de définir le statut des fleuves et rivières de
France afin de déterminer ceux qui relèvent de la juridiction
royale au XVIe siècle. Ensuite, il s'agira d'analyser les
conséquences et les enjeux auxquels sont confrontés les rois de
France. Enfin, nous nous intéresserons aux moyens mis en oeuvre par le
pouvoir royal pour appliquer ses décisions en matière de cours
d'eau mais aussi aux décisions en elles-mêmes.
1 MYNARD, Frantz, « Le fleuve et la couronne :
contribution à l'histoire du domaine fluvial (1566 - 1669) »,
in LE LOUARN, Patrick (dir.), L'eau ; sous le regard des sciences
humaines et sociales, Paris, L'Harmattan, collection Logiques sociales,
2007, pages 186-187.
A. Le statut des fleuves et rivières du royaume
Le statut des cours d'eau du royaume de France constitue un
des nombreux éléments définis par les différents
juristes dès la fin du Moyen Age, mais surtout aux XVIe et
XVIIe siècles, dans le cadre du processus
général de redéfinition et d'affermissement de
l'autorité royale.
Jean Bouteiller, conseiller au Parlement de Paris à la
fin du XIVe siècle, semble être un des premiers auteurs
modernes à avoir esquissé une définition juridique et une
catégorisation des cours d'eau2. Ce travail s'inscrit dans
une démarche beaucoup plus large puisqu'il a réalisé une
présentation complete des différentes autorités, de leurs
prérogatives et des types de droits qui s'appliquent dans le royaume, du
droit naturel au droit écrit, des prérogatives seigneuriales
à celles des autorités religieuses. De plus, il
s'intéresse à des cas particuliers qui, selon lui,
nécessitent d'être éclaircis.
C'est justement en s'intéressant à la
juridiction des « rivieres courans parmy la terre d'aucun seigneur »
qu'il propose une caractérisation des cours d'eau. Jean Bouteiller
distingue, dans un premier temps, les « grosses rivieres » qui «
sont au Roy nostre Sire » ; il fournit quelques exemples pour illustrer
son propos tels que la Seine, l'Oise ou encore la Somme. Il ajoute
aussitôt qu'aux seigneurs « parmy la terre desquels les rivieres
passent, leurs terres et seigneuries vont iusques en l'eauë ».
Même si son propos reste assez vague, il semble d'emblée supposer
un chevauchement d'autorité ou, d'un autre point de vue, que l'eau
appartient au roi alors que les rives relèvent des possessions
seigneuriales. Néanmoins, le roi reste décrit comme le
propriétaire des grandes rivières et donc l'autorité
principale en la matière.
Aux « grosses rivieres », Jean Bouteiller oppose, de
façon logique, les « petites rivieres » : ces dernières
mesurant en moyenne sept pieds de large contre quatorze pieds pour les
premières selon sa propre définition. En complément de cet
ordre de grandeur, par ailleurs assez peu satisfaisant car exprimé en
moyenne et
2 BOUTEILLER, Jean, Somme rural ou le grand
coustumier général de praticque civil et canon, Paris,
Barthélémy Macé, 1603 (édition du manuscrit
annotée par Loys Charondas le Caron), Titre LXXIII, page 428.
malaisé pour distinguer des rivières dont le
cours est variable notamment en fonction des saisons, l'auteur précise
que ces cours d'eau « ne portent point de navire ». Le critère
principal de différenciation est donc la navigabilité de la
rivière. En ce qui concerne la possession des rivières non
praticables, le juriste affirme qu'elles sont « aux seigneurs parmy qui
terre et seigneurie elles passent ».
Jean Bouteiller offre donc dans sa Somme un
éclairage sur la propriété qui s'exerce sur les
rivières dans le royaume de France et donc sur les droits qui en
découlent ; les cours d'eau navigables appartiennent au roi alors que
les autres sont la propriété des seigneurs dont les possessions
terrestres sont traversées par ceux-ci.
Cet ouvrage imprimé de Jean Bouteiller possède
une caractéristique tout à fait intéressante : il s'agit
de l'édition de 1603 du manuscrit réalisé deux
siècles auparavant et celui-ci a été annoté par le
jurisconsulte Loys Charondas le Caron (1534-1613). Chaque partie, dont celle
qui concerne les rivières, est résumée et
réactualisée par ce dernier. Ainsi, il nous est possible
d'analyser, au moins partiellement, l'évolution de la perception
juridique des cours d'eau de la fin du Moyen Age au début du
XVIIe siècle et donc d'en déduire celle du
XVIe siècle.
