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La scène alternative de Poitiers

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par Maxime Vallée
Université de Poitiers - UFR Sciences Humaines et Arts - Master 1 Civilisation Histoire et Patrimoine 2011
  

Disponible en mode multipage

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Sous la direction de :
M. BOURGEOIS Guillaume

 

Master 1 Recherche Civilisation, Histoire et Patrimoine Université des Sciences Humaines et Arts de POITIERS Jury : MM. BOURGEOIS Guillaume et GREVY Jérôme

La scène alternative de Poitiers

1984 - 1994

Remerciements

Je remercie Guillaume Bourgeois pour l'intér~t qu'il a manifesté vis-à-vis de mon objet d'étude et mon travail de recherche. L'attention qu'il a portée à l'élaboration de mon mémoire et la qualité de ses conseils m'ont été d'un précieux secours et ont su me guider lors de la rédaction.

Je tiens également à exprimer m a profonde reconnaissance à toutes les personnes

ayant construit et fait vivre la scène alternative de Poitiers, qui ont accepté de

m'accorder du temps et qui se sont pretés au jeu de l'entretien. Leur témoignage m'a beaucoup apporté. J'adresse ainsi de sincères remerciements à Luc Bonet et Gil Delisse -- qui m'ont offert les éléments nécessaires à l'analyse du fonctionnement du label On a faim ! -- ainsi qu'à Marie Bourgoin et Gilles Benèche -- sans qui mon étude de la Fanzinothèque de Poitiers aurait été incomplète. Je n'oublie pas l'ensemble de l'équipe du Confort Moderne et notamment Emma Reverseau -- qui m'ont permis d'accéder aux archives du centre culturel -- ni celle de la Fanzinothèque, qui s'est toujours tenue à m a disposition pour trouver des réponses à mes questions. Je tiens à leur exprimer ma gratitude la plus profonde.

Mes remerciements s'adressent aussi à mes proches et à mes amis qui ont su trouver les mots pour m'encourager et qui m'ont épaulé tout au long de cette aventure.

Sommaire Introduction 1

Première Partie - 1984-1989 : De l'enterrement à l'enracinement de L'Oreille est

Hardie. 11

I- 1984 : Mort définitive ou simple gestation ? 11

A/ Le Meeting : pleins feux sur Poitiers 11

B/ La Ville de Poitiers et L'oreille est hardie : une politique de l'effort insuffisante . 16

C/ Muter ou mourir : quelles solutions pour la survie de L'oreille est hardie ? 19

II- Le Confort Moderne : de nouvelles bases pour un nouveau départ 22

A/ Un lieu pour L'oreille est hardie : de la friche industrielle au centre culturel 22

B/ La professionnalisation et l'aide à l'emploi comme vecteur de durabilité 26

C/ La cristallisation d'activités diversifiées créatrices d'emplois 29

III-- L'ancrage du Confort Moderne à plusieurs échelles. 34

A/ Des contacts internationaux anciens. 34

B/ Le Confort Moderne et Poitiers : des doutes à l'enracinement. . 38

C/ Une place importante de la scène alternative hexagonale. 42

Deuxième Partie - 1989-1992 : Entre mort nationale et explosion locale ? 47

I- La fondation de la Fanzinothèque de Poitiers : la presse alternative comme complément de la scène poitevine préexistante 47

A/ Poitiers : un espace propice à la création de la Fanzinothèque 47

B/ Du lieu de stockage de la presse lycéenne au temple du fanzinat français :

l'appropriation du lieu par ses acteurs 52

C/ L'événementiel professionnalisant et un matériau inépuisable comme facteurs de durabilité 56

II- La fondation du label On a faim ! : le militantisme comme moyen de promotion de la musique et des valeurs alternatives 58

A/ Une naissance au sein de relations fortes et prédéfinies 59

B/ Un label marqué par le sceau de la culture politique libertaire 62

C/ Entre isolement local et reconnaissance nationale 67

III- Le Confort Moderne : dans l'air du temps sur deux tableaux 69

A/ Un témoin intéressant de la situation de la scène alternative nationale 70

B/ Une ligne qui conserve ses caractéristiques et s'enrichit : vers un pôle culturel de

grande envergure ? 74

C/ Une institutionnalisation à deux vitesses : des premières compromissions non sans accrocs 78

Troisième Partie - 1992-1994 : mise au pas et continuité, mise à l'écart et

rapprochement 84

I- L'avenir du Confort Moderne en suspens 84

A/ La rentrée de 1992 : stupeur médiatique et bras de fer en coulisses 85

B/ La réaction du Confort Moderne : du dépit à la radicalité 91

C/ La mise en place des soutiens : entre militantisme culturel et enjeux électoraux 94

II- Résolution et sortie de crise : à quel prix ? 98

A/ Réveil de la DRAC et reprise du dialogue 98

B/ Le revirement du Confort Moderne 100

C/ Le Confort Moderne, deuxième acte : la mise en place du nouveau fonctionnement 105

III- L'évolution de la scene alternative de Poitiers : des changements dans des

trajectoires diverses 110

A/ Le Confort Moderne en voie d'institutionnalisation définitive . 110

B/ On a faim ! : des changements dans la continuité 115

C/ La Fanzinothèque : une ligne directrice immuable 119

Conclusion 123

Annexes 136

Sources 168

Bibliographie 172

Introduction

« Faire qu'il se passe quelque chose dans notre région et d'abord faire tourner les musiciens actuels, qui brassent, qui touillent, qui se défendent pratiquement seuls, sans le soutien des grands médias. [...] Contribuer à liquider les préjugés tenaces dont sont victimes les créateurs locaux ; trouver une alternance au centralisme qui sévit partout en matière de diffusion et de création. Faire reculer le sous-développement et la dépendance culturels de la province à l'égard de Paris. Prendre l'initiative. La décentralisation à l'épreuve du concert international. »1

Ce manifeste, cette profession de foi, ici prononcé par l'association L'oreille est hardie de Poitiers, témoigne bien de la situation du paysage culturel français du début des années 1980, déchiré entre deux conceptions différentes de la culture. Cette vision semble prolonger l'état d'esprit d'une « « scène » qui, depuis la fin des années 70, réclam[e], en province comme à Paris, sans bruit mais avec obstination, un autre style, une légitimité. »2 On voit bien ici qu'il ne s'agit pas de réclamer, mais de proclamer une action culturelle pour satisfaire cette demande croissante d'un autre style, en dehors du cadre culturel traditionnel qui reste sourd aux aspirations nouvelles de la jeunesse. C'est donc cette scène autoproclamée, qui s'affirme contre le centralisme, le sous-développement et la dépendance culturels qui va guider notre recherche, à l'échelle de Poitiers, entre 1984 et 1994.

Pour comprendre la construction de cette scène, il faut d'abord appréhender le fonctionnement du circuit traditionnel de la musique en France, tel qu'il fut mis en place dès l'après-seconde guerre mondiale. Déjà prépondérant dans l'entre-deux guerres, le show-business, ou music-hall, comme on l'appelle, devient alors hégémonique et exerce son emprise sur toutes les composantes de la musique hexagonale, qu'il s'agisse de la sélection, de la production et de la diffusion des artistes : « Les majors maîtrisent, sur un réseau international et un axe vertical, toutes les étapes de production de la musique. »3 C'est pourquoi un musicien voulant ~tre reconnu du grand public avant les années 1980 doit obligatoirement emprunter ce circuit. Cela signifie qu'il lui faut dans un premier temps ~tre repéré parmi un vivier d'amateurs qui font leurs premiers pas dans les petits cabarets ou dancings. Ce repérage peut revêtir différents aspects : il s'agit d'auditions convoquées par les

1 Prospectus de l'association « L'Oreille Est Hardie » - 1983.

2 COUTURIER Brice, Une scène jeunesse, Paris, Autrement, coll. « A ciel ouvert », 1983, 4e de couverture.

3 LEBRUN Barbara « Majors et labels indépendants », dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 4/2006 (no 92), p. 34.

directeurs artistiques de grandes maisons de disques (aussi appelées majors), de tremplins organisés dans les quelques grandes salles parisiennes tenues par des promoteurs privés, ou par des radio-crochets qui voient la collaboration entre ces mrmes salles et des radios périphériques comme Europe1 ou RTL. L'artiste repéré entre alors dans l'industrie du disque, exclusivement dominée par les majors qui détiennent le monopole des circuits de fabrication et de distribution des albums qu'ils produisent. Il ne reste alors qu'à diffuser ces productions musicales, diffusion assurée par les concerts organisés par les promoteurs privés dans les grandes salles parisiennes (de type Olympia ou Bobino), ou par les radios qui « matraquent »4 les titres issus des majors. Le circuit traditionnel du show-business d'après-guerre forge donc une culture uniforme de masse calquée sur les modes musicales importées des pays anglo-saxons, oI les artistes qui ont la possibilité d'y pénétrer sont choisis pour leur capacité potentielle à vendre un nombre important de disques. Ce type de fonctionnement exclut donc de fait un nombre important de musiciens amateurs, qui se voient condamnés à une existence artistique éphémère, c'est-à-dire à quelques représentations confidentielles dans des cabarets à faible capacité d'accueil et donc d'audience.

La première rupture avec ce cadre dominant survient dans l'Angleterre du milieu des années 1970. Aujourd'hui plus reconnu pour les scandales médiatiques qu'il engendra, le mouvement punk5, par les pratiques nouvelles qu'il employa, permit au vivier d'amateurs mentionné plus de voir leurs productions exposées au grand public en contournant les rouages du show-business. Profitant d'un accès facilité aux technologies d'enregistrement, ces artistes méconnus purent eux-mêmes fixer leurs créations musicales sur bande. Des éditeurs indépendants et autoproclamés se chargeaient alors de la production des disques, qui étaient ensuite distribués par de petits disquaires, eux-mêmes indépendants.6 On voit donc qu'à partir du moment o

4 Lucien Morisse, directeur des programmes d'Europe1dans les années 50 met au point le « matraquage », qui « consiste à avantager #177;voire à imposer #177; sur les ondes le chanteur ou la chanson qui nous plait et dont nous ménageons parfois l'exclusivité» : MILLET François, « On connaît la chanson », in MBC, L'année du disque 2001, Paris, MBC, 2002, p. 3.

5 On parlera ici de mouvement punk (au sens de mouvement culturel lié à certaines pratiques et caractéristiques d'ordre non-seulement culturels mais aussi social, économique ou politique qui lui sont propres) et non de genre musical punk (qui découle d'une critique esthétique subjective) dont ce n'est pas le propos.

6 Citons comme exemple le label britannique Rough Trade, d'abord simple boutique en 1976, puis label indépendant en 1978, fondés par Geoff Travis, qui souhaitait « promouvoir une musique marginale, non distribuée par les majors » : LEBRUN Barbara op. cit., p. 38.

0EFSRssiFilifp GIIQrITisAEIr GI10ELP XsiqXIFIXt GpYIrIRXillpIEII Q'pINiNVEGors plus sIXlIP IQ/ l'aSEQa1I1GIs P ajRrs, XQ rpsIaXaG'aFtIXLI, IaP I3IXas IX[-aussi, et parfois QRviFIK EVIsNIstrXFtXrpISRXrIIIP SOEFIr #177; à échelle plus modeste #177; les autres branches du circuit musical. Ces acteurs (musiciens, petits labels, disquaires indépendants) qui ont fait du mouvement punk XQIlpINSI iP SRItaQtI GIUl'histRirI GIK P XsiqXIs SRSXlIirIs, ERQt EiQsiIIpXssiJà1FRQstrXiLI XQTFiLFXitRSEUllqKI I CFI1Xi GI1l1iQGXstAiIT musicale traditionnelle en prenant eux-mêmes les choses en main. Ils ont créé par-là une pratique culturelle autogestionnaire nouvelle: le Do It Yourself (souvent abrégé par le sigle D.I.Y., littéralement « Fais Le Toi-Même a»1 7Xi IIQG FRP SII G'XQIA1pIlOII volonté de substituer à la politique élitiste et commerciale des majors, des méthodes de productions musicales volontaristes et indépendantes. Cela implique le fait que, GEQAUI IFiLFXitMltIIQatiZ,EFITsRQt l'IQJLIIP IQt INiXIiP SliFIIiRQDGINTIF\IXrs qXi sIP FlIQt gEUQtir RERRHiI G'XQ GiNIXI AII la GiLIXsiRQ G'XQIAFIpDiRQ P XsiFalI, IVQGis IX'RQ1SriLilpgiI1GaMQtagI1GEEKlI FiLFXitVtraGitiRQQIl XQID IIIMiRQIQt4I1 considérations esthétiques et rentabilité financière du projet comme vectrices G'abRXtissIP IQt GI FIUGIIQiIIFE &IAESIDiIXIK IXtRQRP IsEGXCFiLFXiNpunk ont également exclu de fait toXtI FIQsXII (IiQRQ lII liP itIs iP SRNpINESar l'artistI lXimême, ou par le réseau #177;souvent affinitaire #177; auquel il appartenait) et ont permis G'iQtaRGXirI GIs FRGIs IstwptiqXIs IwiGIspXoIts QRXaIiXx RGaQs lIrSl \agI EP XsiFDT (notamment le politique, dont il était relativement exclu et qui était largement favorisé par la crise sociale anglaise des années 70), faisant de ce mouvement une véritable avant-garde.

Ce large détour par le mouvement punk britannique est important, dans le sens où il permet de compreQGrIFFRP P IQt CI EP RXvIP IQtaltIrQItifEVIMIiQstIllpCIt structuré en France. Apparaissant en France vers 1976, la scène punk hexagonale s'Ist IMIQtiIEIP IQt P aQifIstpI à 3Eris, EIX]travIrs GI EIXIEqXIs ERXSIN emblématiques. Si certaines pratiques culturelles dont nous avons parlé plus haut furent empruntées à la version anglaise du mouvement, il faut toutefois remarquer que les punks français reprirent surtout les caractéristiques les plus médiatisées du mouvement britannique It iIIQvisThq1IQ24GRQFISCXs FRP P e une mode musicale ou vestimentaire que comme un moyen de créer un circuit culturel indépendant de celui GIMP IjRrM IEQ IffIt, P rP I Ai lIMP pGiTI GI11'pSRIXILSRItaiIQt ARXjRXrs XQ rITarG G'iQFRP S1p1IQsiRQ aX P iIX[, RXOQpgItiEIX SiLI IIXr lI FRtp SIRYRFIQt spectaculaire

des adeptes de cette nouvelle scène, les grandes maisons de disques avaient bien compris l'intér~t financier qu'il y avait à travailler avec ces nouveaux artistes, qui possédaient un potentiel de ventes important, notamment auprès des jeunes. C'est ainsi qu'on s'aperçut, en Angleterre d'abord, que l'autoproduction ne constituait finalement qu'un tremplin vers les contrats avec les majors et n'était pas une fin en soi.7 Ainsi relayées par les circuits traditionnels, les productions du mouvement, d'abord marginal, se sont ainsi assez diffusées pour faire du punk une mode qui, mrme si elle choquait encore, commençait à entrer dans les moeurs. C'est ainsi que l'on vit se développer en France une scène punk, qui comme n'importe quelle mode de masse, reprenait les mêmes codes que son homologue anglo-saxonne (vêtements savamment déchirés et barrés de slogans et d'images provocateurs, chant en anglais). On a donc pu observer en France un mouvement relativement calqué sur la version anglaise du punk, qui, mrme s'il avait déjà un pied dans le monde du show-business, a tout de mrme pu poser certains jalons constituant les prémices d'un circuit musical indépendant.

Car si le mouvement punk a été détourné de son fonctionnement alternatif initial au profit d'un genre musical de masse, il est important de prendre en compte le fait que certaines structures indépendantes se sont tout de même montées un peu partout en France dès la fin des années 1970 dans l'optique initiale du mouvement culturel britannique : celle de produire et diffuser soi-mrme des oeuvres musicales exclues des circuits traditionnels du disque #177; sans vocation à intégrer le show-business #177; et de créer quelques îlots d'indépendance artistique. Or, « la construction d'alternatives jà une économie de la musique centralisée et unidirectionnelle (telle qu'elle existait auparavant) doit beaucoup à l'ancrage territorial de scènes locales. »8 Ce sont donc ces premières bases qui ont permis à la scène alternative de pouvoir réellement exploser au début des années 1980 et qui lui ont donné sa forme : une juxtaposition de toutes ces scènes locales, qui constitue ce qu'on appelle désormais le mouvement alternatif. Ce schéma succinct implique d'ores et déjà une difficulté concernant une définition plus exhaustive de la scène alternative dans son ensemble : les différences

7 Clode Panik, chanteur d'un des groupes punk français les plus influents a ainsi mis un terme à l'activité de « Métal Urbain » à cause des « maisons de disques françaises, qui ont toutes refusé de signer Métal Urbain » et de « la presse rock (?) et leurs journalistes encensant les vieilles pop stars sur le déclin » : RUDEBOY Arno, Nyark Nyark, Paris, La Découverte, 2007, p. 17.

8 GUIBERT Gérôme, « Les musiques amplifiées en France, phénomènes de surface et dynamiques invisibles », dans Réseaux, 2/2007 (n° 141-142), pp. 306-307.

qui distinguent les structures locales entre elles, qu'il s'agisse de leur période d'existence, de leur fonctionnement, de leur nature, ou de leurs acteurs permettent seulement l'élaboration de concepts très globaux, n'incluant que les traits communs que partagent ces différentes scènes, et mettant de coté les particularités de chacune d'entre elles.

Nous reprendrons donc, pour donner une base à la définition de notre sujet, la typologie d'une scène locale construite indépendamment des circuits musicaux traditionnels, telle qu'elle est énoncée par Gérôme Guibert : « Un noyau d'acteurs passionnés, musiciens ou mélomanes [qui] s'implique à des degrés divers pour défendre les groupes qu'ils aiment, qu'ils connaissent ou dont ils font partie »9 en tant que disquaires indépendants, producteurs également indépendants, organisateurs de concerts dans des lieux spécifiques (comme les bars ou les Maisons de la Jeunesse et de la Culture), rédacteurs de journaux alternatifs ou animateurs d'émissions de radios libres, qui font vivre la scène et créent des connexions avec d'autres villes. Cette définition, qui reste volontairement très large, permet tout de mrme d'esquisser assez justement le schéma habituel d'une scène locale. Mais c'est l'étude approfondie de chacune de ces scènes (qui n'est que peu effectuée aujourd'hui) qui permettra de pouvoir forger des concepts plus pointus concernant la réelle teneur du mouvement alternatif.

Nous rejoindrons, dans l'optique de combler ces carences, le point de vue d'Antoine Hennion, plaidant pour des études de cas10, qui seraient plus à même de restituer fidèlement les caractéristiques de la culture alternative en France dans les années 1980. Pourtant, au sein de la faible quantité d'ouvrages traitant de ce mouvement, ce sont bel et bien des études qui l'apprécient de manière globale qui dominent, mrme s'il est important de distinguer les différents types de productions constituant l'historiographie de la scène alternative. La majorité de celles-ci se compose de contributions non scientifiques, souvent destinées à un public large. Il est donc important de les utiliser avec précaution dans le cadre d'un travail

9 GUIBERT Gérôme, La production de la culture, le cas des musiques amplifiées en France, St Amand Tallende, Mélanie Séteun et Irma éditions, 2006, p. 240.

10 HENNION Antoine, « La musique, le Ville et l'État. Plaidoyer pour des études de cas » dans Les Collectivités locales et la culture, les formes de l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècle, sous la dir. de Philippe Poirrier, Paris, Comité d'Histoire du ministère de la Culture ~ Fondation Maison des sciences de l'Homme, 2002, p. 315.

universitaire et de porter un regard critique sur ces écrits et leurs auteurs : « Dans un style qui balance entre le nouveau journalisme, l'érudition sourcilleuse et la prose post-moderne, ce sont pour l'instant essentiellement d'anciens critiques de rock. »11 Nous partageons ce point de vue, mrme s'il nous semble nécessaire de le nuancer en invoquant l'existence d'ouvrages réalisés par d'anciens acteurs12 du mouvement alternatif qui réaniment leurs réseaux d'alors, pour livrer des compilations de témoignages bruts très exploitables. Celles-ci contrastent avec les productions de critiques rock dont parle Philippe Teillet, qui se proposent d'établir un panorama de la musique rock en France à cette période, sans faire de distinction entre scène show-business et scène alternative, ce qui montre leur faible niveau d'analyse. l l'opposé de ce type de littérature, nous trouvons une très faible quantité de travaux scientifiques, de différentes natures, mais nous allons le voir pas sans lien. Si quelques thèses universitaires s'essaient dès le début des années 1990 à la définition de cette scène alternative13, c'est « à une nouvelle génération d'universitaires français que l'on doit aujourd'hui un effort de production et de publication de travaux de recherches en sciences sociales concernant ces musiques. »14 On assiste en effet depuis quelques années dans la communauté scientifique, à un intérest soudain pour ce qu'on appelle aujourd'hui les musiques actuelles, ou plus justement musiques amplifiées, qui se développent avec l'expérimentation de l'amplification. Ce terme, « qui représente un outil fédérateur regroupant des univers qui peuvent estre très contrastés : certaines formes des musiques de chansons dites de variétés, certains types de jazz et de musiques dites du monde, de fusion ; le jazz-rock, le rock'n'roll, le hard-rock, le reggae, le rap, la techno, la house music, la musique industrielle, le funk, la dance-musique... »15, englobe des musiques qui se sont développées au sein de la scène alternative. Cela a donc poussé ces jeunes universitaires à étudier ce mouvement et à apporter le regard scientifique qui manquait à l'historiographie le

11 TEILLET Philippe, « Replacer le Rock dans des dynamiques socio-historiques » dans « A propos des musiques populaires : le Rock », sous la dir. d'Emmanuel Brandl, dans Mouvements, 5/2006 (no 47-48), p. 221.

12 Rémi Pépin est notamment connu pour avoir officié au sein du groupe parisien « Guernica », et Arno RudeBoy fut membre de « Bolchoï ».

13 FOLCO Alain, Le mouvement rock alternatif, Thèse d'Etudes Politiques et Sociales sous la dir. de M. Benoist, IEP de l'Université de Droit d'Economies et des Sciences d'Aix-Marseille, 1990.

14 TEILLET Philippe, op. cit., p. 221.

15 TOUCHE Marc, « Musique, vous avez dit musiques ? » in Les rencontres du grand Zebrock. A propos des musiques actuelles, sous la dir. de Pierre Quay-Thévenon, Noisy-Le-Sec, Chroma, 1998, p.15.

concernant. On retrouve donc un certain nombre de productions, qu'il s'agisse de 7 monographies ou d'articles de revue, traitant #177; directement ou indirectement ~ rigoureusement et méthodiquement de la scène alternative. On remarquera que la plupart de ces auteurs gravitent autour des éditions Mélanie Séteun, qui éditent de nombreux ouvrages ainsi que la revue « Volume ! » (fonctionnant sur le principe du Do It Yourself, alliant ainsi rigueur universitaire et indépendance financière) traitant des musiques amplifiées. On remarquera toutefois que c'est l'étude sociologique qui est privilégiée au sein de cette école et que l'approche historique du mouvement alternatif reste encore à explorer, même si certains spécialistes des musiques amplifiées adoptent parfois une démarche socio-historique. Ce sont d'ailleurs certainement les méthodes de la sociologie qui ont donné lieu à la formulation de définitions globales basées sur des enquêtes de terrains réalisées dans des espaces locaux16, ce qui rejoint l'idée d'une multiplication d'études de cas pour appréhender un phénomène global.

Cette historiographie parcellaire et les affirmations qu'elle avance vont donc construire notre questionnement. Nous avons par exemple vu que le mouvement alternatif s'était appuyé sur des structures héritées du mouvement punk et qu'il fonctionnait également selon les principes du Do It Yourself, ce qui l'a amené à être facilement associé au punk ou accolé à un autre genre pour donner le « rock alternatif »17. Ce premier postulat va donc nous amener à nous demander si cette relation fut réelle, si la scène alternative est restée intimement liée à la mouvance rock, ou si elle s'est au contraire ouverte à de nouveaux horizons culturels. Notre étude va également se poser la question de la datation du mouvement : on retrouve communément au sein de la documentation portant sur le rock alternatif un cadre temporel qui part généralement du début des années 1980 (oE l'influence du premier mandat de François Mitterrand légalisant les radios libres et du ministère Lang est fréquemment évoquée) pour s'achever en 1989, date symbolique du concert d'adieu d'un des groupes alternatifs les plus influents de la scène : Bérurier Noir. Cette date, qui semble marquer une rupture pour les auteurs ayant écrit sur le mouvement nous

16 Fabien Hein réalise une enquête de terrain en Lorraine dans son ouvrage Le Monde du Rock, ethnographie du réel, St Amand Tallende, Mélanie Séteun et Irma éditions, 2006 ; tandis que Gérôme Guibert en réalise une autre en Vendée dans La production de la culture, le cas des musiques amplifiées en France, St Amand Tallende, Mélanie Séteun et Irma éditions, 2006.

17 Arno Rudeboy choisit ainsi comme sous-titre de son ouvrage Nyark, Nyark, Paris, La Découverte, 2007 : « Fragments de scènes Punk et Rock Alternatif ».

parait interessante et nous a pousses à determiner les bornes chronologiques de notre étude. La fin d'un groupe, aussi emblématique fusse-t-il, a-t-elle pu compromettre en une soirée le déroulement d'un mouvement culturel en plein essor? Les structures qui se sont montées au coeur des années 1980 ne devaient-elles leur salut qu'à des groupes qui drainaient un large public et commençaient à obtenir une audience mediatique tels les Bérurier Noir? Nous allons tenter de voir si cette mort du mouvement a reellement eu lieu et si la date fatidique de 1989 a effectivement eu une influence notoire sur l'activité de la scène alternative. Pour cela, nous avons choisi d'établir des bornes chronologiques couvrant cinq ans de part et d'autre de l'année 1989, et qui nous donnent donc un cadre temporel s'étalant de 1984 à 1994. Nous nous sommes ainsi refuses à calquer notre analyse de la scène locale poitevine sur les dates symboliques generalement employees pour evoquer la naissance et la mort du mouvement à l'échelle nationale, préférant porter notre étude sur l'évolution locale des structures independantes face aux retombees provoquees par cet evenement apparemment très significatif. Ce cadre nous amènera d'ailleurs à observer l'évolution de l'action des pouvoirs publics vis-à-vis de cette scène, qui s'est manifestee à travers les deux septennats de François Mitterrand, et qu'on considère beaucoup dans l'historiographie comme un élément déterminant dans la naissance et le fonctionnement du mouvement. L'étude des structures poitevines va nous amener jà considérer l'influence d'un pouvoir socialiste sur la marche de ces dernières. Notre travail se basera sur trois d'entre elles : Le Confort Moderne, la Fanzinothèque et le label « On a faim ! a». Conscient qu'il serait réducteur de réduire la scène poitevine à ces seules trois entites, precisons que c'est sur leurs critères d'audience, de longévité et d'originalité que nous avons déterminé ce choix. Ce travail ciblé ne nous empêchera neanmoins pas de croiser les quelques autres acteurs qui ont contribue à developper la scène de Poitiers, de façon plus confidentielle.

Nous nous appuierons pour realiser ce memoire sur les archives du Confort Moderne, qui detient une revue de presse très complète depuis la creation en 1977 de l'association qui gère le lieu : L'oreille est hardie. L'exhaustivité de cette compilation d'articles éclairera notre travail concernant le regard porté à l'époque sur l'action culturelle de l'association. Par ailleurs, nous avons également pu disposer des archives administratives de cet etablissement, qui, malgre leur caractère incomplet, nous ont tout de même renseigne sur le fonctionnement interne de la

structure, grâce des comptes-rendus de reunions, des arrêtes de subventions, des conventions et autres documents internes de differentes natures. Les archives de la Direction regionale des affaires culturelles et de la municipalite nous ont quant à elles donne des informations completant parfois les manques du fonds du Confort Moderne et offert le regard porte par les instances officielles sur les composantes de la scène de Poitiers, notamment le Confort Moderne et la Fanzinothèque. Concernant cette dernière et le label On a faim !, la quasi-absence d'archives papier nous a conduit à rencontrer directement les acteurs qui ont fait, ou font toujours (pour le cas de la Fanzinothèque) vivre ces deux structures, afin de comprendre comment elles se sont creees, agencees et ont pu perdurer. Nous nous sommes donc entretenus avec eux en les considerant non seulement comme des Poitevins actifs dans la vie culturelle de leur ville, mais egalement comme des témoins directs d'un mouvement national, auquel ils ont contribué en ajoutant leur pierre à l'édifice. On remarque donc que nous avons pu nous appuyer sur une documentation, même si elle reste parfois partielle, beaucoup plus prolifique lorsqu'il s'agit du Confort Moderne. Notre difficulté consistera donc à restituer l'histoire du label On a faim ! et de la Fanzinothèque de façon aussi objective que pour le Confort Moderne, avec une documentation beaucoup moins fournie et surtout avec des sources relayant quasiexclusivement le point de vue interne de ces structures.

Nous essaierons toutefois de garder en ligne de mire notre principale question qui consistera à nous demander comment la scène alternative poitevine a evolue en depit de la date apparemment fatidique de 1989. Nous n'entendons donc pas restituer la genèse, la naissance de la scène locale poitevine, même si nous nous verrons obligés d'y faire allusion, mais chercherons plutôt à appréhender la réalité ou non de la fin du mouvement à Poitiers annoncée par l'historiographie. Cette question nous permettra ainsi de décrire et analyser de manière précise l'évolution du Confort Moderne, de la Fanzinothèque et du label On a faim !.

Nous adopterons, afin d'articuler notre développement, un decoupage chronologique qui nous permettra de delimiter les temps forts ayant rythme la vie culturelle alternative de Poitiers entre le milieu des annees 1980 et celui des annees 1990. Notre première partie nous conduira ainsi à constater l'évolution difficile et pleine de doutes de LOH, conduisant à la creation et la mise en place du Confort

Moderne entre 1984 et 1989. Notre second chapitre débutera en 1989 et s'achèvera en 1992. Il nous permettra de constater si la prétendue fin du mouvement alternatif national a réellement eu les conséquences que nous avons entrevues sur les composantes structurant cette scène en marge des canaux traditionnels du monde de la musique. Nous y constaterons et étudierons la naissance de nos deux autres sujets d'étude : la Fanzinothèque et le label On a faim !. Enfin, notre troisième partie englobera la période de l'année 1992 à 1994, et nous montrera les changements de cap opérés par nos trois exemples de structures alternatives, à une heure oil le mouvement alternatif est considéré comme disparu et oil la politique culturelle française en matière culturelle revoie quelque peu les positions adoptées dans les années 1980.

Première Partie - 1984-1989 : De l'enterrement à l'enracinement de L'Oreille est Hardie

Cette première partie va nous permettre de voir comment l'association L'oreille est hardie, aujourd'hui très bien implantée dans le tissu culturel poitevin, a construit son ascension #177; qui ne s'est pas déroulée sans embûche a jusqu'à la fameuse date clé de 1989.

I- 1984 : Mort définitive ou simple gestation ?

L'année 1984 semble ~tre, à la vue des différents fonds d'archives, une année creuse en termes d'activité culturelle alternative à Poitiers. On retient comme seul fait marquant l'organisation à l'amphithéltre Descartes par l'AMP (Association musicale poitevine) d'un concert de Bérurier Noir le 9 juin.18 Marquant non par le fait qu'il s'agisse du groupe censé avoir fait imploser le mouvement alternatif à lui tout seul, mais plutôt par celui qui a consisté à le faire venir dans la province poitevine à une époque oE il ne bénéficiait pas encore de toute l'audience qu'on lui connait aujourd'hui (ce qui a d'ailleurs conduit à un fiasco du concert). Outre cet événement, les sources concernant notre sujet d'étude semble cruellement faire défaut. Comment interpréter ce manque d'informations concernant le milieu associatif musical poitevin, qui peut laisser planer le doute concernant la pertinence du choix de nos bornes chronologiques ? Ce milieu n'est-il pas encore né, ou très peu actif ? Est-ce une année creuse ? Une période charnière ? Afin de répondre à ce questionnement et de comprendre la situation de 1984, il va nous falloir étudier les événements de l'année précédente, qui permettront alors de donner des perspectives à notre travail.

A/ Le Meeting : pleins feux sur Poitiers

Le mois de juin 1983 reste symbolique dans l'histoire culturelle de Poitiers. Un mois marqué par le déroulement du festival intitulé « Le Meeting ». Organisé dans plusieurs lieux de Poitiers (au Théâtre situé Place du Maréchal Leclerc, ou sous un chapiteau implanté en face de l'ancien lycée des Feuillants, boulevard Lattre de

18 Archives de la Fanzinotèque de Poitiers (AFP), « Revue de presse de l'AMP ».

Tassigny) le festival accueille de nombreux groupes dont la renommée actuelle n'est plus à faire. L'orchestre de Glenn Branca ouvre ainsi les festivités le 4 juin et sa venue ne laisse pas la presse indifférente. Considéré comme « la tête de file du mouvement musical le plus important depuis les minimalistes »19, l'artiste newyorkais joue son seul concert en France pour cette année à Poitiers et amène avec lui d'autres artistes, presqu'anonymes pour l'époque, mais aujourd'hui mondialement reconnus. C'est ainsi que le groupe Sonic Youth, un groupe majeur de la scène rock internationale, effectue sous le chapiteau poitevin son premier concert en Europe le 26 juin 1983. Les mystérieux Américains The Residents, eux-aussi très avantgardistes et très réputés, passent par le Meeting pour un de leurs très rares concerts. L'éclectisme du reste de la programmation s'exprime à travers la présence mêlée de grands noms de la scène rock à réputation mondiale comme Orchestre Rouge ou Killing Joke et de musiciens traditionnels égyptiens : les Musiciens du Nil.

Derrière ce festival ayant obtenu un large écho à travers la presse nationale, notamment dans les colonnes de Libération qui consacre un article à chacune des soirées du Meeting #177; écrit par un journaliste déprché pour l'occasion ~ on retrouve l'association L'oreille est hardie. Fondée en 1977 avec comme premier nom L'oeil écoute, L'oreille est hardie, ou LOH, organise et promeut dès le départ des spectacles favorisant « l'ouverture et le décloisonnement : Musiques actuelles et traditionnelles (sacrées et populaires), culture rock, jazz et inclassables [en direction de] publics jeunes et moins jeunes, jonction avec l'immigration. »20 Cependant, bien au-delà de la volonté de mettre en avant un style musical, une esthétique particulière, c'est l'envie de faire partager des sonorités, des ambiances nouvelles qui animent l'association. LOH « s'est toujours sentie mal à l'aise dans la contemplation de valeurs culturelles sûres. »21 Les objectifs fixés par l'association sont donc très clairs : il s'agit de confronter des artistes peu ou pas reconnus, et donc pas relayés par les canaux traditionnels du spectacle (publics ou privés), à des publics visiblement demandeurs si l'on en croit le succès acquis au fil des années, permettant à la

19 Archives du Confort Moderne (ACM) : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juin 1983), Centre Presse du 1er juin 1983.

20 Archives Départementales de la Vienne (ADV) : 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel du Confort Moderne #177; saison 1986-1987, p. 3.

21 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du 20 juin 1983.

structure d'organiser de plus en plus de manifestations (de six en 1977, LOH est passé à la mise en place de vingt-trois manifestations trois ans plus tard22).

Cette volonté de faire se produire à Poitiers de nouveaux artistes a conduit LOH à s'inscrire dans des réseaux dépassant les limites de l'Hexagone. La programmation établie par l'association montre bien que les membres de LOH créent dès leurs débuts des liens avec des groupes ou des structures #177; alternatifs ou non #177; étrangers, et pas seulement européens. C'est d'ailleurs probablement cette capacité à faire jouer de grands artistes en devenir qui a donné à LOH, et par extension à Poitiers, l'image d'une place culturelle importante, qu'elle conserve encore aujourd'hui à travers cette histoire. Dès 1981, la presse locale considère déjà que « L'oreille est hardie a fait de Poitiers l'une des quatre ou cinq plaques tournantes de la musique non-européenne en France. »23 Cette affirmation se justifie par l'éclectisme musical international installé par LOH à Poitiers : qu'il s'agisse de musique traditionnelle indienne ou arabe, de blues ou de jazz américain ou encore de rock alternatif anglais, l'association poitevine a toujours essayé de dénicher des talents en gestation à travers le monde #177; quelque qu'en soit le « genre » musical #177; et dont la venue en France était impossible par le biais des structures traditionnelles de l'industrie musicale. Les Poitevins ont souvent été visionnaires, puisqu'ils ont fait venir à Poitiers de futurs grands noms à maintes reprises. Ce fut par exemple le cas de The Cure, groupe catalogué « new wave » (se traduisant par « nouvelle vague »), qui se produisit deux fois à Poitiers, à l'amphithéltre Descartes, le 27 octobre 1980 et le 8 octobre 1981.24 On remarque une nette différence entre les deux concerts : on ne trouve aucune trace dans la presse de celui de 1980, alors que celui de 1981 est annoncé dans les quotidiens locaux comme un événement, et un compte-rendu est même publié quelques jours plus tard. En un an, le groupe anglais a tout simplement percé. C'està-dire que LOH fait jouer en 1980 un groupe quasiment inconnu en France, qui n'attire pas les foules, et participe ainsi à l'acquisition de sa notoriété ; ce qui lui permet d'organiser le mrme concert un an plus tard devant une salle comble. Permettre à des groupes inconnus et exclus des circuits de l'industrie musicale

22 ADV : 1666 W 1- 1976-1984 #177; DRAC - Manifestations culturelles - Historique de l'association l'Oreille est Hardie - 1981.

23 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1980-juillet 1981), Centre Presse du 25 avril 1981.

24 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1980-juillet 1981), Centre Presse du 10 octobre 1981.

d'atteindre la notoriété et la reconnaissance fait donc partie des objectifs de l'association dès le début :

« Face à l'industrie privée du spectacle (« le show bizz a») qui n'a jamais créé de musique novatrice et se contente d'exploiter des valeurs sûres, il n'y eut jusque là qu'un réseau d'associations plus ou moins éphémères pour soutenir les musiques créatives, pour programmer les groupes et leur permettre de trouver un public. [...] Et c'est souvent dans de tels réseaux fragiles que les vedettes d'aujourd'hui ont trouvé leurs premiers partenaires, ceux qui leur ont permis de tenir jusqu'à la reconnaissance médiatique. »25

C'est ce genre de pratiques qui confère aujourd'hui encore à LOH la réputation de remarquables découvreurs de talents à l'échelle internationale, mrme si cette image a souvent été acquise à retardement.

En effet, faire découvrir de nouvelles expériences musicales constitue un risque certain pour l'association, qui s'est souvent heurtée à l'incompréhension du public. Les premiers pas de LOH ne se font d'ailleurs pas sans difficulté : on retrouve par exemple dans la revue de presse du Confort Moderne de 1979 un article dont l'origine et la date précise ne sont pas spécifiées, dressant un bilan de l'action de LOH au bout de deux ans. Il en ressort beaucoup d'incompréhension de la part du journaliste, qui oppose le point de vue de l'association déplorant un public trop fermé d'esprit, au sien et à celui d'une partie du public, critiquant l'élitisme de la structure. Ce manque de réceptivité transparaît beaucoup à travers la presse d'époque, qui n'hésite parfois pas à tirer à boulets rouges sur certaines manifestations organisées par LOH. Ainsi, les quotidiens locaux ne sont pas tendres lorsqu'ils relatent le manque d'ambiance au concert de 12°5 organisé par LOH à la MJC d'Aliénor d'Aquitaine. Si les journalistes mettent un peu l'accent sur la démarche éthique du groupe qui « ne sont pas des requins tristes reconvertis un peu démago ou des jeunes cadres aux dents longues du rock business »26 et revendiquent par là une démarche alternative, c'est d'un « bide a», d'un groupe qui « s'est ramassé » dont le même journal parle quatre jours plus tard. Pourquoi retient-on alors aujourd'hui ce genre d'événement si décrié ? Parce que le journaliste n'a perçu qu'un groupe jouant une musique à laquelle il n'était pas très réceptif, devant un public clairsemé, ce qui équivalait pour lui à un échec. Or, ce que l'on garde aujourd'hui, et qui a d'ailleurs

25 ADV : 1666 W 1- 1976-1984 #177; DRAC - Manifestations culturelles - Historique de l'association l'Oreille est Hardie - 1981.

26 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1980-juillet 1981), Centre Presse du 3 octobre 1980.

été compris il y a longtemps par les contemporains de cette époque, c'est que LOH a fait jouer à Poitiers #177; et ainsi contribue à sa renommee #177; un grand nom de la musique amplifiee française, qui a collabore avec de nombreux artistes de la musique populaire hexagonale, comme Jacques Higelin ou Bernard Lavilliers. Ce « flair », cette capacite à faire decoller des artistes de talent #177; français ou non #177; est donc devenue en quelque sorte la marque de fabrique de LOH et lui a donne une réputation à l'échelle nationale.

Pourtant, malgré l'image de marque, les succès indéniables accumulés jusqu'en 1983 et « plus de 200 groupes, orchestres ou solistes produits à Poitiers sans concession à la mode, sans se soucier des habitudes de consommations culturelles »27, LOH decide de mettre un terme à ses activites en organisant un dernier événement à la hauteur de l'empreinte que la structure a laissé dans le paysage culturel poitevin : le Meeting. Veritable « manifeste politique, qui a rendu fou Santrot28 »29 selon Francis Falceto,30 ce festival s'installe au coeur de Poitiers durant presqu'un mois et offre le « plateau le plus prestigieux et le plus megalo de « Juin à Poitiers.» »31 Cette manifestation consacre les pratiques et les liens dans lesquels LOH s'est inscrite depuis sa fondation : l'axe Poitiers ~ New-York atteint son sommet avec la venue de Glenn Branca et de Sonic Youth, les liens avec le rock anglais s'expriment à travers Killing Joke, et la musique traditionnelle du monde entier trouve egalement sa place avec les Musiciens du Nil. Ce sabordage retentissant sonne donc comme le dernier coup d'éclat de l'association poitevine, qui fait l'objet d'une large campagne de soutien à travers la presse nationale, poussant LOH à continuer son action culturelle. Voyons à travers tous ces articles, les raisons qui ont pousse les jeunes Poitevins à abandonner leur activite de programmateurs artistiques.

27 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juillet 1983), Nouvelle République du 20 juin 1983.

28 Maire de Poitiers de 1977 à 2008, Jacques Santrot fut conseiller general de la Vienne de 1973 à 1988 et depute de 1978 à 1988.

29 MOUILLE Thierry : Le Confort Moderne, 1985-2005, Poitiers, L'Oreille est Hardie, 2005 (source audio-visuelle).

30 Membre de L'oreille est hardie, Francis Falceto fut l'un des quatre piliers ayant fondé le Confort Moderne. Il est aujourd'hui spécialiste des musiques éthiopiennes.

31 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du 20 juin 1983.

B/ La Ville de Poitiers et L'oreille est hardie : une politique de l'effort insuffisante

La lecture de l'ensemble de la revue de presse concernant l'autodissolution de LOH traduit plusieurs faits. Tout d'abord, il est important de constater que la campagne de soutien qu'engendre la disparition de la structure poitevine est presque plus importante dans des journaux extérieurs à la ville de Poitiers que dans les quotidiens locaux. Le journal Libération suit ainsi les jeunes Pictaviens depuis le début des années 1980, séduit par une association qui « a habitué un public substantiel aux dérives sonores les plus inhabituelles »32, et consacre plusieurs articles consécutifs à l'annonce du jubilé de LOH en ce mois de juin 1983. Un envoyé spécial est même dépêché à Poitiers pour raconter le Meeting au jour le jour, ce qui témoigne de l'ampleur de l'événement. À l'échelle nationale, LOH est donc devenue très réputée et la campagne de presse militant pour sa sauvegarde laisse mrme transparaitre une nette admiration, voire finalement de l'envie : « Vive Poitiers ! Qui est capable à Paris de proposer un tel programme? »33 interroge-t-on dans Le Matin de Paris. Cette admiration est d'ailleurs amplifiée par l'image que ces titres nationaux se font de Poitiers. Si la capitale poitevine reflète déjà par le biais de son campus universitaire l'image d'une ville étudiante, c'est celle d'une « ville bourgeoise endormie »34 qui prévaut chez eux et qui force le mérite de LOH : celui d'instaurer une effervescence culturelle dans une localité qui ne s'y prte a priori pas. Ce ressenti est d'ailleurs partagé par certains membres de l'association : Falceto se plaint ainsi que « Poitiers est encore une ville endormie, c'est toujours la foire d'empoignes avec des rivalités féodales. »35 Ce membre de l'association fait donc deux ans avant l'annonce de la cessation d'activité de LOH, le constat de relations difficiles avec les institutions poitevines.

Pourtant, le contexte politique de Poitiers et son volet culturel semblent à première vue adaptés au développement d'activités musicales E entre autres ~ diversifiées. « En 1977, la nouvelle majorité socialiste conduite par J. Santrot

32 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1981-juillet 1982), Libération du 12 mai 1982.

33 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juillet 1983), Le Matin de Paris du 25 juin 1983.

34 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1978-juillet 1979), Libération du 19 juin 1979.

35 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1981-juillet 1982), La Nouvelle République du 23 septembre 1982.

entreprend une politique de développement culturel, modèle de l'action culturelle locale des municipalités de gauche de 1970 à 1980. »36 Libération fait le même constat en observant une municipalité qui « a multiplié par six le budget de la culture [et] a choisi le fédéralisme, contre la centralisation-bunkérisation type Maison de la Culture. »37 On se trouve donc en présence d'une municipalité « passée à gauche » en 1977, adoptant une ligne culturelle forte qui favorise les associations #177; à l'image de beaucoup d'autres agglomérations de plus de 30 000 habitants ayant élu une majorité socialiste cette même année #177; en contradiction avec celle du gouvernement giscardien et son « désengagement financier [...] qui laisse aux municipalités de très lourdes charges. »38 C'est finalement cet ensemble de politiques locales qui a préfiguré le volet culturel de la politique nationale du premier septennat de François Mitterrand, qui « aboutit notamment à la reconnaissance du jazz, du rock, du rap »39, des styles musicaux nouveaux, largement défendus par LOH. La municipalité a donc tenté de favoriser économiquement les associations poitevines, ce qui s'est traduit par une augmentation progressive des subventions attribuées à LOH entre 1977 et 1983, censées soutenir le budget de l'association, comme en témoigne ce graphique réalisé à partir de divers documents (dossier de demande de subventions et quelques articles de presse) :

Montant en Francs

1200000

1000000

800000

400000

600000

200000

0

1977 1978 1979 1980 1982 1983

Année

Subventions de la municipalité

Budget de LOH

Evolution des subventions municipales et du budget de L'oreille est hardie
(1977-1983)

36 RAFFIN Fabrice, Friches industrielles, un monde culturel européen en mutation, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 36.

37 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1981-juillet 1982), Libération du 12 mai 1982.

38 URFALINO Philippe, « De l'anti-impérialisme américain à la dissolution de la politique culturelle », dans Revue Française de Science Politique, octobre 1993 (n° 5), p. 830.

39 POIRRIER Philippe, Société et culture en France depuis 1945, Paris, Editions du Seuil, 1998, pp. 80-81.

Ce graphique traduit toutefois bien le décalage entre les aspirations de l'association ~ matérialisées par le budget #177; et le soutien apporté par la Ville, malgré ses efforts financiers. Les désaccords entre LOH et la municipalité sont anciens et prennent différentes formes. Ceux-ci sont consécutifs aux changements de conception des membres concernant le fonctionnement de leur association. Falceto explique ainsi :

« Il y a quatre ans, on regardait avec suspicion les subventions municipales. C'est tout juste si on a accepté les 1000 francs qu'on nous a alloués. Notre point de vue a heureusement changé et on ne crache pas sur les 120 000 francs reçus cette année. Au contraire, on estime que ce n'est pas assez. »40

Cette demande de subventions croissante non satisfaite s'accompagne par ailleurs d'un manque de compréhension de la part de la municipalité. Mrme si les efforts financiers déployés pour aider les associations poitevines sont réels, bien qu'insuffisants, la Ville adopte une politique de gestion des structures qui semble inadaptée. Pour le technicien culturel local, « il faut que les 13 associations que nous aidons aient des relations entre elles »41 afin de mettre leurs moyens en commun : il s'agit du principe fédéraliste mis en place par le conseil municipal pour gérer les associations. Il parait toutefois techniquement difficile de faire mener à bien des projets artistiques communs à des associations labellisées #177; ayant des buts clairement éloignés #177; surtout dans le cas de LOH qui propose des spectacles peu conventionnels. Ce fonctionnement anti-centraliste vise à impliquer le milieu associatif dans une logique de rentabilité et de gestion globale de la ville. Il se matérialise à travers « la SDAC (structure décentralisée d'action culturelle) ; cette grosse structure qui n'a pas encore de statut juridique [qui] possède de fait le monopole de l'animation culturelle sur la ville »42, dans laquelle LOH ne trouve finalement pas sa place et a donc le sentiment de ne plus pouvoir aller jusqu'au bout de ses projets.

Le manque de moyens conjugué à une mauvaise conception des réelles ambitions de la structure par la municipalité pousse donc LOH à sonner le glas de ses activités au mois de juin 1983. Cela a pour effet d'attiser les critiques envers la municipalité,

40 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1981-juillet 1982), Libération du 12 mai 1982.

41 Ibidem.

42 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du 20 juin 1983.

qui est accusée de laisser tomber une association réellement active, donnant un souffle nouveau à la vie culturelle de Poitiers. « Oh hé de la mairie, réveillez-vous, avant que les Poitevins n'aient plus le choix qu'entre Sardou et les tournées Karsenty »43 interpelle ainsi le journal Libération. LOH se trouvant dans l'impasse, il va maintenant nous falloir analyser les solutions s'offrant à l'association lui permettant d'envisager un avenir moins sombre que l'autodissolution pure et simple, et une alternative à un fonctionnement la rendant trop dépendante du bon vouloir des pouvoirs locaux. Le constat qui découlera de cette prochaine partie nous permettra ainsi de comprendre le virage pris par LOH et le manque d'activité culturelle alternative en 1984.

C/ Muter ou mourir : quelles solutions pour la survie de L'oreille est hardie ?

Additionnées à ces dissensions avec la municipalité, il convient également d'analyser un certain nombre de pratiques, propres au milieu associatif, qui condamnent souvent ce type de structures à de courtes durées de vie, notamment lorsqu'elles font le choix d'un fonctionnement alternatif, avec une forte indépendance. Ces codes communs sont d'ailleurs à mettre en relation avec les divergences entretenues avec les institutions en matière d'action culturelle. Ainsi, LOH « met en avant des cycles courts de production accompagnés d'une organisation du travail souple »44 qu'il faut opposer au fonctionnement administratif plus lent de la municipalité, qui entrave les capacités rapides d'organisation d'événements de l'association. Dépendre des infrastructures municipales et donc de la lenteur des décisions de l'administration constitue donc un obstacle et peut constituer un facteur de frustration chez les membres débouchant naturellement sur un sentiment de lassitude. Un sentiment de lassitude qui peut aisément être relié à la nature mrme de l'activité des membres. L'organisation du travail souple évoquée plus haut se conjugue avec les statuts des acteurs culturels qui constituent les forces vives de l'association. Ils « sont étudiants, exercent déjà une activité professionnelle ou sont sans emploi et n'ont pas de projet précis pour leur avenir. »45 Les programmateurs de LOH exercent donc cette activité associative en tant que

43 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juillet 1983), Libération du 24 juin 1983.

44 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 37.

45 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 36.

bénévoles, à l'exception de « 3 salaries seulement (1 poste et 2 demi) »46 touchant des salaires autofinances. Il faut donc comprendre la precarite qu'implique ce mode de fonctionnement se fondant sur un benevolat passionne. Dans une region où les seuls tourneurs de musiques amplifiees ou traditionnelles sont des benevoles qui portent à eux-seuls le poids d'une demande croissante I de la jeunesse notamment ~ dans ce domaine, il est évident que la pérennité de l'association n'est que relative. « Forcément, au bout d'un moment, les gens ils s'épuisent, ils cherchent du travail, ils s'en vont et puis voilà : les choses se plantent. »47 Ce témoignage d'une des membres de la Fanzinothèque de Poitiers traduit donc bien le sentiment de fatigue qui peut-rtre perçu par des bénévoles, d'autant plus lorsqu'ils se heurtent à une municipalité qui ne répond pas à leurs attentes. La survie de l'association n'est donc plus garantie que si la passion et l'envie des membres sont plus fortes que les entraves municipales. Or, en 1983, il semble bien que le formalisme administratif de la Ville soit venu à bout des ardeurs de LOH.

Cette base associative de benevoles conduit d'ailleurs jà une consequence évidente, très liée au caractère passionné de l'activité de LOH : une vision à très court terme. Celle-ci se concretise par une spontaneite affirmee de leur action, engendrée par les goûts et les envies des membres. L'expérience associative alternative, notamment celle des debuts de LOH, est une aventure du moment, immédiate. Les membres mettent tout en oeuvre pour faire venir à Poitiers les artistes qu'ils souhaitent voir évoluer, sans trop se soucier des retombées économiques ou de la viabilité du projet, puisque leur regard se focalise sur l'instant et non sur le long terme. L'échec temporaire est donc permis, puisqu'il n'a qu'une faible incidence sur la survie de la structure et ne remet en cause #177; pour le cas de LOH #177; qu'un faible nombre de salaries, eux-mêmes conscients de leur precarite. La spontaneite est donc au centre de l'activité de l'association, qui se focalise uniquement sur l'organisation pragmatique des manifestations culturelles, et ne s'inscrit pas sur la durée E en temoigne la non-conservation de leurs archives administratives, par exemple. Ce benevolat passionne est significatif du caractère aventureux, experimental de LOH et implique une cessation d'activité facilitée. La structure étant animée par

46 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du 20 juin 1983.

47 Entretien avec Gilles et Marie de la Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.

l'engagement de ses membres et peu soumise à des impératifs financiers, il est aisé de se saborder lorsque l'envie fait défaut. C'est une des facilités permises par l'indépendance des composantes du mouvement alternatif et l'absence de comptes à rendre. On remarque d'ailleurs que cette indépendance devient de plus en plus difficile à garantir étant donnée l'augmentation #177; même insuffisante #177; des subventions, et les rapports impératifs #177; même conflictuels #177; devant être entretenus avec les structures municipales pour pouvoir organiser des manifestations. Les membres de LOH « n'ont pas toujours réussi leur intégration. C'est du reste à ce prix qu'ils ont pu préserver cette indépendance... qui leur coûte cher aujourd'hui. »48 L'association a donc des ambitions en 1983 qui ne correspondent plus à son fonctionnement. Même si celui-ci tend à se formaliser avec la création d'emplois mrme précaires, l'organisation d'événements de plus en plus nombreux et de plus en plus importants en termes d'audience, ne peut plus se conjuguer avec l'absence de réponses de la part de la Ville. L'association décide donc de mettre un terme à ses activités en juin 1983.

Le manque d'activité culturelle alternative en 1984 s'explique donc aisément par la dissolution de l'association motrice de cette scène à Poitiers. Pourtant, il convient d'appréhender ce sabordage comme un message fort aux institutions qui ne répondent pas à ses besoins, plutôt que comme une mort pure et simple. Les membres de l'association entrent finalement dans une période de réflexion concernant leur fonctionnement et il semblerait que le festival censé marquer la fin de LOH soit finalement le point de départ d'une nouvelle aventure culturelle à Poitiers.

48 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du 22 juin 1983.

II- Le Confort Moderne : de nouvelles bases pour un nouveau départ

Le 20 mai 1985 ouvre sur les flancs de la vallée du Clain, au coeur du faubourg du Pont-Neuf (au n° 185), le lieu baptisé par LOH « le Confort Moderne ». Presque deux ans après son jubilé et ses adieux festifs, l'association poitevine refait surface dans la vie culturelle et, à l'image de l'ensemble de sa carrière, réapparait en grande pompe, de façon éclatante. Une semaine entière de spectacles en tous genres (vidéo, théâtre, « musique inclassable mais appréciable »49, rock etc.) dans un espace culturel flambant neuf marque le renouveau de LOH, et le début d'une nouvelle ère pour la culture alternative à Poitiers, qui dispose désormais d'un point d'ancrage. Cette partie va nous permettre de comprendre en quoi ce lieu a permis de répondre aux problèmes rencontrés par l'association au début des années 1980, et également de mettre en lumière les spécificités de ce centre culturel très novateur et précurseur en France.

A/ Un lieu pour L'oreille est hardie : de la friche industrielle au centre culturel

Ouvrir un lieu totalement à leur disposition a constitué pour les membres de LOH une solution viable aux problèmes rencontrés jusqu'en 1983. Permettant à l'association de conserver son indépendance vis-à-vis de la programmation artistique, le Confort Moderne règle les soucis d'inadaptation des infrastructures municipales ou privées aux spectacles proposés par l'association. Mrme si le manque d'espace dédié a permis aux membres de l'association de laisser libre cours à leurs envies #177; ce qui a débouché sur des manifestations insolites comme une série de « concerts dans les arbres » en 1978, 1980 et 198250, ou un concert subaquatique organisé à la piscine de Bellejouane, oil les spectateurs devaient se baigner pour écouter la musique51 #177; cela a surtout constitué un frein à l'organisation de spectacles, et ce à plusieurs niveaux. Tout d'abord, ~tre dépendant des structures culturelles de la

49 Archives en ligne du Confort Moderne : http://www.confort-

moderne.fr/layout.php?r=152&sr=153&id_intrazik=24074 , La Charente Libre du 25 mai 1985, consulté le 18 avril 2011.

50 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1981-juillet 1982), La Nouvelle République du 6 juin 1982.

51 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du 21 octobre 1982.

Ville était en inadéquation avec la rapidité d'exécution de LOH pour mettre sur pied une manifestation. Fazette Bordage52 explique ainsi :

« Avoir une salle rapidement pour organiser une soirée concert, c'était impossible. Il fallait faire les demandes des semaines à l'avance. Parfois, nous voulions organiser des concerts pour le soir mrme, mais avec les salles municipales, il fallait s'y prendre au moins deux semaines à l'avance. »53

Le Confort Moderne étant à la totale disposition de l'association, il lui permet de realiser des projets emanant des cycles courts de production evoques plus haut. Par ailleurs, c'est un lieu qui a été préalablement façonne, amenage durant plusieurs mois par les membres de la structure et qui est ainsi plus adapte aux types de spectacles proposes que les locaux delivres par la municipalite ou les institutions : lors du concert de The Cure en 1981, le journaliste remarque ainsi que « l'amphi [Descartes] s'avérait trop petit »54, ou en 1979, LOH est oblige de reprogrammer à la dernière minute le concert de 12°5 devant l'inadaptation des locaux du Musée Sainte Croix. Il est bien sûr évident que l'organisation de concerts de type rock ou derives pose un certain nombre de problèmes dans l'enceinte de salles qui ne sont pas équipées pour la sonorisation des artistes ou pour l'accueil du public, lorsque la fosse est remplie de sièges et ne permet pas aux spectateurs d'exprimer l'énergie degagee lors de ce types d'événements. Yorrick Benoist55 declare par exemple « on en a marre de voir des concerts de rock assis dans des sièges en mousseline. »56 Par ailleurs, même si une salle comme les Arènes de Poitiers aurait constitue un cadre adapte à des concerts de musiques amplifiees, il est evident que la capacité d'accueil élevée et le coût de location qui y est lié n'auraient pas permis à LOH d'y organiser des manifestations. Le Confort Moderne constitue en cela le resultat des « mouvements musicaux de la fin des années 1970 et du début des années 1980 [...] qui ont posé de façon plus sensible la question du sous-equipement de nombreuses villes en salles de repetitions

52 Membre de l'Oreille est Hardie, Fazette Bordage est l'un des quatre piliers ayant fondé le Confort Moderne. Coordinatrice du reseau europeen de salles de concerts Trans Europe Halles de 1994 à 2000, elle investit un nouveau lieu dedie à la recherche artistique en 2001 et intègre la même annee une mission interministérielle sur les nouveaux territoires de l'art. Elle continue depuis 2010 ce mrme travail de valorisation à titre independant.

53 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 37.

54 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1981-juillet 1982), Centre Presse du 10 octobre 1981.

55 Membre de l'Oreille est Hardie, Yorrick Benoist est l'un des quatre piliers ayant fondé le Confort Moderne. Il est aujourd'hui directeur d'une agence de production de musiques traditionnelles : Run Productions.

56 MOUILLE Thierry, op. cit. (source audio-visuelle).

et de concerts. »57 On remarque qu'à Poitiers, c'est par des pratiques radicales, fidèles aux principes Do It Yourself que les membres de LOH répondent au manque de réponses de la Ville concernant à la mise à disposition de locaux aptes à recevoir des concerts de musiques amplifiées, ou des spectacles vidéos.

Prenant acte de ce dialogue de sourds, l'association prend elle-même ses dispositions et décide d'ouvrir un lieu qu'elle pourrait pleinement exploiter. En 1984, les membres de LOH, motivés par le succès du Meeting de juin 1983, repèrent ainsi « d'anciens entrepôts abandonnés par l'entreprise d'électroménager Confort 2000, situés Faubourg du Pont Neuf. Ils contactent le propriétaire qui accepte de leur louer le site. »58 Le bail est signé le 13 septembre 1984 entre les propriétaires, Marcel Breuil et son fils Roger, entrepreneur dans le b~timent d'une soixantaine d'années, et le président de LOH Pascal Delaunay.59 Le document stipule la location pour une durée de neuf ans à compter du 1er septembre 1984, et pour la somme de 13 500 francs H.T. par mois, d' « un logement en entrant avec un rez-de-chaussée surmonté d'un étage, 18 garages à droite, 3 garages à gauche, un ensemble de locaux situés de part et d'autre d'une cour centrale »60 et la possibilité d'y faire tous les travaux nécessaires au développement d'une activité culturelle. Le propriétaire, qui s'est pris d'affection pour « ces petits jeunes qui en veulent »61, laisse donc la possibilité à LOH de façonner le lieu pour qu'il s'approche le plus possible de leurs attentes. On voit tout de même que ce genre de pratiques se distingue de celles employées à Paris notamment, au début des années 1980, qui consistaient dans certains cas à investir des lieux désaffectés de manière illégale, à les « squatter », pour offrir au public de véritables alternatives culturelles. Gérard Biot, raconte le départ de « Rock à l'Usine » (un squat situé à Montreuil diffusant des concerts de 1983 à 1986) qui découle du constat suivant :

« [...] tous les groupes [évoqués] plus tard, avaient beaucoup de mal à se produire... Sur Paris, très peu de salles laissaient de la place à ces groupes-là, même les M.J.C., le

57 TEILLET Philippe, « Eléments pour une histoire des politiques publiques en faveur des « musiques amplifiées » » in Les Collectivités locales et la culture, les formes de l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècle, sous la dir. de Philippe Poirrier, Paris, Comité d'Histoire du ministère de la Culture ~ Fondation Maison des sciences de l'Homme, 2002, p. 368.

58 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 66.

59 ACM : « Baux », Bail locatif du 185, Faubourg du Pont Neuf entre MM. Breuil et L'Oreille est Hardie, 13 septembre 1984.

60 Ibidem.

61 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Elle du 18 novembre 1985.

milieu socioculturel était très aseptisé... Rock à l'Usine est parti de ce constat. Il y a plein de lieux désaffectés, qui ne servent à rien, des espaces énormes, pourquoi ne pas s'emparer d'un lieu comme ça et faire, comme certains squats intra-muros, mais à une plus grande échelle ? »62

LOH conserve donc l'idée de redonner vie à des friches industrielles laissées à l'abandon, mais s'inscrit dans une forme de légalité qui lui permet d'échapper à la précarité et aux menaces d'expulsion. Par ailleurs, cette légalité permet jà l'association d'tre aidée dans la rénovation des b~timents qui devaient voir de simples entrepôts devenir un complexe multimédia comprenant un bar, un espace de concert et une galerie d'exposition. Le Confort Moderne bénéficie ainsi d'une aide de 700 000 francs de la part de la Direction Départementale de la Culture qui lui permet de financer la moitié des travaux d'aménagement, le reste étant comblé par un emprunt,63 et l'équipement du lieu est assuré par une série de subventions de diverses provenances atteignant plus d'un million de francs :

350 000

250 000

30 000

270 000

145 000

37 000

Ville de Poitiers

Direction Régionale des Affaires Culturelles

Fonds d'Intervention Culturelle

Fonds Régional d'Art Contemporain

Conseil Régional

Direction du Développement Culturel

Provenance des subventions d'équipements du Confort Moderne
(montants en francs)
64

On remarquera ici l'engagement important de l'État derrière ce projet, puisqu'hormis la Ville de Poitiers et le conseil Régional, les autres institutions sont toutes des organes gouvernementaux, décentralisés ou non. Cet ensemble d'instances

62 RUDEBOY Arno, op. cit., p. 132.

63 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Elle du 18 novembre 1985.

64 ACM : « Subventions », Dossier de subventions (1984-1985).

majoritairement rattachées au ministère de la Culture et leur engagement financier auprès de projets culturels originaux montrent bien le revirement de la politique culturelle française depuis la fin du mandat de Valéry Giscard d'Estaing. Cette collaboration avec les institutions semble préfigurer un fonctionnement plus stable de LOH. Il va maintenant nous falloir analyser celui-ci.

B/ La professionnalisation et l'aide à l'emploi comme vecteur de durabilité

Ce nouveau départ de LOH semble montrer un état d'esprit qui semble beaucoup plus tourné vers l'avenir que lors des débuts de l'association. Ce changement de conception s'explique aisément par le poids que représente la gestion d'un lieu comme le Confort Moderne, dans lequel les membres se sont largement, personnellement investis et qui a été soutenu de façon importante par les institutions municipales et gouvernementales. LOH a donc obligatoirement dû formaliser ses méthodes de travail, afin d'assurer au centre culturel une durée de vie sur le temps long. Cela s'est traduit par une professionnalisation du personnel, avec notamment la création de quatre emplois pour les quatre personnes à l'origine du projet, financés à hauteur de 200 000 francs par la Direction des Actions de l'État (40 000 francs)65 et par la Direction Départementale du Travail et de l'Emploi (160 000 francs).66 Le mrme courrier de cet organisme témoigne d'ailleurs de la précision des rôles au sein de la structure, qui définit un administrateur, un directeur technique, une responsable de l'information et un responsable de la programmation, tous à plein temps, ce qui contraste avec l'unique contrat à plein temps et les deux emplois à mi-temps de LOH jusqu'en 1983. Cette situation semble confirmer les écrits de Philippe Teillet, qui constate chez les acteurs du milieu associatif une « professionnalisation qui se manifeste à travers l'évolution de leurs statuts sociaux, du bénévolat militant à l'application des conventions collectives du secteur. » et une volonté « de voir leurs compétences particulières reconnues par les administrations. »67 On remarque donc que les membres « leaders », qui ont porté le projet Confort Moderne, à savoir Fazette Bordage, Francis Falceto, Yorrick Benoist et Philippe Auvin ont stabilisé leur

65 ACM : « Subventions », Lettre de la Direction des Actions de l'État, 20 mars 1986.

66 ACM : « Subventions », Lettre de la Direction Départementale du Travail et de l'Emploi, 13 octobre 1986.

67 TEILLET Philippe, op. cit., p. 385.

situation pour passer d'une activité parallèle, couteuse et chronophage, à un emploi rémunéré qui constitue leur activité exclusive.

Par ailleurs, nous avons précédemment évoqué la base de bénévoles que comptait LOH pour son assurer son fonctionnement, notamment lors de soirs de manifestations. Leur activité se traduit donc par des rôles vacants, qui vont de l'accueil du public (billetterie etc.) à celui des artistes, en passant par la restauration etc. Mrme si le Confort Moderne et LOH, l'association qui gère le lieu, continuent bien sûr à recevoir l'aide des adhérents, le lieu emploie dès 1985 des Travailleurs d'utilité collective, ou TUC. Ceux-ci faisaient l'objet d'un contrat aidé, financé par l'État : ces Travaux d'Utilité Collective, les TUC (ancrtre des Contrats emploi solidarité, CES, instaurés en 1990) s'effectuaient depuis 1984 sous forme d'un stage à mi-temps effectué sur une durée maximum de six mois dans divers établissements publics. Les employés sous ce type de contrat #177; handicapés, ou, dans le cas du Confort Moderne, des jeunes chômeurs ou des détenus en voie d'insertion (ce qui peut s'expliquer par la proximité du lieu avec la prison de la Pierre Levée et « la connivence qui [s'installait] entre les prisonniers et le Confort Moderne »68 les soirs de concert) #177; étaient rémunérés par une indemnité inférieure au SMIC. Celle-ci ne comptant pas comme un salaire, les titulaires d'un TUC ne pouvaient donc pas la faire valoir pour l'obtention d'une allocation chômage, ou pour leur retraite.69 Ces travailleurs sous contrat d'insertion ont donc contribué à l'avancée des travaux d'aménagement des anciens locaux de Confort 2000 dans le courant de l'année 1984 et ont par la suite oeuvré au fonctionnement du centre culturel. L'emploi de travailleurs aidés par le Confort Moderne montre donc la dimension sociale acquise par le lieu, qui associe un rôle de diffusion culturelle en faveur de tous les publics et qui « accueille sans sectarisme ni préjugé tout le monde, de l'étudiant au SDF »70, « de l'ex-détenu au jeune « BCBG »71 à celui d'insertion professionnelle et sociale

68 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1988-juillet 1989), Le Nouvel Observateur du 24 novembre 1988.

69 Journal Officiel de la République Française : Décret n°84-919 du 16 octobre 1984 919 portant application du livre IX du code du travail aux travaux d'utilité collective *TUC*, 17 octobre 1984 (n° 243), pp. 3253-3254.

70 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1990-juillet 1991), Tête d'Epingle de juin 1991.

71 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise « Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie » réalisé par Argos, février 1989, p. 12.

pour des personnes en difficulté. Cependant, de nombreuses critiques ont été portées concernant la présence des TUC pour faire fonctionner la structure. Mrme d'autres acteurs du mouvement alternatif local, comme Luc Bonet72 ont été « très critiques, parce qu'il y'avait une armée de ce qu'on appelle aujourd'hui des contrats aidés (c'étaient des TUC à l'époque il me semble). »73 Une manifestation à l'initiative des Jeunesses Communistes de la Vienne a mrme été organisée pour l'ouverture de la saison culturelle 1985-1986, le 12 novembre 1985. Ce même soir, la manifestation intitulée « TUC en fête » se tenant dans les locaux du Confort Moderne, mais dont l'organisation revenait à la municipalité, se déroulait en présence du secrétaire d'État auprès du Premier Ministre chargé de l'Economie Sociale, Jean Gatel. Cette soirée fut l'occasion pour les militants poitevins de réclamer « un vrai salaire pour les TUC »74 et de dénoncer la précarité de ce type de contrat, qui semble inadapté à une insertion professionnelle sûre.

On voit donc que la structure culturelle s'inscrit dans une dynamique durable, avec la professionnalisation des membres moteurs de LOH et l'emploi de TUC, qui donne une dimension sociale au Confort Moderne, en plus de lui offrir une base d'employés qui assurent son fonctionnement. Ce changement de fonctionnement pousse toutefois la structure à s'inscrire dans une politique globale de la culture, mais aussi du social, qui entre dans le cadre d'une gestion de la jeunesse. Le mouvement alternatif et la dynamique qu'il a engendrée a constitué pour l'État et les collectivités locales un fort potentiel de créations d'emplois et d'insertion pour les jeunes. Cette assimilation à des objectifs politiques a donc pu placer le Confort Moderne en porteà-faux vis-à-vis de certains acteurs locaux de la scène alternative ou d'une certaine frange de la vie politique, qui, non sans saluer l'action de LOH et se réjouir de l'ouverture d'un tel lieu culturel, ont déploré le changement de rôle d'une structure qui a toujours su se développer en restant à l'écart de toutes volontés politiques étrangères aux siennes, pour s'inscrire dans des dynamiques plus institutionnelles. On retrouve ce genre de critiques également dans la communauté scientifique, exprimées de façon plus approfondie. Antoine Hennion s'interroge ainsi longuement

72 Fondateur du label musical On a faim !, Luc Bonet est aujourd'hui technicien en météorologie, et est impliqué dans le milieu syndical au sein de la CNT.

73 Entretien avec Luc Bonet du label « On A Faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

74 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 13 novembre 1985.

sur cet engagement des pouvoirs publics et ce qui en découle pour les associations dans le domaine des musiques amplifiées :

« [...] ne pervertit-il pas l'évolution normale de mouvements qui se trouvent déséquilibrés par l'attrait d'avantages distribués sans grand discernement, selon des critères éloignés de ceux qui importent sur place, favorisant un opportunisme généralisé des milieux ainsi « récupérés a» (à travers la formation, l'absorption par le rôle social ou éducatif imparti à ces pratiques musicales assistées, et la tentation du fonctionnariat, la professionnalisation, la médiatisation politique, etc.)... »75

C/ La cristallisation d'activités diversifiées créatrices d'emplois

Il convient désormais d'observer comment, au-delà de l'opportunisme politique évoqué plus haut, le Confort Moderne est parvenu à exprimer ses rôles culturel et social à sa façon. Celui-ci s'est caractérisé par une polarisation de différentes composantes, gérées de façons distinctes. On constate donc que le « 185, Faubourg du Pont-Neuf a» ne se réduit pas à un seul espace de concert, ou à une galerie d'art contemporain, ouverts uniquement lors des manifestations, mais constitue un ensemble de structures diversifiées, ce qui est toujours le cas. Comme le souhaitait Falceto, « il ne [fallait] pas que ce soit un lieu de diffusion culturelle supplémentaire. »76 Ainsi, les fondateurs du lieu exprimèrent dès le début leur volonté de dépasser le cadre culturel du lieu pour en faire un espace de sociabilité audelà des soirées musicales. « On a voulu cet endroit comme un lieu ouvert, [...] faire que les gens se côtoient, que les gens discutent. »77 Le Confort Moderne a donc fait en sorte qu'à son rôle de diffusion et d'assistance à la création culturelle s'ajoute une dimension sociale, qui dépasse l'aide à l'insertion professionnelle par le biais des contrats aidés. C'est pourquoi les gérants de d'établissement ont essayé d'ouvrir le lieu le plus de temps possible dans la journée, afin d'en faire un lieu vivant, jour et nuit. Pour ce faire, LOH a conçu le lieu de façon à ce qu'une activité constante puisse y avoir cours toute la journée. Outre la galerie d'art contemporain ouverte la journée lors des expositions, un « bar de 400 m2 ouvert à tout le monde de midi à deux heures du matin, avec podium amovible pour les concerts (tous azimuts), une

75 HENNION Antoine, « La musique, la ville, l'État. Plaidoyer pour des études de cas. » in Les Collectivités locales et la culture, les formes de l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècle, sous la dir. de Philippe Poirrier, Paris, Comité d'Histoire du ministère de la Culture A Fondation Maison des sciences de l'Homme, 2002, p. 316.

76 MOUILLE Thierry, op. cit. (source audio-visuelle).

77 Ibidem.

cabine D.J., des jeux, des images videos »78, ainsi que des locaux de repetitions et des ateliers pour les plasticiens, font vivre le lieu durant toute la journee. Ces locaux de repetitions et de creation allient donc de façon marquante les preoccupations de LOH, qui permet aux artistes locaux de pouvoir repeter et composer dans de bonnes conditions, dans des locaux adaptes et equipes, mais aussi de pouvoir se rencontrer et de nouer des relations. L'association et le lieu qu'elle a ouvert répondent donc encore une fois au manque d'infrastructures proposées par la municipalité en se substituant eux-mrmes aux pouvoirs publics locaux afin d'encourager et de rendre fertile la creation artistique locale. Le Confort Moderne permet ainsi aux createurs regionaux de faire mûrir leurs projets artistiques (un groupe de musique loue ainsi un local de repetition durant vingt-trois mois pour 430 francs par mois79) sans passer par des reclamations qui ne sont pas entendues par la municipalite, tout en les faisant se rencontrer dans des espaces de sociabilite :

« Avec le Confort Moderne, l'OH prend en compte d'une part les nécessités d'une action adéquate en direction des jeunes et de leur culture, d'autre part l'absence de lieux de rencontre, de communication et d'échange adaptés aux nouvelles formes de socialisation. »80

Au-delà des activites developpees par elle-même, LOH permet egalement à d'autres structures de s'implanter au 185, Faubourg du Pont-Neuf et d'en louer certains locaux pour pouvoir développer d'autres activités susceptibles, encore une fois, de faire vivre le lieu et de creer du lien social. Ainsi, un restaurant (le « Patatorium »), une entreprise de fabrication de jouets, un atelier de batterie, une pépinière d'entreprise et une entreprise de création de mobilier et luminaire ouvrent durant l'année 1986 dans la cour du Confort Moderne.81 Toutes ces structures independantes de LOH et du Confort Moderne donnent donc un poids economique à ce dernier, qui peut louer les locaux qu'il n'occupe pas, mais dont le loyer est quand mrme versé au propriétaire. L'association choisit donc de se servir de ce potentiel foncier pour aider de jeunes travailleurs à creer leur entreprise, ce qui est largement profitable pour les deux parties. Le Confort Moderne lui-même et les possibilites

78 ADV : 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel du Confort Moderne #177; saison 1986-1987, p. 4.

79 ACM : « Baux », Bail locatif d'un local de répétition entre LOH et Edouard Gelusseau, 1er novembre 1987.

80 ADV : 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel du Confort Moderne #177; saison 1986-1987, p. 6.

81 ADV : 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel du Confort Moderne #177; saison 1986-1987, p. 8.

qu'il offre aux jeunes entrepreneurs sont donc à l'origine de nombreuses créations d'emplois. Le lieu acquiert par là un poids économique et social important pour la Ville de Poitiers. On constate mrme que l'emploi des TUC, si critiqué en raison de la précarité de ce statut et de la faible rémunération, a débouché sur la titularisation de deux d'entre eux au sein du Confort Moderne et deux autres sont à l'initiative de l'entreprise de création de mobilier et luminaire évoquée plus haut.82 On voit donc bien que la structure n'envisage pas les TUC comme des employés permettant de faire fonctionner le lieu à moindre coût, mais participe réellement à leur insertion professionnelle et s'y implique largement. Le 185, Faubourg du Pont-Neuf devient donc un bassin d'emplois et de professionnalisation pour la jeunesse.

Il convient toutefois de nuancer cet aspect idéaliste, qui verrait le Confort Moderne comme génératrice de nombreux emplois stables et bien rémunérés. En effet, on constate que l'équipe qui gère le lieu (on ne s'intéressera qu'au Confort Moderne en lui-même, pas des autres entreprises qui siègent dans la cour) est soumise à des conditions de précarité relativement importantes : « c'est gr~ce à l'alternance entre période salariée et période de chômage que le personnel peut poursuivre ses actions au sein de L'oreille est hardie. »83 Ainsi, lors de la réalisation de cet audit dont la citation est extraite #177; durant l'année 1988 a seuls le directeur et un secrétaire étaient salariés, les comptables et chercheurs de sponsors percevant le chômage depuis quelques mois. De plus, selon cette même source, les revenus des personnes employées étaient relativement faibles : le directeur touchait ainsi 5 000 francs (ce qui équivaut à 1 100 euros actuels, salaire inférieur au SMIC) et un des secrétaires percevait la somme de 4 700 francs, soit 1034 euros actuels.84 Malgré des subventions qui deviennent importantes (on constate 319 000 francs d'aide au fonctionnement85, sans compter les subventions exceptionnelles), l'association ne parvient pas à stabiliser la situation des employés et se voit contrainte de faire tourner les postes. Même si « c'est sa situation en marge des institutions

82 Ibidem.

83 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise « Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie » réalisé par Argos, février 1989, p. 8.

84 Ibidem.

85 ACM : « Subventions », Dossier de subventions, 1988.

traditionnelles qui lui donne sa force de création »86, on remarque que LOH continue, comme depuis de nombreuses années, à se plaindre du manque de moyens qui lui sont offerts par les pouvoir publics : on retrouve régulièrement ces plaintes dans la presse locale87. Et comme « trouver des moyens financiers, c'est aussi un moyen de survie personnelle »88, l'association se voit ainsi dans l'obligation de faire appel à la participation de supports privés, comme Kanterbraü, célèbre marque de bière89, qui soutient le Confort Moderne avant même son ouverture en 1985.

Cependant, malgré ces difficultés financières, le 185 Faubourg du Pont-Neuf concentre progressivement de nombreuses activités, jusqu'à devenir un espace de sociabilité important pour la jeunesse. Le 5 mars 1988, l'ouverture dans un des garages de la cour du Confort Moderne de « la Nuit Noire », boutique de disque associative « qui tire pour la première fois son rideau de fer le soir du concert des Bérurier Noir »90 participe de cette concentration des activités dans le lieu. Gérée par l'AMP, également active dans le milieu associatif de Poitiers, proche de LOH (l'AMP a organisé un concert dans l'enceinte du Confort Moderne peu après son ouverture91) et étant relativement ancrée dans le milieu du « rock alternatif », la boutique participe d'une part à l'accès facilité aux supports des musiques amplifiées mais aussi à la réputation de Poitiers dans le milieu culturel alternatif hexagonal :

« Avant la NN [« la Nuit Noire », nda] pour choper un disque, il fallait sérieusement s'accrocher devant le prix [...] ou ne pas rechigner à partir à l'étranger et ramener des tonnes de disques, de zines, de docs à tout le monde. [...] La Nuit Noire a permis d'amener en 87-88 une diversité musicale qui n'existait pas ou plus [...] en France à l'époque. [...] Diversité musicale, disques, k7, videos, tshirts, fanzines, etc. Il y avait pas de mal de monde qui descendait d'un peu partout pour venir y faire ses achats. Et la Nuit Noire rivalisait largement avec des trucs comme Reconstruction à NY [New York, nda] par exemple 5 ans après. »92

86 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise « Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie » réalisé par Argos, février 1989, p. 9.

87 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 22 octobre 1986 et « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), La lettre des élus de décembre 1986.

88 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 135.

89 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Libération du 18 novembre 1985.

90 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 31.

91 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 20 novembre 1985.

92 TIGAN Fabrice, « Poitiers Über Alles », sur le Forum Poitiers Bruits, http://poitiersbruits.bbconcept.net/t34-poitou-uber-alles-par-fab-tigan, consulté le 28 avril 2011.

Conformément à ce qu'a toujours fait LOH, ce magasin de disques fait donc découvrir de nouvelles musiques aux Poitevins, qui sont habituellement difficilement accessibles en province, voire en France, ce qui attire beaucoup de monde à Poitiers et en fait un pôle culturel important de l'hexagone. On remarque donc bien que le Confort Moderne, les structures qu'il héberge et le décloisonnement des activités qu'il cristallise, jouent un rôle social important, puisqu'il permet aux jeunes Poitevins d'avoir un lieu où passer du temps, se cultiver et côtoyer des gens de toute la France. Stéphane Brunet se souvient qu'on y « rencontrait des punkoïdes de Rennes, de Bordeaux... Poitiers semblait beaucoup moins fermée. »93 Ce rôle, renforcé par le fonctionnement du lieu que nous avons analysé et également par l'organisation de soirées en collaboration avec des associations impliquées dans le domaine social comme les Restos du Coeur94, ou Amnesty International, la LDH et SOS Racisme (soirée qui marque l'un des premiers concerts de Johnny Clegg en Europe, alors qu'il n'est encore que très peu connu)95 s'additionne donc à la dimension culturelle du Confort Moderne. La multiplicité des terrains sur lesquels la structure s'implique se retrouve dans la provenance des subventions qui émanent des institutions rattachées aux ministères de la Culture, de la Jeunesse et des Sports et des Affaires Sociales.96 Toutes ces particularités contribuent donc à faire du Confort Moderne un pôle culturel reconnu à l'échelle nationale. Cette idée de « capitale du rock français dans toutes ses tendances »97 deviendra par la suite, nous le verrons, un enjeu particulier dans l'évolution du lieu.

On a donc pu constater que face aux réponses inadaptées de la Ville et aux difficultés à organiser des concerts et autres manifestations dans de bonnes conditions, LOH avait investi #177;légalement #177; une friche industrielle qu'elle a ellemême rénovée pour correspondre à ses attentes. Formalisant son fonctionnement par la professionnalisation de certains membres et l'emploi de personnes sous contrat d'insertion professionnelle, le Confort Moderne est tout de mrme resté, à l'image de l'association qui le gère, un lieu atypique de découverte artistique, cumulant en plus

93 MOUILLE Thierry, op. cit. (source audio-visuelle).

94 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1986-juillet 1987), Centre Presse du 18 février 1987.

95 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1986-juillet 1987), Centre Presse du 15 avril 1987.

96 ACM : « Subventions », Dossier de subventions (1985-1986), (1988).

97 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 12 mars 1986.

de cela un rôle d'espace de socialisation pour la jeunesse, proposant différents services et favorisant le contact entre des catégories de population qui n'avaient généralement pas de lieu pour se rencontrer et partager leurs intérests. Il convient désormais d'observer les différents niveaux d'enracinement du Confort Moderne jusqu'à la fameuse date de 1989.

III- L'ancrage du Confort Moderne à plusieurs échelles

Le Confort Moderne étant semble-t-il bien lancé, il va maintenant nous falloir analyser les sphères dans lesquelles la structure s'est inscrite. On va pour cela distinguer trois niveaux différents, pour étudier les réseaux internationaux, locaux et nationaux auxquels elle appartient.

A/ Des contacts internationaux anciens

Nous l'avons déjà souligné, LOH, dès ses débuts en 1977, entretient des liens étroits avec les groupes appartenant aux scènes alternatives étrangères, notamment américaine et anglaise. Nous avons pu constater que le fruit de ces réseaux déboucha sur la programmation exceptionnelle présentée lors du Meeting de 1983. Il est donc naturel que l'on retrouve le mrme type de relations dès l'ouverture du lieu en 1985 et tout au long du développement du centre culturel poitevin. Dès le festival « Rock Hexagonal Tendancieux » ou RHT, troisième du nom en mars 1986 (LOH a déjà organisé les deux premières éditions en 1982 et 1983 dans différents lieux de Poitiers comme la MJC Aliénor d'Aquitaine ou la Blaiserie98), ces connexions internationales sont mises à l'honneur par le biais du groupe New-Yorkais, Live Skull, et celui de Chicago, The Pharaohs. Sonic Youth, déjà programmé pour le Meeting en 1983 et qui a forgé la réputation de ce festival, rend honneur à LOH en jouant au Confort Moderne le 3 juin 1986.99

Cependant, on remarque également lors des premières années le développement de relations privilégiées avec des groupes de musiques africaines, qui débouchent sur

98 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du 22 avril 1983.

99 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 3 juin 1986.

la venue à Poitiers de nombreuses formations de ce continent. On a déjà pu constater que LOH avait tenu à mettre les musiques traditionnelles du monde à l'affiche lors de son sabordage en 1983 en programmant les Musiciens du Nil. Ce même groupe est à nouveau invité le 5 février 1986100 et on pourra noter à titres d'exemples la venue de Ghetto Blaster (groupe réunissant des musiciens de toute l'Afrique) le 20 mars 1987101, ou encore celle de Johnny Clegg et de son groupe Savuka le 17 avril 1987.102 Ce concert reste aujourd'hui comme un véritable événement à Poitiers et montre encore le caractère visionnaire de LOH, qui a une fois de plus réussi à programmer un futur grand nom de la musique africaine, qui remplit aujourd'hui des stades entiers. Ce lien particulier avec la musique africaine (traditionnelle ou non), dont le développement est prévu dans les objectifs de LOH #177; qui souhaite développer les musiques actuelles au même titre que les musiques traditionnelles, quelles que soient leurs origines #177; s'explique aussi par les intérIts et les affinités esthétiques personnelles de certains membres du Confort Moderne, qui s'impliquent largement dans ce style de musique, en témoignent leurs trajectoires professionnelles après qu'il aient quitté le lieu : Francis Falceto est actuellement spécialiste en musiques éthiopiennes et Yorrick Benoist a fondé une agence promouvant les musiques traditionnelles : Run Prod103.

Et plus encore que le maintien des relations avec l'Amérique ou le renforcement de celles entretenues avec l'Afrique et le monde, c'est la reconnaissance du Confort Moderne à l'échelle européenne et son activité dans les réseaux de ce continent qu'il va ~tre le plus intéressant d'analyser pour cette tranche chronologique. En effet, l'année 1987 marque une étape importante dans le développement de LOH et du Confort Moderne sur le plan européen. On constate ainsi, malgré le développement des activités du centre culturel et l'acquisition de sa notoriété, des difficultés concernant la gestion de la comptabilité. Largement souligné dans l'audit financier réalisé durant la saison 1988 par la société Argos, « un manque significatif de rigueur

100 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986) », Centre Presse du 4 février 1986.

101 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1986-juillet 1987), Centre Presse du 18 mars 1987.

102 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1986-juillet 1987), Centre Presse du 15 avril 1987.

103 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1990-juillet 1991), Centre Presse du 29 juillet 1991.

dans la tenue des comptes »104, est relayé dans la presse dès la fin de l'année 1986 et le début de l'année 1987, o la fermeture du lieu est mrme envisagée.105 Ces difficultés de gestion s'expliquent aisément :

« Le renouvellement des personnels permet que s'acquiert dans l'institution le savoir faire minimum, mais non les compétences optimum pour que ne se répètent pas les erreurs inhérentes à la jeunesse d'une organisation. Les lacunes observées en comptabilité/gestion sont sans doute imputables à cette spécificité de fonctionnement du CONFORT MODERNE. »106

On remarque donc que les efforts d'institutionnalisation du Confort Moderne ne sont finalement pas forcément suffisants et que la mobilité du personnel est difficilement compatible avec la gestion des comptes d'un pôle culturel qui prend de l'importance. En plein doute face à ces difficultés, une des responsables leaders du Confort Moderne, Fazette Bordage, qui a largement participé à la fondation du lieu, trouve dans des sphères bien extérieures à Poitiers et la France des perspectives qui pourraient aider la structure, qui semble menacée. Fabrice Raffin, un sociologue français qui s'est beaucoup intéressé aux friches industrielles européennes remaniées en centres culturels dans ses recherches, relate longuement à travers des témoignages de l'intéressée comment le Confort Moderne, via Fazette Bordage, est entré en contact avec le réseau européen Trans Europe Halles (TEH). Preuve de la réputation acquise depuis 1977 par LOH, puis par le lieu que l'association a aménagé et qu'elle gère depuis 1985, c'est par voie de presse qu'un des responsables des Halles de Schaerbeek (un centre culturel qui s'est installé au milieu des années 1970 dans un ancien marché couvert de la ville de Bruxelles107) entend parler du Confort Moderne et décide de contacter ses gérants en août 1986, au mrme titre que d'autres lieux similaires en Europe (en Allemagne, en Suisse ou en Hollande) dans le cadre de l'association montée par les bruxellois et cinq autres structures en 1983 : Trans Europe Halles. Selon ses statuts, celle-ci vise à générer « les échanges et la coopération internationale relatifs aux développements nouveaux dans toutes les

104 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise « Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie » réalisé par Argos, février 1989, p. 22.

105 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1986-juillet 1987), La Nouvelle République du 14 janvier 1987.

106 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise « Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie » réalisé par Argos, février 1989, p. 9.

107 Les Halles de Schaerbeek, « Histoire du projet », http://www.halles.be/page.php?id=57, consulté le 29 avril 2011.

formes de la création et de la production culturelle. »108 Elle semble adaptée au « spectacle vivant lié à l'émergence de nouvelles pratiques contemporaines difficilement compatibles avec les structures (de type théâtre) mises en place à grand frais pas les villes et les États. »109 Le Confort Moderne devient donc le représentant français des friches industrielles réaffectées au sein de TEH. Il succède à l'Usine parisienne de Pali-Kao, dont on se souvient aujourd'hui comme d'un haut lieu du rock alternatif français, rattaché à des noms tels que Bérurier Noir. L'entrée dans cette association transnationale marque donc l'appartenance de LOH à un ensemble de structures adoptant des pratiques similaires à celles des Poitevins : la réhabilitation de friches industrielles devant le manque de lieux en capacité d'accueillir des manifestations culturelles novatrices, tout en gardant une indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. TEH regroupe en effet uniquement ~ selon la plaquette de présentation #177; des centres culturels s'étant réappropriés les « architectures témoins d'une époque marchande ou industrielle [respectant le principe de] non interventionnisme des pouvoirs publics tant dans l'administration que dans la programmation. »110 Bien plus que de trouver à travers cette organisation un renouveau pour la programmation, c'est avant tout du soutien, des conseils et des exemples que LOH reçoit au sein de TEH. Même si le volet artistique est important dans les liens entre les différents membres et permet d'organiser chaque année dans les villes du réseau à tour de rôle des festivals « Trans Europe Halles »111, il est important de comprendre que c'est le fait d'entretenir des contacts avec des structures similaires par le biais de réunions régulières qui a présenté un grand intérêt pour le Confort Moderne. Avec des lieux qui ont connu ou connaissaient à la même époque les mêmes soucis : précarité des emplois, mobilité des postes, autisme des municipalités etc. Alors que la structure se sentait marginalisée, elle a pu trouver écho auprès de nombreuses personnes du réseau : « Lors des rencontres de leurs membres, ce sont aussi des savoir-faire qui sont échangés »112 , elle y trouve « une boulimie d'échanges qui finalement [les] a énormément rapproché (beaucoup de

108 Le Confort Moderne, 10 ans de Confort Moderne : 1985-1995, 1995, p. 25.

109 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1986-juillet 1987), La Nouvelle République du 15 mai 1987.

110 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 264.

111 L'étape de ce festival a lieu pour la première fois en 1989 : ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1989-juillet 1990), Le Monde du 9 novembre 1989.

112 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 261.

problèmes communs, les expériences les plus avancées donne des idées aux autres). »113

De plus, en intégrant le réseau TEH, le Confort Moderne réaffirme son indépendance et l'aspect alternatif de son action. Mrme dans la difficulté, c'est auprès d'un réseau d'entraide formé par des structures soeurs que le centre culturel trouve des solutions et non auprès des pouvoirs publics, qui semblent une nouvelle fois fermer les yeux sur les difficultés qu'il rencontre. On mettra cet aspect en contradiction avec le fait qu' « en avril 1988, le Conseil de l'Europe a reconnu les initiatives artistiques et humaines du Confort Moderne en le nommant Centre Culturel Européen »114 et intègre un réseau de salles européennes chapeauté par le Conseil. On remarque donc la dualité qui s'opère, voyant une structure qui semble marginalisée par les instances décisionnelles locales et nationales mais reconnue par les organismes gouvernementaux européens. Le Confort Moderne, à partir de 1987 fait donc partie intégrante des dynamiques culturelles alternatives ou non européennes, mais paraît connaître des difficultés à une échelle plus grande.

B/ Le Confort Moderne et Poitiers : des doutes à l'enracinement

Nous venons de le voir, le Confort Moderne semble entretenir des relations difficiles avec la municipalité poitevine, ce qui transparaît à travers les dossiers de subventions. En 1986, la Ville délivre #177; en plus des 295 000 francs consacrés à l'équipement de la salle de concerts #177; 100 00 francs pour la structure et précise :

« Dans le contexte de rigueur budgétaire et de difficultés économiques que nous connaissons, cette actualisation représente un effort réel de notre Municipalité, qui reconnait ainsi l'apport important de votre association dans la vie culturelle de notre ville. »115

Cependant, en 1987, on constate seulement une subvention de 160 000 francs116 et aucune de la Direction Régionale des Affaires Culturelles, qui aide LOH depuis

113 ADV : 1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel de l'Oreille est Hardie, saison 1988-1989, p. 8.

114 ADV : 1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel de l'Oreille est Hardie, saison 1988-1989, p. 1.

115 ACM : « Subventions », Dossier de subventions (1985-1986), 1er janvier 1986.

116 Archives Municipales de Poitiers (AMP) : Liasse 4588 #177; 1983-1988 #177; L'oreille est hardie ~ Courrier de la municipalité au Confort Moderne #177; 28 septembre 1987.

1980117 et subventionne le Confort Moderne de façon importante (cette institution d'État decentralisee offre ainsi 295 000 francs au Confort Moderne l'année de son ouverture pour son equipement et 100 000 francs pour son fonctionnement, soit la même chose que la Ville118). Les pouvoirs publics locaux #177; municipalite et organismes d'État decentralises, le plus souvent rattaches au ministère de la Culture et de la Communication : Fonds d'Intervention Culturel, Fonds Régional d'Art Contemporain par exemple #177; ont donc largement soutenu le projet Confort Moderne lors de sa création, mais semblent d'en détacher une fois l'ouverture et le lancement du lieu acté. Si le désengagement des organes d'État (comme la DRAC) vis-à-vis de projets aussi atypiques que celui de LOH peut se justifier par le changement de gouvernement survenu en 1986 après la victoire de la droite aux elections legislatives ~ qui voit l'arrivée de François Léotard au sein du ministère de la Culture et de la Communication avec Philippe de Villiers comme ministre delegue, deux hommes qui « ont peu d'idées personnelles développées en matière culturelle, peu de relations organisees dans les milieux des arts »119 #177; la position de la Ville de Poitiers semble plus complexe, sachant que la municipalite socialiste conserve un volet culturel important, mais paraît se detacher du Confort Moderne.

C'est finalement en 1988 qu'un réel tournant est opéré et montre l'engagement de la municipalite pour le centre culturel alternatif. Une reunion organisee dès la fin de l'année 1987, en novembre, et présidée par l'adjoint à la culture de la Ville de Poitiers Jean-Marc Bordier, permet aux « jeunes rockers a» d'exprimer les problèmes rencontres pour developper leurs activites (notamment les repetitions) mais egalement pour avoir accès aux spectacles des groupes emanant de cette scène, malgré la présence du Confort Moderne. C'est lors de cette réunion que germe l'idée de faire d' « un espace de 600 m2 jouxtant le bar [...] une salle de spectacles parfaitement insonorisee »120, d'une capacité de 800 places.121 L'emprunt de 800 000

117 ADV : 1666 W 1- 1976-1984 #177; DRAC - Manifestations culturelles - Historique de l'association l'Oreille est Hardie -1981.

118 ACM : « Subventions », Récapitulatif des subventions accordées à l'Oreille est Hardie, 1989.

119 DE WARESQUIEL Emmanuel (dir.), Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, Larousse / CNRS Editions, 2001, p. 368.

120 ADV : 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel du Confort Moderne f saison 1986-1987, p. 12.

121 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 26 novembre 1987.

francs necessaire aux travaux est garanti par la Ville122, qui finance egalement le processus d'insonorisation d'une valeur de 35 000 francs.123 La salle est donc inauguree le 19 mars 1988 et donne un nouveau souffle au Confort Moderne, qui peut « programmer des groupes plus connus, ce qui [leur] permettra de rentabiliser les autres, inconnus du grand public »124. Il adopte par là une politique de rationalisation de la gestion du budget et finit la saison avec de nouvelles perspectives pour la suivante, comme celle #177; tenant compte des plaintes des jeunes musiciens poitevins evoquees plus haut #177; de developper les espaces de creation au sein du Confort Moderne, notamment les boxes de repetition, « façon de repondre à une demande toujours plus pressante des artistes de Poitiers [...] de plus en plus demandeurs d'espaces de travail et de matériels. »125 Le paroxysme de l'engagement de la Ville de Poitiers, mais aussi de la DRAC, auprès du Confort Moderne est atteint quelques mois plus tard et s'exprime à la suite du différend qui oppose LOH au proprietaire des locaux du 185, Faubourg du Pont-Neuf. Depuis la fin de l'année 1987, LOH a du mal à régler les factures qu'elle doit à Marcel Breuil et se voit contrainte de delivrer des chèques sans provision.126 En 1988, devant les retards de paiement, « le proprietaire [demande] au tribunal d'expulser le locataire, »127 et c'est finalement la municipalité qui rachète l'ensemble des locaux pour en confier la gestion à LOH. Si la situation paraît assez simple, il convient d'analyser les tenants et les aboutissants de cet événement pour finalement nuancer l'image de « sauveteur » revatue par la municipalité, mrme s'il reste évident que sans ce rachat, le Confort Moderne n'aurait jamais pu subsister. Par ailleurs, il est important d'expliciter le rôle du Directeur régional des affaires culturelles du Poitou-Charentes, Raymond Lachat, en poste de 1985 à 1997, qui a agi en coulisses. Selon la presse locale, c'est lui qui a suggere au conseil municipal « d'intervenir pour engager une procedure par le biais d'une declaration d'utilite publique »128 et c'est aussi lui, selon

122 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1987-juillet 1988), La Charente Libre du 24 mars 1988.

123 ACM : « Subventions », Courrier de la municipalité de Poitiers, 28 juin 1988.

124 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 18 mars 1988.

125 ADV : 1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel de l'Oreille est Hardie, saison 1988-1989, p. 3.

126 ACM : « Baux », courrier de Marcel Breuil, 21 octobre 1987.

127 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 28 juin 1988.

128 Ibidem.

son témoignage, qui a par le biais de la DRAC réglé les loyers de retards afin de faire baisser le prix des locaux. Il explique :

, « Il était évident que si le propriétaire virait les locataires, et qu'il nous vendait le bâtiment après, il allait être en droit de nous vendre le bâtiment beaucoup plus cher. Si le bktiment est libre d'occupation, il se vend 10 ou 20% plus cher que s'il est occupé. »129

Lachat réussit donc à éviter l'expulsion de LOH, ce qui motive la municipalité à racheter les locaux anciennement loués par l'association et à opérer la transaction de 1,7 millions de francs130 en quelques semaines (après le rachat, un contentieux opposera tout de mrme LOH et Marcel Breuil au sujet d'une facture d'eau de décembre 1988 non réglée jusqu'en 1991131, ce qui contraste largement avec les rapports cordiaux des débuts entre les deux parties). La DRAC a donc oeuvré pour pousser la municipalité à sauver le lieu, ce qui montre son attachement et les liens entretenus par l'État avec le Confort Moderne, qui est finalement un enfant de la décentralisation (en témoigne la présence des ministres pour les inaugurations). Néanmoins, si la Ville de Poitiers ne tarde pas à racheter le 185, Faubourg du PontNeuf, il est important de noter que ce choix est réfléchi et ne constitue pas pour la municipalité une prise de risque majeure dans le but de sauver le Confort Moderne. C'est encore Lachat qui nous éclaire sur les modalités qui ont conduit à cette décision municipale :

« La position du maire à l'époque, c'était de dire « on achète mais de toute façon je suis jà peu près sûr qu'on ne pourra pas vous laisser là. On fera autre chose du terrain dans quelques années et puis vous, on vous mettra ailleurs. a» [...] De toute façon, si un jour le CM [Confort Moderne, nda] devait disparaître, on restait propriétaires de bâtiments et on pouvait très bien les réutiliser pour des constructions de logements sociaux [...] c'est une relativement bonne opération en termes de foncier. »132

Ce témoignage du Directeur Régional des Affaires Culturelles est éclairant sur plusieurs points. Tout d'abord il montre bien que la Ville, en devenant propriétaire des bWtiments occupés par le Confort Moderne, peut disposer de l'avenir du lieu comme elle l'entend, ce qui n'est pas sans constituer une menace en sachant qu'elle envisage dès le départ le replacement du centre culturel, sans se soucier de la dénaturation de celui-ci #177; ce qui remet largement en question le statut

129 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 240.

130 AMP : Liasse 4588 #177; 1983-1988 #177; L'oreille est hardie ~ Compte-rendu de la réunion au sujet du rachat de l'Hotel du 185, Faubourg du Pont-Neuf, entre Mr Breuil et Mme Bertrand #177; 1er février 1988.

131 ACM : « Baux », courriers de Marcel Breuil, 21 décembre 1988, 30 mai 1989, 17 septembre 1990 et 27 février 1991.

132 RAFFIN Fabrice, op. cit., pp. 240-241.

d'indépendance du lieu, mrme s'il le conserve dans les faits. Cette hypothèse émise par le maire s'explique par les plaintes régulières des voisins du Confort Moderne qui dénoncent les nuisances et les dégradations commises les soirs de concerts et publient des pétitions.133 Par ailleurs, si ce rachat passe pour un véritable sauvetage et une prise de risque de la part de la municipalité, il semblerait bien que toutes les possibilités de réhabilitation du lieu soient envisagées sans la participation de LOH avant la transaction. La municipalité ne croit donc pas à la viabilité du Confort Moderne et ne parie pas sur sa survie. Elle porte un regard qui ne tient pas compte de la passion et de l'attachement des membres de l'association faisant vivre ce lieu.

Cependant, mrme si l'idée fut évoquée en coulisses, la relocalisation ne fût pas mise à l'ordre du jour. Le Confort Moderne était sans doute suffisamment implanté dans le tissu culturel poitevin pour qu'on modifie son emplacement. Si nous avons vu précédemment que LOH a eu du mal à se coordonner avec les autres associations poitevines, l'association parvient tout de mrme en juin 1988 à organiser, en collaboration avec l'Agora et le Puits de la Caille, deux petits centres culturels de diffusion artistique de Poitiers, le premier festival « Eat Some Rock » : une série de concerts se déroulant sur deux jours dans chaque lieu à tour de rôle.134 C'est aussi l'image d'un lieu réputé à l'échelle nationale qui prévaut et qui incite peut-être les pouvoirs publics à ne rien faire qui puisse mettre en péril le fonctionnement du Confort Moderne.

C/ Une place importante de la scène alternative hexagonale

En effet, depuis son ouverture, le Confort Moderne s'est imposé sur la scène alternative hexagonale comme un lieu important. Cette scène s'est largement développée grâce à un système de solidarités, de réseaux, dans lequel le centre culturel poitevin s'est beaucoup impliqué. La programmation de soirées individuelles ou de manifestations plus importantes témoigne de cet attachement à la promotion des artistes français, résolument tournés vers le rock, comme le laissent transparaître le nom de quelques événements : « Rock Hexagonal Tendancieux » en 1986, le

133 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République du septembre 1988.

134 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 9 juin 1988.

« Challenge Hexagonal Rock » de 1987 et « Rock en France » en 1989. Ces festivals sont l'occasion pour LOH de mettre en valeur les talents des artistes français, connus ou non, mais aussi de faire reconnaître la « culture rock » qui ne se résume pas à des musiciens, mais englobe un ensemble de composantes interdépendantes : labels, disquaires, fanzines (médias indépendants réalisés par des amateurs passionnés qui chroniquent et relaient des groupes et des informations exclus de la presse traditionnelle), graphistes etc. Tous ces acteurs sont régulièrement mis à l'honneur au Confort Moderne, qui programme des soirées consacrées à certains labels #177; par exemple #177; ce qui constitue une occasion de promouvoir les artistes que ceux-ci produisent. Une soirée « Gougnaf Mouvement », label indépendant datant de 1983 et originaire de Juvisy dans l'Essonne135 a par exemple lieu en novembre 1988.136 Néanmoins, le Confort Moderne ne se contente pas de faire tourner des groupes qui ont déjà une petite renommée à l'échelle nationale dans le milieu rock, mais cherche également à faire émerger des talents tout à fait neufs. C'est le but du « Challenge Hexagonal Rock », dont le principe réside dans le fait de faire jouer des groupes totalement amateurs, novices (25 pour la région Grand-Ouest) sous forme d'une sorte de concours, de tremplin pour leur permettre d'acquérir un peu de notoriété. La finale de l'édition 1987 permet à six groupes sélectionnés parmi les 25 de se produire sur la scène du Confort Moderne le 23 octobre137, qui continue par là à entretenir sa réputation de découvreur de talents.

Le genre et la culture rock partagent donc la programmation du Confort Moderne ~ et celle de LOH avant lui ~ avec, nous l'avons vu, les musique traditionnelles, le jazz et les musiques expérimentales. Ce brassage des genres, ce décloisonnement (y compris dans la nature de diffusion culturelle : le Confort Moderne est aussi impliqué dans le domaine de l'art contemporain) permet comme le souhaite l'association, de faire se rencontrer des publics diversifiés, ne répondant pas aux mêmes codes, « qui se lookaient différemment »138, ce qui implique aussi la rencontre entre des gens originaires de milieux sociaux différents. Loin de se cantonner à une identité très stricte, qui renvoie à une image uniforme rattachée à une scène spécifique, le Confort

135 RUDEBOY Arno, op. cit., p. 167.

136 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1988-juillet 1989), La Charente Libre du 9 novembre 1988.

137 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 15 octobre 1987.

138 Entretien avec Luc Bonet du label « On A Faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

Moderne fonde plutôt sa démarche sur l'innovation à tout prix et ne défend aucun style plus qu'un autre : LOH organise ainsi, avec les Jeunesses Musicales de France, un concert de l'orchestre régional du Poitou-Charentes en février 1986139, un mois tout juste avant le début du festival « Rock Hexagonal Tendancieux n° 3 ». Cette manifestation, qui a mis « Poitiers à l'avant-scène du rock français »140, a présenté aux Poitevins « pendant une semaine, une sélection représentative des dernières tendances de la culture rock (made in France) du moment »141 conjuguée à la représentation de quelques valeurs sûres de cette scène (comme les parisiens Bérurier Noir, en pleine ascension, ou les Thugs d'Angers, qui commencent à se faire un nom jusqu'aux États-Unis, repérés par Jello Biafra, leader d'un des groupes phares de la scène alternative américaine : Dead Kennedys) confirmant le Confort Moderne dans son rôle de pôle culturel alternatif d'influence. LOH a tenu lors de cette manifestation à associer Poitiers dans son ensemble et la région alentour (pour « travailler pour une vraie décentralisation régionale avec les associations sur place, permettant le relai et le suivi de l'animation »142) au rayonnement du lieu qu'elle gère. Le festival s'est donc déroulé dans divers lieux de Poitiers et de la région. L lycée des Feuillants et l'amphi J du campus ont alors été mis à contribution et ont permis à LOH de venir au plus près de leur public de prédilection : les jeunes, et l'association parthenaisienne Diff'Art (qui compte d'anciens membres de LOH) a accueilli quelques représentations au coeur de la Gktine deux sévrienne. L'association a donc montré qu'elle savait se détacher du Confort Moderne pour offrir un accès facilité à la culture au public (qui est bien sûr à conjuguer avec la politique de prix des places : entre 35 et 50 francs par concert), que ce soit dans la capitale régionale, ou dans sa campagne environnante, mais aussi pour « faire de Poitiers et sa région, durant une semaine, la capitale du rock français. »143

On voit donc que le Confort Moderne se trouve au coeur de la frange alternative du rock français, ce qui se manifeste par la profusion d'articles faisant l'éloge du lieu dans la presse spécialisée d'une part, mais aussi dans la petite presse amatrice, les

139 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 13 février 1986.

140 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 3 mars 1986.

141 ACM : « Divers », Pré-projet de Rock Hexagonal Tendancieux n° 3, 1986, p. 1.

142 ACM : « Divers », Pré-projet de Rock Hexagonal Tendancieux n° 3, 1986, p. 3.

143 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986), Centre Presse du 12 mars 1986.

fanzines, qui constituent un element important au sein de ce courant. La salle poitevine s'inscrit donc pleinement dans la dynamique de ce mouvement et participe pleinement à sa structuration en proposant un lieu d'expression aux artistes qui le composent et le popularisent jusqu'en 1989.

Cette première partie nous a donc permis de constater que l'activité culturelle alternative à Poitiers s'est progressivement structurée entre 1984 et 1989 et s'est principalement exprimée à travers l'action de l'association L'oreille est hardie, d'abord seule, puis au sein du Confort Moderne, centre de diffusion qui a permis d'amplifier cette action, de lui donner différentes formes (à travers la galerie d'art contemporain mais aussi grâce aux compagnons de route qui se sont installes dans la cour, faisant du Confort Moderne un veritable pôle culturel alternatif) et de l'implanter profondément dans l'agenda culturel de la Ville. Précurseurs dans la programmation qu'ils ont offerte à la population de Poitiers, les membres de LOH l'ont aussi été à travers l'ouverture de ce lieu en 1985. De nos jours, le Confort Moderne s'inscrit dans un large panel de salles diffusant des musiques amplifiees, mais lors de sa creation, celui-ci etait relativement en avance sur son temps et se trouvait par-là même un peu isole. Il a fallu attendre la fin des annees 1980 pour voir se developper des structures delivrant des manifestations du même type, bien que ne beneficiant pas des mêmes specificites dans leur creation. Gerôme Guibert nous l'explique très bien :

« A côté des figures traditionnelles d'entreprises culturelles incarnées par les modèles ideal-typiques de « l'entrepreneur privé » et du « thé~tre public », apparaît à compter de la fin des années 1980 un nouveau type d'acteur à l'économie hybride, en parti autofinancé et en parti subventionné, mais oI persiste aussi une part d'économie non monetaire basee sur la reciprocite et le don/contre don (ne serait-ce que par l'importance du benevolat). »144

Dès 1985, nous avons donc vu que le Confort Moderne repond à ces critères, le bar et les recettes des manifestations finanwant une partie du budget, le reste etant tant bien que mal assume par les aides des differentes institutions municipales ou de l'État #177; avec qui les relations entretenues ont pu être difficiles. A mi-chemin entre une institutionnalisation complète et l'absence de formalisme, voire l'illégalité, le

144 GUIBERT Gerôme, « Les musiques amplifiees en France, phenomènes de surface et dynamiques invisibles », dans Réseaux, 2/2007 (n° 141-142), p. 302.

Confort Moderne correspond parfaitement au schéma général de ce que Guibert définit comme une scène locale, en reprenant les préceptes du Do It Yourself, tout en s'inscrivant dans la politique culturelle de la Ville :

Le secteur des musiques amplifiées. Topographie socio-économique145

Le Confort Moderne a donc réussi à se placer de manière novatrice dans les dynamiques artistiques à différentes échelles, en réussissant à faire de l'action culturelle un rempart à l'exclusion, un vecteur d'insertion, sans que cette portée sociale ne prenne le pas sur la dimension artistique du lieu. Le centre culturel a donc pu favoriser et accompagner la montée en puissance de courants musicaux nouveaux, notamment en France avec l'explosion du rock alternatif, qui devait s'éteindre en 1989. Notre deuxième partie va donc essayer de voir si la prétendue mort du mouvement alternatif devait avoir une incidence sur la survie du Confort Moderne et la vie culturelle alternative poitevine en général.

145 GUIBERT Gérôme, op. cit., p. 303.

Deuxième Partie #177; 1989-1992 : Entre mort nationale et explosion locale ?

A-t-on pu assister ou non à Poitiers à l'apogée puis au brusque essoufflement du mouvement alternatif ? Fut-ce la fin des structures constituant la scène locale poitevine, à l'image de la situation globale en France et si l'on en croit les thèses relayées par l'historiographie concernant ce sujet ? Les bornes chronologiques de ce chapitre vont nous permettre d'envisager cette montée en puissance de la scène, en constatant notamment l'émergence de nouveaux acteurs importants au sein de cette scène, tout en ayant un recul temporel nécessaire pour appréhender leur évolution et ainsi donner écho ou non aux idées reçues relayées par les écrits relatifs à notre thème de recherche.

I- La fondation de la Fanzinothèque de Poitiers : la presse alternative
comme complément de la scène poitevine préexistante

La Fanzinothèque ouvre ses portes pour la première en fois en novembre 1989, à l'occasion du festival « Trans Europe Halles » organisé par le Confort Moderne, dans les murs duquel le petit local trouve sa place.146 « Première bibliothèque du genre en Europe »147, voire au monde, par sa longévité et par la richesse de son fonds, nous allons au cours de cette partie essayer d'analyser l'origine, la nature et le fonctionnement de ce lieu hors du commun ainsi que son inscription dans les dynamiques alternatives à différentes échelles.

A/ Poitiers : un espace propice à la création de la Fanzinothèque

Comme nous venons de le signifier, la Fanzinothèque est un lieu unique, qu'on ne trouve qu'à Poitiers. La définition préalable de son action va nous permettre de mettre en lumière les facteurs propices à l'implantation d'une telle structure précisément dans la ville de Poitiers. Son nom, déjà peu commun, donne assez facilement une idée de son activité. Il se découpe en deux pour donner « fanzine » -

146 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du 15 novembre 1990.

147 ADV - 1880 W 1 - DRAC #177; 1993 #177; Services du livre et de la lecture #177; Article paru dans Ecouter Voir, été 1991 (n° 8).

« othèque », ce qui laisse deviner « un lieu d'archivage, de stockage, de conservation, de consultation et de lecture des fanzines. »148 Relativement marginal, ce type de production demande une définition précise pour comprendre l'intér~t d'un tel lieu :

« A côté des magazines professionnels, les fanzines constituent une source alternative d'informations et de promotion du champ musical. Ce média se distingue fondamentalement de la presse dominante par trois caractéristiques essentielles : un manque de capital économique, une absence de professionnalisation et des réseaux de distribution non institutionnels. »149

Ce type de presse répond parfaitement aux préceptes Do It Yourself, puisqu'il a émergé au moment oil les formations musicales ne trouvaient pas de lieux pour se produire sur scène et ne trouvaient aucun écho au sein de la presse traditionnelle. Ce sont donc les amateurs de ces nouvelles musiques qui se sont improvisés rédacteurs en chef de leur propre « magazine de fanatique » (fanzine est en fait la contraction du terme « fanatique » et « magazine ») pour les soutenir et les promouvoir. Il est donc tout naturel que cette presse amateur ait largement contribué à l'émergence du mouvement alternatif tout en y étant largement associée en tant que composante essentielle. Accompagnant l'ascension de celui-ci, le nombre de titres a largement augmenté durant les années 1980, notamment pendant la fin de cette décennie et le début des années 1990, car « les fanzines arrivent après la musique. »150 Cependant, ce type de presse underground « [faite] par des amateurs pour des amateurs »151 est souvent resté de ce fait réservé à un cercle restreint d'initiés, assez impliqués dans la vie de la scène pour échapper aux contraintes liées aux faibles tirages et aux réseaux de distributions parallèles rendant difficile l'accès aux fanzines. L'un des objectifs principaux de la Fanzinothèque a donc été de « faire connaître la culture zine »152 comme l'explique Didier Bourgoin153, membre fondateur du lieu, et de vulgariser un type de documentation peu reconnu.

148 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République du 22 avril 1989.

149 ETIENNE Samuel, « First & Last & Always » : les valeurs de l'éphémère dans la presse musicale alternative », dans Volume !, 2003 (n° 1), p. 5.

150 Entretien avec Gilles et Marie de la Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.

151 Ibidem.

152 MOUILLE Thierry, op. cit. (source audio-visuelle).

153 Premier « directeur a» de la Fanzinothèque de Poitiers, Didier Bourgoin a largement oeuvré au sein de la scène alternative de Poitiers, notamment au sein de l'AMP et de la boutique de disques que cette
association gérait : la Nuit Noire.

Dans ce but, l'implantation d'une structure propre à concrétiser cet objectif semblait appropriée dans la ville de Poitiers, qui entretenait des rapports particuliers avec le monde des fanzines et constituait une place importante de la petite presse parallèle dans les années 1980. En effet, tout d'abord en terme de production de fanzines, la capitale régionale a été le berceau de nombreux titres dès la fin des années 1970. Témoin de l'intér~t de certains Poitevins pour la presse alternative, un premier organe de distribution éphémère est monté de façon spontanée par « Alain Bobant, inventeur du mot « fanzinothèque » en 1972. »154 Celui-ci s'était constitué un petit stand facilement amovible qu'il plaçait devant le cinéma qui se trouvait au 94, avenue de la Libération, oil siège actuellement le magasin de meubles « Groupe Anti Gaspi. » Ce premier kiosque de presse alternative #177; qui a certainement inspiré les créateurs de la Fanzinothèque pour le choix du nom #177; et la date de sa création sont significatifs de l'attrait précoce de certains Poitevins pour la presse parallèle, qui n'en est vraiment à l'époque qu'à ses balbutiements, et reste très confidentielle. Cet engouement s'est retrouvé dès le début des années 1980 par la production, et non plus seulement par la diffusion, de quelques titres accompagnant l'explosion du mouvement punk et ses retombées en France. « Il y a eu des fanzines depuis vachement longtemps sur Poitiers. Tant Qu'il y Aura du Rock, des mecs qui ont commencé à 13 ans »155 et dont l'un d'entre eux, David Dufresne, est aujourd'hui un journaliste indépendant reconnu ayant travaillé pour le quotidien Libération ou la chaîne d'information i-Télé. Poitiers constitue donc un terreau propice à l'édition de fanzines, avec des auteurs de talent, et on ne peut exclure comme facteur de profusion l'action de LOH qui donne de la matière aux rédacteurs. Didier Bourgoin explique ainsi : « Quand je faisais des fanzines, ça répondait au nombre de concerts dans ma ville. [...] C'était en fonction des concerts que L'oreille est hardie faisait venir. »156 Ces propos sont confirmés par Marie Bourgoin157 : « il y'avait le Confort Moderne qui a vachement boosté aussi quand mrme, c'était cool d'avoir un truc culturel, alors ça te donne envie de faire un fanzine, de raconter des trucs. »158 Les manifestations organisées dans le début des années 1980 par LOH #177; et notamment le

154 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 1.

155 Entretien avec Gilles et Marie de la Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.

156 Radio Libertaire, « Le Fanzine », dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.

157 Faisant partie de l'AMP, Marie Bourgoin a accompagné les débuts de la Fanzinothèque. Elle fait aujourd'hui partie des 5 salarié gérant le lieu, et s'occupe de la partie documentation.

158 Entretien avec Gilles et Marie de la Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.

Meeting de 1983- ont donc donne du grain à moudre aux redacteurs de fanzine qui pouvaient ainsi relayer des informations sur des groupes nouveaux et importants : Didier Bourgoin realise ainsi le premier interview du groupe Sonic Youth dans un fanzine français.

A ces fanzines accompagnant l'ascension des musiques amplifiées relayées par LOH, il convient d'ajouter un autre type de presse amateur (qui reste tout de mrme liee aux fanzines rock), très implantee à Poitiers et qui joua un rôle important dans l'ouverture de la Fanzinothèque : la presse lyceenne. Se developpant dans le courant des annees 1980 dans les lycees Victor Hugo, Camille Guerin et Alienor d'Aquitaine159, les fanzines lyceens abordent des sujets plus vastes que les fanzines musicaux ou politiques tout en reprenant certains des mêmes thèmes :

« Le journal lycéen c'est soit pour, soit contre le bahut. Ca parle que du bahut, soit c'est pour les profs, soit c'est contre les profs. Ca n'a pas à voir vraiment avec les fanzines, mais ça peut deboucher sur quelque chose comme ça. »160

La presse lyceenne est donc quelque peu decriee par le milieu des fanzines rock ou bande dessinee, mais elle est aussi dans certains cas beaucoup plus mediatisee et mise en valeur. Le cas de Poitiers a ete significatif dans cette mediatisation, notamment à travers l'organisation dès 1988 du festival « Scoop en Stock ». La première edition se tient à la Maison de la Culture et des Loisirs en mars 1988 et la deuxième a lieu l'année suivante au lycée du Bois d'Amour, avec un battage mediatique relativement important, facilite par la presence de journalistes du Monde, de Télérama et par le soutien des institutions lyceennes et municipales. Cette manifestation fait de Poitiers selon la presse locale, la « capitale du Fanzine »161, ce qui n'est pas sans rappeler les articles qualifiant cette même ville de capitale du rock pour évoquer l'action de LOH. La capitale du Poitou-Charentes semble donc décidément à l'avant-garde de la culture alternative française.

On remarque donc que la presse alternative, que ce soient les fanzines underground reserves aux inities ou les journaux lyceens, plus soutenus par les institutions, sont implantes et foisonnent à Poitiers. Decoulant des rapports chaleureux entretenus entre la municipalite et les redacteurs de journaux lyceens,

159 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 3.

160 Ibidem.

161 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République du 5 avril 1989.

l'idée de créer une Fanzinothèque fixe germe dès le début de l'année 1988, lors de la deuxième réunion du Conseil communal des jeunes, ou CCJ. Correspondant à la politique de gestion de la jeunesse qu'on a vu transparaître au sein du Confort Moderne, la ville de Poitiers a mis en place dès octobre 1987 un Conseil Communal des Jeunes censé répondre aux attentes de cette catégorie de population. Ainsi, lors de la seconde réunion de l'institution le 9 janvier, « un mec branché de Camille Guérin, Nicolas Auzanneau a présenté un projet de « fanzine-othèque » au Confort Moderne. On pourrait y lire tous les journaux écrits par des amateurs. »162 Cette proposition va donc dans le sens d'un lieu de consultation de la presse produite dans les lycées. Conformément au vote effectué lors de cette séance du CCJ, le projet est examiné par la mairie qui débourse 287 000 F.163 pour aménager un lieu « de stockage, d'archivage et de consultation »164 au sein du Confort Moderne (qui semblait tout naturellement désigné pour accueillir ce type de structure renforçant son rôle de pôle culturel alternatif), et prévoit d'employer une personne pour faire fonctionner le lieu de façon permanente. La Fanzinothèque n'est donc pas une structure qui a été créée par les acteurs qui la font vivre, mais elle est née d'une volonté municipale motivée par les aspirations de la jeunesse poitevine à avoir un lieu oI stocker et consulter la presse qu'elle produisait. Didier Bourgoin, le premier employé qui a dirigé la Fanzinothèque ne s'en cache pas :

« En fait c'est pas mon idée. Moi je faisais des fanzines, j'avais un magasin de disques qu'on avait avec une association [« La Nuit Noire » gérée par l'AMP nda], on était assez anti-subventions, on faisait des concerts. Et on vient me trouver, un jeune mec, ça s'appelait le CCJ. Ils voulaient une fanzinothèque parce que dans leurs bahuts, ils faisaient tous des journaux lycéens. »165

Une fois les aménagements effectués dans le petit local donnant sur le bar du Confort Moderne et Didier Bourgoin engagé par la mairie, la Fanzinothèque ouvre ses portes à l'occasion du festival « Trans Europe Halles » organisé en novembre 1989 par le Confort Moderne. Il va désormais nous falloir voir comment la structure, tout en étant née des décisions municipales, a réussi à se faire une place au sein du mouvement alternatif français.

162 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1987-juillet 1988), La Nouvelle République du 10 janvier 1988.

163 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 26 mai 1988.

164 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1988-juillet 1989), Poitiers Magazine d'avril 1989.

165 Radio Libertaire, « Le Fanzine », dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.

B/ Du lieu de stockage de la presse lycéenne au temple du fanzinat français : l'appropriation du lieu par ses acteurs

Nous venons de le voir, la Fanzinothèque a été créée sur une décision de la municipalité de Poitiers, à la demande du CCJ, afin de stocker et de consulter la presse amateur émanant principalement des lycées. Mrme les statuts de l'association n'ont pas été rédigés avec les acteurs du lieu : ils ont été pensés par les institutions municipales et lycéennes représentées par Mireille Barriet (qui présidait le CCJ à l'origine de la décision) et par Pascal Famery, ainsi que par Fazette Bordage du Confort Moderne (qui ne faisait qu'accueillir le lieu, sans avoir de prise sur le fonctionnement de la Fanzinothèque). Cela a donc donné des statuts très stricts avec des directives précises quant au fonctionnement interne de l'association, régi par non moins de 17 articles fixant les modalités de votes, d'éligibilité etc.166 Qu'il s'agisse du mode de création, ou de la nature des documents archivés #177; bien que certains se démarquent des journaux purement axés sur la vie de l'établissement scolaire ~ on voit donc bien que la Fanzinothèque n'a pas au premier abord les caractéristiques des structures alternatives telles que nous les avons déjà envisagées, dans le sens ou ce ne sont pas les acteurs du lieu, ceux qui l'ont fait vivre, qui ont investi un lieu par-euxmêmes pour ensuite mettre les pouvoirs publics devant le fait accompli. Il faut toutefois noter la réputation acquise par la structure dans le mouvement alternatif, qui trouve un large écho à travers toute la France. Alors que les rédacteurs de fanzines auraient pu aisément tourner le dos à un tel établissement émanant directement des pouvoirs publics, et censée répertorier une presse issue des lycées #177; ce qui se démarque de l'éthique indépendante des fanzines alternatifs ~ la Fanzinothèque s'est rapidement constituée un fonds conséquent de productions écrites portant sur différents sujets (musique, politique, bande dessinée, science-fiction etc.) venant « des quatre coins de la France et de l'Europe. »167 Pour comprendre cette inscription quasi-directe de la structure au sein des dynamiques de la presse underground difficile d'accès, il convient d'expliciter le choix pertinent ayant été fait par le CCJ pour la personne devant diriger et tenir le lieu. Comme nous l'avons déjà mentionné, c'est Didier Bourgoin qui fut salarié par la mairie dès le début, même si cet emploi a

166 ADV - 1880 W 1 - DRAC #177; 1993 #177; Services du livre et de la lecture #177; Statuts de l'association de gestion de la Fanzinothèque.

167 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du 15 novembre 1989.

pu poser quelques problèmes de conscience à l'intéressé, « anti-subvention » comme il se définissait lui-même dans une citation mentionnée plus haut :

« Derrière, c'était une volonté municipale. La mairie en créant la Fanzino mettait des moyens financiers, non seulement des moyens financiers mais aussi salarier la personne, en l'occurrence moi. Ça, déjà intellectuellement, ça me grnait. »168

C'est finalement l'alliance entre une activité enrichissante personnellement et un apport financier non négligeable qui a poussé Didier Bourgoin à accepter le poste : « on avait déjà 3 enfants, j'avais plus de boulot depuis que j'étais plus pion, j'avais passé tous les exams, pour être conservateur de musée tout ça, mais ça me plaisait pas. »169 Cette proposition d'emploi arrivait donc à point nommé et lui permettait de s'impliquer de façon professionnelle dans un domaine qui le passionnait depuis plusieurs années : les fanzines et la culture rock en général. C'est donc sous son impulsion que la Fanzinothèque est très vite passée d'un simple lieu de stockage pour journaux lycéens à un fonds répertoriant un grand nombre des titres issus du fanzinat français et européen. « En fait, comme Didier était déjà disquaire, il avait déjà des fanzines dans la cour, [...] on a dévié assez facilement sur les rockzines, et puis c'était en pleine explosion, il y'en avait plein, c'était vraiment la période d'or. »170 Détournant, ou plus justement dépassant en quelque sorte les volontés municipales, ou plutôt celles du CCJ #177; la mairie ayant seulement financé la création de la structure ~ Didier Bourgoin a créé un lieu bien plus riche qu'un entrepôt de journaux lycéens, en profitant du manque d'intérIt de la mairie pour ce lieu d'un genre nouveau : « il se trouve que la ville n'a pas tiqué plus que ça, enfin elle n'est pas venue voir non plus ce qui se passait dans les contenus, donc liberté, quoi. On a dévié un peu sur le rock. »171

Ayant désormais mis en lumière les moyens par lesquels Didier Bourgoin avait réussi à donner à la Fanzinothèque une image détachée de celle d'un lieu institutionnel, il va désormais nous falloir expliquer les raisons qui ont pu permettre la constitution d'un fonds aussi riche et diversifié. Tout d'abord, nous l'avons déjà souligné, mettre Didier Bourgoin à la tête de ce lieu était déjà très pertinent. Très impliqué dans le milieu alternatif français, c'est lui qui tenait la boutique « La Nuit

168 Radio Libertaire, « Le Fanzine », dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.

169 Ibidem.

170 Entretien avec Gilles et Marie de la Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.

171 Ibidem.

Noire » située dans la cour du Confort Moderne, dont nous avons auparavant montré la renommée nationale voire internationale à travers le témoignage de Fabrice Tigan. En outre, cette même boutique était, rappelons-le gérée par l'AMP, dont Didier Bourgoin faisait partie dès le début, et qui a contribué à faire venir à Poitiers de nombreux groupes alternatifs, dont Bérurier Noir en 1984. Didier Bourgoin se constitue donc à travers cette association un ensemble de contacts qui lui ont permis de faire de « la Nuit Noire » une boutique de disques très bien fournie, que ce soit en supports vinyles, mais aussi en fanzines, pour lesquels le disquaire se passionne. Dès le début, la Fanzinothèque bénéficie donc de « sa collection personnelle, histoire de gonfler les rayons »172 mais aussi des contacts accumulés durant toute son activité au sein du milieu associatif alternatif et dans le milieu du fanzinat. Didier Bourgoin a en effet contribué à la rédaction de quelques fanzines : très lié à l'AMP, dont les deux auteurs sont les « chevilles ouvrières »173, « Arsenal Sommaire Poitiers » est un fanzine d'informations relatives au rock régional. Didier Bourgoin cumule donc un certain nombre d'activités, notamment au sein de l'AMP, à l'image de nombreux producteurs de fanzines, ce qui lui fournit un nombre conséquent de relations :

« L'implication des acteurs d'un fanzine se limite rarement à la seule édition de celui-ci. Nombre d'entre eux jouent dans un groupe, animent en parallèle des émissions de radio, organisent des concerts, produisent des compilations K7, vinyles ou CD, animent un réseau de distribution de disques, K7 et d'autres fanzines. »174

L'attrait du fanzinat national lié à la scène alternative pour la Fanzinothèque s'est donc développé tout naturellement, et son patron l'explique simplement : « Moi je connaissais déjà tous les fanzines qui existaient. On correspondait. »175 Marie Bourgoin, qui rédigeait Laocoon (très orienté vers le rock) avec Didier Bourgoin, détaille un peu plus ce processus :

« On faisait des fanzines avant que la Fanzino existe, on avait déjà tout un réseau : on correspondait, par courrier a l'époque, on se baladait dans la France, on connaissait déjà le réseau des fanzines... Donc après, on a fonctionné exactement de la mrme manière. [...] C'est pour ça que c'est bien passé d'ailleurs auprès des fanzines. Parce que ça aurait pu être perçu comme un truc institutionnel, et puis non pas du tout. »176

172 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du 15 novembre 1989.

173 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 12.

174 ETIENNE Samuel, op. cit., p. 25.

175 Radio Libertaire, « Le Fanzine », dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.

176 Entretien avec Gilles et Marie de la Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.

Dès le départ, la renommée de Didier Bourgoin et de son entourage proche, qui °oeuvrait de façon bénévole mais très impliquée au fonctionnement de la Fanzinothèque, a permis au fonds de s'enrichir gr~ce à l'envoi spontané des productions de nombreux auteurs de fanzines, qui voyaient en elle la formidable entreprise d'archivage et de communication d'une presse théoriquement condamnée à une existence non seulement confidentielle mais aussi éphémère. Par ailleurs, l'équipe de la Fanzinothèque, Didier et les bénévoles, ont tout fait pour se décloisonner des locaux du Confort Moderne dans le but de faire connaître son action, au plus près des rédacteurs de fanzines, mais aussi des lecteurs. Cela s'est traduit par la présence de stands sur de nombreuses manifestations culturelles françaises, dont le festival de la Bande Dessinée d'Angoul3me. Didier Bourgoin a ainsi dépassé son rôle de salarié qui aurait pu rester cantonné dans son local à classer les fanzines, pour sillonner les routes et faire connaître la structure ; la passion et le militantisme culturel ayant pris le pas sur la simple activité professionnelle. Le Fanzinothécaire se souvient :

« En 1990 on allait partout quoi. On était sur tous les fronts. Je partais avec ma voiture avec des caisses de fanzines, et j'allais me faire voir parce que les gens demandaient : « C'est quoi une Fanzinothèque ? Qu'est ce qu'ils veulent ? » Donc de visu ce sera mieux. »177

La Fanzinothèque ne se résume donc pas à un local de stockage et de consultation, jà un simple lieu, mais marque son action par l'organisation d'événements de grande ampleur : le festival « Trans Zines en Halles » de 1990, associé au « Trans Europe Halles » du Confort Moderne a presqu'éclipsé ce dernier, si l'on en croit la presse locale qui titre alors « Fanzines et rock = mariage. »178 Elle reste très associée au milieu associatif, en témoigne son fonctionnement qui reste simpliste malgré les contraintes précises exprimées dans les statuts: « il y'a une association avec un C.A., avec des adhérents qui viennent emprunter. Le C.A. a un bureau et après il y'a 5 salariés »179 (un en 1989, puis deux en 1993, pour arriver à cinq de nos jours). Cet attachement à ce milieu à donc permis de fédérer beaucoup de personnes autour des événements organisés par la Fanzinothèque. Voyons désormais

177 Radio Libertaire, « Le Fanzine », dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.

178 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1990-juillet 1991), La Nouvelle République du 13 novembre 1990.

179 Entretien avec Gilles et Marie de la Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.

comment l'événementiel E entre autres #177; a pu constituer un element determinant dans la duree de vie de la structure.

C/ L'événementiel professionnalisant et un matériau inépuisable comme facteurs de durabilité

Ce sont finalement les moyens amenant au développement d'une activité evenementielle regulière qui vont nous interesser pour mettre en lumière les aspects qui ont permis à la Fanzinothèque de se maintenir dans le temps. Ces moyens sont explicites par Didier Bourgoin :

« J'ai embauché des personnes assez proches de moi, que je connaissais, qui faisaient du bénévolat. [...] J'ai utilisé tous les dispositifs d'aide à l'emploi, pour constituer une equipe. Je me suis dit : « il faut que cette structure dure, pour cette memoire. » Et c'est pour ça que je me suis mis assez vite à organiser de l'événementiel. » 180

A l'image du Confort Moderne qui a aussi constitué, nous l'avons vu, un moyen de creer des emplois pour la jeunesse, la Fanzinothèque revêt egalement cette fonction qui semble largement determinante pour la survie du lieu, ce qui a bien ete compris par Didier Bourgoin qui associe directement duree et professionnalisation. Marie Bourgoin fait egalement ce parallèle et prend egalement pour appuyer cette thèse l'exemple d'autres villes en France :

« Il y'a eu des tas de gens qui ont créé des Fanzinothèques, des coins... des choses... Seulement, ça a toujours fonctionné sur du bénévolat. Forcément au bout d'un moment, les gens ils s'épuisent, ils cherchent du travail, ils s'en vont et puis voilà, les choses se plantent quoi. Et ici, c'est pourquoi ça dure depuis 20 ans, c'est parce qu'il y'a des salariés quoi. Avec une subvention assez... assez importante pour faire des actions. »181

Comme nous l'avons déjà vu pour le cas de LOH, le bénévolat est encore une fois bien montré comme une source d'épuisement qui condamne les structures à l'épuisement et souvent à la dissolution (à l'image des tentatives de créer des fanzinothèques ailleurs dans l'hexagone). De plus, cette fois-ci, un element est à prendre en compte et à mettre en parallèle directe avec cette professionnalisation : il s'agit de la volonté, du soutien et de l'attitude de la mairie, qui a semble-t-il largement favorise la longevite de la Fanzinothèque. Si les subventions en ellesmêmes sont evoquees, il faut aussi expliciter le rôle de certains membres du conseil municipal, et plus precisement celui de Mireille Barriet, qui presidait le CCJ de 1988

180 Radio Libertaire, « Le Fanzine », dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.

181 Entretien avec Gilles et Marie de la Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.

et qui « avait defendu la culture crade contre la culture clean. C'est une prise de position assez courageuse et pas si frequente que ça. »182 Certains membres des instances municipales ont donc largement soutenu ce type d'initiatives, mrme si cela peut contraster avec le fait que la mairie ne s'est également que peu intéressée aux activites de la Fanzinothèque. Ce desinterêt #177; finalement un peu synonyme d'indépendance I a eu l'effet bénéfique de laisser les mains libres à l'équipe gérant le lieu, qui aurait pu être contrainte de mieux respecter les objectifs initiaux (c'est-àdire se contenter de repertorier des journaux lyceens) ou même censuree, comme ce fut le cas lors d'un des rares contacts directs entre des membres de la mairie et les fanzines lorsqu'un numéro de « Canicule » avait fortement deplu à Jacques Santrot, qui avait porte plainte contre le journal, le condamnant ainsi à la cessation d'activité. « S'ils avaient dû venir lire les contenus, euh je crois que la Fanzinothèque aurait dû fermer direct. Ca c'est clair. »183 L'attitude de la mairie de Poitiers a donc permis au lieu de se developper en toute independance de ton, un trop fort contrôle des contenus ayant sûrement pu deboucher sur la fin de la Fanzinothèque.

L'autre facteur tient à la nature des documents qu'elle répertorie. Comme nous l'avons dit, les membres de la structure sont suffisamment impliqués dans le monde des fanzines et du mouvement alternatif pour recevoir de façon regulière des productions des quatre coins de la France (la Fanzinothèque continue par exemple à recevoir entre 50 et 100 fanzines par mois), ce qui leur fournit une charge de travail assez importante pour classer et archiver tous ces fanzines durant plusieurs mois, voire plusieurs annees. De plus, l'autre fonction de la Fanzinothèque est également de conserver des archives passées. Rappelons que l'une des caractéristiques principales du fanzine est sa duree de vie très courte, son faible nombre de numeros, qui sont dus à la precarite du statut de ses auteurs. La Fanzinothèque regorge donc de revues amateurs dont les parutions sont achevees depuis bien longtemps, mais qu'elle conserve et communique au public. La structure joue donc le double rôle de repertorier la presse actuelle et de conserver les anciens titres. Donc même si le genre du fanzine, si la presse alternative etait condamnee à disparaître definitivement, ce qui n'est pas à l'ordre du jour, les membres de la Fanzinothèque continueraient tout de même leurs activites de conservateurs de ce type d'archives atypiques. Le lieu

182 Ibidem.

183 Ibidem.

cumule finalement les fonctions de fonds documentaire, mais aussi quelque part de musée, dans le sens oE une part du travail effectué tient à la constitution d'un fonds regroupant des documents de même type, mais également parce que la nature même de ces documents #177; pour lesquels la dimension esthétique joue un grand rôle ~ implique une mise en valeur différente de celle de productions écrites traditionnelles (d'autant plus lorsque les fanzines témoignent d'une époque révolue). Oscillant sans cesse entre ces deux caractéristiques, « le fanzine s'éloigne du média de production massive, pour se rapprocher de la création artistique. »184 Ces fonctions interdépendantes et sa situation privilégiée et reconnue au sein de la presse alternative française permettent donc à la Fanzinothèque d'envisager un avenir lointain.

Nous avons donc pu voir que si la Fanzinothèque était née d'une décision municipale, les acteurs la faisant vivre l'avait très vite inscrite au sein des dynamiques alternatives hexagonales, dans lesquelles ils s'étaient déjà largement impliqués. Plusieurs facteurs ayant favorisé sa longévité, la Fanzinothèque est très vite devenue un autre pilier poitevin faisant de la ville une place forte de la scène alternative nationale. En 1989 également, la naissance d'un autre acteur allait également y contribuer.

II- La fondation du label On a faim ! : le militantisme comme moyen de

promotion de la musique et des valeurs alternatives

La fin des années 1980 et le début des années 1990 étant marquée par l'émergence de plusieurs formations musicales poitevines influentes à l'échelle locale voire nationale, à l'instar de Seven Hate ou Un Dolor, la capitale régionale devait naturellement devenir témoin de la naissance de labels musicaux afin de soutenir, de promouvoir et de diffuser cette scène en pleine expansion. C'est ainsi que « Weird Records », « installé dans un garage de la cour du Confort Moderne, ex-boutique Nuit Noire »185 et « On a faim ! » voient le jour à cette période. Particulièrement impliquée dans la vie de la scène alternative nationale, et pas seulement musicale,

184 ETIENNE Samuel, op. cit., p. 17.

185 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 30.

c'est cette dernière structure qui fera l'objet de cette partie, bien que les solidarités et les rapports existant dans ce milieu nous amèneront forcément à reparler de Weird Records.

A/ Une naissance au sein de relations fortes et prédéfinies

Dès le début de ses activités, il faut comprendre que le label On a faim !, ou OAF !, n'a guère eu besoin de se constituer un carnet d'adresses de toutes pièces et n'a pas connu l'isolement. Le contexte de sa naissance et les origines du label expliquent aisément les contacts immédiats accumulés par la structure. Pour comprendre cela, il faut expliquer d'o~ est issu le label. Comme l'explique Luc Bonet, à l'origine de son lancement, « le label On a faim!, c'est la fin des années 80, et il vient du fanzine On a faim!, qui était donc assez connu dans le milieu rock alternatif et puis dans le milieu anar. »186 C'est donc l'affiliation avec ce fanzine créé par Jean-Pierre Levaray187, paraissant environ deux fois par an, qui semble donner ses lettres de noblesses au label dès ses débuts. Outre le fait « que le label soit déconnecté du zine »,188, il faut tout de mrme comprendre qu'il a pu bénéficier de son aura, de sa réputation et de ses connexions. Effectivement, à l'époque, et peutrtre mrme encore aujourd'hui, « On a faim !, c'est d'abord le célèbre fanzine de Rouen, né en 84 [...], qui a porté toute la vague alternative avec une rare constance et une rigueur irréprochable. »189 Créé à une date relativement précoce pour un fanzine lié au mouvement alternatif français (bien que le contenu s'ouvre peu à peu pour s'intéresser à terme à l'alternatif international), OAF ! #177; Fanzine se trouve être une des rares revues alternatives hexagonales à soutenir cette nouvelle scène dès ses débuts et bénéficie peut-être par là de contacts facilités avec les groupes musicaux, certainement heureux d'y trouver un moyen d'exposer au grand jour leurs créations, exclues des organes de presse traditionnels. L'engagement et la passion poussant les rédacteurs du fanzine à se déplacer sur les lieux de concerts, des contacts se créent progressivement et permettent à l'équipe rédactionnelle de s'étoffer de plus en plus

186 Entretien avec Luc Bonet du label musical On a faim !, propos recueillis le 14 janvier 2011.

187 Fondateur du fanzine « On a faim ! » alors qu'il était ouvrier, Jean-Pierre Levaray est aujourd'hui reconnu dans le milieu libertaire en tant qu'écrivain : il est notamment l'auteur de Putain d'usine ou de Tue ton patron.

188 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

189 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 30.

en s'étalant géographiquement : de cinq à dix contributeurs au milieu des années 1980, un numéro était réalisé par une quinzaine de personnes dix ans plus tard. « Il y'aura assez rapidement un réseau autour [du fanzine] pour l'écriture de chroniques, d'infos diverses et surtout pour la distribution sur plusieurs villes. »190 Ce nombre de rédacteurs s'est naturellement répercuté sur le fond et la forme de la revue, dont l'épaisseur n'a cessé d'augmenter : passant d'un quinzaine de pages de format A4 photocopiées et agrafées, avec des textes de taille modeste espacés pour le premier numéro de 1984, le fanzine rouennais est devenu une revue d'aspect traditionnel, avec une couverture de papier glacé et contenant cent pages bien fournies pour le dix-huitième numéro en 1994. Ce nombre de contacts grandissant a également permis à OAF ! de s'implanter ailleurs qu'à Rouen et de quadriller ainsi le territoire français tout en cumulant des activités différentes de la rédaction du fanzine, mais en en gardant tout de même les canons esthétiques : « la boutique et lieu de rencontres (et concerts) »191 de Bordeaux ouvre en 1989 et celle de Lyon en 1991. La fondation du label à Poitiers entre celles de ces deux succursales #177; si l'on peut parler en ces termes #177; participe donc de l'évolution qualitative et de l'extension des activités du fanzine OAF !, qui devient peu à peu une structure musicale complète, rassemblant progressivement l'ensemble des canaux de production de la musique : édition par le label, distribution par le biais des boutiques de Bordeaux et Lyon, diffusion par les concerts organisés par l'antenne de Bordeaux et promotion dans le fanzine.

La création de toutes ces structures soeurs témoigne de l'importance prise par le réseau OAF ! dans le mouvement alternatif hexagonal et de l'image de marque qu'il véhicule. Etant l'un des meilleurs fanzines de France, c'est naturellement une couverture du n° 15 d'OAF ! #177; Fanzine que l'on retrouve pour illustrer un article portant sur la Fanzinotèque de Poitiers.192 La marque de fabrique du fanzine a donc forcément marqué les groupes alternatifs français et facilité le travail du label poitevin : bien que « chaque structure était autonome » OAF ! #177; Label bénéficiait de la volonté de ces formations d'rtre associées à ce titre, ce qui rentrait parfaitement dans le cadre de leur type de sélection des groupes. « De fait, le fanzine recevait donc des cassettes de groupes. [...] Le fanzine recevait des choses intéressantes dedans, le

190 RUDEBOY Arno, op. cit., p.146.

191 AFP, Positive Rage, 1995 (n° 5), p. 12.

192 ADV - 1880 W 1 - DRAC #177; 1993 #177; Services du livre et de la lecture #177; Article paru dans Ecouter Voir, été 1991 (n°8).

fanzine en parlait et donc nous on avait des groupes pour les compilations On a faim!. »193 Bien avant la création du label à Poitiers, le fanzine avait déjà commencé jà développer une activité de distribution ou d'édition musicale, en joignant parfois aux revues des cassettes ou disques au format 45T réalisés par des groupes promus par le réseau. « OAF ! produit des K7 ! La première sort en même temps que ce n°

194 , .
·

[le IT3 1n03 7 13- RotslICrux » , c est-a-dire en 1985, soit presque six ans

avant la création du label. Notons également la double cassette regroupant près de trente groupes ayant pour certains marqué la scène culturelle alternative, voire la scène rock française intitulée « Le soleil n'est pas pour nous » produite en octobre 1986195, et des cassettes de concerts de groupes à forte audience comme Ludwig Von 88 ou de The Brigades (vraisemblablement enregistrés lors de soirées organisées par OAF !).196 On remarque déjà qu'OAF ! entretient des rapports avec de nombreux groupes, ce qui laisse présager un fameux carnet d'adresses facilitant ses activités.

Cette implication dans le milieu alternatif français a également permis à OAF ! de dépasser les collaborations directes avec les groupes, pour s'associer avec d'autres structures de promotion musicale, afin de diffuser des supports musicaux de meilleure qualité et à plus petite échelle :

« La coopération, ça passait surtout par Jean-Pierre et par le fanzine, et ça se situait plutôt en termes de publicité encore une fois au bon sens du terme. C'est-à-dire, on croisait entre les productions V.I.S.A. et les productions On a faim!, et puis quelques plans on va dire techniques. »197

La première compilation ayant bénéficié d'un tirage important ~ ce qui a débouché sur un large succès en termes de ventes et d'audience i voit ainsi le jour au début de l'année 1989 et marque les aspirations d'OAF ! à ajouter un volet label à ses activités : « après l'expérience réussie de co-production avec VISA de la compilation « A bas toutes les armées a» [...] voici le label proprement dit. »198 Ce disque au format 33T devenu pièce de collection sur les sites internet d'enchères199 est né, nous venons de le signaler, de la coopération entre OAF ! et « VISA ». Visuel,

193 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

194 AFP, On a faim !, hiver 1985 (n° 3), p. 1.

195 AFP, On a faim !, septembre 1986 (n° 5), p. 1.

196 AFP, On a faim !, mai 1990 (n° 14), p. 51.

197 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

198 AFP, On a faim !, mai 1990 (n° 14), p. 51.

199 Vente du vinyle « A Bas Toutes Les Armées » sur le site d'enchères en ligne Price Minister, http://www.priceminister.com/offer/buy/17700109/Compilation-A-Bas-Toutes-Les-Armees-33- Tours.html, consulté le 16 mai 2011.

Info, Son, Archives, pour « VISA » était « un label de K7 peu ordinaire [...] éclectique, présentant des groupes à « contenu », ou d'autres à la musique originale et personnelle »200, actif de 1983 à 1989. Ayant a priori les mêmes aspirations artistiques qu'OAF !, la collaboration entre les deux structures semblait évidente. Luc Bonet l'explique aussi par un autre argument :

« Il y'avait deux types de réseaux : il y'avait le réseau lui-même, qui lui était donc en crise forte et puis après, il y'avait le réseau anar. Dans le réseau anar, y'avait un autre label qui est arrivé à survivre, qui était un label historique qui s'appelait VISA. »201

On voit donc que cette coopération fut également permise par des affinités politiques fortes. Or, nous allons pouvoir constater dans une seconde partie que le label OAF !, comme l'ensemble des composantes de ce réseau, étaient particulièrement imprégnés politiquement.

B/ Un label marqué par le sceau de la culture politique libertaire

Le discours politique est en effet quasi-omniprésent dans les productions écrites ou musicales issues du réseau OAF !. Dès le troisième numéro du fanzine, paru un an après le début des activités de Jean-Pierre Levaray en 1984, le titre On a faim ! s'étoffe du sous-titre « Anarchy & Music » qui traduit bien les aspirations de la rédaction, celles d'associer des chroniques portant sur la vie de la scène alternative et les groupes que la rédaction soutient, à différents articles reprenant des thèmes de société en y associant un discours critique fortement marqué politiquement. :

« Dans le fanzine, il est question de politique, parce qu'on ne peut pas rester neutre et que pour nous, l'Anarchie est la seule réponse face à la crise des mondes industriels. Parce que fanzine On a faim ! parle surtout de musik et donne la parole, questionne les groupes réellement alternatifs. »202

L'ambigüité n'est donc pas cultivée et le discours est clair : le fanzine OAF !, à l'image de l'ensemble du réseau se veut résolument porteur des idées libertaires. La date de création de la revue à Rouen n'est d'ailleurs pas anodine :

« Pour situer l'année de naissance du fanzine, ça remonte à la grande grève des mineurs
britanniques qui a duré un an à peu près. Donc il y'avait plein d'actions, de concerts, de
trucs, et sur la région rouennaise justement, Jean-Pierre Levaray, comme il était

200 RUDEBOY Arno, op. cit., p. 151.

201 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

202 RUDEBOY Arno, op. cit., p. 146.

vraiment investi là-dedans, pendant qu'il y est, il est parti sur un fanzine quoi. [...] L fanzine est ne plus de la grève des mineurs que du mouvement alternatif musical. »203

C'est donc dans le sillage de mouvements sociaux internationaux que le fanzine OAF !, point de départ d'un réseau national, débute. Laissant transparaître les interests de son fondateur, le contenu des articles s'est naturellement orienté vers la musique, en association avec le fond politique, ce qui, nous le verrons, n'a jamais été reellement indissociable. Cet attachement à la dimension politique se retrouve également à travers l'appartenance d'un grand nombre des membres du réseau à la mesme organisation politique: « tous les vétérans d'OAF ! se sont rencontres à la Federation Anarchiste au debut des annees 1980, oil nous militions dans nos villes respectives : Rouen, Paris, Bordeaux... »204 Poitiers ne deroge pas à la règle c'est donc un militant de la Federation Anarchiste, Luc Bonet, qui fonde la partie label d'OAF ! : « il y avait une opportunité à Poitiers, c'est qu'on avait des sous parce qu'on venait de vendre le bâtiment servant à la FA [Federation Anarchiste, nda] en faisant une plus-value, et donc j'ai contacté Jean-Pierre pour lui proposer de faire un label. »205 L'affiliation du label et du reseau OAF ! en general semble donc evidente et influe forcement sur les contenus du fanzine, mais aussi des supports musicaux émanant de la structure, ce que le fondateur d'OAF ! #177; Label revendique : « pour moi c'est un acte politique. Comme je militais à ce moment-là à la Federation Anarchiste. Donc c'est du militantisme avec un côte un peu artistique. »206 La dimension ethique joue en effet un rôle important dans la politique de selection et de diffusion des groupes. Ces deux niveaux de la production musicale chez le label poitevin sont en effet imprégnés de l'esprit militant libertaire, bien qu'il faille exclure le sectarisme ideologique lie aux choix des groupes. Entendons-nous bien, les formations musicales produites par OAF ! ne devaient pas appartenir au groupe politique dont la majorite des membres du label etaient issus, ou obligatoirement relayer des idees politiques dans leurs paroles. Neanmoins, ces groupes etaient choisis sur la base de pratiques culturelles repondant à une ethique irreprochable :

« Il y'a deux aspects, il y'a le message politique [...] mais après il y'avait une forme de demarche qui, elle, est politique. Il y avait une demarche qui etait vers quelque chose qui se deroule en dehors du système, pas forcement contre le système, mais toujours en dehors. Et donc ça, moi, comme militant libertaire, c'est ce qui m'intéresse. Pas que les

203 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.

204 RUDEBOY Arno, op. cit., p. 146.

205 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

206 Ibidem.

gens soient tous anars, mais qu'ils construisent des choses sur leurs propres capacites. »207

« C'était à la limite pas tant le discours politique des groupes qui nous interessait, mais leurs pratiques, tu vois. Ce qui fait qu'on a produit et des compilations de fait politiques avec des groupes très militants et engages, et puis des albums de groupes qui sont pas du tout des militants, mais qui par contre au niveau de leurs pratiques, du business, par rapport au public etaient dix fois plus alternatifs que des gens qui ont des grandes gueules avec marque « anarchiste ». »208

On voit donc bien que la selection des groupes musicaux promus par OAF ! ~ Label depassait le stade de la simple ecoute des cassettes de demonstration reçues et la promotion exclusive de ceux propageant le discours le plus approprie, ou le plus vendeur, pour l'audience habituelle d'OAF !. Ce type de fonctionnement base sur l'éthique pratique des musiciens amène donc naturellement à faire découvrir des sonorites nouvelles, qui rompent avec le type de productions habituellement ecoutees par l'auditoire d'OAF !, ce qui se rapproche en cela des pratiques de LOH et du Confort Moderne : le reseau a « toujours voulu casser les frontières, qu'elles soient géographiques ou musicales. Ce qui [leur] importe, c'est que la musique [leur] plaise et que l'attitude du groupe soit bonne. »209 Evidemment, cette forte impregnation politique s'est également retrouvée dans la nature des productions du label, indissociables des pratiques militantes et revêtant le plus souvent les avatars du mouvement libertaire. La compilation « Cette machine sert à tuer tous les fascistes », sortie en 1990 comporte ainsi un livret interieur compose de textes realises par divers collectifs antifascistes tels « REFLEXes » ou « Article 31 », et celle de 1992, commemorant la date historique 1492, oil « les indiens decouvraient Christophe Colomb »210 est associe au « Collectif Guatemala », qui soutient les luttes indiennes contemporaines. Il faut donc constater que si le contenu musical de ces compilations n'était pas nécessairement explicitement politique, l'objet de celles-ci etait obligatoirement oriente vers les combats menes par le mouvement libertaire (anticolonialisme, antifascisme, anticléricalisme, pour ne citer qu'eux) et correspondait à une politique de rationalisation financière du label : « on jonglait en produisant des compilations qui assumeraient suffisamment de rentrees, pour prendre

207 Ibidem.

208 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.

209 AF,.,

r On a faim !, mai 1990 (n° 14), p. 24.

210 Livret de la compilation Pogo avec les loups, On a faim ! #177; Label, 1992.

commercialement, ça ne marcherait pas forcement. »211 C'est-à-dire qu'en plus de reverser des fonds à des associations luttant sur les mêmes champs d'action qu'OAF ! (les benefices de la compilation « A bas toutes les armees » etaient ainsi reverses à des associations antimilitaristes soutenant les deserteurs), les compilations fortement teintées d'idéaux politiques permettaient des rentrées d'argent servant à financer des albums de groupes presqu'inconnus du grand public, pour lesquels la dimension esthetique etait privilegiee. Ce principe de pragmatisme economique etait d'autant plus difficile à tenir si l'on tient compte de la politique de prix des disques mise en place par le label, qui permettait l'accès de la culture au plus grand nombre, conformément aux idées libertaires. Cette prise de position s'inscrivait logiquement dans un contexte de combat reellement politique consistant à denoncer les pratiques mercantilistes liees à la diffusion de la culture de masse, telles les tarifications abusives pratiquees par les maisons de disques traditionnelles. OAF ! #177; Label se revendiquait donc aisement comme une alternative à la musique distribuee de façon jugee trop onereuse par les grands labels et le signifiait habituellement par le pictogramme figurant sur les pochettes de leurs disques : « Rock Against Majors -- Support the movement » soit « rock contre les majors #177; Supportez le mouvement »212, qui confirme bien le rapport de force établi par la scène alternative face à l'industrie du disque.

Pictogramme visible sur les productions
On a faim ! - Label213

C'est finalement la lutte contre l'industrie musicale qui a d'ailleurs poussé les membres du reseau OAF ! presents à Poitiers à prendre la decision de monter un

211 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.

212 Pochette de la compilation Cette machine sert à tuer tous lesfascistes, On A Faim ! #177; Label, 1990.

213 Ibidem.

label avec une existence propre. Il s'est encore une fois agi d'une décision avec un caractère politique fort :

« C'est parce qu'il y'avait crise qu'il y'a eu l'idée de créer le label. Voilà on ne voulait pas bouleverser la donne, mais on se disait : « quelque chose est monté, qui concerne beaucoup de gens, donc ce serait trop bête que tout retombe a». Parce qu'effectivement, on savait bien ce que ça voulait dire que tout retombait : c'est que tout retombait aux mains du business. Donc après tout, comme souvent dans le milieu libertaire, créer un peu d'ilots de résistance et d'autonomie, c'était un minimum. »214

La crise de 1989 au sein du mouvement alternatif semble donc bien réelle, et OAF ! - Fanzine en est bien conscient, en témoigne les articles-débats intitulés « Cherche rock alternatif désespérément ! a» des n° 13 et 14 de l'année 1989. C'est justement pour perpétuer les espoirs soulevés par ce mouvement en termes de perspectives concernant une autre façon de produire et de diffuser de la musique, par le biais d'un circuit indépendant fort, qu'OAF ! #177; Label fut créé. Fidèle à son éthique souvent jugée irréprochable, OAF ! montre une fois de plus son attachement aux valeurs alternatives, à une époque ou tout une scène est en proie à la récupération, ou à la fin de ses activités.

OAF ! #177;Label, comme l'ensemble du réseau auquel il appartient a donc réussi à allier des pratiques indépendantes que nous avons déjà pu analyser, à un discours politique radical englobant des problématiques sociétales plus étendues qu'une simple critique de la situation culturelle française. Un positionnement politique qui a parfois pu être critiqué au sein du milieu associatif local : Fabrice Tigan, impliqué dans l'association « Nahda », organisateur de concerts à tendance punk hardcore (style musical largement défendu par OAF !) s'est senti méprisé avec les autres membres de sa structure par le label poitevin « parce qu'[ils n'étaient] pas des « anarchistes d'État. » »215 Dans un autre registre, des critiques ont aussi été émises à l'intérieur mrme du label, par les équipes successives. Ainsi, Gil Delisse2 succédant à l'équipe formée par Luc Bonet au début des années 1990, a cherché à se démarquer de cette prépondérance du propos politique dans les activités d'OAF ! :

16

,

« C'était une autre conception de l'équipe qui s'est constituée après Luc et les autres. Il
faut revenir à l'origine du truc : au départ c'était un label qui a été monté entièrement
par des gens qui étaient à la FA, dont moi j'ai fait partie il y'a une vingtaine d'années

214 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

215 TIGAN Fabrice, « Poitiers Über Alles », sur le Forum Poitiers Bruits, http://poitiersbruits.bbconcept.net/t34-poitou-uber-alles-par-fab-tigan, consulté le 28 avril 2011.

216 Membre du label musical « On a faim ! » à la suite du départ de Luc Bonet, Gil Delisse est aujourd'hui illustrateur, activité qu'il exerça notamment au sein du fanzine du mrme nom.

aussi. [...] Ensuite, moi j'étais pas du tout pour rattacher un label de disques à une organisation, connaissant en plus le milieu libertaire qui est quand même assez compliqué. On voulait faire un truc bien plus simple que ça. »217

Cette oscillation entre admiration pour la rigueur éthique de la structure et critiques concernant son aspect politique trop prégnant nous laisse entrevoir l'image d'un label marginalisé à Poitiers, mais reconnu dans des sphères plus étendues.

C/ Entre isolement local et reconnaissance nationale

Par marginalité, il faut bien sûr comprendre que le label OAF ! se trouvait quelque peu en marge du mouvement alternatif local, notamment lors du démarrage de ses activités. Le fondateur le reconnaît d'ailleurs volontiers et l'explique facilement:

« Nous, on faisait pas partie du milieu on va dire musical poitevin. Moi, je connais rien en musique. Voilà je ne suis pas musicien, j'ai une oreille disons mais je suis militant politique avant tout. J'allais au Confort, il y avait la boutique de disques, les concerts et un milieu oil les gens se lookaient différemment. »218

Cet isolement peut donc s'expliquer par deux éléments déterminants : tout d'abord par les objectifs spécifiques du label ~ qui se démarquaient de ceux des autres structures poitevines, tendant plus vers des aspirations purement culturelles ~ s'orientant vers une forme de militantisme politique porté par des canaux musicaux et comportant un discours radical qui se démarquait de la relative neutralité politique des autres structures poitevines #177; en tout cas en termes de communication. Cet aspect fut ensuite nuancé par la seconde équipe du label, portée par Gil Delisse qui semble avoir insufflé certaines exigences esthétiques plus en adéquation avec des structures comme le Confort Moderne, par exemple. Les activités de ce dernier, dessinateur, notamment et naturellement auprès du fanzine OAF !, ont également permis le développement d'affinités avec la Fanzinothèque de Poitiers, très tournée vers l'art graphique. Ce changement d'équipe eut donc pour effet d'ouvrir quelque peu l'activité d'OAF ! #177; Label aux autres composantes de la scène alternative poitevine.

La deuxième raison de cet isolement local peut aussi s'expliquer par l'inscription déjà mentionnée du label au sein d'un réseau à échelle nationale. OAF ! #177; Label était déjà solidement ancré dans un tissu de solidarités hexagonal, au sein du réseau OAF ! mais aussi du réseau alternatif dans sa globalité, et n'avait donc pas besoin de

217 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.

218 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

s'appuyer ou simplement de s'intégrer à la scène poitevine. À l'image de la collaboration avec les parisiens de VISA pour la première compilation important d'OAF !, c'est vers le distributeur New Rose, que le label se tourne pour diffuser ses productions : structure multiforme parisienne créée en 1980, New Rose débute par une boutique underground rapidement devenue le label « le plus important des indépendants français »219, puis organe de distribution à échelle internationale deux ans plus tard, « à un moment décisif parce que des acteurs des nouvelles scènes DIY peuvent s'autosuffire, de la conception jusqu'à la commercialisation des disques. »220 Intégrant le réseau de distribution New Rose sept ans après ses débuts, en 1989, on peut facilement imaginer la renommée acquise par les parisiens à cette date. La réputation du fanzine rouennais associée à celle du distributeur parisien a donc favorisé la diffusion importante des productions d'OAF ! sans que le label ait besoin de s'appuyer sur les structures poitevines pour acquérir une audience régionale puis nationale.

Il convient également de mentionner le fonctionnement complètement indépendant du label poitevin et sa vision à court terme, qui rappelle forcément certains aspects des débuts de LOH, à quelques détails près. Tout d'abord, conformément aux idées libertaires portées par la structure, et ce qui montre bien la rigueur éthique de la structure, OAF ! #177; Label avait un positionnement clair concernant les subventions, « n'en a jamais demandé [et] n'en voulait pas », rejetant toute entente avec les pouvoirs publics, qu'il dénigrait. Par contre, on retrouve chez ce label des caractéristiques communes aux structures formées de façon alternative : l'importance du bénévolat traduisant un engagement culturel fort et passionné ainsi que la vision à court terme, qui ne sont jamais réellement sans lien. Bien que le label fasse preuve d'un certain pragmatisme économique pour financer ses productions (avec de fortes rentrées d'argent sur les compilations politiques avec des groupes reconnus, permettant le financement d'albums de formations plus confidentielles et débutantes), la base de bénévoles et l'autofinancement engendrant l'absence de salariés et de comptes à rendre, a permis aux membres d'OAF ! #177; Label d'exercer cette activité avec relâchement et avant tout pour leur plaisir, afin que ça ne devienne

219 GUIBERT Gérôme, La production de la culture, le cas des musiques amplifiées en France, St Amand Tallende, Mélanie Séteun et Irma éditions, 2006, p. 248.

220 Ibidem.

pas une contrainte : « quand il y'avait des sous [ils faisaient] des choses, et quand il n'y en avait pas, [ils ne faisaient] rien. »221 Ce fonctionnement détaché contraste donc forcément avec celui plus sérieux des structures subventionnées devant répondre de leurs financements à leurs partenaires.

OAF ! #177; Label se démarque donc largement des structures alternatives poitevines par son discours politique explicite et radical et par son fonctionnement très indépendant. Le label, bénéficiant déjà de relations préétablies s'est donc plus facilement inscrit dans des dynamiques hexagonales sans avoir eu besoin de s'implanter localement. L'évolution de la structure dans le temps nous forcera pourtant à nuancer ce propos, sur lequel nous reviendrons dans notre dernière grande partie, portant sur une tranche chronologique différente.

Fondé en 1989, et totalement conscient de la déconfiture du mouvement alternatif en réaction à laquelle il s'est construit, le label OAF ! a participé à la construction à Poitiers d'une scène locale relativement complète et impliquée à l'échelle nationale. L'étant certainement plus que les autres structures, le label s'est tout de mrme retrouvé isolé à Poitiers, presque volontairement, n'entretenant par exemple dans ses premières années presqu'aucun rapport #177; en dehors de contacts en tant que spectateurs individuels #177; avec le Confort Moderne.

III- Le Confort Moderne : dans l'air du temps sur deux tableaux

Comme nous venons de le voir la crise semblait donc réelle au sein du mouvement alternatif français, tout en épargnant Poitiers, comme peuvent en témoigner la formation de deux structures majeures : la Fanzinothèque et le label On a faim !. Une crise caractérisée chez les créateurs d'une part par l'affiliation au marché du disque de masse, ou par l'implosion de certains groupes moteurs peinant à associer reconnaissance nationale et fonctionnement alternatif ; et chez les structures organisationnelles d'autre part par une prise en compte de la culture rock émergente par les pouvoirs publics #177; rebaptisée plus pompeusement « musiques actuelles »222 ~

221 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.

222 On en retrouve les traces dans les « Pôles régionaux de musiques actuelles » ou le Centre d'information et de ressources pour les musiques actuelles » (IRMA).

récupérant une partie de la scène pour l'aseptiser. On observait donc « deux tendances naissantes des scènes françaises, une tendance institutionnelle, et une tendance « bordélique a» de l'instant. »223 En partant de ce constat, il va être intéressant d'observer la position du Confort Moderne, qui semble osciller entre ces deux directions.

A/ Un témoin intéressant de la situation de la scène alternative nationale

Dès le début de l'année 1989, le Confort Moderne se positionne comme à son habitude au coeur de la scène indépendante hexagonale : le festival « Rock en France » débute le 27 janvier et rassemble les formations musicales françaises les plus reconnues en dehors de l'industrie du disque. L'explosion médiatique du mouvement semble déjà avoir opéré et, selon le journaliste, à la question « mouvement alternatif ou Top 50 ? Le public du Confort a fait son choix. »224 Le rapport de force opposant deux façons différentes d'envisager la production de la culture semble donc avoir été acté dans la presse généraliste, qui commence à expliciter cet affrontement. Un intérêt tardif #177; si l'on considère que le mouvement alternatif a depuis longtemps pris ses quartiers à Poitiers à travers LOH et le Confort Moderne notamment #177; et tâtonnant : « il paraît que ce genre de groupes est farouchement opposé à une reconnaissance par la télévision et les médias. »225 Un courant culturel visiblement mal compris, puisque qu'il ne s'est jamais opposé à la reconnaissance, qu'il a atteint à la fin de la décennie, mais s'est plutôt souvent montré critique vis-à-vis des moyens pour y parvenir, c'est-à-dire des médias de masse et des canaux traditionnels, trop marqués par l'économie de marché. Le centre culturel confirme son attachement à ce pan « résistant » de la scène, qui tente de continuer un mouvement sur les bases qui ont forgé son identité et son succès, en organisant dès la fin de la même année la seconde édition du festival « Eat Some Rock a». Se déroulant successivement au Confort Moderne, à l'Agora et au Puits de la Caille, la manifestation a pour habitude de relayer les grands noms de la scène indépendante en associant différentes places culturelles associatives de Poitiers : Les

223 TIGAN Fabrice, « Poitiers Über Alles », sur le Forum Poitiers Bruits, http://poitiersbruits.bbconcept.net/t34-poitou-uber-alles-par-fab-tigan, consulté le 28 avril 2011.

224 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du 15 novembre 1989.

225 Ibidem.

Satellites et Les Wampas #177; pour ne citer qu'eux ~ lors de l'édition de 1988226 et Les VRP et Warum Joe entre autres en 1989.227

Dans le même temps, la salle poitevine entretient aussi des liens relativement étroits avec l'autre pendant de la scène, très critiqué au sein mrme du mouvement, qui finit au début des années 1990 par s'intégrer au marché du disque traditionnel. Le Confort Moderne reçoit ainsi les groupes et labels les plus controversés de la scène : La Mano Negra, groupe formé par le très médiatique Manu Chao, signé sur la major Virgin dès 1988, effectue un passage remarqué au Confort Moderne le 2 mars 1989 avec leur « nouveau morceau taillé pour faire un hit ».228 Concernant l'entourage de ce groupe né dans l'underground parisien et très vite rattaché au monde du show-business, le Confort Moderne a également accueilli dans la continuité de sa politique de soutien et de relais des structures indépendantes #177; comme lors de la soirée « Gougnaf Mouvement » mentionnée plus haut) #177; le label « Boucherie Production », qui produisait La Mano Negra, avant que le groupe soit signé sur Virgin. Bien que ce label soit indépendant, ses objectifs semblent privilégier à tout prix la reconnaissance par le grand public des groupes qu'il produit, plutôt que la simple édition de créations exclues des circuits traditionnels. Ces buts ont naturellement conduit Boucherie Production à adopter la « stratégie promotionnelle la plus efficace possible, tournée vers les médias rock, mais aussi les supports traditionnels »229 ce qui se démarque clairement de l'éthique alternative, qui cherche justement par définition à se démarquer de ces supports. Cette politique, partagée par certaines autres formations ou structures, a largement fait débat au sein de la scène alternative et a conduit les membres de Boucherie Production à être qualifiés de « bouchers aux dents longues. »230 Le Confort Moderne constitue donc un témoin fidèle de la situation de la scène alternative coupée en deux, qui connaît des « problèmes essentiellement économiques »231, liés à la gestion d'une audience de plus en plus importante, impliquant de plus en plus d'argent, rendant difficile la conservation

226 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 9 juin 1988.

227 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République du 6 juin 1989.

228

ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1988-juillet 1989), La Charente Libre du 1er mars 1989.

229 AFP, On A Faim !, mai 1990 (n° 14), p. 10.

230 Ibidem.

231 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

d'une éthique Do It Yourself. Conscientes des occasions offertes par ces difficultés et des nouveaux marchés à conquérir, « les majors vont revoir leur politique de production envers les musiques amplifiées. »232

« Les années 1990 seront celles d'une réaction des majors, qui, tout en conservant une mainmise globale sur les produits les plus vendeurs, vont investir dans les nouveaux courants musicaux en adoptant des procédés de sous-traitance généralisée de la production et, si nécessaire, de la promotion tout en contrôlant les processus de distribution. »233

Cela s'est traduit concrètement par une vraie campagne de séduction de la part des grandes maisons de disques, qui cherchaient à reprendre à leur compte un mouvement culturel en crise, comprenant certains éléments qui voyaient dans ces majors une solution pour obtenir des moyens financiers capables de répondre aux exigences financières liées à une audience de plus en plus importante. La plupart des grands labels se sont donc dotés de vitrines censées attirer les groupes issus de la mouvance alternative, par le biais de filiales soit disant indépendantes, mais rattachées aux majors : « Sony Music » crée ainsi le label « Squatt », qui porte un nom camouflant à peine les intentions d'attirer des formations issues d'un mouvement qui a mûri au sein des squats. À coté de cela, en plus de signer des groupes individuellement, les majors et leurs filiales ont également tenté d'assimiler directement les structures existantes, que ce soient les labels avec l'ensemble de leurs catalogues, ou les fanzines qui constituaient un outil de publicité touchant des publics qui n'étaient pas atteints par les majors. OAF ! #177; Fanzine a ainsi été approché par ces majors qui ne cachent pas leurs intentions de faire rentrer les canaux de la scène alternative dans des logiques commerciales : « On a vu que grâce au réseau des fanzines et des associations, certains groupes ont pu vendre énormément de disques. »234

On ne peut pas parler de cette récupération de la scène sans évoquer le rôle de l'État et de la politique culturelle mise en place lors des mandats exercés par Jack Lang en tant que ministre de la Culture. Le Centre d'information rock (CIR) est l'exemple le plus marquant de cette politique ayant permis cette intrusion du show-business dans le milieu indépendant. Créé en 1986 grâce à une subvention de 600 000 F. du ministère de la Culture, « le centre avait d'abord pour but de mieux

232 GUIBERT Gérôme, op. cit., p. 281.

233 GUIBERT Gérôme, op. cit., p. 280.

234 AFP, On a faim !, mai 1990 (n° 14), p. 17.

faire circuler l'information. Cet organisme édite alors « « L'Officiel du rock » [...] où figurent les contacts des acteurs des musiques actuelles (artistes, disques, scènes, médias...). »235 Ce qui a été reproché au CIR et à son journal, c'est qu'il n'y fut « presque jamais question de musique, on ne parle que de fric, de subvention, de sponsoring. À vous en dégouter... »236 Finalement, cette institution et le répertoire qu'elle a créé, au lieu de desservir les acteurs de la scène en les connectant entre eux, a facilité l'intrusion des majors qui n'a plus eu qu'à draguer dans ce vivier pour trouver des artistes correspondant aux nouveaux marchés. Cette mesure est donc allée dans le sens de la politique mise en place par l'État qui a largement favorisé l'institutionnalisation globale du mouvement, en témoigne la mesure d'aide financière accordée aux labels indépendants, à condition que ceux-ci soient constitués en SARL #177; donc de taille importante #177; laissant de côté les petites associations à but non lucratif.

Le Confort Moderne est donc implanté dans une scène qui se trouve au centre d'enjeux nationaux, qui semblent devoir déterminer l'issue de la crise dans laquelle elle est engluée. Pourtant, le centre culturel poitevin ne semble, entre 1989 et 1992, ne pas se positionner sur l'échiquier national (nous verrons s'il en est de mrme pour son fonctionnement), dans cet affrontement entre scène résistante et scène en voie d'institutionnalisation et/ou d'accession au show-business. Ne prenant pas parti, LOH continue donc de programmer à la fois des talents émergents et des valeurs sûres de la scène française. Toujours à l'avant-garde de l'innovation dans le champ musical, il faut aussi remarquer qu'une nouvelle culture, finalement dans la continuité de la scène rock #177; car également issue des couches sociales les moins favorisée, une culture urbaine, underground #177; s'invite à l'affiche du Confort Moderne : le Hip-hop commence ainsi à être programmé dans le centre culturel de Poitiers. Une fois de plus, l'association poitevine fait preuve de flair en programmant des artistes majeurs issus de cette scène : NTM y effectue ainsi son premier concert en province en 1990237 et IAM est à l'affiche en mai 1991.238 On peut donc dire que

235 GUIBERT Gérôme, op. cit., p. 273.

236

AFP, On a faim !, mai 1990 (n° 14), p. 17.

237 MOUILLE Thierry, op. cit., (source audio-visuelle).

238 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1990-juillet 1991), Majuscules du 1er mai 1991.

conformément à leur habitude, LOH et le Confort Moderne semblent continuer dans la voie empruntée depuis leurs origines.

B/ Une ligne qui conserve ses caractéristiques et s'enrichit : vers un pôle culturel de grande envergure ?

1 ROA lIIIRQs vARGIQsIQRtVESIFP IqIIISIMI,IO &RQfRLIf0 RGeIQe IGRSIM GqAIR débuts plusieurs caractéristiques faisant de lui un centre culturel important, revêtant divers rôles déjà explicités. Entre 1989 et 1992, on constate que la structure conserve ses bases anciennes, qui ont fait son succès. Du côté de son rôle culturel, nous YIQRQs GHP RQtIIIMI lDBI-1 s1 116R0NIIIMMDQe IiJQIUqDEAHNROlIit IXIF XiGHlIT scène alternative française en programmant à la fois les valeurs sûres issues du mouvement alternatif et les nouveaux courants musicaux émergeant au sein même GeAFP wrx[AnIP SalIpRE IP IITups QRtIP P IQt SIrEeFP SlRi GeAFQRuatun technologies électroniques). Le Confort Moderne conserve donc son rôle de défricheur culturel et continue à offrir aux Poitevins une programmation éclectique et SH FRQKQtiRQQeIDD, FIRP SIQtNIXIF 'l'RII11 FuOKIEDDGeTP IsA11R00Qst6IMIRQQHIN 6RQ INIRXESHP et IiQsiAG111Ii1HGpFRONLlifIXESNECDFEGIIuMINBUK CIsARFiItIREGeL diffusion artistique à Poitiers, eQ s'IsARFIIQt SIUPTIP SOgi I'AJRIITH1IuC3NIts GH lI &IMI ESRXEOPrJIQisIIIRQUGKIIIMBIl « Eat Some Rock a». 1/ H allNIMIIIILP e IIQIBP eQt FRP P HID IFIIIEyseur G'uQ tissu Issociatif en expansion à Poitiers et le nombre et la qualité des structures hébergées au 185, Faubourg du Pont-Neuf témoigne du caractère moteur du Confort Moderne. La cour reste en effet active durant notre tranche chronologique, avec la présence du restaurant et celle de « la Nuit Noire », boutique de disque très influente localement et plus encore, et dans le IRQG Gu TIINRWHIQ EEEE DISHAit lRFIl2hébergeant la Fanzinothèque. Le Confort Moderne continue donc à cristalliser des activités diverses, mais indépendante de / 2 + IINAHQ GeARRFIREqDEI'IsARFiItiRQ JqIIIP IiA Q'RFFuSHSIs. On remarque également que ces activités sont de plus en plus reconnues : la boutique de disques SIEIlD IFKRI{ 1qDIHDLSIRSRV, E« IRMFT EqDi Q'RMSIsBWI RS ITE »239 WiSIUNTptKITME INHOD IIGRSIM I « OVP IP EUFA G'A0 3 CqD1.Jq11Qt « la Nuit Noire » veulent « créer

239 ACM : « 31.MMARNLGH / 1Rre1.le11AWKIIGII » (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République du 15 février 1989.

un autre rapport, sans faire de concurrence aux disquaires »240 #177; attire un public nombreux, et la Fanzinothèque conserve ce caractère. Le Confort Moderne reste donc attaché à la dimension sociale qu'il rev6tait dès ses débuts. Le centre culturel reste un lieu d'échanges et de contacts qui ne se limite pas à offrir des spectacles quelques soirs par semaine.

Cette capacité à créer du lien social a été renforcée à cette période par divers événements, permettant le contact à différents niveaux. Ainsi, s'inscrivant dans son rôle de gestion de la jeunesse et donnant écho aux volontés gouvernementales qui attitra cette responsabilité aux structures constituant les scènes locales, une discussion entre le député Jean-Yves Chamard241 et la jeunesse poitevine se tient en 1990, afin d'aborder les thèmes de l'emploi et de la société.242 Une réunion similaire avait déjà eu lieu un an plus tôt avec cette fois-ci la présence du Président de l'Assemblée Nationale de l'époque, Laurent Fabius.243 On remarque donc que le Confort Moderne met ses locaux à contribution afin de créer des liens entre la jeunesse et les politiques, à condition que ces contacts donnent des perspectives d'insertion professionnelle et sociale aux participants. Une autre manifestation organisée au Confort Moderne témoigne de la volonté de créer du lien social et est également significative du climat régnant au sein du quartier du Pont-Neuf. En février 1990 se tient en effet dans la cour du centre culturel un marché aux puces, oil tout le monde a la possibilité de participer.244 Cette modeste brocante se déroule de fait à une époque oil le Confort Moderne est largement décrié par les riverains, qui se plaignent depuis plusieurs années des sorties de concerts oE ceux qu'ils qualifient de « jeunes marginaux, ivres, insoucieux du respect d'autrui »245 sont la cause de nuisances sonores et de vandalisme. Cette manifestation conviviale et familiale montre donc la volonté des membres du Confort Moderne d'apaiser ces tensions grandissantes et de s'intégrer au tissu urbain, au contact des riverains.

240 Ibidem.

241 Maître de conférences à l'Université de Poitiers, Jean-Yves Chamard fut député de la Vienne de 1988 à 1997 et de 2002 à 2007 dans le groupe parlementaire RPR puis UMP.

242 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1989-juillet 1990), Centre Presse du 3 mai 1990.

243 Membre éminent du Parti Socialiste, Laurent Fabius fut notamment Premier Ministre de 1984 à 1986, lors du premier mandat de François Mitterrand.

244 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du 12 février 1990.

245 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1988-juillet 1989), Centre Presse du 22 septembre 1988.

On remarque donc que le lieu doit gérer des problèmes très locaux alors qu'il s'inscrit de plus en plus dans des dynamiques internationales. Pour exemple, on peut constater que le Confort Moderne s'enracine de plus en plus dans le réseau Trans Europe Halles, jusqu'à faire évoquer à la presse locale un « axe Poitiers-Amsterdam ».246 L'édition de 1990 du festival lié au réseau semble avoir participé à cet enracinement, avec un large succès de l'étape poitevine. Enrichi par l'action de la Fanzinothèque qui organisa en parallèle le festival Trans Zines en Halles, le festival « Trans Europe Halles » a réuni non seulement des artistes talentueux venus de toute l'Europe, mais aussi, conformément aux raisons qui ont poussé le Confort Moderne à adhérer au réseau, des intervenants membres des différentes structures soeurs accompagnés de divers représentants des scènes auxquelles ils appartiennent. Au final, le festival regroupa des formations musicales d'Allemagne et de Hollande notamment et permit à des groupes de Poitiers de créer des liens avec ces scènes étrangères. De plus, regroupant une soixantaine de stands, le Confort Moderne est devenu le temps du festival un véritable forum de la culture alternative européenne, proposant au public un large panorama de cette scène, mais aussi des débats permettant de réfléchir aux perspectives d'avenir et de développement de cette dernière. Le fait de faire jouer des musiciens poitevins dans des pays européens s'est certainement inscrit dans ces perspectives, qui ont sûrement poussé Les Petits Fiers à jouer à Budapest dès 1989 sous l'impulsion de Fazette Bordage, en profitant du démantèlement du rideau de fer hongrois pour ouvrir les pays de l'Est à de nouveaux horizons culturels. Le centre culturel s'inscrit donc toujours et de plus en plus profondément dans des dynamiques internationales, et européennes notamment.

De plus, on remarque également durant le début des années 1990 un attachement privilégié du lieu avec la scène alternative américaine, s'expliquant par la vitalité de celle-ci, qui « persistait, et ne se trouvait pas prisonnier du business apparemment comme chez nous »247 et guidée par des personnages meneurs importants (Jello Biafra, leader du groupe Dead Kennedys, fonda par la suite le label « Alternative Tentacles », très reconnu et produisant des artistes dont quelques-uns sont passés par le Confort Moderne). Très liée au genre punk hardcore, très radical, cette scène a

246 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République du 28 avril 1989.

247 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

trouvé écho à Poitiers, notamment chez certains membres de l'AMP et de « la Nuit Noire », qui fondèrent par la suite l'association « Nahda », vouée à la programmation de ce style musical dont les artistes majeurs étaient américains. Cet ensemble d'amateurs a ainsi influé sur la programmation du Confort Moderne, qui, plus qu'en se contentant de donner une réponse à ces aspirations, a tissé de réels liens avec la scène alternative radicale américaine, en faisant venir à Poitiers des groupes comme Fugazi248 (qui reste comme un événement majeur de la vie du Confort Moderne) ou le très influent Henry Rollins, malmené par la presse locale qui n'avait pas compris sa musique, ni d'ailleurs son nom, orthographié « Henry Rolling ».249 Ces liens perdurent encore aujourd'hui encore et le concert de NoMeansNo #177; groupe qui effectue des passages réguliers à Poitiers depuis 1989 #177; du 20 novembre 2010 a attiré un public nombreux mais aussi remarquable par la moyenne d'cge relativement élevée, inhabituelle au Confort Moderne, témoignant de l'attachement du public poitevin à cette scène américaine.

Enfin, en complément de cette activité musicale déjà extrêmement riche, la fin des années 1980 a vu le développement important des arts plastiques au sein du Confort Moderne. Déjà prévue par l'aménagement d'une grande galerie d'exposition et d'une mezzanine permettant de petites expositions temporaires, la partie art contemporain du centre culturel poitevin prend réellement de l'envergure en 1989 avec l'exposition « Jardin Théâtre Bestiarum a». Il s'agit en effet de la première manifestation d'art contemporain de cette ampleur au Confort Moderne, en témoigne le subventionnement important dont elle a fait l'objet, qui atteint la somme de 320 000 F. provenant majoritairement du Centre National des Arts.250 La renommée de cette exposition est également une première pour le pôle poitevin, puisque l'oeuvre a été exposée à New York et à Séville avant d'Itre montrée à Poitiers, puis rachetée par l'État en 1990.251 Ce succès a donc poussé l'équipe du Confort Moderne à développer l'activité de galerie d'art, qui nous le verrons, joua un rôle important dans la continuation du lieu.

248 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1990-juillet 1991), La Nouvelle République du 31 août 1990.

249 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1988-juillet 1989), Centre Presse du 22 septembre 1989.

250 ACM : « Subventions », Dossier de subventions de l'exposition Jardin Théâtre Bestiarum, 1989.

251 Centre National des Arts Plastiques, Jardin Théâtre Bestiarum, http://www.cnap.culture.gouv.fr/index.php?page=presentation&rep=listeAnnuaire&type=detail&idIns titution=1464&idEvenement=20400&evenement=jardin-thtre-bestiarium, consulté le 23 mais 2011.

Le Confort Moderne semble donc continuer à cristalliser des activités dont elle développe la qualité et des relations de plus en plus étroites avec la scène alternative W241MIRWD, EFeTIOi lOi FRCRTHIP E.1I G'On S{OIFOOOrIl G'FIveL.1OrIT E&eAWIP E.1E paraît difficilement dissociable des pouvoirs publics, qui y voient de réels enjeux lRFaOx, MYR1IIIKPIRnaO[ I&'HNSROrqORWROs aERns OtOdier dans cette dernière partie la position du Confort Moderne face à ces institutions.

C/ Une institutionnalisation à deux vitesses : des premières compromissions non sans accrocs

Comme nous venons de le constater, le Confort Moderne débute la dernière décennie du XXe siècle en ayant fait du 185, Faubourg du Pont-Neuf un centre FOltOM] [SIAM-1t41, 1G11ERIGESEINACSIRSERTIFWW P ElAiaOMESEr FIER qOIE héberge. Or, malgré son attachement à la scène alternative, dont le lieu reste tout de même OTEMISIMlé.1IP ] n3FIKeMEGe la FMnFe, EGeM31AaGe SlOs en SlOs ré.1Oliers avec les institutions ont du être développés. Ceux-ci semblent avoir été InGIASeIsaEMESROaRGRQWRGeB!aP SOeOrIIOI&RQRLIM) RGeIQ-1 18 QUEIP SOOMOi semble toutefois se démarquer des aspirations des créateurs de la scène poitevine. En effet, si le Confort Moderne continue de programmer des artistes reconnus et des talents émergents, honorant ainsi son rôle de diffusion culturelle, les groupes locaux, par voie de presse,252 se plaignent des manques de moyens mis à leur disposition, comme notamment les lieux de répétitions jugés trop onéreux. Par ailleurs, des aménagements comme la création de la salle de 800 places effectuée en 1988 grâce au soutien important des pouvoirs publics semblent inutiles pour les jeunes artistes, qui reprochent au Confort Moderne de voir trop grand. Cette salle de moyenne FESEFiWIESHP BraOffiiO G'EFFOeIQKNGeAEELIMAWSlOs IP SRLWA 114.110P 11tAGeE IFItaEMIARn aFWIQUI lROEQ ] 1G4aOtriA associations ; mais elle a aussi exclu les S1tites fRIP IIiRns lRFLOA, EqOIMpiXIt SlOsTaOGi11FH néFHATITESROr SRONRTL remplir le Confort Moderne. Celles-ci préféraient donc la disposition initiale de ('1ASEFI GI TFRnFILINIOiNPAIaIMIO AHQP rP e GO bar, se rapprochant ainsi de leurs aspirations, allant vers un système de pub rock anglo-saxon. Elles tirent donc un constat amer : « Quand on veut jouer, on est obligés d'organiser nous-mêmes les

252 ACM : « 31HALP/ARNIGH LIRIlieltAalIKEIGie » (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du 17octobre 1989.

concerts. »253 LOH, qui reste malgré tout attachée à la scène alternative, semble toutefois orienter sa programmation vers des groupes de plus grande envergure, en laissant de coté les formations amatrices qu'elle était censée défendre. L'association semble en effet privilégier des artistes expérimentés #177; bien qu'en dehors des cadres traditionnels #177; en se démarquant des groupes toujours au stade des méthodes Do It Yourself les plus basiques. Pour illustrer ce changement de nature du Confort Moderne, en lien avec un partenariat avec les institutions, on peut prendre les « Fiches moi l'Rock » pour exemple. Ces fiches pratiques éditées en 1990 par la municipalité, la préfecture, la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musiques (la SACEM) et le Confort Moderne254 avaient pour but d'expliquer aux jeunes musiciens comment monter et faire durer un groupe de musique. Outre le fait que ce genre de fiches donne des cadres à la conduite d'une formation musicale, ce qui va à l'encontre des préceptes Do It Yourself et à l'autogestion des groupes, le type de partenaires avec lesquels elles sont éditées laisse à penser que ces indications vont être très rigides et institutionnelles, sans laisser entrevoir les possibilités hors des sentiers battus s'offrant aux musiciens. La participation de la SACEM, organe appliquant des règles très strictes concernant la propriété intellectuelle, laisse présager le caractère très conventionnel du contenu de ce petit guide. Cette institution contrôlée par l'État a été vivement critiquée par une large partie de la scène alternative, estimant qu'elle « rackette les jeunes groupes plus qu'elle ne les aide »255 en les obligeant à payer des droits pour diffuser leur musique, voire même en leur retirant la propriété de leurs propres oeuvres.

Le Confort Moderne semble donc s'éloigner des petits groupes débutants pour devenir « une écurie de course »256 et se rapproche nécessairement pour cela des institutions. Ce rapprochement se matérialise à travers une intensification du partenariat entre le Confort Moderne et les pouvoirs publics, s'expliquant par le fait que « le ministère de la Culture, de la Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire, compte-tenu des orientations de la politique gouvernementale, entend instaurer de nouvelles relations avec les associations qui oeuvrent dans son secteur

253 Ibidem.

254 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du 15 septembre 1990.

255 AFP, On a faim !, novembre 1990 (n° 15), p. 25.

256 ACM : « Press Book de L'oreille est hardie » (septembre 1988-juillet 1989), Le Nouvel Observateur du 30 novembre 1988.

d'activité. »257 Ce revirement de la politique culturelle se traduit à l'échelle municipale comme gouvernementale par une augmentation conséquente des subventions, « non pour assurer une sécurité à l'association, mais pour constituer le substrat indispensable »258, comme en témoigne le graphique suivant, réalisé à partie de plusieurs documents (dossier de subventions, correspondance entre la DRAC et le Confort Moderne, conventions) :

900 000
800 000
700 000
600 000
500 000
400 000
300 000
200 000
100 000
0

 
 
 
 
 
 

Ville de Poitiers Etat

Montant 1987 1988 1989 1990 Année

en Francs

Evolution des subventions municiDales et gouvernementales
accordées à L'oreille est hardie (1987-1988)

La rupture en 1989 est donc significative et marque un engagement soudain des partenaires financiers dans le subventionnement du Confort Moderne. Ce rapprochement entre le centre culturel et le ministère de la Culture se traduit également en 1989 par la formalisation de leurs relations à travers la signature d'une convention entre les deux parties. Ce document, faisant office de contrat entre les deux parties et tenant chacune d'entre elles à des obligations mutuelles (versement de subvention, transparence des comptes) est significatif du tournant opéré par la politique culturelle française dans les derniers temps des années 1980, qui voit s'intensifier la collaboration des institutions avec les structures nées de l'essor du mouvement alternatif français. Un protocole d'accord datant de 1990, émanant

257 ACM : « Conventions », Convention au titre de l'année 1989 entre le ministere de la Culture, de la Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire et l'association « L'oreille est hardie », 11 mai 1989.

258 ADV : 1256 W 127- 1988-1989 #177; DRAC #177; Musique et Danse #177; Note de présentation de L'oreille est hardie #177; 12 septembre 1989.

conjointement des ministères de la Justice et de la Culture régit juridiquement les cadres de la rédaction de ces conventions et en fixe les buts. Or, il est intéressant de voir que ceux-ci rendent officiels des aspects que nous avons déjà rencontrés à travers l'étude de l'histoire de LOH : ce document émanant directement des deux ministres Jack Lang et Pierre Arpaillange259 vise à « territorialiser » les partenariats entre les structures et les institutions gouvernementales, à « professionnaliser » les personnels gérant ces structures afin de garantir leur insertion sociale mais aussi des détenus en voie de réinsertion et à « programmer » une action culturelle en lien avec d'autres structures locales de mrme type.260 Ce protocole d'accord, applicable à l'ensemble des structures aidées par l'État, semble donc arriver tardivement pour formaliser des caractéristiques ayant déjà cours au Confort Moderne, et rend ce type de structures prisonnières de celles-ci, substituant presque la fonction sociale à la fonction culturelle initiale de ce type de lieux.

Un autre point important soulevé par le protocole d'accord est la nécessité d'évaluer ces structures subventionnées. C'est-à-dire qu'en plus de les confiner à des fonctions strictes dont elles semblent ne plus pouvoir se détacher, les pouvoirs publics souhaitent désormais avoir un droit de regard sur leurs comptes et leurs finances. C'est précisément ce point qui a dégradé les relations entre le Confort Moderne et ses partenaires, dont les membres ont de plus en plus de mal à gérer des subventions devenues conséquentes. Cette clause est présente dans la convention de 1989 (il est prévu, notamment, que l'association doive « faciliter le contrôle par le Ministère [...] de la réalisation des objectifs, notamment l'accès aux documents administratifs et comptables »261) et les premiers doutes concernant la gestion de l'établissement se font sentir. Des audits financiers sont alors réalisés dès 1989 sous l'impulsion des deux parties et traduisent plusieurs disfonctionnements dans la comptabilité du Confort Moderne, dont le principal consiste en « un déficit d'exploitation cumulé de 550 000 francs au 31 décembre 1989. »262 Ces rapports

259 Garde des Sceaux de 1988 à 1990, Pierre Arpaillange fut également Premier président de la Cour des Comptes de 1990 à 1993.

260 ADV : 1666 W 19- 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles f Protocole d'accord entre le ministère de la Culture, de la Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire et le ministère de la Justice #177; 1990.

261 ACM : « Conventions », Convention au titre de l'année 1989 entre le ministere de la Culture, de la Communication, des Grands Travaux et du Bicentenaire et l'association « L'oreille est hardie », 11 mai 1989.

262 ACM : « Subventions », Proposition de mission effectuée par l'ARSEC, octobre 1989, p. 3.

comptables mettent en lumière le décalage existant entre le fonctionnement administratif de l'établissement que nous avons auparavant étudié (basé sur une rotation des postes salariés, sur la mobilité des employés, provoquant leur manque de formation) qui, sans paraître approprié à la gestion du lieu, peut créer des carences comptables pouvant « être corrigées par un plan de formation et de qualification »263 du personnel, étant donné les objectifs traditionnels du Confort Moderne. Seulement, les ambitions grandissantes de la structure pourraient ne plus correspondre à ce type de fonctionnement.

Le Confort Moderne semble donc se démarquer de sa ligne de conduite originelle en se rapprochant des institutions tout en s'éloignant des petits artistes qu'il était censé promouvoir, afin d'envisager des actions de plus grande envergure. Vraisemblablement engluée dans le jeu des subventions et des rapports trop étroits avec les institutions #177; à une époque oil celles-ci prennent les devants pour institutionnaliser le milieu alternatif en crise profonde #177; la structure semble viser trop haut et ~tre prise au piège d'un fonctionnement qui n'est adapté ni à ses ambitions, ni aux attentes des pouvoirs publics à qui elle doit désormais rendre des comptes : en témoigne ces mots du maire, Jacques Santrot :

« Je souhaiterais que des procédures de suivi et de conseil soient élaborées entre vousmrme, la Direction des Affaires Culturelles, et les services financiers afin d'éviter, d'une part que des bruits et des rumeurs viennent interférer dans notre relation contractuelle, et afin que d'éventuels dérapages financiers ne mettent en péril l'existence mrme de votre établissement. »264

Nous avons donc pu voir que la scène alternative poitevine n'avait pas été touchée par l'essoufflement de la scène alternative nationale, et que paradoxalement, l'année 1989 marquait même un réel renouveau des structures indépendantes de Poitiers. Des structures qui se font très vite une place dans le paysage culturel national et contribue à la réputation de place forte de la culture alternative hexagonale acquise par la capitale régionale. Néanmoins, on remarque que ce milieu local reste hétérogène et que les structures ne forment pas un réseau de solidarité à l'échelle de Poitiers, mais s'inscrivent dans des dynamiques extérieures : la Fanzinothèque, bien que située

263 ADV : 1256 W 127 - 1988-1989- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Audit financier et comptable de l'entreprise « Le Confort Moderne », « L'Oreille est Hardie » réalisé par Argos, février 1989, p. 55.

264 ADV : 1666 W 19- 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles #177; Lettre de Jacques Santrot à la directrice du Confort Moderne #177; 8 Janvier 1990.

dans l'enceinte du Confort Moderne reste très indépendante du centre culturel et cherche en s'en décloisonner pour publiciser son action ; le label OAF ! est implanté dans la frange la plus politisée de la scène alternative et intègre les réseaux qui y correspondent, malgré la participation de quelques groupes poitevins fréquemment programmés au Confort Moderne (comme Les Petits Fiers) pour ses compilations.

On remarque également que les pouvoirs publics se font de plus en plus présents dans cette scène : ce sont eux qui sont à l'origine de la création de la Fanzinothèque ~ qui parvient tout de même à rester totalement indépendante de leurs directives #177; et le Confort Moderne, de plus en plus gourmand en subventions, semble ne plus pouvoir les emprcher de s'immiscer dans son fonctionnement, ce qui compromet fortement son indépendance. La salle de concert se trouve pour débuter les années 1990 dans une situation financière plutôt critique, qui interpelle les institutions et pourrait bien constituer pour elles une façon d'aseptiser ce centre culturel atypique.

Troisième Partie #177; 1992-1994 : mise au pas et continuité, mise à

ItoFEUILFIIESSIRFILmLnt

La scène alternative de Poitiers semble donc active malgré la crise que subit le mouvement dans sa globalité. Elle parvient à rester en dehors des tentatives de séduction des majors tout en évitant une collaboration trop forte avec les pouvoirs publics, qui pourraient nuire à son indépendance et à son identité, en tentant d'aseptiser ces structures afin d'en faire des lieux plus en accord avec le paysage culturel mis en place par la municipalité. Cependant, nous l'avons vu, le Confort Moderne parvient de moins en moins à maîtriser les interventions des institutions dans son fonctionnement interne. Jusqu'en 1992, nous avons constaté que ce droit de regard des partenaires n'avait eu pour seule conséquence que de remettre en cause la comptabilité du centre culturel, sans porter de regard sur son projet artistique. Des audits financiers avaient donc été effectués et devaient constituer une solution à ces disfonctionnement. Comment cet interventionnisme institutionnel devait-il évoluer ? Etait-il dénué de toute intention récupératrice ? Le Confort Moderne a-t-il pu continuer à compter sur ses partenaires tout en gardant la même ligne de conduite ? La situation en 1992 semble bien nous montrer le contraire.

I- L'avenir du Confort Moderne en suspens

L'année 1992 commence en effet de la façon la pire qui soit pour le Confort Moderne. La nouvelle qui fait les titres de la presse locale le 17 janvier est sans appel : « L'État et la ville suspendent le financement. »265 Par un communiqué commun adressé à la presse la veille au soir, les institutions semblent largement compromettre l'avenir du Confort Moderne. Une analyse approfondie de ce seul mois de janvier 1992 nous permettra de dégager les tenants et les aboutissants de cette crise aigüe, qui met en lumière des enjeux bien plus complexes que l'analyse qu'en fait la presse locale.

265 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 17 janvier 1992.

A/ La rentrée de 1992 : stupeur médiatique et bras de fer en coulisses

Ce que nous allons tenter de montrer dans cette première partie, c'est le décalage existant entre la présentation de la crise telle qu'elle apparaît dans la presse au moment oil elle éclate #177; la partie publique, médiatisée #177; et la façon dont celle-ci se met en place en coulisses, à travers les archives des acteurs concernés. À travers cette méthodologie, nous espérons pouvoir montrer au mieux ce qui s'est réellement joué pendant cette crise, dont les issues n'étaient pas aussi évidentes que celles que l'on peut imaginer.

Déclaration commune de l'État et la ville de Poitiers relative au Confort
Moderne
et à l'association L'oreille est hardie266

Même si dans leur communiqué, les institutions prennent bien la précaution de mettre en évidence le fait que cette décision ne doit avoir qu'un effet temporaire sur

266 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 17 janvier 1992.

l'arrGt de l'action du Confort Moderne, la presse est plus alarmiste et dresse un tableau des plus noirs : « la nouvelle est tombée hier en soirée. Brutale. L'annonce de la suspension du financement de la part de la ville et de l'État [...] signifie quasiment la fermeture du lieu. »267 Cette phrase résumant à elle seule l'analyse qui pourrait ~tre faite de cette situation, va nous servir de point de départ pour montrer que justement, cette crise naissante est bien plus complexe qu'il n'y paraît.

Le premier constat qui transparaît est la brutalité de l'annonce. Si la presse se « doutait que quelque chose se tramait » elle se demandait également : « mais quoi au juste ? »268 Ainsi, même si la stupéfaction demeure, ce qui est légitime, il faut également comprendre que le conflit couvait depuis quelque temps en coulisses. Nous l'avons vu, dès 1989, les pouvoirs publics commencent à intervenir dans le fonctionnement du Confort Moderne et se font de plus en plus pressants afin qu'il soigne sa gestion, bien que la situation ne soit pas encore critique. Le problème a finalement été que durant deux ans, les deux parties se sont accordées pour constater que le fonctionnement du Confort Moderne ne convenait plus à son budget. Un constat permis par la rédaction des audits financiers que nous avons déjà évoqués. La situation diffère en 1991 et la parution d'un nouvel audit comptable se veut plus alarmiste. Alors qu'en 1989, c'est le fonctionnement administratif qui était mis en cause #177; notamment le manque de formation de l'équipe gestionnaire, et la mauvaise utilisation des subventions, avec lesquelles les membres jonglaient pour essayer de combler les déficits, alors que ce n'était pas leur destination ~ l'audit financier réalisé en septembre 1991 par l'Exco-Poitiers met en lumière d'autres facteurs expliquant un déficit grandissant, atteignant 600 000 francs.269 C'est ce rapport indiquant que « la situation financière est catastrophique »270 qui met en doute, au-delà du fonctionnement administratif du lieu, son projet artistique, en incriminant une manifestation majeure ayant eu lieu au Confort Moderne : l'exposition « Heavy Water » de James Turrell. Nous l'avions annoncé, l'art contemporain allait jouer un rôle important dans l'histoire du Confort Moderne et il semblerait bien que ce soit ce

267 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 17 janvier 1992.

268 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 17 janvier 1992.

269 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles #177; Analyse de situation du Confort Moderne demandé par la Ville de Poitiers réalisé par la SARL Exco-Poitiers#177; Septembre 1991.

270 Ibidem.

projet qui ait mis le centre culturel dans une mauvaise posture. Cette oeuvre d'une grande renommée semble donc ~tre responsable d'une perte de 500 000 F. dans l'audit réalisé par l'Exco-Poitiers, ce qui n'est pas acceptable dans une comptabilité déjà déficitaire. Pourtant, les élus annoncent dans la presse que cette « opération a été équilibrée »271 #177; certainement par le rachat de l'oeuvre par l'État 272, ce qui témoigne de son « succès national, qui a fait briller la ville et la région tout un été »273 #177; et qu'elle n'est donc pas responsable de l'arr~t des subventions. Or, s'il est vrai que le coût l'oeuvre a été amorti, le déficit de la structure n'est plus que de 100 000 F. et peut facilement être comblé.

Ainsi, pour comprendre les raisons qui ont conduit à la décision radicale des pouvoirs publics, il faut se plonger encore plus profondément dans les mécanismes relationnels qui se sont mis en place durant l'année 1991. Ce retour aux sources nous conduit au mois de mai de la même année. Un audit financier, encore un, réalisé par l'agence Premier'Acte à la demande de la Délégation au développement et aux formations274 ou DDF (organe rattaché au ministère de la Culture qui « gère des programmes d'intervention relatifs à la dimension culturelle de politique ville »275) diagnostiquait un déficit de 1,3 millions de francs dans les caisses du Confort Moderne. Il semble que ce soit ce rapport qui ait réellement déclenché un conflit entre le centre culturel et ses partenaires, qu'on ne limite d'ailleurs plus à la municipalité et à la DRAC puisqu'il faut noter l'apparition de la DDF #177; un organe d'État centralisé #177; à la table des négociations. Les deux camps sont alors clairement définis, puisque les institutions commencent désormais à prendre leurs décisions sans concertation avec le Confort Moderne, qu'elles soumettent à un contrôle financier de plus en plus étroit. Le rapport de l'agence Premier'Acte et les signaux alarmants qu'il émet semblent faire sortir le Confort Moderne de sa réserve. La directrice du

271 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 17 janvier 1992.

272 Ibidem.

273 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 18 janvier 1992.

274 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles #177; Lettre de Dominique Chavigny pour la DRAC au député-maire de Poitiers #177; 13 mars 1991.

275 France Diplomatie, Délégation au développement et aux formations,

http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/actions-france_830/documentaire_1045/diffusion-non-commerciale_5378/collections-video_5374/societe_8874/ville_10302/partenaires_11156/delegation-au-developpement-aux-formations_21023.html, consulté le 25 mai 2011.

Confort Moderne, Fazette Bordage demande un « vrai dialogue »276 à la DDF dans une lettre enflammée, tout en demandant si c'est réellement la gestion du lieu qui pose problème, ou l'intérIt qu'il représente. Une réunion réunissant l'ensemble des acteurs de ce conflit (Confort Moderne, DRAC, Ville de Poitiers, DDF) est donc organisee le 26 juin 1991 à Paris pour donner reponse à cette demande de dialogue. De cette entrevue debouchent plusieurs points importants pour le Confort Moderne :

« Le gel des toutes ses activites de septembre à decembre 1991 [pour] assainir la situation financière, mettre en oeuvre une comptabilité analytique mieux adaptée, et définir des modalités de gestion qui associent l'innovation et la rigueur. » 277

Etant donne le deficit important accumule par la structure, cette première decision semble legitime. Neanmoins, un second point attire un peu plus notre attention :

« La relance du « Confort Moderne a» en janvier 1992 se fera [...] sur la base d'un projet renove qui associera la recherche de nouveaux publics, la valorisation optimale des activites et un equilibre budgetaire strictement respecte. » 278

Ce point est significatif et montre explicitement les nouvelles prerogatives que s'octroient les pouvoirs publics dans le cadre de l'assainissement financier du Confort Moderne. Alors que les reproches faits à la structure jusque là ne concernaient que le fonctionnement administratif juge trop precaire pour gerer les subventions obtenues, celles-ci se portent desormais sur le projet artistique et sur les publics touchés par le centre culturel. Le type d'action culturelle propose par LOH, initialement fondé sur la découverte et l'anticonformisme, qui ne peut en cela n'tre développé que de manière indépendante, est donc sur le point d'rtre remodelé par les institutions, ce qui constitue une des conditions à la reouverture du lieu. Dans un langage oil le public est considere comme un consommateur et oil la programmation culturelle devient une valeur marchande, les pouvoirs publics semblent vouloir reprendre le projet artistique du Confort Moderne à leur compte pour le faire entrer dans une logique de rentabilite, alors que seul son fonctionnement administratif etait concerne par cette volonte ; tout cela dans le but d'éponger les dettes accumulées.

Or, si nous revenons à la fin de l'année 1991, le déficit du Confort Moderne n'est plus que de 600 000 F. selon le rapport Argos, et de 100 000 F. si l'exposition de

276 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles #177; Lettre de Fazette Bordage à la DDF #177; 21 mai 1991.

277 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles #177; Lettre de Raymond Lachat au président de L'oreille est hardie 1 26 juillet 1991.

278 Ibidet.

James Turrell a été équilibrée, donc « la situation est considérablement assainie. »279 De plus, cette sévérité concernant la comptabilité du Confort Moderne semble réellement soudaine et crée une rupture dans les rapports entre le centre culturel et ses partenaires. En effet, si les institutions semblent accorder une importance capitale à la viabilité financière du Confort Moderne, il semble que cela n'ait pas toujours été le cas, comme l'explique la directrice du lieu :

« Dès le départ, encouragements, compliments, voire émerveillement des partenaires publics ont fait que les années 88/89 ont été décisives et expliquent beaucoup de choses puisque nous avons alors choisi de continuer sans en avoir les moyens financiers. [...] Fin 87, non seulement nous n'avions pas les moyens de continuer, mais en plus nous avons continué à développer les activités du Confort Moderne pour démontrer, le plus loin possible, la force de son concept et sa raison d'tre... [...] Tout le monde était au courant de ces aléas dès le départ. » 280

Le Confort Moderne s'est donc toujours appuyé sur le soutien des pouvoirs publics qui ont toujours encouragé financièrement l'aventure culturelle que le lieu représentait. Comment interpréter ce revirement #177; d'autant plus que la situation comptable était en voie d'assainissement ? L'hypothèse selon laquelle les institutions ont pu gagner la confiance de LOH en faisant preuve d'un subventionnement a priori aveugle #177; dont l'association se rendait elle-même prisonnière #177; afin de pouvoir au moment opportun couper les vivres pour alors exercer une véritable emprise sur le centre culturel ne nous semble pas inappropriée pour expliquer le coup de théâtre de janvier 1992. Les correspondances entre la municipalité, la DRAC et la DDF à la fin de l'année 1991 semblent d'ailleurs aller dans ce sens. Une lettre de l'adjoint à la Culture de la ville de Poitiers, Jean-Marie Bordier, adressée à la DRAC envisage ainsi dès le mois de novembre et sans concertation avec LOH les différentes directions à donner au Confort Moderne, qui vont de quelques modifications structurelles avec la mise en place d'un conseil de tutelle, à l' « urbanisation du site »281 en passant par le dépôt de bilan et le placement de la structure sous le contrôle du centre culturel de Beaulieu, ou du Théâtre national. Le sort du Confort Moderne se joue donc en coulisses, dans son dos, et les pouvoirs publics travaillent une position commune en donnant « aux courriers [qu'ils échangent] la discrétion

279 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles #177; Lettre de Fazette Bordage au Directeur régional des affaires culturelles, Raymond Lachat #177; 26 novembre 1991.

280 Ibidem.

281 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles #177; Lettre de Jean-Marie Bordier à la DRAC #177; 28 novembre 1991.

que la situation actuelle de l'établissement impose. »282 Ces pourparlers préliminaires incluent également une lettre adressée à la DDF de la part de la DRAC où l'expéditeur souligne le fait que « la ville et l'État doivent parler de concert dans cette affaire. »283 Ces cinq pages marquent le règlement discret du sort du Confort Moderne. Motivé par la situation financière de l'établissement et par l'avis de l'expert-comptable qui « préconise un dépôt de bilan »284, celui-ci s'explique aussi selon les pouvoirs locaux par les « positions maximalistes »285 de l'équipe dirigeante qui ne bénéficie plus de la confiance des institutions, et encore une fois par le fait qu'elles « s'[interrogent] sur le projet artistique, les publics et l'articulation des activités musicales/arts plastiques qui ont transformé l'image et le projet initial du Confort Moderne. »286 Le projet artistique est une fois de plus réapproprié par les institutions qui ne respectent donc plus le principe d'indépendance du centre culturel et le font analyser par leurs propres services. Quels que soient leurs statuts, les partenaires semblent donc avoir pris l'avenir du Confort Moderne en mains pour en faire un lieu culturel aseptisé et plus conforme aux structures institutionnelles, en faisant fi du fait qu'ils n'ont pas participé à sa création et à son déroulement, mais s'adjugent un droit d'influence en légitimant ce fait par leur participation financière. Les financeurs auraient effectivement tout à fait pu interrompre leur subventionnement et condamner la structure à la dissolution, mais leur décision, appuyée par des études et des négociations réfléchies, est une pure et simple récupération du lieu.

Pris au piège d'une dépendance financière et de volontés récupératrices institutionnelles, voyons la réaction du Confort Moderne face à ce coup de théâtre bien prévisible.

282 Ibidet&

283 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles #177; Lettre du Directeur régional des affaires culturelles à la DDF #177; 5 décembre 1991.

284 Ibidet&

285 Ibidet&

286 Ibidet&

B/ La réaction du Confort Moderne : du dépit à la radicalité

Le communiqué de l'État et de la Ville de Poitiers publié dans la presse locale le 17 janvier 1991 déclenche un véritable feuilleton dans Centre Presse et La Nouvelle République. Témoignant de la difficulté de dialogue entre le Confort Moderne et ses partenaires, les réponses se font par voie de presse. Dès le lendemain, les journalistes se tournent donc naturellement vers le centre culturel menacé et les articles relatent la situation de crise faisant naturellement suite à la fin du financement par les institutions. C'est la consternation qui prime chez les gestionnaires du lieu : « l'équipe de L'OH est en état de choc. [...] L'annonce de l'arr~t des subventions a été brutale et a fait très mal. »287 Visiblement, s'il est évident qu'une décision devait ~tre prise par ses partenaires dès le début de l'année 1992 tant les conflits étaient latents en coulisses, les membres du Confort Moderne ne s'attendaient pas à une telle radicalité. Il faut d'ailleurs voir que si la presse apprend la nouvelle le 16 janvier, la direction du Confort Moderne en a été informée de façon bien plus brutale : quatre jours plus tôt, le Confort Moderne était en effet invité à présenter son budget à ses partenaires au siège de la DRAC. Sans avoir eu le temps de parler, c'est à cette occasion que l'équipe a été informée de la décision de leurs financeurs. Faisant écho jà la supposée période de réflexion lancée par la Ville et l'État dans leur communiqué, le Confort Moderne continue tant bien que mal ses activités en envisageant également son avenir, mais avec crainte, étant donné que seuls les pouvoirs publics pourront décider de l'éventuelle renaissance du lieu. Une renaissance quasi-assurée puisque « la Ville de Poitiers (adjoint à la culture) est réticente à un dépôt de bilan pour des raisons politiques »288 #177; qui nuiraient à son image de ville jeune et dynamique #177; mais sous quelle forme ? « La gestion, nullement mise en cause, pas plus que la programmation »289 ne semblent poser de problème à l'adjoint de la Culture, alors que ces deux aspects du Confort Moderne sont largement incriminés dans les correspondances entre les financeurs. Cette apparente stratégie d'apaisement ne rassure pas les membres de LOH, qui sont « d'accord pour la réflexion, à condition que l'on ne touche pas au concept du projet. Sinon c'en sera fini du

287 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 18 janvier 1992.

288 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles f Lettre du Directeur régional des affaires culturelles à la DDF f 5 décembre 1991.

289 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 18 janvier 1992.

Confort Moderne. »290 A travers cette position, l'association revendique l'indépendance de son action culturelle et préfère y mettre un terme plutôt que de la voir appropriée et dénaturée par l'intervention des pouvoirs publics. Ce principe fondamental avait d'ailleurs déjà été annoncé dans les correspondances ayant préalablement mis en place le conflit. Le Confort Moderne annonçait ainsi : « Surtout, n'oubliez pas que nous sommes une association indépendante, et que vous ne serez pas en charge de nos galères financières si vous ne le souhaitez pas. »291 Le centre culturel, en conformité avec ses valeurs indépendantes, ne compte donc pas faire de concessions sur le plan artistique. On retrouve donc ici le même esprit intransigeant qui avait conduit LOH à se saborder en 1983 suite à un manque évident de concertation. À la différence près qu'à cette époque, il ne s'agissait pas de la disparition d'un centre culturel de renommée internationale, mais de celle d'une simple association organisatrice de concerts.

Cependant, la situation est bien différente en 1992, puisque ce manque de communication entre LOH et les institutions n'est pas désintéressé comme en 1983 mais est marqué par une volonté de réappropriation de la part des partenaires, qui souhaitent inscrire le Confort Moderne dans le réseau formé par les autres structures culturelles municipales de Poitiers. Finalement, trois jours après la parution du communiqué de la Ville et de l'État, la réponse du centre culturel paraît dans la presse locale. Le conflit continue de se répandre dans les journaux pictaviens qui ne passent pas un jour sans publier un article sur la crise. Le 20 janvier 1992, les résultats des premiers pourparlers engageant la période de réflexion voulue par les institutions sont clairs : « le Confort Moderne ferme ses portes. »292

« Désolé, mais le Confort Moderne a décidé de fermer ses portes le 27 janviers 1992. L'État et la Ville de Poitiers ont suspendu leurs financements. Leurs propositions de restructuration du Confort Moderne sont inacceptables. Elles conduiraient à banaliser le lieu et le concept que nous avons inventés. D'oL la perte de notre confiance envers nos financeurs publics

Que tous les artistes, publics et partenaires qui ont cru en cette belle aventure et participé à son développement sachent que l'équipe du Confort Moderne préfère, sereinement, mettre un terme à son action culturelle indépendante. Hors de question pour nous de brader les acquis d'une telle expérience, de la large reconnaissance et du

290 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 18 janvier 1992.

291 ADV : 1666 W 19 - 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles #177; Lettre de Fazette Bordage au Directeur régional des affaires culturelles, Raymond Lachat #177; 26 novembre 1991.

292 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 20 janvier 1992.

capital artistique constitués de 1977 à 1992. Au regard de ces acquis, la remise en cause de nos compétences et de nos projets nous semble déplacée.

Rappelons que le Confort Moderne s'est créé en 1985 et développé dans des conditions précaires qui n'ont guère ému les pouvoirs publics. Nous ne voulons pas perdre notre âme.

Pour l'honneur et pour finir en beauté, place aux artistes. Le Confort Moderne prépare un bouquet final, en musique. »293

C'est donc par ce communiqué que le centre culturel annonce la fin de ses activités, suite à la crise ayant éclaté le 17 janvier 1992, mais couvant réellement depuis environ une année. Ce texte met clairement l'accent sur le caractère artistique indépendant de l'action de LOH et montre la volonté de la structure de garder sa trajectoire éthique pour ne pas devenir un espace culturel comme un autre. Les membres du Confort Moderne semblent donc avoir pris la mesure des volontés institutionnelles, qui tentent d'inclure le centre alternatif dans leur ensemble d'infrastructures culturelles et donc d'en faire un lieu beaucoup plus aseptisé tant sur le fond, avec une programmation beaucoup plus conventionnelle, que sur la forme, avec une équipe dirigeante que les partenaires n'excluent pas de renouveler. Il est donc peu étonnant que l'équipe de 1992 se sente trahie par des partenaires qui souhaitent les destituer de la gestion du centre culturel qu'ils ont, pour certains, fondé et fait vivre pour les autres. Ne souhaitant donc pas voir leur échapper un concept artistique qu'ils ont porté, au profit d'intér~ts politiques, les membres du Confort Moderne préfèrent donc cesser leurs activités.

Le centre culturel est donc allé au bout de la difficile conciliation entre une programmation culturelle indépendante et un fonctionnement subventionné, et n'a pas su trouver l'équilibre « entre la nécessaire rigueur de gestion et le tout aussi nécessaire « décalage » de ces lieux, décalage qui en fait la raison d'rtre, la force et l'attrait. »294 Les membres de l'association deux-sévrienne « Diff'Art » #177; liée au Confort Moderne par la présence d'anciens Poitevins dans ses effectifs et par l'organisation de concerts communs ~ l'ont bien compris et le font savoir dans le fanzine qu'ils rédigent : « quand on dépend à ce point des subventions des élus, on dépend aussi, ne soyons pas naïfs, des aléas de la politique, fut-elle politicienne. »295 Or, ces aléas en 1992 à Poitiers, semblent aller dans le sens d'une volonté de reprise

293 Ibidem.

294 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Carnets, de févriermars 1992 (n° 5).

295 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Bebopalula Or Not de janvier 1992 (n° 9).

en main de la structure, notamment par la municipalité. Dès l'annonce de la fin des subventions, la presse envisageait cette décision comme un moyen qui « permettrait de ramener le calme dans le quartier... Et cela permettrait peut-être au maire de récupérer 300 voix pour les élections. »296 Ce que l'on constate à l'annonce de la fin des activités du Confort Moderne, c'est que la Ville de Poitiers tente le coup double électoral : le conseil municipal suivant cette décision annonce effectivement « qu'il verrait bien le transfert du « Confort Moderne » dans la future Maison de l'Etudiant, sur le campus. »297 ,Il s'agit là d'une stratégie avantageuse pour la municipalité poitevine en place, qui pouvait ainsi du même coup contenter les riverains du quartier du Pont-Neuf ligués contre le centre culturel trop bruyant, mais aussi conserver en partie l'image de ville jeune, active et créatrice en matière de culture, que le Confort Moderne lui avait donné. On voit donc bien ici comment cette crise s'est inscrite dans des enjeux clairement politiques : la Ville de Poitiers en concertation avec l'État, tout en réussissant à évincer les gestionnaires du lieu, a réussi à reprendre l'image de marque du Confort Moderne à son compte pour satisfaire un électorat relativement kgé tout en ne se mettant pas l'intégralité de la jeunesse à dos. Néanmoins, ces enjeux politiques n'ont pas été réduits à cette simple stratégie électorale, et la prochaine partie va nous permettre de voir l'importance de la nature et de la provenance des soutiens au Confort Moderne dans le déroulement de la crise de ce mois de janvier 1992.

C/ La mise en place des soutiens : entre militantisme culturel et enjeux électoraux

L'annonce de la fin des activités du Confort Moderne et celle de la municipalité d'envisager l'action du lieu à travers d'autres modalités ne semble pas du tout entériner sa situation future. Bien loin de clore la crise, la succession d'événements ayant conduit à l'apparente mainmise des institutions sur le devenir du centre culturel alternatif a permis aux réseaux ayant un intérêt à lui manifester leur soutien de se déclarer.

296 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 18 janvier 1992.

297 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 20 janvier 1992.

L'équipe du Confort Moderne déjà, tout en annonçant la fin de ses activités, a largement encouragé ses usagers, ses sympathisants à protester contre l'attitude des pouvoirs publics. Ainsi, en même temps que la structure publiait son ultime communiqué, elle demandait également à son public à manifester son indignation par le biais d'une lettre ouverte destinée au ministère de la Culture et à la Ville de Poitiers. Cette lettre, mettant en avant le fait que les financeurs « condamnent l'action artistique et culturelle indépendante du Confort Moderne »298 s'inscrit donc dans le tournant politique pris au cours de la crise et installe un rapport de force entre les décisions institutionnelles et les positions du milieu alternatif. Elle diffère également des habitudes du Confort Moderne qui, tout en ayant déjà organisé des événements culturels en lien avec des organismes impliqués dans le domaine social et donc en lien avec les thèmes de société de fait politiques, ne s'est jamais positionné dans le champ politique, à la différence de beaucoup d'autres structures ~ y compris à Poitiers #177; impliquées sur ce terrain. Ainsi, de nombreuses lettres et fax parviennent à Poitiers de toute la France et mrme de l'Europe entière. Parallèlement, ces mêmes soutiens internationaux envoient « plus de mille lettres de soutien [qui] sont venues submerger la mezzanine du Confort »299, qui donnent la mesure de l'aura acquise par delà les frontières. Par ailleurs, le centre culturel souhaite fêter dignement sa fermeture en offrant des spectacles de qualité à ses habitués qui le suivent et le soutiennent dans ces temps difficiles. La programmation annoncée pour ces derniers événements donne également une idée du caractère international des liens tissés par le Confort Moderne, puisque de nombreux artistes européens se sont montrés disponibles et motivés pour venir défendre le lieu face à l'attitude des institutions. Le groupe hollandais d'envergure internationale Urban Dance Squad, qui, « la veille sur Canal+ avait dédié l'une de ses chansons au Confort, lieu de ses premières armes »300 donne ainsi un concert pour la soirée d'adieu du lieu le 26 janvier. Le Confort Moderne, tout en annonçant sa fin, mobilise donc ses réseaux dans un premier temps, qui sont les premiers à se manifester.

298 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 21 janvier 1992.

299 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 1er février 1992.

300 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 28 janvier 1992.

En second lieu, ce sont les politiques locaux qui affichent leur soutien au centre culturel, et notamment l'opposition à la majorité socialiste menée par le maire Jacques Santrot. Les Verts sont les premiers à monter au créneau et déplorent le fait que « le budget de fonctionnement du Confort Moderne est très faible si on le compare à certaines structures culturelles municipales ou régionales de Poitiers ou d'ailleurs, qui n'offrent pas la mme richesse de création. »301 Vient ensuite la position d'Union Pour Poitiers ~ groupe politique mené par le conseiller régional et municipal Jean-Pierre Raffarin302 #177; qui réunit l'opposition poitevine de droite. Celleci se traduit par de vives critiques adressées à la majorité socialiste en place. Insistant sur l'« échec culturel pour Poitiers »303 que représente la décision conjointe de la Ville et de l'État, le communiqué tente de trouver des solutions à la crise avec en toile de fond et de manière récurrente la volonté de donner « à Poitiers une réputation d'une capitale régionale et universitaire. »304 Ce communiqué semble contradictoire avec la position habituelle de la droite locale qui a souvent critiqué le soutien apporté au centre culturel par la Ville et « [ose] se lamenter sur l'avenir de ce lieu. »305 Le débat concernant le Confort Moderne prend donc une tournure très politique et permet à l'opposition de fustiger la majorité. La municipalité se doit de répondre à ces attaques : l'adjoint à la culture fait donc savoir par voie de presse qu'il n'accepte pas « le mauvais procès qui est fait à l'État et à la Ville de vouloir intervenir dans le projet et de porter atteinte à la liberté de l'action artistique. »306 Ce débat se prolonge en séance du conseil municipal et est l'occasion pour les élus de s'escrimer sur la question du Confort Moderne, débattue lors des questions diverses. On voit donc bien que l'avenir du centre culturel se joue au coeur de ces rapports de force politiques et que celui-ci ne saurait être dissociable des décisions émanant du conseil municipal.

301 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 18 janvier 1992.

302 Ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin fut également Président du Conseil régional du Poitou-Charentes de 1988 à 2002 et conseiller municipal de Poitiers de 1977 à 1995, sous l'étiquette Parti Républicain, puis UMP.

303 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 22 janvier 1992.

304 Ibidem.

305 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 25 janvier 1992.

306 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 21 janvier 1992.

Si l'État et son porte-voix, la DRAC, semblent pour le moment absent de ce rapport de force et gardent le silence depuis la publication du communiqué commun avec la Ville de Poitiers, de nouveaux acteurs y prennent part quelques jours après l'annonce de la fin des activités du Confort Moderne. En effet, le 23 janvier 1992, des concerts sauvages spontanés ont lieu dans la rue Gambetta, principale voie de passage de Poitiers, dans le but de soutenir le Confort Moderne face à la décision des institutions. Le message ornant la banderole servant de fond à la scène improvisée est sans ambigüité : « Poitiers, numéro un au Top 50 de la misère culturelle ! En fermant le Confort Moderne, vous nous envoyez dans la rue. Merci M. Santrot, merci M. Lang. »307 Ce « baroud d'honneur des rockeurs avant qu'ils perdent ce qui les réunissait »308 est significatif de la place occupée par le Confort Moderne en terme d'action culturelle mais aussi sociale. C'est aussi révélateur de l'attachement de la scène alternative au centre culturel, malgré les critiques émises par les acteurs locaux du mouvement indépendant que nous avons évoquées au chapitre précédent. Les groupes poitevins représentatifs de la scène comme Les Petits Fiers ou Tambour'Yeah qui collaborent parallèlement avec le label On a faim ! investissent donc spontanément la rue pour afficher leur soutien au Confort Moderne, dénoncer les institutions et essayer de faire que ces dernières changent d'avis.

On voit donc que différents composants s'impliquent pour afficher leur soutien au Confort Moderne, qu'ils soient acteurs, spectateurs ou politiques. Quoi qu'il en soit, ce qu'il faut voir, c'est que la crise prend un tournant oE seules les institutions peuvent décider du renouveau à donner au centre culturel. Découlant de ce fait, les soutiens prennent forcément une coloration très politique, et on voit que la municipalité de Poitiers n'est pas ménagée.

Nous avons montré que la crise qui apparaît médiatiquement au mois de janvier 1992 a débuté bien avant, en 1991, et correspond à un lent processus institutionnel visant à inclure le Confort Moderne dans le réseau culturel municipal. Prétextant une gestion inappropriée du lieu, les pouvoirs publics lui ont coupé les vivres et pouvaient ainsi définir les conditions à un nouveau subventionnement, incluant la

307 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 21 janvier 1992.

308 Ibidem.

perte d'indépendance artistique du projet. Prisonnière de ce financement, l'équipe du Confort Moderne n'a eu d'autre choix que de démissionner devant la menace de dénaturation du centre culturel, alors qu'elle était pourtant largement soutenue.

II- Résolution et sortie de crise : à quel prix ?

Nous l'avons vu, le Confort Moderne aborde l'année 1992 de la pire manière. La fin des subventions et les conditions pour y avoir à nouveau droit ont conduit le lieu à fermer ses portes. Alors que le centre culture semble vivre ses derniers instants en fanfare, la situation semble prendre un nouveau virage.

A/ Réveil de la DRAC et reprise du dialogue

« L'État ne s'était pas exprimé sur la situation du Confort Moderne depuis la parution du communiqué écrit conjointement avec la ville, et annonçant la suspension des financements. »309 Finalement, une semaine après l'éclatement de la crise du Confort Moderne et juste avant le dernier concert du Confort Moderne, la DRAC, lors d'une conférence de presse largement suivie par les journalistes locaux, lance un vif appel dans le but de relancer un dialogue vraisemblablement définitivement rompu entre les financeurs et le centre culturel. Les quotidiens locaux semblent une nouvelle fois être les seuls canaux de communications entre les deux parties. La seule chose qui diffère avec la position de la Ville de Poitiers, c'est justement l'appel au dialogue. Alors que la décision des dirigeants du Confort Moderne annonçant la fin de leur action culturelle n'avait pas ému la municipalité qui s'était tout de suite mise à « la recherche d'une nouvelle équipe capable de mener un projet authentique »310, la DRAC souhaite plutôt renouer le dialogue avec l'équipe en place afin de repartir sur des bases saines. Tandis que la municipalité semblait adopter une position de fermeté et comptait maintenir le cap, quoiqu'il arrive, la DRAC insuffle un peu de souplesse dans ce conflit. Néanmoins, on retrouve dans les propos de l'État les mêmes raisons qui ont conduit à la suspension des subventions (la situation financière apparemment désastreuse) et les mêmes conditions qui

309 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 25 janvier 1992.

310 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 21 janvier 1992.

permettraient leur retour. Les pouvoirs publics reussissent donc dans cette affaire à parler, conformément à leurs objectifs, d'une voix unie, sans se contredire. Les contradictions se trouvent plutôt à l'intérieur mrme de ce discours commun : une fois de plus, on retrouve le dedouanement des institutions concernant la modification du projet artistique du Confort Moderne. C'est mrme l'un des premiers points abordes lors de la conference. À nouveau pourtant, l'une des conditions sine qua non pour retoucher les subventions, c'est « evaluer le projet musical [et] le rapport entre le contenu artistique d'un projet et les publics concernés. »311

Par ailleurs, l'Etat souhaite formaliser le fonctionnement du Confort Moderne et « professionnaliser l'équipe. »312 Cette formalisation passe par une « direction clairement identifiee avec un administrateur qui ne soit pas seulement comptable des depenses. »313 Les conditions posees par les institutions pour rouvrir le lieu s'inscrivent donc dans une logique d'aseptisation de la programmation mais aussi du fonctionnement. Alors que la gestion du Confort Moderne etait effectuee de manière précaire, avec une forte rotation des postes salariés entre les membres de l'équipe, la DRAC aurait pu donner les moyens necessaires à LOH afin de stabiliser une equipe, reduire la mobilite des salaries et leur permettre de se former eux-mêmes. Or, si la proposition de la DRAC semble aller dans le sens de la formation, le fait que celle-ci soit assurée sous l'impulsion de l'Etat, conjugué avec la volonté d'aseptiser la programmation laisse presager une professionnalisation qui conduirait à formater l'équipe de façon à ce que ses pratiques soient en accord avec le fonctionnement d'une structure institutionnalisée. Alors que les postes étaient fluctuants au sein du Confort Moderne, les pouvoirs publics semblent vouloir fixer une equipe et confiner chaque membre à un poste défini, comme dans n'importe quelle entreprise. Cette opération conduirait à dénaturer une fois de plus l'essence mme du Confort Moderne dont l'action artistique dépendait pour une bonne part de l'engagement et le ressenti de l'équipe envers certaines formations musicales qu'elle souhaitait défendre et diffuser. Or, la professionnalisation de l'équipe par l'Etat deboucherait logiquement sur une programmation fondee sur la rentabilite avant tout #177; surtout

311 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 25 janvier 1992.

312 Ibidem.

313 Ibidem.

lorsqu'on voit la situation financière du lieu E et non plus sur la decouverte et l'innovation artistique.

Finalement, on peut envisager l'intervention tardive de l'État et sa vision des choses comme ayant un caractère relativement paternaliste. La DRAC laisse en effet le conflit s'envenimer pendant une semaine en laissant le mauvais rôle à la Ville de Poitiers, qui assume seule les nombreuses critiques emanant des differents acteurs précédemment cités. L'instance d'État arrive alors tardivement et revt l'image d'un organe superieur qui intervient pour calmer les tensions et retablir le dialogue entre les parties en conflit, tout en tenant fermement la position institutionnelle et les conditions qui vont avec. Celles-ci vont d'ailleurs dans ce sens et la volonte de rationnaliser le fonctionnement du Confort Moderne apparaît comme la reprise en main d'une jeunesse qui s'égare et prend trop de libertés. L'intervention des pouvoirs publics et la fermete de celle-ci semble sonner la fin de la recreation et de « la crise de maturite »314 dans laquelle le Confort Moderne s'était engluée. Des termes qui sont tout de mrme très infantilisants pour qualifier la menace de fermeture d'un lieu culturel alternatif ayant obtenu une reconnaissance mondiale.

B/ Le revirement du Confort Moderne

Alors que la situation semblait desesperee pour le Confort Moderne, un dialogue s'ouvre sous l'impulsion de la DRAC et estompe quelque peu les positions arr~tées des acteurs de la crise. Il faut toutefois noter que c'est essentiellement du coté du centre culturel que les concessions les plus importantes sont faites et permettent de maintenir le lieu ouvert ; mais à quel prix ? L'accord signé entre la Ville et la DRAC et le Confort Moderne le 27 janvier 1992 #177; soit le lendemain du suppose concert d'adieu d'Urban Dance Squad #177; donne un large echo aux exigences enoncees par les pouvoirs publics afin d'à nouveau verser les subventions :

« Cinq directions de travail ont ete acceptees : expertise precise de la situation financière, evaluation prospective du projet dans toutes ses dimensions, reflexion sur la reformes des structures (association ou SARL par exemple), dispositions transitoires pour la preservation du lieu, la recherche de financements au demarrage des activites, en particulier dans le cadre d'un partenariat public si possible élargi. »315

314 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 28 janvier 1992.

315 Ibidem.

On voit donc bien que les clauses de ce contrat laissent la part belle aux conditions posées par la municipalité et l'État. Que ce soit le redressement financier ~ mutuellement consenti #177; l'évaluation du projet, la réforme des structures et l'intensification du partenariat public, toutes ces dispositions entrent dans le cadre d'une institutionnalisation du fonctionnement du Confort Moderne. La seule garantie réclamée et obtenue par le Confort Moderne est donc le maintien du centre culturel au 185, Faubourg du Pont-Neuf, et uniquement grâce à des modifications de la structure qui ne sont pas explicitées dans l'article. Outre cette petite victoire pour l'équipe du centre culturel, les pouvoirs publics ont réussi à obtenir l'ensemble de ce qu'ils demandaient et bien plus encore. Ils obtiennent un droit de regard sur la programmation artistique #177; qui devient désormais complètement soumise aux logiques de rentabilité #177; qui est évaluée par une personne rattachée au ministère de la Culture, André Cayot, chargé de mission par le Département de la musique et de la danse (DMD). Quant à l'évaluation et au redressement financier et structurel, c'est une nouvelle fois une personne très liée à la culture institutionnalisée qui est mandatée, puisque que c'est Jean-Claude Sénéchal, administrateur de la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image (CNBDI) située à Angoul3me qui est chargé de donner au Confort Moderne l'exemple d'une structure culturelle réellement viable économiquement. On ne peut que s'interroger sur la pertinence de ce choix étant donnée la différence existant entre un lieu comme la CNBDI #177; qui abrite un musée, une médiathèque, et un centre d'imagerie numérique ~ créée sous l'impulsion de l'État dans le cadre des grands travaux du premier septennat de François Mitterrand et le Confort Moderne qui est né de l'essor du milieu associatif alternatif poitevin. Le fait de voir le rapprochement entre ces deux structures de natures très éloignées motive l'idée selon laquelle les institutions tentent fortement de faire adopter au Confort Moderne un fonctionnement conforme aux infrastructures culturelles d'État. Cette hypothèse est d'ailleurs appuyée par le fait qu'une réforme structurelle, qui n'avait pas été évoquée jusque là, est envisagée par cet accord. En voulant faire du Confort Moderne une SARL, et non plus une association, on crée une véritable entreprise culturelle soumise à des impératifs juridiques stricts, bien plus restrictifs qu'une simple association. Cette réforme, certainement envisagée dans le cadre d'une meilleure formation de l'équipe et d'une gestion plus rigoureuse, dépasse la simple idée d'une professionnalisation et tend à

modifier l'essence mrme du Confort Moderne, afin de le faire rentrer dans un cadre juridique beaucoup plus exigeant et professionnel. Finalement, c'est l'assimilation du pôle culturel poitevin au sein de l'ensemble des structures culturelles d'État qui est envisagée par ces mesures. La volonté d'accentuer le partenariat public dans le financement du lieu montre bien ce souhait de lier de plus en plus étroitement le Confort Moderne aux pouvoirs publics.

Dans la lignée de cet accord, l'équipe du centre culturel rédige un communiqué envoyé en réponse à tous ceux qui leur ont envoyé des messages de soutien durant la courte, mais très médiatique crise. La teneur de ce texte censé définir ce qu'est vraiment « le Confort Moderne dans sa globalité, tel qu'il devra demeurer en cas de réouverture, et ce, en accord avec la Ville de Poitiers et l'État »316 est significative du tournant que le lieu est en train de vivre. D'une part, le fait que l'accord des pouvoirs publics soit nécessaire pour que le centre culturel puisse rouvrir est le signal d'une grosse perte d'indépendance. D'autre part, certains points abordés dans cette définition du Confort Moderne semblent différer de l'essence originelle du lieu. Dès les premières lignes, le communiqué insiste sur une action culturelle dirigée vers les 15-25 ans en priorité et ce depuis l'ouverture du lieu en 1985. Le Confort Moderne ne se définissait-il pourtant pas comme un lieu de brassage, tant sur le plan des classes sociales que sur celui des générations ? Ce ciblage d'une tranche d'cge en particulier #177; énoncé par une équipe dont la plupart des membres n'étaient pas présent aux origines du centre culturel #177; traduit bien le développement d'une politique de programmation confinée à un type de public spécifique, largement différente de la simple volonté d'offrir de nouvelles expériences artistiques à un auditoire varié. Par ailleurs, le texte explique l'intention de professionnaliser les artistes défendus par le Confort Moderne, alors que la priorité a toujours été d'offrir un lieu de représentation et de répétition à des formations exclues des canaux de diffusion traditionnels, et non de sélectionner des groupes parmi un vivier dans le but de leur ouvrir les portes du marché du disque. Consécutivement à ces deux caractéristiques, l'exemple de la perte d'indépendance du Confort Moderne s'exprime le plus clairement dans les dernières lignes du communiqué :

316 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 30 janvier 1992.

« Cela implique pour l'ensemble de l'équipe : de conserver un vrai rôle d'intermédiaire entre les publics et les artistes ; une totale liberte artistique ; une totale liberte d'organisation, de mise en oeuvre du projet global et de recrutement après accord avec ses partenaires. »317

Cette phrase qui semble revendiquer le caractère independant immuable du Confort Moderne est lourde de contradiction. Comment revendiquer une liberte complète #177; que ce soit sur le plan artistique ou organisationnel #177; alors que chaque decision depend du bon vouloir des pouvoirs publics ? Malgré la réaffirmation d'un principe cher à l'histoire du Confort Moderne, ce communiqué semble acter definitivement du tournant pris par le centre culturel à l'issue de la crise l'ayant oppose aux institutions.

Ces dernières semblent donc avoir réussi à reprendre l'action du lieu à leur compte en exerçant une emprise forte non seulement sur la gestion financière #177; qui devait initialement 1tre le seul terrain d'intervention des pouvoirs publics ~ mais sur l'ensemble du projet, comme peut en témoigner la convention signée pour l'année 1992, qui diffère largement des precedentes.318 Tout d'abord on peut remarquer que celle-ci compte deux pages de plus qu'habituellement, pour atteindre une longueur de cinq pages bien remplies. Le contenu est lui aussi different. Les signataires sont ainsi plus nombreux qu'à l'accoutumée : alors que les conventions precedentes liaient la Ville, l'État et l'association L'oreille est hardie, l'exemplaire de 1992 inclut, en plus de cette dernière, la SARL L'oreille est hardie et la SARL Confort Moderne. Par ailleurs, alors que les objectifs du centre culturel etaient auparavant proposes par l'équipe et validés par les partenaires, en 1992, c'est la convention qui les fixe, et on voit une fois de plus la marque de l'intervention des pouvoirs publics à travers les domaines d'intervention stricts et les termes qui les désignent : « Le Confort Moderne est un lieu professionnel consacre prioritairement aux musiques « actuelles a» et à l'art contemporain. »319 De nouveau, on retrouve la contradiction récurrente liée à la revendication de la liberté d'action du lieu, résumée en une phrase : « Le projet Confort Moderne est defini et mene par son equipe en toute independance tant dans ses choix artistiques que dans ses modes de fonctionnement, sauf à observer les modalites contenues dans les autres articles de cette

317 Ibidem.

318 ACM : « Conventions », Convention de développement culturel, 11 août 1992.

319 Ibidem.

convention. »320 Ces modalités portent évidemment la marque des volontés institutionnelles énoncées lors de la crise, et le projet du centre culturel, malgré la liberté de mise en oeuvre qui le caractérise, est régi par des cadres stricts et doit répondre à une cohérence financière empiétant sur l'audace culturelle dont LOH a fait preuve dès ses débuts : cibler les publics, professionnaliser les artistes pour les intégrer au milieu du disques et collaborer de manière obligatoire avec les autres infrastructures culturelles de la Ville et de la région. Ce dernier point est énormément souligné dans cette convention, qui « fait constamment référence à la nécessité d'ouverture et de partenariats exigés du CM [Confort Moderne nda] »321, ce qui montre bien que les institutions souhaitent réellement reprendre le lieu à leur compte et s'en servir comme n'importe quelle autre structure culturelle officielle : « Le Confort Moderne fait partie du réseau des établissements culturels municipaux. [...] Le Confort Moderne travaillera, autant que faire se peut, en partenariat avec les établissements culturels et les équipements socio-culturels de Poitiers. »322 Enfin, les modalités de contrôle font l'objet d'une partie très détaillée, et concernent la gestion et le projet du centre culturel. D'une part, les comptes doivent être présentés chaque trimestre aux partenaires (un expert comptable l'Exco-Poitou est même chargé de « s'assurer de la sincérité de ces documents »323), d'autre part, le projet est soumis à l'évaluation et l'acceptation d'un groupe permanent d'évaluation comprenant ~ comme l'exigeaient les pouvoirs publics #177; des membres issus des institutions culturelles officielles comme André Cayot (DMD) et Jean-Claude Sénéchal (CNBDI). C'est donc un contrôle étroit de la gestion et du projet qui est mis en place, et qui oblige le Confort Moderne à adopter un fonctionnement très institutionnel, calqué sur une programmation orientée vers des styles musicaux cloisonnés aux musiques dites « actuelles ».

On voit donc bien que le centre culturel, après avoir repris le dialogue avec ses partenaires, semble adopter une position qui se démarque largement de l'éthique dont il a pu faire preuve depuis ses débuts. Cédant aux volontés institutionnelles, on remarque que le déficit dans lequel le Confort Moderne était plongé l'a condamné à

320 Ibidem.

321 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 229.

322 ACM : « Conventions », Convention de développement culturel, 11 août 1992.

323 Ibidem.

sacrifier son indépendance pour pouvoir continuer à exister, sous une forme beaucoup plus conventionnelle.

C/ Le Confort Moderne, deuxième acte : la mise en place du nouveau fonctionnement

Alors que nous venons de voir à quelles conditions le Confort Moderne avait pu subsister, il va désormais nous falloir analyser concrètement comment les nouvelles caractéristiques du lieu #177; qui s'éloignent de plus en plus d'un fonctionnement et d'un esprit alternatif #177; furent exploitées. Tout d'abord, et malgré l'acceptation des exigences institutionnelles, le centre culturel ne rouvre que six mois après la fin de la crise. Un temps nécessaire pour réaliser la restructuration demandée par les partenaires financiers. Parallèlement, l'équipe du Confort Moderne reste active sur le terrain culturel et continue d'organiser des événements sur différentes scènes poitevines. Le mois de juin voit par exemple le succès d'un concert important à la Blaiserie, réunissant Dirty District (une formation parisienne impliquée dans le mouvement alternatif français) et surtout Fugazi, groupe américain moteur de la scène indépendante, dont le leader Ian MacKaye, à la tête de son label « Dischord » fait perdurer une éthique Do It Yourself irréprochable.324 Une soirée placée sous le signe de l'alternatif qui montre certainement l'attachement de LOH à cette scène, malgré les changements structurels du lieu qu'elle gère. Les premiers concerts marquant la réouverture du Confort Moderne sont pour leur part organisés le 17 septembre 1992, avec l'accord des partenaires financiers, et notamment du comité d'évaluation, pour qui « les deux saisons 1992-1993 seront difficiles. »325 Les pouvoirs publics prennent tout de même le risque de relancer le centre culturel qui, de l'aveu mrme de la presse, « repart sur de nouvelles bases, avec malgré tout une épée de Damoclès suspendue au dessus de sa tête. À la fin de l'année, on lui demandera des comptes. »326 La menace est donc bien présente, et c'est à ce prix que les institutions contraignent le Confort Moderne à employer des méthodes de gestion rigoureuses et une programmation soumise aux lois de la rentabilité.

324 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), Centre Presse du 4 juin 1992.

325 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1991-juillet 1992), La Nouvelle République du 24 juillet 1992.

326 Ibidem.

Pourtant, lors de cette réouverture, l'équipe fait tout pour revendiquer à nouveau le fait que « le Confort Moderne conserve la même éthique: le mélange des gens et des genres, l'accès à la culture pour tous les jeunes »327, malgré une fermeture de six mois pour restructuration. Cette déclaration de la nouvelle directrice Isabelle Chaigne ne parvient pas à masquer les nouvelles méthodes de ciblage du public. À l'image d'une entreprise qui emploie des stratégies de marketing, « les dirigeants ont travaillé l'approche et la clientèle estudiantine. »328 Ces objectifs visant à rentabiliser le projet du Confort Moderne prennent donc le pas sur la spontanéité qui a toujours été la marque de fabrique du centre culturel poitevin, et lui a permis #177; tout en n'étant pas forcément regardant sur les retombées financières #177; de découvrir de jeunes talents devenus célèbres. Plus que dans le texte, le ciblage d'un public cohérent avec la programmation devient réellement une priorité durant toute l'année 1992. Alors que dès le mois de mars, une membre de l'équipe, Fabienne, s'inscrit auprès de la DRAC pour un « stage de communication sur l'élargissement des publics »329, une enquête de public est réalisée gracieusement par des étudiants de l'école de commerce330 et celle-ci établit des statistiques concernant la popularité du lieu. Une autre enquête est réalisée la même année et établit le profil du spectateur type venant au Confort Moderne,331 conformément aux volontés du comité d'évaluation permanent : « le public fréquentant le Confort Moderne devra faire l'objet d'enqu~te par sondage afin de préciser quel est ce public. Le questionnaire et les modalités d'enqu~te seront mis au point entre le Confort Moderne et la Direction des Affaires Culturelles. »332 Par ailleurs, le Confort Moderne commence à développer une publicité qui se rapproche des méthodes promotionnelles traditionnelles, et ne s'appuie plus sur le réseau propre au milieu alternatif, à savoir les fanzines et radios associatives. L'équipe du Confort Moderne prévoit ainsi de produire des casquettes à l'effigie du nom du lieu333 et d'aller faire sa promotion sur des lieux ciblés, comme par exemple le salon de

327 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1992-juillet 1993), La Nouvelle République du 11septembre 1992.

328 Ibidem.

329 ACM : « Comptes-rendus de réunions », Réunion du 10 mars 1992.

330 ACM : « Comptes-rendus de réunions », Réunion du 14 avril 1992.

331 ACM : « Bilans, projets, évaluations » (1992), Enquête de public réalisée par S. Debiais, N. Deschamps, L. Durand, I. Farge, C. Marchand et C. Robert.

332 ACM : « Bilans, projets, évaluations » (1992), Groupe permanent d'évaluation -- Réunion du 17 septembre 1992 à la DRAC, 17 septembre 1992.

333 ACM : « Comptes-rendus de réunions », Réunion du 4 mai 1992.

l'étudiant.334 On voit donc bien que la recherche et l'élargissement d'un public ciblé en lien avec la programmation du Confort Moderne devient une priorité et prend le pas sur l'innovation artistique qui a fait la réputation du lieu.

Cependant, on peut tout de même remarquer que la diffusion proposée par le centre culturel poitevin conserve certains aspects que l'on a déjà pu aborder précédemment. L'attachement à la scène alternative hexagonale reste ainsi fort, et le Confort Moderne reste un lieu privilégié de cette frange de la musique populaire française. Dès la réouverture en septembre 1992, certains noms ayant marqué le mouvement #177; n'ayant alors plus la reconnaissance médiatique qui a fait ses beaux jours durant les années 1980 #177; sont à l'affiche comme les VRP. Néanmoins, on remarque que les groupes issus de cette scène programmés dans la salle poitevine sont ceux qui ont obtenu une large reconnaissance : les VRP ont ainsi rempli l'Olympia de Paris quelques mois avant de revenir jouer à Poitiers.335 La diffusion de cette scène auparavant très structurée ne se fait donc plus lors de grandes manifestations comme le festival « Rock Hexagonal Tendancieux » qui voyaient des formations reconnues côtoyer des petits groupes émergents ou par des soirées consacrées à des labels. Les réseaux semblent s'rtre effrités et la programmation prend la forme de soirées concerts isolées. Une large part de celle-ci reste consacrée à des artistes peu reconnus, développant des styles musicaux nouveaux, conformément à tout ce qu'a toujours fait LOH. On remarque toutefois que dans le cadre de la rentabilisation financière des locaux du Confort Moderne, une stratégie nouvelle est adoptée concernant l'utilisation de la salle de concert de 800 places ouverte en 1988. Celle-ci est louée à des associations, qui peuvent ainsi organiser des concerts sans avoir de locaux leur appartenant. Seulement, alors que les gérants auraient pu se tourner vers de petites associations sans moyens relayant des petits groupes méconnus, c'est une association niortaise, Aloha Productions, qui occupe le plus souvent l'espace de concerts du Confort Moderne. Or, la nature des artistes programmés par cette association tranche nettement avec celle de ceux habituellement diffusés par LOH. Ceux-ci « collectionnent les disques d'or »336, leurs

334 ACM : « Comptes-rendus de réunions », Réunion du 10 mars 1992.

335 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1992-juillet 1993), La Nouvelle République du 6 novembre 1992.

336 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1992-juillet 1993), Centre Presse du 24 novembre 1992.

titres sont « fredonnée[s] sur toutes les ondes [et sont] 44e au Top 50. »337 Aloha Productions met ainsi à l'affiche des artistes issus de l'industrie du disque comme Keziah Jones, ou Jean-Louis Aubert, beaucoup plus reconnus et conventionnels que les groupes programmés habituellement. Cette diffusion beaucoup plus grand public influe forcément sur les prix des places qui, une fois encore tranchent largement avec la politique d'accès à la culture mise en place depuis le départ par le Confort Moderne. Alors que les tarifs des manifestations proposées par LOH gravitent autour de trente-cinq ou cinquante francs, les concerts d'Aloha Productions atteignent quatre-vingt, cent, voire cent-vingt francs. Même si ces prix ne correspondent pas à l'éthique habituelle du centre culturel poitevin, il faut comprendre que ces concerts et l'argent que « rapportent les locations à Aloha [sont] déterminant pour [le] bon fonctionnement »338 du Confort Moderne. Paradoxalement, ils sacrifient le rôle initial de défricheur culturel du lieu et d'espace culturel accessible, tout en permettant de combler les pertes financières liées à ces concerts faiblement fréquentés.

Si la dimension culturelle atypique du Confort Moderne a quelque peu été écornée par les nouvelles clauses de la convention, on peut remarquer que le rôle social du lieu a été conservé, et ce pour une raison précise : les pouvoirs publics ont en effet vu dans ce centre culturel un moyen d'intégrer socialement des catégories de population qu'eux mrme n'arrivaient pas à atteindre. La convention signée en 1992 assigne donc un rôle social fort au Confort Moderne qui est obligé de « traiter, avec les moyens spécifiques d'un établissement culturel accueillant un public jeune, les problèmes posés par la marginalisation et l'exclusion sociale. »339 Dans cette lignée, une soirée gay est organisée en octobre 1992 ; elle accueille parallèlement aux concerts des associations de prévention du VIH et milite contre les discriminations.340 C'est peut-être même cette dimension qui a le plus intéressé les partenaires, voyant plus dans ce lieu un espace de socialisation de populations jugées difficiles, qu'un espace culturel. Cependant, cette socialisation ne se fait pas librement et le Confort Moderne, dans le cadre de son aseptisation, est obligée de faire appel aux services d'une entreprise de sécurité, qui est habilitée à employer des

337 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1992-juillet 1993), Centre Presse du 19 septembre 1992.

338 ACM : « Comptes-rendus de réunions », Réunion du 10 février 1993.

339 ACM : « Conventions », Convention de développement culturel, 11 août 1992.

340 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1992-juillet 1993), Centre Presse du 13 octobre 1992.

méthodes inhabituelles pour le lieu : « le personnel décide de l'opportunité d'user de la force si cela est nécessaire »341, et peut interdire l'accès à « tout client présentant des troubles de comportement laissant à penser qu'il est manifestement ivre », ce qui contrevient à l'esprit du Confort Moderne oE « la préoccupation festive devient secondaire. »342 Il convient néanmoins de noter que la Ville de Poitiers a su également trouver un intérest dans certains services artistiques proposés par le Confort Moderne : « jeunes créateurs, artistes, musiciens ne manquent pas à Poitiers. Pour les aider, la Ville met à disposition des locaux de répétition. »343 On constate donc que le centre culturel, conformément à ce qu'on a pu voir dans les débats qui animaient les conseils municipaux pendant la crise du Confort Moderne, devient un véritable enjeu politique pour la municipalité, qui y voit une façon de se donner une image jeune et dynamique. La teneur de cet article est significative de ce fait, puisqu'on a l'impression que la Ville a fait un effort pour dégager des locaux permettant aux groupes locaux de créer, alors que ceux-ci ont été aménagés par le Confort Moderne dès son ouverture, et son nom n'apparaît mrme pas lors de l'évocation des boxes de répétition.

Cela est donc révélateur du changement de nature du Confort Moderne qui est réellement intégré au réseau des structures culturelles publiques de la Ville de Poitiers, mais aussi de l'État. En conséquence, le centre culturel a dû obéir aux exigences institutionnelles, ce qui a provoqué de larges changements au sein de la structure, que ce soit sur le plan de la gestion, ou du projet. Finalement, l'action du Confort Moderne s'est apparentée dès sa réouverture à une mission de service public, ce qui l'a conduit à proposer une programmation beaucoup plus consensuelle et à revestir un rôle social important et préétabli #177; alors qu'auparavant, cette dimension était entretenue de fait plus que par convention.

Cette seconde partie nous a donc permis d'analyser l'issue de la crise débutée le 17 janvier 1992, à l'annonce de la fin du subventionnement du Confort Moderne par les pouvoirs publics. Sous l'impulsion de la DRAC, le dialogue ayant repris a conduit l'équipe du lieu à capituler devant les clauses fixées par ses partenaires, et à

341 ACM : « Conventions », Convention entre le Confort Moderne et la société A.R. IFNIKI, 3 novembre 1992.

342 BAFFIN Fabrice, op. cit., p. 230.

343 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1992-juillet 1993), Poitiers Magazine d'août 1992.

signer un accord dix jours après le début du conflit. Ces dix jours ont été capitaux dans l'histoire du Confort Moderne et ont montré à quel point la structure était soumise aux volontés de ses financeurs, à partir du moment oil ceux-ci manifestaient un désaccord. En théorie, le rachat des bâtiments par la Ville en 1988 avait signé la réelle fin de l'indépendance du lieu. De fait, celle-ci arrive en 1992, avec l'énonciation des exigences institutionnelles, contre lesquelles le Confort Moderne n'a rien pu faire, et a hésité un temps entre la fermeture définitive et les concessions avant de choisir cette dernière option. Nous avons donc tenté ici de dégager les aspects originels que la deuxième formule du Confort Moderne avait tenté de conserver tout en montrant comment ceux-ci étaient néanmoins sous le contrôle total des partenaires publics. De la gestion au projet, le centre culturel poitevin semble être totalement sorti du circuit alternatif, pour intégrer le réseau des structures culturelles publiques.

III- L'évolution de la scène alternative de Poitiers : des changements dans des trajectoires diverses

Nous venons de le voir, le Confort Moderne, dès la rentrée de 1992 a connu une crise l'ayant conduit à adopter de nombreux changements concernant son fonctionnement et son projet artistique, marqueurs d'une institutionnalisation forte. Si cette structure semble être sortie de la scène alternative pour devenir un espace culturel officiel dédié aux musiques dites actuelles et notamment au rock (indépendant ou non), il convient de voir comment les autres membres de cette scène évoluent jusqu'en 1994. Nous commencerons donc par envisager la suite de l'institutionnalisation du Confort Moderne jusqu'à cette date, puis reviendrons sur la Fanzinothèque de Poitiers et le label On a faim !.

A/ Le Confort Moderne en voie d'institutionnalisation définitive

Alors que nous avons déjà vu que le centre culturel poitevin avait dû se plier aux exigences des pouvoirs publics afin de pouvoir rouvrir en septembre 1992, nous allons désormais pouvoir essayer d'envisager le déroulement de l'histoire du Confort Moderne après la stabilisation de sa situation durant la fin de cette année. Cette partie va donc nous permettre de nous demander si le Confort Moderne a choisi

d'entretenir malgré tout les relations existant avant le conflit, ou si au contraire, il s'est orienté vers des directions plus institutionnelles. La première chose que nous allons pouvoir constater, c'est que les liens avec le réseau Trans Europe Halles, qui faisaient du Confort Moderne un centre culturel réputé à l'échelle européenne sont conservés. La structure envoie ainsi des groupes jouer dans différentes villes d'Europe en 1993 et reçoit le festival TEH les 11, 12, 13 et 14 novembre de la mrme année, qui obtient un succès mitigé.344 Une fois encore, on voit l'intrusion d'artistes issus de l'industrie du disque comme le belge Arno dans une programmation oL l'on trouve aussi des groupes indépendants comme Lofofora. On constate donc d'une part que le Confort Moderne, malgré sa perte d'indépendance vis-à-vis des institutions reste au sein du réseau TEH qui rejette pourtant l'influence des institutions sur le fonctionnement des lieux qu'il labellise, et d'autre part que la programmation du festival organisé par cette association commence à inclure des artistes liés au monde du show-business. On retrouve de nouveau ce type d'artistes grand public dans le projet du Confort Moderne à travers, comme nous l'avons vu précédemment, la location de la salle à des associations comme Aloha Productions. Cependant, on remarque également que LOH commence à louer l'espace de concert à des associations plus confidentielles et alternatives, qui proposent des concerts en cohérence avec la programmation habituelle du Confort Moderne. L'une de celle-ci ~ jà laquelle nous avons déjà fait référence précédemment puisqu'il s'agit de Nahda ~ diffuse ainsi des groupes liés au milieu du hardcore, dans lequel le centre culturel s'est déjà impliqué en faisant par exemple passer des artistes gravitant autour du label Alternative Tentacles345. Cette association s'est donc plus fondue dans le projet du Confort Moderne, mrme si l'entente entre les deux structures était relative :

« On doit rien au modèle de développement du CM [Confort Moderne, nda]. Rien : un peu de soutien et beaucoup de coups bas. Là encore et comme pour l'AMP et la Fédération, le CM avait rien compris et voulait surtout pas que quelque chose arrive de différent. [...] Dans leur ensemble, les gens du CM ont vraiment pas été sympas. »346

On voit donc à travers ce témoignage que le Confort Moderne entretenait des rapports difficiles avec le milieu associatif local, et notamment indépendant. On

344 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1993-juillet 1994), Centre Presse du 15 novembre 1993.

345 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1992-juillet 1993), Centre Presse du 1er décembre 1992.

346 TIGAN Fabrice, « Poitiers Über Alles », sur le Forum Poitiers Bruits, http://poitiersbruits.bbconcept.net/t34-poitou-uber-alles-par-fab-tigan, consulté le 28 avril 2011.

remarque toutefois à travers les sources que ces rapports tendus ne concernent pas seulement Nahda. Concernant Aloha Productions, une partie de l'équipe « a peur qu'ils [leur] « volent » du public ».347 Que ce soit pour une petite association diffusant des groupes relativement méconnus telle Nahda ou pour une plus grosse comme Aloha Productions, on voit donc bien que le Confort Moderne, tout en essayant de se positionner sur les deux tableaux #177; alternatif et show-business #177; a du mal à accepter que d'autres structures viennent empiéter dans leur champ d'action. On remarque que c'est sur ce problème récurrent du public que le bât blesse, puisque l'équipe craint finalement de voir des spectateurs potentiels leur faire défaut au profit d'autres structures.

Par ailleurs, la dissociation du Confort Moderne avec le milieu associatif s'explique également par la nature de ce qu'il est devenu, c'est-à-dire un lieu institutionnel aux objectifs bien plus stricts et ambitieux qu'une simple association. Le lieu connaissait déjà, nous l'avons vu, quelques divergences avec ce milieu avant la crise, mais le nouveau fonctionnement a certainement dû mettre encore plus de distance entre le centre culturel et les associations alternatives de Poitiers. Ainsi, le premier marqueur que l'on peut hypothétiquement imputer au tournant pris par le Confort Moderne (mais qui tient aussi de facteurs économiques) est la fermeture de la boutique de disques « la Nuit Noire » dans la cour du 185, Faubourg du PontNeuf, qui baisse son rideau de fer à la rentrée de septembre 1992.348 Par ailleurs, alors que l'équipe essaie de développer des liens avec une association relativement jeune #177; la Pont'Ach Rock, montée entre autres par Gilles Benèche349, « excédé par le manque de disponibilités offertes sur la scène poitevine »350 #177; elle se rend compte que son fondateur « n'a pas l'air plus motivé que ça. En fait, ça n'avance pas du tout. »351 Ce désintér~t traduit finalement l'inadaptation du Confort Moderne à ce type d'associations qui recherchent des petits lieux permettant à des groupes relativement modestes de se produire devant un public forcément restreint #177; Gilles

347 ACM : « Comptes-rendus de réunions », Réunion du 10 février 1993.

348 ACM : « Comptes-rendus de réunions », Réunion du 4 mai 1992.

349 Salarié à la Fanzinothèque de Poitiers, Gilles Benèche, est co-fondateur de l'association la Pont'Ach Rock et joue au sein du groupe Un Dolor.

350 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1992-juillet 1993), La Nouvelle République du 16 décembre 1992.

351 ACM : « Comptes-rendus de réunions », Réunion du 30 mars 1992.

Benèche se plaint ainsi « qu'à Poitiers, il manque un vrai bar rock352. La volonté émise par l'équipe du Confort Moderne de développer cette association n'est en plus pas intéressante pour la Pont'Ach Rock qui souhaite rester à une échelle modeste, peut-rtre pour ne pas justement tomber dans les travers qu'a connus le centre culturel largement institutionnalisé.

Or, justement, cette institutionnalisation et les rapports étroits avec les pouvoirs publics qu'elle implique, ont posé un certain nombre de contraintes au Confort Moderne, et notamment sur le plan de la gestion. Ainsi, alors que la mobilité des personnels était l'une des caractéristiques notoires de la première version de la structure poitevine, des organigrammes sont régulièrement édités et font un recensement précis des postes occupés, et assignent chaque personne à une tâche spécifique : en 1994, l'équipe comptait alors trente-sept emplois dont six salariés à plein temps, dix-neuf intermittents et quelques contrats aidés et objecteurs de conscience353, ce qui en fait une entreprise relativement importante. Les comptes de la structure sont constamment contrôlés et un bilan est présenté aux partenaires à chaque trimestre, ce qui exige une gestion et un travail très lourds pour l'équipe, constamment sous pression : l'épée de Damoclès évoquée par la presse locale lors de la réouverture du centre culturel est toujours au dessus de la tête de la structure. En effet, mrme s'il a adopté un fonctionnement rigoureux, « la situation du Confort est critique »354, mrme quelques mois après sa réouverture, et ce n'est pas la seule structure de ce type en France à connaître ces difficultés. En effet, dès janvier 1994, la presse locale fait état de l'entrée du Confort Moderne dans un réseau de salles répondant aux mêmes caractéristiques : les Clubs Rock.355 Si les objectifs de ce réseau restent flous, la suite est éclairante : en mars de la même année, le réseau Fédurok est créé et intègre le centre culturel poitevin. Cette association a « pour but l'étude et la défense des intérêts matériels et moraux des membres, la réalisation de spectacles de qualité à des prix abordables, ainsi que la défense du patrimoine et de

352 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1992-juillet 1993), La Nouvelle République du 16 décembre 1992.

353 ADV : 1681 W 13- 1993-1997 #177; DRAC #177; Association le Confort Moderne : évaluations, rapports, comptes, bilans, conventions #177; Organigramme de l'association le Confort Moderne I 25 mai 1994.

354 ACM : « Comptes-rendus de réunions », Réunion du 10 février 1993.

355 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1993-juillet 1994), La Nouvelle République du 10 janvier 1994.

la culture rock. »356 « Initialement fondée par des structures essentiellement centrées sur l'activité de diffusion, elle s'est progressivement développée autour d'objectifs partagés de structuration du secteur et de reconnaissance institutionnelle. »357 Réunissant des salles de toute la France, qui ont été de hauts lieux du mouvement alternatif, comme l'Ubu de Rennes, ou l'Aéronef de Lille, ce réseau a donc pour objectif de structurer un ensemble de salles de concerts de musiques dites actuelles en professionnalisant un peu plus leurs personnels et en établissant des liens toujours plus étroits avec les institutions. Ce qu'il convient de remarquer, c'est que ce type d'initiatives s'inscrit dans la lignée d'un organe institutionnel que nous avons déjà évoqué : le Centre d'information rock (CIR) créé à l'initiative de l'État en 1985, qui tentait pour sa part de regrouper l'ensemble des composantes du circuit musical. La Fédurok concrétise donc à petite échelle ce qui a pu se passer à Poitiers lors de la crise du Confort Moderne et cherche à établir des partenariats forts entre les structures et les institutions. Le centre culturel a donc été une fois de plus précurseur sur la situation de 1994 et l'issue du conflit, qui a pu Ytre perçue à Poitiers comme un constat d'échec, a été vue ailleurs comme une chance : « l'idée pourrait faire tkche d'huile : l'Ubu à Rennes est demandeur de ce type d'état des lieux. »358 On voit donc que le milieu des années 1990 est marqué par la volonté des structures elles-mêmes de se professionnaliser et d'entrer dans le champ d'influence des pouvoirs publics, ne pouvant plus continuer à fonctionner de façon indépendante.

Nous avons donc pu voir que mrme s'il continuait tant bien que mal à réactiver certains de ses vieux réseaux alternatifs (notamment américains), le Confort Moderne tendait inexorablement à adopter un fonctionnement de plus en plus institutionnalisé, sous le contrôle toujours étroit des pouvoirs publics, ayant réussi à faire d'un des pôles du mouvement alternatif hexagonal, un lieu relativement aseptisé avec une programmation spécifique lui étant assignée. Cette dynamique, nous l'avons vu, n'est pas propre à Poitiers et rejoint un courant national, qui se structure en réseau de salles dédiées aux musique dites actuelles, et correspond finalement à un cloisonnement du projet artistique, ce qui avait été largement combattu par la

356 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1993-juillet 1994), L'Inédit, mensuel de la scène Rock de mars 1994.

357 Fédurok : Historique, http://www.la-

fedurok.org/rubrique.php?id_rubrique=106&id_sous_rubrique=169, consulté le 5 juin 2011.

358 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1993-juillet 1994), Show Magazine de décembre 1993.

première version du Confort Moderne, qui souhaitait ouvrir sa programmation à n'importe quel style musical, pourvu que celui-ci soit novateur et atypique.

B/ On a faim ! : des changements dans la continuité

Alors que nous venons de voir que le Confort Moderne prenait le chemin d'une institutionnalisation forte, nous allons pouvoir constater que le label OAF !, qui avait adopté une éthique beaucoup plus politique et radicale, va tout en gardant cette voie, opérer divers changements. Le Confort Moderne intègre donc en 1994 le réseau Fédurok, qui s'inscrit dans la continuité des initiatives étatiques comme le CIR, qui voulaient professionnaliser et institutionnaliser le milieu rock. Or, le positionnement du réseau OAF ! vis-à-vis de ces deux organes a été très clair. Dans notre chapitre précédent, nous avons déjà mis en lumière les critiques que celui-ci portait à l'égard du CIR. Dans les années 1990, on peut remarquer que cette hostilité se dirige contre le réseau Fédurok et reste manifeste. Elle se traduit par des articles incendiaires dans le fanzine OAF ! : un article intitulé « Fédurok : magicienne ou sorcière ? » paraît au premier trimestre de l'année 1998 et, à la différence de ce qui a été fait dans les années 1980, ne remet « pas en cause l'essence de l'action étatique mais la bureaucratisation des institutions, la perte de contact avec la base, notamment du point de vue des salles de spectacles. »359 Ainsi l'article met l'accent sur le changement de nature des lieux comme le Confort Moderne, qui « sont devenus PROFESSIONNELS, voyez, ils sont même gérés par des « professionnels de la profession a» [...] Ces gens-là DECIDENT en fonction des modes, des médias. [...] Ce qui est triste, c'est de voir que ces salles, qui sont à l'origine des « acquis » des rockers, qui n'existent que parce qu'il y'a des groupes, puissent les traiter ainsi. »360 On remarque donc que si le label poitevin OAF ! se trouvait déjà en marge des structures alternatives préexistantes à Poitiers, le tournant pris par la plus importante de celles-ci n'a fait que maintenir voire amplifier cette distance.

Pourtant, le changement d'équipe opéré aux alentours de l'année 1992, qui a vu Luc Bonet céder sa place à Gil Delisse notamment, a fait d'OAF ! #177; Label, nous l'avons déjà souligné, une structure moins politisée, avec d'autres ambitions, car

359 GUIBERT Gérôme, op. cit., p. 276.

360

AFP, On a faim !, mai 1998 p. 4.

« Gil etait un dessinateur, donc il avait certaines exigences esthetiques. »361 Ce petit tournant, a fait du label poitevin une structure moins isolee, et plus integree au milieu culturel poitevin. Par ailleurs, la profession de dessinateur de Gil Delisse et son implication dans le fanzine auquel était rattaché le label, l'a naturellement conduit à tisser des liens avec la Fanzinothèque de Poitiers, qui etait evidemment impliquee dans le milieu des arts graphiques. Or, c'est à partir de ce type de relations affinitaires que des productions OAF ! ont pu voir le jour. Si le groupe très lie au Confort Moderne Les Petits Fiers figure sur la compilation « Pogo avec les loups », produite lorsque Luc Bonet faisait encore partie du label, La collaboration d'OAF ! ~ Label avec le groupe Un Dolor est la première avec un groupe poitevin. « Il y' a eu l'album d'Un Dolor qui a ete coproduit avec Weird, parce que bon justement c'étaient de bons potes. »362 Ce type de rapport entre le label et les formations qu'il produit est representatif des conditions qui permettaient à un groupe de collaborer avec OAF ! #177; Label : « ce n'était que de l'affinitaire. [Ils n'ont] quasiment jamais selectionne un groupe a partir d'une démo. , part sur les compilations, mais c'étaient des groupes [qu'ils ont] croisés sur plein d'autres choses que la musique. » Alors que nous avons vu que Luc Bonet s'appuyait beaucoup sur l'influence du fanzine et les cassettes qu'il recevait pour sélectionner les groupes labellises, on peut constater que la seconde equipe se fonde beaucoup plus sur les affinites personnelles pour produire des artistes. L'exemple de l'album d'Un Dolor, « Muddy Brains » est particulièrement significatif de ce fait, puisqu'il résulte des contacts entre Gil Delisse d'OAF ! #177; Label et Gilles Benèche #177; salarie de la Fanzinothèque de Poitiers et bassiste du groupe #177; qui a certainement influe pour que le disque soit coproduit par Weird Records, avec qui il entretenait des rapports facilites etant donne que le siège de cet autre label poitevin se situait dans le garage qui abritait auparavant la boutique « la Nuit Noire », soit dans la cour du Confort Moderne. On voit donc que les productions effectuees par la deuxième equipe sont plus nes de rapports affinitaires rapprochés qui l'ont connectée à d'autres structures locales, que la première qui s'appuyait sur les réseaux nationaux. Cependant, mrme s'il est devenu moins central après le départ de Luc Bonet, le discours politique n'en restait pas moins present dans les productions OAF !, et les compilations revêtaient toujours les avatars du

361 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

362 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.

mouvement libertaire, en témoigne celle intitulée « Ni Jah Ni Maître ». Cette compilation témoigne d'ailleurs des évolutions du label, qui semble se décloisonner du genre punk ou hardcore : « La nouvelle équipe du label, a choisi un positionnement moins militant, qui était aussi un positionnement musical spécifique (plus dub/reggae que rock). »363

Pourtant, même si le discours politique est moins évident, il n'en reste pas

moins que le label continue à s'inscrire dans la frange la plus alternative du milieu rock français. Pour exemple, la nouvelle équipe est confrontée à un problème de taille peu de temps après son arrivée : « [Ils étaient] distribué[s] par New Rose, au début. Et puis un jour ils ont dit « Bon ! On arrête de distribuer des petits labels » parce que ce n'est pas rentable du tout, quand ils ont commencé à avoir des problématiques de rentabilité. [...] Donc ils [les] ont virés et [ils se sont] retrouvé[s] sans distributeur. »364 Cet événement marque une fois de plus la crise des structures ayant grossi avec le mouvement alternatif et se trouvant dans l'impasse au début des années 1990. « Là-dessus, il y'a Mélodie oI Duduche bossait, et il [leur] a dit : « moi je peux m'en occuper. » »365 OAF ! #177; Label ne tarde donc pas à retrouver un distributeur indépendant par le biais d'une connaissance appartenant au milieu musical, mais aussi politique. L'identité de cette personne est en effet révélatrice du fait que la structure ne change pas d'éthique malgré la crise du mouvement alternatif : nous l'avons dit, l'année 1985 voit la création CIR, dans le but de structurer sous l'égide de l'État la nébuleuse d'organes constituant les scènes locales autoproclamées. Or, voyant d'un mauvais oeil cette intrusion institutionnelle, « Duduche » crée en réaction et en accord avec les acteurs du mouvement euxmrmes, donc par la base, le Centre autonome du rock (CAR). C'est « une initiative underground qui provient de militants qui animent aussi une émission sur Radio Libertaire. »366 « Le CAR se veut avant tout proche des acteurs du rock, convivial, et si ses moyens sont limités, ses actions et sa présence sur le terrain ne sont plus à démontrer (tables de fanzines dans les concerts, organisation de rencontres, débats,

363 Entretien avec Luc Bonet du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 14 janvier 2011.

364 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.

365 Ibidem.

366 GUIBERT Gérôme, op. cit., p. 275.

festivals, video, travail commun avec la Fanzinothèque. »367 On remarque donc qu'OAF ! #177; Label reste dans des reseaux qui perpetuent les pratiques developpees par le mouvement alternatif. Ainsi, même si Melodie est un distributeur plus important que New Rose et distribue les productions OAF ! dans des structures faisant partie des canaux de l'industrie du disque comme la FNAC ou Virgin, le fait que ce soit « Duduche » qui gère la partie rock du distributeur a permis de conserver une ethique propre au milieu independant :

« Il a cree le departement rock à l'intérieur de Mélodie et puis en fait, il gérait sa petite cuisine, ce qui nous a permis même de faire des disques assez improbables en distribution nationale.[...] Duduche passait son temps à jongler pour se battre à la fois avec sa boite, parce que quand tu vends des disques il faut quand même que ça rapporte, et puis de l'autre coté justement faire en sorte que ça rapporte le moins possible à sa boite pour que les prix restent le plus bas possible. »368

Malgre la disparition des organes independants qui structuraient le mouvement alternatif, OAF ! #177; Label parvient neanmoins, par ses contacts, à preserver des pratiques fidèles à leur politique d'accès à la culture pour tous.

Finalement, dans tous les domaines #177; de la selection des groupes à la diffusion des disques en passant par le regard critique porte sur le monde du show-business #177; le label OAF ! a su garder sa ligne directrice malgré un changement d'équipe qui n'eut pour effet que quelques changements minimes sur le plan de l'esthétique et de la prédominance du discours politique, qui n'ont en rien modifié les pratiques politiques de la structure. La crise nationale connue par le mouvement alternatif a mrme eu l'effet de rapprocher le label des structures locales presentes à Poitiers, ce qui montre bien le fait que ce type de fonctionnement alternatif ne peut exister que par l'existence de réseaux de solidarités, d'affinités, quels qu'en soient l'échelle. L Fanzinothèque, fait partie integrante de ceux-ci, et reste proche d'organes comm OAF ! ou le CAR.

367 WELL Max et POULAIN François, Scènes de rock en France, Paris, Syros Alternatives, 1993, p. 138.

368 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.

C/ La Fanzinothèque : une ligne directrice immuable

L'année 1994 est l'occasion pour la Fanzinothèque de frter ces cinq années d'existence, et pour la presse locale de revenir sur l'histoire de cet établissement hors du commun et d'envisager ses perspectives. Avant tout, il convient tout d'abord de replacer la Fanzinothèque dans un contexte bien particulier. Nous nous trouvons presque au milieu des annees 1990, et comme nous l'avons vu, le mouvement alternatif qui avait connu son essor dans la deuxième moitie des annees 1980 est retourné à l'anonymat. Il n'existe plus du solide réseau que celui-ci avait contribue à construire que quelques bribes, relies par de forts liens affinitaires et militants. Le mouvement rock, qui avait impulse une dynamique puissante dans le fanzinat français et européen semble s'essouffler et la jeunesse qui en était à l'origine commence à s'orienter vers les styles musicaux émergents, nés des technologies numeriques, c'est-à-dire le rap et le hip-hop ainsi que les musiques electroniques. Si l'on ajoute à ce facteur l'arrivée d'internet qui permet aux rédacteurs de fanzines de publier eux-mêmes leurs creations sans passer par la partie edition #177; qui comprend la création de l'objet, avec les moyens du bord (ciseaux, colles etc.) et les photocopies ~ on pourrait penser la Fanzinothèque en danger, à court de fanzines à recolter. Pourtant, il n'en est rien : « le fanzinat se porte bien. »369 Comme l'explique Didier Bourgoin, la structure reçoit toujours une soixantaine de productions par mois, ce qui assure une quantite suffisante de travail au personnel qui gère le petit etablissement. Les premières annees ont permis à la Fanzinothèque de se faire un nom à travers la France et de creer des contacts supplementaires, en plus de ceux qui existaient avant son ouverture. Comme l'explique le directeur, « ce premier quinquennat represente pour les responsables de l'endroit une première phase, celle « de la mise en place, du lancement, ou de la decouverte » »370, et force est de constater que « la reconnaissance est acquise, et pas seulement auprès des inities. »371 Cette première phase dépassée, le public étant familiarisé avec ce lieu insolite qu'est la Fanzinothèque, son personnel a ainsi pu se consacrer à d'autres activites, qui mettent l'accent sur la valeur patrimoniale que représentent les fanzines. Cette deuxième phase pour l'équipe de fanzinothécaires consiste à remplir l'objectif « de referencer,

369 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1994-juillet 1995), Centre Presse du 4 novembre 1994.

370 Ibidem.

371 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1994-juillet 1995), Centre Presse du 5 novembre 1994.

et de recenser toutes les informations contenues dans les fanzines et d'informatiser le tout pour créer une banque de données sur la musique. »372 Comme nous l'avions entrevu dans notre précédente partie concernant la Fanzinothèque, on voit donc que le rôle du lieu ne se limite pas à un lieu de stockage ou de simple communication des productions reçues. En partant du principe que les fanzines ont joué un rôle moteur dans l'autostructuration du mouvement alternatif, on voit que la Fanzinothèque dépasse la perception habituelle qu'on peut se faire de ce type de revues, c'est-à-dire l'objet-même, pour aller au contenu précis de ces dernières et créer un outil donnant accès à des ressources permettant de se documenter sur les acteurs qui ont contribué à faire de la scène alternative un mouvement culturel créatif à plusieurs niveaux (musique mais aussi graphisme, vidéo etc.) de grande envergure.

La Fanzinothèque se dote donc en 1994 d'un outil de recherche documentaire et ne se cantonne pas au classement et à la communication des fanzines. Si l'on ajoute à cela la politique de mise en valeur de la presse alternative en tant qu'objet unique, aux codes esthétiques aussi particuliers que multiples qui fait du lieu un véritable musée, et les manifestations organisées par l'équipe a que ce soient des rencontres, des concerts etc. #177; on prend aisément conscience de la vivacité d'une telle structure, qui revêt une utilité culturelle énorme. Particulièrement impliquée dans le milieu musical, comme nous venons de le souligner, la Fanzinothèque développe, en plus des fanzines qu'elle publie ~ Arsenal Sommaire Poitiers, initialement édité par l'AMP, est repris en charge dès 1992 par la Fanzinothèque, et continue d'annoncer toutes les manifestations rock rayonnant autour de Poitiers #177; un espace dédié à la création, ce qui lui permet d'ajouter une corde à son arc, qui en compté déjà beaucoup : le laboratoire de sérigraphie. Cette nouvelle composante de la Fanzinothèque, qui voit le jour en 1994, met réellement l'accent sur les intérIts artistiques défendus par la structure, et s'implique une fois de plus, et de façon différente, dans le milieu musical, encore plus près des artistes eux-mêmes. En effet, l'atelier de sérigraphie « réalise des travaux d'impression, d'édition et de création, comme par exemple des pochettes de disques pour des groupes. »373 La

372 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1994-juillet 1995), Centre Presse du 4 novembre 1994.

373 La Fanzinothèque de Poitiers, Le labo, http://www.fanzino.org/serigraphie/labo.html, consulté le 4 juin 2011.

)aQ iQRtICqqX41P RQtrITIYIFIFINEGIYHNifiFDIRQ Ge1NINTFtiYitpNEqXIFlle IN'aQF111Ge1 plus en plus dans le monde des arts graphiques et dans le milieu musical.

1 RXNFIYRQN GRQFESX7YRTIFIXeElRIQÜGyrItHIP IQaFplESELEl'eNNRXfflDP IQt GXC mouvement alternatif qui avait permis sa création, la Fanzinothèque de Poitiers continuait son chemin sans être inquiétée et restait active sur différents tableaux. Loin de restée cloisonnée dans le petit local du 185, Faubourg du Pont-Neuf, la structure diversifiait de plus en plus ses activités pour devenir un véritable pôle documentaire, artistique et créatif lié au monde du rock et des arts graphiques. Elle fête donc son cinquième anniversaire sereinement en 1994 et montre une fois de plus 1X11llN E lELTIP eQt GpSINNp NDIRnction initiale, qui était, rappelons-le, de répertorier la petite presse issue des lycées de Poitiers.

On a donc pu voir dans cette dernière partie que la scène alternative de Poitiers GeY1Q11ViSlXN ICptprRgqQeEqXIaXSEEaYIQt : alors que le Confort Moderne achève son IQNtItXtiRQQalLNatARQCHANI1GpP ELqXEGeNEIXtIIN NtrXFtXreNESRBIYIQeN SRXr NIiQNpERE dans des dynamiques nationales qui tendent vers un partenariat étroit avec les pouvoirs publics, le label OAF ! et la Fanzinothèque conservent leurs lignes directrices. La fin de la structuration nationale des réseaux indépendants entraine néanmoins la focalisation des relations entre composantes sur des espaces plus locaux. Il est ainsi plaisant de constater que la Fanzinothèque de Poitiers fête ses cinq EQQpIN G'exiNAeQFIESEE XQe1NR1rpe1FRQFIIVOGEQN lEFNalleEGXC&RQfRLWO RGErQe, I réunissant des groupes produits par Weird Records et OAF ! #177; Label, dont Un Dolor.374

Ce dernier chapitre nous a donc montré que la scène alternative de Poitiers avait FRQQX GqN leN SIFP BrN P RiN GIIKEEE XQ IRXrQaQtAP INXrE 2Q ICSX FRQNtFAIIqX'FQ GK jours, le Confort Moderne avait montré les limites que constituait un fonctionnement ItRS EESSX p NXC lIEiGI11IQaKFiqrF GeNESRXYRENESXblIFN,FIXiEIYIHQt SIRIDp GeN problèmes de gestion du centre culturel pour intervenir sur son fonctionnement aGP IQiNt6111[1P IiNEEXNNi NXIENRQSrRjet, EIIIQ GeEl11ntégrer dans un réseau

374 ACM : « 311NNMARN1G11l'2111lle11NtM-ErGiL » (septembre 1994-juillet 1995), Centre Presse du 2 novembre 1994.

d'infrastructures culturelles institutionnelles en leur assignant un rôle de service public qui incluait un cahier des charges strict dans le domaine du social et de la culture. Une fois de plus, le Confort Moderne a montré son caractère novateur puisque #177; même si celui-ci est né d'une crise oE les rapports entre l'équipe et ses partenaires se sont tendus #177; son nouveau fonctionnement a servi de modèle aux salles de spectacles de même type : Poitiers fut encore une fois le laboratoire qui a permis à l'État et aux collectivités d'expérimenter sur une échelle plus large une nouvelle forme de gestion de ces espaces culturels, oil ceux-ci auraient plus de prise, de contrôle. Or, c'est finalement ce tournant et ce partenariat étroit avec les pouvoirs publics qui ont de fait mis le Confort Moderne à l'écart de la scène alternative, n'ayant plus l'indépendance qui le caractérisait à ses débuts, et qui lui permettait d'rtre en lien direct avec la scène underground. La scène alternative se morcèle donc, et on peut remarquer que les structures qui subsistent se mettent alors à coopérer plus facilement qu'auparavant ~ oC les réseaux s'étendaient à l'échelle hexagonale #177; tout en gardant une éthique indépendante forte.

Conclusion

« On presente toujours le truc comme : tu as eu le mouvement alternatif, et puis l'apogée ce serait en 1989 avec la fin des Bérurier Noir, et après il n'y aurait plus rien. Mais c'est complètement faux. Regarde le nombre de groupes qui existaient, le nombre de fanzines qui existaient, et qui continuaient d'ailleurs, surtout ici, ça s'est pas arrité comme ça, à date fixe [...] ça continuait, ça n'arritait pas. En sous-terrain, ça n'a jamais arrête. »375

Ce constat etabli par un des membres du label OAF ! semble bien resumer la situation de la scène alternative de Poitiers. On a pu montrer au cours de notre etude de la scène indépendante poitevine que l'année 1989 avait certes marqué l'apogée des structures locales issues ou intégrées au mouvement alternatif, mais qu'elle constituait aussi le point de départ d'une structuration durable de certaines de ses composantes. Nous avons pu découvrir que l'association L'oreille est hardie #177; qui s'est créée en 1977 ~ avait place Poitiers au centre de dynamiques internationales, et avait installé dans la capitale régionale un cadre propice à l'expansion de nouvelles composantes se greffant sur cette structure preexistante. Prenant acte de l'inadaptation des infrastructures mises à disposition par la municipalité pour organiser des concerts de musiques amplifiees et du desinterêt des pouvoirs publics vis-à-vis de l'action culturelle développée par LOH, l'association ouvre d'elle-même en 1985 le centre culturel du Confort Moderne dans de vieux entrepôts desaffectes et diversifie ses activites pour prendre une place reellement importante dans la vie culturelle de Poitiers et interpeller les institutions, tout en federant une jeunesse impliquee dans un large mouvement se deroulant en dehors des rouages traditionnels de l'industrie musicale. Renforçant son rôle de terreau favorable au developpement d'une scène musicale complète à Poitiers, le Confort Moderne a permis de voir apparaître dans les annees 1980 de multiples entites creatives interessantes à soutenir. Pour exemple, on a pu mettre en lumière le foisonnement de la presse alternative et lyceenne poitevine, ayant conduit à la creation de la Fanzinothèque, qui tout en dépassant les volontés municipales a su s'implanter au coeur du fanzinat national. Par ailleurs, on a egalement pu voir que la formation de nombreux groupes à Poitiers et ailleurs avait pu encourager à fonder des labels destines à produire ces artistes et à les aider à diffuser leur musique.

375 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim ! », propos recueillis le 7 mars 2011.

Le mouvement alternatif entre ombre et lumière : un enterrement médiatique

Ce qu'il est important de voir dans les composantes que nous avons analysées, c'est l'inscription de celles-ci dans des réseaux à différentes échelles, et ce quel que soit le type de relations (affinitaires, politiques, artistiques). L'idée de réseaux de solidarité prédomine dans le mouvement alternatif et dans le mouvement Do It Yourself en général : il s'agit de structures diversifiées indépendantes mais aussi interdépendantes, reliées par des intérêts multiples, qui se soutiennent les unes les autres, pour créer un mouvement structuré. Nous l'avons vu au cours de notre étude, la scène poitevine s'est toujours impliquée dans ce type de fonctionnement, et loin de se refermer sur elle-mrme, elle a su très tôt s'inscrire dans des sphères plus larges qui lui ont rapidement apporté une reconnaissance indéniable. Dès lors, comment envisager le positionnement de la scène poitevine face à la crise qui touche ce mouvement organisé, au moment même oil les structures qui y sont liées se créent paradoxalement à Poitiers ? Pour répondre à cette question, nous reprendrons simplement la citation de Gil Delisse placée au tout début de cette conclusion, en y apportant quelques éléments complémentaires. Ce qu'il nous semble important de noter dans un premier temps, c'est l'audience médiatique qu'avait pris ce mouvement, et notamment les groupes moteurs de cette scène, qui l'ont amené à la reconnaissance des médias de masse (pour exemple, on peut citer une émission-débat « Ciel mon mardi ! » diffusée en septembre 1989 à une heure de grande écoute sur TF1, portant sur le rock alternatif, avec la présence de responsables de majors et, entre autres, des Bérurier Noir). Dès l'instant oI ces groupes moteurs ont disparu ou ont intégré l'industrie du disque a qui s'était entre-temps adaptée à ces nouveaux marchés #177; la mort du mouvement dans son ensemble a été actée, sans se soucier du fait qu'une intense activité culturelle alternative existait encore hors du champ des caméras. S'il est vrai que le mouvement s'est scindé en deux conceptions différentes des composantes créées de façon alternative dans les années 1980 #177; d'une part ceux qui ont pu l'envisager comme un tremplin permettant d'atteindre les sphères les plus commerciales du milieu musical et d'autre part ceux qui y virent le moyen de créer, diffuser, promouvoir la musique en dehors des systèmes institutionnels et/ou marchands traditionnels #177; il serait inexact de penser que ce mouvement culturel et les structures qui l'ont fait vivre aient toutes disparu en quelques mois. Ce qu'il faut comprendre c'est que cette activité est sortie de la lumière, est retournée à

l'underground d'oi elle était issue, mais perdurait, mrme si les médias et l'historiographie n'en font pas mention. Nous ne nierons pas le fait que certaines structures alternatives aient périclité oE aient été récupérées par l'industrie du disque ou les institutions, mais il faut nuancer ce fait en expliquant que la culture alternative a toujours su se maintenir en s'appuyant sur de nouvelles structures émergentes (on a pu le constater pour le label On a faim ! lorsque son distributeur indépendant New Rose s'est séparé de lui).

Le Confort Moderne comme prototype culturel : mise en parallèle avec l'Aéronef de Lille

Il ne faut en effet pas négliger le rôle de l'industrie du disque et des institutions qui en donnant une audience à la frange la plus tournée vers la professionnalisation et la reconnaissance du grand public, a du même coup fermé la porte à la partie la plus authentique du mouvement, souhaitant continuer à exister indépendamment, hors du champ d'influence des pouvoirs publics ou du show-business. Nous l'avons clairement vu pour le cas du Confort Moderne, seule structure de nos trois objets d'étude à avoir eu des contacts étroits et suivis avec les institutions, dont le fonctionnement s'est largement vu modifié par l'intervention de ses partenaires publics. L'exemple de cette structure novatrice, qui a souvent été en avance sur son temps, nous a permis d'étudier un véritable laboratoire de la politique culturelle française des années 1980 et du début des années 1990. À travers les caractéristiques propres au Confort Moderne, nous avons en effet pu entrevoir les priorités données par les pouvoirs publics dans leur partenariat avec les structures liées à ce qu'ils désignèrent par la suite par « musiques actuelles. » Nous avons par exemple pu mettre en lumière la dimension sociale du lieu, qui a permis dès le départ d'intégrer des personnes victimes d'exclusion par son action culturelle, or c'est justement un des points essentiels de « « la politique du rock » [qui] forme d'abord le prolongement d'une politique sociale destinée à la jeunesse. »376 Par ailleurs, on a constaté que le fonctionnement adopté par le Confort Moderne après la restructuration découlant de la crise ayant opposé les gestionnaires du lieu et les pouvoirs publics avait inspiré les salles de spectacles ayant soutenu le mouvement

376 DE WARESQUIEL Emmanuel (dir.), op. cit., p. 556.

alternatif, désireuses de professionnaliser leurs équipes et d'intensifier leur partenariat avec les institutions.

Nous le voyons donc, le Confort Moderne demeure finalement comme un terrain d'expérimentation pour les pouvoirs publics, et si nous envisageons son histoire avec du recul, nous pouvons y voir l'annonce de certaines situations similaires dans d'autres centres culturels français. L'étude du cas de l'Aéronef de Lille par exemple, nous montre à quel point la situation du Confort Moderne a pu se repeter, avec des similarités presque troublantes. Sophie Patrice nous relate ainsi l'évolution de cette salle lilloise à travers les crises qu'elle a pu connaître.377 La methode employee par cette consultante en marketing (la profession exercee par cette specialiste des politiques locales en matière de musique populaire laisse deviner les champs d'intervention auxquels est de nos jours soumis le monde de la musique) pour envisager ces crises diffère quelque peu de celle que nous avons mise en place pour le cas du Confort Moderne, puisqu'elle s'est uniquement appuyée sur la revue de presse concernant la salle de concert nordiste. Alors que nous avons largement utilise celle du Confort Moderne pour ce même travail, nous nous sommes egalement servi des archives de la DRAC et de la municipalite, qui nous donnaient un point de vue plus interne pour traiter de la crise du Confort Moderne. Avant d'entrer dans les détails, il est d'abord nécessaire de signaler que l'Aéronef se distingue du Confort Moderne dans le sens oil ce sont les pouvoirs publics qui ont impulse sa creation en 1989, et non comme à Poitiers une association qui s'est d'elle-même engagee pour ouvrir un lieu dedie aux musiques amplifiees, et bien plus encore. Ce fait est intéressant dans le sens o les institutions se sont impliquées avant mrme l'ouverture du lieu dans son fonctionnement, puisque ce sont elles qui en sont à l'origine.

Dès lors, il va être interessant de voir que rien de ce qui a pu se passer au Confort Moderne n'a été anticipé, et que les mrmes erreurs ont semblé se renouveler. Tout d'abord, le lieu choisi, mrme s'il ne s'agit pas d'une friche industrielle, témoigne de la volonté, à l'image du Confort Moderne, de réhabiliter des batiments inoccupés afin de leur redonner vie. Un vieux théltre à l'italienne est donc investi et loué au collège lillois qui en est propriétaire pour héberger les concerts de l'Aéronef. Si

377 PATRICE Sophie, « l'Aéronef et la presse : mise en pages d'une salle à Lille », in Les Collectivités locales et la culture, les formes de l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècle, sous la dir. de Philippe Poirrier, Paris, Comité d'Histoire du ministère de la Culture ~ Fondation Maison des sciences de l'Homme, 2002.

l'idée de réinvestir des lieux inoccupés comme celui-ci est importante pour les pouvoirs publics locaux, car ils permettent de « réanimer des espaces locaux dont la dégradation progressive nuit à la qualité du milieu »378, il est étonnant de voir que les institutions n'ont pas pris la mesure des inconvénients que l'occupation de tels lieux occasionne : alors qu'à Poitiers, le Confort Moderne et la municipalité qui le soutient doivent faire face à la colère des riverains se plaignant du bruit des concerts euxmêmes et des sorties trop bruyantes du public depuis 1987, les institutions lilloises n'ont pas songé, deux ans plus tard, à insonoriser les locaux et doivent elles aussi affronter les critiques du voisinage ainsi que du collège qui menace de ne pas renouveler le bail locatif. Alors qu'on assiste en réaction à ces critiques à Poitiers à des travaux d'insonorisation puis au rachat des locaux financés par la Ville, la salle lilloise opte pour l'activation de ses réseaux en lançant une contre-pétition et en organisant un concert de soutien (auquel participent les partenaires), qui se solde par le financement des travaux d'insonorisation par les pouvoirs publics et la prolongation du bail. À Poitiers comme à Lille, c'est donc l'attachement des politiques qui permet aux salles de concert de subsister, même si des reproches similaires sont adressés à ces derniers, accusés d'afficher un soutien de façade destiné à se donner une image propice à l'obtention de voix supplémentaires pour les élections. Cependant, à la différence de Poitiers, les institutions lilloises n'hésitent pas dès 1995 à reloger le centre culturel au coeur d'Euralille ~ énorme quartier d'affaire de la capitale nordiste ~ au détriment de l'identité acquise par le lieu dans le vieux thé~tre. Le déplacement de la salle de concert d'un vieux théltre abandonné au coeur vers un quartier économique futuriste est significatif de l'intégration du milieu culturel dans le monde économique. Comme on a pu le voir en 1992 au Confort Moderne, la culture se voit envisagée comme une valeur marchande qui se consomme comme n'importe quel autre produit. Le replacement de l'Aéronef dans Euralille trois ans plus tard marque donc bien cette évolution et suit la direction prise par la politique culturelle française qu'on avait déjà observée à Poitiers. Ce déménagement s'inscrit tellement bien dans ces logiques de rationnalisation que les nouveaux locaux comptent deux salles de concert de différentes jauges, qui permettent de faire venir de plus ou moins grosses formations musicales. Si le Confort Moderne ne compte qu'une seule salle, on a également pu voir qu'après

378 SAEZ Guy (dir.), Institutions et vie culturelles, Paris, Documentation Française, 2004, p. 60.

1992, le centre culturel poitevin avait adopté cette politique d'équilibrage du budget par la diffusion de concerts plus rentables que d'autres, qu'on ne retrouve à Lille que trois ans plus tard. On observe par ailleurs dans cette nouvelle salle des caractéristiques que l'on a déjà rencontrées au Confort Moderne, qu'elles soient positives, ou négative. Ainsi, un bar est ouvert toute la journée afin que l'Aéronef soit plus seulement un simple lieu de diffusion culturelle, mais un véritable espace de socialisation, de rencontres entre les publics brassés. Quant à la gestion du lieu, on retrouve à Lille une situation quasiment similaire à celle de Poitiers, avec six ans de décalage. Alors que la salle de concert semble entretenir des rapports plus que cordiaux avec les pouvoirs publics, qui ont jusque là largement soutenu le lieu, l'année 1998 voit naître une crise semblable à celle qu'a connue le Confort Moderne en 1992. La gestion de l'Aéronef, qui connaît un déficit de 1.5 millions de francs, est en effet remise en cause et les pouvoirs publics proposent à l'équipe gestionnaire une restructuration et une rationalisation du projet artistique qui se rapprochent de ce qu'on a pu observer à Poitiers ~ on observe notamment la volonté de louer les locaux à des tourneurs privés, à l'image d'Aloha Productions dans le cas du Confort Moderne, et de réduire les concerts peu rentables qui ont pourtant l'avantage de faire connaître des artistes de l'ombre. On note toutefois qu'à la différence de Poitiers, le directeur en place n'accepte pas ces modalités et préfère quitter l'équipe.

L'histoire de l'Aéronef, nous venons de le voir, s'est donc calquée de façon fidèle et assez troublante sur celle du Confort Moderne de Poitiers, avec quelques années de décalage pour chaque événement. Pourtant, nous avons pu constater que ce centre culturel, ce qui se démarque du cas du Confort Moderne, était né des volontés institutionnelles. Dès lors, comment expliquer que la salle lilloise ait connu les mêmes travers que le lieu poitevin, alors que les pouvoirs publics, qui avaient dès le départ la mainmise sur son fonctionnement, disposaient d'un exemple concret permettant d'éviter les écarts de gestion liées à une aventure culturelle de ce genre ? Alors que l'on a pu voir que les hautes sphères de l'État avaient publiquement affiché leur soutien au Confort Moderne dans les années 1980 par le biais de certains ministres, on remarque que les représentants directs de l'État s'en écartent dès les premières crises aux alentours de 1990, pour déléguer l'image du soutien public à la DRAC. Finalement, on retrouve le mrme schéma pour l'Aéronef : si les personnalités politiques s'impliquent ostensiblement dans le soutien de la salle dès le

debut, on remarque que les crises et les modifications structurelles qui en resultent font s'effacer ces personnages publics au profit de fonctionnaires moins médiatiques. On peut à partir de cela se demander si les pouvoirs publics ne cherchent finalement pas à travers ces mises en scène pompeuses, à trouver des vitrines culturelles qui donneraient l'image d'un soutien étatique en direction d'aventures culturelles originales, jusqu'à ce que celles-ci connaissent de reelles difficultes conduisant à l'adoption de fonctionnements beaucoup plus stricts et tournés vers la culture plus marchande. Alors que les institutions savaient pertinemment que le fonctionnement mis en place à l'Aéronef était difficilement compatible avec leur vision d'une structure viable economiquement #177; ils en avaient déjà l'exemple avec ce qu'avait connu le Confort Moderne quelques annees auparavant #177; elles n'en ont pas tenu compte et ont opte pour un subventionnement qui sert à combler les deficits, plutôt que de directement imposer un programmation rentable en direction de publics cibles et non plus tous azimuts. On peut dès lors se demander si la permission et le soutien apparent de tels lieux, avec une telle gestion ne sont pas des vitrines pour l'image de marque de la politique culturelle française, dont les représentants s'éloignent lorsque leur situation atteint un seuil d'instabilité trop critique. C'est l'hypothèse qui pourrait selon nous expliquer l'attachement successif de l'État à des structures comme le Confort Moderne ou l'Aéronef, qui ont pourtant adopté des fonctionnements ayant mene à des crises semblables les opposant justement aux pouvoirs publics.

Le rôle de la décentralisation dans les évolutions successives de la scène alternative

On a donc pu voir que le Confort Moderne avait servi de terrain d'expérimentation pour les institutions, qui avaient quasiment entièrement reproduit jà l'identique ~ pour l'exemple de l'Aéronef ~ ce que LOH puis les pouvoirs locaux avaient fait du centre culturel poitevin entre 1985 et 1992. Nous avons vu que le rôle des municipalites avaient ete important dans le processus evolutif de ces structures, et l'action de celle de Poitiers a donc évidemment été importante dans cette experimentation de la politique culturelle. On peut remarquer que si celle-ci a reussi, avec la DRAC à intervenir largement dans le fonctionnement du Confort Moderne, pratique largement reprise à l'échelle nationale, elle a aussi adopté des méthodes

allant plus dans le sens de l'indépendance revendiquée par les structures liées à la scène alternative. Ainsi, une initiative intéressante mise en place par la Ville de Poitiers a permis à un lieu atypique en Europe comme la Fanzinothèque de se créer et de perdurer avec une réelle indépendance, qui peut sembler paradoxale. Le Conseil communal des jeunes a ainsi permis aux volontés de certains Poitevins de s'exprimer et de trouver des fonds pour réaliser des projets, qui ailleurs ont échoué, faute de moyens. On voit donc que la Ville de Poitiers s'est impliquée à différents niveaux pour soutenir la scène alternative, puisqu'elle a permis à la Fanzinothèque d'exister sans intervenir dans son fonctionnement, tandis que sa participation financière au Confort Moderne a irrémédiablement tendu vers une institutionnalisation croissante de sa gestion, de son projet, bref du lieu dans son ensemble.

Ce genre de mutations des structures alternatives tient donc beaucoup à l'orientation choisie par les instances locales de décision issues de la décentralisation, qui s'accélère largement avec les lois de 1982 et 1983 et l'arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture en 1981. Dans le cas de la scène de Poitiers, on a vu que les structures qui la formaient avaient essentiellement eu affaire à la municipalité ainsi qu'à la DRAC (mrme si d'autres organes décentralisés comme la Direction Régionale de la Jeunesse et des Sports ont participé au financement de certaines d'entre elles, ils n'ont pas eu de pouvoir de décision). Nous avons vu à travers nos trois études de cas qu'outre le label OAF !, le déroulement de l'histoire du Confort Moderne et de la Fanzinothèque avait été influencé par les directions données par les pouvoirs locaux. Ainsi, nous avons pu constater que la Fanzinothèque était née du choix de la municipalité de donner écho aux aspirations de la jeunesse poitevine par le biais du CCJ. Or, la création de cet organe local est la marque de cette politique de décentralisation, qui permet de déléguer des pouvoirs aux instances locales, ce qui a pour effet d'aller au plus près des volontés de la population. On voit que pour le cas du CCJ, la préoccupation culturelle est importante, puisque l'une des premières décisions de cet organe dépendant de la Ville de Poitiers est la création d'un lieu dédié à la presse alternative. Pour le cas du Confort Moderne, nous avons pu remarquer que son histoire a été marquée par des rapports déterminants avec les organes décentralisés. Alors que le centre culturel aurait pu s'éteindre en 1988 après seulement trois ans d'activité, c'est l'intervention de la DRAC et de la municipalité qui a permis au lieu de subsister, grâce au rachat

des locaux et à leur mise à disposition de LOH. A l'inverse, la crise de 1992 qui a vu la suspension des subventions par les pouvoirs publics est le témoin d'une position beaucoup plus sévère. Car s'il est vrai que la décentralisation permet des contacts plus étroits entre les partenaires publics et les structures qu'ils soutiennent ~ en témoigne l'attachement personnel du Directeur régional des affaires culturelles Raymond Lachat au Confort Moderne #177; les organes décentralisés n'en restent pas moins les relais de la politique culturelle gouvernementale. Or, si l'on assiste dans les annees 1980 à une politique musicale relativement laxiste, qui encourage la pratique musicale sous toutes ses formes, la musique est envisagee dès la decennie suivante comme un objet economique important, qui oriente les directives gouvernementales vers des logiques de professionnalisation et d'institutionnalisation tournées vers le marché du disque. On voit donc que l'évolution et parfois la survie de certaines structures des scènes locales dependent à la fois des rapports entretenus humainement avec certains decideurs locaux #177; Raymond Lachat avec le Confort Moderne, mais on peut en dire autant de l'action de Mireille Barriet qui a permis la fondation de la Fanzinothèque #177; mais aussi de la politique culturelle nationale qui sert de toile de fond aux organes decentralises.

Nous avons egalement pu voir dans notre introduction que le mouvement alternatif avait largement ete rattache ~ que ce soit dans l'historiographie ou dans la perception des medias et des institutions #177; au rock. Notre analyse des composantes de la scène de Poitiers nous a permis de contester fermement cet aspect du mouvement, bien plus ouvert que ce qu'on a pu laisser croire. Ainsi, on a pu demontrer que la Fanzinothèque s'était impliquée dans des milieux autres que celui de la musique, et notamment dans la bande dessinee, et que le Confort Moderne, et plus generalement LOH avaient pour objectif de developper une diffusion de musiques traditionnelles et experimentales en plus du rock. C'est d'ailleurs ce qui a fait de Poitiers et du 185, Faubourg du Pont-Neuf un veritable lieu de brassage des genres, mettant en contact des gens dont il aurait été difficile d'imaginer la rencontre. Par ailleurs, nous avons egalement pu constater que l'apparition de courants musicaux nouveaux issus des nouvelles technologies numériques n'avait en rien affecte et mis en peril les structures poitevines nees du mouvement alternatif : le Confort Moderne, tout en restant très eclectique, a progressivement devie vers les musiques electroniques #177; pour rester dans ce ciblage de la jeunesse qui n'avait plus

les mêmes exigences esthétiques que dans les années 1980 #177; la Fanzinothèque restait impliquée dans le milieu de la presse parallèle qui a continué à évoluer bien après la prétendue mort du mouvement alternatif, et le label OAF ! a continué dans la même logique qu'à ses débuts, jusqu'à arr~ter ses activités en 1998 alors que ses membres se dirigeaient vers leurs activités artistiques respectives, qui les poussent aujourd'hui ià se retrouver régulièrement, sans exclure de reprendre leur activité d'édition musicale un jour si l'envie leur en prend. La scène poitevine nous a donc montré qu'elle ne s'est pas confinée à une identité esthétique stricte, et a privilégié l'éclectisme et la multiformité comme vecteur de durabilité, conformément aux envies et à la passion des acteurs qui l'ont, et la font vivre.

La scène alternative poitevine : entre persistance et désillusions perpétuelles

Et même si certaines de ses composantes ont pu muter pour s'institutionnaliser ou ont disparu, jamais la scène alternative de Poitiers ne s'est éteinte ; elle a toujours été portée par des acteurs de différentes natures : les groupes poitevins n'ont jamais cessé de jouer, et d'rtre reconnus nationalement ~ Seven Hate et Un Dolor pour ne citer qu'eux ~ diffusés par des locaux de différentes natures : le Confort Moderne bien silr, mais aussi le Garage à Vélo (situé sur le campus) ou même la salle de concert du Centre d'animation de Poitiers Sud (CAPSUD) dont le programmateur a été très attaché au milieu rock poitevin. Les années 2000 ont également vu l'émergence de nouvelles composantes formant cette scène alternative, sans forcément éclipser les anciennes : du côté des groupes diffusant leur musique par le biais de labels indépendants, on peut citer Klone qui s'illustre particulièrement sur la scène métal nationale voire internationale en ayant même longtemps été autoproduits. Quant aux lieux d'expression offerts à ces groupes, ils restent relativement nombreux à Poitiers, mais sont aussi menacés. À l'image du Confort Moderne, largement aseptisé depuis 1992, les pouvoirs locaux semblent vouloir faire taire les lieux de concert diffusant des formations amatrices. Les bars se trouvent ainsi sous le coup de nombreuses restrictions #177; allant mrme jusqu'à des fermetures temporaires #177; et ne peuvent parfois plus programmer de musiques amplifiées. Même si ce n'est par leur rôle initial, ces établissements permettaient de faire se produire régulièrement des petits groupes, en dehors des circuits culturels à proprement parler,

et parallèlement de créer des moments festifs et vivants au sein d'espaces conviviaux ~ comme c'était finalement le cas dans les premières années du Confort Moderne, avant l'aménagement de la grande salle de concert qui lui donnait déjà un caractère plus professionnel. Quant aux etablissements culturels eux-mêmes alternatifs, on ne peut que se pencher sur le cas du Numero 23, qui rejoint à de nombreux egards ce que fut le Confort Moderne. Situe dans une ancienne usine reamenagee en salle de concert, salle d'exposition, studio vidéo, local de répétition, bar, disposés sur trois etages, le Numero 23 est gere par quatre associations (le Collectif 23, Aux arts etc., Studio Grenouille et les Theatros) qui organisent depuis 2007 diverses manifestations culturelles dans la friche industrielle qu'elles louent à un particulier. Véritable relais de nombreux groupes et d'artistes amateurs de la France entière, le Numéro 23 représente, malgré les rapports qu'il entretient avec d'autres structures associatives de Poitiers (la Maison des trois quartiers, ou encore #177; et est-ce vraiment un hasard ? ~ avec la Fanzinothèque) une place culturelle à part, eloignee des codes relativement aseptises des autres structures poitevines. Le Numero 23 remet finalement au goût du jour le caractère festif et spontané que le Confort Moderne a perdu au profit d'une institutionnalisation qui lui a en contrepartie offert une stabilité qu'il n'avait pas. Or, c'est aujourd'hui la stabilité du Numéro 23 qui est menacée, car l'avenir du lieu est aujourd'hui mrme sérieusement compromis. Reprenant le schéma habituel de l'attitude adoptée face aux structures alternatives, les pouvoirs publics, et notamment la municipalité, semblent vouloir se pencher un peu plus sur l'électron libre que represente le centre culturel alternatif. Alors que la structure semblait evoluer sous l'oeil à la fois bienveillant et indifférent de la municipalité, qu'il ne semble pas y avoir de campagne de riverains contre le lieu, et que les occupants ont d'eux-mêmes entrepris des travaux visant à sécuriser de plus en plus les locaux qui n'étaient pas destinés à recevoir du public, la Ville de Poitiers commence au début de l'année 2011 à faire entendre sa voix, et la commission du conseil municipal deleguee à l'accessibilité, au handicap et à la sécurité des établissements recevant du public met en avant le fait que le lieu ne respecte pas les normes de securite mais aussi la legislation : il est permis de fumer à l'intérieur des locaux, l'établissement vend de l'alcool sans avoir de licence etc. La municipalité a donc proposé au Numéro 23 de financer les travaux de mise aux normes afin d'éviter la fermeture du lieu et de lui permettre de continuer son activite en toute legalite. Seulement, à la difference du

Confort Moderne, qui s'est toujours montré ouvert à des interventions de ce type de la part de la municipalité #177; ce qui a contribué à le faire prisonnier en quelque sorte de son champ d'influence a l'équipe du Numéro 23 se pose aujourd'hui la question d'accepter ou non cette offre. Alors que la Ville, de façon astucieuse une fois de plus, sanctionne le lieu pour son manque de rigueur juridique mais lui propose d'y remédier elle-même #177; ce qui revient à poser un ultimatum au centre culturel #177; les membres de la structure ne semblent pas vouloir accepter une mesure qui d'une part remettrait en cause le réel espace de liberté développé sans incident depuis maintenant quatre ans dans cette friche culturelle, et d'autre part commencerait à placer le lieu sous la coupe de la municipalité, à qui ils devraient rendre des comptes. Il n'y a plus eu de manifestations culturelles dans l'enceinte du Numéro 23 depuis le 27 mai dernier, et il semblerait que cette date marque la fin de l'ouverture du lieu au public, et la concentration de son équipe sur un travail exclusif de création artistique et non plus de diffusion.

Le contraste existant entre ce qui a pu se passer au Confort Moderne et au Numéro 23 montre donc bien les différentes conceptions qui peuvent exister vis-à-vis des rapports entre des structures culturelles alternatives et les pouvoirs publics, dans le but de garantir l'indépendance qui les caractérise. Alors que le Confort Moderne a finalement gagné en stabilité pour perdre en liberté artistique et en spontanéité, les acteurs du Numéro 23 ont conservé leur indépendance en sacrifiant leur rôle de diffuseur culturel. On voit donc que la pérennité de structures alternatives réellement indépendantes ne sera permise que lorsqu'elles pourront bénéficier d'un soutien financier institutionnel sans arrière-pensées (si demande d'aide financière publique il y a), ou lorsque les pouvoirs publics laisseront s'épanouir les initiatives qui souhaitent volontairement rester en marge des espaces culturels subventionnés. Finalement, une structure hybride adoptant l'intransigeante indépendance du Numéro 23 et bénéficiant du soutien apporté par les institutions à un lieu comme le Confort Moderne pourrait constituer la recette d'un véritable espace alternatif viable. Seulement, les impératifs économiques liés à de tels lieux #177; surtout à une époque où la politique culturelle, notamment en matière de musique, est énormément orientée vers la protection du marché du disque et de la culture de masse comme peuvent en témoigner les lois comme Hadopi #177; ne semblent pas jouer en la faveur d'espaces culturels indépendants des financeurs. Les programmateurs souhaitant réellement

rester alternatifs semblent donc condamnés plus que jamais à se débrouiller par euxmêmes dans les marges de la légalité, remettant peut-être même plus encore qu'auparavant les vieux préceptes Do It Yourself au goût du jour. A la différence de l'enregistrement, de la production et de la promotion musicale qui sont des pans de la production musicale qui ont trouvé sur internet un véritable espace de liberté pour partager de la musique sans passer par les rouages traditionnels du show-business, l'ouverture et la gestion de lieux comme des salles de concert indépendantes se fonderont de plus en plus sur la passion et le militantisme culturel des acteurs qui les feront vivre.

Annexes

Entretien avec Gilles Benèche et Marie Bourgoin #177; La Fanzinothèque de Poitiers #177; 31 janvier 2011

Pour commencer, est-ce que vous pourriez me donner votre définition d'un fanzine ?

Marie Bourgoin: Un fanzine, c'est une revue amateur. Ca n'a pas changé, le sens n'a pas changé, mrme si maintenant c'est plus classe, parce qu'il y'a plus de facilité pour accéder à une imprimante, la couleur et tout, mais ça reste et ça restera toujours une revue amateur, faite par des amateurs pour des amateurs. C'est vraiment la définition de fan. C'est pour ça qu'on n'appelle pas un fanzine un truc qui est très généraliste, qui va parler de je ne sais pas moi... de la société en général. Normalement, il y'a quand mrme dans la notion de fanzine, la notion de fan. On est fan de musique, classiquement de musique, de BD... Principalement, parce que notre fond c'est quand mrme musique/BD, en gros. Donc voilà, la définition, je ne pense pas qu'elle ait évolué.

Donc il y a quand mme une différence notoire entre ce qu'on appelle la presse alternative et la presse traditionnelle ?

MB : La différence, c'est évidemment que la presse traditionnelle, c'est quelque chose de commercial, avec des salariés... Ca peut aussi parler de choses très intéressantes, hein, ça n'empêche pas, « Auto-Moto Magazine », (sourire) ce genre de brtises... Mais voilà, le truc c'est que les amateurs, enfin un fanzine, c'est fait par des amateurs qui ne sont pas payés pour ça, ce qui te donne une grande liberté de ton, parce que tu n'es pas soumis aux impératifs commerciaux etc.

Gilles Benèche: Et puis ça reste des petits tirages, ce qui n'est pas possible dans la presse nationale.

Comment est-on passé concrètement de la décision du Conseil Communal des Jeunes de créer un lieu pour stocker la presse lycéenne de l'époque, à la création effective de la Fanzinothèque ?

MB : Effectivement la Fanzino avait été conçue par le CCJ. Ça aurait du être un truc de presse lycéenne : ça correspondait avec le festival < Scoop En Stock ». Leur idée à eux, c'était de récupérer plutôt ce genre de journaux lycéens. Et en fait, comme Didier était déjà disquaire, il avait déjà des fanzines dans la cour, là-bas ou il y'a Lionel [à l'emplacement de l'actuelle boutique < Transat », anciennement < la Nuit Noire », nda], on a dévié assez facilement sur les rockzines, et puis c'était en pleine explosion, il y'en avait plein, c'était vraiment la période d'or. Et puis, il se trouve que la ville n'a pas tiqué plus que ça, enfin elle n'est pas venue voir non plus ce qui se passait dans les contenus, donc liberté quoi. On a dévié un peu sur le rock.

Alors justement, quels ont été les rapports entretenus avec les institutions telles que la Mairie ou la DRAC ?

MB : La DRAC, dans les premières années, je pense qu'on n'était pas trop... Je pense qu'on était beaucoup, beaucoup plus alternatifs, dans le sens o on se débrouillait tous seuls, je pense. Voilà, dans le Do It Yourself, avec des petits concerts, donc on se débrouillait tous seuls. Je ne pense pas, enfin, dès le début de toute façon, il y'a eu un salarié, embauché par la ville donc le directeur, il rendait compte a la ville de ses activités. Bon il y'a eu une seule personne pendant quatre ans, après il y'a Gilou qui est arrivé. Je crois qu'on ne demandait pas trop trop de sous, et puis on n'était pas trop embrtant. C'était un peu la politique de Didier.

Et donc quel est le fonctionnement de la Fanzinothèque ? Il y a une association qui gère et des employés ? Quels sont les rapports qu'ils entretiennent ?

GB : Il y'a une association avec un C.A., avec des adhérents qui viennent emprunter. Le C.A. a un bureau et après il y'a cinq salariés.

Que pensez-vous de la place que Poitiers a prise dans le monde du fanzine (avec l'organisation de Scoop En Stock, la Fanzino...) ?

GB : Il y'a la Fanzino qui est a Poitiers, donc... oui elle a une place. Après je pense qu'il y a eu « Scoop en stock » quoi, toute la presse jeune.

MB : Oui et puis il y a eu des fanzines depuis vachement longtemps sur Poitiers. Tant Qu'Il Y Aura Du Rock, des gens qui ont commencé à 13 ans... Et puis il y'avait le Confort Moderne qui a vachement boosté aussi quand mrme, c'était cool d'avoir un truc culturel, alors ça te donne envie de faire un fanzine, de raconter des trucs etc. Après il y'avait un peu la radio : en 81/82, ça commençait plus par la radio, et puis, je ne sais pas, il y'avait des gens qui écrivaient depuis super longtemps. Pourquoi ? Ça je ne saurais pas te dire.

Comment expliquer qu'il n'y a qu'à Poitiers qu'une telle structure existe, et que ce ne soit pas le cas dans certaines villes ayant été motrices dans le mouvement alternatif comme Paris, mais aussi Rouen, Le Havre, Montpellier... ?

MB : C'est simplement une volonté municipale. Parce qu'il y'a eu des tas de gens qui ont créé des Fanzinothèques, des coins... des choses... Seulement, ça a toujours fonctionné sur du bénévolat. Forcément au bout d'un moment, les gens ils s'épuisent, ils cherchent du travail, ils s'en vont et puis voilà, les choses se plantent quoi. Et ici, c'est pourquoi ça dure depuis vingt ans, c'est parce qu'il y'a des salariés. Avec une subvention assez importante pour faire des actions. Sinon, sinon malheureusement, ça ne peut pas tenir. Enfin le bénévolat, si tu n'as pas une volonté derrière, politique, et des moyens, c'est pas du tout facile, hein. Ça s'explique par ça moi je pense. Simplement que la ville euh... je sais que Mireille Barriet avait défendu la culture crade contre la culture clean. C'est une prise de position assez courageuse et pas si fréquente que ça. On a une ville de gauche... Ça joue.

La Fanzinothèque vient donc contrecarrer le caractère éphémère du fanzine.

MB : Alors, Didier sur le coup, ce n'est pas lui qui a créé le mot « Fanzinothèque », ça doit venir du CCJ. Ca semblait totalement une hérésie de

mettre ce mot « fanzino » et « thèque a». Oui, c'est paradoxal quoi. Et, oui pour des trucs éphémères, underground, cachés, d'un seul coup les révéler comme ça au grand jour, bref c'était un peu bizarre. Mais bon, on s'y est habitué.

Alors justement, Didier Bourgoin indique lors de la création de la Fanzinothèque vouloir « faire connaître la culture zine » : comment la définiriez-vous ?

MB : Effectivement, on appellerait ça, moi j'appellerais ça « culture populaire ». Parce que vraiment c'est des gens de la base, ce ne sont pas des professionnels, qui s'expriment, qui veulent soutenir une scène. Parce que je pense que le fanzinat, c'est quelque chose de local. Même si tu parles de concerts qui se passent partout en France, ou New York et tout, c'est souvent le désir de soutenir une scène, ou des artistes de proximité, qui sont dessinateurs, ou des implications politiques sur le terrain. C'est souvent assez comme ça, tu vois ? Ça part d'un groupe de copains, ça part vraiment du terrain. Donc moi j'appellerais plus ça des cultures populaires. C'est underground et puis effectivement si, maintenant, si tu veux chercher les prémices d'un groupe de rock, les premières interviews du truc, ce sera dans les fanzines. C'est moins vrai maintenant avec internet, qui permet a tout le monde de diffuser à toute vitesse n'importe quoi : un groupe qui a fait un morceau : hop ! on le retrouve sur internet. Mais il y'a 20 ans, il y'avait que les fanzines qui parlaient... je sais pas les Thugs, des tas de groupes... Les fanzines en parlent, les fanzines en parlent et puis après la grande presse s'en empare, mais après. C'est vraiment un travail de défricheurs quoi.

On a vu certains fanzines approchés par des labels, voyant en eux un moyen peu onéreux de promouvoir leurs artistes, ou par des magazines spécialisés, d'autant plus que les rédacteurs avaient parfois besoin d'argent pour pérenniser leur rédaction. Est-ce que la Fanzinothèque a été approchée par l'industrie du disque ou des médias plus importants à des fins lucratives ?

MB : Il y'a eu plein de newsletters qu'ont fait les labels. Il y'avait le label News, il y'avait Tripsichord, je ne sais plus quoi. Enfin en plus, c'était la mode, déjà parce

que oui, il n'y avait pas internet, c'est toujours pareil, si tu voulais communiquer, il n'y avait pas mieux que la newsletter. Ça coute pas cher, tu en mets partout, tu en envoies... Et voilà on a eu plein de labels qui nous ont appelé, nous appelaient pour avoir des listes de fanzines pour faire leur promo. Nous on faisait des listings avec le genre musical : « c'est un label de ska ? » Hé bien comme ça, paf ! On a fait ça vachement longtemps. Maintenant, ça n'existe plus, puisque tout se fait par internet. Mais oui, on avait vachement...D'ailleurs, les labels étaient assez souvent désagréables, parce qu'ils disaient « ouais il faut les listes tout de suite », enfin comme si on était à leurs ordres, comme ça peut fonctionner. Enfin nous, on a toujours filé les infos qu'ils voulaient, parce que c'est aussi une manière de favoriser, malgré tout, la reconnaissance du fanzinat, peu importent les moyens.

Alors que ce soit label type petits indépendants ou mme des gros... ?

MB : Oui, enfin, on est toujours resté dans les labels euh... de rock quand même. Tripsichord, c'était quand mrme des petits labels hein... Et puis rock, hardcore, machin... On n'a jamais bossé avec Virgin euh... enfin ce n'est pas qu'ils nous demandaient pas des trucs, mais... Qu'est ce qu'il y'a d'autre comme gros label ? Sony etc. ils ont d'autres ... Eux ils sont à un autre niveau, hein.

Alors au niveau de la sélection de ce que vous diffusez, est ce que vous consultez de manière un peu draconienne les contenus pour pouvoir sélectionner, ou est-ce que ce que vous choisissez de diffuser doit avoir une ligne éditoriale spécifique ?

MB : On ne peut pas. Parce que si tu veux, les fanzines, déjà c'est une presse des débuts et des fois, tu as des trucs qui ne sont vraiment pas biens du tout. Et puis tu vas retrouver cinq ou dix ans après, je te jure qu'il y'a des dessinateurs, ils ont la honte. Ils veulent surtout pas retrouver leurs premiers trucs, donc voilà... On ne peut pas faire ce tri là, sinon on enlève 80% de ce qu'il y'a ici quoi. On m'a déjà posé cette question en parlant des prozines et tout ça. J'ai dit « mais attends il faut bien qu'ils commencent les fanzines a». Au début tu reconnais, ça n'est pas terrible. Donc

nous on accepte tout, sauf les trucs fachos, voilà. C'est le seul truc, on n'est pas dans ce réseau là, quoi. En mrme temps, on n'est pas tellement contactés (sourire).

Avez-vous, avant ou pendant la Fanzinothèque, mais indépendamment de votre activité en son sein, tenu votre propre fanzine ?

MB : Oui...

Est-ce que ça a influé sur votre façon de tenir la Fanzino ?

MB : Oui, parce qu'on faisait des fanzines avant que la Fanzino existe, on avait déjà tout un réseau : on correspondait, par courrier a l'époque, on se baladait dans la France, on connaissait déjà le réseau des fanzines... Donc après, on a fonctionné exactement de la mrme manière. C'est quand un réseau, un petit réseau d'amis en général, donc des gens qui ont des affinités, on a continué tout pareil quoi. C'est pour ça que c'est bien passé d'ailleurs auprès des fanzines. Parce que ça pouvait ~tre, ça aurait pu être perçu comme un truc institutionnel, et puis non pas du tout.

L'idée qui prédomine au niveau national, c'est celle d'un vrai réseau, d'une toile qui constitue le mouvement alternatif. À l'échelle de Poitiers, est-ce qu'on retrouve un réseau qui lie les différentes structures alternatives ?

MB : Oui, et puis c'est un peu... Dans toutes les villes, il y'a le fanzine, l'émission de radio, l'association de concerts, les groupes... Qu'est ce qu'il y'a d'autres ? Les dessinateurs. Enfin dans toutes les villes, je pense que dans toutes les villes, ça a été le mrme truc. Et puis c'est une culture de génération. Les gens entre seize et vingt-deux/vingt-trois ans qui se retrouvaient ensemble à faire la fête, enfin, voilà, surtout dans des villes moyennes comme Poitiers, c'était assez soudé quand mrme. Après sur les vingt ans, il y'a des périodes différentes mais... C'est vrai que c'est un réseau quoi.

Pensez-vous que l'Oreille est Hardie et le Confort Moderne, qui ont été précurseurs dans la promotion et la diffusion de la culture alternative aient provoqué une certaine émulation à Poitiers qui a poussé des gens à créer des groupes, des associations, ou cela venait-il d'ailleurs (contexte, relations avec la mairie comme vous l'avez dit...) ?

MB : Euh, je ne sais pas, parce que le Confort Moderne c'était quand mrme, enfin le Confort, L'oreille est hardie, c'était quand mrme des trucs plus jazz, expérimental, et ce n'était pas du tout un truc de punks. Et nous on faisait des concerts à part, parce que ce qu'ils faisaient ce n'était pas ce qu'on voulait voir. C'était bien, mais ce n'était pas suffisant.

GB : Oh il y'en avait quand mrme, on participait, mrme si ce n'était pas le mouvement alternatif, indépendant...

MB : Ce n'était pas trop leur trip ça. Mais bon Sonic Youth... ils ont été précurseurs c'est vrai. Il y'a plein de gens à Poitiers qui ont fait des groupes, ou des fanzines «... à cause de ça, qui se sont pris des super claques ici. Plein de concerts, ça a vachement porté, parce que, ça on l'a toujours dit, mais les fanzines, ils arrivent après la musique. C'est dans cet ordre là hein, ce ne sont pas les fanzines qui sont précurseurs. Et il y'a des gens qui ont pris, qui se sont mangés des super claques ici en concert, ça les a « boum », vachement motivés quoi.

Est-ce que la Fanzino a eu ce même impact, qui a poussé des gens à créer leur fanzine ?

MB : Non je n'ai pas connaissance que la Fanzino ait... Je crois que ça existait déjà les fanzines à Poitiers, il y'en avait. Mais est ce que la Fanzino était directement euh... ?

GB : Oh oui. Oui ça arrivait oui. C'est arrivé qu'ils fassent un fanzine à Angoulême après avoir fait un atelier, une initiation à la sérigraphie. Après ils avaient fait la raclette... Après sur Poitiers, oui, ça a pu contribuer à certains fanzines. Forcément ils sont passés par là. Pour une aide quelconque, des fanzines qui sont venus ici, faire leurs photocopies ici.

Vous venez de dire que le fanzine suivait la musique, et justement en 1989, l'idée est que le mouvement s'essouffle : est-ce que cette soi-disant fin a eu une incidence sur le monde du fanzine, qui n'avait plus vocation à relayer d'infos sur cette scène ?

MB : Peut être que les fanzines rock indépendant se sont arr~tés. Et puis il y'a eu d'autres mouvement musicaux qui sont arrivés, plus excitants, comme la techno, je ne sais pas moi, le rap, tout ça. Et donc ils se sont tournés vers autre chose. C'est vrai que le rock indépendant en 1989, c'est presqu'une insulte. (sourire).

GB : Oui il n'y en a plus tant eu, autant. Enfin moins de musicaux, parce que ça s'est calmé avec l'arrivée d'internet, sinon il y'en avait autant.

Mais le fanzinat a plus été rattaché au mouvement dit « rock », que « rap » par exemple ?

GB : Ah oui ! Parce que c'est arrivé avec ça. En fait avant, c'est avant ça qu'il y'en avait pas beaucoup. Donc c'est arrivé avec ça, mais après, il en est resté autant...

MB : Oui et puis, classiquement, la culture hip-hop et la culture techno, ce n'est pas du tout du papier hein. C'est forcément... c'est numérique, donc très peu... Il y'en a eu un petit peu au début des fanzines techno, ou hip hop, mais très peu, quoi.

Pour parler de la nature même du fanzine, est ce que la Fanzinothèque serait plus une bibliothèque ou un musée, si on devait la mettre dans une case ?

MB : Bibliothèque normalement... une bibliothèque, c'est quelque chose d'encyclopédique. Voilà, donc on n'est pas une bibliothèque, c'est clair. Si tu veux venir chercher quelque chose sur les sciences humaines, ou sur l'histoire, ou si tu cherches un bouquin sur Clemenceau, il ne sera pas là quoi. C'est un centre de documentation. Ça veut dire que c'est un truc spécialisé. Alors on fait fonction de bibliothèque parce que les adhérents peuvent emprunter, cet aspect là comptera, mais c'est plutôt un centre de documentation quoi, qu'une bibliothèque.

Pour la dimension de musée, j'entendais le caractère unique d'un fanzine. GB : Oui tu as des pièces uniques, oui.

Le caractère esthétique joue beaucoup.

MB : Mais on ne peut pas dire musée, parce que ça veut dire quelque chose qui est figé, qui est fini. Mais c'est un peu l'idée quand mrme. Enfin c'est un fonds d'archives, on essaie de conserver des documents qui auraient complètement disparu, d'en avoir un maximum ici.

Le fait de recevoir des productions de toute la France et même d'ailleurs vous a-t-il permis d'être associés à des manifestations à l'extérieur de Poitiers ?

GB : Oh oui, régulièrement.

MB : Des festivals de musique, des festivals de BD, on a fait des stands, voilà. Surtout au début oil la Fanzino n'était pas connue, oil il fallait absolument bouger de là, sinon... enfin : « qu'est ce que c'est que ce truc ? » C'est vrai qu'au début on a pas mal bougé.

Le mouvement alternatif mêlait largement politique et culture, j'imagine qu'on le retrouve beaucoup au sein des fanzines également ?

MB : Les fanzines sont classiquement de gauche, voire d'extr~me gauche.

GB : Pas forcément dans la BD, mais bon tout ce qui touche à la musique, oui.

MB : C'est quand mrme ce qu'on appelle une contre-culture hein, c'est quand mrme l'idée. Un petit peu anarchiste, etc... Après c'est aussi beaucoup de choses qui sont des naïvetés parce que c'est aussi des gens qui écrivent, qui ont dix-huit ans, qui sont dans le genre « aaah ! A bas le capitalisme, tatata », des trucs, un peu caricaturaux quoi. Donc c'est bien, ils s'expriment !

Et vis-à-vis de cela, vous n'avez jamais eu de problèmes avec la mairie, ou d'autres partenaires, quant à des propos qui auraient pu être tenus dans certains fanzines ?

MB : Il y'a bien l'histoire de « Canicule a» mais c'est bien le seul truc ... Et puis d'abord la mairie ne venait pas ici, voir ce qu'il y'avait dans les fanzines. Mais bon ils savaient ce que c'était. Ils savaient bien que dedans, il y'avait des tas de gros mots, et des filles nues et bon, ils savaient quand même grosso modo ce que c'était. S'ils avaient du venir lire les contenus, euh je crois que la Fanzinothèque aurait du fermer direct. Ça c'est clair. Après oui, il y'a eu cette histoire de Canicule, bon, une censure établie par le maire, enfin le maire a porté plainte contre euh ?

GB : Contre le journal qui a dû arr~ter après, parce qu'il pouvait plus...

MB : Interdit de publicité dans les kiosques, et donc c'est vrai que, parce qu'il y'avait dedans euh « jeune maastrichien... »

GB : Non c'était un numéro « spécial drogue ».

MB : Spécial drogue. Et ça, c'est quand on était à l'extérieur, on était au Local, et c'était un truc du CCJ d'ailleurs...

GB : Oui.

MB : Oui, et donc il y'avait plein d'élus qui sont venus feuilleter et puis là... Sinon ici, ils ne sont pas venus éplucher nos trucs. Après je vois, quand je propose des trucs à la médiathèque, je regarde bien qu'il y ait pas une paire de seins qui se balade ou des propos trop...

Oui donc c'est quand mme...

MB : Oui mais la médiathèque, c'est pour tout public alors bon. Sinon ils nous embrtent pas ici, dans nos murs, on n'est pas emb~tés sur les contenus, c'est sûr.

GB : Ca pourrait arriver hein, on reçoit régulièrement des visites d'écoles, ou quoi...

MB : En général, on interdit aux gamins d'aller là-bas, parce que c'est toujours làbas qu'ils se précipitent évidemment, mais ce n'est pas trop pour les enfants.

Entretien avec Gil Delisse - On a faim ! - 7 mars 2011

Alors pour commencer, explique-moi d'où vient le label On a faim !

Gil Delisse : Alors, le label On a faim ! vient du fanzine On a faim !, qui est né en 1984 à Rouen. Pour situer l'année de naissance du fanzine, ça remonte à la grande grève des mineurs britanniques qui a duré un an a peu près, donc il y avait plein d'actions, de concerts, de trucs, et sur la région rouennaise justement, Jean-Pierre Levaray, comme il était vraiment investi là-dedans, du même coup il est parti sur un fanzine. Qu'il a arr~té en 2001 ou 2002 je crois.

Donc le label a débuté en 1989, et comment es-tu arrivé dedans ?

GD : Moi j'ai quitté la Région Parisienne, donc je suis arrivé ici en 1990. Moi j'étais déjà investi dans le fanzine depuis le début et puis dans les prémices du label, puisque la toute première compilation qui avait été faite, c'était si je me souviens bien « Cette machine sert à tuer tous les fascistes a», ou non c'est « A bas toutes les armées », qui remonte encore avant, quand on était avec VISA. Ça, ça se faisait à moitié à Paris, à moitié à Poitiers, donc j'étais déjà dans le truc. Donc tout naturellement, j'ai rejoint l'équipe qu'il y avait.

Justement, avec cette idée de coopération avec VISA, est-ce qu'il y'en a eu d'autres et comment ça se passait ?

GD : Après oui il y'en a eu beaucoup. Il y'en a eu avec REFLEXes, forcément, avec le réseau No Pasaran, avec la Réplik (on a coproduit leur disque), avec le comité de soutien aux indiens d'Amérique. Si tu veux, le principe, c'était que pour les compilations à thèmes militants, il y'ait une partie des rentrées qui soient reversées à des associations.

A l'échelle de Poitiers, y'a-t-il eu des coopérations avec des structures locales ?

GD : Sur Poitiers, il y'a eu l'album de Un Dolor qui a été coproduit avec Weird parce que bon justement c'étaient de bons potes. Mais sinon localement je ne m'en rappelle pas. Non parce que c'était surtout au niveau national. Localement, pas de disques etc., non.

Avez-vous pu rencontrer des difficultés particulières au développement du label ?

GD : Non parce que, si tu veux le principe c'était : tout le monde étant bénévole, on n'était pas tenu à produire des trucs qui étaient rentables ou quoi, donc on jonglait en produisant des compilations qui assumeraient suffisamment de rentrées, pour prendre le risque ensuite de sortir des trucs qu'on avait envie de sortir en sachant que commercialement, ça ne marcherait pas forcément. Mais on s'en fichait parce que ça impliquait pas de problèmes ou autre de salaires pour les uns et les autres. Donc quand il y'avait des sous on faisait des choses, et quand il n'y en avait pas, on faisait rien.

En termes de ventes, On a faim!, c'est un label qu'on retrouve facilement en s'intéressant au mouvement alternatif français, et paradoxalement, ces ventes ne correspondent pas forcément à l'audience du label.

GD : Ce n'était pas lié, si tu veux On a faim !, c'est une réputation que... On a tout le temps été, comment expliquer ? Moi c'était une autre conception de l'équipe qui s'est constitué après Luc et les autres. Il faut revenir à l'origine du truc : au départ c'était un label qui a été monté entièrement par des gens qui étaient à la Fédération anarchiste, dont moi j'ai fait partie il y'a une vingtaine d'années aussi. Et tout, que ce soit le fanzine ou le label ensuite, c'était vraiment... Ensuite, moi je n'étais pas du tout pour rattacher un label de disques à une organisation politique, connaissant en plus le milieu libertaire qui est quand même assez compliqué, on voulait faire un truc bien plus simple que ça. C'était à la limite pas tant le discours politique des groupes qui nous intéressait, mais leurs pratiques. Ce qui fait qu'on a

produit et des compilations de fait politiques avec des groupes très militants et engagés, et puis des albums de groupes qui ne sont pas du tout des militants, mais qui par contre au niveau de leurs pratiques, du business, par rapport au public, étaient dix fois plus alternatifs que des gens qui ont des grandes gueules avec marqué « anarchiste a» dessus. C'est plus la démarche des gens qui nous intéressait, ce qui fait qu'On a faim ! au départ produisait essentiellement du punk rock. Après c'est parti tous azimuts, dans le reggae, dans le ska, le blues, le hip hop, tu trouvais des groupes qui avaient des pratiques qui nous convenaient parfaitement, et c'était plus un courant musical, voilà, c'était des gens.

C'est donc comme ça que se faisait le choix des groupes ?

GD : Ce n'est que de l'affinitaire. On n'a quasiment jamais sélectionné un groupe a partir d'une démo. t part sur les compilations, mais c'étaient des groupes qu'on a croisés sur plein d'autres choses que la musique. Le seul groupe qu'on a pris à partir d'une démo, c'était les Kargols. On avait reçu une démo au moment ou on faisait une compil « Ni Jah Ni Maître », mais avant même de mettre le truc on a voulu les rencontrer, et puis là c'était parti.

En termes de pratiques justement, comment ça se passe à Poitiers pour faire un disque, avec la production etc.

GD : Nous, au départ c'était fait à Poitiers. Le master était fait à Poitiers. Surtout les compilations. Il y'avait un studio, je ne sais pas si ça existe encore, et puis après ça s'est fait... Le matériel a évolué aussi, donc les dernières années, tu recevais un truc quasiment terminé. Nous on s'occupait de la pochette, c'était notre graphisme, mais le disque lui-même arrivait, les groupes étaient de Toulouse, ou de Perpignan, ils avaient un studio à

Perpignan, donc on recevait le truc c'était fini quoi. Localement, il y'a eu quelques compilations qui ont été fabriquées vraiment à Poitiers, mais pas tant que ça en fait. Suivant ou étaient les groupes, le disque était fait sur place.

Que penses-tu de la période où tu es arrivé dans le label, c'est à dire au début des années 1990, où l'idée qui prévaut aujourd'hui, c'est que le mouvement est en train de mourir ?

GD : Nous, on ne s'est jamais situé dans le mouvement alternatif. Nous on s'en fichait. Même avant les Bérurier Noir, avant tout ça, parce que mouvement alternatif ça ne veut pas dire grand-chose, c'est une étiquette, concrètement, vendre de la musique dans des petites boites en plastique, si c'est ça l'alternatif, par rapport à d'autres c'est... Nous on n'était pas trop dans ce truc-là, on n'a pas une image d'avoir défendu un truc, on faisait ce qu'on avait envie de faire. Maintenant les critères alternatifs, vu qu'ils étaient posés essentiellement sur Paris, le mouvement alternatif c'est une histoire parisienne beaucoup. On n'était pas trop là-dedans, ce n'était pas une problématique qui nous intéressait de trop. Compte tenu de ce que c'est devenu quoi. Aujourd'hui rock alternatif c'est juste une étiquette de plus dans les bacs a disques à la FNAC.

Au niveau de ce qui était en train de se passer, il y avait quand une autre façon d'envisager la musique, sa diffusion, sa production etc...

GD : On présente toujours le truc comme : tu as eu le mouvement alternatif et puis l'apogée ce serait en 1989 avec la fin des Bérurier Noir, et après il n'y aurait plus rien. Mais c'est complètement faux. Regarde le nombre de groupes qui existaient, le nombre de fanzines qui existaient, et qui continuaient d'ailleurs, surtout ici, ça ne s'est pas arrIté comme ça, à date fixe, je sais plus quand, en novembre 1989, quand Loran [guitariste des Bérurier Noir, nda] a posé sa guitare. Il y a eu plein d'autres trucs après, ça a continué. Alors si tu veux, les Bérurier Noir ont été le moteur, c'est évident. On n'aurait peut-être pas fondé On a faim ! s'il n'y avait pas eu tout ça avant. Mais le fanzine est né plus de la grève des mineurs que du mouvement alternatif musical.

Et est-ce que vous avez justement ressenti la fin d'un moteur, qui aurait influé ?

GD : Moi non en tout cas. Parce que ça continuait, ça n'arr~tait pas. En sous-terrain, ça n'a jamais arrYté. Et ça a mrme été plus vite parce que il y'avait du matériel de plus en plus pratique. Pour un fanzine c'est plus simple aujourd'hui que de le faire à la photocopieuse et a l'agrafeuse.

En parlant de ça, on remarque sur le fanzine le caractère sommaire de l'objet (des feuilles agrafées) du début, alors qu'à la fin, le résultat était beaucoup plus professionnel

GD : C'est justement gr~ce à des logiciels de mise en page.

Et est-ce que ces améliorations se sont retrouvées dans le label ?

GD : Oui. On a appris à s'en servir aussi. Les premières lettres d'information qu'on faisait, c'était à la va-vite forcément, mais oui on avait du matériel beaucoup mieux c'est tout.

A Paris, le mouvement alternatif a beaucoup été lié aux squats, est-ce qu'on retrouve ça à Poitiers ?

GD : C'est plus compliqué que ça. Si tu veux, tu as eu le mouvement autonome dans les années 1970 qui a ouvert les squats. Et dans ces squats, tu as eu les prémices de concerts qui ont commencé à se faire. Et le temps est passé, et vingt ans après, on demandait à des groupes comme les Bérurier Noir de porter, à la limite d'rtre moteur d'un mouvement, alors qu'au départ ce rock venait du mouvement des squats. Après on a fait l'inverse : on demandait à des musiciens de lancer un mouvement social, alors que vingt ans avant, tu avais un mouvement social et des musiciens en sortaient. Il y'a une espèce de boucle et si on compte sur des artistes pour changer le monde t'es pas rendu là (rires). C'est que des haut-parleurs c'est tout.

Quel regard portiez-vous sur les subventions ?

GD : On n'en a jamais demandé. On n'en voulait pas. Le principe c'était : On a faim ! existe parce que les gens y trouvent leur compte, ils achètent des disques, ils achètent des fanzines, et si les gens n'achètent pas, c'est que le truc n'a pas lieu d'itre. C'était ça le principe.

Quelle était la finalité du label : amener les groupes à la reconnaissance ou... ?

GD : La finalité c'était Anarchie et Musique, c'était vraiment ce qui était marqué. Alors anarchie au sens plus large après. J'ai fait partie d'un truc monté par des militants de la Fédération anarchiste, à la fin, il y'avait des copains qui étaient militants au Parti Communiste, il y'en avait qui étaient au Nouveau Parti Anticapitaliste, il y'avait des libertaires ; c'était plus aussi homogène qu'avant. Mais le principe était toujours le même : c'était relier les luttes sociales à la ou les musiques qu'on aime bien, de lier ça sans arr~t. Sans faire du prchi-prêcha non plus, sans, justement, au départ il y'avait un coté un peu #177; même si ce n'était pas voulu ~ c'était quand mrme le truc de la Fédération Anarchiste. C'était un peu ramener des jeunes à la Fédération Anarchiste. Mais nous, après, c'était : « on a des opinions, on les exprime et puis si les gens ne sont pas contents tant pis, si ça leur plait tant mieux », mais voilà c'est tout.

On remarque qu'à Poitiers, on retrouve les composantes d'une scène locale active (labels, fanzines, salle de concerts, disquaire). Est-ce que vous vous êtes servis de tout ça dans le cadre de votre activité ?

GD : Les liens avec la Fanzinothèque allaient de soi. On a faim! c'est un fanzine au départ. Après, la salle, oui, on a fait une fois ou deux fois des concerts en commun avec Weird, parce que Weird avait son local qui était juste en face sur le parking. Donc des groupes des deux labels ont joué deux fois ici puisque il n'y a pas eu de... Sur Poitiers on n'a pas fait... On a fait plus de trucs à Cap Sud, il y'a eu au Local, il y'a eu des concerts la bas, des Kargols par exemple, ça se faisait plus là-bas.

Et les liens avec ces structures, ils étaient affinitaires ? Musicaux ?

GD : Affinitaires, donc ça englobe le reste. Vraiment la base du truc c'est ça. C'est plutôt le fruit de rencontres, de hasards qui ont engendré ou un disque ou un article dans le fanzine.

Ce que je peux te dire d'autre c'est donc que le label a arr~té en mrme temps que le fanzine quasiment, aux alentours de 2000, de la mrme façon que ce qu'on a toujours fait, c'est-à-dire, sans l'annoncer, sur la pointe des pieds. Et rien ne dit qu'un jour ou l'autre quelque chose ne redémarre d'ailleurs. On a arr~té parce qu'on avait tous d'autres activités donc à un moment donné, on a été bouffé par ça. Tous les gens qui étaient dans le truc ont tous maintenant des activités qui font qu'on se voit tout le temps. Il n'y a pas beaucoup de différences entre le moment oil on le faisait et le moment oil on ne le fait pas. Il y'en a qui sont dans la vidéo, dans le dessin, il y'en a un qui continue dans la musique, Jean-Pierre Levaray écrit, Fernando peint... Tout le monde est parti sur d'autres trucs, mais personne n'est parti bosser chez Darty si tu veux.

Ah oui, on n'a pas parlé du distributeur aussi. Donc, avant on était distribué par New Rose, au début. Et puis un jour ils ont dit : « Bon. On arrête de distribuer des petits labels » parce que ce n'est pas rentable du tout, quand ils ont commencé à avoir des problématiques de rentabilité. Un truc ou tu vends 400 disques, ce n'est pas intéressant du tout. Donc ils nous ont virés et on s'est retrouvé sans distributeur. Làdessus, il y'a Mélodie oE Duduche bossait, et il nous a dit : « moi je peux m'en occuper. » Lui il était dans le mileu rock, actuellement il fait un énorme site internet qui s'appelle « vidéorock » je crois. Il met des archives de concerts de 1980 à 1990, entre autres tous les concerts qu'il y'a eu au Fahrenheit à Paris. Donc il a créé le département rock jà l'intérieur de Mélodie et puis en fait, il gérait sa petite cuisine, ce qui nous a permis même de faire des disques assez improbables en distribution nationale. Donc il nous distribuait, Weird, Esan Ozenki (le label de Negu Gorriak) ; et sans vraiment avoir de contrat parce que lui c'est un vrai militant de la musique ce mec là. Donc là, on a eu une distribution beaucoup plus large. Et donc on a pu avoir une distribution nationale, parce qu'il y'avait Duduche qui bossait chez Mélodie.

Sinon, on se serait retrouvé sans distributeur. Du coup, on aurait touché moins de monde aussi. Encore que le gros des ventes, c'est quand mrme ce qui se vendait en vente par correspondance, c'était vraiment énorme. C'est pour ça que j'ai arr~té, parce que tu bosses huit heures par jour et tu n'es pas payé. Tous les jours tu devais emmener des cagettes à la Poste. Ça tournait vraiment bien. C'est pareil, il fallait batailler pour que ce ne soit pas venu trop cher. À l'époque c'était quatre-vingt-dix francs, maximum. Dès que tu pars en distribution, tout le monde fait sa marge, donc tu arrives à 120/130 francs, à l'époque. Alors ce n'est pas possible. Donc Duduche passait son temps à jongler pour se battre a la fois avec sa boite, parce que quand tu vends des disques il faut quand mrme que ça rapporte, et puis de l'autre coté justement faire en sorte que ça rapporte le moins possible à sa boite pour que les prix restent le plus bas possible. On s'amusait bien à cette époque. Et dans l'ensemble ça a été respecté, parce que les disques n'ont jamais été vendus trop chers, même en FNAC etc. on surveillait ça de près.

Ah, vous étiez mame distribués en FNAC ?

GD : Ah oui, en FNAC, dans les Virgin etc. C'est ça qui devenait énorme aussi, c'était un boulot à plein temps, et nous on avait quand mrme d'autres choses à faire. C'est ce qui a permis de faire des compil qui se sont vendues, surtout « Ni Jah Ni Maître a». Là par contre, c'est plus parti sur le fait que ce soit en magasin, ça assurait des rentrées d'argent qui permettaient de financer des disques oE tu savais d'avance que tu allais droit dans le mur.

Entretien avec Luc Bonet #177; On a faim ! #177; 14 janvier 2011

Explique-moi d'où vient le label On a faim!.

Luc Bonet : Alors le label On a faim! c'est la fin des années 80, et il vient du fanzine On a faim!, qui était donc assez connu dans le milieu rock alternatif, et puis dans le milieu anar. Moi j'étais militant anarchiste, j'étais en relation avec Jean-Pierre Levaray, qui était donc l'animateur principal du fanzine et l'idée à cette période là, c'est « tout partait un peu en sucette, donc compliqué, donc l'idée générale, c'était de dire, à la limite comme une maison d'édition, « pourquoi on ne ferait pas un label ? » Pour préserver un certain nombre de choses qui nous semblaient importantes dans le rock alternatif, et puis il y avait une opportunité à Poitiers, c'est qu'on avait des sous, et donc j'ai contacté Jean-Pierre pour lui proposer de faire un label. Il y avait une activité régulière du fanzine, des articles sur la production de la scène mais aussi des cassettes et des disques. Je crois que la compilation « Cette machine sert à tuer tous les fascistes » était déjà sortie. Et puis il y'avait des groupes qui étaient un peu soutenus par le fanzine donc il y'avait un vivier. L'idée c'était de faire quelque chose de très modeste mais continuer à faire des compilations de manière un peu régulière. La compilation sur des sujets politiques avaient deux aspects intéressants : c'était que d'un coté on parlait politique, donc d'un certain milieu, et d'autre part, une compilation ça voulait dire qu'on contactait les groupes et donc qu'on mouillait un peu les groupes dans une démarche politique. Et puis ensuite, il y'a des groupes qui font des choses intéressantes, qui ne trouvent pas... donc encore une fois, c'était une période de crise, donc pourquoi on ne les produirait pas ?

Et donc justement, au niveau des groupes, comment se faisait la sélection ?

LB : Alors la sélection, c'était en fait par des cassettes. De fait, le fanzine recevait donc des cassettes de groupes. Il faut rappeler que dans cette période, il faut se remettre on va dire fin des années 1980, le CD émerge à peine et c'est un problème commercial. Et donc ce qui marchait très bien, on est avant internet, c'est la distribution de cassettes et voilà. Donc voilà, le fanzine recevait des choses

intéressantes dedans, le fanzine en parlait et donc nous on avait des groupes pour les compilations On a faim!. Donc nous, quand on a commencé, alors je vais employer le « je », parce que c'est quand mrme essentiellement moi au début du label, ce qui m'a paru important c'est que le label soit déconnecté du fanzine. C'est à dire qu'on avait le mrme titre, mais chaque structure était autonome. Donc la sélection c'était ce que j'aimais (rire), donc très subjectif quoi. Donc évidemment c'était la qualité musicale et puis la qualité des textes quoi.

D'accord. Pour partir complètement ailleurs, est-ce qu'il y'avait à Poitiers des rapports entre les structures dites « alternatives » ?

LB : Non, enfin, nous on ne faisait pas partie du milieu on va dire musical poitevin. Moi je n'y connais rien en musique. Voilà, je ne suis pas musicien, j'ai une oreille disons mais je suis militant politique avant tout. J'allais au Confort Moderne, il y avait la boutique de disques, les concerts et un milieu oil les gens se lookaient différemment, etc. Mais non, on ne peut pas parler de liens ayant donné lieu à des projets etc. C'était vraiment une démarche complètement autonome, à coté.

Et donc, comme tu viens de le dire, on peut parler selon toi d'un mouvement vraiment politique pour le rock alternatif, à l'échelle nationale et à Poitiers ?

LB : Oui, alors c'est un peu, enfin, oui complètement politique, on va dire que les groupes qui étaient écoutés à ce moment là avaient tous une démarche politique. Mais enfin il y'a deux aspects, il y'a le message politique, on va dire plus ou moins clair avec, bon on peut le critiquer, ce n'est pas forcément terrible, mais après il y'avait une forme de démarche qui, elle, est politique. Il y avait une démarche qui était vers quelque chose qui se déroule en dehors du système, pas forcément contre le système, mais toujours en dehors. Et donc ça, moi, comme militant libertaire, c'est ce qui m'intéresse. Pas que les gens soient tous anars, mais qu'ils construisent des choses sur leurs propres capacités. Et ça c'était quand mrme l'aspect global qui était quand même intéressant là-dedans. Et à chaque fois qu'il y a eu des ruptures, avec le phénomène des Garçons Bouchers, ou Mano Negra, ou d'autres, la rupture, elle se faisait là-dessus. C'est à dire des groupes qui allaient spontanément vers le business,

et puis les groupes qui restaient sur une volonté de construire quelque chose d'autre. Donc ça, c'était vraiment le point important.

Souvent, le mouvement alternatif est souvent lié, et notamment à Paris, au mouvement squat. Est-ce que c'était le cas à Poitiers ?

LB : Non je n'ai pas connaissance de squats à cette période-là.

Quelles difficultés (s'il y'en a eu) ont pu se poser à la création et au développement du label ?

LB : Les difficultés, c'est d'abord que moi, je n'y connaissais rien (rires). C'est quand même assez gonflé de faire venir un groupe du Jura comme Désert Culturel, leur proposer un studio, etc. et d'ailleurs le studio et le producteur n'étaient pas adapté au son qu'ils voulaient.... En fait si on sortait du circuit simplement cassettes, donc distribué par le fanzine, il fallait une distribution à l'extérieur, donc « qui contacter pour la distribution ? a» En fait, voilà c'étaient des questions comme ça, donc j'ai eu des contacts avec New Rose et donc New Rose a été notre distributeur. Démarche super volontariste basée sur rien. Après les difficultés en fait, c'étaient finalement, les mrmes que pour d'autres structures. C'est-à-dire à quel moment on faisait la part entre démarche militante et puis une démarche finalement oil les groupes voulaient quand même être reconnus. Par exemple pour les discussions avec New Rose, ils s'en foutaient un petit peu de ce qu'on voulait ~tre, par contre ils ne voulaient pas passer à côté d'une opportunité. Donc il y'avait un travail qui était pas très sérieux au niveau de la distribution, mais ils le faisaient parce que...voilà. C'était vraiment une période charnière : « qu'est ce qui allait se passer ? » etc. Moi je me rappelle d'une discussion avec les mecs de New Rose oil ils se posaient la question « est-ce que le rap allait bouffer le rock ? », ils naviguaient à vue, business.

Est-ce qu'à Poitiers, comme au niveau national, on peut parler d'un réseau qui se serait tissé ?

LB : Oui alors, enfin à Poitiers encore une fois, moi j'étais un peu en dehors. Le réseau c'était certaines salles, et certains libraires, libraires et disquaires indépendants, c'étaient les radios hein, ce qu'on appelait les radios libres, avec la création de Radio Béton à Tours. Mais c'est vrai qu'à Poitiers, moi, les rapports que j'avais, c'était vraiment d'aller voir des choses de moi-même au Confort Moderne. Le Confort Moderne était quand même important parce que tu te retrouvais dans une ville moyenne, assez peu active enfin voilà, et quelque chose d'assez connu comme le Confort Moderne c'était quand mrme assez extraordinaire.

Tu en as déjà un peu parlé, mais qu'est ce que tu penses de la période où s'est créé le label ?

LB : C'était une période de crise. Je ne me souviens pas très bien si les Bérurier Noir étaient déjà en procès avec Bondage, etc. Il y'avait le phénomène aussi de la scène alternative plus ou moins récupérée, on en a parlé : Garçons Bouchers, Mano Negra... Donc c'était une période de crise au sens ou quelque chose était monté et puis là, visiblement redescendait, sur des problèmes que le mouvement, je parle de manière très très générale, mais que le mouvement n'était pas capable de résoudre. Problèmes essentiellement économiques, c'est parce qu'il y'avait crise qu'il y'a eu l'idée de créer le label. Voilà on ne voulait pas bouleverser la donne, mais on se disait : « quelque chose est monté, qui concerne beaucoup de gens, donc ce serait trop bête que tout retombe a». Parce qu'effectivement, on savait bien ce que ça voulait dire que tout retombait : c'est que tout retombait aux mains du business. Donc après tout, comme souvent dans le milieu libertaire, créer un peu d'ilots de résistance et d'autonomie, c'était un minimum. Donc c'était vraiment une période de crise.

Quel regard portiez-vous sur les subventions publiques ou privées ?

LB : A ce moment là, on ne se posait même pas la question. On ne se posait même pas la question parce qu'on avait cette autonomie financière de départ. Après voilà, il y'a vingt ans, je sais très bien dans quel état d'esprit j'étais à ce moment là, l'état

d'esprit aujourd'hui, ce serait « on peut y mettre un peu les doigts, il faut garantir notre autonomie a». Aujourd'hui j'ai un certain nombre d'expériences qui font que je pense que manoeuvrer avec ces choses là, en étant prudent, on peut manoeuvrer. On ne s'est pas posé la question vraiment, la question qui taraudait à ce moment là tout ce milieu, c'était la question du business pur quoi, c'est-à-dire : il y'avait des groupes qui avaient de l'audience, cette audience ça voulait dire des gens qui viennent aux concerts, des gens qui achètent des disques, derrière des radios qui diffusaient des morceaux. Toute cette audience, elle a forcément un caractère économique, et, à partir de cette audience, est ce qu'on peut faire vivre une scène de manière autonome ? Donc voilà, on n'était pas dans le cadre de subventions quoi. Il est évident que par exemple, le Confort Moderne, quand il s'est créé, nous on était très critiques, parce qu'il y'avait une armée de ce qu'on appelle aujourd'hui des contrats aidés (c'étaient des TUC à l'époque il me semble), et donc nous on était très critiques là-dessus. Objectivement, le Confort Moderne n'aurait certainement pas pu se monter sans ça, et c'est quand mrme bien que le Confort existe... Mais nous, ce n'était pas notre préoccupation. Notre préoccupation c'était comment faire par rapport au business, vraiment les subventions, c'est quelque chose qui est quand même très lié à toute production qui demande pas mal de capital. Le Confort Moderne c'est quand mrme une salle, c'est énorme hein, donc on btit, il y'a des personnes derrière. C'est un lieu artistique et pas commercial, comme peut l'tre un distributeur de disques, ou un organisateur de concerts, donc forcément la gestion économique et l'autonomie financière va rtre compliquée, il faut des recettes extérieures au lieu lui-mrme, après on n'était pas dupe sur l'avenir mais on n'avait pas de réponse par rapport à ça. On n'était pas dupe des efforts de Jack Lang pour organiser, pour créer des festivals à droite à gauche, c'était une manière de se positionner positivement par rapport à la jeunesse. C'est comme ce que tu disais par rapport aux squats : en quoi ils étaient importants ? C'étaient des lieux oE il se passait des choses, et sans que personne ne puisse avoir un regard dessus. Après les squats avaient leurs propres limites, y compris financières... Pour le label, les problèmes qui étaient importants, c'était l'organisation de concerts, le tournage, la distribution des skeuds [disques, nda] ce qui pouvait se faire autour de la publicité au bon sens du terme, de rendre public, de faire connaitre, tout cela était hors du champ des subventions.

De manière pragmatique, comment ça se passe à Poitiers en 1989 pour produire un disque du début à la fin ?

LB : Euh, le problème, c'est l'enregistrement, c'est-à-dire la production de manière générale. Et ensuite c'étaient les circuits qui étaient assez connus déjà, puisque, le fanzine avait lui même produit déjà des disques. On travaillait avec New Rose, donc les skeuds [disques, nda] étaient un petit peu dans les bacs des disquaires. On était déjà dans le réseau fanzine, on se posait des questions par rapport aux radios (comment les contacter, se faire connaitre). Toutes ces questions là, on était quand même très novices là-dedans quoi.

La finalité du label, n'était pas comme celle d'un label traditionnel, de promouvoir des groupes et de les amener jusqu'à...

LB : Non ce n'était pas ça, c'était vraiment établir une espèce de, comment dire, encore une fois un peu de résistance, permettre à des groupes qui, quand la machine business se met en place, n'auront pas leur place. Et ensuite voilà, le contrat moral entre guillemet, était : on vous permet de faire un album, on essaie de le faire un peu connaitre, et après pour les concerts on avait quelques contacts, on pouvait évidemment filer quelques tuyaux, mais le groupe se débrouillait, et puis on n'était pas dupe, si les groupes marchent et ont une certaines audience, ils auraient continué sans nous. Donc c'était plus vraiment parce qu'on sentait que la scène était coupée entre les gens, on va dire à la base qui jouaient dans leur garage, qui faisaient leur truc, et puis l'audience qu'avait permis le rock alternatif et entrainait vers du formatage.

Tu l'as dit tout à l'heure, quand tu as débuté dans le label, tu étais complètement novice. On voit au niveau du fanzine que tant au niveau du contenu que de la forme, qu'au fil du temps et des numéros, on a une production quasi-professionnelle. Est-ce qu'on a retrouvé ça au niveau du label ?

LB : Euh, enfin moi, je n'ai pas eu le temps de voir cette progression, parce que j'ai quitté le label assez vite. Mais le label On A Faim! a continué après avec une

nouvelle équipe mais il y'avait cette volonté là. C'est-à-dire qu'en fait, par exemple dans la nouvelle équipe, est arrivé un couple parisien. Gil était un dessinateur, donc il avait certaines exigences esthétiques, Martine était plus au fait des choses administratives, donc quelque chose d'un peu plus pro qui se mettait en place. Donc après, il faudrait voir la suite du label lui-même quoi. Mais, enfin, il n'y avait pas de raison pour qu'on ne fasse pas quelque chose qui ne soit pas agréable ou un peu pro. Ça veut pas dire grand-chose agréable et un peu pro, mais tu peux avoir des choses qui soient faites de manière foutraque, parce que c'est comme ça et il y'a des choses qui sont faites de manières foutraque parce que c'est une esthétique voulue. Nous on a fait un petit fanzine, il y'avait un coté foutraque, mais il était voulu, donc voilà, c'est une question esthétique. Je pense que la démarche du zine (au départ je rappelle que c'est avant les ordinateurs etc,) donc on tape à la machine, on fait des découpages aux ciseaux, on colle, donc voilà, il faut imaginer l'esthétique punk, elle correspond aussi à certains état d'esprit imaginatif. Entre le zine de Poitiers, vu par 30 personnes et le zine national vu par 500 ou 1000, il y a une différence ! Il y'a une logique interne et donc encore une fois, même chose pour le rock alternatif. Industriel au bon sens du terme, c'est-à-dire qu' il y'a des métiers qui se mettent en place.

Et toi quand tu fondes le label, est ce que tu as dans l'optique d'en faire ton métier, en quelque sorte de travailler pour ça ?

LB : Pas du tout, c'est-à-dire pour moi c'est un acte politique. Comme je militais jà ce moment là à la Fédération Anarchiste. Donc c'est du militantisme avec un coté un peu artistique, voilà, parce que j'aimais la musique que j'écoutais, quelque chose qui n'était pas strictement militant. Alors plus tard dans le label, je ne sais pas très bien, ce n'est pas toujours très clair comme ça, mais bon je pense que les copains qui après ont repris le label n'étaient quand même pas dans cette démarche là, mais ils y pensaient peut-~tre en se rasant le matin....

Penses-tu que ce qui s'est passé en termes de mouvement alternatif aux EtatsUnis puisse être mis en lien avec ce que vous avez fait chez On a faim! , y'a-t-il eu des passerelles ?

LB : Des passerelles non. Je ne pense pas qu'il y ait eu des passerelles. D'abord avec les États-Unis c'est compliqué, c'est-à-dire que, dans un milieu militant, les passerelles, elles se font par des connaissances un peu plus précises. Donc notre contexte, il restait européen, alors c'est vrai qu'en Europe c'était quand mrme l'exemple italien, avec les centres sociaux qui commençaient à émerger, s'organiser Aussi, je me souviens avoir visité des squats berlinois très organisés, ça, ça nous inspirait. Mais les États-Unis, pas directement, je crois qu'il y a des différences de culture, et puis de taille. Un groupe connu aux States c'est en nombre de « fans » quelque chose d'énorme par rapport à l'Europe. Ce qu'on voyait c'était que ce milieu persistait, et ne se trouvait pas prisonnier du business apparemment comme chez nous. Une vraie scène alternative, c'est quand mrme ce qui manquait particulièrement en France. Et c'est ce que des groupes comme les Bérurier Noir n'ont pas réussi à faire, ce n'est pas une critique, mais on peut voir que ce n'est pas une fatalité. Des groupes comme The Ex, NoMeansNo, existent encore dans une démarche alternative.

Alors justement, en terme de vente, est-ce que les productions On a faim! ont trouvé un écho auprès du public ?

LB : Les compilations se vendaient relativement bien, alors moi les chiffres... je te disais, je ne sais pas, alors relativement bien ça va être autour des 1000, quoi. En fait, de mon temps, on a assez fait peu de choses à part les compilations, donc c'était Désert Culturel, des choses comme ça, et là c'était quand mrme beaucoup plus modeste, quoi, c'était quelques centaines.

La politique de prix des disques, j'imagine qu'elle était en adéquation avec vos idées politiques ?

LB : Oui, on essayait de faire les choses le moins cher possible. Alors après c'est toute la difficulté d'édition. La distribution prend sa marge, etc. Et puis on devait

éditer sur plusieurs supports (cassettes, vinyles, CD), c'était quand mrm compliqué...

Et dans le cadre de cette crise, est-ce qu'il a pu exister des coopérations entre le label On a faim! et d'autres labels ?

LB : Des coopérations, ce serait un grand mot, disons qu'il y'avait deux types de réseaux : il y'avait le réseau lui-même, qui lui était donc en crise forte et puis après, il y'avait le réseau anar. Dans le réseau anar, y'avait un autre label qui est arrivé à survivre, qui était un label historique qui s'appelait VISA. Donc la coopération, ça passait surtout par Jean-Pierre et par le fanzine, et ça se situait plutôt en termes de publicité encore une fois au bon sens du terme. C'est-à-dire, on croisait entre les productions VISA et les productions On a faim!, et puis quelques plans on va dire techniques etc.

Et donc ce réseau de publicité (fanzines, radios libres etc.), est ce qu'il a été efficace pour l'activité d'On a faim! ?

LB : Hum, oui... oui et non. Enfin, parce que ce réseau là, si tu veux, il y'avait la partie très pratique, donc lui était efficace. Mais en termes de pub, c'était quand mrme très limité. C'était une période un peu charnière, on sentait bien qu'on était à la queue de la comète. C'était moins le problème de notre réseau qu'en fait, derrière, un réseau qui était déjà orienté vers quelque chose qui était beaucoup plus commercial. La nouvelle équipe du label, a choisi un positionnement moins militant, qui était aussi un positionnement musical spécifique (plus dub/reggae que rock).

Le label était un outil de propagande : donc a-t-il réussi à rallier des gens à la cause libertaire ?

LB : Ce n'était pas le but, on voulait participer à maintenir une scène alternative, et à l'intérieur de cette scène une référence anar. On a échoué me semble-t-il mais parce que la scène alternative, du moins telle qu'on l'imaginait alors, a échoué.

Quel bilan tires-tu de ton action au sein de On a faim !?

LB : Je me suis bien amusé et j'ai vécu beaucoup d'angoisse, voilà. Non c'est vrai que le label sur cette période là (encore une fois, le label a continué après moi, c'est quand même en grande partie on va dire une aventure personnelle, beaucoup d'angoisse). Je pense qu'après, j'ai aussi eu une ouverture sur du réel, c'est-à-dire pas seulement être dans la propagande anar par exemple, participer a des manifs, faire des communiqués de presse, ces choses quoi, le goût de construire on dira...

Historique de L'oreille est hardie

ADV : 1256 W 175 - 1987 - DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers -
Dossier promotionnel du Confort Moderne - saison 1986-1987

Article de presse concernant l'ouverture du Confort Moderne

ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1985-juillet 1986)
Liberation du 18 novembre 1985.

Récapitulatif des productions On a faim !

AFP : On a faim I, mai 1990 (n° 14).

Article de presse concernant la Fanzinothèque

ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1990-juillet 1991)
Calades de mai 1991.

Sources

- Archives départementales de la Vienne :

1256 W 175 #177; 1987 #177; DRAC #177; Musique et Danse #177; LOH Poitiers.

1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC #177; Musique et Danse #177; LOH Poitiers. 1666 W 1 #177; 1976-1984 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles.

1666 W 19 #177; 1977-1992 #177; DRAC #177; Manifestations culturelles. 1880 W 1 #177; DRAC #177; 1993 #177; Services du livre et de la lecture.

- Archives municipales de Poitiers :

Liasse 4588 #177; 1983-1988 #177; L'oreille est hardie. Liasse 12246 #177; 1991-1996 #177; Le Confort Moderne.

- Archives du Confort Moderne (liste des cartons et des classeurs exploités) : Subventions

Baux

Conventions

Comptes-rendus de réunions

Divers (1986)

Bilans, projets, évaluations (1992)

Bilans, projets, évaluations (1993)

Bilans, projets, évaluations (1994)

Press Book de L'oreille est hardie I 1977-1978

Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1978-juillet 1979
Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1979-juillet 1980
Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1980-juillet 1981

Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1981-juillet 1982 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1982-juillet 1983 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1985-juillet 1986 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1986-juillet 1987 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1987-juillet 1988 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1988-juillet 1989 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1989-juillet 1990 Press Book de L'oreille est hardie 1 septembre 1990-juillet 1991 Press Book de L'oreille est hardie l septembre 1991-juillet 1992 Press Book de L'oreille est hardie l septembre 1992-juillet 1993 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1993-juillet 1994 Press Book de L'oreille est hardie I septembre 1994-juillet 1995

- Sources audio et audio-visuelles :

Radio Libertaire, « Le Fanzine », dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.

MOUILLE Thierry : Le Confort Moderne, 1985-2005, Poitiers, L'Oreille est Hardie, 2005.

France 3, « Poitiers : Confort Moderne », actualités régionales, 5 juin 1985, http://www.ina.fr/video/RXC04050462/poitiers-confort-moderne.fr.html, consulté le 2 juin 2011.

France 3, « Poitiers : Impact du rock sur le public », actualités régionales, 4 mai 1983, http://www.ina.fr/art-et-culture/musique/video/RXC04043604/poitiers-impactdu-rock-sur-le-public.fr.html, consulté le 15 mai 2011.

- Archives de la Fanzinothèque de Poitiers : Revue de presse de l'AMP

On a faim ! #177; Fanzine, 1984 (n° 1)

On a faim ! #177; Fanzine, 1985 (n° 2) On a faim ! #177; Fanzine, 1985 (n° 3) On a faim ! #177; Fanzine, 1986 (n° 4) On a faim ! #177; Fanzine, septembre 1986 (n° 5)

On a faim ! #177; Fanzine, janvier 1987 (n° 6) On a faim ! #177; Fanzine, mai 1987 (n° 7)

On a faim ! #177; Fanzine, octobre 1987 (n° 8) On a faim ! #177; Fanzine, mars 1988 (n° 9/10)

On a faim ! #177; Fanzine, octobre 1988 (n° 11)

On a faim ! #177; Fanzine, avril 1989 (n° 12) On a faim ! #177; Fanzine, octobre 1989 (n° 13)

On a faim ! #177; Fanzine, mai 1990 (n° 14)

On a faim ! #177; Fanzine, novembre 1990 (n° 15)

On a faim ! #177; Fanzine, septembre 1991 (n° 16)

On a faim ! #177; Fanzine, septembre 1992 (n° 17)

On a faim ! #177; Fanzine, hiver 1994 (n° 18)

On a faim ! #177; Newsletter du label, 1992 #177; 1994

Positive Rage, 1995 (n° 5)

- Sites internet consultés :

www.confort-moderne.fr : site du Confort Moderne

www.fanzino.org : site de la Fanzinothèque

www.ina.fr

www.la-fedurok.org : site de la Fédurok

www.poitiersbruits.bbconcept.net : forum dédié aux musiques amplifiées à

Poitiers

www.diplomatie.gouv.fr : site de France Diplomatie, relatif à la DDF www.cnap.culture.gouv.fr : site du Centre national des arts plastiques www.halles.be : site des Halles de Schaerbeek

www.priceminister.com : site de vente en ligne relatif aux prix actuels des productions On a faim !.

www.euthanasie.records.free.fr : site répertoriant les productions liées au rock français, dont celles du label On a faim ! et d'autres labels poitevins comme Weird Records.

Bibliographie

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- Ouvrages généraux:

GUIBERT Gérôme, La production de la culture, le cas des musiques amplifiées en France, St Amand Tallende, Mélanie Séteun et Irma éditions, 2006, 558 p.

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- Ouvrages spécialisés relatifs à la musique :

HENNION Antoine, Les professionnels du disque, Paris, A.M. Métailié, 1981, 257 p.

HENNION Antoine et MIGNON Patrick, Rock, de l'histoire au mythe, Paris, Anthropos, 1991, 283 p.

RAFFIN Fabrice, Friches industrielles, un monde culturel européen en mutation, Paris, L'Harmattan, 2007, 306 p.

- Ouvrages spécialisés relatifs aux politiques culturelles :

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POIRRIER Philippe (dir.), Les Collectivités locales et la culture, les formes de l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècle, Paris, Comité d'Histoire du ministère de la Culture #177; Fondation Maison des sciences de l'Homme, 2002, 431 p.

SAEZ Guy (dir.), Institutions et vie culturelles, Paris, Documentation Française, 2004, 172 p.

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- Articles :

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URFALINO Philippe, « De l'anti-impérialisme américain à la dissolution de la politique culturelle », dans Revue Française de Science Politique, octobre 1993 (n° 5).

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MEUNIER Alexandre, Du rififi chez les indépendants, un état des lieux du mouvement indépendant français, mémoire de licence en IUP Ingénierie documentaire, Université Toulouse-Le Mirail, 1998, 114 p.

HUMEAU Pierig, Le punk indépendant comme mouvement contre culturel, entre influences et affirmations identitaires, mémoire de master II recherche mention Sociologie : << Savoirs et Sociétés » sous la direction de Bertrand Geay, Université de Poitiers, 2005, 138 p.

- Ouvrages généraux non scientifiques :

COUTURIER Brice, Une scène jeunesse, Paris, Autrement, coll. << À ciel ouvert », 1983, 220 p.

PEPIN Rémi, Une histoire de rock alternatif, Paris, Hugo Doc, 2007, 263 p. RUDEBOY Arno, Nyark Nyark, Paris, La Découverte, 2007, 260 p.

WELL Max et POULAIN François, Scènes de rock en France, Paris, Syros Alternatives, 1993, 157 p.

MBC, L'année du disque 2001, Paris, MBC, 2002.

- Ouvrages spécialisés non scientifiques :

Le Confort Moderne, 10 ans de Confort Moderne : 1985-1995, 1995, 134 p. Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de fanzines à Poitiers, octobre 2009, 71 p.






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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote