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Le regard porté sur les femmes par le franciscain Jean Benedicti à  travers son manuel de confession "la somme des pechez et le remede d'icevx" (1595, réédition )

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par Lucie HUMEAU
Lyon  - Master 1 2013
  

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La prostituée et ses hommes.

Au XVIe siècle, la condition des prostituées change radicalement. En effet, le mouvement de Réforme puis de Contre-Réforme catholique entraîne, sur tout le siècle, une tentative de purification de la société qui passe par la traque des péchés et notamment le péché de luxure. Les prostituées, bien intégrées dans la société médiévale, sont alors repoussées hors des villes, mises en marge par des textes de loi répressifs. Benedicti, en tant que religieux acquis aux idées d'« assainissement » de la société, parle toujours d'elles d'une manière péjorative. Son discours laisse néanmoins voir quels sont les débats entourant le métier de la prostituée à l'époque moderne. Nous allons examiner comment ce dernier voit l'avenir des prostituées et ce qu'il nous laisse savoir de leur vie à la fin du XVIe siècle. Nous verrons dans un deuxième temps que ce qui préoccupe le plus le franciscain est la question de l'utilisation des revenus de la prostitution. Enfin, nous montrerons qu'il présente des modèles totalement opposés de « prostituées » : Circé et Vénus qui se complaisent dans leurs vices tandis que Marie-Madeleine est placée en parangon de la repentance.

Benedicti a un avis qui peut sembler ambivalent sur la question de la prostitution. En effet, il affirme à la fois que les prostituées ont une utilité sociale et qu'elles doivent être bannies de la société. Ces opinions sont en réalité le reflet de deux courants de pensée qui ont pu influencer Benedicti. Ce dernier, quand il dit que « les putains [sont permises] pour euiter vn plus grand mal »883, pense sûrement à saint Augustin, qu'il cite ailleurs ainsi : « S. Augustin qui escrit qu'il vaut mieux permettre vn petit mal pour en euiter vn plus grand »884. En effet, ce grand penseur du IVe-Ve siècle « ne rejette pas le fait ; il le justifie comme moyen d'apaisement social et prétend que la disparition des

882Verena AEBISCHER, « Bavardages : sens commun et linguistique », dans Parlers masculins, parlers féminins ?, Verena AEBISCHER (dir.), Claire FOREL (dir.), Paris, Delachaux et Niestlé, 1983, p.175-179.

883Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.504.

884Ibid., p.115.

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prostituées sèmerait un grand désordre »885. Néanmoins, à partir du milieu du XVIe siècle, « les progrès de l'ordre en place et le succès des Réformes, protestante et catholique, mettront de plus en plus la vertu et le rigorisme à l'ordre du jour »886. C'est pourquoi, malgré cet arrière-plan théologique augustinien, Benedicti pense qu'il vaut mieux prendre de sévères mesures plutôt que « de permettre les bordeaux & femmes abandonnees »887.

Dans l'énumération des raisons qui permettent à Benedicti de pencher en faveur de la fermeture de tels établissements de prostitution, ce dernier nous donne une réelle vision de la condition des prostituées au XVIe siècle et du mode de fonctionnement des « bordeaux ». Il souligne en effet que certains sont prêts à permettre aux prostituées de s'installer « en quelque canton de la ville » mais « qu'il ne leur faut bailler aucun ayde ne patro[n]s, ny protecteurs, ne louer maisons ne logis »888. Ces quelques mots dévoilent que les prostituées, du moins durant toute l'époque médiévale, avaient une place réservée au sein de la cité. En effet, au Ve siècle avant J.-C., « sous l'impulsion législative de Solon, l'initiateur de la démocratie athénienne, les femmes dévouées sexuellement aux dieux quittent les lieux sacrés pour des maisons à destination spécifique et publique »889. Jusqu'au XVIe siècle, il existe donc des maisons publiques, connues de tous et identifiées au sein de la cité grâce à une enseigne, comme tous les autres commerces de l'époque. Des personnalités du conseil municipal peuvent même s'occuper de la gestion s'il manque un responsable pour ces maisons de plaisirs, considérées comme essentielles à la tranquillité de la ville. Si certains contemporains de Benedicti pensent qu'il ne faut pas que des « protecteurs » louent les maisons au bénéfice des prostituées, c'est que cette pratique existait à l'époque. Il semble aussi exister des gens « qui leur baille[n]t à louage leurs maisons, pour y exercer leur bordelage »890. Ces gens qui favorisent la prostitution sont des pécheurs aux yeux de Benedicti.

Ce dernier feint de croire que le public fréquentant les maisons de prostitution est essentiellement composé de « ieunes gens » qui sont ensuite incités « à desbaucher les filles & femmes de bonne maison, apres qu'ils ont apprins les subtilitez d'amour au bordeau »891. Il développe longuement les dangers qu'il y a à encourager les jeunes gens

885Brigitte ROCHELANDET, Histoire de la prostitution du Moyen Âge au XXe siècle, Divonne-les-Bains, Cabédita, 2007 (coll.

Archives vivantes), p.14.

886Lucien BELY (dir.), op. cit. [note n°46], article « Déviances sexuelles ».

887Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.115.

888Ibid., p.115.

889Brigitte ROCHELANDET, op. cit. [note n°885], p.9.

890Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.116.

891Ibid., p.115.

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Femmes et société dans le manuel de confession du père Jean Benedicti.

à aller faire leur première expérience sexuelle avec une prostituée. Cette coutume, pratiquée largement au Moyen Âge, se basait sur la croyance que deux mariés puceaux donneraient naissance à un enfant mal formé si une grossesse devait survenir dès le premier rapport. Benedicti pense que « [c]'est donner occasion à beaucoup de ieunes hommes chastes et vertueux de se desbaucher, voyant la porte ouuerte, & liberté donnee à vn chacun de paillarder & mal faire, à quoy de nostre naturel ne sommes que trop enclins »892. Le franciscain introduit ici un « penchant naturel » qui pousserait les hommes vers les femmes. Les prostituées ne sont donc pas les seules responsables de ce qu'il considère comme une débauche. Lorsque l'auteur explicite quelles catégories sociales sont susceptibles d'avoir recours aux prostituées, il parle « des religieux & ge[n]s d'Eglise »893. La loi « proscrit [aux prostituées] de mettre en péril les voeux de chasteté des religieux et de forniquer avec eux »894. Néanmoins, il semble que les « clients interdits les plus présents dans les archives so[ient] pourtant les hommes de Dieu, provoquant des critiques de la population ou des municipaux ; cette sur-présence dans les archives est compréhensible, les autres clients "normaux" ne sont jamais inquiétés, sauf en cas de violences »895. En effet, les historiens s'accordent sur le fait qu'une large partie de la population masculine pouvait côtoyer le monde de la prostitution, à un moment ou à un autre, et cela malgré le fait que les prostituées aient fréquemment eu interdiction « de ramener des hommes mariés, pour lutter contre l'adultère »896. Certains religieux, à la fin du XVIe siècle, et malgré le passage du Concile de Trente, acceptent manifestement mal le voeu de chasteté qu'ils ont dû faire, au vu des remarques que fait Benedicti à leur sujet.

Dans les « bordeaux », les filles sont sous la direction d'un ruffian ou d'une maquerelle. La majorité des femmes exerçant ce métier ont « entre 16 et 30 ans »897. Certaines filles sont encore des enfants quand elles sont vendues par leurs parents. Benedicti dit à ce propos que « si le pere ou la mere, voulans vendre la pudicité de leur fille, luy commandant de s'abando[n]ner pour leur gaigner quelque chose : la fille ne leur doit aucunement obeir, ains plustost endurer la mort, quelque pauureté que puissent auoir ses parens, & ainsi des autres enfans »898. La présence de fillettes dans les « bordeaux » est donc possible mais cela est assez mal vu. De plus, Benedicti mentionne

892Ibid., p.115.

893Ibid., p.115.

894Brigitte ROCHELANDET, op. cit. [note n°885], p.59.

895Ibid., p.59.

896Ibid., p.59.

897Ibid., p.58.

898Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.91.

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des hommes qui « prostitue[n]t filles & femmes en leur presence »899. Cela est sans doute le fait d'une grande misère. Passé 35 ans, les femmes sont considérées sur le déclin. Quand elles « ne sont plus désirées, elles sont chassées du bordel et tentent de vivre de la prostitution illicite ou de mendicité. Elles peuvent aussi être accueillies dans des hospices. Les plus chanceuses deviennent tenancières quelque temps »900. C'est ce qu'explique Benedicti lorsqu'il dit : « Telles publiques, apres qu'elles ont passé la fleur de leur aage, ne pouuans plus rien faire, sont inuentrices de dix mille maux, & bonnes maquerelles pour desbaucher les ieunes filles, & autres femmes honnestes »901. Les femmes qui dirigent les « bordeaux » sont considérées comme des incitatrices à la débauche. Elles sont qualifiées de « vieilles maquerelles qui precipite[n]t les ieunes filles en la voye de perdition »902 et sont tenues à une restitution spirituelle par de nombreuses pénitences selon Benedicti. Si le ruffian peut entretenir un lien « d'affection amoureuse » avec son associée, les rapports entre la prostituée et sa maquerelle sont soit affectueux, soit violents903. Les maquerelles possèdent les chambres où officient les filles et leur font payer un loyer qui leur permet de vivre et de s'accorder la protection de certains personnages. Les prostituées peuvent soit dormir dans la maison où elles exercent, soit posséder ou louer une chambre hors de leur lieu de travail. Leur recrutement est difficile à connaître. Il s'appuierait sur l'exploitation, par le ruffian ou la maquerelle de « la misère, la souffrance, la solitude, la naïveté et le découragement »904. Lucien Bély souligne de plus que « [l]'accroissement de la paupérisation populaire » au XVIe siècle a sans doute amené « de plus en plus de filles ou de femmes (de jeunes hommes aussi, en milieu urbain en particulier) à se livrer à cette activité »905.

En ce qui concerne la pratique en elle-même, il semble que les prostituées « ne se cachent pas, ne rasent pas les murs, mais invectivent les passants, leur font des signes, des sourires, des oeillades ; leur dessein est de ramener un homme en désir ou besoin sexuel, afin de gagner de quoi vivre, payer leur chambre et les taxes »906. Benedicti parle des « paillardes, qui attirent & seduisent les ieunes ge[n]s à peché »907. Nous ne savons rien des positions sexuelles adoptées par les clients mais le franciscain pense que « ceux qui ont apprins de faire l'amour au [sic] putains, seront encore plus enflambez, & hardis

899Ibid., p.97.

900Brigitte ROCHELANDET, op. cit. [note n°885], p.67.

901Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.115.

902Ibid., p.697.

903Brigitte ROCHELANDET, op. cit. [note n°885], p.149.

904Ibid., p.148.

905Lucien BELY (dir.), op. cit. [note n°46], article « Déviances sexuelles ».

906Brigitte ROCHELANDET, op. cit. [note n°885], p.59.

907Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.115.

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Femmes et société dans le manuel de confession du père Jean Benedicti.

à faire le mesme à l'endroit des sages & honnestes femmes »908. En plus des violences auxquelles les prostituées sont exposées, les risques de grossesse et les tentatives d'avortement rendent leur vie dangereuse. En effet, « avalant des potions dangereuses, ou usant de baguettes de bois pour provoquer des saignements »909, les prostituées risquent de se blesser gravement. En 1560, la fermeture officielle des « bordeaux » municipaux rend leur quotidien encore plus difficile, vivant dès lors « dans la clandestinité, en tentant d'échapper à la traque perpétuelle engagée contre leur personne. Leurs conditions de travail se dégradent sévèrement, n'étant plus protégées »910.

Les prostituées n'ont plus de droits dans la société répressive du XVIe siècle. S'il est déjà difficile pour une femme quelconque de faire reconnaître son viol ou son rapt, Benedicti dit à propos d'un homme accusé de rapt : « Mais quoy s'il a raui vne putain publique ? Doit-il estre puny de mort ? On respond que non : puis qu'elle est infame & exposee à vn chacun »911. Un homme qui aurait donné sa parole est délié de son voeu s'il s'agit « de prendre vne putain pour espouse »912. Le voeu si sacré que Benedicti défend durant de longues pages n'a pas de valeur s'il est fait en faveur d'une prostituée. De plus, elles sont exclues de la communauté des chrétiens, ce qui n'avait jamais été tenté de telle sorte, au vu du texte biblique. En effet, Matthieu raconte que Jésus a déclaré aux grands prêtres de Jérusalem que « les prostituées arrivent avant [eux] au Royaume de Dieu »913. Si l'Ancien Testament offre une vision assez sombre des prostituées, le « Nouveau Testament leur ouvre un espoir ; les prostituées ayant la foi seront accueillies dans le Royaume de Dieu grâce à Jésus, le rédempteur annoncé »914. Or, au XVIe siècle, Pie V (1566-1572), « chantre de la lutte contre l'immoralité », met « les filles publiques hors la loi en leur interdisant de se faire inhumer dans une sépulture chrétienne, tout comme les suicidés ou les criminels, les vouant au diable et son royaume de feu. À cette époque, la tradition affirme que celle qui n'est ni confessée, ni enterrée dans le cimetière ne peut monter au Ciel »915. Benedicti connaît et encourage ces mesures. En effet, il affirme que le « Curé ou Prelat [...] peut & doit denier la communio[n] aux heretiques, adulteres, putains [...] »916. Ces dernières ne peuvent donc pas se joindre à la communauté des croyants lors de la cérémonie de l'eucharistie. Puisqu'elles « se donnent au diable »917,

908Ibid., p.115.

909Brigitte ROCHELANDET, op. cit. [note n°885], p.67.

910Ibid., p.72.

911Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.137.

912Ibid., p.67.

913Bible de Jérusalem, op. cit. [note n°6], Matthieu, 21, 31.

914Brigitte ROCHELANDET, op. cit. [note n°885], p.12.

915Ibid., p.19.

916Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.229.

917Ibid., p.504.

elles iront passer le reste de leurs jours dans les feux de l'Enfer. Benedicti ne leur dénie pas seulement la communion : « Les femmes publicques qui sont au bordeau ou ailleurs, pechent griefueme[n]t, & sont iournellement en estat de damnation : Et par consequent ne doiuuent receuoir les saincts Sacremens, si elles n'en sortent, & si elles ne promettent de s'amender & faire penitence »918 dit-il. Or, quitter le métier est difficile car prouver sa bonne foi et réussir à trouver un travail qui permette de s'installer et de survivre est quasiment impossible pour une prostituée dans le contexte économique du XVIe siècle. En leur déniant le droit au sacrement de pénitence, Benedicti éloigne ces femmes des confessionnaux. En leur déniant la communion, il les exclue de la messe. En leur refusant l'extrême-onction, il les repousse hors du Paradis et cela malgré l'indulgence biblique à leur égard.

Une des principales préoccupations de Benedicti quand il aborde la question de la prostitution est de savoir d'où viennent les gains et comment ces derniers peuvent être utilisés par les prostituées. Le franciscain pense qu'il est illicite de « donner l'aumosne à vne ieune fille pour auoir jouïssance d'elle »919. Ce qui est condamné fermement par Benedicti, ce n'est pas tant le fait que les hommes paient les prostituées, mais que certains d'entre eux n'aient aucun droit sur l'argent qu'ils leur offrent. Ainsi, il explique que les « femmes desbauchees qui prennent argent, ou autre chose des ieunes enfans de familles, des religieux & ge[n]s d'Eglise, co[m]mette[n]t outre le peché, larrecin & si sont obligees à restituer, comme chose desrobee & mal aquise : car premierement l'enfant n'a rien au bien de son pere viuant, & par conseque[n]t ne peut rien donner, & encores moins le religieux : & aussi l'homme d'Eglise ne peut faire donation des biens de son benefice, sinon aux pauures. Elles doiuent do[n]c restituer au pere, si elles ont prins de l'enfant, au monastere, si elles ont prins du religieux, à l'Eglise, si elles ont prins du beneficié »920. Que devraient faire les prostituées avec cet argent ? Au paragraphe intitulé « Du gaing des putains » Benedicti explique que « [c]eux qui gaignent par oeuure de peché, comme font les ruffia[n]s & putains & autres semblables personnes, outre le peché, ils sont obligez (ie ne dy pas de necessité de conseil) de donner le gain aux pauures »921. Ainsi, les prostituées, malgré le fait que l'immense majorité exerce du fait de leur grande misère, sont incitées à donner leurs gains aux pauvres afin de racheter le péché dont elles se rendent coupables en exerçant la prostitution. Une question très

918Ibid., p.115. 919Ibid., p.72. 920Ibid., p.115-116. 921Ibid., p.266.

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Femmes et société dans le manuel de confession du père Jean Benedicti.

présente dans le discours de Benedicti sur les prostituées est celle de la possibilité ou non pour elles de faire des dons à l'Église. Le Deutéronome, cinquième livre de l'Ancien Testament, est très clair à ce sujet : « Il n'y aura pas de prostituée sacrée parmi les filles d'Israël, ni de prostitué sacré parmi les fils d'Israël. Tu n'apporteras pas à la maison de Yahvé ton Dieu le salaire d'une prostituée ni le paiement d'un chien, quel que soit le voeu que tu aies fait : car tous deux sont en abomination à Yahvé ton Dieu »922. Néanmoins, saint Thomas d'Aquin, au XIIIe siècle, « insiste à nouveau sur la vilenie de la prostituée mais consent à ses dons et aumônes envers l'Église »923. Benedicti affirme quant à lui : « Ceux qui reçoyuent dons, presens & oblations924 pour l'Eglise du bien acquis par les putains font contre prohibition de l'Eglise, laquelle defend de receuoir telles offrandes en detestation de leur bordelage : ce qui est conforme a la loy de Moyse925 qui le defend. Il est bien vray que les loix leur concedent de pouuoir donner & faire testament de ce qu'elles ont gaigné ou [sic] bardeau [sic], mais il ne faut pas que les Ecclesiastiques le doyuent receuoir pour le donner à l'Eglise. Nous auions dit ailleurs que la putain peut bien vouer de do[n]ner ce qu'elle a gaigné, à l'Eglise926 : mais pour cela il ne le faut pas receuoir »927. Les propos de Benedicti sont ici ambigus : les prostituées ont le droit de donner, légalement, mais les ecclésiastiques ne pourraient pas recevoir ce don. Ailleurs, une nouvelle affirmation peut préciser quelque peu la pensée du confesseur : « On demande si la putain qui a gaigné quelque chose de son corps, en peut donner l'aumosne. On respond qu'ouy, nonobstant qu'elle ayt acquis illicitement : car puis qu'elle n'est pas tenue à restituer, si elle a gaigné de celuy qui pouuoit donner, elle en peut faire à son plaisir. Il est bien vray qu'elle n'en peut pas faire dire des Messes, ne autre service diuin : car l'Eglise, en detestation du peché, refuse telles oblatio[n]s & presens, co[m]me ie l'ay escrit par cy deuant »928. Nous pouvons donc penser que les ecclésiastiques peuvent recevoir aumônes et dons de la part des prostituées mais non pas se servir de cet argent publiquement, par exemple en disant une messe en l'honneur de la donatrice.

Une chose est plus claire dans le propos de Benedicti : les prostituées qui ont reçu de quelqu'un qui ne pouvait pas légalement donner doivent restituer ce bien mal acquis. Entre autres, les « putains & concubines qui reçoiue[n]t les biens Ecclesiastiques, sont tenuës à restitution »929. Néanmoins, « les paillardes & maquereaux, ne doiuent pas

922Bible de Jérusalem, op. cit. [note n°6], Deutéronome, 23, 18-19.

923Brigitte ROCHELANDET, op. cit. [note n°885], p.16.

924Une oblation désigne toute offrande à l'Église.

925Le Deutéronome cité auparavant.

926Voir Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.72.

927Ibid., p.265.

928Ibid., p.486.

929Ibid., p.216.

rendre les biens qu'ils ont receus aux mesmes Ecclesiastiques qui les leur ont baillez, si tels biens estoient la part des pauures & la fabrique930, mais ils les doiuent restituer à leurs successeurs Ecclesiastiques, ou bie[n] les employer au profit des Eglises d'ou ils sont venus, & ce auec l'autorité du penitencier ou bie[n] si l'Eglise n'est pas necessiteuse, il les faut bailler aux pauures »931. Celui qui « paillarde[...] & baille[...] à sa putain »932 doit s'en accuser clairement au confesseur qui décidera alors quelle pénitence celui-ci devra exécuter afin de se racheter. La faute est d'autant plus grave pour les ecclésiastiques qu'ils ont dilapidé un bien qui ne leur appartenait pas mais qui revenait de droit aux pauvres. Ceux qui sont coupables d'avoir pris de l'argent à de jeunes gens ou à des ecclésiastiques sont invités à rééquilibrer d'eux-mêmes la situation en restituant à bon escient l'argent mal acquis. Ces invitations sont sûrement restées lettre morte au vu de la situation économique des prostituées du XVIe siècle mais nous pourrions y voir la preuve que Benedicti, tout comme le Christ, ne pense pas que les pécheresses soient condamnées à le rester jusqu'à la fin de leurs jours.

Les modèles proposés par Benedicti aux prostituées sont de deux natures : les femmes totalement perverties et celles qui, après une subite conversion, atteignent un idéal de pureté peu commun.

Deux femmes sont associées à la prostitution selon Benedicti : « ceste gra[n]de putain Circe »933 et Venus, « vne dangereuse paillarde, qui deçoit & trompe l'esprit »934. Circé, magicienne de la mythologie grecque, procure des filtres d'amour à ceux qui lui en demandent. Au chant X de l'Odyssée d'Homère, Circé séduit les marins d'Ulysse et les transforme en pourceaux. Benedicti rappelle qu'elle « co[n]uertissoit les ho[m]mes en pourceaux, lyons, ours, & autres bestes sauuages, c'est à dire, que lubricité change les ho[m]mes en bestes brutes »935. Circé ne couche pas avec eux et n'attribue pas le sortilège qu'elle leur lance à l'effet de leur lubricité. Néanmoins, Ulysse accepte de coucher avec elle lorsqu'il vient délivrer ses compagnons et cela fait d'elle un être dangereux aux yeux du franciscain. De nombreuses liaisons lui sont attribuées avec des Olympiens mais, Benedicti ne développant pas son propos, nous ne pouvons pas savoir quelle connaissance il avait du mythe grec ou latin. Venus, associée à la conception, est « nécessairement » liée à la volupté et le glissement est facile vers l'image de la

930La fabrique est l'ensemble des biens et revenus affectés à une église, à son édification et à son entretien.

931Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.724.

932Ibid., p.582.

933Ibid., p.25.

934Ibid., p.345.

935Ibid., p.348.

Humeau Lucie | Master 1 CEI | maîtrise de mémoire | juin 2013 - 180 -

Femmes et société dans le manuel de confession du père Jean Benedicti.

« paillarde », d'une femme dissolue936. Mêlée à de nombreuses histoires d'amour dans la mythologie grecque et latine, elle infléchit le cours des choses au gré de ses humeurs : femme implacable lorsqu'elle est jalouse de la beauté des autres, elle peut cependant aider des couples qui désirent s'unir. Afin de montrer la bassesse des prostituées, Benedicti rappelle l'histoire d'Athanase d'Alexandrie, évêque de cette même ville et défenseur du catholicisme face à l'hérésie arienne937. Le franciscain explique que « les Arriens, qui composerent diuerses calomnies contre cest inuincible Euesque Athanase, tantost l'accusant d'auoir couppé la main d'Arsenius pour exercer la magie, ores en subornant vne putain à somme d'argent pour luy faire dire qu'Athanase l'auoit violee »938 sont les précurseurs des calvinistes français. Nous pouvons voir avec cet exemple que les prostituées ont pu être utilisées pour décrédibiliser des personnalités. Le statut de ces dernières semble permettre de les exploiter à des fins de tromperie. Les prostituées sont donc associées à la fourberie mais aussi au bavardage comme le montrait l'exemple utilisé plus haut de la maquerelle allant du mari à sa femme afin de les fâcher l'un contre l'autre.

Trois modèles positifs sont utilisés par Benedicti afin d'inciter les femmes qui se prostituent à arrêter leurs activités et à se recentrer sur la religion. Le plus anecdotique est celui de Thaïs. Benedicti raconte que « l'Hermite Pafnuce co[n]uertit vne femme pecheresse dite Thais, luy donnant à entendre qu'en nul lieu de la terre, tant escarté fust-il, elle ne se pouuoit bien cacher, que Dieu ne la regardast, pour autant, dit il, vous ne deuez estre si impudente & outrecuidee939, que de co[m]mettre vn si vilain peché en la presence d'vn si grand Seigneur. Et bien, encores que Dieu ne nous comtempleroit, si ne faudroit-il pas pourtant commettre ce peché, tant il est sale, & des-honneste de soy-mesme »940 ajoute-t-il. La Légende dorée raconte comment cette riche courtisane brûla tous ses biens à l'instigation de Paphnuce, venu pour la convertir. Après avoir fait cela, « elle rejoignit Paphnuce, qui la conduisit dans un couvent de femmes. Il l'enferma dans une étroite cellule, en mura la porte, et ne laissa qu'une petite fenêtre par où l'on devait, tous les jours, lui apporter un peu de pain et d'eau »941. Après trois ans de prières dans cette cellule, elle est délivrée et meurt peu après. Les deux autres figures de converties, mises quant à elles parfois conjointement sous les yeux du lecteur, sont celles de Marie-

936Ibid., p.50.

937L'arianisme postule l'infériorité de Jésus et du Verbe par rapport à Dieu. Les catholiques, à l'inverse, pensent que Jésus, le

Verbe et Dieu sont d'une seule et même substance, faute de quoi, rendre un culte à Jésus et à Dieu reviendrait à une sorte de

polythéisme.

938Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.532.

939Présomptueuse, arrogante.

940Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.350.

941Jacques de VORAGINE, op. cit. [note n°295], p.576.

Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de maîtrise | juin 2013 - 181 -

Humeau Lucie | Master 1 CEI | maîtrise de mémoire | juin 2013 - 182 -

Madeleine et de Marie l'Égyptienne. Benedicti dit d'elles qu'elles ont apaisé « l'ire de Dieu »942 et qu'elles sont mortes « és deserts contrit[e]s »943. Si l'histoire de Marie l'Égyptienne est peu développée, Marie-Madeleine a quant à elle fait l'objet de nombreux discours. Son parcours est peu commun. Marie-Madeleine a été assimilée à la femme qui verse des larmes sur les pieds du Christ lors du dîner chez Simon. En réalité, rien n'indique qu'il s'agisse bien de Marie-Madeleine. Le récit biblique est ainsi : « Un Pharisien l'invita [Jésus] à sa table ; il entra chez le Pharisien et prit place. Survint une femme, une pécheresse de la ville. Ayant appris qu'il était à table chez le Pharisien, elle avait apporté un vase de parfum. Se plaçant alors en arrière, tout en pleurs, à ses pieds, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; puis elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum. [...] "Tu vois cette femme ? dit-il à Simon. Je suis entré chez toi, et tu ne m'as pas versé d'eau sur les pieds ; elle, au contraire, m'a arrosé les pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m'as pas donné de baiser ; elle, au contraire, depuis que je suis entré, n'a cessé de me couvrir les pieds de baisers. Tu n'as pas répandu l'huile sur ma tête ; elle, au contraire, a répandu du parfum sur mes pieds. C'est pourquoi, je te le dis, ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont remis, puisqu'elle a montré beaucoup d'amour." Puis il dit à la femme : "Tes péchés son remis." Et ceux qui étaient à table avec lui se mirent à dire en eux-mêmes : "Quel est cet homme qui va jusqu'à remettre les péchés ?" Mais il dit à la femme : "Ta foi t'a sauvée ; va en paix." »944. C'est grâce à ce passage de la Bible que Benedicti peut affirmer que « l'acte d'vne excellente charité, peut estre si grand qu'il satisfera pour la coulpe & la peine, comme on le tie[n]t de Marie Magdelene, laquelle ayma Iesus Christ d'vn amour parfait : suyuant ce que dit sainct Pierre, que charité couure la multitude des pechez quant à la coulpe, & quelquesfois qua[n]t à la peine »945. Grâce à Marie-Madeleine, ancienne prostituée repentie, les chrétiens peuvent croire que « la vraye contritio[n] efface toute la coulpe du peché »946. La peine quant à elle est réduite en fonction du degré de contrition atteint par le pécheur, dont Marie-Madeleine est le modèle. Par son immense contrition, ses péchés ont été remis par Jésus, sans même qu'elle ait à les exprimer à haute voix. En effet, « la Magdelaine obteint pardon par vne parfaite dilection947 »948. Ceux qui sont dans l'incapacité de se confesser peuvent donc s'appuyer sur son modèle et y puiser un soutien. Marie-Madeleine, la pécheresse repentie qui suivit

942Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.563.

943Ibid., p.628.

944Bible de Jérusalem, op. cit. [note n°6], Luc, 7, 36-49.

945Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.659.

946Ibid., p.636.

947Grand amour porté à quelqu'un.

948Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.639.

Femmes et société dans le manuel de confession du père Jean Benedicti.

Jésus et fut la première à connaître sa Résurrection, est un modèle à suivre pour les prostituées qui exercent. Elle montre comment une prostituée peut décider de se convertir par elle-même et faire repentance de telle sorte qu'elle serait redevenue vierge au moment de la Résurrection selon saint Ambroise de Milan et saint Jean Chrysostome, deux éminents penseurs catholiques.

Le modèle de Marie-Madeleine introduit une touche d'espoir dans le tableau assez noir que dresse Benedicti de la prostitution. Les femmes qui s'y adonnent seraient pécheresses au plus haut degré mais aussi voleuses lorsqu'elles prennent de l'argent à des hommes qui n'en possèdent normalement pas en propre. Néanmoins, le modèle de la pécheresse repentie est très présent dans les esprits du XVIe siècle et contrebalance peut-être l'exclusion de plus en plus visible des prostituées en marge d'une société répressive.

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