Charondas le Caron confirme la distinction entre
rivières royales et seigneuriales mais aussi que le critère de
différenciation est la possibilité ou non de naviguer sur
celles-ci. Il ajoute néanmoins plusieurs précisions au propos de
Jean Bouteiller et particulièrement au sujet du pouvoir local sur les
rivières navigables. La première concerne la possession
seigneuriale : le juriste affirme que les rivières que les «
seigneurs prétendent à eux, à cause de leur seigneurie
» ne leur sont dues que par la « concession des Roys
»3. Il ajoute ensuite que « par le droict commun du
Royaume, tous fleuves navigables sont reputez estre du domaine du Roy, et lui
appartenir à cause de sa couronne ». La définition est,
cette fois, plus précise et tranchée : toutes les rivières
navigables appartiennent au domaine de la Couronne et les différents
seigneurs qui en possèdent sont redevables à leur souverain.
Ainsi, l'on peut supposer déceler ici les traces d'une affirmation
progressive du pouvoir royal sur les rivières ou, plus simplement, un
caractère juridictionnel indéniablement acquis.
3 Ibid., page 429.
Les autres informations apportées par Charondas le
Caron sont plus techniques et précises. Tout d'abord, il ajoute que les
« isles, iaveaux, atterrissemens et establissemens estans esdicts fleuves
et rivieres navigables et publics " appartiennent au roi. Il précise
enfin que sur les rivières royales, leurs rives et les îles
qu'elles comportent, « nul n'y doive entreprendre » puisqu'il s'agit
du domaine du roi : ce domaine, terrestre comme fluvial, dépend
directement de son autorité. L'auteur appuie son propos par une
référence à l'ordonnance royale du 7 juillet 1572. En
effet, cette décision4 de Charles IX traite de la question
des îles, îlots et « atterrissemens ". Ce dernier terme
correspond sans doute aux lieux oü l'on peut accoster voire, plus
largement, aux berges puisque lorsque Cardin le Bret évoque5,
lui aussi, l'ordonnance de juillet 1572, il écrit que cette
décision concerne « les eaux, les bords et les rivages des fleuves
".
Le texte royal a comme objectif premier d'envoyer des
représentants royaux inspecter les « entreprinses faictes sur les
îles, attérissemens et assablissemens des principales
rivières [...] qui de disposition de droit nous appartiennent et font
partie du domaine de nostre couronne ". Il est ajouté plus loin que
cette disposition comprend également les affluents et les
rivières de moindre importance ; en bref tous les îles et rivages
des cours d'eau du royaume doivent être inspectés. Toutes les
personnes qui « prétendent lesdites îles et
attérissemens leur appartenir " doivent justifier leur possession par
des titres de propriété aux commis royaux et dans le cas
contraire, il « sera procédé à la saisie
réelle et actuelle desdites îles et attérissements ". Cette
déclaration royale montre un progrès de l'autorité du roi,
une maîtrise accrue des cours d'eau mais révèle aussi un
intérêt croissant du pouvoir royal pour ceux-ci puisqu'en plus de
la juridiction des rivières, il s'attribue celle de leurs rives et des
îles qui en font partie.
René Choppin fait lui aussi
référence6 à la décision du 7 juillet
1572, prise par Charles IX, et donne son avis à ce sujet. Il
considère que ce texte ne « suit point la disposition du Droict
Romain [...] par lequel l'Isle est adiugée à celuy qui a des
4 ISAMBERT, JOURDAN, DECRUSY, ARMET, TAILLANDIER,
Recueil général des anciennes lois françaises depuis
l'an 420 jusqu'à la révolution de 1789, Tomes IX à XV
(1438-1610), Ridgewood (New Jersey, U.S.A.), The Gregg Press Incorporated, 1964
(1e édition à Paris entre 1822 et 1833), ordonnance du
7 juillet 1572.
5 CARDIN LE BRET, De la souveraineté du
Roy, Paris, Toussaincts du Bray, 1632, pages 282-283.
6 CHOPPIN, René, Trois livres du domaine de
la couronne, Paris, Michel Sonnius, 1613, Chapitre XV, pages 168 à
177.
terres plus proches de la Riviere » et soutient son
affirmation en rappelant que c'est ce qui est décrit par Pline, au
chapitre 88 de son Histoire. Il est donc défavorable à
cette saisie sous la main du roi des îles fluviales puisqu'elle va
à l'encontre du droit romain et de l'usage. En effet, il
considère qu'il est « une chose peu rigoureuse de faire perdre la
possession de ces Isles à ceux qui en ont iouy l'espace d'un long temps
». En quelque sorte, Choppin assimile cette décision à une
appropriation royale injustifiée, une spoliation, qui s'applique au
détriment de la possession séculaire et donc de la coutume.
A l'instar de Jean Bouteiller, René Choppin distingue
deux types de rivières : « les unes sont Royales, les autres
Bannales ». Les dernières sont les rivières seigneuriales
c'est-à-dire celles qui sont sous l'autorité du seigneur (ou,
plus souvent, des seigneurs) des terres qu'elles traversent. Cette possession
seigneuriale, selon Choppin, est légitimée soit par une
permission du roi soit, encore une fois, par l'ancienneté de la
possession. Choppin semble être un des rares auteurs à nuancer
à la fois le statut royal des cours d'eau par le critère
d'ancienneté de la propriété seigneuriale et
l'intégration des îles fluviales dans le domaine de la Couronne.
En ce qui concerne le premier point, il ne peut cependant pas remettre en cause
la juridiction royale, affirmée au moins dès la fin du Moyen Age,
des rivières et fleuves navigables du royaume ; que celle-ci soit
directe ou par l'intermédiaire d'un seigneur.
Enfin, cet état de fait est totalement admis par deux
autres auteurs du début du XVIIe siècle. C'est le cas,
tout d'abord, d'Antoine Loysel, pour qui la question ne se pose pas : il
affirme7 en effet sans détour que « les grands chemins
et rivières navigables appartiennent au roi ». Il rejoint donc ici
l'ancienne analyse de Bouteiller et des autres juristes, d'autant plus que les
petites rivières (donc non navigables) relèvent, selon lui, de la
juridiction seigneuriale concernée. Néanmoins, comme René
Choppin, il perçoit les îles au même titre que les petites
rivières c'està-dire relevant d'une autorité locale. Il ne
prend donc pas en compte la décision
7 LOYSEL, Antoine, Institutes
coutumières ou Manuel de plusieurs et diverses règles, sentences
et proverbes, tant anciens que modernes du droit coutumier et plus ordinaire de
la France, Tome 1, Paris, imprimerie de Crapelet, 1846, article 232, page
245.
royale de Charles IX, précédemment
évoquée, qui concerne la propriété des îles
même si celle-ci a été entérinée par le
Parlement de Paris le 30 octobre 15728.
Cardin Le Bret, quant à lui, réalise une
synthèse9 très claire au sujet de la possession des
cours d'eau, qui confirme les éléments présentés
précédemment et qui constitue une conclusion de ceux-ci. Tout
d'abord, les cours d'eau navigables relèvent du pouvoir royal et les
autres rivières « appartiennent en propriété aux
Seigneurs des terres qu'elles arrousent ». Il précise que «
lors que les droits du Roy n'estoient pas bien cogneus, on accordoit plusieurs
droits aux Seigneurs hautsIusticiers, qui estoient voysins des grands fleuves
», notamment les droits de pêche ou l'usage des îles et des
rivages mais que ceux-ci ont été supprimés au profit du
roi. L'ordonnance du 7 juillet 1572, qu'il évoque en ce sens, constitue
donc l'appropriation par le pouvoir royal de la juridiction suprême des
cours d'eau navigables du royaume puisqu'en plus de l'eau et de ses ressources,
le roi devient le seigneur des îles et des rivages de ces mêmes
cours d'eau.
8 ISAMBERT, JOURDAN, DECRUSY, ARMET, TAILLANDIER,
Recueil général des anciennes lois op. cit., ordonnance
du 7 juillet 1572.
9 CARDIN LE BRET, De la souveraineté op.
cit., chapitre XII, pages 277 à 285.
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