PARTIE 2 - LA TEUF : EXPERIENCE INDIVIDUELLE OU
FUSIONNELLE ?
« Il n'y a de communautaire que l'illusion d'être
ensemble. »
Raoul Vaneigem
Deux préjugés existent sur les rave-parties :
celui d'expériences absolument solitaires et celui de soirées
orgiaques sous les effets de l'ecstasy. Mais, du fait de la
méconnaissance de cet univers et du fait que justement, il s'agit de
préjugés, seule une analyse plus profonde permettrait de savoir
de quoi il en retourne. « L'engouement qu'elle génère ne
pourra être compris que de l'intérieur. » (Fontaine et
Fontana, 1996).
Comme on l'a vu, le monde des free-parties est né avec
son temps et est une manifestation de celui-ci. Pour Béatrice
Mabilon-Bonfils, il faut dépasser et déconstruire ces
idées préconçues afin d'avoir « une chance
d'interroger les modalités particulières de l'individualisme
contemporain » (Mabilon-Bonfils, 2004). La question est de savoir si
l'expérience de la teuf est une manifestation de cette montée de
l'individualisme ou, au contraire, une réaction à celle-ci
cherchant à recréer une potentielle fusion originelle.
I- Un soir en teuf
Il s'agit ici de s'enfoncer un peu plus avant dans le
déroulement des différents types de soirées
générées par l'univers free-party. Ainsi, on se demande
comment les teufeurs définissent ces événements, comment
ils sont mis en place et se déroulent, et surtout qu'y font les teufeurs
pendant toute une nuit.
1- Teuf / Teknival : la même expérience ?
S'il fallait donner une définition de la teuf à
proprement parler, il faudrait dire qu'une free-party est une
fête où l'on peut écouter de la musique dite
techno. Le tarif à l'entrée y est libre - lorsque la
fête n'est pas gratuite -, c'est la donation (quelques euros, quelques
cigarettes...). Elle se déroule en général soit en plein
air (dans un champ...) soit dans un bâtiment désaffecté
(ancien hangar...). Les enquêtés, eux, en donnent une
définition beaucoup plus liée à l'expérience de la
fête en elle-même.
« On peut s'amuser, faire la fête, picoler et
écouter de la musique... On peut
rigoler sans forcément d'autorité
derrière nous. » Théo
« Normalement une teuf c'est joyeux, c'est la
fête, c'est faire la fête librement, c'est le partage, c'est la vie
en communauté. » Denis
Surtout, la plupart d'entres-eux font une distinction majeure,
justement dans le type d'expérience, entre les teufs (free-parties) et
les teknivals. Ces derniers sont de gros rassemblements de Sound Systems durant
environ une semaine et généralement légaux.
« Il y avait des lignes et des lignes de Sound Systems.
Je n'avais jamais vu ça. »
Dorian
Les teufeurs qui apprécient les deux sortes
d'événements vont surtout appuyer sur la quantité de
personnes présentes. Ainsi, la teuf apparaît plutôt comme
une soirée entre amis où l'on connaît la plupart des
personnes présentes alors qu'un teknival plutôt comme un lieu de
convergence d'individus ayant la même passion et donc de
découvertes et de rencontres. Deux types d'événements,
deux expériences, deux ensembles de raisons d'y aller.
« Ce n'est pas pareil parce que dans les petites
teufs, tu connais beaucoup plus de monde donc les gens, tu les connais
déjà, alors qu'en teknival tu rencontres plein de monde.
[...] Tu ne passes pas les mêmes soirées, ce n'est pas
pareil. [...] C'est plus festif, c'est moins familial, tu rencontres
plein de monde, tu discutes avec beaucoup plus de monde. » Margot
« Alors qu'en teknival on va en voir vraiment encore
plus, des gens qui vont se déplacer vraiment parce qu'à ce moment
là, financièrement, ils ont mis de l'argent de côté
pour pouvoir sortir les poids lourds. [...] Les teknivals en
général c'est quand même de gros événements
attendus. On voit du beau monde ! » Lisa
De leur côté, ceux qui n'apprécient pas
les teknivals invoquent la même raison : sa légalité.
Ainsi, les teufeurs qui recherchent particulièrement et pour
lui-même l'aspect illégal des teufs ne vont pas trouver le
même plaisir à aller dans un « tekos ».
« Teknival, je n'y allais pas trop. J'étais
plus, quand même, trucs libres. [...] Les tekos ce
n'était pas possible : je ne pouvais pas me permettre tout ce que je
pouvais me permettre en teuf. » Denis
« Je n'y vais pas parce que ce sont des Sarkovals,
tout simplement. » Roman
On voit donc que l'élément le plus important dans
la définition d'un évènement techno pour les teufeurs
est l'aspect festif de celui-ci. Ils font une distinction entre deux
événements
d'ampleurs différentes : la fête peut se faire
entre amis ou au milieu d'une foule de semblables. Cependant, certains
d'entres-eux introduisent un nouveau paramètre : la recherche de
l'illégalité.
2- Une teuf : de l'organisation au rangement
La compréhension des différents
évènements qui se succèdent lors de la mise en place d'une
teuf, du moment où le Sound System évoque l'idée de
l'organisation jusqu'à ce que tout le monde ait quitté le site et
retourne à la vie hors teuf, peut aussi nous éclairer quand
à la nature de ce type de soirées.
Préparation de la teuf par le Sound System
Contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime
abord, l'organisation d'une teuf demande du temps et de l'investissement.
D'ailleurs, nombre de teufeurs le reconnaissent et en sont conscients.
« Quand tu vois les moyens qui sont mis en oeuvre
pour organiser un Sound System, pour l'organisation et après pour tout
ce qui est l'électricité, trouver des coins... les chercher, les
trouver, avec ou sans autorisation. [...] Tu montes le sound system,
tu y passes trois jours et tout, et puis après, il faut démonter,
nettoyer... » Gaël
En effet, il s'agit premièrement d'être
organisé en Sound System, en un groupe soudé pour pouvoir mettre
ce genre de manifestation en place, sans l'aide d'aucun professionnel.
Premières démarches, il faut trouver un site assez reculé
de toute habitation afin de ne déranger qu'un minimum de personnes. Ce
site, bien sûr, doit être différent à chaque fois
afin d'éviter l'arrivée trop prématurée des forces
de l'ordre. Une date est ensuite bloquée, des flyers sont
imprimés ou l'information est divulguée sur des forums Internet
dédiés au monde de la teuf. Quelques heures voir quelques jours
avant le début de l'évènement, le Sound System investit
les lieux et s'active à monter le mur de son. Les diverses
compétences des membres sont mises à contribution. Les DJs
installent les platines et le petit matériel sonore, les autres, les
structures porteuses du mur de son, les lumières, le matériel
nécessaire aux effets visuels, les différents
éléments d'art décoratif... Chacun a son rôle
à jouer.
« Après, tout le monde a un petit rôle.
Il y a ceux qui vont installer la décoration. Il y a ceux qui vont
mettre l'ambiance autour de la teuf, soit en jonglant avec le feu, soit en
mettant des installations, [...] des jeux de
lumières. » Théo
« Je suis électricien, étant
donné que je travaille un peu dans les télécoms où
on travaille beaucoup l'électricité. Donc je fais
l'électricien, et l'éclairagiste aussi. Et puis après,
comme on est un groupe, c'est aider... Tu décharges, tu montes,
tu
donnes ton avis pour la disposition du matos. Chacun y met
du sien. » Amaury
Une fois les dernières installations mises en place, la
musique commence à résonner dans la forêt et les premiers
teufeurs arrivent. On voit donc que malgré les apparences, les teufs
sont des événements assez réglés au niveau de leur
déroulement. On ne fait pas une teuf n'importe comment.
Amaury
Il a 32 ans, est père d'une petite fille de quelques
mois, travaille en tant qu'électricien et fait partie d'un des gros
Sound Systems bordelais, Arakneed. C'est Denis qui
lui a parlé de moi, et qui m'emmène à un repas chez lui
oü je suis conviée. Le repas s'éternise. Puis l'entretien
s'enclenche dans la cuisine. Denis m'avait prévenue qu'Amaury avait un
passé assez difficile dont il aimait peu parler, je décide donc
de rogner de l'entretien les questions touchant directement à l'enfance
ou à la famille. Il parle beaucoup, et semble souhaiter m'en dire le
plus possible sur cet univers. L'entretien dure près d'une heure et
demie. Il prend également le temps de me montrer comment mixer sur les
platines installées entre sa cuisine et son salon.
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Le départ en teuf
De leur côté, ceux que l'on appelle les
spect'acteurs ou les simples teufeurs s'organisent pour pouvoir être
présents. Beaucoup d'entres eux s'informent chaque semaine des teufs
à venir. D'autres sélectionnent en fonction de leurs
préférences musicales.
« Selon la musique, selon les styles musicaux, il y
en a où je n'y vais pas, parce qu'il y en a qui ne m'intéressent
pas. Mais j'y vais aussi pour voir des gens que je ne vois vraiment que
là-bas. » Lisa
Certains, ceux que l'on peut définir comme des travellers,
vont de teuf en teknival sans interruption. Ils sont alors beaucoup plus
mobiles.
« A 3 ou 4 heures arrachés, il y a des mecs qui
m'appellent : « Putain, il y a un tekos qui vient de se poser pour une
semaine, il faut que tu viennes. » Et là, tout le monde dans le
camion, on embarque le son, on se casse. Par rapport à
l'ampleur de la teuf. Sinon, on finit la teuf. S'il n'y a
pas mal de Sound System ou que tu sais que ça va finir le lendemain.
Soit tu finis, tu fais un barbeuc avec tout le monde, tu fais
longtemps et que tu as meilleur à faire
ailleurs.
Dans tous les cas, le moment précédent
l'arrivée sur le lieu de la teuf est vécu comme une source
d'excitation : on se prépare à la soirée
de l'évènement renforce ce sentiment, ainsi que
«
le lieu.
« Mais tu avais un heures ou minuit. Tu app
venir à la teuf confirmée, faut prendre la...".
Et là, t'avais le coeur quis'emballait, t'avais
l'adrénaline au taquet. Avec les potes
y va !". T'étais sur la route, tu metta connaissais
par coeur et t'arrivais, ouais
Après l'arrivée sur le site, c'est le moment de la
teuf à proprement parler, que l'on abordera plus en détail dans
le point suivant. En effet, ce moment particulier
et exige une analyse plus approfondie quant au ressenti des
teufeurs que ce que l'on fait ici
Le lendemain
Teuf des Vingthuitards et de La Clef des
Champs De gauche à droite : un élément de
décoration,
poubelle disposée là par les organisateurs la
veille, afin
Au petit matin, on découvre le site de jour. Les plus
vaillants sont encore en train de danser face au mur. D'autres se
réveillent ou dorment encore. C'est à ce moment là que
l'on aperçoit les « perchés ».
« Au petit matin, les gens ils ont la tête comme
ça ! » Margot
Le dernier matin, alors que la musique est encore bien
présente, le rangement commence. Dans la plupart des cas, les Sound
Systems ont au préalable distribué des sacs poubelles, ou les ont
disposés à divers endroits sur le site. Sinon, ce sont les
teufeurs eux-mêmes qui ont apporté leurs sacs. Alors, on commence
à ramasser les déchets qui n'ont pas été
directement jetés lors de la soirée.
« J'aide mais pour nettoyer plus que pour ranger.
» Roman
« Ils te distribuent des sacs poubelle. »
Margot
« J'aidais surtout à nettoyer le site.
» Alban
« C'est le matin, chacun prend un sac poubelle et on
fait son tour. » Lisa
Parallèlement, le moment de la teuf s'étire loin
dans la journée du dimanche. En effet, contrairement à toute
autre soirée organisée, il n'y a pas de limite d'horaires. Chacun
se prépare à retourner dans sa vie quotidienne à sa
façon.
« A 6 heures, on ne te dit pas dehors. Donc là tu
peux picoler jusqu'à 6 heures situ veux, mais rien ne
t'empêche de partir le dimanche à 9 heures. Tu peux
même
faire ton barbecue sur place avant de partir. Donc,
déjà, tu ne repars pas en état
d'ébriété. » Roman
Il apparaît donc que les différentes
étapes précédent et succédant le moment de la teuf
à proprement parler sont vécu en groupe. Le Sound System est un
collectif où la solidarité et l'entraide sont de mise dans
l'organisation. Les spect'acteurs se préparent psychologiquement et se
rendent sur le site en groupe. Le lendemain, c'est encore une fois ensemble que
l'on participe au rangement ou que l'on prépare son retour.
3- Activités des teufeurs lors d'une free-party
Lors d'une teuf, il y a différents espaces
dédiés à des activités distinctes. Selon leurs
préférences, mais aussi les moments de la soirée, les
teufeurs investissent de manière variée ces espaces.
Premièrement, centre de la teuf, le mur de son est le point de
rassemblement lorsque l'on veut danser ou écouter la musique. Chacun y a
une présence plus ou moins prononcée. Ainsi, il y a ceux qui,
durant tout ou une bonne partie de la nuit, restent proche -
voire le plus proche possible -
« Et après, quand j'étais bien
défoncé, j'étais au mur je ne décrochais pas le mur
de toute la soirée.
« Devant le son ! Bon, on fait des allers
pour re-remplir le verre. Mais sinon,
musique donc je veux en profiter au maximum.
Lorsque les teufeurs ne sont pas « réservé
au groupe d'amis proches, l vous, que l'on vient chercher à boire,
à manger, ou bien de quoi se droguer.
« Donc, tu as ton point de repère, c'est ton
camion.
Mais la plupart font état d'un mouvement cyclique entre
ces différents espaces et un entre deux. En effet, il existe un autre
lieu beaucoup moins facile à définir spatialement. Il s'agit de
l'espace interstitiel entre l'espace
de nouvelles personnes, on discute...
Jongleurs de feu lors
« Je vais dire bonjour, je discute, je rigole beaucoup
j'allume ma clope, et je fais mon tour, je repère.
« Le plus souvent je suis à droit
où. » Théo
« Et puis sinon, après, je me ballade, je vais
rencontrer, je discute. » Théo « Après,
petite ballade aussi, à aller voir les gens pour discuter. »
Margot
Pour d'autres, c'est là que l'on trouve les drogues pour
passer une bonne soirée, ou que l'on vent celles-ci pour gagner un peu
d'argent.
« Au départ, je suis un peu dans le groupe,
à me balader de camion en camion pour voir, forcément, les
produits qui trainent aussi. » Denis
« Et donc tu pars, tu vas faire ce qu'il faut pour faire
rentrer de l'argent, tu reviens. » Alban
De manière générale, un teufeur ne passe
pas l'ensemble de sa soirée au même endroit et avec les
mêmes personnes. Pour certains, une sorte de rituel, ou d'habitude tout
du moins se met en place.
« Ça peut paraître bizarre mais tu fais
toujours la même chose en fait. Tu traces. [...] Tu vas dans le
son, tu vas mixer un peu. » Alban
« On boit, on fume, on mange, on va au son, on
re-boit, on re-fume, on re-mange, on re-va au son. [...] Quand tu n'en
peux plus, tu dors, sinon, tu vois le jour se lever. » Gaël
Certains moments et certains lieux semblent ici être plus
ou moins dédiés à des expériences individuelles ou
collectives.
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