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Platon, l'Egypte et la question de l'à¢me

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par Frédéric Mathieu
Université Montpellier III - Paul Valéry - Master I de philosophie 2013
  

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Conclusion sur les sources grecques

Outre la singularité de ces doctrines dans le monde grec, on ne peut qu'être frappé par leur caractère labile et versatile. Entre les versions du jugement proposées par Homère, Pindare, Eschyle ou Euripide se constatent d'importantes variantes, en particulier sur l'identité du ou des juges du tribunal chthonien. De tous ces textes, aucun n'apporte quelque précision sur les châtiments réservés aux âmes fautives ni sur la gravité et la nature des crimes passibles de jugement. A supposer que ces auteurs se soient référés à une quelconque tradition orphique ou pythagoricienne, force est de remarquer que cette tradition était fort allusive ; assez pour donner cours à une vaste marge d'interprétation. Les lamelles d'or exhumées en Grande-Grèce ou en Crète ne sont pas plus disertes à ce propos547. Il n'est pas impossible, au reste, que la punition infernale ait lieu dès l'ici-bas chez les orphiques548 ; et l'on serait tenté d'y voir une interprétation à donner au choix des destinées dans le mythe d'Er : justes ou injustes, les âmes optent pour la condition et l'hypostase qui grée au caractère qui était le leur au cours de leur précédente existence. La perspective d'un châtiment ou d'une rédemption ayant pour cadre l'existence terrestre concorderait ainsi avec le « libre choix » des destinées (bonne ou mauvaise) que

544 Euripide, Hélène, v. 1013-1016, trad. H. Grégoire, Fr. Frazier, op. cit.

545 Eschyle, Suppliantes, v. 532 sq., trad. P. Mazon, op. cit.

546 A.-J. Festugière, L'idéal religieux des Grecs et l'Évangile, Paris, Librairie Lecoffre, J. Gabalda et cie, 1932, p. 142 sq.

547 Cf. Orphicorum et Orphicis similium testimonia et fragmenta. Poetae Epici Graeci, P. II, Fasc. 1, A. Bernabé (éd.), München-Leipzig, K.G. Saur, Bibliotheca Teubneriana, 2004.

548 Voir notamment G. Méautis, L'âme hellénique d'après les vases grecs, Paris, L'artisan du Livre, 1932, p. 177.

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sont appelées à faire des âmes sur le point de se réincarner. Tel est, à tout le moins, ce que leur laisse entendre le hiérophante (le prêtre des mystères), selon le récit eschatologique qui clôt la République : « Il les rangea en ordre ; puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des modèles de vie, il monta sur une estrade élevée et parla ainsi : "Déclaration de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité. Âmes éphémères vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n'est point un génie qui vous tirera au sort, c'est vous-mêmes qui choisirez votre génie. Que le premier désigné par le sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. La vertu n'a point de maître : chacun de vous, selon qu'il l'honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La responsabilité appartient à celui qui choisit, Dieu n'est point responsable" »549. Ainsi Platon désengage-t-il le Dieu et les daïmones du mal souffert sur terre, procédant en cela de la même manière que le ferait plus tard saint Augustin (grand lecteur de Platon) pour l'édification de sa théodicée : en postulant le libre-arbitre. C'est là pourquoi, commente Socrate, « chacun de nous, laissant de côté toute autre étude, doit surtout se préoccuper de rechercher et de cultiver celle-là, de voir s'il est à même de connaître et de découvrir l'homme qui lui donnera la capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises conditions, et de choisir toujours et partout la meilleure, dans la mesure du possible » (Platon, République, L. X, 618c). Quant aux orphiques, il devient difficile, au vu de ce faisceau d'indices, de leur dénier toute influence sur la pensée platonicienne ; a fortiori sur la vision platonicienne du jugement post-mortem.

B) La psychostasie selon les Egyptiens

Nous avons relevé les convergences entre le mythe de la psychostasie selon Platon et le motif du jugement de l'Hadès tel qu'il est exposé par ses prédécesseurs. Il apparaît que si l'auteur pouvait bien s'inspirer directement de leurs écrits, ou bien d'une commune source orphique ou pythagoricienne à leurs écrits, celle-ci n'en laissait pas moins apparaître un certain nombre de variantes dans le texte de Platon. Or, bien plus que les similitudes, importent les différents points sur lesquels le récit de Platon, plus particulièrement le récit du Gorgias, prend ses distances vis-à-vis de celui de ses prédécesseurs. Il nous faut à présent examiner dans quelle mesure ces variations pourraient -- ou pas -- se retrouver dans les textes égyptiens dont Platon aurait pu avoir connaissance. À supposer qu'elles y trouvent un pendant, nous nous verrons fondé à postuler que c'est directement dans ces doctrines, et non (seulement) chez les classiques grecs, les pythagoriciens et les orphiques que Platon a puisé les éléments circonstanciels et doctrinaux de son eschatologie.

549 Platon, République, L. X, 617d-e.

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Le décorum de la psychostasie selon Platon puise très clairement à l'imagerie mythologique de la Grèce antique. Zeus, Hermès, Minos, Kronos ; Platon y multiplie les références à des figures célèbres du panthéon grec, et la topologie des lieux, veinés de deux de ses fleuves mythiques, réfère explicitement aux enfers grecs. Pourtant, si l'habillage du mythe est purement hellénique, la pensée qui l'habite ne l'est pas pour autant. Car derrière l'ornementation se profilent déjà des éléments d'une doctrine suffisamment atypique pour ne pouvoir être dite partagée par la majorité des Grecs. Nous avons vu que parmi ces éléments, certains pourraient être comptables d'inspiration orphique ou pythagoricienne. Nous avons vu également que tous ne le sont pas. Subsistent un certain nombre de détails, de précisions sur les circonstances et la tenue du jugement qui ne se retrouvent chez aucun de ses contemporains ou de ses prédécesseurs. Ce qui nous laisse le choix entre deux possibilités : ou bien ces précisions sont une pure invention de Platon, une création originale ; ou bien ces points de doctrine se seraient cristallisés chez Platon au contact de traditions étrangères à la Grèce. Ce qui, dans le second cas, reviendrait à dire que le mythe du Gorgias ne serait pas tant une invention de toutes pièces qu'une acculturation partielle, une réinterprétation d'une tradition qui ne serait pas d'origine grecque.

Au nombre de ces singularités doctrinales exposées dans le mythe du Gorgias et qui paraissent absentes des oeuvres d'auteurs grecs, nous pouvons relever quatre éléments qui nous paraissent mériter un plus ample examen. Ces quatre éléments sont édictés dans le mythe du Gorgias par Zeus qui, monté sur le trône, entend combler les vides juridiques qui sévissaient jusqu'alors afm que l'injuste ne reste pas impuni et que le juste soit récompensé. H s'agit pour Platon, à travers ce discours, de dégager les grands principes qui doivent régir et préciser les circonstances d'un jugement post-mortem.

- En premier lieu, l'homme doit être dans l'ignorance de l'heure de sa mort et ne pouvoir songer à préparer sa plaidoirie. Ainsi le dieu des dieux ordonne-t-il à Prométhée, chargé de mettre en place ce tribunal chthonien, de « commencer par ôter aux hommes la prescience de leur dernière heure ; car maintenant ils la connaissent d'avance »55° L'éloquence du sophiste ne lui sera par conséquent d'aucun secours dans l'au-delà. Pour toute défense, il n'aura que les actes qu'il aura accomplis dans la vie ici-bas ; pour tout élément à charge et à décharge, son existence terrestre. Du fait que l'existence terrestre déterminera elle seule notre sort dans l'au-delà -- voire dans la vie suivante -- la connaissance par l'initié de ce jugement lui prescrira dès l'ici-bas une véritable ascèse de vie. Ascèse tout à la fois très proche de celle promue d'une part par les cercles orphiques et pythagoriciens dans une optique de

55° Platon, Gorgias, 523d.

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« purification », et d'autre part du « dépouillement », des normes de conduite et des renoncements que s'imposait le clergé égyptien551

- Les juges, par suite, sont précisés eux-mêmes être des âmes : « H faut aussi que le juge lui-même soit nu, qu'il soit mort, et qu'il examine immédiatement avec son âme l'âme de chacun »552 L'absence de corps n'est pas ici qu'un élément de dramaturgie. Il a une signification philosophique. Ne plus avoir de corps, c'est être pur esprit ; c'est ne plus être en proie à ses passions, à ses humeurs, ses tiraillements, aux illusions du monde sensible. Ne plus avoir de corps, c'est également être insensible à l'esthétique fallacieuse du discours rhétorique (Platon le philosophe était en guerre ouverte contre la sophistique). Les juges ne sont plus lors susceptibles de se laisser duper par la défense de l'accusé ; pas davantage que par celle de l'accusateur -- il n'y a pas d'accusateur. Ici, nul Mélétos, nul sycophante prête-nom pour vouer aux gémonies. Ne plus avoir de corps, c'est paradoxalement être « intègre », impartial, et désintéressé. Le corps n'exerce plus la tyrannie sur l'âme ; il ne la trouble plus. Les juges sont en cette condition incorruptibles et infaillibles. Savoir aux antipodes des juges du temps du règne de Kronos et des débuts de celui de Zeus, lorsque les « hommes étaient jugés vivants par des juges vivants, qui prononçaient sur leur sort le jour même qu'ils devaient mourir » ; raison pourquoi pareils « jugements se rendaient-ils mal »553 Aux antipodes aussi des jurés athéniens qui condamnèrent Socrate. L'erreur peut être humaine, mais elle n'est pas divine.

-- Bien mieux : les juges, pour être ici des âmes, jugent également des âmes. Ils jugent les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'ils paraissent, débarrassées des oripeaux de leur statut social, de la richesse ou de leur apparence. « Plusieurs, poursuivit-il [Zeus s'adressant à Prométhée], dont l'âme est corrompue, sont revêtus de beaux corps, de noblesse et de richesses ; et lorsqu'il est question de prononcer la sentence, il se présente une foule de témoins en leur faveur, prêts à attester qu'ils ont bien vécu. Les juges se laissent éblouir par tout cela ; et de plus eux-mêmes jugent vêtus, ayant devant leur âme des yeux, des oreilles, et toute la masse du corps qui les enveloppe. Cet appareil, qui les couvre eux et ceux qu'ils ont à juger, est pour eux un obstacle »554 Quelque hétérodoxe que pourrait être cette doctrine pour un Grec du Ve s. avant J.-C., notre âme sera jugée individuellement, et l'homme non pas selon sa condition sociale ou d'autres contingences, mais bien selon ses actes, ses intentions, ses volontés. Débarrassés de tous les accidents et « qualités d'emprunts » (Pascal), les hommes sont mis à égalité, exposés dans leur nudité. Ce n'est pas son corps qui est mis à l'épreuve, mais -- comme nous le

551 S. Sauneron, Les Prêtres de l'ancienne Égypte, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1957 ; en part. chap. I sur les exigences du sacerdoce, et chap. IV, sur les cérémonies et les rites journaliers.

552 ibid. , 523e.

553 Mid" 523b.

554 Ibid, 523c-d.

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verrons dans le jugement des Égyptiens -- son âme. On ne peut tromper un juge qui lit directement les caractères de l'âme.

-- Enfin, l'âme est stigmatisée par ses mauvaises actions. « Quand elle est dépouillée de son corps, elle garde les marques évidentes de son caractère, et des accidents que chaque âme a éprouvés, en conséquence du genre de vie qu'elle a embrassé »555 Ses vices se gravent en elle, indélébiles. Ils sont, pareils aux ecchymoses du corps, un indice accablant du mal que l'injustice opère en nous -- et contre nous. Dans le jugement des Égyptiens, l'âme également pèse plus ou moins selon qu'elle est chargée de vice ou empreinte de justice.

Ces quatre conditions réunies, alors seulement, conclut Zeus, « une justice parfaite dictera la sentence qui sera portée sur la route que les hommes doivent prendre »556 Platon augmente ainsi la tradition orphique ou pythagoricienne du jugement des morts d'éléments spécifiques. Ces éléments sont donc d'abord que l'homme méconnaît l'heure de sa mort et n'a pour sa défense que l'existence qu'il aura mené ; ensuite, ses juges, qui sont eux-mêmes des âmes, jugent non des corps, mais bien des âmes et lisent à travers elles ; la rhétorique et l'éloquence sont donc sans efficace Enfin, l'âme est stigmatisée par ses pensées et ses actions. Or, tous ces éléments -- l'exigence du dépouillement, l'omniscience des juges, la trace indélébile que laissent sur l'âme les actes impies -- paraissent précisément coïncider avec ce que la sagesse égyptienne enseigne du jugement des âmes, au moins depuis la fin du IIIe millénaire.

Psychostasie dans le Livre des Morts

Le jugement des âmes se présente dans l'Égypte antique sous la forme d'un procès au cours duquel le défunt est appelé à comparaître devant un tribunal divin pour faire valoir ses droits à la vie éternelle. Sous cette conception générale se déclinent en réalité trois différentes variantes de cette épreuve judiciaire. La plus ancienne rejoue en terrain judiciaire le mythe de l'affrontement entre le dieu Horus, fils d'Osiris, et Seth, le frère et assassin de ce même Osiris, deux impétrants en lice pour obtenir sa succession au trône d'Égypte. Le mort y tient alors le rôle d'Horus devant prouver la pureté de son âme. Une seconde conception met le défunt aux prises avec ses accusateurs morts ou vivants. Il doit ainsi se justifier des crimes dont on l'accuse pour obtenir le droit de passage dans le royaume des morts. La troisième conception n'est autre que celle décrite à travers les formules des chapitres 30 et 125 du Livre de sortir au jour, dit également Livre des Morts, et qui acquiert, à partir de la XVIIIe

555 ibid., 524d.

556 /bid., 524a.

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dynastie (1550-1292 avant J.-C.) son imagerie la plus populaire, dramatisée par la scène de la psychostasie. Dans ce dernier modèle, le défunt est convié devant un tribunal présidé par Osiris, entouré des 42 juges représentant les 42 nomes d'Égypte, et doit subir l'épreuve de la pesée du « coeur » (ib), c'est-à-dire de sa conscience. Jugé à l'aune de la Maât, la déesse de la vérité et de la justice, le mort doit rendre compte de ses actions et de sa manière de vivre sur terre557. C'est à cette ultime tradition, la plus récente, mais également la plus durable que nous nous référerons.

A supposer que ce soit également à cette tradition que se réfère Platon, reste à nous demander quelle documentation l'auteur aurait pu consulter afm d'en prendre connaissance. Quels textes aurait pu consulter Platon au cours de son séjour qui seraient susceptibles d'avoir influencé sinon achevé de cristalliser sa conception du jugement post-mortem ? Nous mentionnions la piste du Livre des Morts. Un tel recueil, largement diffusé dans les bibliothèques sacerdotales, aurait été sans aucun doute une source inestimable de renseignements. C'est dans cette oeuvre, vade-mecum de l'au-delà, que la psychostasie apparaît de la manière la plus circonstanciée, principalement dans les chapitres 30 et 125. Le lecteur n'étant pas nécessairement familié des pratiques funéraires ayant cours dans l'Égypte antique ne manquera pas de se demander ce qu'était un Livre des Morts et quelle fonction il remplissait. De manière étrangement comparable aux tablettes d'or orphiques (mais nous ne nous engagerons pas sur ce terrain), un Livre des Morts se présentait comme une narration à la première personne du voyage du défunt et au gré de laquelle étaient énoncées les formules à connaître pour accomplir le passage dans l'au-delà. Lesdites formules étaient en partie reprises des Textes des Sarcophages, qui doivent cette appellation moderne au fait que les membres de l'élite les faisaient inscrire, parfois remaniés et augmentés, sur les parois intérieures de leur cercueil en bois. Il s'agit donc de textes devenus accessibles aux personnes non royales à partir du Moyen Empire, eux-mêmes repris de l'ancien corpus des Textes des Pyramides, à quoi sont venues s'ajouter d'autres formules de facture plus récente, des interpolations composées aux alentours de 1500 avant J.-C. Celles-ci, se succédant d'abord sans ordre bien déterminé, selon les préférences du ritualiste ou du bénéficiaire, s'organisent peu à peu selon un agencement qui deviendra bientôt plus ou moins canonique558

Concernant la teneur proprement dite de ce corpus, les hymnes consacrés aux dieux du panthéon égyptien, principalement à Osiris et à Rê, s'enrichissent de nombreuses formules destinées à armer le mort contre les obstacles qui pourraient entraver sa route au cours de son voyage dans l'au-delà, ainsi qu'à lui donner les moyens de franchir avec succès les différentes épreuves qu'il devra surmonter pour

557 E. Drioton, « Le jugement des âmes dans l'Ancienne Égypte », Le Caire, Éditions de la Revue du Caire, 1949, réimprimé dans Page d'égyptologie, le Caire, 1957, pp. 195-214.

558 Pour le détail de cette mise en canon, se reporter à l'article collectif « Le Livre des Morts égyptiens ou Livre de sortir au jour », dans La revue Égypte, Afrique et Orient n°43, Avignon, octobre 2006.

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accomplir sa destinée dans le royaume des morts. L'on peut tenter de se faire une idée plus précise de l'usage escompté de ces formules en les répartissant de manière certes grossière, mais éclairante, sous différents motifs.

-- Le principal usage que le défunt doit faire de ces formules consiste à lui permettre d'éliminer les entités nuisibles (crocodiles, serpents, etc.), qui jalonnent son itinéraire depuis sa sépulture jusqu'au monde divin. Elles agissent comme des clés pour lui permettre de franchir les diverses portiques qui rythment avec les heures le monde souterrain. Elles donnent au mort la connaissance des dieux qu'il devra invoquer et des réponses qu'il devra faire aux énigmes qui lui seront posées pour éprouver son droit à rejoindre les dieux, que ce soit pour partager leurs repas, ou pour les accompagner dans leur destin cosmique, en montant, par exemple dans la barque solaire. Elles sont encore censées le préserver des menaces (pourrir, être envoyé à l'abattoir des dieux, être contraint de manger ses excréments et boire son urine, etc.) qui pourraient survenir au cours de ce voyage et dans le même esprit, restituer toute leur efficacité aux diverses amulettes propitiatoires et apotropaïques dont le mort s'est pourvu. Elles visent, en d'autres termes, à permettre au défunt de comparaître devant le tribunal d'Osiris, d'y faire triompher sa cause contre celle de tous ses ennemis, de s'y voir justifié et par là-même admis dans la compagnie des dieux.

-- La seconde grande utilité de ces formules serait, conformément à l'intitulé original du Livre des Morts et une fois cette première étape franchie, de permettre au défunt de « sortir le jour » sur terre, afin de profiter des offrandes, de contempler le soleil, de revoir sa maison et ses proches ; en somme et comme l'indique l'intitulé de l'une de ces formules : « faire tout ce que l'on voudra parmi les vivants », et le soir rentrer dans la tombe. H serait disposé à vivre bienheureux dans l'au-delà en disposant de tous ses moyens : « de sa bouche, de sa magie, de son nom, de son coeur, de sa tête, [...] en profitant de la fraîcheur de l'eau et du vent », tout en pouvant à l'occasion intercéder auprès des autres dieux en faveur de ses proches. Devenu dieu parmi les dieux, il pourra selon son désir prendre toutes les formes de la création : se changer en faucon, en doyen du tribunal, en nénuphar, en dieu Ptah, en héron bénou (phénix), en hirondelle, etc.). Devenu Osiris, devenu dieu, il pourra revêtir tour à tour chacune de ces formes : c'est-à-dire prendre le nom de tous les autres dieux. La religion de l'Égypte antique était et a


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toujours été, répétons-le, un authentique monothéisme559 Elle est à la racine le culte d'un seul dieu,

559 Aspect d'une doctrine assurément complexe qui n'interpellait pas nécessairement les dasses sociales les moins frottées de théologie, mais que ni les dignitaires ni les dercs égyptiens ne pouvaient ignorer. Le culte solaire et exdusif d'Aton brièvement instauré sous le règne d'Akhénaton, dans l'Égypte du XIVe siècle avant J.-C., ne s'est jamais traduit que par la répression des autres formes du créateur, non par la suppression de dieux qui ne seraient pas aussi le créateur. « Tu es l'unique, le Dieu des tout premiers commencements du temps, l'héritier de l'immortalité, par toi seul engendré, tu t'es toi-même donné naissance ; tu as créé la terre

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lunaire à l'origine, protéiforme, démiurge et défaiseur de monde, dont tous les autres sont des émanations56o Les divers dieux qui s'y rencontrent de même que la possibilité pour le défunt de prendre forme animale qui a pu faire croire que les Égyptiens croyaient en la métempsychose ne sont que des métaphores exprimant divers aspects du créateur, fonctionnant de la même manière que les attributs ou les noms de Dieu au sein des religions du Livre. Les Grecs -- Hésiode, Hérodote, Diogène Laerce, etc. -- ont sans doute pris au pied de la lettre ce qui n'était que métonymie.

C'est donc cette collection de formules rassemblées par le Livre des Morts qui fut utilisée du Nouvel Empire jusqu'à l'époque romaine, toujours dans le même but d'aider le défunt à réussir le difficile passage vers l'autre vie. Les textes furent le plus souvent écrits sur un rouleau de papyrus déposé à côté du défunt, mais certaines formules pouvaient aussi être inscrites sur du mobilier

et a fait l'homme » est-il écrit dans Le Livre des Morts des anciens Égyptiens, (trad. Barguet, 1967), daté d'environ 2600 avant J.-C. « Par là il est établi et reconnu que la puissance de Ptah est plus grande que celle des autres dieux. Or Ptah fut satisfait après qu'il eut créé toute chose ainsi que toute parole divine », renchérit en substance le Traité de théologie memphite, gravé à même la Pierre de Chabaka (ref. British Museum EA 498) à l'aube du IIIe millénaire avant J.-C. « Tu es l'unique qui a créé tout ce qui est / Unique demeurant dans son unité, qui crée les êtres [...] / Hommage à toi, créateur de tout cela / Un qui demeure unique, aux mains nombreuses / Père des pères de tous les dieux » proclame l'Hymne à Amon, daté du règne d'Aménophis II, vers 1400 avant J.-C. ; « Qu'Amon soit glorifié ! / Celui qui demeure l'Unique / Pour se transformer en milliers ! » (Extrait du papyrus Berlin 3055, trad. A. Barucq, Fr. Daumas, dans Hymnes et prières de l'Égypte ancienne, Paris, Cerf, Littérature ancienne du Proche-Orient, 1980, p. 292-293). Il peut être opportun de remarquer que la « théologie de Platon », notamment déployée dans le Timée, est l'une des rares dans l'antiquité grecque avec celle d'Aristote à pouvoir composer avec le monothéisme. De là les développements de Plotin sur la question de l'Un, et l'usage que Pascal entendait faire des oeuvres de Platon pour « disposer au christianisme ». L'on a coutume de reverser ce simili-monothéisme platonicien à l'influence du zoroastrisme, peut-être par l'intermédiaire des pythagoriciens. La référence au nom de « Zoroastre » présente dans le premier Alcibiade (Platon, Alcibiade, 121d) a notamment servi de caution à cette thèse, et renforcé dans leur « diffusionnisme philosophique » tant les penseurs néoplatoniciens (Porphyre, Jamblique) de l'Antiquité tardive, que les commentateurs (Phéthon, Ficin) du XVe siècle (cf. F. M. Zini (dir.), Penser entre les lignes. Philologie et philosophie au Quattrocento, Villeneuve-D'Ascq, Presses universitaires du Septentrion (Cahiers de philologie), 2001, p. 101-104). Une autre approche, plus économe, consisterait à se demander si notre auteur n'aurait pas pu en recueillir les germes à l'ombre des temples égyptiens.

560 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, La vie quotidienne des dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995. Voir en particulier chap. III, § 103: « Les émanations corporelles et les énergies créatrices ». Pour une meilleure compréhension de ce monothéisme -- il est vrai, singulier --, signalons également l'article de G. Posener, « Sur le monothéisme dans l'ancienne Égypte », dans A. Caquot (éd.), Mélanges bibliques et orientaux en l'honneur de M Henri Cazelles, AOAT 212, Kevelaer, 1981, p. 347-351, l'ouvrage de E. Hornung, Les dieux de l'Égypte. Le Un et le Multiple, Paris, Le Rocher, 1986, à rapprocher de la mystique de la Monade et de la Dyade qui en dérive dans le pythagorisme (Philolaos, Archytas, Alcméon, etc.) ou, chez Platon, de la doctrine de l'Un identifié au Bien en République, L. VI, 506a, 526e, ainsi qu'à Dieu en République, L. VI, 509b, ce principe « au-delà de l'être » par quoi toute chose est engendrée. Voir également l'analyse plus spécialisée que fait de ce monothéisme l'égyptologue M. Bilolo, Le Créateur et la Création dans la pensée memphite et amarnienne. Approche synoptique du Document Philosophique de Memphis et du Grand Hymne Théologique d'Echnaton, Kinshasa-Munich, 1988.

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funéraire ou sur les parois des tombes ou des temples. La plupart des formules (on parle pour le Livre des Morts de chapitres) combinent la reproduction du texte avec une image (vignette) dans laquelle le scribe-dessinateur évoque les principaux thèmes et personnages. C'est le cas par exemple du chapitre 30B du Papyrus d'Ani, qui met en scène et cristallise pour la postérité l'imagerie judiciaire de la psychostasie. Dans l'hypothèse où Platon se serait inspiré pour ses compositions d'une pensée égyptienne, il conviendrait de mettre au jour les convergences entre les conceptions de l'au-delà dépeintes par notre auteur et celles mise en avant par Livre des Morts. Sont-elles circonstancielles et sporadiques ou significatives ? Permettent-elles d'inférer davantage que des recoupements ponctuels entre ces deux corpus ? Le jugement des âmes platonicien est-il un tant soit peu soluble dans la psychostasie égyptienne ? Seul l'examen comparatif et rigoureux des textes -- Livre des Morts d'une part, de l'autre les dialogues de Platon -- sera susceptible de nous fournir une piste de réponse.

Le procès postmortem

a. Les trois dieux juges

L'éternité heureuse aux yeux des Égyptiens est loin d'être une chose acquise par avance. Le défunt nouveau-venu n'est pas d'entrée admis dans le royaume des morts. Il doit avant toute chose donner la preuve de son intégrité morale et de sa bonne conduite sur terre. C'est à cette fin qu'après un long parcours semé d'embûches, mais dont il triomphera grâce à sa connaissance des formules adaptées, qu'il sera introduit par le dieu Anubis auprès du tribunal divin. C'est très probablement à cet Anubis, huissier du tribunal divin, maître de l'embaumement et psychopompe que Platon se réfère dans le Gorgias lorsqu'il jure par le « dieu chien, dieu des Égyptiens »561 A lui revient la charge de conduire le ka -- le double spirituel du défunt --jusqu'à la salle des deux Maât, aussi appelée salle de la double vérité. C'est là que se scelle son sort. Là qu'est «pesé » son ib, le siège de la conscience intime stigmatisé par ses mauvaises actions. Il est frappant de constater que la version la plus courante et la plus compendieuse de ce jugement implique précisément un triumvir divin, composé par Anubis précédemment cité, Thot chargé d'enregistrer le résultat de la pesée et enfin Osiris, qui prononce le jugement final. Daté du IIIe siècle avant J.-C., le Cycle de Setné comprend un épisode de catabase puisant directement à la scénographie du Livre des morts égyptien. L'enfant Siousir (lift. «Fils d'Osiris »), héros de ce fragment, conduit son père Setné dans l'Occident où sont jugés les morts. Le narrateur décrit alors par le menu le tribunal divin :

561 ibid., 482b.

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Ce que vit alors Setné, ce fut l'incarnation du Grand Dieu Osiris assis sur son trône d'or pur et couronné de 1'Atef, tandis que le grand dieu Anubis était à sa gauche et le grand dieu Toth à sa droite, les dieux du conseil des Occidentaux se tenant également répartis à sa gauche et à sa droite.562

Certains n'ont pas manqué de voir dans cette triade le prototype de celle évoquée par Platon, formée par Minos, Éaque et Rhadamanthe. Rappelons-nous les mesures prises par Zeus pour mettre un terme aux injustices du règne de Kronos :

J'ai établi pour juges trois de mes fils, deux d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, savoir, Éaque [...j « Rhadamanthe jugera les hommes de l'Asie, Éaque ceux de l'Europe : je donnerai à Minos l'autorité suprême pour décider en dernier ressort dans les cas où ils se trouveraient embarrassés l'un ou l'autre ». 563

Rhadamanthe et Éaque instruisent le procès du défunt et prononcent leur sentence selon la valeur de l'âme du mort. Minos arbitre en cas de défaillance de ces deux assesseurs. Il jouit d'une parole efficace et une sagesse qui rend ses décisions irrévocables. H y a donc bien, chez Platon comme chez les Égyptiens, une hiérarchie des instances divines. Mais plus encore, nous avons constaté précédemment que la mention de trois juges et trois précisément ne se trouvait nulle part dans les textes helléniques relatifs aux enfers, pas plus dans ceux des auteurs grecs classiques que dans les lamelles d'or et les hymnes orphiques. Ainsi cet élément qui nous apparaissait comme spécifique à la conception platonicienne de la psychostasie trouve également un pendant et même un précurseur dans la scénographie du jugement proposée par la mythologie égyptienne. Platon, ayant pris connaissance de cette doctrine, aurait pu transposer cette triade égyptienne de la salle des deux Maât au sein des enfers grecs, se contentant alors de les helléniser en choisissant pour ce rôle des figures classiques564

562 Le Cycle de Setné: Setné et les prodiges de son fils Siousir, chap II : « Comment Setné visita le royaume des morts et ce qu'il vie », 2,4-2,7, dans Héros, magiciens et sages oubliés de l'Égypte ancienne, éd. et trad. D. Agut, M. Chauveau, Paris, Les Belles Lettres, La roue à livres, 2011, p. 46.

563 Ibid, 523e-524a.

564 Apollodore suggère que loin d'être arbitraire, l'élection par Platon des personnages de Minos, Eaque et Rhadamanthe à la juridiction du tribunal des morts, aurait été en partie motivée par leur passif de héros légendaires. Rejeton maudit de Zeus et de la nymphe Europe, Minos aurait été retenu pour ses exploits guerriers et pour la magnanimité dont il aurait fait montre au cours de sa campagne contre Sarpédon, son frère ; retenu aussi, parce qu'il aurait « fait mettre ses lois par écrit » (Apollodore, Bibliothèque historique, L. III, 1, 2). C'est également à ses talents de législateur que Rhadamanthe, second frère de Minos, devrait l'insigne honneur de siéger à ses côtés, lui qui a « établi des lois pour les habitants des îles » (ibid.). Quant à Eaque, enfant de Zeus et de la nymphe Égine, Platon aurait voulu mettre en avant son rôle d'intercesseur auprès des dieux : « Éaque était le plus dévoué d'entre les hommes. A l'époque où la Grèce fut frappée d'une

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A l'hypothèse d'une transposition, l'on pourrait objecter toutefois que dans l'Apologie de Socrate, Platon a élargi ce groupe de juges en y intégrant Triptolème ainsi que «tous ces autres demi-dieux qui ont été justes pendant leur vie »565 Mais cette mention de Triptolème reste un hapax et le Gorgias, peut-être rédigé au cours ou de retour du voyage en Égypte, s'en tient résolument à ces trois personnages. Au reste, le tribunal égyptien comptabilise bien d'autres dieux, bien que ceux-ci participent moins activement au jugement. Il est certain que ni le nombre des juges ni même la présence du « dieu chien » dans la bouche de Socrate ne permettent à eux seuls d'inférer que Platon ait acculturé la version égyptienne de la psychostasie. Mais d'autres éléments s'ajoutent à de telles convergences qui ne peuvent pas ne pas nous conforter dans cette thèse. Revenons-en donc au procès du défunt.

b. La pesée du « coeur » (ib)

Trois juges sont donc chargés de décider du sort du défunt mis en examen. Le candidat à la béatitude s'efface pour laisser Anubis, huissier du tribunal divin, énumérer à l'attention des jurés les bonnes actions qu'il vient précédemment de lui décrire ; puis, hiératique et, se tournant vers lui, l'invite à prendre place pour son jugement : « Que ta pesée ait lieu au milieu de nous ». La pesée en question consiste à disposer sur un plateau de la balance le « coeur » (ib) -- la conscience -- du défunt, et sur l'autre plateau la plume (d'autruche) qui sert à écrire en hiéroglyphes le nom de la déesse Maât. Horapollon, dans ses Hiéroglyphica, rend compte à sa manière de la raison de l'emploi par les Égyptiens de ce symbole : « voulant signifier un homme qui rend la justice d'une manière égale pour tous, ils tracent une plume d'autruche : car [l'autruche], contrairement aux autres [oiseaux], a des plumes égales de toutes parts »566 La déesse Maât incarne l'équilibre du monde. Elle est la loi sous toutes ses acceptions, sociale, politique et cosmique. Maât est la justice conçue comme force de maintien des éléments du monde ; une conception qui rappelle la définition platonicienne de la justice comme totalité harmonieuse et organisée des différentes parties de l'âme ou de la cité. Le pharaon la produit et la dispense comme le soleil qui darde ses rayons à travers le pays d'Égypte. Maât incarne l'ordre ; mais elle n'est pas un ordre figé : elle est un principe dynamique qui doit sans cesse se

grave sécheresse à cause de Pélops [...] les oracles divins dirent que la Grèce serait soulagée des maux qui pesaient sur elle si Éaque priait pour elle. Ainsi Éaque fit des prières, et la Grèce fut délivrée de la sécheresse » (ibid., III, 12, 6). Minos, Eaque et Rhadamanthe sont en tout état de cause des demi-dieux connus de leur vivant pour leur vertu et leur sagesse, et qui ont fait la preuve de leur passion pour la justice. Le choix opéré par Platon n'a donc rien d'anodin, prêtant à la composition de son tribunal un surcroît de légitimité.

565 Platon, Apologie de Socrate, 40e-41b.

566 Cf. Horapollon, Hieroglyphica, trad. B. Van de Walle, J. Vergote (1943), publication en ligne sur le site officiel de la « Bibliothèque d'Asklépios », 2009. Voir notice 118, ref. 8.

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renouveler, surenchérir dans sa lutte contre le chaos (politique et cosmique) pour continuer à être. Maât est enfin et surtout principe de vérité. Sa présence au procès a valeur de révélation (apocalypse). La justice signifiée par la Maât n'est pas différenciée en fonction des appartenances sociales : elle est la même pour tous. De même que chez Platon, tous sont égaux devant la loi. L'isonomie fait droit. Et la balance comme instrument de ce jugement achève de retirer tout risque de subjectivité ou de partialité de la part des jurés. Nous avons donc affaire à un jugement des morts égalitaire et impartial, où ne prévaut aucune autre espèce de défense que l'existence que l'on aura menée ; un jugement auquel nul ne saurait se soustraire ; un jugement opéré sous la houlette de divinités juges qui sont des âmes jugeant des âmes. Le parallèle est éclatant qui met en lien la doctrine du jugement telle qu'exposée dans le Gorgias et la psychostasie présente dans le Livre des Morts. Seule l'image employée pour rendre les péchés de l'âme visibles et objectifs diffère pour le moment : les Égyptiens assignent à la conscience une pesanteur plus ou moins grande mesurée par la balance ; Platon des stigmates et des cicatrices qu'auront laissés sur elle les injustices commises et les actions mauvaises567.

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Le Jugement du mort en présence d'Osiris568

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