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L'alternance politique au Sénégal : 1980-2000

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par Adrien THOUVENEL-AVENAS
Université Sorbonne Paris IV - Master 2 2007
  

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2. Le retour du PDS au gouvernement :

A sa sortie de prison, Abdoulaye Wade consolide ses nouveaux liens avec Landing Savané. Les deux hommes fondent dès septembre 1994 une nouvelle alliance : "Bokk sopi Senegaal". Bien qu'ils s'en défendent, cette union met fin à l'alliance précédente avec le RND. Contrairement à la CFD, Bokk sopi dispose d'une véritable structure. Les rôles sont clairement définis. Abdoulaye Wade est le président et Landing Savané le seconde. Ils se fixent des ambitions sur la longue durée, l'organisation ne prévoyant pas d'être renouvelée avant trois ans. En travaillant sur le long terme, ils envisagent ensemble la conquête du pouvoir, avec à terme l'instauration d'un régime parlementaire et la redéfinition des rapports entre le Sénégal et les bailleurs de fonds.

36 "Michel Rocard : notre jugement a changé ", Le Soleil, 10 avril 1994

37 Elimane Fall, "Par tous les moyens légaux", Jeune Afrique, n° 1 740 18 mai 1994.

38 Géraldine Faes, "J'étais prêt à signer mon testament", Jeune Afrique, n° 1740, 27 juillet 1994.

La rupture avec le RND parait incohérente, étant donné que Madior Diop a manifesté pendant l'incarcération de Wade un soutien sans faille. En outre, le CFD offrait un cadre d'opposition unitaire et utile à quelques mois d'importantes élections municipales. La création du Bokk sopi revient donc à détruire le travail entrepris par le RND, et par conséquent à rendre brouillonne la stratégie de l'opposition. En effet, les fondateurs du Bokk sopi sont dès la création de leur mouvement accusés de "haute trahison" par les exclus de cette nouvelle alliance. Au cours d'un débat à trois en septembre 1994, qui rassemble Iba der Thiam (CDP/Garab Gui), Ousmane Ngom (PDS) et Bara Diouf (PS), le principal visé par les attaques du CDP/Garab-Gui n'est pas le dirigeant socialiste, mais bel et bien le numéro deux du PDS 39. L'opposition est au prise à une véritable guerre interne.

Abdoulaye Wade a donc sacrifié la bonne entente au sein de l'opposition au profit d'And Jëf, un parti qui s'est crédibilisé depuis le début des années 1990 en refusant toutes négociations avec les socialistes. Landing Savané confirme cette position en réaffirmant à de multiples reprises à la fin de l'année 1994 son refus d'entrer dans un gouvernement PS. Pourtant, le PDS laisse entendre qu'il privilégie de son coté "l'entrisme", c'est à dire la participation gouvernementale. Abdoulaye Wade se pose en sauveur, "en homme qui ne doit pas laisser chavirer le navire". Il affirme notamment avoir la possibilité d'amener de l'argent au gouvernement grâce à ses multiples relations 40.

Contrairement à 1991, Wade fixe des conditions pour revenir aux cotés d'Abdou Diouf. Il réclame un gouvernement composé à 50% de non socialistes et la mise en place d'une concertation nationale sur tous les grands problèmes du pays. On pense que cette rigidité wadiste n'a pour seul but que de convaincre Savané de rejoindre à terme l'équipe gouvernementale.

Quant au chef de l'Etat, il appelle implicitement les deux hommes à le rejoindre au cours de son allocution de fin d'année 1994 :

"j'ai été démocratiquement élu Président de la République (...) mais ce n 'est pas une raison pour gouverner seul (...) soyons cependant clair (...) j'entends rester le maître du jeu" 41.

Cette politique de la main tendue est appréciée par le PDS. Le 4 janvier 1995, Abdoulaye Wade rencontre officiellement le chef de l'Etat, ceci pour la première fois depuis son départ du gouvernement le 19 octobre 1992. Abdou Diouf accepte durant cet entretien qu'Abdoulaye Wade se charge de préparer une future concertation nationale et consulte divers acteurs politiques, économiques et sociaux. Dans un esprit d'ouverture, le Président reçoit également au palais tous les autres chefs de parti, dont Landing Savané, qui réitère à cette occasion son refus de rentrer au gouvernement 42. L'opération séduction menée conjointement par le PS et le PDS à l'égard d'And Jëf échoue donc.

Dans un premier temps, la mise en place de la concertation nationale continue. En dépit de l'absence du PS, qui refuse toute idée de table ronde, Abdoulaye Wade rassemble autour de son projet 44 acteurs de la vie économique et politique du Sénégal. Ils sont invités à définir les qualités et les faiblesses du régime.

Toutefois, alors que And Jëf conseille à son allié d'attendre les conclusions de la concertation avant tout "entrisme", le PDS préfère accéder le plus tôt possible au gouvernement. La

39 "Débat à la télévision : le public voulait autre chose", Le Soleil, 27 septembre 1994

40 "Abdoulaye Wade : personne n'a le droit de laisser chavirer le navire", Le Soleil, 2 décembre 1994.

41 "La flamme de l'espérance", Le Soleil, 2 janvier 1995.

42 "Landing confirme son refus", Le Soleil, 20 janvier 1995.

concertation nationale n'est donc plus la priorité de Wade. Il s'agit maintenant pour lui de négocier au mieux son entrée, et celle de ses ministres, de manière à obtenir certains moyens que le PDS n'a pas eu en 1991.

Abdoulaye Wade ménage cependant le Président en ne formulant non pas des conditions d'entrée mais des recommandations, que l'on peut résumer en quatre points 43 :

- Le nouveau gouvernement doit être marqué par "un changement dans les hommes et méthodes"

- Le gouvernement ne doit pas dépasser 20 ministres

- Les postes attribuées aux différents partis doivent "refléter leur importance relative"

- Les postes attribués au PDS doivent permettre "une contribution réelle du parti"

Ces recommandations acceptées, le PDS revient au gouvernement le 15 mars 1995. Cinq ministres libéraux rejoignent l'équipe ministérielle. Comme en 1991, leurs fonctions sont secondaires ou mal définies. Par conséquent, contrairement à la "recommandation" du parti libéral, "les postes attribués au PDS ne permettent pas une contribution réelle du parti ".

Abdoulaye Wade retrouve son ministère d'Etat... sans portefeuille ; Ousmane Ngom est nommé à la Santé et à l'Action Sociale ; le numéro trois du PDS, le jeune Idrissa Seck, est placé au Commerce, à l'Artisanat et à l'Industrialisation ; la présidente des femmes libérales, Aminata Tall, se voit confier l'Enseignement Technique et la Formation Professionnelle ; enfin, Massokhana Kane est mis à l'Intégration Economique Africaine 44.

Bien que plus de la moitié des ministres soient du PS, contrairement aux exigences wadistes de septembre 1994, on note la présence de six ministres et quatre ministres délégués non socialistes (5 PDS, 2 LD/MPT, 2 PIT, 1 PDS-R). Ceci indique une évolution de la conception politique au Sénégal, puisque même si le PS conserve une "toute puissance" de fait, le parti ayant entre ses mains tous les leviers du pouvoir, l'opposition est à présent associée aux grandes orientations politiques du pays.

L'entrée du PDS au gouvernement est une nécessité pour Abdou Diouf. Si Jeune Afrique soutient dans son édition du 18 janvier 1995 que le chef de l'Etat sénégalais a toutes les cartes en main pour négocier avec les libéraux, on peut légitimement... penser le contraire 45. En effet, il faut tout d'abord avoir à l'esprit que le PDS est majoritaire dans la capitale sénégalaise. Dans une région concentrant un tiers de la population, le Président de la République ne peut pas se passer d'un homme aussi populaire que Abdoulaye Wade, sous peine d'aggraver la tension sociale. En outre, la post-dévaluation se passe relativement mal au Sénégal. Au contraire de ses voisins, l'économie sénégalaise ne repart pas, les réformes et la libéralisation tardant à venir. L'arrivée des libéraux doit ainsi permettre aux socialistes de faire passer des mesures difficiles auprès d'une population urbaine de plus en plus défiante vis-à-vis d'un parti au pouvoir depuis quarante ans, jugé unique responsable de la paupérisation du pays. Enfin, Abdou Diouf a besoin d'Abdoulaye Wade à ses cotés car il ne peut plus totalement se reposer sur son parti pour gouverner le pays, le PS étant déchiré depuis 1993 entre les pro et les anti-Ousmane Tanor Dieng.

Ce conflit a des répercussions sur la composition du nouveau gouvernement. Djibo Kâ, fidèle parmi les fidèles d'Abdou Diouf, qui a oeuvré pour son accession au pouvoir, présent sans discontinuité au gouvernement depuis 1978, n'est pas reconduit dans ses fonctions de ministre de l'Intérieur. La crise de février 1994 ne plaide pas pour son bilan, puisqu'il n'a pas su

43 Le Soleil, 13 mars 1995.

44 "L 'opposition sénégalaise entre au gouvernement", Le Monde, 17 mars 1995. 45 Elimane Fall, "La paix des braves", Jeune Afrique, n° 1775, 18 janvier 1995.

contrecarrer la déferlante moustarchidine et empêcher les manifestants d'atteindre les grillages

du palais présidentiel. On pense néanmoins que si Abdou Diouf avait désiré le sanctionner, il l'aurait démissionné immédiatement, comme il l'avait fait avec Ibrahima Wone lors de la

grève policière en 1987.

On croit que ce limogeage n'est justifié que par la défiance marquée de Djibo Kâ à l'égard du "protégé" d'Abdou Diouf, Ousmane Tanor Dieng 46 . Il n'est pas un hasard si l'ancien "enfant

terrible" du PS est démis de ses fonctions une quinzaine de jours après avoir fait la une de
Jeune Afrique. Dans un article de quatre pages qui lui est consacré, "la longue marche de monsieur Kâ" 47, le ministre relate ses années au gouvernement, sa fidélité à Léopold Sédar

Senghor et Abdou Diouf, puis s'exprime plus ou moins explicitement sur la position d'Ousmane Tanor Dieng au PS. Francis Kpatindé retranscrit ses propos de la façon suivante :

"Parallèlement à ses activités ministérielles, Djibo Kâ a été, vingt années durant, de tous les combats pour la transformation du PS, parti unique à ses débuts, en une formation démocratique. Non seulement, la résolution de "Rénovation" du parti a été rédigée à son domicile (avec la participation d'Ousmane Tanor Dieng) en mars 1989, mais il dirige, depuis six ans, 'le Club Nation et Développement", une structure plus souple que le PS (elle est ouverte à tous) crée en 1969. Il n 'empêche, depuis les élections de 1993, certains, au sein même de son parti, sem blent déterminés à freiner son irrésistible ascension. Les amis de Djibo Kâ estiment que le Sénégal a changé et le PS avec lui, et qu'on ne peut plus gérer ce parti comme on le faisait en 1960. Ils réclament l'élection au suffrage universel direct de tous les dirigeants du parti, de la base au sommet. En face, leurs adversaires, les fameux "refondateurs", préfèrent les vieilles recettes du centralisme démocratique : élection à la base, cooptation au sommet".

Djibo Kâ, le Rénovateur, souligne dans cet extrait deux tares d'Ousmane Tanor Dieng : son

illégitimité et son conservatisme. Il dévoile ainsi au grand jour une stratégie qui fait son succès auprès de la base socialiste depuis 1993, qui lui a permis d'attirer les historiques PS

mais aussi les déçus de la rénovation avortée de 1990. En ratissant large, il se donne une nouvelle image, bien éloignée du Djibo Kâ des années 1980 prêt à tout pour justifier

l'omnipotence socialiste.

S'il se dit fidèle au chef de l'Etat dans cet entretien, il n'empêche que Kâ remet en cause le

mode de fonctionnement dioufiste lorsqu'il dénonce "les vieilles recettes du centralisme démocratique". On sait que Abdou Diouf est l'instigateur de la cooptation au sommet et que

ses réélections à la tête du PS se font toujours... par acclamation. Djibo Kâ a pris le risque de se démarquer de la ligne officielle. Il en paie donc rapidement le prix.

Lors de son éviction, Le Soleil rapporte uniquement que Djibo Kâ ne souhaite faire aucun commentaire. Le quotidien n'approfondit pas une question pourtant traitée par tous les médias

étrangers 48 . Le désormais ancien ministre quitte le gouvernement par la petite porte. Il se retrouve aussitôt banni des hautes instances officielles... et des médias d'Etat. A partir du 15 mars 1995, Djibo Kâ entame une longue traversée du désert politique et médiatique.

Hormis ce départ, le Président Diouf n'évince aucune autre tête d'affiche socialiste. On est ainsi bien loin du compte quant à la "recommandation" libérale d'avoir un gouvernement

limité à une vingtaine de membres. On recense en effet... 33 ministres. Le chef de l'Etat contente donc tout le monde en accordant des places à l'opposition tout en n'en enlevant pas à

son parti. Il privilégie de ce fait la "paix politique" à l'efficacité, puisque certains ministères apparais sent comme de véritables sinécures, ce que ne manque de souligner Landing Savané

46 On sait dès 1994 que Djibo Kâ et Ousmane Tanor Dieng ne s'adressent plus la parole. "Abdou Diouf aux EtatsUnis ", Lettre du continent, 19 mai 1994.

47 Francis Kpatindé, "La longue marche de Monsieur Kâ ", Jeune Afrique, n° 1781, 1 er mars 1995.

48 "Le ballet des ministrables", Le Soleil, 16 mars 1995 ; "L'opposition sénégalaise entre au gouvernement", Le Monde, 17 mars 1995 ; "Pourquoi Djibo Kâ est tombé ? ", Jeune Afrique, n° 1785, 29 mars 1995.

et Iba der Thiam, devenus presque malgré eux les chefs de l'opposition 49. Voici le gouvernement du 15 mars 1995 :

- Premier Ministre : Habib Thiam

- Ministre d'Etat auprès du Président de la République : Abdoulaye Wade (PDS)

- Ministre d'Etat, Ministre des Affaires Etrangères et des Sénégalais de l'Extérieur : Moustapha Niasse

- Ministre d'Etat, Ministre de l'Agriculture : Robert Sagna

- Ministre d'Etat, Ministre des Services et des Affaires Présidentiels : Ousmane Tanor Dieng

- Ministre de la Justice, Garde des Sceaux : Jacques Baudin

- Ministre de l'Intérieur : Abdourahmane Sow

- Ministre des Forces Armées : Cheikh Amidou Kane

- Ministre de l'Economie, des Finances et du Plan : Ousmane Sakho

- Ministre de l'Environnement et de la Protection de la Nature : Abdoulaye Bathily (LD/MPT)

- Ministre de l'Urbanisme et de l'Habitat : Amath Dansokho (PIT)

- Ministre de la Santé Publique et de l'Action Sociale : Ousmane Ngom (PDS)

- Ministre de l'Education Nationale : André Sonko

- Ministre de l'Energie, des Mines et de l'Industrie : Magued Diouf

- Ministre de la Modernisation de l'Etat : Babacar Néné Mbaye

- Ministre de la Culture : Abdoulaye Elimane Kane

- Ministre de la Communication : Serigne Diop (PDS-R)

- Ministre du Travail et de l'Emploi : Assane Diop

- Ministre des Femmes, des Enfants et de la Famille : Mme Aminata Mbengue Ndiaye

- Ministre de l'Equipement et des Transports Terrestres : Landing Sané

- Ministre du Commerce, de l'Artisanat et de l'Industrialisation : Idrissa Seck (PDS)

- Ministre de la Jeunesse et des Sports : Ousmane Paye

- Ministre de la Pêche et des Transports Maritimes : Alas sane Dialy Ndiaye

- Ministre du Tourisme et des Transports Aériens : Tidiane Sylla

- Ministre de l'Hydraulique : Mamadou Faye

- Ministre de la Ville : Daour Cissé

- Ministre de la Recherche Scientifique et des Technologies : Mme Marie-Louise Correa (PDS)

- Ministre délégué auprès du Premier Ministre, chargé des Relations avec les Assemblées : Khalifa Sall

- Ministre délégué auprès du Premier Ministre, chargé de l'Intégration Africaine : Massokhna Kane (PDS)

- Ministre délégué auprès du Ministre de l'Intérieur, chargé de la Décentralisation : Souty Touré

- Ministre délégué auprès du Ministre de l'Economie, des Finances et du Plan, chargé du Budget : Lamine Loum

- Ministre délégué auprès du Ministre de l'Economie, des Finances et du Plan, chargé de la Planification : Magatte Thiam (PIT)

- Ministre délégué auprès du Ministre de l'Education Nationale, chargé de l'Education de Base et des Langues Nationales : Mamadou Ndoye (LD/MPT)

- Ministre délégué auprès du Ministre de l'Education Nationale, chargé de l'Enseignement Technique et de la Formation Professionnelle : Mme Aminata Tall (PDS)

La rentrée du PDS au gouvernement marque la fin d'une époque pour les opposants, la

constitution d'un pôle d'opposition étant inenvisageable sans le parti libéral. Le RND tente néanmoins de fédérer autour de lui les partis mécontents, en proposant une CFD 2, qui

inclurait And Jëf et le CDP/Garab-Gui. Mais le parti de Landing Savané refuse de réincorporer une coalition, certainement échaudé par son expérience ratée avec le PDS. En

outre, And Jëf s'est aperçu avec ses résultats électoraux de 1993 qu'il peut largement concourir seul et que sa stratégie de refus permanent lui est bénéfique. Landing Savané se

pose par conséquent après mars 1995 comme le véritable opposant au régime dioufiste.

49 Le Soleil, 17 mars 1995.

Pour ne pas céder le terrain de la contestation à son ancien allié, le PDS adopte une stratégie singulièrement différente à celle de 1991. En effet, la formation libérale se rend compte assez rapidement de l'impopularité de sa décision de revenir au gouvernement, comme l'atteste l'échec total de la concertation nationale, une à une les organisations prévues pour ces états généraux ayant boudé "le traître" Abdoulaye Wade, en dépit du soutien... d'And Jëf, désireux de voir aboutir le projet de table ronde 50. Convaincu depuis 1993 qu'il a besoin de toute l'opposition derrière lui pour vaincre Abdou Diouf, Abdoulaye Wade est beaucoup plus mesuré dans ses soutiens à la politique appliquée par le PS lors de son deuxième passage au gouvernement.

D'ailleurs, le titre gouvernemental de Wade indique que ce dernier ne doit pas rendre de compte au PS, mais seulement au Président de la République. Dès les premiers mois de la cohabitation, on observe dans ses prises de position une liberté de parole qu'il n'avait pas quatre ans auparavant. Ainsi, il n'hésite pas à décrier en juin 1995 un des projets majeurs du septennat : la décentralisation 51 . Il évoque les risques de sécession, notamment en Casamance, et soumet... un découpage économique et non administratif des régions. Il propose la création d'un poste de vice-gouverneur régional chargé des questions économiques qui travaillerait en collaboration avec le gouverneur "administratif". Les assemblées régionales, trop coûteuses et inutiles pour Abdoulaye Wade, sont remplacées dans le projet wadiste par une chambre représentative des différentes corporations économiques et sociales de la région (paysans, artisans, hommes d'affaires).

Cette liberté de ton décomplexe les deux formations marxistes du gouvernement. La LD/MPT et le PIT ont pourtant été avant 1995 des alliés fidèles au PS, notamment lors de la dévaluation, se ralliant sans broncher aux positions gouvernementales et allant même jusqu'à prôner... l'intérêt de celle-ci : un comble pour des partis d'extrême gauche 52 . Mais avec l'arrivée des libéraux, la solidarité affichée depuis 1993 vole en éclats.

Les marxistes laissent à présent entendre, à la manière de Wade, qu'ils ne doivent rendre de compte qu'à Abdou Diouf et nullement au PS. Or, le Président de la République s'absente durant l'hivernage 1995 pour subir une intervention chirurgicale en France. Seuls face aux socialistes, les partis "entristes" s'activent et les langues se délient.

Tandis que le PDS engage un recours devant le Conseil constitutionnel contre une loi prorogeant d'un an les mandats des conseils municipaux et ruraux, le comité central du PIT critique ouvertement le 27 août 1995 la "mal gouvernance" PS, chose que le parti d'Amath Dansokho n'a jamais fait depuis... 1989. Le lendemain, alors qu'on s'attend à une position plus mesurée du secrétaire général du PIT, Dansokho appuie la démarche de sa base, insistant sur le fait que les critiques ne sont pas adressés à Abdou Diouf mais à certains socialistes. Il déclare alors que "si les attitudes négatives dénoncées par le PIT sont considérées comme une fronde contre le gouvernement, qu 'il en soit ainsi" 53.

La situation s'envenime. Le bureau politique socialiste rétorque via Le Soleil que le PIT est dans le gouvernement "malgré une envergure nationale fort modeste et un poids politique fort négligeable" 54 et qu'il manque à tous ses devoirs en ne respectant pas la solidarité gouvernementale. Abdou Diouf, en convalescence en France, est averti par Habib Thiam de la situation. Il l'invite à précipiter son retour au Sénégal pour venir arbitrer le conflit au plus vite, d'autant plus que les différents organes socialistes demandent le limogeage pur et simple des

50 "La concertation nationale s'accorde une dernière chance", Le Soleil, 23 avril 1995.

51 "Projet de décentralisation : les réserves du PDS", Le Soleil, 9 juin 1995.

52 "Il n'y a pas d'autres alternatives", Le soleil, 23 août 1993 ; "Déclaration de la LD/MPT", Le Soleil, 24 septembre 1993 et "La LD/MPT appelle à la concertation ", Le Soleil, 4 février 1994.

53 "Amath Dansokho à Thiès : fidèle à l'esprit de la déclaration du PIT", Le Soleil, 29 août 1995. 54 Le Soleil, 31 août 1995.

ministres PIT... et PDS 55. En effet, les cadres du PDS - alter ego libéral du GER - dénoncent eux-aussi la mal gouvernance socialiste. Cependant, contrairement à Dansokho, Abdoulaye Wade ne soutient aucunement cette initiative 56 . On note ainsi que des dirigeants socialistes et libéraux militent dès l'hivernage 1995 pour la cessation de la cohabitation. De ce fait, le duo Diouf-Wade ne tient que par la volonté des deux hommes, et non par la volonté des instances PS et PDS.

La rupture entre le gouvernement et le PIT n'est pas envisagée dans un premier temps par Abdou Diouf. Il revient de France le 9 septembre 1995 et rappelle dès son arrivée à l'aéroport de Dakar le besoin de solidarité gouvernementale. En jouant l'apaisement, Diouf tient certainement à offrir une porte de sortie convenable à cette crise et éviter une rupture définitive avec un allié "fidèle" depuis le début des années 1990. Cependant, le PIT surenchérit quelques heures plus tard. Il confirme ses déclarations d'août et revendique son identité propre. Le parti marxiste décide donc presque de lui-même de s'auto-exclure du gouvernement à majorité présidentielle élargie.

Pourtant, aucune raison ne le pousse à agir de la sorte : le gouvernement de cohabitation est récent ; il n'y a pas de crise politique majeure dans le pays ; les élections municipales sont encore assez éloignées etc. En choisissant une liberté de ton en rupture avec son attitude des cinq dernières années, le PIT désire certainement simplement imiter l'exemple wadiste... avec moins de tact et d'intelligence politique.

C'est pourquoi le PIT est profondément surpris à l'annonce du limogeage de ses ministres sans "entretien préalable" avec Abdou Diouf 57. Abdoulaye Wade demeure quant à lui au gouvernement, satisfait de ses conditions de travail, puisqu'il dispose d'un bureau personnel et de conseillers techniques, choses qu'il n'avait pas entre 1991 et 1992.

Le maintien des ministres PDS a des conséquences sur la vie parlementaire. Dans une assemblée de 120 personnes, seuls 6 députés n'appartiennent pas à la "majorité présidentielle" (3 de la Jappoo, 2 du PIT, 1 de l'UDS/R). La tonalité vigoureuse des débats de 1993-1995 disparaît donc, ainsi que les commissions d'enquêtes et certaines propositions de lois. Malgré l'absence de concertation entre députés PS et PDS, la vie parlementaire est amputée. Le Parlement redevient une simple chambre d'enregistrement, à peine bousculée par les revendications de députés tels que Landing Savané, Iba der Thiam, Amath Dansokho ou Madior Diouf 58.

Même si un certain unanimisme règne à l'Assemblée nationale, l'ambiance au sein du gouvernement continue à se détériorer. Contrairement à 1992, Abdoulaye Wade privilégie les élections approchantes à l'entente cordiale. Les petites phrases et les désaccords prolifèrent, les meetings de précampagne aussi. Le PDS annonce à grands renforts de publicité la transhumance de militants socialistes vers le camp libéral. En réaction, le PS via Le Soleil, reprend une stratégie qui était la sienne durant les années 1980 et annonce presque quotidiennement... des ralliements libéraux au PS 59. La solidarité gouvernementale vole peu à peu en éclats, car pour la première fois depuis la prise de fonction d'Abdou Diouf, les

55 Badara Diouf, "Servir l'Etat ou le parti", Le Soleil, 3 septembre 1995 et "Le GER dénonce l'irresponsabilité", Le Soleil, 7 septembre 1995.

56 "Me Wade : aller au-delà de nos divergences", Le Soleil, 15 sept 1995.

57 "Je crois qu'ils (les membres du PIT) furent surpris, car ils s'attendaient à une discussion avec le Président". Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp.184, Paris, Rocher, 2001.

58 "Parlement: la nouvelle majorité se cherche", Le Soleil, 27 avril 1995 et "Parlement : progrès dans le dialogue", Le Soleil, 27 décembre 1995.

59 Cette stratégie PS ne s'interrompt véritablement qu'en... 2000. "Un autre député quitte le PDS", Le Soleil, 21 août 1996.

élections régionales, municipales et rurales ont de véritables enjeux.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault