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Le symbolisme de l'ombre et de la lumière dans Lorenzaccio de Musset sous l'influence de Shakespeare

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par Marie Havard
Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de l'Humanité - Master 1 Lettres Modernes 2005
  

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Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de l'Humanité

LE SYMBOLISME

DE L'OMBRE ET DE LA LUMIÈRE

DANS LORENZACCIO

DE MUSSET

SOUS L'INFLUENCE DE SHAKESPEARE

Marie HAVARD

Sous la direction de Mlle Nathalie SOLOMON

Mémoire de Master 1

Lettres Modernes

Octobre 2005

Marie HAVARD

LE SYMBOLISME DE L'OMBRE ET DE LA LUMIÈRE

DANS LORENZACCIO DE MUSSET

SOUS L'INFLUENCE DE SHAKESPEARE

Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de l'Humanité

Sous la direction de Mlle Nathalie SOLOMON, maître de conférence en Littérature du XIX ème siècle

Mémoire de maîtrise / de Master 1 de Lettres Modernes

Octobre 2005

SOMMAIRE

- Sommaire................................................................................... p.3

- Introduction................................................................................. p.5

- Partie I : OMBRE OU LUMIERE : UNE SYMBOLIQUE POUR DECRIRE LE MONDE REPRESENTE.................................................................. p.31

CHAPITRE 1 : THEATRALITE COMME METAPHORE DE LAVIE.. p.32

1.1 : Scénographie................................................................ p.33

1.2  : Mise en scène et effet scénique........................................... p.40

CHAPITRE 2 : LA REPRESENTATION IMAGINAIRE DES PERSONNAGES ET DE LEUR ENVIRONNEMENT..................... p.46

2.1 : La peinture des personnages................................................ p.46

2.2 : Un environnement symbolique............................................. p.52

- Partie II : OMBRE ET LUMIERE : DEUX NOTIONS INTERDEPENDANTES QUI TRADUISENT LA COMPLEXITE DES PIECES.................................

............................................................................................... p.59

CHAPITRE 1 : OMBRE ET LUMIERE INEXTRICABLES................ p.60

1.1 :Les aspects sombres de la lumière.......................................... p.61

1.2 : Les aspects lumineux de l'ombre.......................................... p.64

CHAPITRE 2 : LORENZO, ESSENCE DE CETTE DIALECTIQUE..... p.70

2.1 : L'ambivalence de Lorenzo.................................................. p.70

2.2 : Le personnage comme ombre............................................... p.76

CHAPITRE 3 : LORENZACCIO, UNE HISTOIRE DE L'HUMANITE...p.81

3.1 : L'ambiguité des personnages............................................... p.82

3.2 : La complexité humaine...................................................... p.86

- Partie III : DE L'OMBRE A LA LUMIERE : JEUX DE REGARD................p. 93

CHAPITRE 1 : L'OMBRE DU MASQUE......................................p. 95

1.1 : Le masque, obstacle aux regards entre les personnages ?...............p. 96

1.2 : Le destinataire face aux masques...........................................p.105

CHAPITRE 2 : LES JEUX DE LUMIERE....................................p.111

2.1 : Les personnages et les fenêtres.............................................p.111

2.2 : Des lumières pour le destinataire...........................................p.117

- Conclusion..................................................................................p.124

- Bibliographie..............................................................................p.137

- Annexe......................................................................................p.140

- Sommaire détaillé.........................................................................p.142

INTRODUCTION

La symbolique de l'ombre et de la lumière utilisée par Musset est déjà présente chez Shakespeare. Avant de nous intéresser de plus près à Musset, il semble utile de rappeler quelques aspects de la réception de Shakespeare en France. La réception de Shakespeare en France est complexe et partagée. Voltaire est le premier à jouer un rôle important pour l'avènement de Shakespeare sur la scène française : il fait jouer Brutus, tragédie en cinq actes, en 1730. La pièce, adaptée librement, entre autres, de Julius Caesar, à la fois pour mieux correspondre aux règles du théâtre classique (qui n'admet pas de représentation du peuple par exemple) mais aussi pour apporter de nouvelles idées au théâtre français (moins de rigueur ) à propos de la bienséance qui en ce temps-là accepte un suicide mais pas un meurtre sur scène, tentative de renouveau des sujets en ajoutant une notion politique), a un succès modéré. L'effet produit à Londres par le fantôme du père d'Hamlet a vivement frappé Voltaire, et il espère obtenir une impression semblable avec le spectre d'Amphiaraüs qu'il introduit dans sa pièce Eriphyle en 1732. Il retire cette pièce, à laquelle il ne voit que des défauts, pour la remplacer par Sémiramis en 1748, et où il introduit un spectre, l'ombre de Ninus sortant de son tombeau, pour prévenir un inceste, et pour venger sa mort. Certaines scènes de Macbeth, plus particulièrement les scènes de meurtre, l'ont inspiré pour écrire Mahomet (1742). Avant Voltaire, le nom de Shakespeare n'était que très rarement prononcé. Louis XIV possédait une copie du second folio1(*) dans la bibliothèque royale et le surintendant Fouquet avait des exemplaires de travaux de Shakespeare. Dans la revue Le Journal des Savants en 1708, Shakespeare est décrit comme « le poète anglais le plus célèbre en ce qui concerne la tragédie ». Mais le peu d'approfondissement que cet article porte au dramaturge est la preuve évidente qu'il reste encore méconnu, et peut-être même bien peu lu.

Voltaire se rend en Angleterre en 1725. L'impact que la découverte de Shakespeare a sur lui est énorme. Il reprend à son compte ses idées, son « génie », qu'il admire puisqu'il propose des traductions d'Hamlet et de Julius Caesar. Il apprécie avant tout le traitement de l'action. Cependant, l'attention que Voltaire porte au dramaturge anglais est complexe. Dans Les Lettres Philosophiques, il écrit de celui qui « passait pour le Corneille des anglais » : «  Il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût, et sans la moindre connaissance des règles »2(*). Voltaire, qui s'approprie Shakespeare pour remodeler le théâtre français, se montre très critique vis-à-vis de lui. Il n'admire que « quelques morceaux détachés », comme par exemple le monologue d'Hamlet, de l'acte III, scène 1, dont il propose une traduction dans la lettre XVIII des Lettres Philosophiques. Selon lui, les pièces anglaises sont « presque toutes barbares, dépourvues de bienséance, d'ordre, de vraisemblance » et ont « des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit ». Nous remarquons bien ici quelle est la principale difficulté pour la bonne réception de Shakespeare en France : les règles qui dirigent le théâtre du dix-huitième siècle. Le passage où les fossoyeurs, dans Hamlet, creusent une tombe en plaisantant, en buvant et en chantant3(*) est totalement inacceptable. Il ne correspond pas à la règle d'unité de ton qui constitue le bon goût de l'époque. Les scènes de violence et de meurtre sont des irrégularités qui ne correspondent pas à la bienséance. Le règne de Louis XIV avait amené la France à être l'un des hauts lieux de culture, mais la littérature devait être codifiée pour donner au pays une apparente unité. Les trois règles sur le temps, le lieu, et l'action, les règles d'Aristote ainsi que celles définies par Boileau dans l'Art Poétique dominaient la littérature.

Voltaire, dans ses traductions de Julius Caesar et d'Hamlet, remodèle le théâtre anglo-saxon, jugé irrégulier, pour qu'il corresponde au bon goût de son siècle. La version qu'il propose du célèbre monologue d'Hamlet diffère de la version shakespearienne. Elle est plus réductrice. Voltaire omet intentionnellement l'idée de rêves et il rajoute une notion anti-cléricale qui n'existait pas dans le texte original. Il utilise Shakespeare pour attaquer le clergé français et pour diffuser ses idées sur la religion. Dans La Mort de César, il supprime les personnages féminins et réduit la pièce à des crimes politiques, à des sentiments patriotiques et à l'amour de la liberté. C'est un échec: le public français la trouve barbare, et sa construction en trois actes est trop irrégulière ; en Angleterre, le public est déçu de ne pas reconnaître l'authentique Julius Caesar. Ainsi la première apparition de Shakespeare en France est indirecte et déguisée, puisque Voltaire réutilise Shakespeare à son compte, dans le but de rénover la scène française. On voit ainsi la complexité de la réception de Shakespeare en France, et ce, dès les débuts du dix-huitième siècle.

LaPlace propose en 1745 une traduction de Shakespeare beaucoup plus fidèle que celle de Voltaire. Cependant, pour un grand nombre de pièces il résume en prose les scènes qui lui semblent les moins importantes. Le théâtre de Shakespeare est toujours considéré comme étrange, contraire aux règles et aux préceptes d'Aristote, mais on commence à s'y intéresser, pour la richesse de son imagination, pour les variantes de constructions. Cette première « véritable » traduction permet au public français de percevoir les plagiats commis par Voltaire. L'intérêt pour l'Angleterre et pour sa littérature commence alors à se développer en France, même si, pour Voltaire, cet intérêt a comme but d'établir par comparaison une critique de la France.

Le Tourneur, à son tour, traduit le théâtre de Shakespeare, traduction beaucoup plus complète puisqu'elle se fait en vingt volumes, et supérieure aux précédentes, bien que le texte soit traité encore avec beaucoup de liberté. La préface de l'oeuvre de Le Tourneur joue un grand rôle dans la transformation progressive du paysage littéraire français, transformation qui avait commencé dès Voltaire. Il y critique l'hégémonie des règles sur l'écriture et émet l'idée de la supériorité de Shakespeare sur Corneille et Racine, dont les oeuvres restent cependant des merveilles du classicisme, au succès incontestable. Voltaire n'apprécie pas ces traductions, qui jettent une ombre sur son propre succès littéraire. Il multiplie les attaques contre Shakespeare4(*).

Cependant, La Place et Le Tourneur ont ouvert de nouvelles perspectives, et peu à peu, la réflexion sur les règles va s'amplifier, le goût du public va s'élargir et s'ouvrir au théâtre étranger. Les autres traducteurs de Shakespeare continuent dans le même sens que les précédents, et avec de plus en plus de succès : Ducis réussit la performance de traduire sans connaître la langue anglaise, en se fondant sur les travaux de La Place et de Le Tourneur et c'est un triomphe, malgré la libre adaptation qui déforme les textes.

Le débat sur la question des règles en France recoupe le problème de la réception de Shakespeare: faut-il laisser Shakespeare gagner le théâtre français, même si ses pièces sont irrégulières? Shakespeare, « casus belli », devient alors un symbole, celui d'un nouveau courant littéraire émergent qu'on appellera plus tard le romantisme.

Au début du XIXe siècle, les idées romantiques ne prennent leur sens qu'en tant qu'opposées à celles du classicisme. N'oublions pas que le terme « romantisme » ne sera utilisé que plus tard par Hugo. Stendhal parle de « romanticisme » en 1823, et avant cela, le mot n'existe pas en France. C'est Madame de Staël qui va introduire l'adjectif « romantique » en France, pour traduire l'allemand « romantisch », qui caractérise ce qui s'oppose au classicisme. Dès 1800, Madame de Staël prend position dans le débat autour de Shakespeare. Dans De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, elle retrace l'évolution de la littérature et de la pensée à travers différents types de sociétés, de gouvernements et de religions. Elle propose un renouveau des modèles de la littérature : il faut s'inspirer non plus des Greco-latins mais des Nordiques, qui expriment les sentiments et les sensations ; et elle suggère l'émancipation des règles strictes du classicisme. Dans le chapitre XIII, elle explique la violence et les sujets barbares de Shakespeare par ses origines nordiques5(*), et justifie ainsi les « défauts » qui déplaisent aux lecteurs contemporains. Elle loue en Shakespeare la connaissance du coeur de l'homme, la peinture des passions et, surtout, l'effet que son théâtre produit sur le lecteur, qui ressent les mêmes émotions qu'il ressentirait dans la vraie vie6(*). Cependant, elle n'apprécie pas son style, trop touffu, ni les répétitions inutiles, le recours au fantastique, ni les images devenues incohérentes par l'utilisation excessive de contrastes7(*). Nous remarquons que le style de Shakespeare reste en partie inacceptable même pour ceux qui reconnaissent son génie. Cela dit, Madame de Staël, après avoir lu Shakespeare, souhaite un remaniement du théâtre français pour qu'il mette en scène le vrai caractère de l'homme, que lui seul a su décrire. Dans De l'Allemagne, qui paraît quelques années plus tard, elle réaffirme ses idées libérales et modernes et donne Shakespeare comme exemple de beauté capable de vivifier la littérature. Elle révise son jugement sur le mélange des genres : c'est ainsi qu'est véritablement le coeur humain. Elle prône le rejet des trois unités à part celle d'action et elle critique de ce fait le classicisme français. En outre, Madame de Staël contribue à faire connaître en France Schiller, Goethe et Schlegel, du « Sturm und Drang », mouvement romantique allemand, ce qui va jouer un grand rôle pour le développement d'une nouvelle littérature en France, une littérature moderne et libérée des contraintes. Chateaubriand importe aussi considérablement dans la naissance du courant romantique, lui que Victor Hugo va choisir comme maître spirituel. Dans son essai Shakspere ou Shakspeare en 1801, il cite de belles scènes du théâtre de Shakespeare ; il approuve l'utilisation des contrastes, qui correspondent à la vraie vie, et du naturel ; il écrit avec enthousiasme :

« Pauvres gens qui ne sentez pas ce qu'il y a de merveilleux dans ce dialogue : la nature elle-même prise sur le fait ! Quelle simplicité ! quel naturel ! quelle franchise ! quel contraste comme dans la vie ! quel rapprochement de tous les langages, de toutes les scènes, de tous les rangs de la société ! »8(*)

Cependant il a un jugement négatif en ce qui concerne son style : Shakespeare utilise parfois un style noble et poétique pour rendre compte de situations ordinaires. Chateaubriand et Madame de Staël cherchaient à modifier la littérature par un esprit nouveau, le premier par le christianisme9(*), la seconde par l'idée moderne de la perfection de l'homme et par l'ouverture au théâtre étranger. Ces deux écrivains amorcent les premières hostilités contre le classicisme et ils influencent profondément l'un des plus grands auteurs du XIXe siècle, Victor Hugo, dont la préface de Cromwell marque la naissance du romantisme. A nouveau, on utilise les travaux de Shakespeare dans un but bien précis, qui est celui de démontrer la solidité des arguments modernes. A partir de ce moment, le destin de Shakespeare est véritablement lié à celui du romantisme.

Guizot publie en 1821 les Oeuvres complètes de Shakespeare, permettant à la jeune génération de poètes et de critiques de se créer un avis personnel sur le poète et dramaturge anglais. Dans Shakespeare et son temps, il s'oppose clairement aux règles des trois unités:

«  L'unité d'impression, ce premier secret de l'art dramatique, a été l'âme des grandes conceptions de Shakespeare et l'objet instinctif de son travail assidu, comme elle est le but de toutes les règles inventées par tous les systèmes. Les partisans exclusifs du système classique ont cru qu'on ne pouvait arriver à l'unité d'impression qu'à la faveur de ce qu'on appelle les trois unités. Shakespeare y est parvenu par d'autres moyens ».10(*)

En effet, l'illusion est nécessaire pour apprécier une pièce de théâtre ; or, l'illusion repose sur l'émotion suscitée chez le spectateur. L'émotion est donc essentielle. Pour la créer, il faut que la pièce dégage une impression de vérité. La règle des trois unités se révèle donc inutile. Guizot, dans ce texte, propose une critique historique de Shakespeare. Il explique que la nation anglaise accepte la liberté et l'indépendance individuelles, même sous le despotisme des Tudor, et que toutes les classes sont unies lorsqu'il s'agit de s'exprimer sur un sujet national ou local. Les premiers poèmes dramatiques étaient nationaux et religieux, et ils n'appartenaient pas à une classe en particulier, ce qui peut expliquer le succès des tragédies qui vont être créées sur ce modèle. Peut-être Stendhal a-t-il lu cette critique, puisqu'il propose la création de tragédies nationales françaises libérées des contraintes, dans Racine et Shakespeare.

Le romantisme s'élève donc contre le classicisme, pour rejeter ses canons esthétiques : d'un côté nous avons la vérité personnelle, l'absence de règles, le mélange des genres, l'émotion, la démesure et la provocation, de l'autre nous trouvons la vérité universelle, les règles, la distinction des genres, la raison, la mesure et la bienséance. Le romantisme impose des thèmes négligés jusqu'alors : un idéal social, la nature comme miroir de l'âme, l'originalité trouvée dans de nouvelles formes, l'imagination et le fantastique, l'épanchement du moi, le goût pour le passé (pour les périodes troubles plus particulièrement), pour l'exotisme et pour le mystérieux. Puis le goût pour le drame se développe : la mort, le macabre et la violence attirent de plus en plus le spectateur.

Deux textes importants, qui deviennent des manifestes du romantisme, paraissent, en 1823 avec Racine et Shakespeare de Stendhal, et en 1827 avec Cromwell de Victor Hugo. A sa naissance, le courant romantique est divisé entre les romantiques royalistes et religieux (comme Chateaubriand, qui s'exprime contre le rationalisme des Lumières et contre la Raison qui conduit à la perte de la foi, et qui célèbre le merveilleux chrétien) et les romantiques libéraux et anticléricaux (qui sont plus attachés aux règles classiques). L'idée de Stendhal est de modifier le goût qui se conformait aux doctrines de La Harpe dans son Cours de littérature ancienne et moderne11(*). Selon lui, il faudrait instaurer une tragédie nationale en prose, parce que la prose crée l'illusion du naturel. La tragédie doit correspondre à l'époque et concerner le spectateur, car le goût du public a changé, comme il l'écrit dans la définition du « romanticisme » devenue célèbre : 

« Le romanticisme est l'art de présenter aux peuples les oeuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères ».

Pour lui, Shakespeare est le représentant de ce genre de littérature romantique, lui dont les oeuvres sont riches d'action et de terreur, sans fausse délicatesse, et qui mettent en scène des personnages approfondis. Son théâtre est libéré et représente l'actualité, il est mieux adapté car il n'est pas codifié et ainsi, il est vivant et passionné. Dans le Racine et Shakespeare de 1825, il donne une définition de la tragédie romantique : « Qu'est-ce que la tragédie romantique ? Je réponds hardiment, c'est la tragédie en prose qui dure plusieurs mois et se passe en des lieux divers »12(*).

Victor Hugo rassemble les idées provenant du romantisme libéral et anticlérical et celles du romantisme royaliste et religieux. Comme Stendhal, il encourage les écrivains à rechercher le vrai et à plaire au public contemporain en créant un théâtre qui représente la vie réelle sous tous ses aspects. Il faut donc condamner les règles aristotéliciennes de lieu et de temps, mais conserver celle d'action. Ainsi, le drame romantique nécessite une totale liberté d'écriture, qui trouve sa réalisation dans le rejet de règles et de modèles, sauf des « lois générales de la nature ». Une fois encore, Shakespeare est donné en exemple, et est associé au drame13(*). D'ailleurs, nous pouvons remarquer que Victor Hugo emploie la notion de drame alors que Stendhal utilise celle de tragédie14(*). Les deux écrivains sont romantiques mais de façon différente : Stendhal veut un théâtre naturel avant tout, alors que pour Hugo le vers est indispensable pour créer une oeuvre hors du commun. Hugo donne une définition du drame dans la préface de Cromwell, en 1827 :

« L'ode chante l'éternité, l'épopée solennise l'histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité. [...] Les personnages de l'ode sont des colosses [...] ; ceux de l'épopée sont des géants ; [...] ; ceux du drame sont des hommes : Hamlet, Macbeth, Othello. L'ode vit de l'idéal, l'épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère, Shakespeare »15(*).

En quelques phrases Victor Hugo situe le drame parmi les grands genres de la littérature de l'antiquité. Le drame romantique, selon Hugo, doit donc se rapprocher de la totalité complexe de la vie, tout en représentant l'homme tel qu'il est, et non pas tel qu'il a été. Le drame est un genre à part entière, qui dépasse l'opposition entre tragédie et comédie, qui n'est pas codifié.

Hugo, plus que Stendhal, défend la liberté créatrice contre les règles extérieures. En 1830, dans la préface d'Hernani, il écrit hardiment : « La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques » et « Le romantisme, tant de fois mal défini, n' est, à tout prendre, et c'est là sa définition réelle, si l'on ne l'envisage que sous son côté militant, que le libéralisme en littérature ». Cette liberté est purement matérielle, puisqu'il s'agit de traiter avec désinvolture les règles d'écriture, et thématique, puisque, comme nous l'avons vu, la littérature doit être génératrice de nouveaux sujets. L'oeuvre romantique, libérée, doit créer du nouveau, de l'inouï, et pour cela elle doit être marquée par l'unicité de l'auteur en tant qu'individu. La pièce fait scandale lors de sa représentation et elle reste célèbre dans l'histoire sous le nom de la « bataille d'Hernani ». Hugo, dans cette pièce, fait beaucoup d'entorses romantiques à la langue : il met en oeuvre ce qu'il loue dans la préface, le libéralisme en littérature, en utilisant des termes familiers ou communs, en transformant le vers, en faisant parler les nobles avec un style bas, en créant des métaphores nouvelles, inattendues et saisissantes. Les classiques affrontent violemment les romantiques lors de la représentation. Mais après ces hostilités, les affronts faits au romantisme deviennent de plus en plus rares, et cette nouvelle façon de penser et d'écrire finit par conquérir le siècle. Les revues romantiques se multiplient ; elles ont pour nom Le Conservateur littéraire (1819), La Muse Française (1823). Le critique Sainte-Beuve fait paraître des articles concernant le romantisme dans Le Globe, ce qui fait de ce journal l'organe des théories nouvelles.

Dans ce contexte, Shakespeare devient un modèle pour tous. Il est de toutes les conversations et sa gloire résonne dans de nombreux écrits romantiques de l'époque. Il est source de toute la littérature anglaise pour Chateaubriand16(*) ; il est admiré par Dumas17(*) ; il inspire Vigny, Hugo et Musset ; il est donné en exemple par Stendhal, qui écrit qu'il ne faut pas imiter directement Shakespeare, mais qu'il faut imiter son art d'analyser le monde ; il est cité par Hugo, qui, dans la préface de Cromwell, définit « Juliette, Desdémonia, Ophélia » comme des beautés sublimes de la littérature et « Iago, [...] Polonius, [...] Falstaff » comme des personnages grotesques ; il est la source du renouveau littéraire pour Guizot18(*)...

La richesse du vocabulaire de Shakespeare, la valeur qu'il donne aux symboles, la vision complexe qu'il livre de l'homme et du monde contemporain ont beaucoup de succès. Le pathétique, le sombre, le terrifiant, peu à peu correspondent au goût de l'époque. En effet, les années 1815-1830 concordent avec une époque de bouleversement historique et social. Dès 1804, sous le règne de Napoléon Bonaparte, l'Empire fournit aux citoyens une image héroïque de la nation et l'enthousiasme est à son comble. En 1815, la monarchie est restaurée, l'aristocratie devient puissante, les arts sont asservis et la liberté d'expression est étouffée. Pour de nombreuses familles (dont celle de Musset), l'Empereur reste le symbole d'un passé harmonieux et grandiose. La Révolution de 1830 conduit à l'abdication de Charles X, et la population espère une réforme libérale du régime, voire une évolution vers la République. Mais la Révolution échoue. En juillet 1830, la monarchie est restaurée à nouveau et installe Louis Philippe au pouvoir. Le régime conservateur met en place un droit de vote lié à la fortune, une carrière d'homme politique qui n'est accessible qu'à partir de quarante ans ; les plus pauvres et les jeunes sont exclus des affaires publiques, la bourgeoisie est favorisée. Toute réforme politique devient alors impossible, la déception et la désillusion s'emparent de la classe des jeunes gens qui s'interrogent sur le fonctionnement de la société. Louis Philippe anéantit les idéaux de la liberté, dirige une répression au nom de l'ordre, écrase les émeutes, instaure le règne de l'argent. Le malaise, à la fois métaphysique et existentiel, est considérable. L'idée que l'histoire est faite de frustrations s'installe dans les esprits et influence la littérature. En 1832, Vigny utilise le mot « spleen » dans Stello. Dans ce roman philosophique, Stello dialogue avec le Docteur Noir et plusieurs régimes politiques sont évoqués pour montrer que les poètes ont été durement exclus à chaque fois. La vie politique doit être séparée de la vie poétique, et ainsi l'art ne perd pas sa dignité. Déjà, Chateaubriand en 1802, dans Le Génie du christianisme, évoquait un état de l'âme dû au progrès de la civilisation, qui est frustrée parce qu'elle détient un savoir provenant des livres ou de l'histoire des siècles passés mais qu'elle ne sait rien par expérience : « L'imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un coeur plein un monde vide ; et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout »19(*). Chateaubriand invente dans René un personnage aux sentiments contradictoires, mélancolique, qui souffre de ce « vague des passions ». Cela correspond bien aux jeunes romantiques qui sont en proie à l'ennui le plus profond, parce qu'ils n'ont pas la possibilité d'avoir un avenir prometteur et glorieux comme l'ont eu leurs ancêtres. Musset dans son poème Rolla définit les romantiques de 1830 comme les enfants d' « un siècle sans espoir ». Cet ennui et cette déception politique, ce « mal du siècle », les amène à écrire plutôt qu'à se tourner vers une gloire militaire qui n'est plus accessible, à chercher de nouveaux sujets, de nouvelles formes. On recherche la liberté dans l'art comme on a voulu la liberté politique. Ainsi, le drame romantique va naître, comme on l'a vu plus haut, et mettre en scène l'influence de la société sur le comportement de l'individu, et une réflexion sur l'utilité de l'action dans l'histoire.

Nodier est nommé bibliothécaire de l'Arsenal en 1824, et il attire des écrivains, comme Lamartine, Hugo, Alfred de Vigny, Stendhal, Alexandre Dumas, Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Prosper Mérimée et le peintre Eugène Delacroix, dans cette bibliothèque. L'Arsenal devient ainsi un des plus importants salons romantiques.

Hugo ouvre un cénacle a son tour, ce qui va socialiser le romantisme et permettre aux jeunes écrivains, dont Musset fait partie, de se rassembler et de lire leurs textes. Dès 1827, Sainte-Beuve se joint à Hugo et le cénacle est appelé « cénacle de Joseph Delorme ». Les réunions ont lieu dans la « chambre aux lys d'or » (appelée ainsi en raison du nom de la fleur poétique gagnée à l'Académie des jeux floraux). Ici se retrouvent Balzac, Vigny, Dumas, Sainte-Beuve, Musset, Mérimée, Emile et Antony Deschamps, Louis Boulanger... mais aussi Delacroix et Berlioz, ainsi que des femmes parfois, Mme Belloc et Mme Tastu. Tous les arts communient dans un même esprit, dans l'exaltation, pour rejeter les conventions et pour inventer de nouvelles formes laissant libre cours à l'imagination. Vigny écrit une traduction de Shakespeare en 1828, en compagnie de Deschamps : mais leur Roméo et Juliette n'est pas joué. En 1829, il fait une nouvelle tentative avec La Bruguière, et crée un  Othello, ou le More de Venise en vers. La pièce est jouée à La Comédie Française, mais elle n'obtient malheureusement qu'un succès modéré. Elle est écrite en alexandrins, le vers le plus noble qui soit. Vigny supprime le rôle de Bianca, et transforme le dénouement, mais cependant, il conserve la mention du mouchoir, qui est si contesté à l'époque, pour la sensualité provocante qu'il connote, le mouchoir étant un accessoire personnel et intime, et objet de charme, comme l'éventail ou les pinces à cheveux. Au théâtre, Shakespeare est de plus en plus représenté. La troupe d'acteurs anglais, qui était venue à Paris en 1821 et qui avait essuyé un échec retentissant, revient sur la scène du théâtre de l'Odéon en 1827, avec un succès considérable. De grandes figures du romantisme, comme Vigny, Musset, Emile Deschamps, Sainte-Beuve, Delacroix, Gautier, Dumas, Hugo, Boulanger, Huet..., assistent à la représentation20(*). Le jeu des acteurs est si réussi que l'illusion est totale et que la pièce Hamlet marque profondément tous ceux qui y ont assisté. Delacroix puise ici son inspiration pour ses lithographies sur Hamlet, après avoir publié en 1828 des gravures sur Faust de Goethe, autre oeuvre chère aux romantiques. Delacroix est à Londres pour trois mois en 1825, où il lit Shakespeare et Byron. Au théâtre, il voit Kean jouer les pièces de Shakespeare et il est séduit par la violence des passions qui se dégagent des oeuvres du dramaturge anglais. Delacroix tente de faire en peinture ce que les jeunes écrivains font en littérature : il recherche une nouvelle forme d'expression, fondée sur la couleur avant tout. Les formes et les traits des visages sont flous dans la Mort de Desdémone, de 1858, ce qui laisse une part d'imagination à celui qui regarde le tableau. Il s'oppose ainsi à un peintre comme Ingres, représentant du néoclassicisme, qui porte beaucoup d'attention à la pureté des lignes. En 1827, son tableau La Mort de Sardanapale est en quelque sorte un manifeste du romantisme en peinture. Delacroix rencontre au Cénacle Musset, qui devient un de ses amis, et les deux jeunes gens ont certainement des conversations intéressantes sur l'art de la peinture, dont est passionné Musset, ou sur le théâtre anglais, que Delacroix a eu l'occasion de mieux connaître lors de son séjour en Angleterre.

Les pièces de théâtre jouées en 1827 à l'Odéon vont avoir aussi beaucoup d'influence sur les compositeurs. Berlioz, qui a assisté à ces représentations, compose La Symphonie fantastique, Le roi Lear, Roméo et Juliette, La mort d'Ophélie, la scène de funérailles d'Hamlet, et Béatrice et Bénédicte. Harriet Smithson le charme à un tel point avec son interprétation d'Ophélie qu'il tombe amoureux de l'actrice et l'épouse en 1833. A ce propos, nous remarquons que le personnage d'Ophélie a un succès considérable chez les romantiques, et les exemples ne manquent pas : elle est présente aussi bien dans des peintures de Delacroix (La Mort d'Ophélie, en 1838) que dans ses lithographies et ses croquis, ainsi que chez Berlioz qui compose une ballade nommée La Mort d'Ophélie en 1842, chez Banville, avec le poème « La voie lactée » du recueil des Cariatides (1843), ou encore « Mascarades », et « A Henri Murger » (1846) et jusqu'à Rimbaud, plus tard, qui écrit son poème Ophélie.
Ophélie représente la jeune femme passionnée, jeune et belle, innocente et mélancolique, qui subit la pression de la société au point d'en devenir folle et de mourir tragiquement.

Nous pouvons donc remarquer que Shakespeare est adapté dans tous les arts et pas seulement au théâtre. Cette transposition marque enfin la réhabilitation de l'auteur, et un apaisement des conflits entre classiques et romantiques, après bien des polémiques. Le théâtre de Shakespeare a donc un rôle important pour l'évolution de la littérature française. Nous avons vu qu'il était utilisé de façon complexe, pour illustrer de multiples idées : l'étrangeté et la barbarie anglo-saxonnes, l'anti-christianisme, le libéralisme, la révolte contre le classicisme...

Maintenant que nous avons exposé les différents aspects de la réception de Shakespeare en France, ses enjeux, ses relations avec le romantisme et avec les intentions de moderniser l'écriture, et que nous avons défini les caractéristiques du romantisme des années 1820-1830, nous pouvons nous intéresser plus précisément au cas de Musset, qui ne s'explique que par sa divergence avec les courants préexistants. Musset, comme tous les jeunes écrivains de l'époque, est imprégné de la culture romantique et il a certainement lu les textes de Stendhal et de Hugo, mais il entretient des relations ambiguës avec ces nouvelles théories. Adolescent en pleine recherche d'identité, il est séduit par plusieurs orientations, sans cependant se déterminer à en choisir une en particulier. Il étudie la philosophie, le droit, la médecine, il se passionne pour le théâtre, la peinture et la musique. Il étudie au Louvre pendant quelques mois en 1827, et c'est certainement là qu'il a les premiers contacts avec la peinture de Delacroix, qui expose notamment à ce moment-là La Mort de Sardanapale. Il lit beaucoup, il se passionne pour le théâtre étranger. Le romantisme de Goethe le marquera profondément, et il lit Faust, Les Souffrances du jeune Werther, ainsi que Les Brigands, et Guillaume Tell de Schiller. Ces oeuvres sont ouvertes au passé, à l'inconnu, au surnaturel, et leurs auteurs usent d'une certaine liberté d'écriture que la France n'a pas encore acquise. Les romantiques allemands ont été les premiers à apprécier la valeur de Shakespeare. Goethe n'écrit pas selon la règle des trois unités, et ses textes laissent transparaître une émotion semblable à ceux de Shakespeare. Faust décrit la complexité de l'existence humaine, avec passion et provocation. Dans Les Souffrances du jeune Werther, un jeune homme inexpérimenté vit son amour pour une jeune femme comme une souffrance et il finit par se suicider de désespoir amoureux. Goethe développe les thèmes du désenchantement, de la mélancolie, du goût de l'absolu dans l'amour et de la mort héroïque qui sont chers aux romantiques français, et que l'on retrouve en partie chez Musset. Schiller s'engage plus dans l'écriture à caractère politique ; dans Les Brigands il émet le problème de la liberté individuelle en rapport avec la vie politique, avec son personnage du hors-la-loi romantique, dont Victor Hugo s'inspire certainement pour écrire Hernani. Musset garde peut-être en tête ce sujet pour écrire Lorenzaccio. Ainsi le jeune Musset découvre à la fois le romantisme allemand, français, et anglais. Nous savons qu'il comprend l'anglais puisqu'en 1828, il publie une traduction en français des Confessions of an opium-eater : L'Anglais mangeur d'opium, ouvrage alors à la mode et qui se vendait bien en librairie. La traduction qu'il propose de Thomas De Quincey est assez libre. Cependant le choix de cette oeuvre à traduire n'est peut-être pas anodin, et même si, selon Paul Musset, son frère n'y apportait pas beaucoup d'importance, nous remarquons qu'elle correspond au goût de l'époque. Le thème du voyage dans l'imagination est un des thèmes récurrents du romantisme, et les drogues sont un moyen de s'échapper de la réalité. D'ailleurs Berlioz est inspiré par cette oeuvre - ou par la traduction de Musset - quand il compose La Symphonie fantastique en 1855. Il met en musique les visions d'un jeune artiste sensible qui est sous l'influence de l'opium ; ses visions forment les différents mouvements de la symphonie. Il est intéressant ici de voir à quel point les oeuvres romantiques sont liées par les mêmes thèmes, à quel point elles s'influencent mutuellement, dépassant les frontières de la littérature, et comment les différents arts s'entremêlent.

Mais revenons plus précisément à Musset. Il aime la littérature étrangère, et les textes anglais plus particulièrement. Il lit la poésie de Byron, chez qui il découvre l'expression de la souffrance et de l'orgueil, des questions métaphysiques, de la débauche, et de l'incapacité à trouver le bonheur dans la vie. Ce poète romantique anglais exprime ainsi à sa façon le « mal du siècle » que Musset entrevoit déjà. Il lit aussi Walter Scott, qui lui fait découvrir l'Ecosse et le roman historique, et chez qui il trouve l'inspiration pour écrire sa première pièce de théâtre : La Quittance du diable, en 1830. Ce drame court constitué de trois tableaux avait été accepté au théâtre des nouveautés mais il ne sera pas joué finalement. La pièce est influencée par la mode romantique qui veut redécouvrir le Moyen-Age, avec ses personnages populaires, que Walter Scott notamment évoque dans plusieurs de ses romans, comme le célèbre Ivanhoé (1819). On trouve aussi dans cette pièce l'apparition fantastique de squelettes dans un tombeau (deuxième tableau) ainsi que le personnage de Jonhy qui a conclu un pacte avec le diable, ce qui rappelle le Faust de Goethe. Déjà, Musset sait s'adapter à la mode du temps, et créer selon le bon goût du lecteur.

Musset lit donc la littérature anglaise en version originale, et il est passionné par le théâtre de Shakespeare. Dans une lettre à son ami Paul Foucher datant du 23 septembre 1827, il écrit :

« Je n'ai même pas le courage de travailler ; eh! Que ferais-je !... Retournerais-je quelques positions bien vieilles ? Ferais-je de l'originalité en dépit de moi et de mes vers ?... Je ne voudrais pas écrire, ou je voudrais être Shakespeare ou Schiller : je ne fais donc rien ! [...] ».

Nous pourrions faire le rapprochement avec la célèbre phrase de Victor Hugo : « Je veux être Chateaubriand ou rien ». Ainsi Shakespeare est en quelque sorte le « maître spirituel » de Musset, comme Chateaubriand l'est pour Hugo. A cette époque, Musset n'écrit pas encore du théâtre et il n'est pas satisfait de ses premiers poèmes. Il voudrait avoir le génie de Shakespeare ou de Schiller, mais il sent qu'il ne l'a pas, alors il choisit la poésie. La représentation des pièces de Shakespeare en 1827 à l'Odéon lui apporte le plaisir et l'émerveillement de voir une pièce qu'il aime sur scène. De plus, cette soirée mémorable va resserrer les liens qu'il commençait à lier avec les romantiques. En effet, il est ami avec Paul Foucher, futur beau-frère de Victor Hugo, et c'est ainsi qu'il est introduit au Cénacle de Victor Hugo en 182821(*). Auparavant, il a été invité chez Nodier, à l'Arsenal, où il côtoyait les romantiques mondains et amicaux des salons, ce qui lui a permis de rencontrer de nombreux intellectuels qui deviennent ses amis, comme Sainte-Beuve, Mérimée, Vigny, Delacroix. Dans ces salons, il présente ses poèmes et assiste à la lecture des travaux des autres. A ses débuts, la poésie de Musset est une imitation servile des romantiques et elle correspond audacieusement à la doctrine de Victor Hugo, à un tel point que l'on peut considérer cela parfois comme de la raillerie. C'est pour cela que l'on peut dire que Musset, dès ses débuts, entretient des relations équivoques avec le romantisme.

La majeure différence entre Hugo et Musset, c'est que le premier oriente son écriture vers une pensée sociale et vers un engagement politique, alors que le second parle de sa propre douleur dans ses poèmes et se détache complètement de la politique. De plus, Hugo recherche la vérité par l'écriture, mais en même temps il souhaite que cette vérité soit exprimée d'une manière non commune, pour laisser transparaître le beau. Pour Musset, la liberté de la plume doit être totale, et pour cela elle ne doit plus être asservie au vers ; il crée le théâtre romantique en prose, qui ainsi atteint au plus près la vérité de l'être et du monde. Alors qu'il se cherche encore, après s'être orienté vers de multiples et diverses études, Musset tente de croire aux thèses romantiques de Victor Hugo. Mais il se rend bientôt compte des limites que ce type d'écriture impose, ainsi que de ses frustrations. Il se rend compte que l'écriture totale ne peut pas exister au sens où l'entend Hugo, qui prône une création littéraire toujours nouvelle, différente à chaque fois, tout en restant naturelle : il faut imiter le style romantique mais sans le copier, pour être toujours nouveau et ne jamais lasser le lecteur. Mais Musset veut aller plus loin et créer différemment encore. Le romantisme est alors pour lui une sorte de passerelle pour un nouveau type d'écriture. Il imite les romantiques mais avec vigilance, tout en faisant ses propres expériences. Il essaie par lui-même de voir tout ce que peut lui apporter cette méthode, il ressemble à ses maîtres sans être un

romantique au sens ou l'entend Hugo22(*); il est beaucoup plus libre. D'ailleurs, il

déclare aimer autant Shakespeare que Racine, dans la « Dédicace à M. Alfred Tattet » de La Coupe et les lèvres. Musset a été éduqué dans le goût pour les belles-lettres, puisque son père et son grand-père étaient tous deux des littéraires, le premier fervent admirateur de Rousseau et du préromantisme sentimental, le second ami de

philosophes-écrivains de la seconde moitié du XVIIIe siècle et lui-même poète. Il fait d'excellentes études classiques et il aime Molière et La Fontaine. Il se détache nettement de l'idéologie hugolienne qui lui paraît trop artificielle en 1834, en inventant la notion de « théâtre dans un fauteuil ».

Les premiers poèmes de Musset sont donc effrontément romantiques. Les Contes d'Espagne et d'Italie de1829 utilisent certes les thèmes communs à l'époque, comme l'exotisme dans « Venise » ou « Namouna », et ils font preuve d'une grande liberté et de variété à cet égard. Mais si l'on prend l'exemple de « La Ballade à la lune », la démesure, le foisonnement d'images abstraites et de métaphores, les images triviales qui démystifient la lune (« N'es-tu rien qu'une boule ? / Un grand faucheux bien gras / Qui roule / Sans pattes et sans bras ? ») peuvent paraître excessives. Ce texte a souvent été pris comme un affront de la part de Musset, qui «  imite parfois trop hardiment les recettes de ses maîtres tout en manifestant à leur égard une irrévérence adolescente »23(*). Dans « Namouna », conte oriental, Musset répond aux critiques qui lui ont été faites, il s'adresse au lecteur, le prend à témoin, justifie son texte, et critique l'utilisation artificielle de la couleur locale. Il commence ainsi à s'afficher contre le romantisme hugolien.

L'influence de Shakespeare est certaine. La seconde pièce de Musset, La Nuit vénitienne, datant de 1830, est un échec total lors de sa représentation. Simon Jeune écrit : « Le mélange de passion déchaînée à la première scène, de comique burlesque et de dissertations subtiles à la deuxième, le renoncement brusque et inattendu du héros tragique et son retour à une vie de plaisirs faciles à la troisième, un style tout en contrastes, tantôt paroxystique, tantôt simple et naturel, parfois bouffon, souvent d'une élégance recherchée et même affectée : cela suffisait à désorienter le public et la critique [...] » 24(*). La pièce est profondément marquée par l'influence de Shakespeare, de Byron, de Schiller, mais aussi de tentatives nouvelles. L'action se situe à Venise. Musset aime le décor vénitien, qui est d'ailleurs à la mode. La pièce se

place sous l'égide de Shakespeare dès l'épigraphe: « Perfide comme l'onde », traduction des paroles d'Othello qui parle ainsi de son épouse Desdémone, quelques instants après l'avoir assassinée. Ce n'est pas la première fois que Musset utilise le décor vénitien, que l'on rencontre déjà dans les Contes d'Espagne et d'Italie, dans le poème « Venise ». La Nuit vénitienne annonce donc déjà le goût de Musset pour l'ambiance italienne, pour l'atmosphère de fête et de masques que l'on retrouve dans Lorenzaccio. Cependant la pièce manifeste en quelque sorte la transformation de certains thèmes courants chez les romantiques: Razetta, qui voit Laurette se donner au prince d'Eysenach, ne se donne pas la mort, et le héros exclu de la société ne parvient pas à conserver l'amour de Laurette, qui se marie avec quelqu'un qui correspond à sa classe sociale... On sent se dessiner une réflexion sur les sentiments et les rapports entre les hommes et les femmes que Musset développe dans ses prochains textes. Après l'échec de la première pièce qu'il essaie de faire représenter, il écrit des comédies (Les Caprices de Marianne et Fantasio) et des proverbes (On ne badine pas avec l'amour), et seulement deux drames historiques : André del Sarto et Lorenzaccio.

Avant que le romantisme à la façon d'Hugo ne s'épuise, Musset se démarque des écrivains de son temps et il se consacre, après l'échec de La Nuit Vénitienne, à une nouvelle écriture qu'il appelle lui-même « un spectacle dans un fauteuil ». Il y a deux éditions de ce nouveau théâtre. Spectacle dans un fauteuil paraît en 1832, et cet ouvrage est constitué de Au Lecteur..., de La Coupe et les Lèvres avec sa Dédicace à M Alfred Tattet et avec l'Invocation, de A quoi rêvent les jeunes filles, et de Namouna. Dans le texte Au lecteur des deux pièces qui suivent, Musset donne une justification à l'écriture d'un spectacle dans un fauteuil :

« Mon livre, ami lecteur, t'offre une chance égale.[à celle de l'Opéra] / Il te coûte à peu près ce que coûte une stalle ; / Ouvre-le sans colère, et lis-le d'un bon oeil. / Qu'il te déplaise ou non, ferme-le sans rancune ; / Un spectacle ennuyeux est chose assez commune, / Et tu verras le mien sans quitter ton fauteuil ».

Ainsi Musset déjoue toutes les difficultés, il résout tous les problèmes dus aux représentations théâtrales et au goût du public. Un Spectacle dans un fauteuil (prose), publié en 1834, est constitué de deux tomes. Le premier contient l'Avant-propos et les textes de Lorenzaccio (1834), des Caprices de Marianne, et les Chroniques Florentines de Varchi. Le second volume contient André del Sarto, Fantasio, On ne badine pas avec l'amour et La Nuit vénitienne. Musset republie ses pièces de théâtre en les rassemblant sur un support par définition littéraire et il inclut dans ce recueil celle qui avait avorté sur scène. Il veut donc replacer ces pièces de théâtre sous le signe de l'imagination et non pas sur une véritable scène, ce qui peut sembler paradoxal. Dans l'Avant-propos d'Un Spectacle dans un fauteuil (prose), il évoque les raisons d'écrire, et il en arrive à la conclusion que le poète écrit par besoin de s'occuper, de travailler, et avant tout de s'exprimer, et non pas par désir de gloire ou d'argent. Musset écrit du théâtre parce qu'il a besoin de s'adresser à quelqu'un, mais comme les spectateurs ne sont pas assez indulgents et qu'ils l'ont fait souffrir par le passé, il ne met pas en scène. Ecrire un théâtre irreprésentable est le moyen de s'adresser à autrui sans subir ses attaques.

Lorenzaccio est caractéristique de ce nouveau genre théâtral. S'il est une des pièces de Musset qui est vraiment difficilement représentable sur une scène, c'est bien celle-ci, à cause de son foisonnement de lieux et de personnages. Lorenzaccio est une pièce difficile à caractériser. Elle se différencie à la fois du drame romantique et des tragédies classiques. Le théâtre classique propose des rôles stéréotypés. Or, dans Lorenzaccio, tous les personnages sont en contradictions. Une scène classique est délimitée par les entrées et les sorties des personnages, ce qui n'est pas le cas dans la pièce de Musset. Malgré cela, Lorenzo est déchiré entre deux absolus, et il meurt hors de la scène, ce qui le rapproche des héros tragiques de Racine. Cependant il peut aussi être assimilé à un héros romantique, puisqu'il a un destin particulier, qu'il est exclu de la société. Lorenzo est le personnage du jeune romantique frustré, plus sensible que les autres, qui vit dans le malheur. Ce qui peut faire de Lorenzaccio un drame romantique, c'est aussi que certains passages sont totalement lyriques, comme le dialogue entre Lorenzaccio et Philippe, à la scène 3 de l'acte III. Musset mélange le style noble et le style bas ; le duc, personnage de la Haute société, utilise un langage familier voire grossier. Comme dans le théâtre hugolien, Musset mêle les personnages sublimes - Marie, Catherine, Louise- et les personnages grotesques - Bindo et Venturi. Mais à la différence de Victor Hugo, il écrit dans une prose libérée des contraintes, et va donc plus loin que le romantisme. En outre, la pièce touche un sujet politique et moral, ce qui la rattache au théâtre shakespearien. Les personnages se posent des questions métaphysiques sur la place de l'individu dans la société et sur l'utilité de l'action. Lorenzo et Hamlet, deux personnages à la conscience perdue, répugnent à l'action, qui, ils le savent, ne change rien à l'ordre du monde. Mais Lorenzo est révolutionnaire et Hamlet ne l'est pas, il veut juste venger l'honneur de son père. Ainsi, la pièce se situe au-delà de tous les genres connus, et elle est marquée d'une complexité qui fait d'elle une oeuvre qui reste inclassable. Les influences sont nombreuses et ambiguës.

Peut-on parler d'intertextualité entre les textes de Shakespeare et celui de Musset? A la lecture, il semble que le texte de Musset reprenne des caractéristiques de ceux de Shakespeare en effet, comme le grand nombre de scènes, de lieux, de personnages... ainsi que les réflexions qu'il prête aux personnages principaux. Mais cette contamination des textes est plus complexe que l'on pourrait le croire. Il peut y avoir contamination lorsque les personnages agissent comme les personnages d'autres pièces. Mais à quel niveau d'implicitation cette influence est-elle observable? Gérard Genette dans Palimpsestes, la littérature au second degré donne les définitions de cinq types de transtextualité25(*). Il y a intertextualité lorsqu'il y a « coprésence entre deux ou plusieurs textes ». Cette coprésence peut se révéler de façon très explicite : par une citation, de façon moins explicite : par un plagiat, et de façon encore moins explicite : par une allusion. On pourrait dire qu'il y a donc intertextualité entre Lorenzaccio et Hamlet au sujet des « mots » : lorsque Lorenzo dit « Pas un mot ? Pas un beau petit mot bien sonore ? » (acte II, scène 4) et « ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! » (acte IV, scène 9), que le duc dit « Des mots, des mots, et rien de plus » à l'acte III, scène 6 et que Philippe s'exclame « Un mot, un mot, ô conscience ! » à la scène 3 de l'acte III, cela nous rappelle évidemment « words, words, words ! » de l'acte II, scène 2. De même, lorsque Lorenzo s'exclame :  « [...] je ne puis ni me retrouver moi-même ni laver mes mains, même avec du sang ! » (IV.5), cela nous rappelle évidemment l'obsession de Lady Macbeth (V.1 : « Yes, here's a spot. [...] Out, damned spot ! Out, I say ! [...] What, will these hands ne'er be clean ? [...] Here's the smell of the blood still. All the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand ») . Selon M. Riffaterre, « L'intertextualité est la perception, par le lecteur, de rapports entre une oeuvre et d'autres qui l'ont précédée ou suivie ». Mais la référence que Musset fait à Shakespeare n'est pas toujours aussi explicite, et cette interprétation dépend beaucoup de la subjectivité lecteur. Le second type de transtextualité est la paratextualité, c'est-à-dire lorsqu'il y a des références précises à un texte, par un titre, un sous-titre, ou par les noms donnés aux personnages. Ce n'est pas le cas chez Musset. Le troisième type est la métatextualité : une relation de commentaire « unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer [...] ». Musset ne commente pas les textes de Shakespeare. Le quatrième type est l'hypertextualité, « toute relation unissant un texte B ( hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d'une manière qui n'est pas celle du commentaire ». Musset n'évoque pas directement Shakespeare dans Lorenzaccio, mais la pièce aurait-elle pu exister si Musset n'avait pas lu Hamlet, Macbeth, Jules César? Nous ne pouvons pas savoir réellement, mais Musset semble avoir les mêmes réflexions que Shakespeare en les tournant d'une autre façon, comme les questions de l'utilité de l'action ou de la place de l'individu dans la société. Le personnage de Lorenzo est en divers points comparable à celui d'Hamlet : les deux jeunes gens commettent un meurtre vengeur, pour restaurer la pureté, alors que la débauche s'installe. Tous deux savent à l'avance leur acte inutile, mais ils agissent car il est devenu leur seule raison de vivre. Les deux personnages sont nostalgiques d'une pureté perdue, et en proie à une profonde mélancolie, bien qu'il y ait une différence majeure entre Lorenzo, le débauché, et Hamlet, le jeune homme pur et vertueux. Musset aurait-il donc transformé le mythe d'Hamlet sans en avoir été vraiment conscient en écrivant Lorenzaccio ? Le dernier type de transtextualité est l'architextualité, qui est beaucoup plus abstraite et qui ne se remarque que par des « mentions paratextuelles » comme la notion de « roman », ou d' « essai » par exemple, ce qui n'a pas de lien avec notre sujet. Nous voyons donc se dessiner plusieurs problèmes : l'influence de Shakespeare sur Musset (ou ce que Musset retient de Shakespeare, et à quel point il est imprégné de ses oeuvres) et la réception de Shakespeare par Musset (ou ce que Musset a été amené à lire de Shakespeare, étant donné l'état des relations littéraires anglo-françaises des siècles précédents), qui sont deux choses bien distinctes, d'autant plus que les deux auteurs écrivent dans deux langues différentes. Musset lisait Shakespeare en langue originale26(*) mais peut-être n'a-t-il eu accès qu'à des textes qui avaient été transformés par la censure. De plus, Shakespeare a été traduit et transformé au cours des siècles, et ce, dans des buts particuliers : pour l'anticléricalisme de Voltaire, pour le libéralisme de Madame de Staël, pour la lutte contre le classicisme des romantiques, et il a été adapté au théâtre à maintes reprises, ce qui rend sa réception compliquée.

Enfin, en ce qui concerne le symbolisme de l'ombre et de la lumière, nous remarquons que cette thématique est présente dans la littérature et dans les croyances religieuses depuis les temps de la Bible. Cependant, il s'agit d'opposer l'ombre et la lumière dans une perspective religieuse qui associe l'ombre au Diable, au mal, au mensonge, à l'ignorance, à la damnation, et à la mort, et la lumière à Dieu, au bien, à la vérité, à la connaissance, au salut, et à la vie. En effet, les premiers mots de la Genèse établissent avec évidence cette opposition symbolique:

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l'abîme, et l'Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière Jour, et les ténèbres Nuit. Et il y eut un soir, et il y eut un matin ; ce fut le premier jour 27(*)».

Ainsi le processus de création est fondé sur cette opposition entre lumière et ombre et sur le passage de l'une à l'autre. L'ombre serait le vide et la lumière le plein. L'ombre se situerait du côté du mal et la lumière du côté du bien : la lumière, « bonne » est séparée des ténèbres, qui par opposition sont considérées comme mauvaises. L'opposition entre l'ombre et la lumière devient l'écho de l'opposition entre Dieu et le Diable, entre le Ciel et la Terre, l'ame et le corps. Dans cette perspective, le destin de l'homme est de sortir de l'ombre pour atteindre la lumière, en passant par la foi en Dieu et en ses principes. Les hommes à la conscience pure vont au paradis, alors que ceux dont la conscience est obscurcie par les péchés vont en Enfer.

L'homme se définit alors par son dualisme : il a une âme immortelle qui le rapproche de Dieu, mais qui s'oppose au corps mortel, et ainsi un côté de l'ombre qui s'oppose à la lumière. L'esprit de l'homme est divisé entre ombre et lumière, entre ignorance et connaissance, et il est gouverné par les deux. La lumière représente aussi le savoir. Les philosophes des Lumières comparent leur mouvement intellectuel à une lumière. Se servant de cette métaphore, ils cherchent à éclairer le monde grâce à la lumière de la raison. Ainsi, nous pouvons noter que la lumière peut représenter des idées très variées. L'ombre lui sera opposée, et elle aussi prendra différents sens. Ce symbolisme va être utilisé en littérature, et les personnages de théâtre seront ainsi stéréotypés selon ce même symbolisme. Cependant, lors des premiers courants romantiques en Allemagne et en Angleterre, et même en France, nous remarquons que les personnages principaux ne sont plus stéréotypés, mais ambigus, mêlant l'ombre et la lumière, ce qui renvoie à la véritable complexité humaine. Shakespeare intrique l'ombre et la lumière, et Musset, qui veut créer un théâtre représentatif de l'homme et de ses contradictions, reprend aussi ces notions et les symbolise subtilement pour écrire Lorenzaccio.

Nous avons vu qu'il est difficile de tenter de ranger Musset dans une catégorie particulière. Il se situe en marge des autres écrivains romantiques, et il ne perçoit pas Shakespeare de la même façon : il le met du coté des classiques, avec Racine, qu'il admire. De plus, le théâtre de Musset est problématique, étant donné qu'il n'est pas écrit pour être représenté ; il ne peut donc pas être défini de la même façon que le sont les autres pièces romantiques. Dans quelle mesure peut-il alors être influencé par un dramaturge anglais ? Une autre question se pose : comment deux cultures différentes peuvent-elles se contaminer et se comprendre, c'est-à-dire, est-ce que ce que Musset retient de Shakespeare va avoir le même sens pour la culture française ? Et d'ailleurs, que Musset va-t-il retenir de Shakespeare pour l'intégrer dans son propre théâtre et qu'est-ce qui motive ses choix ? Ces différents problèmes vont s'aggraver d'autant plus que Lorenzaccio est imprégné des contrastes qu'utilise Shakespeare pour représenter le monde. Les antithèses peuvent à la fois rendre compte de la complexité de l'influence shakespearienne, de la complexité de l'écriture et de la complexité du monde représenté. En effet, tout est contradictoire chez Musset. Dans l'avant-propos du Spectacle dans un fauteuil, il prône l'imitation des grands maîtres, qui doit permettre aux élèves de trouver l'inspiration, alors que dans la dédicace de La coupe et les lèvres, il écrit : « Je hais comme la mort l'état de plagiaire ; / Mon verre n'est pas grand mais je bois dans mon verre. » Il écrit du théâtre mais ne veut pas le représenter. Il décrit Florence sans y avoir jamais été, ou en y ayant séjourné très peu. Il écrit un drame politique alors qu'il déclare dans la dédicace du poème Rolla ne pas vouloir mêler la littérature et la politique... Les contradictions sont donc nombreuses chez Musset, mais nous pouvons remarquer que ce sont ces contradictions qui font de ses pièces des chefs d'oeuvres qui gardent toute leur force aujourd'hui. Nous allons nous intéresser plus particulièrement au traitement de la symbolique de l'ombre et de la lumière dans Lorenzaccio, dans la perspective de l'influence de Shakespeare, pour montrer comment toute la pièce se fonde sur cette opposition. Nous retrouvons ces notions, avec une forte connotation symbolique, autant chez Shakespeare que chez Musset. Ces deux auteurs ont tenté de représenter le vrai visage de l'homme, avec ses complexités, avec ses défauts autant qu'avec ses qualités. Il est donc possible de relier thématiquement Musset à Shakespeare, bien qu'ils soient nés dans deux pays distincts, et à des époques bien différentes. Musset comme Shakespeare utilise un théâtre historique qui offre à la méditation du spectateur ou du lecteur des thèmes qui sont d'actualité, comme la légitimité du souverain, l'exercice du pouvoir, ou le droit de se rebeller contre un tyran. Chez les deux auteurs, les pièces sont porteuses des leçons du passé et font référence indirectement au présent : Musset met en scène l'Italie de 1537 pour évoquer de façon critique la France des années 1830, Shakespeare met en scène le passé chaotique de l'Ecosse (Macbeth), du Danemark (Hamlet) ou de l'Italie antique (Julius Caesar) pour l'opposer au présent de la dynastie des Tudor. Les deux auteurs utilisent le passé avec une grande liberté. Enfin, autant chez Shakespeare que chez Musset, l'espace scénique est consacré aux lieux de pouvoir et l'action dramatique est concentrée autour de la dialectique du vice et de la vertu (nous verrons que les personnages associés au vice seront aussi associés à l'ombre, alors que les personnages associés à la vertu seront associés à la lumière, dans le texte de Musset) avec peu de décor et peu de didascalies (le décor est principalement créé par les paroles des personnages). En dehors des analogies thématiques, les deux auteurs semblent faire la même utilisation de l'ombre et de la lumière : ce symbolisme est présent aussi dans la mise en scène, pour définir la complexité des espaces. Nous nous intéresserons chez Shakespeare plus particulièrement aux pièces Jules César, Hamlet et Macbeth. Ces trois sombres tragédies mettent en scène des personnages ambigus dans le sens où ils ne sont pas stéréotypés : les trois personnages principaux, respectivement Brutus, Hamlet et Macbeth, cherchent leur chemin dans la vie, parfois en penchant du côté du bien, parfois du côté du mal. Tous les trois commettent au moins un meurtre, le meurtre d'un puissant qui était devenu un proche ( respectivement de César, du roi Claudius, et du roi Duncan), mais le lecteur n'arrive pourtant pas à admettre qu'ils sont foncièrement mauvais. Ces personnages théâtraux représentent des êtres humains, indécis devant l'action, qui se trouvent forcés par le hasard et par la complexité de la vie à commettre des actes violents dont ils ne réalisent pas bien l'ampleur. Les trois meurtriers ont une vie tourmentée : leurs nuits sont faites de cauchemars ou d'insomnies et ils ne peuvent pas s'empêcher de réfléchir aussi bien à l'acte à venir (autant Hamlet, que Macbeth ou Brutus, qui hésitent devant l'acte), qu'à l'acte accompli (c'est le cas de Brutus et de Macbeth). Nous voyons bien que tous ces personnages, Hamlet, Lorenzo, Macbeth, Brutus, sont semblables du point de vue de leur conscience torturée et véritablement humaine, parce que complexe. Les deux auteurs, Shakespeare et Musset, ont fondé leurs pièces sur un fort symbolisme de l'ombre et de la lumière qui va accentuer la complexité des caractères de leurs personnages, qui sont immergés un monde où tout est contradictoire, et où la quête d'un sens à donner à la vie n'aboutit pas.

L'ombre n'existe pas sans la lumière, le bien n'existe pas sans le mal, et ce sont ces notions opposées, dépendantes l'une de l'autre, qui définissent l'homme et la société, et les relations entre les deux. Le théâtre aussi est fondé sur cette relation particulière entre l'ombre et la lumière : la mise en scène nécessite ces notions, car le spectacle recrée pour le plaisir des yeux une vision du monde. Shakespeare avant Musset avait compris cela, et ses pièces tragiques reposent sur ce symbolisme représentatif de la réalité humaine. Ce manichéisme existe déjà dans la tragédie, mais Shakespeare va au plus profond du coeur humain, puisqu'il mêle constamment les deux pôles de l'ombre et de la lumière. Musset, selon le modèle de Shakespeare, recrée l'ambiguïté et la complexité du caractère des hommes et de la vie, et Lorenzaccio repose entièrement sur ces contrastes. Ainsi, Shakespeare apporte à Musset cette conception de l'ambiguïté et de la complexité de l'humanité. Dans les pièces de Shakespeare, seuls les personnages principaux, comme Hamlet, Macbeth, Brutus et Cassius, ont la conscience torturée entre l'ombre et la lumière et sont véritablement ambigus, alors que le reste des personnages est assez stéréotypé. Chez Musset, dans Lorenzaccio, c'est à tous les personnages que revient cette complexité. Ainsi, Musset reprend l'idée de Shakespeare, mais en la développant. Les deux auteurs ont donc cherché à décrire le vrai visage de l'homme, qui ne se définit pas par une séparation nette entre l'ombre ou la lumière, mais qui mélange les deux. La lumière et l'ombre sont alors interdépendantes, parfois même indistinguables. Nous allons donc nous demander comment Musset reprend le thème de l'ombre et de la lumière que l'on trouve chez Shakespeare, tout en le complexifiant pour mieux définir la réalité humaine.

Nous verrons que Musset utilise à la fois une mise en scène qui exploite les jeux d'ombre et de lumière, et un décor à prendre dans son sens métaphorique. On distingue aussi dans les personnages ceux de l'ombre et ceux de la lumière, du point de vue physique et moral, mais aussi ceux qui sont torturés entre les deux, comme Lorenzo, Macbeth, Hamlet et Brutus, personnages entièrement incorporés à la symbolique du décor. Nous étudierons dans la première partie l'utilisation de symbolismes fondés sur l'ombre et sur la lumière pour représenter la réalité. Dans la deuxième partie, nous aborderons le problème de l'intrication de ces notions d'ombre et de lumière dans la représentation de la complexité de la pièce. Enfin, nous nous pencherons plus particulièrement sur les jeux de regard qui créent ces ombres et ces lumières, et sur le cas du lecteur, qui va rendre subjectivement possible le déchiffrement des symboles et leur compréhension.

PARTIE I

OMBRE ET LUMIERE : UNE SYMBOLIQUE POUR

DECRIRE LE MONDE REPRESENTE

Dans cette première partie, nous allons étudier les notions d'ombre et de lumière dans la perspective du texte de théâtre : dans le décor, les accessoires et dans la mise en scène.

CHAPITRE 1

THEATRALITE COMME METAPHORE DE LA VIE

Au théâtre, l'ombre et la lumière vont avoir une grande importance, puisqu'elles vont permettre le vu et le non-vu. L'organisation de l'ombre et de la lumière provient d'un choix de l'auteur-metteur en scène, qui met en lumière un personnage, un lieu, une action. Les jeux d'éclairage sont subjectifs, asservis à la volonté de l'auteur, et non pas physiquement et biologiquement réels. Il faut remarquer ici que le cas de Musset par rapport au théâtre est différent, puisqu'il a écrit un théâtre destiné à être lu « dans un fauteuil », et non pas à être représenté sur scène directement. Cela dit, tout théâtre, même celui de Musset, fait appel à une représentation, qu'elle soit physique avec des acteurs ou mentale et spirituelle. Le lecteur des pièces de théâtre de Musset a besoin de se créer une image mentale, une représentation du monde évoqué par les mots, pour achever le texte. En lisant le texte de Lorenzaccio, nous remarquons avec surprise le nombre de références faites à l'ombre et à la lumière dans les paroles des personnages. Ces notions sont utilisées à propos de tout, tout au long de texte. Nous pouvons distinguer trois utilisations des notions d'ombre et de la lumière chez Musset (et chez Shakespeare). D'abord, ces notions peuvent être prises dans leur sens concret d'absence ou de présence de lumière dans l'histoire racontée; dans leur sens figuré et métaphorique, l'ombre renvoie l'imagination du lecteur au néfaste, à la mort, à l'entropie, et la lumière renvoie au positif, à la vie et à l'espoir ; enfin, dans leur sens poétique et symbolique, ces deux notions renvoient à des images poétiques et à des croyances légendaires universelles qui sont ancrées dans notre horizon mythique et culturel. Musset, utilisant l'ombre et la lumière dans leur sens mythique, donne ainsi plus de poids au symbolisme sur lequel se fonde toute sa pièce.

Pour représenter la vie au théâtre, le symbolisme est nécessaire à travers ces éclairages et à travers l'utilisation des objets. Comme l'écrit Anne Ubersfeld, « l'espace théâtral apparaît ainsi comme une structure symbolique »28(*). En effet, la scène théâtrale est un lieu qui imite les conditions de la vie humaine grâce à l'utilisation de symboles. Le texte de théâtre se caractérise à la fois par l'organisation matérielle de la représentation, c'est-à-dire par le décor et les accessoires, et par le jeu théâtral, c'est-à-dire par les mouvements et les paroles des acteurs. Tout cela constitue la mise en scène. La mise en scène autant chez Shakespeare que chez Musset repose sur le symbolisme de l'ombre et de la lumière. Ce symbolisme influence toute la pièce, autant sur le plan du fond que de la forme : Musset décrit la dégradation de la société florentine (fond) en se fondant sur une imagerie symbolique (forme) qui rend l'effet de cette dégradation encore plus saisissant, comme nous le verrons par la suite.

1.1. SCENOGRAPHIE

La scénographie est l'art de peindre les décorations scéniques et l'étude de l'organisation d'un espace théâtral. Le terme désigne aussi par extension ce qui constitue la représentation-même de cet espace théâtral, et c'est ce à quoi nous nous intéresserons ici. La représentation d'un lieu se fait par le biais d'un décor, en tant que décoration artistique et en tant que lieu de l'action, ainsi que par le biais des accessoires. L'espace scénique est fortement symbolisé pour accentuer l'effet dramatique de la pièce : des objets symboliques vont permettre de repérer le lieu, étant donné que dans Un théâtre dans un fauteuil les didascalies qui représentent le lieu de l'action sont succinctes. L'objet ou le décor prennent alors toute leur importance en devenant les seuls indices qui permettent de situer le lieu de l'action, d'autant plus qu'ils portent en eux la clé du symbolisme sur lequel repose la pièce entière. Chez Musset par exemple, le motif de la nuit devient directement associé à la mort. C'est ainsi que le théâtre touche au plus près à la réalité, en utilisant des symboles qui nous la font imaginer.

1.1.1. Symbolisation du décor : la nuit

Les scènes cruciales de Lorenzaccio, de même que celles de Jules César, d'Hamlet, ou de Macbeth, se déroulent pendant la nuit. La nuit, l'ombre, le noir, semblent donc porter des connotations importantes pour la compréhension de la pièce. La nuit favorise l'apparition du néfaste, la propagation du mal ; elle encourage à la subversion, à la transgression, au passage à l'acte.

Nous pouvons distinguer deux sortes de nuits. Tout d'abord, il y a la nuit qui est associée au froid et à la mort, la nuit qui révèle les angoisses, qui fait jaillir tous les refoulements de la journée. Cette nuit-là est pleine d'anxiété : elle révèle la faiblesse de l'homme à la vision affaiblie et la puissance des ombres. L'ombre est ce qu'on ne voit pas, et c'est pour cela qu'elle est inquiétante, et mystérieuse. La nuit, pleine d'ombre, protège l'homme mauvais de la lumière et lui permet de relâcher ses pulsions néfastes. La nuit est alors opposée au jour dans le sens où l'on fait la nuit ce que l'on n'ose pas ou ce que l'on ne peut pas faire de jour : dans Lorenzaccio c'est la nuit qui permet les réunions secrètes des bannis (I.6) et l'envoi de courriers secrets (V.1). Dans Julius Caesar, le complot pour le meurtre de César se précise pendant la nuit, et les conspirateurs se regroupent la nuit (II.2). La nuit cache aussi la perversité des meurtriers, qui heurterait la sensibilité du jour. Lorenzo attend la nuit pour assassiner Alexandre. C'est une façon pour lui de refouler son acte, d'agir sans se voir en quelque sorte, et donc de commettre plus facilement un crime abominable. De plus, grâce à la nuit, il ne craint pas d'être arrêté dans sa démarche par l'entourage du Duc: il sait que celui-ci va se retrouver seul et vulnérable. Le Duc croit aller à un rendez-vous galant : il n'est donc pas méfiant, la nuit étant pour lui le moment de la débauche et des plaisirs. Nous retrouvons ce même thème de la nuit comme accomplissement d'actions qui sont inacceptables pendant le jour chez Shakespeare29(*). Brutus, lorsqu'il frappe César, ferme les yeux : il ne veut pas voir son acte, mais en même temps, en fermant les yeux, il se crée une nuit qui lui donne le courage d'agir. L'action permise dans l'ombre s'oppose à la réflexion prudente sous la lumière. La nuit est aussi le moment de la libération des contraintes qui existent pendant le jour ; la nuit permet la

débauche (la fête30(*), le sexe31(*), le laisser-aller dans une violence inutile32(*)) ainsi que le meurtre : L, II.5, Philippe: « Voilà la nuit; la ville se couvre de profondes ténèbres. Ces rues sombres me font horreur - le sang coule quelque part, j'en suis sûr »33(*).

Enfin, la nuit est le moment où les puissants profitent de leur force. Le lien homophonique entre « nuit » et « nuit » provenant du verbe « nuire » prend alors tout son sens. Comme le dit Philippe dans Lorenzaccio, c'est pendant la nuit que sont corrompues les jeunes filles, que sont bannis ou envoyés en prison ceux qui se révoltent (L, II.1 : « Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement ! le vieux Galeazzo et le petit Maffio bannis, sa soeur corrompue, devenue une fille publique en une nuit ! »). C'est aussi pendant la nuit que de nouveaux bâtiments sont construits contrairement à la volonté des citoyens34(*). L'acte II de Lorenzaccio dans sa totalité se déroule de nuit, pendant laquelle le cardinal abuse de son pouvoir pour influencer la Marquise et pour connaître ses desseins (II.3), pendant laquelle Lorenzo corrompt Bindo et Venturi en les faisant travailler pour le compte du Duc et pendant laquelle le Duc jète son dévolu menaçant sur la belle et vertueuse Catherine (II.4), pendant laquelle Pierre attaque Julien Salviati (II.5), pendant laquelle enfin Tebaldeo se corrompt en faisant le portrait du Duc (II.6). La nuit est porteuse de mort, et elle amène la mort de Louise à l'acte III, ainsi que celle du Duc à l'acte IV. De même chez Shakespeare : dans Hamlet, nous remarquons que chaque soir est le moment d'incidents funestes : le premier soir est celui où Horatio, Marcellus et Bernardo aperçoivent le spectre (I.1). Notons que Marcellus et Bernardo ont déjà vu ce spectre deux nuits de suite, et que Hamlet le rencontre la nuit suivante (I.4). La nuit qui suit, la culpabilité du roi est révélée par la pièce de théâtre (III.2) et Hamlet assassine Polonius dans la chambre de la Reine (III.4). Le lendemain soir, le Roi et Laërte mettent au point un complot pour assassiner Hamlet (IV.7) et enfin, la pièce s'achève le dernier soir sur la mort d'Hamlet, de Laërte, de la Reine et du Roi (V.2). Dans Macbeth, le meurtre de Duncan a lieu de nuit, ainsi que celui de Banquo. On attend la nuit pour agir plus discrètement, mais en même temps la nuit a une influence néfaste sur les personnages. Ainsi, la nuit est associée à la mort.

Le deuxième type de nuit est celui qui est lié au monde onirique et surnaturel. La nuit devient alors un espace onirique où la réalisation des pulsions et des rêves devient possible. Elle permet la régression vers l'enfance ou vers les souvenirs, puisque l'imagination est stimulée, mais elle autorise aussi la venue de cauchemars et d'insomnies chez les personnages qui se sentent coupables ou qui ne se sentent pas bien dans leur peau. Marie, la mère de Lorenzo a la fièvre toutes les nuits (III.4). L'Orfèvre ne dort plus la nuit à cause des bruits de fêtes (I.2). Lady Macbeth est prise de somnambulisme pendant la nuit (M,V.1). Brutus, trop inquiet à propos de la conspiration, ne dort pas la nuit (II.1). Mais la nuit est aussi le moment où le surnaturel prend contact avec les vivants, où les spectres sortent : Marie voit le spectre de son fils (L, II.4), Macbeth celui de Banquo lors du repas du soir (M, III.4), Hamlet celui de son père aux environs de minuit (H, I.4), et Brutus celui de César (JC, IV.7). La mystérieuse sorcellerie est associée au nocturne35(*), et Hécate apparaît avec les sorcières pendant la nuit dans Macbeth (III.5). C'est pendant la nuit, alors qu'il était assis sur les marches du Colisée, que Lorenzo a soudain eu comme une révélation mystérieuse et surnaturelle qui l'a convaincu que son devoir était d'assassiner un tyran (III.3). Au début de l'acte I d'Hamlet, les personnages se demandent si le spectre est réel ou s'il n'est qu'une illusion de l'imagination. La nuit est propice au rêve, mais comme le dit Hamlet, « Le rêve n'est lui-même qu'une ombre » (« A dream itself is but a shadow », II.2, v.255). De même, la mère de Lorenzo croit d'abord que c'est réellement lui qui rentre de bonne heure, avec un livre sous le bras, mais ce n'est que son spectre, une illusion. A l'opposé, Maffio croit qu'il rencontre le fantôme de sa soeur en pleine nuit, alors que c'est réellement elle36(*). Ainsi la frontière entre rêve, illusion, réalité et cauchemar est difficilement perceptible, parce que la nuit trouble les repères ; ainsi l'imagination a une emprise plus grande sur l'être, et elle s'oppose alors à la perception distincte permise lors de la journée.

Minuit a une valeur symbolique importante. Si midi est le moment où le soleil est le plus haut et le plus lumineux, par opposition minuit est le moment où le soleil est le plus éloigné, le moment où l'ombre est la plus profonde. Minuit comme son étymologie l'indique est le milieu de la nuit, un moment d'équilibre entre la nuit profonde et le lever du jour, et une concentration extrême du mal que peut causer la nuit. Dans Lorenzaccio, minuit est l'heure fatale de la débauche : c'est à minuit que le duc vient emmener Gabrielle37(*), c'est aussi à minuit que le duc vient pour le rendez-vous avec Catherine38(*) ; mais minuit est aussi l'heure du crime, puisque c'est à minuit que Lorenzo assassine le duc et qu'il donne rendez-vous à Scoronconcolo à minuit (IV.3). Chez Shakespeare, l'heure de minuit est aussi associée à la débauche : dans Hamlet, minuit est l'heure de la fête et des orgies royales39(*), mais c'est aussi l'heure où le fantôme apparaît et où ceux qui pratiquent la magie noire cueillent des herbes pour un breuvage empoisonné40(*). Dans Macbeth, minuit est l'heure la plus propice à l'apparition des trois sorcières, définies par Macbeth comme les « larves de minuit »41(*) .

Ainsi, la nuit, effrayante, dangereuse, propice à la débauche, au meurtre et au surgissement du surnaturel, est associée à la mort, par ce réseau sémantique42(*). La nuit est le système par lequel Lorenzaccio se construit. L'action, les personnages, tout est fondé sur la dégradation, le négatif, la souffrance, la mort. La nuit symbolise l'état d'esprit dans lequel se trouve le personnage, ou instaure un climat qui nous laisse deviner l'action à venir, tout en recréant l'atmosphère inquiétante de la nuit dans la réalité. Le surnaturel jaillit sur scène chez les deux auteurs, mais chez Musset les fantômes n'apparaissent que dans les paroles des personnages. Les mêmes émotions sont donc créées chez le spectateur, mais Musset renvoie ces apparitions terrifiantes dans l'esprit des personnages pour affiner leur déchirement intérieur et le rendre plus impressionnant. Cela permet un détail plus précis de l'intériorité des personnages, auxquels on s'attache plus facilement, d'autant plus qu'ils représentent des âmes humaines tourmentées. Le même enchevêtrement de l'ombre et la lumière est présent chez les deux auteurs, ce qui révèle un même souci de la représentation de la subtilité et de l'ambiguité de l'homme.

1.1.2. Rôle des accessoires dans l'expression du symbolisme de la nuit

Anne Ubersfeld explique43(*) que l'objet est nécessaire au théâtre, puisqu'il permet au dramaturge d'être véritablement compris. Les objets peuvent être présents à la fois de façon concrète, en ce qui concerne les objets utilisés par les personnages et représentés, et de façon abstraite, en ce qui concerne les objets dont les personnages parlent et qu'on ne voit pas sur scène. Anne Ubersfeld détermine ensuite trois sortes d'utilisation des objets : fonctionnelle (objets utiles aux personnages et à l'action), pittoresque (objets qui permettent d'identifier le lieu et l'époque, tout en faisant partie d'une décoration de spectacle), symbolique (objets qui portent un sens au-delà de leur simple utilisation). Nous avons vu que le décor de Lorenzaccio repose essentiellement sur le symbolisme de l'ombre. La nuit est la clé de la construction de la pièce, puisqu'elle en situe les enjeux. De même, les objets font partie de ce système qui est fondé sur l'importance de l'ombre. Ainsi, les objets peuvent être aussi chargés de sens symbolique, comme le décor.

Voyons tout d'abord le rôle des torches, des lanternes, des flambeaux. L'objet torche a tout d'abord un rôle utilitaire ou fonctionnel, puisque les personnages peuvent ainsi s'éclairer dans la nuit. Mais cet objet porte en lui aussi un fort symbolisme. La torche est automatiquement associée à la nuit. Si la nuit symbolise par extension la mort, la lumière de la torche, par opposition, représente la vie : la torche portée par Fléance s'éteint lorsque Banquo perd la vie (M, III.3, v.18-19 : « [ (Banquo) Dies] / Third murderer : « Who did strike out the light ? » »)44(*). Mais le flambeau est utilisé lors de la nuit dans un but malfaisant, ce qui annule ses connotations positives. En effet, Lorenzo, le Duc et Giomo (I.1) utilisent la lumière de leur lanterne pour mieux atteindre leur proie, Gabrielle, qui elle, éclaire son chemin vers la dépravation. Les lumières des bals ne servent qu'à éclairer la débauche florentine (I.2, la femme : « Tiens, le bal dure encore. -Regarde donc toutes ces lumières »). La lumière dans la nuit peut donc se charger d'un sens négatif, puisqu'elle dévoile les victimes et les rend ainsi plus vulnérables. De plus, elle se trouve associée aux symboles de la nuit, puisqu'elle éclaire la débauche et le crime. Une lumière en pleine nuit est corrompue par l'ombre et elle est toujours traître. C'est ainsi que le flambeau se trouve associé à la mort.

Le manteau a aussi toute son importance, ainsi que le masque, comme nous le verrons par la suite ; les personnages masqués ou vêtus d'un manteau se protègent, se cachent pour ne pas montrer leur visage coupable. Le manteau permet de plonger dans l'ombre l'identité du personnage qui s'en enveloppe. Le manteau peut être considéré comme un accessoire de l'ombre puisqu'il apporte l'ombre concrètement sur le personnage qui le revêt et puisqu'il a des valeurs à connotation négative. Le manteau devient ainsi le symbole de la culpabilité lorsqu'il est porté : le Duc et Lorenzo sont « couverts de leurs manteaux » (I.1) alors qu'ils s'apprêtent à emporter Gabrielle. Il permet l'anonymat et le mystère. Dans Julius Caesar, les conspirateurs sont couverts de leurs manteaux lors de l'arrangement du complot (II.1). Les meurtriers sont déjà cachés par la nuit, et de plus ils portent des manteaux et des chapeaux : toute identification est alors impossible. Mais le manteau peut avoir un sens symbolique plus simple, comme celui du repli sur soi pour cacher ses sentiments comme pour Philippe juste après la mort de sa fille, qui met son manteau et s'en va (III.7).

Un autre objet qui porte une connotation d'ombre et de mort est la tombe. La tombe est un accessoire de l'ombre puisqu'elle porte en elle des connotations de mort, et que le corps qu'elle renferme est plongé dans une ombre totale concrètement, ce qui symbolise sa disparition dans le néant. Dans Lorenzaccio, le sens est évident : Philippe qui se penche sur le cercueil de sa fille avant qu'on ferme le tombeau fait ainsi l'adieu à sa fille mais aussi à son double politique, à son énergie et à son idéologie républicaine (IV.6). Dans Hamlet, Hamlet et Laërte sautent tous deux à l'intérieur de la fosse creusée pour Ophélie, exprimant ainsi leur amour pour elle, mais ce saut dans la fosse préfigure aussi leur réunion par une mort commune, par la même épée empoisonnée, à la fin de la pièce.

Le décor et les objets nous permettent de mieux comprendre l'état d'âme des personnages. Ainsi, le décor et les objets ont un pouvoir symbolique qui renforce l'effet dramatique, et qui se fait l'écho du jeu théâtral pour en accentuer le sens. Nous remarquons que Musset s'inspire de Shakespeare lorsqu'il symbolise le décor et les accessoires: il utilise la nuit et l'ombre dans le même but dramatique que Shakespeare, qui est celui d'exprimer une idée de dégradation ou une atmosphère inquiétante par le biais de la scénographie.

1.2. MISE EN SCENE ET EFFET SCENIQUE

1.2.1. La mise en scène imaginaire

Le théâtre de Musset est imaginaire, puisqu'il n'a pas été écrit pour être représenté. Mais la mise en scène existe cependant, et les gestes et de mouvements des personnages sont indiqués à la fois dans les didascalies (peu nombreuses) et dans les paroles des personnages. Musset a écrit en ayant en tête des repères théâtraux et il a donné des indications sur les jeux d'ombre et de lumière. Le lecteur peut ainsi se représenter l'importance qu'il cherche à donner à certains personnages ou à certaines actions. Par exemple, en reconstituant le soleil à la lecture de Lorenzaccio en I.445(*), le lecteur peut se figurer plus précisément l'attitude de Lorenzo : il a probablement la main devant les yeux pour se protéger du soleil ou bien il plisse les yeux.

La lumière est utilisée par l'auteur comme outil pour mettre en valeur un personnage ou une action. Ainsi, ce qui est éclairé est accentué, alors que ce qui reste dans l'ombre a une moindre valeur. Dans la nuit, ou dans l'ombre du théâtre imaginaire, le pouvoir de la lumière, si faible soit-elle, prend plus d'importance. L'éclairage des personnages alors que la nuit règne crée un contraste : le blanc ressort toujours mieux sur un fond noir. Ce système met ainsi l'accent sur l'importance de l'élément éclairé, sur lequel se concentre la lumière. La scène d'exposition de Lorenzaccio utilise ce système pour mettre en lumière le Duc, Lorenzo et Giomo, « une lanterne à la main ». Ces trois personnages de mauvais augure sont éclairés par les lueurs de la lune et par leur lanterne, et la soeur de Maffio, qui « [...] passe dans l'éloignement », reste dans l'ombre, malgré sa lanterne, puisqu'elle passe au fond de la scène46(*).  Dans Macbeth, la scène 1 de l'acte II met en évidence les visages de Banquo, de Macbeth, de Fléance et d'un serviteur. L'accent est mis non pas sur la rencontre, mais sur les visages, sur l'individualité. Les personnages sont alors réduits à leur identité propre, à leurs seuls visages coupables ou innocents. La lumière des torches crée des auras en quelque sorte, autour de chaque groupe (le groupe Fléance-Banquo et le groupe Macbeth et son serviteur), et ces lumières permettent de séparer symboliquement le groupe de Banquo, qui se situe du côté du bien (il va se mettre au lit après avoir couche le roi), de celui de Macbeth, qui se situe du côté du mal (il se prépare pour le meurtre). Le décor reste dans l'ombre ; ce qui importe à ce moment-là est de bien repérer les protagonistes : il n'est peut-être pas anodin que Macbeth rencontre Banquo peu avant de commettre le meurtre, Banquo qui était là lors des prédictions des sorcières. Nous pouvons remarquer que Fléance est toujours porteur de lumière quand une action néfaste survient : il est présent aussi lors du meurtre de Banquo. C'est à lui que revient la royauté, en tant que descendant de Banquo. Ainsi les torches dans la nuit mettent en lumière les personnages qui auront un rôle dans l'intrigue, les isole de l'ombre.

D'autre part, la lumière lors de la mise en scène est asservie au symbolisme sur lequel est fondée toute la pièce. Ainsi une douce lumière évoque la paix et le bien-être, alors que la nuit ou des lumières en faisceau évoquent le danger et la mort. Les personnages sont plus effrayants de nuit, et leur ombre devient menaçante47(*). En effet, tout ce qui reste à l'état de non-vu ou de non-dit peut se charger de toutes les virtualités ou de tous les défauts, grâce à la puissance de l'imagination. Catherine a peur des bannis parce qu'elle ne leur parle pas, qu'elle ne les voit pas, et qu'elle ne les comprend pas. Son imagination lui fait alors penser qu'ils sont beaucoup plus néfastes qu'ils ne le sont en vérité. Le lieu sombre peut s'accorder à l'humeur et à l'imagination du personnage. L'ombre est donc le symbole du mystérieux. Les paroles ou les actes sombres seront ceux qui ne sont pas compréhensibles et qui restent mystérieuses : ainsi, le « mystère plus sombre » que La Marquise ressent après son entrevue avec le Cardinal (II.3), les « sombres paroles » de Lorenzo à Philippe (III.3), et le « fil mysterieux [...] [des]sombres pensées » du Cardinal (IV.4) cachent un sens second, une mystérieuse idée qui n'est pas avouée. L'ombre est aussi le symbole de la peur. Un personnage éclairé sur un fond sombre (comme les spectres, qui apparaissent de nuit) sera plus inquiétant qu'un personnage sombre sur un fond clair : le regard se concentre sur le plus visible, c'est-à-dire sur ce qui est éclairé, que ce soit un personnage ou tout un paysage, et ainsi le personnage clair sur un fond sombre sera plus facilement surprenant. La menace d'un personnage sombre sera atténuée par la vision rassurante du paysage éclairé. La lumière du jour, douce, apaise. Elle permet un dévoilement total et donc supprime l'inquiétude créée par le mystérieux, ou par ce que l'on ne voit pas bien. Ce qui est éclairé est plus facile à voir et à comprendre, et perd ses ambiguïtés. La lumière peut donc être alors associée au positif, même la nuit, s'il s'agit de la lumière de la demeure familiale, par exemple, dans le sens où elle calme : Maffio en I.1 s'apaise lorsqu'il remarque que la douce lumière de la chambre de Gabrielle (« J'aperçois faiblement la lumière de sa lampe entre les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant, mes folles terreurs se dissipent; les battements précipités de mon coeur font place à une douce tranquillité »). Dans la même symbolique, les fenêtres qui laissent entrer une lumière naturelle sont sources de bien-être pour les personnages. Elles leur permettent une échappatoire à la dure réalité de la vie, et l'évasion vers le rêve ou vers l'idéologie. La vision à travers la fenêtre réconforte le personnage, lui permet de s'épancher, de dévoiler ses sentiments. La Marquise (II.3) et Philippe (II.5) cherchent un apaisement et une solution en regardant par la fenêtre. La fenêtre ouverte est un signe positif de communication et d'ouverture de soi, donc de la vérité de l'être qui veut s'exprimer. C'est ainsi que la fenêtre peut être associée à la clarté de la lumière : ces deux éléments symbolisent l'absence rassurante d'ambiguïté. La Marquise, lors de son entrevue avec le cardinal, perd son calme : comme les questions de ce dernier se multiplient, elle y répond de moins en moins clairement et commence à perdre son sang-froid, puis elle se lève, s'agite, et leur discussion devient plus violente, jusqu'à ce que le cardinal sorte. Restée seule, après s'être posée des questions auxquelles elle ne peut pas répondre, elle ouvre la fenêtre et interroge la ville, qui lui permet de retrouver peu à peu son calme (II.3 : « Et pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi, Florence ? Qui est-ce donc que j'aime ? Est-ce toi ? Est-ce lui ? »). La fenêtre ouverte amène l'espoir contrairement à la fenêtre fermée qui symbolise l'enfermement pesant et la solitude. La Marquise cherche à la fois un apaisement et un soutien auprès de la ville et une réponse à ses questions. Philippe cherche aussi une réponse à ses inquiétudes en regardant par la fenêtre (II.5 : « Où sont-ils maintenant ? ») : il essaie de deviner ce qu'il est advenu de son fils, mais sans calme cette fois, puisque la fenêtre s'ouvre sur la nuit. La nuit ne répond à ses interrogations que par des ambiguïtés, et elle ne propose aucun apaisement.

Ainsi la lumière (celle des torches ou des fenêtres par exemple) attire le regard du lecteur-spectateur sur un personnage ou sur une action importante. Elle joue ainsi le rôle d'indice. C'est ainsi que la mise en scène imaginaire fonctionne : le lecteur devient spectateur en se créant une représentation mentale de la pièce, en reconstituant les ombres et les lumières du monde de Lorenzaccio, grâce à ces indices. L'ombre et les espaces lumineux ont aussi un rôle symbolique : ils intensifient et font écho aux sentiments de peur ou de bien-être liés à la nuit ou au jour. La mise en scène explique les réactions des personnages, par cet espace symbolique.

1.2.2. La mise en scène faite par les personnages

Henri Lefebvre écrit, à propos de la jeunesse française à l'époque de Musset : « Chacun, dans le trouble, dans l'inquiétude, devant l'oppression et l'étouffante tyrannie, chacun se fabrique sa liberté factice. Chacun porte un masque, se livre à une comédie forcenée, se livre à une mise en scène spectaculaire de soi »48(*). Nous remarquons que cette citation peut être aussi attribuée aux personnages de Lorenzaccio, qui subissent la tyrannie du Duc de Florence. En effet, les personnages se mettent en scène, jouent un rôle, se déguisent, répètent. La fête, qui revient sans cesse à Florence, sous forme de noce, de bal ou autres, est une sorte de spectacle divertissant que le peuple observe (les écoliers, l'Orfèvre et le marchand de soieries, les bourgeois, qui commentent ce qui se passent et critiquent les attitudes de tel ou tel personnage49(*)). Mais avant le grand spectacle, il y a les répétitions : Lorenzo répète avant le meurtre du Duc (III.1 et IV.9), les conspirateurs dans Julius Caesar décident de l'heure et font les dernières mises au point (II.1), Macbeth et sa femme se rassurent mutuellement pour se préparer mentalement à l'entrée en scène (I.7 et II.1). Même avec l'amour, les personnages jouent : le Duc décide de faire semblant de dormir pour ne pas avoir à discuter avec Catherine (IV.11).

Pendant leur jeu scénique, les personnages portent des masques et des déguisements50(*). Ils se mettent en scène pour être vus, tout en protégeant leur réelle identité. Le mouvement de Lorenzo qui du «fond d'une galerie basse » avance jusqu'à « monte[r] l'escalier de la terrasse » (I.4) est symbolique de ce désir d'apparaître à la lumière, pour se révéler aux autres et à lui-même. Ce spectacle lui permet de justifier son existence par l'action qui se veut grandiose du meurtre du Duc et de justifier aussi son rôle à proprement parler, son existence en tant que personnage de théâtre. D'ailleurs, il tue le Duc après l'avoir réveillé en disant : « Dormez-vous, Seigneur ? » (IV.11), pour bien s'assurer que le Duc ouvre les yeux et sache que c'est lui qui le tue. Macbeth, au contraire, le meurtrier agit en pleine nuit, sans même la moindre étincelle de lumière, parce qu'il ne veut pas être reconnu, et il tue le roi, qui est aussi son cousin, alors qu'il est endormi. Il y a ainsi un jeu entre le vu et le non-vu, et aussi un jeu sur les illusions et les apparences du monde théâtral.

Il semble y avoir donc un théâtre dans le théâtre, parce que les personnages jouent un rôle en dehors du simple rôle désigné par l'auteur. Philippe évoque directement le terme de comédie jouée par Lorenzo (III.3 : « Si je t'ai bien connu, si la hideuse comédie que tu joues m'a trouvé impassible et fidèle spectateur, que l'homme sorte de l'histrion ! » et « Le rôle que tu joues est un rôle de boue et de lèpre [...] »). Nous trouvons une évocation du théâtre dans Hamlet : c'est la pièce de théâtre qui va permettre la révélation de la vérité, la culpabilité de l'oncle (III.2). Le dévoilement de la vérité passe ainsi par l'ombre et l'illusion. Il s'agit alors d'un autre type d'ombre : celui lié non plus à la nuit et au sombre mais au mystérieux et au caché. Nous pouvons noter aussi l'utilisation du rideau comme objet de théâtre dans la scène où Hamlet assassine Polonius dans la chambre de sa mère. Le rideau est ici utilisé à la fois en tant que créateur d'ombre (ce qui est derrière le rideau reste sombre car non éclairé) et de mystère (puisqu'il cache). Hamlet frappe violemment et aveuglément à travers le rideau ; lorsqu'il tire le rideau et qu'il dévoile le corps de Polonius, l'effet est spectaculaire pour tous. D'où la double utilisation du rideau, à la fois présent fonctionnellement pour les personnages mais aussi réellement pour les spectateurs de théâtre. Mais si Hamlet joue la folie, Lorenzo ne joue la débauche, l'insolence et la lâcheté qu'à moitié : ce sombre masque est devenu son vrai visage et l'a fait sombrer dans la nuit avec lui.

Ainsi, la mise en scène joue aussi avec l'ombre et la lumière: Musset a repris de Shakespeare le symbole de la lumière comme apaisement, rêve et espoir, ainsi que le symbole de l'ombre comme mystère et terreur. L'ombre et la lumière sont aussi utilisées comme outils de théâtre puisqu'elles permettent les jeux de vu et de non-vu, de mise en valeur de certains personnages par rapport à d'autres ou des jeux de mise en abyme avec l'utilisation des rideaux ou du thème des répétitions, à la fois sur scène et dans l'histoire représentée.

Nous avons vu que la mise en scène, le décor, les objets, étaient utilisés de façon symbolique, pour correspondre au réseau de signes sur lequel est fondée la pièce. Ces signes accentuent le sens donné aux gestes et aux actions, et de même, ils accentuent l'émotion que ressent le lecteur-spectateur. Ainsi la dégradation de Florence est représentée par le caractère oppressant de la nuit, qui est l'épicentre du crime et de la débauche, et par des objets scéniques correspondant à cette thématique de l'ombre, comme la torche, le manteau, et la tombe, qui sont associés à un symbolisme négatif. La mise en scène imaginaire accentue les contrastes entre l'ombre et la lumière, en dénotant l'importance particulière d'un personnage ou d'une action. Enfin la mise en scène faite par les personnages est aussi sous le contrôle de ce symbolisme, avec l'utilisation de costumes et de rideau comme ombres dans le sens d'illusion. Nous remarquons que les éléments de la mise en scène (autant le décor que les accessoires ou que l'organisation de l'action) qui renvoient à la symbolique de l'ombre sont présents avec un caractère quasi obsédant, alors que ceux renvoyant à la symbolique de la lumière sont presque absents, étouffés par l'ombre. La mise en scène est fortement symbolique pour représenter plus facilement la réalité, en la faisant imaginer au lecteur par des détails significatifs. On passe spirituellement de la nuit et au jour réels à des représentations imaginaires, ce qui correspond à la thématique du Spectacle dans un Fauteuil. Ces images récurrentes de la nuit et de l'impur leur donnent une existence concrète, et plutôt que de peindre la débauche à Florence de façon détaillée, Musset nous fait comprendre qu'elle s'insinue partout en utilisant ces images obsédantes et lancinantes, qui reviennent toujours, à propos de tout. Ce nouveau théâtre, sans limites, est ainsi plus proche de la représentation de la réalité.

Si la mise en scène est fortement symbolisée, les personnages et les atmosphères le sont aussi, eux qui sont inclus à cette mise en scène et qui ne peuvent pas en être détachés.

CHAPITRE 2

La representation imaginaire DES PERSONNAGES ET DE LEUR ENVIRONNEMENT

Lorsque Musset écrit des pièces de théâtre à lire dans un fauteuil, il modifie l'utilisation simple que le lecteur avait des mots. Avec ce nouveau théâtre, les mots ne se donnent pas simplement à lire, mais ils se donnent aussi à voir, beaucoup plus que dans n'importe quel autre texte. Le théâtre de Shakespeare est lui aussi expressif: le manque de moyens de la scène élisabéthaine doit se combler par des actions et un symbolismes riches. L'utilisation de spectres, par exemple, apporte beaucoup du point de vue des émotions et des impressions créées chez le spectateur. Musset reprend cette méthode (à moindre échelle puisque dans Lorenzaccio les spectres n'apparaissent que dans le langage), et il associe au symbolisme de l'ombre et de la lumière des personnages, des lieux, des atmosphères, ou encore des astres, mais tout cela dans des images abstraites, et non pas sur scène. Ces images donnent plus de force à la pièce.

2.1. LA PEINTURE DES PERSONNAGES

Nous avons vu que pour nous plonger dans l'atmosphère de cette société en décomposition Musset n'hésitait pas à fonder tout son texte sur un réseau puissant de symboles liés à la dialectique de l'ombre et de la lumière, symboles qu'il a pu découvrir chez Shakespeare. Nous pouvons retrouver cette même symbolique dans le développement des personnages, ainsi que dans l'environnement à lequel ils sont liés. Même si les personnages ne sont pas stéréotypés dans Lorenzaccio, il reste cependant quelques figures qui se situent ou bien du côté de l'ombre ou bien de celui de la lumière.

2.1.1. L'illustration de l'ombre

Nous avons vu précédemment que l'ombre pouvait se définir par la débauche, par le vice, par le meurtre, puisque à ces thèmes se trouve toujours associée une couleur sombre. L'ombre connote donc le négatif, comme nous l'avons vu ; de même, les personnages porteurs de valeurs négatives à cause de leur débauche ou de leurs vices peuvent être associés à l'ombre. Tout un éventail d'adjectifs ou de métaphores est lié à ces thèmes. Le premier personnage à être associé à la thématique de l'ombre est le Duc Alexandre de Médicis. En effet, il corrompt la ville entière de ses moeurs impures, de ses vices, de sa perversion. La Marquise lui apprend que « Florence [l']appelle sa peste nouvelle» (III.6). Nous pouvons penser à la peste noire, qui par sa couleur connote l'ombre, et nous pouvons aussi associer toutes les maladies avec l'ombre, puisqu'elles sont porteuses de mort. Le duc est aussi qualifié de « figure sinistre » (I.5). De même, nous pouvons dire que Lorenzaccio se trouve plutôt être du côté de l'ombre dans les paroles des autres personnages. En effet, Philippe parle de lui comme de quelqu'un qui porte en lui la souillure : « Quand les pierres criaient à ton passage, quand chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang humain, je t'ai appelé du nom sacré d'ami [...] ; j'ai laissé l'ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur, et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur ma main la trace hideuse du contact de la tienne » (III.3). La souillure apporte une ombre sur ce qui était pur. Lorenzo agit dans l'ombre du Duc ; il est son second, entremetteur de ses affaires ; il est souillé par son cousin. De plus, il peut être qualifié d'ombre aussi dans le sens où son caractère ne peut pas être clairement défini. Il reste un personnage mystérieux, dont on ne comprend pas clairement les motivations. Macbeth, lui, est maudit51(*) : il est le jouet des sorcières qui font de la magie noire. Il est donc un personnage d'ombre puisque les prédictions des sorcières l'ont perverti, qu'il est le meurtrier de son cousin, hôte et roi Duncan, et de son ami Banquo. Lorenzo est maudit lui aussi, par les paroles de Pierre Strozzi : « Maudit soit ce Lorenzaccio, qui s'avise de devenir quelque chose ! » (V.4). La culpabilité est liée à la couleur noire, et ainsi à l'ombre, dont la couleur est noire : le roi, dans Hamlet, prie à la scène 3 de l'acte III, mais il est torturé par sa conscience coupable et il s'exclame : « O bosom black as death ! » (« O conscience noire comme la mort ! »). Cette exclamation lie aussi la couleur noire à la mort.

Beaucoup de personnages sont les ombres des autres, et il peut ainsi se dégager une thématique de doubles. L'un des deux personnages est porteur de lumière, alors que le second est l'ombre créée par cette lumière. Ainsi, le Cardinal se fait l'ombre de l'Empereur Charles Quint, comme le remarque la Marquise : « César a vendu son ombre au diable ; cette ombre impériale se promène, affublée d'une robe rouge, sous le nom de Cibo » et comme l'admet le Cardinal : « [...] l'ombre de César [...] est assez grande pour intercepter le soleil de Florence » (IV.4). Le Cardinal (ombre) est ici le double de Charles Quint (qui est associé à un soleil) ; tous deux sont porteurs de caractéristiques négatives, en tant que personnages néfastes et diaboliques. Philippe et Lorenzo seraient une paire, eux aussi. Lors de leur conversation en III.3, Philippe s'exprime : « [...] j'ai laissé l'ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur [...] ». Lorenzaccio serait l'ombre qui souille l'honneur de Philippe. Cette ombre est aussi la preuve que Lorenzo se dédouble, puisque l'ombre de sa mauvaise réputation sous-entend qu'il y a une part de lui qui reste lumineuse pour générer cette ombre. Le dernier couple serait le Duc et Lorenzo : Alexandre est associé à un soleil en tant que duc de Florence52(*), et sa luminosité crée une ombre, qui est Lorenzo. Scoronconcolo analyse en III.1 : « Est-ce que sur deux hommes au soleil il n'y en a pas toujours un dont l'ombre gêne l'autre ? ». Il a remarqué que Lorenzo avait un ennemi, et nous savons que cet ennemi est le duc. Les paires semblent donc avoir besoin parfois de se séparer, puisque selon cette phrase, l'ombre de l'un gêne l'autre. Ainsi, Lorenzo est dans l'ombre du Duc, il le suit comme son double ; mais s'il veut se réaliser et retrouver sa propre identité, il lui faut supprimer Alexandre pour profiter de la lumière, et si possible devenir à son tour la lumière.

Cependant, l'ombre d'un homme est à différencier d'une ombre d'homme, d'où résulte non pas un double mais un affaiblissement de l'être. C'est le cas de Lorenzo, qui a un double, mais dont le double est une image affaiblie de lui-même ; l'ombre reste alors la seule trace valide de son existence : «  Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache aujourd'hui mon coeur à quelques fibres de mon coeur d'autrefois ? » (III.3). Cette image permet au lecteur de mieux se représenter la dégradation de Lorenzo et sa chute dans l'ombre. Le lecteur a ainsi une autre preuve de la conscience torturée de Lorenzo, ce qui le rend plus émouvant puisqu'il est plus proche de la réalité humaine. Lorsque le Cardinal parle d' « ombres d'hommes gonflés d'une ombre de puissance » (II.3), il s'agit là aussi d'hommes qui ne sont qu'une image dégradée de la virilité, et qui ainsi, seront une proie facile dans la machination diabolique du cardinal. Ils serviront aisément d'ennemis au Duc pour que Cibo puisse avoir le pouvoir sur lui en toute facilité. Ombre alors est à prendre dans le sens d'illusion, d'apparence, voire même d'absence : l'ombre d'un homme ou l'ombre d'un Lorenzo reste la marque de l'absence d'un homme véritable ou d'un vrai Lorenzo.

Enfin les spectres (qui sont représentés physiquement par une ombre qui marche) et tous les morts peuvent être liés à l'ombre. Les spectres apparaissent lorsqu'ils ont l'âme en peine. Le spectre du père d'Hamlet apparaît pour réclamer vengeance, parce qu'il a été assassiné et qu'il ne peut pas trouver le repos. Le spectre de Duncan n'apparaît pas dans Macbeth, ce qui peut paraître curieux. Par contre, le spectre de Banquo surgit lors du banquet pour s'asseoir à sa place à table, sans parler, mais dont la présence tourmente Macbeth, car il est la preuve de sa culpabilité53(*). Le spectre de César vient annoncer Brutus sa mort prochaine. Le spectre de Lorenzo est différent, étant donné qu'il est le spectre de quelqu'un qui n'est pas mort. Il désigne alors l'autre Lorenzo, la part insaisissable de lui-même, celle du passé. Il est le « spectre de [s]a jeunesse » (IV.5). Il accompagne Lorenzo pendant qu'il découvre la réalité des hommes54(*). Lorenzo parle aussi du spectre de son père en IV.3, et Philippe de la « foret de spectres » que constituent les Huit. (III.3). Les évocations de spectres sont nombreuses dans Lorenzaccio, à la fois au sens propre et au sens figuré : Marie compare Lorenzo à un « spectre hideux » (I.6), et la même dénomination revient à Florence dans la bouche des bannis en I.6 ; le portier en deuil au palais des Strozzi a « l'air d'un spectre qui sort d'un tombeau » (IV.2) selon Pierre. C'est cependant à Lorenzo que la notion de spectre revient le plus souvent55(*). Les morts nombreuses qui surviennent dans Lorenzaccio peuvent aussi etres associées à l'ombre. Elles ne sont pas des morts heureuses, mais au contraire inutiles et atroces56(*) : Marie meurt de chagrin, Louise est empoisonnée, le Duc est tué par le fer, les étudiants assassinés pour rien, Lorenzo se fait attaquer de dos en pleine rue, et de nombreux meurtres sont commis, lors d'émeutes57(*), d'agressions faites par l'armée allemande58(*), ou encore dans

l'entourage du Duc59(*), qui est aussi accusé d'avoir empoisonné sa mère60(*) et son cousin

Hyppolite de Médicis61(*).

2.1.2. L'illustration de la lumière

Les personnages qui se trouvent associés à des termes représentant la lumière sont beaucoup moins nombreux dans Lorenzaccio, puisque la pièce décrit la dégradation de la ville. Cependant, nous pouvons trouver deux types de personnages qui ont un rôle « lumineux » .

Tout d'abord, il s'agit de la royauté, même si, comme nous le verrons dans la seconde partie, la mauvaise royauté ou la tyrannie peut glisser vers l'ombre. Les puissants sont souvent qualifiés de « soleil ». Lorenzo s'exclame « [...] je vous répète que d'ici à quelques jours, il n'y aura pas plus d'Alexandre de Médicis à Florence, qu'il n'y a de soleil à minuit » (III.3). Cette phrase, fondée sur une opposition entre l'ombre et la lumière, associe Florence à minuit, ce qui renforce le caractère néfaste de la ville, et le Duc à un soleil. Ce parallélisme indique donc que le pouvoir, dans de bonnes mains, serait un moyen de faire régner la lumière, la paix et l'ordre dans une ville qui sans cela, serait réduite au chaos de la nuit. La Marquise et le Cardinal Cibo utilisent aussi cette notion de soleil pour parler du Duc62(*). Philippe croit aussi à la possibilité d'un caractère positif du pouvoir : «C'est ainsi que la lumière d'une seule épée peut illuminer tout un siècle » (V.2) Lorenzo est un idéaliste, et il croit à la possibilité d'un bon régime pour les citoyens. Les chefs d'Etat pourraient avoir un rôle positif. Ainsi, idéalement, le pouvoir politique à Florence pourrait être du côté de la lumière, le Duc pourrait s'il le voulait être un bon chef. Mais Lorenzo est vite désabusé et il perd la foi en la possibilité d'un régime idéal, car toutes les sortes de pouvoir par lesquelles il est entouré sont marquées de négativité : même le pouvoir religieux est corrompu. A partir de là, les évocations du pouvoir sont liées à celle de l'ombre (d'où la comparaison du sceptre du pouvoir à une hache). Le pouvoir peut être ambivalent, comme nous le verrons dans la deuxième partie.

Les femmes pures sont le second type de personnage qui est associé à des notions de lumière. Mais nous verrons dans la deuxième partie que les femmes peuvent être corrompues et alors elles sont associées à l'ombre. La pureté peut être rapprochée de la lumière en ce qu'elle porte en elle des valeurs positives, comme la lumière. La vertu s'oppose à la corruption, et la pureté à la souillure ; nous avons vu plus haut que la corruption et la souillure étaient associées à l'ombre, donc, par opposition, la vertu et la pureté peuvent être associées à la lumière et au blanc. De plus, la lumière « montre », « dévoile »,  contrairement à la nuit qui « cache » et crée le mystère et l'ambiguïté. Marie, Louise et Catherine sont toutes trois dans Lorenzaccio des exemples de femmes pures et vertueuses. La mère de Lorenzo est en divers point semblable à la femme de Brutus, Portia, qui meurt de chagrin et d'amour en apprenant les desseins de son mari, comme Marie meurt de chagrin en apprenant ceux de son fils. Catherine est qualifiée par des termes évoquant la blancheur et la pureté, comme la colombe (IV.5 : « Catherine n'est-elle pas vertueuse, irréprochable ? Combien faudrait-il pourtant de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils roux ? »), et le lait (IV.5 : «[...] une goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d'honnêtes enfants »). Le « sein » de Catherine peut nous faire penser au sein d'Ophélie, qu'Hamlet évoque dans le poème qu'il lui écrit : « In her excellent white bosom, these, &c. » (« Dans la blancheur délicieuse de ton sein... ») (II.2, v.113). Louise est associée au soleil, à la jeunesse et à la vie, et aux fleurs, comme l'est aussi Ophélie63(*). Louise et Catherine sont aussi pures, belles et vertueuses que l'est Ophélie, « fair and unpolluted flesh » (V.1, v.220) ( « à la belle chair immaculée »). Ces femmes représentent la spontanéité, l'innocence et la sincérité. Le problème, c'est que ces figures sont menacées de corruption ou de mort, et que dans la plupart des cas, elles disparaissent, vaincues par la société.

Ainsi, par petites touches, Musset nous offre la peinture du caractère des personnages. Le texte nous permet ainsi de nous représenter en quelque sorte les couleurs majeures symboliques des personnages.

2.2. UN ENVIRONNEMENT SYMBOLIQUE

Les jours et les nuits se succèdent, comme marqueurs du temps et de l'espace, mais nous avons vu que la nuit est plus propice à l'action, que les ténèbres expriment en quelque sorte un désordre cosmique. Les couleurs du monde physique ont ainsi une influence sur l'âme des personnages : la nuit les incite à commettre des actions impures. Il semblerait donc que les périodes du temps et l'espace soient asservis au symbolisme de l'ombre et de la lumière, en plus d'avoir une fonction proprement dramaturgique.

2.2.1. Lieux et atmosphères : la ville contre la campagne

L'opposition la plus perceptible est celle entre le monde urbain et la nature. Le monde urbain est associé à la nuit et à la mort, aux fêtes fatigantes, aux vices et à la débauche. Nous avons vu que les scènes majeures de Lorenzaccio se déroulent de nuit : c'est de nuit qu'il nous est donné de voir le plus de facettes malsaines de la ville de Florence. Nous avons vu aussi que la ville est le lieu de corruption par excellence, que ses rues sont dangereuses, que ses palais renferment du vin et des femmes, que ses citoyens s'entretuent. A l'opposé se trouve la nature, évoquée dans sa beauté simple, dans sa sincérité, dans sa pureté, car elle n'a pas été transformée par l'homme. La nature est le lieu du repos et de la douceur. Ainsi, l'opposition entre la ville et la campagne constitue deux types d'atmosphères, une atmosphère liée au sombre, au négatif, à l'anxiété et une autre liée au lumineux et au positif, au calme. Dans Lorenzaccio, la ville, par son caractère clos, représente l'univers étouffant et mortifère du pouvoir, d'où personne ne ressort indemne. La ville est impure, maudite par les

bannis64(*). Florence actuelle, spectre de l'antique Florence, est associée à des termes sombres comme « peste » (qui fait référence à la peste noire), « spectre », « fange crapuleuse» et « fange sans nom » (sol assombri par la souillure), et « malédiction » (comme Macbeth, elle est maudite, donc elle est associée à l'enfer, au côté obscur). Le terme « bâtarde » indique aussi une origine impure ou mystérieuse. Les rues de Florence sont « sombres » (II.5). Maffio se plaint que « [l]a ville est une forêt pleine de bandits, pleine d'empoisonneurs et de filles déshonorées » (I.1). Cette phrase fait de la ville le double dégradé de la nature, puisque la forêt urbaine, pour reprendre la métaphore de Maffio, est corrompue. La nature, au contraire, est une porte ouverte sur l'espoir et sur le passé (du moins pour le personnage de Lorenzo). Avant de commettre le meurtre, des images de son passé pur lui reviennent à l'esprit, pour lui donner du courage, pour lui montrer qu'il y a, quelque part, une humanité à sauver, et cette humanité se trouve dans la nature : « Ah ! quelle tranquillité ! quel horizon à Cafaggiulo ! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon ! la chèvre blanche revenait toujours, avec ses grandes pattes menues » (IV.9). Les chèvres, le linge qui sèche et la belle et jeune Jeannette, évoquent la luminosité, la blancheur (d'autant plus que les chèvres servent à donner du lait, lui aussi de couleur blanche) et la pureté (avec le linge propre). Après le meurtre, Lorenzo ouvre la fenêtre pour mieux imaginer ce qu'il a sauvé de la souillure : « Que le vent du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! Ô nature magnifique, ô éternel repos ! » (IV.11). Lorenzo a le sentiment que maintenant que le Duc est mort, la vie retrouve sa pureté, et que  la nature reste intacte, offrant le repos et le bien-être. En quelques touches évocatrices, en quelques menus détails, Musset nous fait imaginer ce paysage de lumière contre celui de l'ombre.

2.2.2. Les variations climatiques

La vie de l'homme est liée au cycle des saisons, de jours et de nuits qui se succèdent. Macbeth sent que sa fin est proche et il utilise la métaphore de l'automne pour parler de sa vie : « My way of life / is fall'n into the sear, the yellow leaf [...] » (V.3, v.22-23 : «Le chemin de ma vie tombe dans le temps de la feuille jaune [...] »). Mais si la vie de l'homme est liée au cycle des saisons, ses sentiments semblent liés aux variations climatiques, à moins que ce ne soit l'inverse, et que les actes des hommes ne changent le climat. Les meurtres que les hommes perpétuent sont contre nature, et ils peuvent déchaîner la colère des éléments qui protègent et vénèrent la vie65(*).

Dans Lorenzaccio, l'ombre est rattachée à l'évocation de l'hiver et de la mort. La Marquise attend le printemps pour quitter Florence et pour aller à Massa (I.3); en attendant, c'est l'hiver et elle se laisse corrompre par le Duc. Le printemps, à l'opposé, symbolise la renaissance (les fleurs renaissent, I.2), l'amour et la paix. Le bonheur fait référence à un temps ensoleillé, comme nous pouvons le remarquer avec les souvenirs de Lorenzo ou avec les pensées de la Marquise. Dans Hamlet, le deuil du Roi et le remariage de la Reine ont lieu en hiver, par un temps très froid. Il en est de même pour le deuil de Philippe, dans Lorenzaccio.

Cet hiver-là est humide : un convive dit à Philippe, comme celui-ci veut sortir juste après l'empoisonnement de sa fille : « Il fait un orage épouvantable ; reste ici cette nuit » (III.7). La pluie peut symboliser une tristesse mélancolique, mais l'orage, plus violent, symbolise un profond désespoir. L'orage survient toujours au moment où la tension est la plus haute. Il est synonyme de mort. Dans Le Roi s'amuse, Triboulet s'exclame : « Quel temps ! nuit de mystère ! / Une tempête au ciel ! Un meurtre sur la terre ! »66(*). Ce thème présent dans la littérature romantique des sentiments du personnage qui sont en parallèle avec l'état de la nature est déjà présent chez Shakespeare : les personnages peuvent troubler le climat, mais les variations climatiques annoncent aussi un évènement néfaste. La nuit se trouve souvent associée aux orages, aux éclairs, au tonnerre. Ces orages sont liés à l'idée de la mort. Dans Macbeth, les trois sorcières n'apparaissent que par temps d'orage, quand le tonnerre éclate,67(*) ce qui symbolise leur caractère néfaste. Dans Julius Caesar aussi, le tonnerre et l'orage créent une atmosphère de danger, un danger pour César, lorsque les conspirateurs se rencontrent68(*). Ces évènements climatiques servent aussi de mauvais présage à ceux qui croient au caractère divin des éléments. Lorenzo, lui, se compare au tonnerre : « Pendant vingt ans de silence, la foudre s'est amoncelée dans ma poitrine ; et il faut que je sois vraiment une étincelle du tonnerre, car tout à coup, une certaine nuit que j'étais assis dans les ruines du Colisée antique, je ne sais pourquoi je me levai ; je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu'un des tyrans de ma patrie mourrait de ma main » (III.3). Il est l'un des quatre éléments ; il est le feu, tout puissant lors de l'orage. Le tonnerre qui vit en lui est symbolique de son besoin de commettre un meurtre. Les éléments climatiques se font donc l'écho des sentiments des personnages, de leur désir de nuire, et créent une atmosphère inquiétante.

Ainsi, la nuit et le mauvais temps, comme le temps d'orage par exemple, préfigurent symboliquement par leur caractère sombre (puisque c'est l'absence de la lumière directe du soleil qui crée le mauvais temps) une action néfaste. A l'opposé, un ciel lumineux et dégagé, qui laisse passer la lumière du soleil sans ombrage, préfigure une atmosphère calme.

2.2.3. La lune et le soleil

La lune et le soleil sont eux-aussi associés à la symbolique de l'ombre et de la lumière. Ils peuvent aussi, comme l'environnement, symboliser les deux pôles entre lesquels les personnages sont déchirés.

La lune et le soleil s'opposent donc, dans une lutte entre l'ombre et la lumière. C'est lorsque le soleil disparaît que la lune paraît. Le soleil est associé à la lumière, puisqu'il donne naissance au jour, alors que la lune est associée à l'ombre, puisqu'elle apparaît de nuit. Tout d'abord, c'est donc le jour et la nuit qui s'opposent : le soleil est le luminaire du jour (le « premier rayon du soleil » de « l'aurore » représente pour Philippe à la fois le réveil de sa fille et le début d'une nouvelle journée annoncée par la « clarté du jour », en III.2) alors que la lune n'est présente que de nuit (IV.9 : les didascalies définissent le lieu et le moment comme «une place ; il est nuit », et plus loin, elles annoncent : « la lune paraît »). 

La lune et le soleil s'opposent aussi dans le sens où le soleil représente la vie, la fertilité, et l'espoir, alors que la lune représente la mort et les mauvais présages. En effet, si la chute du soleil marque la fin de la vie69(*), la présence du soleil est au contraire signe de vie, et par extension, de l'existence terrestre: dans les expressions « les joyaux les plus précieux qu'il y ait sous le soleil »(III.3) et « [...] Catherine passe pour très vertueuse. -Pauvre fille ! qui l'est sous le soleil, si elle ne l'est pas ? » (IV.9), le soleil représente le monde en général. Le soleil peut aussi être créateur de vie : lorsque Pierre propose à Philippe d'agir pour la république, il utilise la métaphore de la naissance associée à la marche sous le soleil : «  [...] Venez voir marcher au soleil les rêves de votre vie. La liberté est mûre ; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir de terre la plante que vous aimez. » (III.2). Cette phrase associe aussi le soleil à la fertilité, idée que nous retrouvons ailleurs, en II.2 : « Bientôt, ces fruits mûrissaient à un soleil bienfaisant [...] ». Enfin, le soleil est signe d'espoir, espoir que Lorenzo accomplisse de grandes actions pour Marie70(*), espoirs multiples et aisément réalisés pour le jeune Lorenzo71(*), espoir d'une vie meilleure grâce à l'action, dans l'invocation de Philippe à l'astre solaire72(*). Au contraire, la lune, elle, est associée à la mort. Elle fait apparaître les fantômes : dans Hamlet, c'est lorsque la lune paraît que le spectre du père d'Hamlet arrive73(*). Elle est liée au macabre et aux mauvais présages : dans Lorenzaccio, elle annonce de sa présence en I.1, l'enlèvement de Gabrielle, et en IV.9, le meurtre du Duc. Dans Macbeth, elle annonce en II.1 le meurtre du roi Duncan. Elle est associée aux ténèbres et à la sorcellerie dans Macbeth, qui évoque et met en scène Hécate, la déesse de la lune (III.5 et IV.1), et dans Hamlet, où elle donne des pouvoirs maléfiques aux plantes cueillies de nuit74(*). Lorenzo s'adresse à la lune en la nommant « face livide » (IV.9) ; nous pourrions voir dans cette évocation le fait que la lune tente les êtres à commettre des actes néfastes, puisque le terme « livide » renvoie à un champ lexical de la mort. La lune serait donc complice des meurtres auxquels elle incite. La lune est aussi liée au froid, alors que le soleil est lié au chaud75(*).

Cependant, si la lune et le soleil s'opposent sur de nombreux points, ils n'en restent pas moins tous deux des luminaires. Ainsi, les deux contraires se réconcilient. Le soleil est porteur de lumière, mais la lune aussi : on parle de rayons du soleil autant que de rayons de la lune76(*), et la lune éclaire pendant la nuit77(*). La lune et le soleil semblent donc aussi inclus dans la symbolique de l'ombre et de la lumière. Ces deux luminaires luttent l'un contre l'autre, et font écho à la lutte qui se déroule dans le coeur de l'homme, et de Lorenzo, d'Hamlet, de Macbeth, et de Brutus, entre l'ombre et la lumière.

Ainsi, nous avons vu que les personnages et le paysage sont eux aussi intégrés au réseau de symboles sur lequel est fondée toute la mise en scène. Les personnages, le paysage, et l'atmosphère ne sont pas vides : en plus d'être importants pour le déroulement de l'intrigue, ils connotent des sens symboliques qui nous permettent de mieux situer les enjeux de la pièce. Nous avons vu que le Duc et Lorenzo pouvaient se ranger dans les personnages de l'ombre, ainsi que les paires, ou que les spectres. A l'opposé, dans les personnages de la lumière, nous pouvons dans l'idéal trouver les puissants, mais nous pouvons aussi trouver les figures pures des femmes. Les personnages et le climat s'influencent mutuellement, donc comme le symbolisme de l'ombre et de la lumière touche les personnages, nous avons vu qu'il touchait aussi le paysage. La lumière du beau temps symbolise une âme apaisée, sereine et douce. Elle crée une atmosphère de quiétude, d'amour et de paix. Elle s'oppose au sombre de la nuit orageuse, qui symbolise l'esprit tourmenté du personnage, le surgissement du néfaste, et une atmosphère inquiétante. La lune et le soleil aussi s'opposent dans cette même thématique, pour amplifier la lutte entre l'ombre et la lumière qui a lieu dans chaque conscience humaine. Ainsi, Musset rejoint Shakespeare car il utilise les mêmes symboles de l'ombre et de la lumière, les mêmes images abstraites et impressionnantes, qui donnent cette force à la pièce de théâtre, et qui font de la vie un spectacle. Nous pouvons cependant noter que Musset fait passer ce symbolisme par le biais de la parole des personnages; presque aucune référence à l'ombre ou à la lumière n'est faite dans les didascalies: c'est bien là que Musset se démarque du dramaturge anglais, par le style du théâtre dans un fauteuil, dans lequel Musset s'efface presque pour laisser vivre ses personnages.

La lune semble être le symbole d'une réconciliation possible entre ces contraires. Elle lie l'ombre et la lumière, puisqu'elle paraît de nuit mais qu'elle éclaire. Nous remarquons alors que dans de nombreux cas, l'ombre et la lumière peuvent avoir une relation particulière au-delà de leur opposition, qui les réconcilie. Le lever du jour ne se fait pas par un passage abrupt de la nuit au jour, d'un opposé à l'autre. Le moment où la nuit bascule vers le jour semble être un terrain d'entente et de réconciliation entre l'ombre et la lumière. Nous pouvons alors trouver dans la lumière des caractéristiques de l'ombre, et inversement. Il nous semble donc intéressant d'étudier ce qui semble être le point de réconciliation de la lumière et de son contraire, l'ombre.

PARTIE II

OMBRE ET LUMIERE : DEUX NOTIONS INTERDEPENDANTES QUI TRADUISENT LA COMPLEXITE DES PIECES

L'ombre et la lumière sont des contraires, mais - et cela pourrait sembler contradictoire - ces deux notions dépendent l'une de l'autre. L'ombre n'existerait pas sans la présence de la lumière comme base de comparaison, et la lumière n'aurait pas la même valeur si tout était lumière. Ces contraires s'attirent et se créent mutuellement : après la nuit, il y a toujours un jour, qui est suivi d'une autre nuit et ainsi de suite. Donc l'ombre et la lumière se succèdent et s'intriquent, métaphores de l'ambiguïté de la vie et des déchirements psychologiques des personnages, ainsi que de la complexité de la pièce. Philippe résume le caractère inextricable de l'ombre et de la lumière en une phrase adressée à Lorenzo en III.3 : « Le mal existe, mais non pas sans le bien, comme l'ombre existe, mais non sans la lumière. » L'ombre et la lumière sont interdépendantes, bien qu'elles soient associées à des opposés : Philippe relie l'ombre au mal, et la lumière au bien. Les personnages sont donc déchirés entre le bien et le mal, comme le monde est déchiré entre l'ombre de la nuit et la lumière du jour. Pour exprimer cette complexité, Shakespeare utilise des images contradictoires et crée des personnages au caractère ambigu. Musset fonde aussi Lorenzaccio sur des contradictions, comme nous allons le voir, mais il va plus loin que Shakespeare à propos des caractères des personnages, puisqu'il les affine au point qu'ils en semblent vivants et que leur complexité paraît tout à fait représentative de l'homme. Les deux auteurs cherchent ainsi à faire évoluer le théâtre vers le spectacle de la vraie vie. Nous allons ici étudier, d'un point de vue thématique, comment le symbolisme de l'ombre et de la lumière est le garant de la complexité de la temporalité et des personnages, ainsi que de l'homme.

CHAPITRE 1

OMBRE ET LUMIERE INEXTRICABLES

Dans Lorenzaccio comme dans les grandes pièces romantiques, les contraires ne s'opposent pas, mais ils s'entremêlent. Ainsi, l'ombre ne peut pas être détachée de la lumière. Si ces notions sont interdépendantes, elles ont au moins une caractéristique commune qui les rapproche. C'est cela que nous allons tenter d'examiner, et pour cela nous allons nous intéresser au coté obscur de la lumière, et au coté lumineux de l'ombre.

1.1. LES ASPECTS SOMBRES DE LA LUMIERE

Comme nous l'avons vu dans la première partie, le symbolisme de l'ombre est lié avec la mort, le danger, le mystère, la corruption et la perversion dans le sexe et dans l'alcool. Les aspects sombres de la lumière seront les symboles habituellement associes à l'ombre qui seront associés à la lumière.

1.1.1. La lumière néfaste

La lumière en tant que jour peut acquérir des connotations portées par la nuit. Le jour peut être aussi dangereux et néfaste que la nuit. Tebaldeo explique à Lorenzo pourquoi il porte un stylet même en plein jour : « Je sais qu'un citoyen peut être assassiné en plein jour et en pleine rue, selon le caprice de ceux qui la gouvernent; c'est pourquoi je porte ce stylet à ma ceinture » (II.3). La journée, plus que la nuit, peut être un danger pour les faibles : la nuit cache les meurtriers, mais peut aussi cacher les victimes, alors que le jour ne peut pas protéger les plus faibles. Dans Hamlet, c'est en pleine après-midi, alors qu'il dormait dans son jardin, paisiblement, que le père d'Hamlet a été assassiné. Lorenzo exprime aussi la même idée, un peu plus loin : « [...] les habitants de Pistoie, qui ont trouvé dans cette affaire l'occasion d'égorger tous leurs chanceliers en plein midi, au milieu des rues » (V.2). Ainsi, midi peut acquérir les connotations négatives de minuit, qui est le moment des meurtres : il semblerait que les deux extrêmes soient nocifs. Minuit est chargé de connotations néfastes, étant donné qu'il constitue le centre le plus noir de la nuit ; de même, midi est le moment où le soleil est au plus haut, où la luminosité est la plus forte : il devrait porter des connotations extrêmes mais dans le positif, or il est associé ici au meurtre, ce qui rend le meurtre plus inacceptable. La lumière de la vie n'est donc pas bien différente de la noirceur de la mort, et Macbeth semble vouloir dire que vivre, c'est déjà commencer à mourir: « Life's but a walking shadow, a poor player/ that struts and frets his hour upon the stage/ and then is heard no more » (V.5, v.24-26 : « La vie est une ombre qui marche, un pauvre acteur qui se pavane et se trémousse une heure en scène, puis qu'on cesse d'entendre»). Le soleil peut être ainsi créateur de

corruption et de mort78(*).

Le jour peut être aussi associé avec la débauche dans l'alcool, caractéristique de la nuit comme nous avons vu dans la première partie. Les abus d'alcool pendant le jour peuvent être considérés comme étant pires que ceux accomplis pendant la nuit : la nuit est le moment du relâchement des moeurs et de la libération des pulsions, alors que le jour est lié aux obligations de la bonne conduite. Tôt le matin, Salviati est saoul (I.2 : « Tu es gris, Salviati. Le diable m'emporte, tu vas de travers »), ce qui montre à quel point la débauche est ancrée en lui. Lorenzo brise une bouteille de vin sur le provéditeur, qui dit de Lorenzo : « Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses ! » : donc nous pourrions en déduire que Lorenzo est saoul lui aussi. Mais ici, le jour n'est pas le moment où on commet les actes néfastes, il en est juste le continuum : le bal dure depuis la veille au soir, et il se termine le matin. D'ailleurs nous pouvons noter que la scène se passe « Au point du jour », moment d'équilibre entre débauche et pureté, ce qui signifie que la différence entre le jour et la nuit est difficile à cerner, ou encore qu'il n'y a pas de nette rupture entre les deux.

Donc le jour peut revêtir le caractère néfaste qui sied habituellement à la nuit. Le jour semble alors être en quelque sorte le complice de la nuit, puisqu'il dévoile la débauche de la cour. Ces aspects sombres de la lumière nous incitent à penser qu'à cause de la corruption des sociétés des pièces que nous étudions, le jour aussi devient corrompu, et sa dégradation se révèle par son alliance avec la débauche ou la mort.

1.1.2. La lumière complice de la nuit

Le jour peut aussi jouer le rôle de témoin ou de complice des crimes de la nuit précédente. En ce sens, le jour est dans la continuité de la nuit, et c'est pour cela que la lumière peut avoir les mêmes caractéristiques que l'ombre. Lorsque Philippe se plaint devant la fenêtre en s'adressant à Florence, il s'exprime en ces termes: «Plus d'une fois, ce sang, que tu bois peut-être à cette heure avec indifférence (« cette heure » est tard dans la nuit), séchera au soleil de tes places » (II.5). Le soleil, symbole de la lumière, pourrait être personnalisé comme le complice de la nuit, parce que sécher le sang des victimes de la nuit revient à dévoiler les actes néfastes de la nuit et à faire disparaître les preuves. Quand Lorenzo s'entraîne avec Scoronconcolo (III.1), il s'adresse au jour et aussi au soleil, et le soleil est une fois de plus associé au sang : « O jour de sang, jour de mes noces79(*)! O soleil! Soleil! Il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb; tu te meurs de soif, soleil! Son sang t'enivrera ». Ici, le jour et le soleil sont liés à l'idée de mort : le soleil ne commet pas le meurtre, mais le meurtre est commis en sa faveur, et puisqu'il en bénéficie, il est complice. Cette complicité avec le meurtre peut être vue comme passive, puisque le soleil n'encourage pas en soi à ces actes. Le soleil peut être aussi comparé à une commère puisqu'il révèle les actes qui ont été réalisés en secret, ou du moins dans la discrétion, pendant la nuit : « Dépêche-toi, soleil, si tu es curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain» dit Lorenzo, seul, en IV.1. La nuit semble être le moment où les actes, ou les meurtres, sont perpétrés, et le jour est le moment de la révélation de ces actes. Les « nouvelles » et le commérage passent par un dialogue entre les deux entités, et cet échange linguistique est la preuve d'une relation particulière entre les deux.

Nous pouvons voir aussi comme complice de la nuit la lumière des torches, qui nous l'avons vu, aident les personnages dans leurs sombres actes. La lune, qui joue le rôle de luminaire lors de la nuit, prend alors tout son sens et toute son ambiguïté: son faible éclat permet aux personnages de se repérer dans l'espace sombre de la nuit, mais elle permet au mal d'agir sous la lumière. Nous avons vu que la lune était porteuse de connotations précises (voir I.II.3). Nous pouvons dire qu'elle est complice de la nuit dans le sens où elle a une mauvaise influence sur les personnages. Les croyances en la nuit de pleine lune comme nuit de meurtres particulièrement horribles fait partie du symbolisme universel. Lorsque Lorenzo se prépare pour le meurtre du Duc sur une place en pleine nuit (IV.9), la lune se montre. Lorenzo, seul dans la nuit qui symbolise sa solitude face à cet acte qu'il s'est donné à faire, s'adresse à elle : « Te voilà, toi, face livide ! ». La lune lui donne à voir ce que sera l'acte à venir, ce que la mort apporte aux visages des victimes. La lune se montre, inquiétante, comme pour rappeler à Lorenzo qu'il est temps de commettre ce meurtre qu'il s'est fixé (pour ce rôle de rappel à l'acte, on pourrait mettre en parallèle la lune avec les cloches qui sonnent). L'adjectif « livide » porte en lui-même une connotation de mort, pouvant faire référence à la lune mais aussi au visage d'un mort. La lumière de la lune incite passivement au meurtre en se faisant l'écho visuel de la mort, et la complice de son acolyte : la nuit.

Ainsi, la lumière du jour évoque la vie, alors que la lumière de la nuit évoque la mort. La lumière peut donc être ambivalente, et le soleil, porteur de vie, peut aussi être corrompu par le sang des meurtres commis pendant la nuit. Si la lumière est porteuse des caractéristiques négatives de l'ombre, c'est que la temporalité des pièces Hamlet, Macbeth, Jules César et Lorenzaccio est perturbée et complexe. La dégradation de la société, symbolisée par la couleur sombre qui s'insinue partout, semble avoir déréglé la temporalité, au point de faire du jour un équivalent de la nuit, et de la nuit, un équivalent du jour.

1.2. LES ASPECTS LUMINEUX DE L'OMBRE

Le symbolisme de la lumière peut être associé à des notions positives comme la vie, le bonheur, la sérénité, la vertu et la pureté. L'ombre ici sera utilisée dans le sens de nuit et d'ombre. Nous allons étudier les caractères de la lumière qui sont associés à l'ombre.

1.2.1. La nuit comme jour

Dans Lorenzaccio, beaucoup de valeurs sont renversées : la vertu et la pureté sont corrompues, les familles sont détruites, le pouvoir est abusif... Les notions de nuit et de jour semblent, elles aussi, être renversées : le bourgeois dit que « Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c'est un moyen commode de ne pas voir les honnêtes gens » (I.2). Ainsi, à Florence, les aristocrates transforment la nuit en jour et le jour en nuit ; ils vivent de nuit, et dorment le jour. La nuit devrait se charger alors des valeurs du jour et le jour de celles de la nuit, selon cette inversion. En fait, les valeurs positives de la nuit sont difficiles à trouver, puisque que ce soit de nuit ou de jour, la ville entière est corrompue. Pour les « honnêtes gens », la nuit est associée au repos, au sommeil, à l'inactivité. Pour l'aristocratie florentine, la nuit est le moment de la fête, de la vie sociale, et de l'activité, en un mot : du mouvement, caractéristique du jour et de la lumière. Nous avons déjà vu que les scènes majeures de Lorenzaccio se passent de nuit : la nuit semble véritablement être le mouvement de la pièce. La majorité des personnages est donc plus active la nuit que le jour. C'est la nuit que les relations entre les personnages s'affinent ou se détériorent : lors des fêtes ou des repas du soir. A ce propos, les soirées peuvent être rangées dans la catégorie de la nuit, mais elles font aussi partie du jour, puisqu'elles se situent à la fin du jour : l'ambiguïté est encore présente pour les définitions de ce qui fait partie du jour et de ce qui fait partie de la nuit. Au début d'Hamlet, Marcellus se plaint de ce que les sujets du royaume soient obligés de travailler de nuit, comme si cette nuit était le jour : « [...] why this same strict and most observant watch/ so nightly toils the subject of the land [...] » (« Pourquoi ces gardes si strictes et si rigoureuses fatiguent ainsi toutes les nuits les sujets de ce royaume ? ») et «  What might be toward, that this sweaty haste/ doth make the night joint-labourer with the day ? » (« Quel peut être le but de cette activité toute haletante, qui fait de la nuit la compagne de travail du jour ? ») (I.1, v. 71-72 et v.77-78). Dans Macbeth, la journée qui suit le meurtre du roi ne peut pas être distinguée de la nuit : « By th' clock 'tis day,/ and yet dark night strangles the travelling lamp:/ is't night predominance, or the day's shame,/ that darkness does the face of earth entomb,/ when living light should kiss it ? » (« D'après l'horloge, il est jour, et pourtant une nuit noire étouffe le flambeau voyageur. Est-ce le triomphe de la nuit ou la honte du jour qui fait que les ténèbres ensevelissent la terre, quand la lumière vivante devrait la baiser au front ? ») (II.4.v. 6-10). Ainsi, la nuit et le jour peuvent être faits d'une même matière. Ils ne sont plus alors différentiables. Nous pourrions en conclure que la transformation de la nuit en jour, ou l'utilisation de la nuit pour faire les mêmes activités que pendant le jour est une autre marque de la dégradation80(*) du monde dans lequel Lorenzo, Hamlet, ou Macbeth vivent. Les personnages ne peuvent pas être définis entre des personnages de lumière ou des personnages de l'ombre ; ils sont réellement ambigus et faits des deux. De même, l'environnement de ces personnages est fait du mélange de nuit et de jour. Il n'y a plus de nuit, il n'y a plus de jour, ce qui reste du monde en dégradation de Florence, d'Elseneur, ou d'Inverness est une temporalité troublée par les actes sombres des personnages qui y vivent. Nous ne voyons pas d'autre explication quant à redéfinition du jour et de la nuit en tant que nouveaux jours et nouvelles nuits, et comme dit Polonius à la scène 2 de l'acte II d'Hamlet: « My liege, and madam,- to expostulate/ [...] why day is day, night night, and time time,/ were nothing but to waste night, day, and time » ( Mon suzerain et madame, discuter [...] pourquoi le jour est le jour , la nuit est la nuit, et le temps le temps, ce serait gaspiller la nuit, le jour, et le temps) (v.85-89).

La nuit se transforme donc en jour pour les plus corrompus des personnages de Lorenzaccio. Mais la nuit peut être utilisée comme jour par des personnages positifs : c'est le cas de Philippe et du Lorenzo du passé, qui étudiaient de nuit, alors que l'étude normale a lieu de jour. La nuit embrasse donc une autre activité liée au jour, et de plus, cette activité est positive. Les études permettent à l'homme d'agrandir ses connaissances et son savoir, pour pouvoir distinguer ce qui est bien de ce qui est mal. Le Lorenzo d'autrefois et Philippe espèrent trouver ce qui est bien pour l'humanité dans leurs études. Le penseur studieux se plonge dans une méditation solitaire qui s'étend au-delà de la journée et qui le prive du repos du sommeil. L'étude de nuit a plus de valeur que celle de jour ; elle a d'autant plus de valeur qu'elle s'oppose à la débauche de nuit. Marie oppose les nuits studieuses de Lorenzo d'autrefois aux nuits corrompues du Lorenzaccio du présent : « Il ne rentrera qu'au jour, lui qui passait autrefois les nuits à travailler» (II.4). Par inquiétude pour son fils, elle en arrive même à voir le spectre de son passé : « [...] Un homme vêtu de noir venait à moi, un livre sous le bras - c'était toi, Renzo : « Comme tu reviens de bonne heure ! » me suis-je écriée. Mais le spectre s'est assis auprès de la lampe sans me répondre ; il a ouvert son livre, et j'ai reconnu mon Lorenzino d'autrefois » (II.4). La nuit se charge donc de valeurs du jour : elle engendre le travail, la recherche et elle peut être créatrice. Lorenzo étudiait pour le bien de l'humanité, pensant trouver la vérité dans les livres anciens. Philippe aussi passe des nuits studieuses : grâce à ses lectures d'auteurs antiques, il pense avoir trouvé le bon régime politique. («  Je me suis courbé sur des livres, et j'ai rêvé pour ma patrie ce que j'admirais dans l'antiquité », II.5). Il médite son idéal républicain toute la nuit, et le lendemain matin, ses fenêtres sont « éclairées des flambeaux de la veille » (III.2). Philippe, comme autrefois Lorenzo, utilise donc la nuit en tant que jour : au lieu de se reposer, il est actif et studieux. De même, Brutus dans Julius Caesar passe ses nuits à lire pour occuper ses insomnies81(*). Une fois de plus, nous remarquons que l'utilisation que font les personnages de la temporalité est inversée, ce qui montre la complexité de leur caractère par rapport à d'autres personnages.

1.2.2. La nuit et l'ombre positives

Bien qu'il soit rare de rencontrer dans le texte des nuits ou des instants de nuit marqués de positivité, il en excite cependant. Avant d'étudier la nuit à proprement parler, nous pouvons évoquer l'ombre. En effet, l'ombre créée par le soleil n'est habituellement pas négative, à moins que, comme nous pouvons le voir à propos des ombres allemandes82(*), elle fasse référence métonymiquement à un élément négatif. L'ombre créée par le soleil est - et cela peut encore paraître contradictoire - dissociée du soleil ; elle offre un endroit frais et tranquille à l'abri de la menace du soleil. La Marquise pense à son mari qui est dans leur maison de campagne, et elle imagine que les « garçons de ferme dînent à l'ombre » (III.6). Dans Macbeth, l'ombre est le seul endroit où les hommes peuvent se désoler sur leur sort83(*). L'ombre propose alors une échappatoire aux rayons du soleil trop puissants.

La nuit peut être positive en ce qu'elle peut apporter l'espoir. La nuit du meurtre du Duc est une nuit très importante pour Philippe, qui, bien que doutant que Lorenzo commette le meurtre, garde en secret l'espoir que le Duc soit réellement remplacé, et qu'un régime républicain bon pour les citoyens de Florence se mette en place. Ainsi, la nuit est le moment de l'attente des révélations du lendemain dans l'espoir d'un changement positif. Pour Lorenzo, cette nuit est importante aussi, bien qu'il reste désabusé à propos des hommes, et qu'il regarde avec scepticisme le futur. Nous pourrions cependant dire que cette nuit-là est la dernière chance qu'a Lorenzo de pouvoir retrouver une vie normale, de pouvoir raccorder son passé et son présent, de pouvoir retrouver sa pureté perdue. L'action est malgré tout porteuse d'espoir : elle amènera un changement qui améliorera la situation ou l'empirera.

Certains moments dans la nuit ou dans la soirée peuvent apporter l'harmonie et le bonheur. Ces moments-là sont brefs dans la pièce. Nous pourrions d'abord évoquer la promenade de Marie et de Catherine au bord de l'Arno (I.6) : « Le soleil commence à baisser. De larges bandes de pourpre traversent le feuillage, et la grenouille fait sonner sous les roseaux sa petite cloche de cristal. C'est une chose bien singulière que toutes les harmonies du soir avec le bruit lointain de cette ville.[...] Que le ciel est beau ! que tout cela est vaste et tranquille ! comme Dieu est partout ! ». Pour Catherine, la nature est paisible et belle, contrairement à la ville dangereuse qui fait du « bruit ». Ici, les animaux (la grenouille) et les végétaux (les roseaux), les couleurs (le pourpre et le vert) et les sons ne sont qu'harmonie. Catherine est une croyante, pure et vertueuse, et cela modifie sa vision du monde par rapport à d'autres personnages. Elle a la foi, et elle voit la création divine comme un bienfait. Cette nuit de félicité est donc ainsi positive. Marie est soucieuse à cause de Lorenzo, et pour elle, cette nuit n'a pas le même charme. Un autre moment de nuit harmonieuse se trouve juste après le meurtre du Duc, quand Lorenzo ouvre la fenêtre et regarde au dehors : « Que la nuit est belle ! Que l'air du ciel est pur ! Respire, respire, coeur navré de joie ! [...] Que le vent est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! O nature magnifique, o éternel repos ! [...] Ah ! Dieu de bonté ! Quel moment !» (IV.11). Ici aussi la beauté de la nuit est associée à la nature. Cependant Lorenzo décrit la nature et les fleurs alors qu'il est dans la ville de Florence : ce qu'il voit n'existe pas mais n'est qu'une hallucination. Nous pouvons remarquer que Lorenzo évoque Dieu, de même que Catherine, et que la beauté de la nuit semble être liée à la beauté de la création divine. Lorenzo croit avoir excusé ses fautes après avoir tué le Duc. Il a la sensation d'avoir ramené la pureté et l'harmonie dans le monde. Les fleurs s'ouvrent sous un nouveau monde où le mal a disparu. Pour la première fois, Lorenzo décrit ce qu'il voit par des termes positifs, comme « magnifique », « doux et embaumé», « belle », « pur », « joie ». Le moment présent est directement relié aux moments passés de son enfance lorsqu'il vivait à Caffagiuolo.

Le moment d'harmonie que Lorenzo vit alors nous montre que son accès au bonheur ne lui est pas impossible: la nuit du meurtre, il se sent accepté dans la temporalité normale des honnêtes gens (ce qui peut paraître contradictoire, puisqu'il assassine le duc), pour qui la nuit est apaisement et bien-être dans la sécurité de leur maison. En effet, la nuit lui semble belle alors, et porteuse d'apaisement ( « repos »). Pour un soir, Lorenzo a réellement retrouvé sa pureté, et l'on croit avec lui que le monde est sauvé de la corruption. Mais cela ne dure qu'un instant, et Lorenzo reprend contact avec la sombre réalité citadine peu après.

Finalement, l'ombre et la lumière, bien qu'étant des contraires, peuvent se mélanger et échanger leurs caractéristiques. Lorenzo résume cette ambiguïté de la lumière, qui est aussi nuit : « Je suis rongé d'une tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est une lumière éblouissante » (III.3). Dans cette expression, la lumière est attribut de la nuit, et le verbe « être » lie ces deux notions pour les situer sur le même plan. Si ces deux extrêmes contraires ne sont finalement chez Musset et chez Shakespeare que la modification d'une même substance, c'est, à ce qu'il semble, pour mieux développer la complexité du monde représenté. Ainsi, le lecteur comprend mieux les incertitudes des personnages, qui se veulent véritablement humaines, par leur ambiguïté. Les contradictions utilisées par Musset autant que par Shakespeare démontrent la complexité et la diversité du monde: la temporalité renversée est une conséquence de l'incohérence des actions des personnages et de l'incohérence du monde.

CHAPITRE 2

LORENZO, ESSENCE DE CETTE DIALECTIQUE

Dans leurs pièces, Musset et Shakespeare s'intéressent tous deux à la description de l'individu. Les personnages qu'ils créent sont détaillés et complexes, plus crédibles. Lorenzo est l'exemple type du jeune personnage romantique à la conscience torturée. Ce personnage éponyme  est donc la source d'où la pièce trouve sa légitimité. Il semble être à lui seul l'icône de la polysémie du texte et de la dialectique de la pièce : il est déchiré entre deux opposés, et en même temps il cumule et mélange ces deux extrêmes. Il est à la fois sublime (lors de ses monologues ou lorsqu'il assassine le duc avec bravoure) et grotesque (quand il s'effondre à la vue d'une épée par exemple : le lecteur, jusqu'à l'acte III scène 3, ne sait pas si cela est simulé ou non). La position du lecteur-spectateur est ambiguë, et rend plus confuse l'identité de Lorenzo, puisqu'il n'apprend qu'au milieu de la pièce son véritable caractère. Le point de vue du lecteur-spectateur par rapport à la situation qui se déroule dans Lorenzaccio constitue une nouveauté dans le théâtre du XIXe siècle. C'est pour cela qu'il nous semble important d'étudier comment la construction entière de la pièce trouve son essence dans le personnage de Lorenzo, vu par les autres personnages ou par le lecteur, Lorenzo qui représente à lui seul à la fois l'ombre et la lumière.

2.1. L'AMBIVALENCE DE LORENZO

Lorenzo est le personnage central de la pièce, dans lequel les opposés se rejoignent. Cependant, la réunion des contraires en sa personne est source de complexité et d'ambiguïté lorsqu'il s'agit de lui donner une définition précise. Lorenzo se fait alors l'héritier d'Hamlet, qui est torturé entre son désir de vengeance et son hésitation à commettre un meurtre. Sous le regard des autres, les deux personnages déclenchent les mêmes réactions contradictoires : certains personnages leur montrent de l'affection, d'autres de la méfiance. Hamlet et Lorenzo sont tous deux travaillés par des sentiments complexes et antithétiques : rêverie et raisonnement, désir d'héroisme et passage par le vice, enthousiasme et dégoût du monde. On retrouve le même thème de la déchéance chez les deux personnages ; cependant Hamlet seulement simule la folie, alors que Lorenzo sombre réellement dans la débauche. C'est bien là que le personnage de Musset se différencie de celui de Shakespeare : Hamlet reste vertueux et il commet des meurtres qui lui seront pardonnés puisqu'il rétablit la justice et l'ordre, alors que Lorenzo, lui, se corromp réellement et ne fonde pas de république. De plus, Hamlet ne fait qu'obéir à son père et venger son honneur, alors que Lorenzo était libre d'agir. La dégradation est donc plus profonde en Lorenzo qu'en Hamlet, et c'est pour cela que nous relevons plus d'évocations du personnage comme ombre chez Musset que chez Shakespeare. Ainsi, l'ombre et la lumière se côtoient en Hamlet sans jamais vraiment se mêler, alors qu'en Lorenzo elles s'entremêlent et constituent réellement sa personnalité ambiguë.

2.1.1. Une identité ambiguë

La meilleure preuve que Lorenzo est bien l'essence de la pièce se trouve dans le fait que presque tous les personnages parlent de lui. Ils tentent de donner une identité claire à ce personnage mystérieux. Mais les essais de caractérisation entrepris par les personnages et par Lorenzo lui-même sont multiples et différents ; finalement, il en découle que la définition donnée reste ambiguë et contradictoire.

Si nous nous intéressons de plus près aux notions que les autres utilisent pour parler de Lorenzo ou pour s'adresser à lui, nous remarquons une contradiction quant au sexe83(*) et à l'âge84(*) de Lorenzo. Ce n'est pas la seule contradiction. Lorenzo semble flotter entre la vie et la mort. Bien qu'il s'entraîne vigoureusement avec Scoronconcolo et qu'il soit plein d'énergie au moment de tuer le Duc, de nombreuses scènes le montrent dans une position de passivité ou de faiblesse : il s'évanouit à la vue d'une épée (I.4) et pendant qu'il fait des armes (III.1). Chez sa mère, il est « assis » (II.4), chez les Strozzi, il est «  couché sur un sofa » (II.5), et lors de sa promenade de nuit en IV.9, il « tombe de lassitude » et « s'assoit sur un banc ». Le duc dit de lui qu'il est « énervé » (I.4), c'est-à-dire sans nerfs, sans énergie. Son apparence lugubre (son physique penche du côté de l'ombre, comme nous le verrons par la suite) fait de lui un personnage côtoie la mort, faible et malade. Selon Pierre Strozzi, il est une « lèpre » (II.5) et une « peste » (III.2) : ces maladies peuvent être rapprochées de l'ombre en ce qu'elles sont associées à la mort (en plus, la peste peut être noire). Lorenzo n'a donc pas simplement le physique d'un malade, il est aussi une maladie, porteuse de mort. Ainsi, il pourrait être comparé à la mort elle-même. Son corps n'est plus qu'un « squelette » (III.3), ce qui fait de lui un être qui n'est plus vivant85(*). Lorenzo se compare à la mort dans des expressions comme « Je me sens sérieux comme la mort au milieu de ma gaieté » (III.3) et « Aussi sérieusement que la mort elle-même » (IV.1) ; Philippe dit de lui : « Tu deviens pâle comme un mort . Qu'as-tu donc ? » (V.2). Dans le langage des personnages, Lorenzo se trouve donc souvent associé à la mort. Nous pourrions aussi émettre l'idée que Lorenzo représente l'ombre de la mort qui plane sur le Duc, puisqu'il le suit partout jusqu'au meurtre. Cependant Catherine garde espoir : « Je me dis malgré moi que tout n'est pas mort en lui » déclare-t-elle à Marie en I.6, et le destinataire espère de même.

La scène 3 de l'acte III révèle l'ambiguïté des désirs et des sentiments de Lorenzo, qui essaie de définir qui il est et ce qui lui est arrivé pour aider son ami Philippe. L'attitude du personnage vis-à-vis de son identité est contradictoire, dans le sens où il souhaite retrouver sa pureté passée, tout en étant fasciné par la débauche qui a anéanti cette pureté. Lorenzo veut tuer le Duc (ce qui est un acte impur, puisque ce meurtre n'est plus motivé par un idéal républicain, mais par des raisons personnelles) pour se purifier et purifier le monde. Il associe ce meurtre avec sa pureté : « Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu ? », ce qui est contradictoire étant donné que le meurtre ne peut pas ramener la vertu puisque c'est un péché. Les pensées de Lorenzo sont aussi ambiguës dans le sens où elles cumulent les notions de vie et de mort : « Ma vie entière est au bout de ma dague... ». La scène 3 de l'acte III était une tentative de la part de Lorenzo de se définir, mais il ne peut pas s'extraire de l'ambiguïté et de la complexité. Il admet à Philippe qu'il ne peut plus différencier le masque de sa propre identité : « Il est trop tard - je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement, maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils je me sens sérieux comme la mort au milieu de ma gaieté. » Cette phrase, qui met en évidence la question du masque, évoque aussi et encore la notion de mort, qui semble être une part de Lorenzo alors que celui-ci est toujours vivant.

L'identité de Lorenzo semble donc être ambivalente, et le personnage se trouve déchiré entre l'ombre de la mort et la lumière de la vie... Parmi toutes les contradictions qui font de lui l'exemple type du personnage romantique, celle qui ne permet pas d'identifier Lorenzo comme un personnage véritablement vivant semble la plus frappante. C'est pourtant ainsi que peut se définir un personnage déclassé, qui ne trouve sa place nulle part : en plus de ne pas être accepté par la société, il n'est pas accepté par la vie, qui est vécue comme une mort. L'ombre et la lumière sont inextricables dans le texte, mais aussi dans le personnage principal, grâce aux images de vie et de mort entremêlées qui symbolisent la complexité de Lorenzo.

2.1.2. Un présent sombre, un passé de lumière

Nous remarquons que Lorenzo est aussi ambivalent par le fait que son passé et son présent s'opposent. L'identité du Lorenzo du passé est différente de celle du Lorenzo du présent.

Le passé de Lorenzo est fait de lumière, d'études studieuses, et de moments harmonieux dans la nature, avec le soleil, l'herbe, et les jeunes filles. Juste avant le meurtre, Lorenzo prend le temps de faire un retour sur lui-même et de se remémorer des souvenirs de son enfance (IV.9). Nous avons déjà vu précédemment que l'évocation de ce passé est associé à la couleur blanche, qui reflète la lumière (blancheur des chèvres et du linge étendu par la fille du concierge). La lumière-blancheur est ainsi reliée à la pureté et au caractère originel et harmonieux de la nature : l'homme (Lorenzo, le concierge, sa fille), vit aux côtés de l'animal (chèvres) et du végétal (gazon). Cet environnement harmonieux peut symboliser la pureté de Lorenzo, jeune et immaculé à l'origine, avant d'être souillé par la société de Florence. Catherine utilise un champ lexical de la lumière différent lorsqu'elle décrit le passé de Lorenzo (I.6) : « briller » et « feu » évoquent une lumière brillante et puissante à la fois, mais non pas spécialement blanche. Cela indique que le passé de Lorenzo était prometteur. Marie utilise aussi le verbe briller à propos du Lorenzo du passé. Lorenzo utilise lui aussi des termes évoquant la lumière flamboyante : il parle à Philippe de  « foudre [...] amoncelée dans [s]a poitrine » et il se définit comme une « étincelle du tonnerre «  (III.3) et plus loin, alors qu'il est seul, comme un « tison »86(*). Lorenzo peut donc être assimilé au feu : mais le feu est ambigu, et c'est ainsi que le feu de sa jeunesse, qui était une lumière prometteuse et puissante, est devenu le feu du Lorenzo du présent, feu qui n'éclaire plus mais qui brûle et détruit.

Le présent de Lorenzo est fait d'obscurité. Nous pourrions évoquer l'idée que son passé le prédestinait à son identité présente : la lueur de la lampe qui lui permet de lire et d'étudier pendant la nuit (faible lumière entourée d'ombre) pourrait figurer la dialectique du personnage. Le Lorenzo du passé serait cette lampe lumineuse, entourée de nuit, et qui se laisse finalement happer par elle, pour devenir le Lorenzo du présent. Lorenzo vit beaucoup de nuit ; c'est aussi de nuit qu'il commet les actes les plus impurs : il participe à l'enlèvement de Gabrielle (I.1), il est saoul au bal des Nasi (I.2), il commet le meurtre du Duc (IV.11). Symboliquement, le présent de Lorenzo est du côté obscur, à cause de la débauche, dans le meurtre et l'alcool, qui souillent son âme. Si la pureté de Lorenzo était associée à Cafffaggiuolo87(*), nous remarquons que la débauche de Lorenzo, est, elle, associée à Florence88(*). Florence et Lorenzo sont tous deux du côté de l'ombre ; ils s'influencent l'un l'autre : Lorenzo a été souillé par Florence, mais c'est lui qui, à présent, entretient la débauche de la ville89(*). Donc la dégradation de Lorenzo vient faire écho à la dégradation de la société Florence. Les associations de Lorenzo avec l'ombre et le noir sont nombreuses, et nous les étudierons dans la partie qui suit.

Lorenzo était pur et lumineux, ; il est à présent souillé et ténébreux. L'alchimie s'est donc inversée. Dans la même idée, nous pouvons noter une intéressante opposition entre le passé défini comme or et le présent défini comme fer. Nous pouvons associer l'or, brillant, à la lumière et le fer, terne, à l'ombre. Nous trouvons la métaphore de l'or dans la bouche de Marie, qui évoque le feu et le soleil, tous deux de couleur or : « N'ai-je pas vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d'une noble ambition? Sa jeunesse n'a-t-elle pas été l'aurore d'un soleil levant? » (I.6), et Lorenzo dit lui-même :  « Ma jeunesse a été pure comme l'or » (III.3). Ainsi, l'or est associé à la jeunesse de Lorenzo, et il semble en symboliser la pureté, la force et le caractère noble. On retrouve chez Shakespeare la même idée du personnage couleur or comme symbolisation de sa noblesse d'esprit et de ses vertus: ainsi, Hamlet est fait d'or malgré son apparence de métal impur (IV.1, v.25-27: « O'er whom his very madness, like some ore/among a mineral of metals base,/shows itself pure» ( Dans sa folie même, comme l'or dans un gisement de vils métaux, son âme reste pure)), Macbeth hésite de commettre le meurtre, maintenant que sa réputation est d'or (I.7, v.82-83: « [...] I have bought/ golden opinions from all sorts of people » (J'ai acquis chez toutes les classes du peuple une réputation dorée) et Cassius, dans Julius Caesar, déclare avoir un coeur plus riche que l'or, et l'offre à la dague de Brutus comme preuve de sa dévotion pour lui: IV.3, v.101: « Within, a heart dearer than Pluto's mine, richer than gold » (A l'intérieur se trouve un coeur plus précieux que les mines de Pluton, plus riche que l'or). Peut-être Musset, amateur de Shakespeare, a-t-il trouvé là son inspiration pour cette métaphore. Marie avait espoir en Lorenzo, comme en celui qui gouvernerait un royaume juste et bon ; l'image de la couronne d'or qu'elle emploie en I.6 relie Lorenzo, qui offre la couronne, à l'or : « Sa naissance ne l'appelait-elle pas au trône ? N'aurait-il pas pu y faire monter un jour avec lui la science d'un docteur, la plus belle jeunesse du monde, et couronner d'un diadème d'or tous mes songes chéris ? ». La métaphore du métal pour définir l'homme est aussi utilisé pour parler du Lorenzo du présent, mais il s'agit alors d'un métal impur : le fer. Philippe utilise cette métaphore lors de leur longue conversation en III.3 : « Quelle tête de fer as-tu, ami ! quelle tête de fer ! ». Cette métaphore du métal dur qu'est le fer exprime le fait que Lorenzo est borné, mais cela peut aussi signifier que Lorenzo n'est plus fait d'un matériau pur. Plus loin, Lorenzo utilise aussi l'image du fer, mais d'une façon plus dégradante : « Je me sens plus vide et plus creux qu'une statue de fer blanc » (V.7). Le fer blanc est souple et beaucoup moins solide que le fer. L'homme de fer est maintenant un homme de fer blanc, ce qui est significatif : le meurtre est commis, et toute la force vitale de Lorenzo s'en est allée avec la vie du Duc. Maintenant, il est faible et toujours impur (puisque le meurtre ne lui a pas rendu son ego d'or), et il reste vide, puisque tout ce pour quoi il vivait est accompli.

L'opposition entre le présent et le passé de Lorenzo est donc une marque de plus de son ambivalence. Le passé et le présent du personnage sont faits de lumière et d'ombre, et Lorenzo hésite entre la volonté de retrouver cette lumière et l'attirance pour l'ombre. L'image de l'or devenu fer semble tout à fait être une représentation de l'ambivalence de Lorenzo, qui a voulu être un « bâton d'or couvert d'écorce » (III.3), mais qui finalement n'a conservé que l'écorce. Lorenzo semble donc bien être porteur de l'ambiguité de la pièce, puisqu'il est constitué des deux notions qui en sont les fondatrices : l'ombre et la lumière.

2.2. LE PERSONNAGE COMME OMBRE

2.2.1. Une ombre qui marche

Nous savons que la corruption de Florence est symbolisée par la propagation de tout ce qui se rattache à la couleur sombre dans la pièce. Le symbolisme de l'ombre se trouve ainsi asservi à la description de la dégradation de la ville, mais aussi à la description de la dégradation du personnage de Lorenzo. Ainsi, Lorenzo, comme Florence, est une ombre, tout d'abord en tant que reflet inconsistant, et ensuite comme spectre.

Le Duc décrit Lorenzo à la scène 4 de l'acte I. Cette description, au lieu de nous permettre de construire le personnage principal, nous donne une image négative, puisqu'il s'agit de persuader le Cardinal de son caractère inoffensif : « Renzo, un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette, l'ombre d'un ruffian énervé ! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d'en apercevoir l'ombre à son côté ! d'ailleurs un philosophe, un gratteur de papier, un méchant poète qui ne sait seulement pas faire un sonnet ! Non, non, je n'ai pas encore peur des ombres ! ». Cette définition fait de Lorenzo une ombre, terme qui est répété à deux reprises par le Duc. Il s'agit ici de l'ombre comme reflet inconsistant d'un corps opposé à la lumière. Lorenzo est donc « l'ombre d'un ruffian », ce qui le décrit comme n'étant pas vraiment un ruffian, mais moins que cela. D'autres termes révèlent son inconsistance : « Rêveur » fait de lui un personnage qui n'a pas d'idées concrètes et « philosophe » implique le fait que Lorenzo pense plus qu'il n'agit concrètement. Ainsi, Lorenzo est déconstruit : il n'est qu'une ombre, puisqu'il n'a ni de consistance physique, ni d'idées consistantes. De plus, il est effrayé par le fait d' « apercevoir » une «ombre », ce qui renforce son caractère futile et inconsistant, puisque apercevoir n'est pas vraiment voir et qu'une ombre n'est pas vraiment quelque chose. Lorenzo est une ombre dans le sens où il n'est qu'apparence : il a l'apparence d'un ruffian mais n'en est pas un, l'apparence d'un homme mais n'en est pas un. Nous avons déjà vu90(*) que Lorenzo se dédouble : il est l'ombre du Duc, mais il est aussi l'ombre de lui-même, ce qui montre qu'il n'est plus ni lui-même, ni un homme, mais une image inconsistante.

Ombre signifie aussi fantôme, et ce que les paroles de Marie signifient lors qu'elle compare Lorenzo à un «  spectre hideux » (I.6). La notion de spectre, nous l'avons vu, est récurrente à propos de Lorenzo. Une fois de plus Lorenzo n'est pas vu comme un homme mais comme ce qui reste de l'homme après sa mort. Il semble ne plus rien avoir qui le rapproche de l'être humain. Malgré tout, il vit, et marche dans les rues de Florence. Où se trouve la véritable identité de Lorenzo et son véritable être, parmi toutes ces ombres ? Il n'est défini qu'à travers des termes qui lui ôtent toute définition et toute consistance; il ne semble être qu'une partie et non pas un tout. C'est ainsi que se révèle le personnage romantique : contradictoire, ambigu, et indéfinissable. S'il n'est qu'une ombre parmi les hommes, c'est pour montrer à quel point il est exclu, à quel point il lui est difficile voire impossible de se créer une identité. Ceci est une nouveauté dans le psychologisme des personnages : les personnages de Shakespeare étaient ambigus mais construits, or ceux de Musset sont à tel point complexes qu'ils en semblent déconstruits, inachevés, voire même inexistants. Ces personnages sont difficilement compréhensibles et paraissent accumuler en eux plusieurs identités, et ainsi n'avoir aucune existence propre.

2.2.2. Un physique sombre

Le trajet de Lorenzo tout au long de la pièce semble être un chemin tracé de la lumière à l'ombre, alors que son idéal se voulait être de prendre « dans un but sublime, une route hideuse » (III.3). Son histoire est celle d'une corruption. Le Lorenzo que nous rencontrons dans la pièce n'est plus le jeune homme au passé lumineux, il est le sombre Lorenzaccio.

Les habits que portent Lorenzo sont sombres. Le déguisement de nonne qu'il choisit de porter, lors du bal, chez les Nasi, est noire (I.2 : « C'est Lorenzo, avec sa robe de nonne »). Lorsque son spectre apparaît à sa mère, il est revêtu de couleurs sombres aussi : « Un homme vêtu de noir venait à moi- c'était toi, Renzo » explique Marie en II.4. Ainsi Lorenzo porte la couleur noire. Les nonnes portent des robes noires en raison de l'abandon de leur vie passée; le noir qu'il porte serait-il la marque d'un deuil ? Nous pourrions suggérer que Lorenzo fait le deuil de sa pureté perdue. Son visage porte, lui aussi, la couleur sombre, comme si la couleur de l'habit venait se refléter sur le visage. La mère de Lorenzo ne le décrit pas autrement : « [...] Il n'est même plus beau; comme une fumée malfaisante, la souillure de son coeur lui est montée au visage. Le sourire [...] s'est enfui de ses joues couleur de soufre pour y laisser grommeler une ironie ignoble et le mépris de tout »( I.6). Les termes « fumée malfaisante », « souillure », « soufre » et « ignoble » appartiennent tous au champ lexical du sombre, et définissent Lorenzo comme quelqu'un d'impur, de sale et de sombre. Les impuretés de son visage reflètent les impuretés de son âme, et ne peuvent pas être nettoyées91(*). La fatigue rend son visage lugubre et triste, à tel point que le Duc le décrit comme quelqu'un de malade : « Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail, ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire » (I.4). Cette description fait de Lorenzo un homme qui côtoie la mort, presque un vieillard, usé par la vie. D'autres caractérisations l'associent à la boue, ou à la lèpre (III.3), qui sont sombres et impures.

Hamlet aussi se définit comme « pétri de boue » (II.2, v. 541 : « a dull and muddy-mettled rascal ») ce qui renforce cette image de souillure. Or Hamlet se sent souillé parce qu'il ne rend pas justice à son père, alors que Lorenzo est réellement souillé par sa débauche. Il porte des vêtements de couleur sombre92(*), comme Lorenzo, mais il est réellement en deuil de son père. Enfin, Hamlet aussi porte la marque de l'ombre sur son visage, puisqu'il a « la mine abattue » (I.2, v. 81 : « The dejected `haviour of the visage »), qui rappelle le « visage morne » de Lorenzo. Là encore, Hamlet a une raison particulière d'être affligé, puisqu'il s'agit encore du deuil de son père. Nous avons déjà émis l'hypothèse d'un Lorenzo en deuil de sa pureté perdue, ou bien faisant le deuil de l'humanité qui l'a déçu, mais rien n'est clairement évoqué dans le texte. Les deux personnages peuvent donc avoir les mêmes caractéristiques, mais ils doivent être différenciés : c'est la conscience d'Hamlet qui est sombre seulement, alors que Lorenzo montre une dégradation à la fois morale et physique, ce qui fait de lui un personnage beaucoup plus complexe et beaucoup plus torturé.

A la fin de sa vie, Lorenzo semble passer symboliquement de l'ombre à la lumière  : il était inconnu et méprisé, mais le début de l'acte V nous le montre célèbre et ayant réalisé son rêve : devenir un Brutus, faire de soi un mythe, en tuant Alexandre. Il s'est accompli et est devenu quelqu'un, comme le dit Pierre Strozzi « maudit soit ce Lorenzaccio, qui s'avise de devenir quelque chose » (V.4). Apres avoir assassiné le Duc, il n'en est plus l'ombre ; il a directement accès au soleil et reçoit la lumière de la société en plein visage. Mais cette lumière que Lorenzo atteint n'est pas celle que le lecteur ou Lorenzo espèrent. Cette lumière est aussi ambiguë que sa personnalité : elle est liée à la mort. Ainsi, Lorenzo meurt sous trop de lumière : la lumière de la célébrité (tout le monde sait qu'il est celui qui a commis l'acte ostentatoire de tuer le duc, et cette célébrité fait de lui une proie plus facile lorsque sa tête est mise à prix), et la lumière du jour, qui ne peut pas le protéger comme l'ombre de la nuit le faisait. Ainsi, Lorenzo devenu vulnérable disparaît le temps d'une ombre, si nous pouvons nous permettre ce jeu de mots, et la promenade qu'il annonce dans « Je vais faire un tour au Rialto » (V.7) est en fait une marche vers une mort soudaine : « Monseigneur, Lorenzo est mort ».

Donc, nous pouvons assimiler le personnage de Lorenzo à une ombre. L'ombre qui passe sur son visage est le reflet de l'ombre de son âme. Ce symbolisme de l'ombre accentue la chute du personnage dans la débauche et dans une perte d'identité qui le conduira à la mort93(*). L'ombre construit le personnage central : le héros n'est donc pas construit comme tel, mais en tant qu'antihéros. Tout ce qui forge l'identité de Lorenzo le rend finalement indéfinissable. Si Shakespeare recherche à exprimer l'ambiguité et les contradictions qui font l'homme, Musset va plus loin puisqu'il semble vouloir en démontrer l'évolution vers le non-sens, en renversant la psychologie habituelle des personnages. Le héros dans Lorenzaccio est un être fait d'ombres, et qui disparaît.

Lorenzo est donc l'essence de la dialectique de l'ombre et de la lumière qui est diffusée dans le texte, puisqu'il porte à la fois les caractéristiques de l'ombre et celles de la lumière. Bernard Masson explique : « [...] Lorenzo [...] est tout entier dans le destin qu'il s'est choisi : être porteur de lumière dans le monde de l'ombre et de la nuit, porteur de liberté au sein de la servitude [...]. Mais pour réussir, il faudra ruser, épouser l'ombre et la nuit, devenir par devoir le zélateur de la corruption et de la servitude pour mieux assurer, le moment venu, le triomphe de leurs contraires : la lumière, la vertu, la liberté »94(*). Les contraires trouvent leur source en Lorenzo et se relient en lui. Lorenzo est l'essence de la dégradation de Florence, que la ville lui a insufflé, mais il porte aussi en lui l'espoir de sa régénération, qui finalement n'aboutit pas. Dans ce monde désabusé et où le malheur et la mort se partagent les hommes, le héros romantique tente de se construire en marge des autres, mais sa complexité ne lui permet pas de se forger une identité concrète. La complexité extrême du personnage aboutit à un non-sens et à la disparition de Lorenzo. Musset se différencie ainsi de Shakespeare, puisqu'il complexifie ses personnages au point qu'ils en deviennent indéfinissables. Le héros Shakespearien devient un antihéros chez Musset, personnage qui se déconstruit en voulant se donner trop d'identités, personnage qui disparaît en voulant rester dans les mémoires95(*), et qui reste une ombre en voulant atteindre la lumière.

CHAPITRE 3

LORENZACCIO : UNE HISTOIRE DE L'HUMANITE

Le symbolisme dialectique de l'ombre et de la lumière qui construit le personnage de Lorenzo, le langage, le décor et la mise en scène de la pièce influence aussi l'humanité, comme le suggère Musset. En effet, au-delà du théâtre et de son caractère fictionnel, nous devons noter que c'est le genre humain qui est décrit. Les personnages représentent des parcelles de l'humanité, avec ses côtés sombres et lumineux. Cela est un thème romantique, et Hugo écrit, dans la Préface de Cromwell : « Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe? [...] Le caractère du drame est le réel; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création96(*) ». Ainsi la pièce, comme tout théâtre romantique, semble être une tentative pour définir l'identité de l'homme, pour expliquer ses actes et ses sentiments ambigus. Musset, comme Shakespeare, cherche à représenter le vrai ; le vrai est le mélange de l'ombre et de la lumière, symbolisé par Lorenzo ou Hamlet ; dans Lorenzaccio, tous les personnages sont complexes, et ce, pour représenter la réalité humaine dans sa grandeur et dans sa diversité. Donc, Shakespeare utilise l'entremêlement de l'ombre et de la lumière pour exprimer la complexité du monde réel qu'il cherche à représenter, et Musset y parvient d'autant mieux qu'il applique cet entremêlement à tous ses personnages.

3.1. L'AMBIGUITE DES PERSONNAGES

Les personnages représentent de vrais humains ; ils symbolisent aussi plusieurs aspects et contradictions de Lorenzo, qui est l'essence de l'humanité et qui prend en charge toutes ses facettes. Les personnages sont donc des échos aux caractéristiques de Lorenzo, et ils sont eux aussi partagés entre l'ombre et la lumière. Chez Shakespeare, seul les personnages principaux sont complexes et représentent tout homme, alors que les autres représentent une part de l'humanité seulement. Les personnages de Musset sont beaucoup plus forts en humanité puisqu'ils sont travaillés pour représenter tout homme.

3.1.1. Les personnages comme échos aux caractéristiques de Lorenzo

Henri Lefèbvre écrit : « Dans Lorenzaccio, les autres personnages principaux déploient devant nous, spectateurs, les aspects du héros principal, et ses contradictions: Philippe Strozzi correspond à son humanisme, le Duc à la souillure qui l'habite et au mal qui le hante, Catherine à son idée de la pureté et de l'amour, la marquise Cibo à son amour de la patrie, Pierre Strozzi à son courage97(*) ». Nous pourrions dire que Lorenzo est une essence et que les personnages sont la dissémination de cette essence, ou bien l'inverse : que chaque personnage est une essence de l'humanité et que Lorenzo englobe toutes ces essences, pour représenter l'humanité toute entière.

Le Lorenzo du passé et Philippe ont le même amour pour l'humanité et pour ses valeurs : en III.3, ils expriment tous deux leurs sentiments ; Lorenzo déclare : « J'ai cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un martyr croit à son Dieu » et Philippe dit : « Je crois à la vertu, à la pudeur et à la liberté ». Ils utilisent les mêmes notions et nous avons vu qu'ils ont les mêmes habitudes de nuit : ils utilisent tous deux l'expression « courbé sur [d]es livres » (Lorenzo en III.3 et Philippe en II.5), ce qui accentue leurs similitudes. Philippe correspond à l'élément lumineux qui se trouve à l'intérieur de Lorenzo, puisque l'idéal républicain est porteur de connotations de lumière dans le texte98(*).

Il y a aussi un parallélisme entre le Duc et Lorenzo. Nous avons déjà démontré que Lorenzo est son ombre. Les deux personnages sont décrits d'une façon méprisante par les autres. Le Duc et Lorenzo sont des personnages d'ombre : ils sont comparés tous deux à des maladies, comme la lèpre pour Lorenzo (II.5), la peste pour le Duc (III.6). Lorenzo explique à Philippe en III.3 comment il en est arrivé à devenir le double de son cousin : « Pour plaire à mon cousin, il fallait arriver à lui, porté par les larmes des familles; pour devenir son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies ». Ainsi la souillure du Duc s'est disséminée en Lorenzo, créant en lui une part de ténèbres.

En ce qui concerne l'idéal de pureté, Catherine représente une autre part lumineuse dans la dialectique qui ronge Lorenzo. Ils décrivent tous deux le monde de la même façon : « Que le ciel est beau! Que tout cela est vaste et tranquille! Comme Dieu est partout ! » s'exclame Catherine en I.6, alors que Lorenzo dit, en IV.11 : « Que la nuit est belle! Que l'air du ciel est pur! [...] Que le vent du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! ô nature magnifique, ô éternel repos! [...] Ah! Dieu de bonté! Quel moment ! ». Les deux personnages prononcent les mêmes mots de « ciel », de « beau », « belle » et de « Dieu ». Ils utilisent des exclamations, ainsi que le champ lexical des éléments terrestres et célestes (« Ciel », « nuit », « air du ciel », « vent du soir », « nature », « fleurs des prairies ») associé à celui de la paix (« tranquille » et « repos »), de la beauté (« belle », « beau », « magnifique »), de l'immensité (« ciel », « vaste », « partout ») et de l'immortalité (« Dieu » et « éternel »). Ainsi, Lorenzo se serait investi de l'idéal de pureté de Catherine.

Ricciarda Cibo est un écho au patriotisme de Lorenzo : ils perdent tous deux leur vertu pour le sort de Florence. La Marquise a accepté de se laisser séduire par le Duc dans le but de l'inciter à prendre un réel pouvoir sur la ville pour la sauver ; Lorenzo a accepté de se laisser souiller par le Duc pour libérer la ville du pouvoir corrompu. La Marquise se demande si elle aime vraiment le Duc, ou si elle ne fait cela que pour Florence : « Et pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi, Florence? Qui est-ce donc que j'aime? Est-ce toi? Est-ce lui ? » (II.3). La ville semble avoir eu autant d'importance pour Lorenzo, car Catherine révèle la culpabilité de Florence dans l'histoire de la corruption de Lorenzo en I.6 : « Ah! Cette Florence! C'est là qu'on l'a perdu ! »99(*). Les deux personnages sont donc liés à la ville par un même patriotisme.

Enfin, en ce qui concerne le courage, c'est en Pierre Strozzi que nous retrouvons les caractéristiques de Lorenzo : Pierre combat Salviati pour venger sa soeur, comme Lorenzo tue le Duc pour, entre autres, protéger Catherine. Tous deux sont prêts à se battre pour Florence : « Marchons franchement sur Florence avec notre petite armée » s'exclame Pierre en IV.6, « [...] je tuerai Alexandre » s'exclame Lorenzo en III.3. Cependant le meurtre est le seul acte que Lorenzo commet, puisqu'il perd espoir en l'utilité de l'action, alors que Pierre, lui, garde espoir. Le courage, comme le patriotisme, est un sentiment ambigu, et peut représenter la dualité de Lorenzo, partagé entre ombre et lumière.

Ainsi, il semblerait que Lorenzo se soit emparé des essences des autres personnages. Il revêt ainsi la diversité des caractéristiques de l'humanité. Philippe, le Duc, Catherine, Pierre et Ricciarda, eux, servent d'échos à Lorenzo, dont ils représentent chacun une parcelle, et ils sont déchirés, selon le même symbolisme, entre l'ombre et la lumière. C'est ainsi que le texte de théâtre représente les pensées et les actes des hommes, dans leur ambiguïté et dans leur complexité.

3.1.2. Des personnages entre ombre et lumière

Les personnages, nous l'avons vu, représentent des parts d'ombre ou de lumière de Lorenzo. Cependant, ils ne sont pas seulement cela, et ils englobent l'ambiguïté de l'homme : chaque personnage est divisé entre ombre et lumière. Au-delà du fait qu'ils symbolisent la complexité de Lorenzo en faisant écho à ses caractéristiques, les personnages ont leur propre complexité. Pierre Nordon écrit : «  Musset, comme Shakespeare, semble toujours avoir présentes à l'esprit, simultanément, deux conceptions, parfois antinomiques, des êtres et des choses.[...] Cette conscience de l'ambiguïté de l'être et de l'ambivalence des évènements engendre chez les deux dramaturges une analogue appréhension de leurs sujets100(*) ». Ainsi, c'est grâce à l'ambiguïté des personnages, que l'on retrouve plus chez Musset que chez Shakespeare, puisque Shakespeare a surtout travaillé ses personnages principaux, que la complexité humaine trouve une représentation satisfaisante.

Le premier personnage que l'on rencontre est le Duc, dont l'ambiguïté se révèle par un amalgame entre l'ombre et la lumière : à la scène 6 de l'acte III, la Marquise parle du « sombre météore de [s]a puissance ». Le météore peut être porteur de lumière lorsqu'il est enflammé, et qu'il laisse derrière sa chute une traînée lumineuse. L'expression relie « sombre » et « météore », ce qui est contradictoire, et oxymorique. De plus, la Marquise compare d'abord le Duc à un soleil (« être le rayon de soleil qui sèche les larmes des hommes »), et ensuite à un météore, ce qui fait de lui une entité qui passe de la lumière bienfaisante à la lumière menaçante, ou à l'ombre, puisqu'un météorite n'est pas forcement lumineux. L'ambiguïté du Duc se retrouve aussi en II.6, lorsque le Duc déclare : « Quand je suis en pointe de gaieté, tous mes moindres coups sont mortels ». Cette phrase antithétique définit encore le Duc comme un personnage complexe, alliant les opposés. Nous avons déjà vu que le Duc pouvait être associé aussi à la couleur sombre, par le fait qu'il engendre la corruption et la mort dans la ville de Florence101(*). Le Duc semble être à la fois porteur d'ombre et de lumière.

Philippe est associé à la couleur grise, et les relevés sont nombreux : il s'agit alors du gris des cheveux, pour évoquer la vieillesse (« Pauvre Philippe ! Il y aura une triste fin pour tes cheveux gris ! » (I.6), « [...]Ma vengeance a des cheveux gris. »( II.5), « Il peut y avoir quelque chose de bon dans cette tête grise » (III.2), « [...] deux têtes que j'ai baisées autant de fois que j'ai de cheveux gris »( III.3)). Or le gris est créé par le mélange du noir et du blanc, de l'ombre et de la lumière. Le gris associé à Philippe évoque sa capacité de penser, sa sagesse acquise au fur et à mesure des années et ses qualités : « Tu as soixante ans de vertu sur ta tête grise » ( III.3). Mais le gris pourrait aussi symboliser sa dualité et sa complexité. Philippe Strozzi est porteur de valeurs positives, et il est souvent associé à la lumière. Lorenzo, par exemple, le définit comme un « fanal éclatant » (« Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l'océan des hommes, et vous avez regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière » III.3). Cependant, lorsque Philippe décide d'agir, et de se venger, avec l'aide de tous les Strozzi, il devient celui qui veut semer la mort en plantant son drapeau noir : « Nous y planterons le drapeau noir de la peste ; ils accouront à ce signal de mort » (III.7). Ainsi, même Philippe est ambigu et complexe ; il a des qualités lumineuses, mais il est attiré par l'ombre de la vengeance ; il est constitué à la fois d'ombre et de lumière.

Ombre et lumière se retrouvent donc dans les images qui décrivent les personnages du Duc et de Philippe. Ainsi, les personnages sont ambigus, instables ; ils évoluent et ont chacun leur vie propre ; ils deviennent ainsi des copies des hommes en en représentant la complexité.

Nous avons vu que Lorenzo était l'essence de la dialectique de l'ombre et de la lumière. Il est aussi l'essence des personnages, puisqu'il en englobe toutes les caractéristiques. Ainsi, les personnages, qui font écho aux ambiguïtés de Lorenzo, sont aussi symbolisés par cette dialectique, et ils sont porteurs à la fois des ambiguïtés de Lorenzo et de celles de la dialectique. La représentation cette l'ambiguïté a pour but d'évoquer la réalité humaine. C'est ainsi que les personnages représentent des hommes, et que Lorenzo représente toute l'humanité.

3.2. LA COMPLEXITE HUMAINE

La fiction représente la réalité, et le théâtre de Musset tend à représenter la vraie vie, les vrais sentiments et émotions. En ce qui concerne les sentiments des personnages, le symbolisme de l'ombre et de la lumière est important aussi : d'une part pour décrire aussi précisément que possible ce que ressentent les personnages, fondés sur de vraies personnes, d'autre part pour amplifier ces sentiments et les faire ressentir au lecteur. La diversité de lieux, de personnages et de tons est un miroir de la diversité du monde. Les personnages s'interrogent sur eux-mêmes, se posent la question de leur humanité. Le théâtre met donc en spectacle la réalité du monde. Si Lorenzo représente l'humanité, Lorenzaccio représente le monde, symbolisé par Florence.

3.2.1. Lorenzaccio comme microcosme humain

Lorenzaccio exprime les sentiments et les actions de la petite communauté de Florence. Ainsi, la pièce peut être vue comme une synecdoque : la petite ville de Florence représente le monde. N'oublions pas que Florence en 1537 se veut le double de Paris en 1830 : Musset a choisi la situation politique de Florence comme un écho à la situation politique réelle de la France au XIXe siècle : la révolution de 1830 amène un nouveau régime répressif, l'action politique est finalement un échec. Olivier Bara écrit : « Triomphe du masque et règne de la mort ; le régime de juillet est une énorme mystification, et la bourgeoisie danse sur des cadavres. La Florence de 1537, dans le drame, résonne aussi des accents du carnaval et voit la mort rôder dans ses rues et ses palais. A travers ce thème carnavalesque, Lorenzaccio aborde, toujours de biais, la question de la légitimité du pouvoir »102(*). La diversité de lieux dans la même ville de Florence permet donc de situer les enjeux politiques selon les différentes classes sociales représentées. De plus, l'accent mis sur le fait que l'action se déroule à Florence, tout en étant un moyen de déjouer les soupçons de la censure française, amène le lecteur à s'interroger sur le rôle du lieu et ainsi à retourner la question politique de Lorenzaccio sur lui-même et à la resituer à Paris. Ainsi, Lorenzaccio traite réellement des problèmes humains, des relations entre les personnages, et des relations entre un personnage et la société dans laquelle il vit. Musset veut des personnages qui copient les hommes, et non pas des stéréotypes avec des caractères prédéfinis ; le microcosme nous montre des personnages vivants103(*), complexes et instables. Nous les voyons évoluer et changer : par exemple, nous assistons petit à petit au changement qui se fait en Philippe, qui perd la foi en ses sentiments républicains, nous assistons à ses souffrances et à ses inquiétudes à propos de ses enfants, comme un vrai père ; nous voyons Pierre réagir avec l'impétuosité réelle d'un jeune homme ; nous voyons Lorenzo perdre petit à petit la foi en la vie. Ainsi les personnages se développent et se complexifient au fur et à mesure de la lecture de la pièce, de la même façon que dans la vie, où tout n'est pas simple et univoque. De plus, les décors semblent infinis et nous assistons à la vie des personnages autant de jour que de nuit, et dans une immense variété de lieux. Chez Shakespeare, les lieux sont loin d'avoir l'importance qu'ils ont dans Lorenzaccio : nous avons déjà vu que la scène élisabéthaine centrait la pièce sur l'action et sur les personnages, par manque de moyens. Le Marchand, l'Orfèvre, les étudiants, le peuple, les femmes, tous ont leur place dans la pièce, comme le veut la vraie vie, faite d'une diversité d'hommes. Lorenzaccio est l'une des pièces les plus humaines de tout le théâtre romantique, et Musset a réellement réussi à nous faire croire en l'humanité des personnages, et à nous faire ressentir de réelles émotions. Nous pourrions nous demander pourquoi. Nous devons nous rappeler que le « Théâtre dans un Fauteuil » autorise la liberté de la création, et ainsi une meilleure définition et représentation de l'homme. Le théâtre imaginaire est élargi à l'espace mental, et non pas seulement à l'espace scénique ; ainsi la représentation du monde est plus précise, puisqu'un esprit est toujours plus flexible que des acteurs. Chez Shakespeare, la place laissée à l'imagination était importante aussi, puisque la scène était pauvre en décors. Les personnages de Shakespeare sont plus complexes que la majorité des personnages de théâtre d'autres auteurs de l'époque; cependant de nombreux personnages secondaires restent à l'état d'ébauche ou ont un caractère très stéréotypé (nous pourrions citer le cas de Rosencrantz et de Guildenstern dans Hamlet, par exemple, auxquels nous ne pouvons pas nous attacher à cause de leur présence éphémère, et dont la personnalité n'est pas convaincante) : seuls les personnages principaux sont porteurs d'ambiguïté, mais ils représentent réellement l'homme, comme Hamlet104(*). Ainsi, Musset semble avoir hérité de Shakespeare l'idée de la complexité humaine à représenter sur scène, mais il l'a appliquée à tous ses personnages. Cependant, même si Lorenzaccio est sur de nombreux points réaliste, nous pouvons remarquer que cette pièce reste du théâtre, puisque le symbolisme de l'ombre et de la lumière est une construction poétique qui accentue les sentiments ressentis chez le lecteur ainsi que les contradictions des personnages, comme l'explique Jean-Marie Thomasseau : « Musset manipule subtilement ces jeux d'ombre et de lumière qui relativisent les valeurs et expriment par la bouche de Philippe les contradictions de l'univers moral »105(*). Ainsi, cette complexité créée par les affinités présentes entre l'ombre et la lumière se veut réellement humaine ; le théâtre représente le monde, et le monde est un théâtre106(*).

3.2.2. Une tentative pour résoudre l'énigme humaine

Le but du théâtre peut être de divertir ou d'instruire, mais en ce qui concerne Lorenzaccio, la pièce semble proposer au lecteur-spectateur de réfléchir à propos des personnages, ainsi qu'à propos de lui-même. L'humanité est donc complexe et ambiguë ; sa représentation sur scène est une tentative pour comprendre et trouver une solution à cette complexité.

La pièce entière de Lorenzaccio met en scène Lorenzo, qui cherche à se construire en résolvant ce qu'il appelle « l'énigme de [s]a vie »107(*). L'énigme de sa vie est cette sensation qu'il a de devoir commettre le meurtre, sans qu'il sache pourquoi. L'énigme de la vie est aussi celle de tout homme. L'humanité entière se pose des questions sur son identité, et Lorenzo, essence de l'humanité, se les pose aussi. Comment expliquer les actions et les sentiments des hommes ? Lorenzo ne trouve pas de réponse à ses questions. Puisqu'il représente l'humanité qui s'interroge sur elle-même, et que Lorenzaccio est lu par des hommes, le texte devient en quelque sorte un miroir qui renvoie au lecteur son image. Ainsi, le texte incite le lecteur à transférer sur lui-même les questions que se pose Lorenzo, et l'énigme de l'humanité est celle que le lecteur est invité à résoudre, comme cherchent à le faire les personnages. Musset est parvenu à nous donner sa définition de l'humanité, grâce au symbolisme de l'ombre et de la lumière qui en représente la complexité. Mais l'explication des actes des hommes reste inachevée et c'est au lecteur d'éclaircir cette énigme. Ainsi le sombre mystère de l'homme est au centre de la pièce, à la fois du côté de l'auteur, des personnages, et du lecteur.

Les personnages principaux de Lorenzaccio, d'Hamlet et de Macbeth se posent tous trois la question de leur identité, et de comment un acte peut changer toute une vie. Cette interrogation chez les personnages va plus loin que la simple question « Qui suis-je ?» puisqu'elle met en doute la notion d'humanité, et qu'elle devient : « Suis-je un homme ? ». Ainsi, la recherche d'une identité se double d'une recherche sur la définition de soi comme un homme ou non. Etre un homme, être moins qu'un homme, être inhumain, telles sont les possibilités laissées aux personnages. Nous avons déjà étudié le fait que Lorenzo est porteur de caractéristiques qui mettent en doute son existence, et qui font de lui un être entre la vie et la mort. De nombreuses évocations de Lorenzo en tant que « spectre » ou que « spectre hideux » en font quelqu'un d'inhumain. Philippe demande à Lorenzo en III.3 de dévoiler la part de l'homme qui est en lui, ce qui signifie que le Lorenzo débauché et perverti n'est pas humain : « Ne m'as-tu pas parlé d'un homme, qui s'appelle aussi Lorenzo, et qui se cache derrière le Lorenzo que voilà ? ». Lorenzo lui-même doute s'il est humain ou non : « Sont-ce bien les battements d'un coeur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine ? Ah ! Pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis quelque temps ?» (IV.3). Donc, Lorenzo, qui nous l'avons vu, ne trouve pas sa place entre l'ombre et la lumière, ne trouve pas sa place non plus entre l'humanité et l'inhumanité. En effet, il a voulu agir pour l'humanité mais il la méprise, à part sa mère, Philippe, et Catherine. Philippe, lors de son discours aux Quarante Strozzi, pose la question : « Sommes-nous des hommes ? » (III.7) pour réveiller leur courage. Le sens d' « homme » n'est pas spécifié ici. Il peut être utilisé en opposition à « femmes », pour connoter la bravoure et la force, ou bien en opposition à « non humain » : c'est ce qui nous intéresse ici. Etre inhumain serait se laisser bafouer sans se révolter, avoir peur de se battre. Ainsi, n'est pas homme celui qui n'agit pas. La même idée se retrouve dans Macbeth : Lady Macbeth pousse son mari à commettre le meurtre en mettant en doute sa virilité108(*). Pendant le banquet, lorsque Macbeth aperçoit le spectre de Banquo et s'en effraie, Lady Macbeth demande : « Are you a man ? » (III.4, v.59 : Etes-vous un homme ?), et plus loin, elle s'exclame : « What, quite unmanned in folly ? » ( III.4, v.75 : Quoi ! la folie n'a rien laissé de l'homme ?). Ainsi, la virilité et l'humanité de Macbeth sont mises en doute, et il en résulte qu'après le meurtre, qui devait pourtant lui permettre d'affirmer sa masculinité, Macbeth sombre dans l'inhumanité de la folie (avec les visons) et du massacre. Macbeth voulait devenir plus qu'un homme, mais finalement il devient le contraire d'un homme. L'action alors déconstruit l'homme plutôt que de lui donner une identité. Dans Hamlet, ce n'est pas seulement l'action qui fait l'homme, c'est aussi la pensée109(*). L'humanité d'un être est mise en doute lorsqu'il agit sans réfléchir. Nous voyons ainsi que les personnages s'interrogent sur ce qu'est l'homme, et parfois retournent la question sur eux-mêmes. La pièce met en scène des personnages qui représentent des hommes, et qui désirent résoudre l'énigme de l'humanité.

Ainsi, l'ambiguïté de ces personnages se redouble d'une ambiguïté de la condition humaine. Ils se demandent s'ils sont des hommes ou non, alors que le lecteur se demande, lui, comment peut être défini l'homme. Mais si les personnages sont faits d'ombre et de lumière, et qu'ils représentent ainsi l'homme, alors toute définition de l'humanité reste ambiguë et contradictoire. Nous avons vu que l'extrême complexité du personnage de Lorenzo nous amenait à penser qu'il se construisait en opposition à toute possibilité de sens ou de résolution d'ambiguité. D'ailleurs, David Sices émet l'idée d'un non-sens de l'expérience humaine, à propos de Lorenzaccio : « It is rather a drama expressing the meaninglessness of history, of the sum of individual and collective human experience110(*) ».

Donc nous avons vu à quel point l'ombre et la lumière sont interdépendantes voire même consubstantielles. Lorenzo, personnage clé de la pièce Lorenzaccio, repose entièrement sur ce mélange de l'ombre et de la lumière, et diffuse cette ambiguïté dans les autres personnages. Si Musset a choisi de mêler ces deux extrêmes, c'est pour donner sa vision de l'humanité qu'il cherche à représenter, ambiguë et complexe au point même de parfois ne laisser aucune place à un sens possible. Les personnages se posent eux-aussi cette question de la définition de l'humanité, mais ils échouent, puisque la complexité créée par l'ombre et la lumière mêlées ne permet pas de réponse claire. Ainsi, l'homme reste une énigme, même pour l'homme. Musset se différencie quelque peu de Shakespeare puisque Lorenzaccio est plus complexe : la pièce diffuse une extrême finesse aussi bien dans les caractères de tous les personnages que dans tous les décors. Chez Shakespeare, c'est seulement dans les personnages principaux que se mêlent l'ombre et la lumière. Lorenzaccio semble donc bien plus vivant, plus « vrai », et donc plus impressionnant. Hugo déclare qu'  « Il y a deux manières de passionner la foule au théâtre : par le grand et par le vrai. Le grand prend les masses, le vrai saisit l'individu »111(*). La représentation de la réalité et l'expression d'émotions serait donc le but du théâtre. Musset surpasserait-il alors Shakespeare sur ce point, Shakespeare que Hugo loue comme étant le « génie » qui « attein[d] tout à la fois le grand et le vrai, le grand dans le vrai, le vrai dans le grand »112(*) ?

La symbolique de l'ombre et de la lumière se trouve donc à la base d'une tentative de définition de l'homme. L'ombre et la lumière permettent des jeux de vu et de non-vu, et nécessitent un regard pour les déchiffrer. C'est ainsi que le lecteur trouve sa place dans cette symbolique, regard qui fait tomber les masques et qui s'infiltre par les fenêtres...

PARTIE III

DE L'OMBRE A LA LUMIERE : JEUX DE REGARD

Nous avons étudié jusqu'ici l'ombre et la lumière du point de vue du décor et des accessoires, de la mise en scène, et des personnages. Nous avons vu que ce symbolisme était à l'oeuvre dans toute la pièce, à la fois en opposant l'ombre et la lumière, et en les assimilant. Nous allons ici aborder un aspect plus technique de l'ombre et de la lumière : la mise en valeur d'un personnage ou d'une action, ou bien sa déconstruction, par cette symbolique de l'ombre ou de la lumière. En effet, nous remarquons que ces notions ont aussi une importance capitale en ce qui concerne les relations construites par le biais du regard entre les personnages ou entre le lecteur et les personnages. Il s'agit de voir comment les personnages se construisent ou se détruisent en utilisant l'ombre et la lumière grâce à un outil comme la fenêtre ou le masque. Le masque est lié à la thématique de l'ombre, que certains personnages utilisent pour disparaître aux yeux d'autrui ; la fenêtre est utilisée dans un but opposé, celui de paraître dans la lumière et de se soumettre au regard. Le thème du regard a une importance capitale dans le symbolisme de l'ombre et de la lumière. Sans regard, il n'a aucune validité. C'est dans les paroles de certains personnages à propos d'autres personnages que les ombres et les lumières que nous avons jusqu'ici étudiées se révèlent le plus souvent. C'est donc le regard que les personnages portent sur leurs semblables qui a décidé de ce symbolisme. Les personnages se regardent entre eux, se dévoilent ou se cachent aux yeux d'autrui. Le lecteur regarde ces personnages évoluer, mais aussi retourne ce regard sur lui-même... Le lecteur assiste au jeu théâtral imaginaire, jeu qui se fonde sur les masques que prennent les personnages pour se cacher mais aussi pour se révéler, ce qui pourrait sembler contradictoire. Les modalités du regard dans Lorenzaccio sont bien plus complexes que dans Hamlet, Macbeth, ou Julius Caesar. La principale différence est que chez Shakespeare, les regards n'influencent pas l'identité d'un personnage, alors que chez Musset, le regard peut construire une identité, la deviner, ou la détruire... C'est pour cela que les masques ont beaucoup plus d'importance chez Musset, puisqu'ils se situent au centre de la question de la recherche ou de la protection d'une identité. C'est ainsi que les personnages de Musset nous paraissent plus travaillés et plus complexes, et plus représentatifs de l'homme. De plus, le rôle du lecteur-spectateur prend une autre dimension avec Musset : le destinaire est inclus dans la bataille des masques, lui qui se doit de dévoiler les identités s'il veut comprendre les enjeux de la pièce. Comment savoir si le personnage porte un masque ou non, s'il montre sa véritable identité lorsqu'il se met à la fenêtre ou non ? L'aveu113(*) poignant de Lorenzo, à l'acte III scène 3, aboutit à cet impératif désabusé: « Regarde-moi un peu », ce qui montre à quel point le personnage a besoin de ce regard. S'il commet le meurtre, c'est aussi par désir d'ostentation, pour attirer le regard des autres sur lui ou sur la ville, ce qui lui fait dire en IV.9 : « On se mettra demain aux fenêtres ». Les regards qui se croisent semblent donc au centre de la complexité de la pièce, et c'est au lecteur qu'il incombe de démêler ces jeux d'ombre et de lumière sur les identités.

CHAPITRE 1

L'OMBRE DU MASQUE

On retrouve le thème du masque autant chez Shakespeare que chez Musset. Chez Shakespeare, Hamlet et Macbeth décident de voiler leur personnalité pour mieux atteindre leur but, qui est d'assassiner celui qui est au pouvoir. Il ne s'agit pas de porter réellement un masque, mais de déguiser ses pensées par le biais d'une attitude trompeuse. Ainsi, Hamlet joue la folie, le Roi Claudius joue l'innocent et Macbeth et sa femme les amis fidèles. Cette attitude trompeuse reste ce qu'elle est : une illusion, qu'elle fonctionne ou non. Dans Jules César, les masques n'ont pas l'importance qu'ils ont dans les deux autres pièces. Chez Musset, le masque n'est pas toujours une illusion. Tout d'abord il y a de vrais jeux de masques, lors des bals par exemple. Ensuite, le masque au sens d'attitude trompeuse devient parfois la vraie identité du personnage, et c'est la triste histoire de Lorenzo. L'illusion ne fonctionne plus. Le masque est alors un moyen de repousser le regard, de le neutraliser, pour mieux tromper (nous verrons que le cas de Lorenzo est différent). Nous voyons bien que le thème du regard est central à la fois au niveau de l'histoire, puisque les personnages construisent leur identité par rapport au regard des autres, qu'au niveau du texte de théâtre, puisque ce sont les regards des personnages entre eux, leurs relations et les paroles qu'ils échangent qui sont à la base du symbolisme de l'ombre et de la lumière que le lecteur perçoit.

1.1. LE MASQUE, OBSTACLE AUX REGARDS ENTRE LES PERSONNAGES ?

Le masque est un bon exemple d'outil qui permet de voir et de ne pas voir ; il est une ombre qui cache le vrai visage de celui qui le porte, en le renvoyant dans l'ombre. En ce qui concerne Lorenzo, son masque est une ombre car elle est associée à la débauche, à la vie de nuit et à un physique sombre114(*). C'est à cause de ce masque qu'il porte qu'il est devenu un personnage d'ombre et de mystère. Du point de vue sémantique, le masque peut aussi être associé à une ombre en ce qu'il renvoie aux apparences, aux illusions, et qu'une ombre n'est pas concrète et qu'elle trompe. Le masque est associé à la thématique du double : il est le faux cachant le vrai, il est le virtuel cachant le réel, il est l'ombre d'un personnage et non pas sa vraie silhouette. Il est donc possible de rapprocher le masque d'une ombre du point de vue concret, avec le masque comme outil opaque qui entrave la lumière et crée l'ombre sur un visage. Nous avons vu que les personnages étaient des copies des hommes, au point de se poser eux-même la question : « Suis-je un homme ? ». La définition de l'humanité est liée à la question de l'identité ; certains personnages cachent ou modifient leur visage, ou au contraire le montrent. Comment l'identité peut-elle être trouvée sous le masque ?

1.1.1. Le masque qui cache

L'utilité première du masque est de cacher le visage de celui qui le porte. Le visage que l'on ne voit pas prend alors une forme plus inquiétante, et néfaste. On ne porte pas un masque sans raison, et souvent, ces raisons sont malsaines. Macbeth transforme son visage en masque pour ne pas laisser paraître sa culpabilité115(*), et les conspirateurs dans Julius Caesar font de même116(*), imitant les acteurs de Rome. Ainsi, le regard des autres est dévié et les machinations du porteur du masque restent secrètes. L'identité de l'homme masqué n'est pas en jeu chez Shakespeare : jamais elle n'est mystérieuse. Dans ce thème du masque, les habits ont un rôle important, en tant qu'ombre qui cache la vérité de l'être. Comme le manteau ou le masque, ces accessoires cachent au lieu de dévoiler et rendent inquiétant ce qui est mystérieux. Sous le vêtement, masque fluide, le véritable être est caché, les sombres désirs ne peuvent pas être devinés. Lorsque le personnage est caché dans ses nouveaux habits comme il le serait en se réfugiant dans une nuit noire, il se laisse aller à des perversions qu'il ne commettrait pas s'il était vêtu normalement, avec ses habits. Symboliquement, donc, les habits portent les mêmes connotations que la nuit et que l'ombre. Souvent, l'usurpation d'une identité qui n'est pas naturelle au personnage se solde par un mal-être en portant ces vêtements : Lorenzo explique à Philippe : « Quand j'ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice, comme un enfant de dix ans dans l'armure d'un géant de la fable » (III.3). Le vêtement que l'on porte pour tromper autrui devient alors un « déguisement hideux »117(*), qui cache la partie la plus pure de l'être. De même, Macbeth porte les habits d'un autre118(*), les habits du Thane de Cawdor et celui du roi Duncan, et il se trouve incapable de les supporter119(*). Les habits volés sont le symbole de l'état usurpé, ils sont une ombre qui cache la vraie personnalité du personnage. Les vêtements sont un masque fluide : ce masque n'est ni difficile à afficher, à modifier, ni à ôter. Le masque remplit bien son rôle lorsqu'il cache une part d'un être, que ce soit ses pensées ou une part d'identité : il cache mais il est aussi le symbole d'une réalité qui existe dans l'ombre et qui peut être découverte.

Dans Macbeth120(*), seuls  Macbeth et sa femme son masqués. Ces deux personnages masqués ne tentent pas de dévoiler mutuellement leur identité, puisqu'ils sont mari et femme et qu'ils se connaissent. Ce couple en est véritablement un, puisque c'est ensemble qu'il affronte le regard des autres. Macbeth est masqué avec tous, sauf avec sa femme ; Lady Macbeth est masquée avec tous, sauf avec son mari. Macbeth est au centre des regards, puisqu'il est le nouveau roi. Les personnages se regardent peu entre eux, ; ils ne savent pas si Macbeth a assassiné le roi Duncan, bien que certains s'en doutent. Ici encore, comme dans Hamlet, le masque est trompeur : Macbeth et sa femme ne sont pas innocents. Le masque fonctionne jusqu'au moment où le couple royal sombre dans la folie à cause de la torture que leur conscience leur fait subir. Les regards masqués de Macbeth sont des regards méfiants : partout, il craint pour son règne. Ainsi, ce qu'il cache à toute sa cour sous le biais des flatteries (et des meurtres) est une identité de roi usurpée, un règne non légitime: III.2, v.32-35 : « unsafe the while, that we must lave/ our honours in these flattering streams / and make our faces vizards to our hearts, / disguising what they are. » (Temps d'inquiétude, où il nous faut laver nos honneurs au torrent des flatteries, et faire de notre face le masque de notre coeur, pour le déguiser !). Ici encore, les relations entre les personnages sont assez simples bien que le pesonnage principal soit masqué. Les regards des personnages entre eux ne sont pas forcément des tentatives pour comprendre la véritable identité du personnage, ils sont plutôt des regards qu'un peuple peut lancer à un tyran. Macbeth ne change pas d'identité sous le masque ; il avait changé dès les prédictions des sorcières. Les sorcières regardent tout ; elles semblent semi-masquées, puisque les paroles qu'elles adressent à Macbeth sont ambigues et trompeuses.

Dans Hamlet, seuls deux personnages portent des masques121(*) : Hamlet et le Roi Claudius. Hamlet contrefait la folie pour que le roi ne remarque pas que ce que lui a annoncé le spectre l'a bouleversé. Il est déchiré entre le devoir de vengeance et celui de vertu. Il se rend alors compte qu'il est esclave de ses passions, et il a peur de faire le mauvais choix. Le prétexte de la folie lui permet donc de cacher ce trouble et de parler en langage codé à Horatio sans que personne de leur entourage ne le remarque122(*). Le Roi tente de cacher qu'il est l'assassin du père d'Hamlet. Il joue un rôle avec tous, même avec la Reine, qu'il aime, pour rester au pouvoir. Pour lui, Hamlet est un danger, car il est l'héritier du pouvoir, et il a l'amour du peuple : si Hamlet accepte Claudius en tant que Roi, le règne de ce dernier est consacré, mais si Hamlet le rejette, la place du roi au pouvoir devient incertaine. Ces deux personnages ont donc une identité propre, qu'ils vont voiler et renvoyer dans l'ombre, dans le non-vu, par le biais d'une attitude masquée. Le masque est trompeur : il montre quelque chose de faux, puisque Hamlet n'est pas fou et que le roi n'est pas innocent. Ce masque fonctionne pour le Roi, dans la mesure où personne ne se doute qu'il est un meurtrier, à part Hamlet, qui l'apprend du spectre. En ce qui concerne Hamlet, le masque de folie fonctionne aussi, puisque les personnages y croient et que jamais ils ne devinent la véritable cause du trouble d'Hamlet. Le masque fonctionne aussi dans le sens où il reste à l'état de masque, et ne devient pas une peau comme pour Lorenzo. Hamlet est perturbé par les événements, il se perd dans ses pensées, il réagit de façon étrange, mais il n'est pas fou. Avec Rosencrantz et Guildenstern, il discute de façon spirituelle de sa mélancolie, tout en sachant qu'ils viennent l'espionner (II.2, v.224), et il est tout à fait normal avec les acteurs de théâtre. Les soliloques « Now I am alone... » (II.2, v.521) et « To be or not to be... » (III.1, v.56) ne sont pas ceux d'un fou, mais bien de quelqu'un qui raisonne, qui médite sur la destinée humaine. Hamlet s'adresse de façon sincère aux personnes qu'il aime et en qui il a confiance (avec le spectre, sa mère, Laerte, son confident Horatio et les acteurs de théâtre) mais aux autres de façon voilée. Avec Ophélie, il est à demi masqué, puisqu'il a perdu confiance en elle et en l'amour, croyant toutes les femmes trompeuses. Il est tellement troublé qu'il repousse durement son amour, la faisant sombrer dans la folie, et qu'il semble insensible à sa mort. Ces réactions peuvent en effet paraître étranges et mystérieuses pour le destinataire ou pour les autres personnages au point qu'ils peuvent croire à sa folie. La description faite par Ophélie en II.1123(*) donne d'Hamlet une image de quelqu'un qui a perdu la raison. Cependant, Hamlet reste vertueux jusqu'au bout, et le masque de folie ne transforme pas sa véritable identité : il était troublé avant de prendre ce masque. La cause du regard entre les personnages n'est pas tout à fait une recherche d'identité : elle est recherche de la verité, des actes commis cachés... Le roi s'adresse à tous avec un masque, et il regarde particulièrement Hamlet avec méfiance. Il ment à Laerte et le pousse à la vengeance contre Hamlet pour servir ses intérêts personnels (IV.7). Hamlet est au centre des regards, mais peu de personnages se regardent entre eux ; beaucoup de ces regards sont à double sens, ce qui indique que les personnages s'espionnent et cherchent à dévoiler les sentiments des autres. La complexité de la pièce se situe donc seulement dans le personnage d'Hamlet, dont on n'est pas certain s'il est fou ou non, et dans les regards qu'il échange avec le roi, et non pas dans les relations des personnages entre eux. Le roi masqué regarde Hamlet pour tenter de dévoiler ses sentiments, et Hamlet masqué tente de démasquer le roi pour dévoiler son identité de meurtrier. La cour regarde tout. Le regard des autres dans la pièce ne transforme pas l'identité. Sous les masques, la seule identité mystérieuse pour Hamlet, jusqu'en III.2, est celle du roi.

Dans les deux pièces de Shakespeare, nous remarquons donc que le masque cache une identité première qui finit toujours par être découverte. Le point important de ces pièces est de montrer la conscience torturée des personnages masqués, et non pas de décrire le mystère qui plane sur leur identité. En effet, ces personnages, bien que masqués, sont fidèles à leur identité première, même si Hamlet semble se rapprocher de Lorenzo dans le sens où l'on peut croire parfois que son masque a transformé son identité. C'est par le masque qu'ils portent ainsi que par leur conscience troublée (comme celle des hommes), que les personnages de Shakespeare sont complexes.

1.1.2. Le masque qui revèle

Musset se différencie de Shakespeare pour le thème du masque en ce qu'il ajoute la notion de masque révélateur de l'être. Le masque peut finir par devenir une vraie peau, lorsqu'il ne cache plus l'identité de celui qui le porte: c'est le cas de Lorenzo au moment où nous le rencontrons124(*), qui n'a plus d'identité cachée et dont le masque est devenu le vrai visage : « Il est trop tard - je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement, maintenant il est collé à ma peau » (III.3). Le masque révèle : il attire le regard sur une fausse identité, il cache pour montrer autre chose et pour déjouer les pièges du dévoilement. Cependant nous voyons que pour Lorenzo le masque est doublement révélateur : il révèle une fausse identité que le masque affiche (Lorenzo comme débauché) mais il révèle aussi que le masque est devenu la véritable identité. La question de la peau et du visage se révèle alors être plus importante que celle du masque125(*). Nous remarquons alors une autre différence, différence capitale, entre Shakespeare et Musset : le personnages de Shakespeare sont des visages cachés par des masques, alors que les personnages de Musset sont avant tout des masques : « Lorenzaccio est d'abord un masque à la recherche de son visage, un hypocrite en quête de sa vérité », écrit Jean-Marie Thomasseau126(*). Ainsi, l'optique s'inverse. Le masque prend plus d'importance chez Musset, puisqu'il est comme un visage, et le personnage se complexifie à l'infini, car son identité est mystérieuse sous le masque. Lorenzo exprime cette complexité : « Quel bourbier doit donc être l'espèce humaine, [...] quand, moi, qui n'ai voulu prendre qu'un masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même ni laver mes mains, même avec du sang ! » (IV.5). Les personnages de Shakespeare portent un masque, ce qui amplifie la complexité de leur caractère ; les personnages de Musset portent plusieurs masques, et sous ces masques, ils ont une identité ambiguë, ce qui ne permet pas de les définir. De plus, le masque est plus complexe chez Musset : il peut être solide et devenir inhumain. Lorenzo fait souvent référence aux statues127(*), aux masques de cire128(*) ou de plâtre129(*) pour se décrire, ce qui exprime son détachement par rapport à son identité d'homme, et sa sensation d'être d'autant plus déclassé qu'il ne ressemble plus à l'homme. Nous remarquons bien que le thème du masque inspiré de Shakespeare se modifie pour souligner de façon plus détaillée la complexité plus profonde ancrée dans les personnages.

Le Cardinal et Lorenzo sont les deux personnages masqués de la pièce Lorenzaccio. Le schéma des regards entre les personnages est hautement plus complexe que ceux des pièces de Shakespeare. En effet, tous les personnages ou presque se regardent entre eux. Florence semble être au centre des regards, ce qui justifie l'importance donnée à la ville. Lorenzo est aussi au centre des regards, mais il ne regarde véritablement avec intérêt que peu de personnages (Le Duc, Philippe, voire Catherine), ce qui montre sa solitude et son catactère de déclassé. Les autres regards qu'il adresse sont méprisants ou indifférents. Par contre, les regards que Lorenzo attirent sont contradictoires, ce qui est lié avec les masques nombreux et différents que les personnages lui choisissent. Nous remarquons qu'à la différence de chez Shakespeare, le regard dans Lorenzaccio peut transformer une identité. L'identité de Lorenzo reste trouble sous les masques nombreux, ce qui dessine un personnage infiniment complexe, presque plus complexe que l'être humain, et en fait un personnage tout en mystère130(*). Le Cardinal, lui, observe les principaux personnages de la pièce, et il est masqué avec tous, ne cherchant que son propre bénéfice. Le peuple regarde avec imcompréhension le divertissement constitué par les intrigues, et les bannis regardent de loin toute la ville. Le masque du Cardinal fonctionne du point de vue politique, mais par un hasard : le meurtre du Duc par Lorenzo. Ce masque ne fonctionne pas avec la Marquise, sur qui le Cardinal croyait avoir une emprise qu'il n'avait finalement pas. Le masque de Lorenzo lui permet d'assassiner le duc, et donc semble à première vue fonctionner. Tout le monde y croit, même les proches de Lorenzo (sa mère par exemple). Les personnages qui se doutent que Lorenzo porte un masque n'en ont aucune preuve. Le seul personnage qui sait le double rôle que joue Lorenzo est Philippe, que Lorenzo met dans la confidence. Pourtant, le masque échoue avec Lorenzo: en effet, il n'est plus un masque au moment où il agit. Le masque est devenu une peau, il a pris le pouvoir sur l'identité, la renvoyant dans l'ombre. Le jeu des regards devient signifiant pour l'intrigue, puisqu'il blesse les identités, les transforme ou les tue ; l'identité de chaque personnage est mise en doute ; les questions que les personnages se posent en observant les autres ne sont plus des questions totales (« Macbeth est-il un meurtrier ? », « Le roi Claudius est-il un meurtrier ? ») mais des questions partielles (« Qui est qui ? »), rendant la réponse beaucoup plus complexe, ainsi que pour le lecteur, comme nous le verrons par la suite.

Les masques de Lorenzo sont d'autant plus complexes eux aussi qu'ils sont multiples et que certains sont devenus l'identité du personnage. Comme le suggère Henri Lefèbvre, Lorenzo « ne porte pas le masque sur son visage. Masque et visage ne font plus qu'un. Le masque du « personnage » colle à sa peau, entre dans sa chair »131(*). Le masque que Lorenzo s'est choisi est le masque de débauché, qui lui permet de s'approcher du duc pour mieux acheter sa confiance. Mais les autres personnages, en tentant de découvrir son identité, créent « leur Lorenzo » : le Duc pense que Lorenzo est un être faible, dévoué et entremetteur, La Marquise et la mère de Lorenzo croient vraiment qu'il est un débauché sans coeur, Philippe pense qu'il est un pur républicain sous son masque, et le Cardinal et Sire Maurice se méfient de lui qui corromp le pouvoir, le Provéditeur voit un ivrogne idiot, Scoronconcolo croit qu'il est un simple jeune maître qui fait ses armes... Il en découle que Lorenzo, qui se plie aux identités qu'on lui croit pour mieux tromper son entourage et l'assurer dans son erreur pour cacher son véritable être, revêt une multitude d'identités132(*) dont on ne sait plus laquelle est vraie, laquelle est un masque. Lorenzo profite de ce trouble pour changer d'attitude à chaque fois qu'il rencontre un nouveau personnage : il est hautain avec Tebaldeo, ironique avec Sire Maurice et avec sa mère, fidèle à la république avec Philippe, mielleux et débauché avec le duc ; il lit des livres avec sa famille, se bat avec Scoronconcolo, se compare à Brutus, s'enivre avec le Duc et réfléchit sérieusement quand il est tout seul. Les différents masques montrent la difficulté du personnage à se trouver une identité propre. Il ne parvient plus à faire la distinction entre le masque et son visage, l'extérieur et l'intérieur, et les autres personnages non plus133(*), qui ne voient qu'un visage hideux qu'ils couvrent de masques. Lorenzo serait donc un « homme prisonnier tout à la fois de lui-même et d'autrui, du masque qu'il s'est choisi et de celui que les autres ont choisi pour lui, en le consolidant sur son propre visage. Masque intérieur et masque extérieur, masque voulu et masque reçu, dont la superposition rendra d'autant plus difficile et périlleuse l'éxécution du grand dessein qui seul peut assurer l'affirmation du moi parmi les autres et la révélation de chacun dans sa vérité respective »134(*).

Le masque de Lorenzo est donc complexe, mais l'identité qu'il cache est encore plus complexe, ce qui rend difficiles les relations entre les personnages, relations faussées à cause des masques. Nous voyons que le thème du masque repris par Musset a été amélioré en vue d'une complexification des personnages, et particulièrement en vue d'une étude de Lorenzo comme copie humaine. Le masque semble donc avoir des caractéristiques contradictoires : il joue à la fois avec l'ombre et avec la lumière. En effet, il crée l'ombre en faisant obstacle à la lumière, mais il absorbe la lumière pour se mettre en valeur. Il s'agit d'un double jeu : cacher un visage, mais aussi en montrer un autre, pour faire véritablement disparaître le premier. Le masque fait donc de l'ombre au vrai visage, tout en étant lui-même mis en lumière aux yeux d'autrui. Dans Lorenzaccio, les regards ne cherchent pas simplement à faire tomber les masques, ils cherchent aussi à démêler l'ambiguité des identités qui sont derrière. Mais les multiples regards de la pièce n'aident pas Lorenzo à trouver son identité, ni à la construire, et il sent qu'il va mourir: « Tout ce que j'ai à voir, moi, c'est que je suis perdu » déclare-t-il en III.3. Le masque reste une ombre avec Musset dans le sens où il peut encore cacher le véritable visage de celui qui le porte (par exemple dans le cas du Cardinal), mais dans le cas de Lorenzo, le masque n'est plus une illusion, ni une fausse identité, au contraire il devient réalité de l'être. Il perd sa valeur puisqu'il n'est plus differencié du visage. Peut-être pourrait-on voir là une image du théâtre, qui d'illusion se perfectionne à tel point dans le théâtre du « Spectacle dans un fauteuil » qu'il devient difficile à différencier de la vraie vie.

Nous avons vu que le symbolisme de l'ombre et de la lumière s'appliquait aux relations entre les personnages, lors de l'acte de regard pour dévoiler l'identité de l'autre. Ce regard qui cherche à déchiffrer l'identité est aussi présent à un autre niveau : celui du destinataire.

1.2. LE DESTINATAIRE FACE AUX MASQUES

Le regard du lecteur-spectateur (lecteur dans le cas de Musset et spectateur dans le cas de Shakespeare) est important puisqu'il marque l'achèvement de la pièce de théâtre. Dans le théâtre, le narrateur est absent, et le destinataire se retrouve seul aux prises avec les dialogues, les indications scéniques et les didascalies. Le rôle du destinataire est différent chez Shakespeare et chez Musset : avec Shakespeare, le spectateur est témoin de l'histoire, et il est aussi amené à réfléchir sur des questions philosophiques ou métaphysiques que les pièces soulèvent ; avec Musset, le lecteur du « spectacle dans un fauteuil » participe au développement du texte : la scène n'est plus là pour révéler un décor, une action, des personnages déjà existants et le destinataire doit les imaginer. Le regard du lecteur bute contre des ombres et des lumières, qui sont chez Shakespeare une imagerie décrivant l'atmosphère et chez Musset un jeu complexe de vu et de non-vu. Le lecteur semble être manipulé par l'auteur : il ne voit pas une pièce de théâtre avec des pièges et quiproquos dont il a un point de vue extérieur, mais il est inclus dans ces pièges. Comme tout théâtre, les personnages sont mis en avant, mais la spécificité de Lorenzaccio vient de ce que le lecteur ne sait rien de vrai sur eux jusqu'en III.3 alors qu'un lecteur habituellement sait. Les personnages portent des masques pour se tromper entre eux, et ils portent aussi ces masques en compagnie du destinataire, qui par la suite les voit tomber et qui s'aperçoit de la tromperie dont il a été victime. Le regard de ce dernier envers les masques est différent dans Hamlet et Macbeth et dans Lorenzaccio. En effet, les masques des personnages shakespeariens sont faciles à faire tomber par le spectateur, alors que ceux des personnages mussétiens sont difficilement différenciables de leur peau, et donc difficilement repérables. De plus, l'identité des personnages de Hamlet ou de Macbeth est aisément définissable alors que celle du personnage de Lorenzo reste trouble. Les masques, même révélés, rendent les personnages ambigus, ombre de la pièce que le lecteur-spectateur doit éclaircir : en effet, après l'aveu de Lorenzo en III.3, le lecteur sait qu'il a porté un masque, mais il ne sait pourtant pas quelle est sa véritable identité.

1.2.1. Le masque que l'on retire

Le premier masque qu'un destinataire d'une pièce de théâtre est amené à rencontrer est obligatoirement celui de théâtre. Les masques construisent les personnages en tant qu'êtres de théâtre et révèlent leur existence aux yeux du destinataire : l'attention de ce dernier est en premier attirée par les masques du jeu théâtral. Chez Shakespeare et chez Musset, les masques de théâtre en cachent d'autres, et le destinataire devient témoin des jeux de travestissement qui se mettent en place non seulement entre les personnages mais aussi entre les personnages et lui-même. C'est là qu'intervient la différence entre le destinataire de Musset et celui de Shakespeare : le spectateur des pièces de Shakespeare se situe en tant que témoin extérieur de l'action et il voit des personnages de théâtre qui lui révèlent les jeux de masques qu'il y a entre eux. Il est vrai que la personnalité mystérieuse d'Hamlet par la suite peut plonger le destinataire dans le doute : parfois il semble fou, mais lors des soliloques il raisonne. Mais il sait dès le départ le rôle que s'apprête à jouer le personnage principal, qui dit dès l'acte I, scène 5, v.170-172 : « [...] how strange or odd soe'er I bear myself-/ as I, perchance, hereafter shall think meet/ to put an antic diposition on -  [...]» (« car il se peut que, plus tard, je juge convenable d'affecter une allure fantasque ») et plus loin : « I must be idle » (III.2. v.86 : « Moi, je fais le fou »). Il sait aussi que le Roi est coupable du meurtre : cela a été révélé au public par le spectre en I.5. Le spectateur de Macbeth sait aussi ce que prépare Macbeth, puisqu'il connaît ses pensées. Le spectateur des pièces de Shakespeare assiste aux regards échangés entre les personnages ; il adresse à ces personnages un regard simple de divertissement ou de réflexion. Les masques que les personnages portent entre eux tombent aisément devant son regard. Cependant, le système de présentation des personnages principaux « joue » avec le destinataire, qui ne les voit pas directement en scène, mais à qui ils sont d'abord présentés par les paroles d'autres personnages. Son regard est ainsi influencé par le point de vue de certains personnages. Prenons par exemple le cas d'Hamlet. Il n'apparaît qu'à la scène 2 de l'acte I d'Hamlet, et pourtant il est déjà présent dans les paroles des personnages dès la scène d'exposition : il est le digne fils du vaillant roi Hamlet dont les exploits sont contés, et il suscite l'affection de la cour, qui se doit de lui obéir. Le destinataire sait donc avant de rencontrer Hamlet qu'il est véritablement un personnage aimé et demandant le respect. En ce qui concerne Macbeth, il n'apparaît qu'à la scène 3 de l'acte I, alors qu'on parle de lui à la scène 2 du même acte. Lui aussi est donc présenté par les paroles des personnages, en l'occurrence par celles du Capitaine et du Roi Duncan , avant d'être vu sur scène. Il est décrit comme un brave guerrier qui amène la victoire au roi et qui n'a peur de rien. Le spectateur apprend alors la noblesse courageuse et sanguinaire de Macbeth, et les faveurs que le roi lui accorde. Les premières scènes d'Hamlet et de Macbeth donnent donc des indices sur le caractère des personnages, et révèlent leur véritable identité, ce qui fait que le destinataire n'a pas de surprises : il sait la vérité, et s'amuse ou se désole de voir certains personnages tomber dans l'erreur. Le cas de Hamlet reste cela dit plus complexe, puisque la différence entre le masque et la véritable identité est moins évidente à faire pour le spectateur au fur et à mesure que la pièce se déroule.

1.2.2. Le masque que l'on ne voit pas

La nouveauté avec Musset, c'est que le lecteur n'en sait pas plus que les personnages ; il est comme un personnage : il participe à l'histoire, il est une subjectivité qui a sa place dans le texte. Les personnages qui décrivent Lorenzo sont multiples, mais aucun d'eux n'est une source fiable, puisqu'ils dévoilent des personnalités différentes, ce qui ne permet pas au destinataire de comprendre la véritable identité du personnage central. Les jeux de masques ne lui sont pas expliqués dès le départ, et le destinataire les subit jusqu'en III.3 où tout lui est révélé. Le lecteur de Lorenzaccio assiste à un tourbillon de masques qui peuvent le laisser dans un trouble total : tout d'abord certains personnages se montrent masqués dès la première scène sans qu'il le sache (Lorenzo), puis ils portent des masques de carnaval (et Lorenzo se présente alors doublement masqué135(*)) sans compter les masques de théâtre qui ne paraissent pas clairement à ses yeux mais qui sont bien présents. La stratégie des masques semble donc fonctionner, non seulement envers certains personnages mais aussi à l'insu du destinataire. La scène d'exposition, grâce à laquelle le lecteur fonde sa compréhension de la pièce, est faussée, puisque Lorenzo s'y trouve dans la peau d'un ruffian. On rencontre dans cette scène Lorenzo en compagnie du Duc, pour l'enlèvement de Gabrielle. Si l'on se fie à cette scène d'exposition, la pièce peut être une intrigue amoureuse (puisqu'  « elle », « la petite », est au centre du dialogue) qui met en scène un Duc et ses serviteurs, dont l'un, Lorenzo, a le rôle de l'entremetteur corrompu. Maffio, frère de Gabrielle, qui trouble le trio maléfique dans ses occupations, arrive comme un obstacle, et laisse présager une intrigue dramatique voire tragique, puisqu'il veut obtenir justice pour sa soeur. Or, Maffio et Gabrielle n'ont qu'un rôle superflu dans la pièce, et le destinataire, qui attend de la première scène qu'elle soit une présentation du reste, est en partie trompé. Henri Lefèbvre explique que cette nouvelle utilisation de la scène d'exposition sert la complexité de la pièce : « Progrès dans la construction et la complexité du drame, l'auteur nous montre d'abord le « personnage » dissimulé, masqué »136(*). En effet, si l'auteur ne permet pas au destinataire de partager son point de vue, et qu'il le renvoie à l'état d'objet qu'il manipule, au même titre que les personnages de la pièce, la relation auteur-destinataire devient plus complexe. Le lecteur se trouve pour ainsi dire abandonné dans le monde des personnages sans en faire partie, grand avantage qui lui permet ainsi d'enquêter -un peu comme un détective- sur les personnages, sans participer à aucune intrigue. Mais la lecture en devient plus difficile, et le destinataire, qui n'est pas averti de la place nouvelle qui lui est désignée au sein de la pièce, reste dans l'erreur ou dans l'incertitude jusqu'en III.3. Ainsi, le lecteur assiste aux regards échangés entre les personnages sans connaître leurs véritables modalités, puisqu'il est trompé par les masques autant que les autres personnages, et le regard qu'il leur adresse est complexe puisqu'il devient une tentative de dévoilement de leur identité. Le lecteur réfléchit, essaie de lier peu à peu les fragments qu'il a découverts par sa lecture, pour créer un sens et pour construire les personnages. Il réfléchit même une fois les masques tombés en III.3 : l'acte de dévoilement continue puisque l'identité présente de Lorenzo n'est pas révélée et qu'elle a gardé toute sa complexité. Il faut donc continuer à percer l'ombre mystérieuse de l'identité de Lorenzo jusqu'à la fin de la pièce, qui ne propose pas de solution, et abandonne finalement le lecteur à ses suppositions ambiguës. Le masque de Lorenzo tombé, le lecteur apprend qu'il en porte d'autres; un à un il les dévoile, mais à l'infini et sans parvenir à son vrai visage. Les points de vue des différents personnages l'aident à construire une image de Lorenzo, mais ces points de vue sont si différents les uns des autres qu'il est impossible de décider une identité particulière pour Lorenzo. Philippe a confiance en Lorenzo qu'il croit pur sous son masque, sa mère est horrifiée par le debauché qu'il est devenu, le Cardinal et Sire Maurice se doutent de ses pensées d'assassinat, le Duc pense que sous le masque, Lorenzo est un être faible. Chacun reconstruit une identité pour Lorenzo, même le lecteur. Les masques que les personnages créent fonctionnent pour le lecteur, qui y croit et tombe dans le piège. Lorsqu'il apprend l'existence de ces masques, le destinataire doit partir en quête du sens de la pièce et de la vérité des personnages.

Le texte, ambigu, qui permet de tromper le destinataire, semble être masqué, lui aussi. Le texte de théâtre de Lorenzaccio est différent : il prend le lecteur au dépourvu, le force à réfléchir, à participer à l'histoire. Nous pourrions parler d'un masque du texte, car il ne dévoile rien de vrai à propos de Lorenzo avant III.3. Ce qui reste sous le masque, ce qui est vrai, est à l'état de non-dit, que nous pourrions rapprocher d'une ombre, et que le destinataire doit élucider. Le texte se construit sur un double niveau : se superposent ce que les personnages laissent croire et ce qui est réellement, selon l'auteur. A cela s'ajoute ce que le spectateur découvre ou croit comprendre. En effet, jusqu'à la moitié de la pièce, le lecteur est totalement trompé ; l'expression des personnages n'est en fait qu'un faux dialogue sans qu'il le sache ; il prend les masques pour des visages, et son regard est un regard de divertissement seulement. La double énonciation qui complexifie la pièce n'apparaît au lecteur qu'en III.3. Il sait alors que les personnages sont masqués et qu'ils continuent à l'être jusqu'à la fin de la pièce, mais il sait aussi comment interpréter les jeux des personnages et pourquoi ils agissent ainsi. Il comprend alors que Lorenzo a joué un double jeu. Il comprend que se dressent l'une contre l'autre deux compréhensions du même énoncé ambivalent : ce que l'interlocuteur comprend est à différencier de ce que le destinataire comprend. La double énonciation permet alors de différencier le vrai Lorenzo, connu du lecteur, et le Lorenzo masqué, que les autres personnages sauf Philippe ne comprennent pas. Jusqu'en III.3, le lecteur ne connaît le personnage que par le biais des autres, en quelque sorte, puisque ce sont eux qui parlent de lui et puisque c'est en compagnie des autres que le destinataire le découvre, alors qu'il joue son rôle de débauché. C'est ainsi que le lecteur est trompé, puisque en I.4 la description de Lorenzo par le Duc le rend antipathique (il est son entremetteur, il est décrit comme un « lendemain d'orgie ambulant », et son physique morne n'a rien d'attrayant) et qu'en I.6 la description de la mère de Lorenzo fait de lui un être en pleine déchéance dans le vice, la corruption et la débauche. Après III.3, le destinataire a un avantage conséquent par rapport aux autres personnages : il sait, comme Philippe, le secret de Lorenzo. La double énonciation, n'étant pas découverte dès la scène d'exposition par le destinataire, est un système mis en place par l'auteur pour se jouer du lecteur ; elle est un moyen de rendre le texte plus complexe et intéractif ; elle est le masque du texte pour cacher la véritable intrigue et créer un effet de surprise. La pièce, obscure et mystérieuse, trompe le destinataire comme les masques trompent les personnages entre eux.

Les masques forment donc des ombres qui piègent à la fois les personnages mais aussi le lecteur de Lorenzaccio. Le texte, complexe, entraîne donc le destinataire dans un « non-voir ». L'ombre du non-dit ou du caché trouble sa vision par le biais des masques, elle le piège, et elle l'abandonne dans cet aveuglement dont il doit se sortir. Ainsi, les masques des personnages et l'ambiguité des énoncés fonctionnent avec le destinataire complètement jusqu'en III.3 : ils empêchent de voir la véritable identité du personnage ou le véritable enjeu du texte, puisque le lecteur ne se doute pas de leur existence. Par la suite, les masques étant tombés, il doit continuer le dévoilement, pour trouver l'identité du porteur de masque le plus ambigu : Lorenzo. La place particulière accordée au destinataire de Lorenzaccio permet un intérêt plus profond de ce dernier pour la pièce qui a réussi à le surprendre et à le tromper.

CHAPITRE 2

LES JEUX DE LUMIERE 

Nombreux sont les jeux de masques qui complexifient la pièce de Lorenzaccio, et les personnages qui cachent leur véritable identité. Mais les personnages ne sont pas toujours dans l'ombre. Figures de théâtre, ils se mettent en scène et entrent dans la lumière. Le motif de la fenêtre, que l'on ne retrouve que chez Musset, peut alors servir de mise en lumière d'une caractéristique particulière d'un personnage. Nous remarquons que les personnages se montrent par le biais des fenêtres. Autant le masque renvoie dans l'ombre une identité qui se veut secrète, autant la fenêtre va, au contraire, mettre en lumière une certaine identité. Cependant, nous remarquons que l'ombre envahit la majorité des éléments de la pièce, et que les masques ont une importance évidente pour l'intrigue, alors que la lumière reste secondaire. La fenêtre peut permettre l'évasion poétique des personnages, par exemple lors des soliloques à la fenêtre, et, du point de vue du décor, la fenêtre a un rôle important puisqu'elle amène les lieux à se heurter et à se confronter. Elle joue donc le rôle d'intermédiaire entre les personnages ou entre les lieux qu'elle relie : elle attire les regards ou en est la source. Elle permet aux intrigues de s'entremêler, aux actions de se dérouler simultanément, créant ainsi un rythme rapide qui entraîne le destinataire dans un tourbillon d'actions.

2.1. LES PERSONNAGES ET LES FENETRES 

La fenêtre est une ouverture créée dans une habitation pour laisser entrer la lumière du jour; elle permet de voir ; elle est donc créatrice de lumière autant que le masque est créateur d'ombre. Nous avons vu que le masque permettait de différencier un intérieur (véritable identité) d'un extérieur (fausse identité). La fenêtre joue aussi avec ces jeux d'intérieur-extérieur. Elle est un outil qui relie l'ombre et la lumière, l'intérieur et l'extérieur, tout en les opposant. La fenêtre peut révéler un désir d'ostentation du personnage. Mais nous allons voir que les images choisies, données, montrées, ou bien cachées sont complexes et sont comme autant d'embûches dans la recherche de l'identité des personnages de la pièce. Dans les pièces de Shakespeare, la fenêtre n'est pas évoquée. Elle est donc une nouveauté de Musset, qui situe Lorenzaccio à Florence et à Venise ; nous savons que ces villes italiennes sont les lieux par excellence des miroitements de l'eau des canaux, des vitraux des églises et des miroirs et croisées des habitations. Le thème de la fenêtre est certes moins important pour l'intrigue que celui du masque ; cependant il permet des jeux de reflet entre les différentes sphères qui agissent sur l'histoire de Lorenzaccio (la ville elle-même, le pouvoir religieux, le peuple et le pouvoir politique du palais ducal...) et il apporte une touche poétique à l'oeuvre.

2.1.1. La fenêtre qui révèle

Il y a deux façons de regarder à travers une fenêtre : de l'intérieur ou bien de l'extérieur. Lorsque l'on regarde une fenêtre depuis l'extérieur, on remarque qu'elle met en valeur les éléments intérieurs éclairés par la lumière du jour qui entre. Lorsqu'on la regarde depuis l'intérieur, elle met en valeur un extérieur encadré qui se détache de l'intérieur de l'habitation. Des deux sens, elle permet une mise en lumière.

Les personnages qui se trouvent aux fenêtres et qui regardent au travers sont mis en valeur dans leurs moments intimes. La fenêtre attire alors le regard sur la vérité intérieure du personnage. En effet, les personnages aux fenêtres l'utilisent comme confidente à leurs inquiétudes ; la fenêtre joue le rôle d'un double qui écoute et réconforte. Dans leur solitude, les personnages n'ont pas d'autre moyen pour se confier que de s'adresser à cet autre qui ne les trahira pas : la fenêtre ou le miroir. Le miroir laisse transparaître une lumière indirecte propice à l'épanchement de soi, car le personnage se retrouve face à son reflet, en qui il a confiance. La Marquise en III.5 se regarde devant son miroir juste avant le rendez-vous avec le duc, et nous remarquons qu'elle semble se dédoubler pour mieux observer cette autre elle-même qui est prête à se donner au duc : « Quand je pense que cela est, cela me fait l'effet d'une nouvelle qu'on m'apprendrait tout à coup. [...] c'est le duc que j'attends dans cette toilette ! » Elle s'interroge en prenant du recul sur elle-même, pour s'étudier comme si elle ne se connaissait pas. Elle se confesse devant son miroir beaucoup plus aisément qu'avec le Cardinal. Se retrouvant face à soi-même, elle livre ses pensées secrètes et ainsi révèle une part de son identité : « N'importe, advienne que pourra, je veux essayer mon pouvoir ». Ainsi le lecteur comprend les plans de la Marquise avant qu'elle n'agisse. Le miroir permet donc un regard qui dévoile l'identité du personnage. La fenêtre joue aussi ce rôle : lorsque les personnages s'épanchent dans son encadrement, ils laissent transparaître une vérité de leur être. Nous avons vu les cas de la Marquise en II.3, de Philippe en II.5 (« N'en doute pas ; Pierre le tuera, ou il se fera tuer. (Il ouvre la fenêtre.) Où sont-ils maintenant ? » et «  Et moi, le chef de cette famille immense, plus d'une fois encore ma tête blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans les angoisses paternelles ! ») et de Lorenzo en IV.11137(*) : la fenêtre est alors liée à la recherche d'une sensation de bien-être par des personnages qui sont troublés. La fenêtre permet l'épanchement de personnages qui dévoilent leurs incertitudes intimes (pour la Marquise et pour Philippe) ainsi que leur trouble profond (pour Lorenzo). Nous voyons donc que lorsque le personnage se situe seul à la fenêtre, il dévoile une part de sa vérité intime, qui est mise en lumière par le cadre qu'elle constitue. La fenêtre est alors l'opposé du masque, puisqu'elle montre ce qu'il cache.

Mais la fenêtre n'est pas seulement la confidente de personnages confinés dans la solitude. Elle peut aussi être au milieu de tous les regards et servir d'intermédiaire entre les personnages. Elle montre alors les relations entre eux et elle dévoile la vérité de leur être. Plusieurs regards se croisent à travers les fenêtres. Tout d'abord, nous voyons la Marquise et le Marquis faisant leurs adieux en I.3 : « Elle se met à la fenêtre et fait un signe d'adieu à son mari ». Ces adieux sont sincères et la Marquise aime son mari, même si elle se laisse séduire par le duc par la suite. Comme le remarque le Cardinal, ce couple s'aime encore après sept ans de mariage : « une absence d'une semaine, - et tant de tristesse, une si douce tristesse, veux-je dire, à son départ ! Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi après sept années de mariage ! ». La fenêtre met alors en relief la relation particulière qui lie le Marquis et sa femme, l'amour profond qui les unit, et permet de nous faire prévoir leur réconciliation à la fin de la pièce. Un autre jeu de regards à travers la fenêtre met en valeur Lorenzo, saoûl, qui lâche une bouteille sur le provéditeur en I.2. Quelqu'un accuse à juste titre Lorenzo : « Tenez, regardez à la fenêtre ; c'est Lorenzo, avec sa robe de nonne ». Le provéditeur, qui n'apprécie pas la farce, laisse éclater sa haine pour Lorenzo : « Lorenzaccio, le diable soit de toi ! [...] Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses ! Un gredin qui n'a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe son temps à des espiègleries d'écolier en vacance ! » Cette scène, apparemment anodine, est cependant représentative des relations qu'entretient Lorenzo avec les autres. Lorenzo, grâce à la fenêtre, répond à son désir ou besoin d'ostentation. L'image qu'il affiche est celle d'un idiot qui est saoûl, image que le provéditeur prend pour vraie. Le provéditeur révèle sa haine à son encontre, et lâche, comme une insulte, le surnom « Lorenzaccio ». C'est la première fois dans le texte que ce surnom est cité ; cette scène à la fois justifie le titre, et résume la situation de la pièce. Lorenzo déguisé en nonne représente le fait que pendant toute la pièce il cache sa véritable identité aux autres, au point de ne plus avoir d'identité, et la haine du provéditeur symbolise la haine, le mépris, l'incompréhension que presque tous les personnages vouent à Lorenzo. Lorsqu'il est satisfait de l'image qu'il a donné, Lorenzo referme la fenêtre : « La fenêtre se ferme ». Ainsi, la fenêtre a permis d'attirer le regard sur une identité que veut donner Lorenzo (nous ne savons pas réellement quelle est sa véritable identité) ainsi que sur les relations qu'il entretient avec les autres personnages. Enfin, le dernier jeu de regards qui a lieu à travers la fenêtre de façon significative concerne le duc. Plusieurs facettes du duc sont dévoilées grâce aux regards qui traversent les fenêtres. Le regard du Duc vers ce qu'il voit à la fenêtre révèle ses désirs : lorsqu'il remarque à la fenêtre la belle Catherine (II.4 : « Dis-moi donc, mignon, quelle est donc cette belle femme qui arrange ces fleurs sur cette fenêtre ? »), le caractère de Don Juan du duc est mis en avant. Le regard du duc vers Catherine à la fenêtre est un regard de prédateur envers une proie : la fenêtre met alors en valeur l'attirance du duc pour les femmes en général. La fenêtre met aussi en lumière Catherine : c'est parce qu'elle se situe dans l'encadrement de la fenêtre que le Duc l'a remarquée, que l'on découvre la beauté de ses bras nus, et son caractère vulnérable de jeune fille offerte aux regards. Le regard, pour le Duc, a toute son importance, puisqu'il lui permet de voir les femmes, de profiter de leur beauté. D'ailleurs, son regard avide a besoin d'une grande baie vitrée pour s'assouvir : « Viens donc par ici ; nous la verrons mieux de cette galerie » (II.4). Plusieurs regards se dirigent vers le duc alors qu'il est à la fenêtre, et ces regards définissent d'autres caractéristiques du Duc. Tout d'abord nous assistons au regard entre Salviati et le Duc en II.7 : « Salviati, criant : Alexandre de Médicis ! ouvre ta fenêtre et regarde un peu comme on traite tes serviteurs ! Alexandre, à la fenêtre : Qui est là dans la boue ? ». Ce regard met bien en valeur la situation noble, haute et puissante d'Alexandre à la fenêtre en opposition avec la position plus basse de Salviati, qui, en plus, marche dans la boue. La fenêtre révèle alors la situation hiérarchique du duc et de Salviati. Enfin, en I.5, deux bourgeois évoquent dans leur conversation le peuple-badaud qui passe son temps à regarder, à voir sans comprendre : « [...] ils voient une figure sinistre à la grande fenêtre du palais des Pazzi. Ils demandent quel est ce personnage, et on leur répond que c'est leur roi ». L'évocation du duc à la fenêtre met ici l'accent sur le caractère sinistre d'Alexandre. Le regard du peuple au duc est un regard vide et d'incompréhension. Le duc n'a pas la notoriété attendue auprès du peuple, et si pour lui Alexandre est une « figure sinistre », c'est qu'il n'a aucune confiance en lui. La fenêtre ici permet de mettre en valeur un autre point de vue sur le duc : le point de vue du peuple, qui ne voit en lui qu'un personnage de mauvais augure. L'adjectif « sinistre »associé au duc pourrait aussi préfigurer sa mort à venir en IV.11.

Ainsi les regards entre les personnages à travers les fenêtres sont multiples et variés. Chaque regard permet de définir une vérité de caractère sur un personnage qui va se révéler importante pour la compréhension de l'action. Certains personnages se mettent à la fenêtre pour être vus (le Duc, Lorenzo), d'autres sont observés avec curiosité (Catherine). Les personnages seuls à la fenêtre dévoilent une part de leur identité, et les personnages qui se regardent à travers elle dévoilent leurs relations entre eux et les autres. La fenêtre attire le regard sur un élément important, et le met en lumière : elle constitue un indice pour le lecteur. Elle permet aussi une expression plus poétique de la part des personnages dans un monologue ou un soliloque à la fenêtre.

2.1.2. La fenêtre qui cache

La fenêtre peut cependant cacher aussi certains personnages. Il pourrait sembler contradictoire que la fenêtre, qui transmet la lumière, cache un personnage, mais cela est pourtant possible dans Lorenzaccio. Celui qui regarde à travers elle peut ne pas être vu et rester caché. La fenêtre est alors un moyen pour le regard curieux ou malsain de s'effectuer sans danger, et sans retour de regard. Il s'agit d'un regard à sens unique, sans réponse, individualiste. Plusieurs personnages ont tendance à laisser aller leur curiosité, dont le marchand : « J'avoue que ces fêtes-là me font bien plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé ; on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le palais ; on attrappe un petit air de danse sans rien payer [...] » (I.2). C'est ainsi que la fenêtre permet de laisser entrer la lumière, mais une lumière corrompue ici puisqu'elle est celle des bals. La fenêtre peut aussi devenir aussi une incitation au vice, puisqu'elle permet un regard qui ne craint pas de remontrances. La fenêtre joue en quelque sorte le rôle de barrière protectrice qui permet le relâchement des moeurs. Philippe déclare que la plupart des jeunes filles ne sont plus vertueuses et regardent en douce les jeunes hommes à travers la fenêtre : «  Le reste de la semaine, on est à la croisée, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes gens passer » (II.1). Ainsi, la fenêtre peut permettre un regard à sens unique, qui révèle au lecteur la personnalité du voyeur mais qui la cache aux autres personnages. La fenêtre ne révèle pas tout, et elle peut parfois même devenir un lieu qui permet le mystère et la tranquilité : c'est auprès d'une fenêtre que Lorenzo et Thomas discutent en II.5 à propos de l'attaque de Salviati138(*). Nous remarquons qu'aucun des personnages ni même le lecteur ne sait de quoi Lorenzo et Thomas parlent : la fenêtre semble être véritablement le lieu le plus adéquat pour parler discrètement et pour s'effacer auprès des autres personnages. Donc, elle cache certains personnages de deux façons : elle autorise le regard perverti en permettant à celui qui regarde de n'être point regardé, et elle autorise les discours pervertis en les isolant et en les rendant secrets. La fenêtre sert donc d'ombre lorsque le but du personnage est perverti.

Enfin, la fenêtre perd sa qualité de révélatrice quand elle met en avant une fausse identité. La fenêtre peut devenir un moyen de tromper autrui, d'afficher quelque chose qui est faux pour cacher la réalité. Lorsque Lorenzo se met à la fenêtre habillé en nonne et saoûl (I.2), nous ne sommes pas bien sûrs s'il montre ou non une vraie part de lui-même. Peut-être est-ce l'image qu'il veut donner de lui aux autres pour cacher une autre image (cette hypothèse pourrait être enforcée par le fait qu'il porte un déguisement, donc qu'il est déjà en situation de spectacle). Nous n'en sommes pas sûrs parce que la véritable identité de Lorenzo est indéfinissable, et il est difficile de démêler ce qui fait partie du masque ou non. L'ostentation par la fenêtre devient alors l'équivalent du fait de porter un masque. Lorenzo joue avec la crédulité des autres personnages. La cour du Duc Alexandre joue elle aussi avec la crédulité du peuple. A la mort du duc, personne ne sait comment réagir, mais une chose est sûre, c'est qu'il ne faut pas dévoiler la vérité. Le Cardinal trouve alors la solution : mentir impunément au peuple, « bluffer » si l'on peut dire : « Le duc a passé la nuit à une mascarade, et il repose en ce moment ! » (V.1). Les gestes accompagnent les paroles pour leur donner plus de poids, et on accroche aux fenêtres des costumes de bal: « Des valets suspendent des dominos aux croisées ». C'est peut-être la meilleure façon de convaincre que de mettre en pleine lumière un énorme mensonge, puisque tous les courtisans y croient. Ainsi, la fenêtre peut parfois cacher au lieu de mettre en lumière : elle masque les regardants qui sont corrompus, garde secrètes les paroles de meurtriers, ou bien elle permet d'afficher le faux et donc de cacher ce qui est véritable.

Nous avons donc vu que la fenêtre, finalement, peut permettre des jeux de lumière mais aussi d'ombre : malgré ses caractéristiques d'éclairage de certains personnages, elle peut finir par être le moyen pour d'autres de se cacher. La fenêtre apporte la clarté de l'extérieur, mais elle peut aussi physiquement n'être qu'une ouverture sur l'ombre lorsqu'il fait nuit dehors, ou lorsque les volets sont fermés139(*). La fenêtre attire le regard ou le repousse, comme le masque ; l'identité du personnage est difficile à démêler dans ces jeux de regard. La nouveauté de Musset est d'avoir inclu le thème de la fenêtre dans la pièce, ce qui complexifie les rapports entre les personnages. En effet, un masque doit cacher et une fenêtre dévoiler, mais dans Lorenzaccio l'inverse peut être vrai aussi, et tous les repères sont brouillés. La quête de l'identité des personnages n'en est que plus complexe à achever.

2.2. DES LUMIÈRES POUR LE DESTINATAIRE

Si le texte est parfois comme un sombre voile qui entrave le regard du destinataire dans sa recherche de la vérité, il peut parfois être au contraire un guide pour son regard, notamment par le biais des fenêtres. L'auteur laisse des indices, qui vont lui permettre de remédier à l'aveuglement créé par les masques. Le regard du lecteur dans Lorenzaccio peut être guidé vers deux destinations : vers une action importante qu'il ne voit pas, ou vers un personnage.

2.2.1. La mise en lumière d'une action

En effet, le lecteur, qui, comme nous l'avons vu, ne sait pas tout sur les personnages et sur la pièce, ne peut donc pas participer à toutes les actions en même temps. Le lecteur transporté dans le monde de Lorenzaccio n'a pas assez de ses deux yeux pour voir tout. Le regard par la fenêtre permet alors d'inclure le lecteur qui voit par les yeux d'un autre personnage : « Tantôt nous sommes au dehors et nous voyons un personnage paraissant à la fenêtre ; tantôt nous sommes à l'intérieur et c'est le personnage lui-même qui nous informe du spectacle extérieur que nous ne voyons pas »140(*). La fenêtre est une solution intéressante pour l'organisation spatiale de l'histoire racontée. Elle met en lumière une action que l'un des personnages ne voit pas et qui lui est rapportée. En effet, l'action ne se passe pas toujours dans un unique lieu, et la fenêtre permet alors d'utiliser l'espace scénique au maximum. En II.5141(*), le prieur aperçoit en regardant par la fenêtre Thomas qui part combattre Salviati ; en II.6142(*), c'est Giomo qui, en se penchant à la fenêtre, révèle la place de Lorenzo auprès du puits ; en IV.4, le Cardinal annonce à la Marquise, qui se situe comme lui dans le palais du marquis : « Voilà votre mari qui entre dans la cour » ; en V.2, Philippe ouvre la fenêtre pour mieux apercevoir le messager qui arrive et déclarer à Lorenzo : « Ne vois-tu pas sur cette route un courrier qui arrive à franc étrier ? Mon Brutus ! Mon grand Lorenzo ! La liberté est dans le ciel ! je la sens, je la respire » ; et enfin en V.7 nous pouvons suggérer que Philippe est à la fenêtre de son cabinet lorsqu'il observe avec Pippo la disparition de Lorenzo dans la mer143(*). A chaque fois, grâce à la fenêtre, une action est espionnée par un personnage et rapportée à un autre personnage, et par la même occasion, au lecteur. La fenêtre devient donc un moyen de mettre en lumière une action que le lecteur ne voit pas, parce qu'il en est trop loin « physiquement ».

Ainsi, la fenêtre devient un indice qui met en lumière certains éléments du texte ou certains moments de la pièce. En effet, elle accentue l'importance de certaines actions ou pensées qui ont lieu dans son encadrement. Nous avons vu que la scène où Lorenzo se penchait à la fenêtre pour jeter une bouteille de vin au Provéditeur (I.2) était importante dans la mesure où elle concentrait l'essentiel des enjeux de la pièce. Les monologues qui se déroulent devant une fenêtre sont des monologues clés pour le lecteur en ce qui concerne sa compréhension des personnages ainsi que sa construction de leur caractère. La fenêtre aide le lecteur à se concentrer sur l'élément qu'elle met en valeur. Elle joue aussi un rôle en dehors du récit : elle facilite l'écriture de l'action puisqu'elle permet de décrire deux lieux ou actions simultanées, tout en servant le vraisembable de l'histoire. Elle semble agrandir à la totalité de l'espace florentin les actions et les personnages rencontrés. Elle permet une avancée dans le récit plus rapide pour le lecteur-spectateur par la vision de plusieurs actions à la fois, et crée une impression de rapidité des événements, qui se suivent, comme pris dans un engrenage. Ainsi, l'action évolue plus rapidement pour le lecteur, ce qui l'aide à démêler le sens de l'histoire. La fenêtre est donc un outil utile pour le lecteur, puisqu'elle l'aide à voir, à avancer dans le texte et dans son entreprise de dévoilement des personnages. Ce motif permet la résolution de la présence complexe de multiples espaces et de multiples actions.

2.2.2. La mise en lumière d'un personnage

Quand ce n'est pas une action qui est rendue, c'est l'existence d'autres personnages. A l'acte I, scène 5, le regard du lecteur, qui suit les passants dans la rue qui mène à l'Eglise Saint-Miniato de Montolivet, se trouve soudainement attiré vers un cabaret par les propos d'un cavalier : « A propos d'artiste, ne voyez-vous pas dans ce petit cabaret ce grand gaillard qui gesticule devant les badauds ? Il frappe son verre sur la table, si je ne me trompe, c'est ce hâbleur de Cellini ». Ces propos attirent l'oeil du lecteur dans un autre recoin de la ville, révélant l'existence d'autres personnages qu'il n'avait pas vus tout d'abord. C'est certainement par le biais d'une fenêtre que le regard du Cavalier a pu pénétrer le cabaret, ou, qu'un peu plus loin, Lorenzo dévoile l'intérieur d'une habitation. En effet, en III.3, il attire l'oeil de Philippe (et celui du lecteur) vers une maison qu'il n'avait point remarquée : « Vois-tu, dans cette petite maison, cette famille assemblée autour d'une table ? ». Une fois de plus, le regard par la fenêtre crée la présence de personnages, bien qu'ils n'aient pas d'incidence sur l'intrigue. Ainsi la fenêtre permet au regard, que ce soit le regard d'un personnage ou celui du destinataire qui voit par lui, de s'infiltrer partout. Chaque fenêtre est une ouverture vers un autre lieu, vers d'autres personnages, qui sont révélés au lecteur au moment où un personnage les regarde. Elle lie les espaces. La pièce de théâtre semble alors fourmiller de lieux, d'action, et de personnages, comme dans la vraie vie d'une ville. Le regard du lecteur semble donc guidé non pas par l'auteur dans des didascalies, mais par les paroles des personnages qui se trouvent à la fenêtre ; cela constitue en quelque sorte des didascalies internes. C'est en effet l'appel à la vision d'un personnage à un autre (« Vois-tu... », « Ne voyez-vous pas... ») qui crée une description visuelle pour le lecteur, qui, sans elle, ne pourrait pas se représenter le texte. Les didascalies, qui sont refusées au destinataire, ou qui sont présentes en nombre restreint, semblent avoir disparu de leur place pour apparaître dans les paroles des personnages, soit par l'expression de ce qu'ils voient aux fenêtres, soit par le biais de la formule « Voilà... » ou « Regardez... ». Les références sont nombreuses dans le texte ; elles ne sont pas reliées à la fenêtre, mais au regard de celui qui voit : par exemple, à la scène 3 de l'acte I, le cardinal décrit : « Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop ». Le lecteur apprend alors que la Marquise pleure, ce qu'il n'aurait pas pu savoir autrement. La description de Lorenzo par le Duc en I.4 (« Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés [...] » et «Regardez Renzo, je vous en prie ; ses genoux tremblent, il serait devenu pâle s'il pouvait le devenir ») ne serait pas visible au destinataire si elle n'était pas adressée au Cardinal et à Sire Maurice. Les actions et les réactions des personnages, au lieu d'être transcrites dans les didascalies, sont donc retransmises par les paroles des personnages144(*). Ce sont ces expressions qui font passer le non-vu, l'ombre du texte, à des espaces et des actions visibles et compréhensibles par le lecteur. Jean-Marie Thomasseau déclare que le décor et la couleur locale de Lorenzaccio sont suggérées « dans la langue des personnages »145(*), d'un point de vue « subjectif ». Il semble donc que le destinataire n'ait pas d'autre moyen pour « voir » que de se faire aider des personnages et des fenêtres, qui l'éclairent sur les autres personnages. Le lecteur fait donc passer le texte de l'ombre à la lumière en le déchiffrant, mais ce sont les personnages qui lui apportent la lumière.

La fenêtre permet donc de mettre en lumière des actions ou des personnages qui sans elle resteraient non vus par le lecteur. La fenêtre est un outil qui correspond donc au « voir » du lecteur ; elle lui permet d'avancer dans la compréhension du récit et de combler les ombres du texte. Elle n'est pas particulièrement utile en ce qui concerne de l'intrigue, mais sur le plan esthétique elle permet un balancement, un équilibre avec les ombres des masques... La fenêtre permet aussi de nous mettre sur la voie du sens de la pièce : les ombres, les lumières, les masques et les fenêtres tournent tous autour de la question du vu et du non-vu, et autour de la question du regard. Cela peut nous donner un indice sur le sens fondamental de la pièce : les regards mettent en jeu la recherche d'identité, la recherche de l'accomplissement de soi par l'ostentation, la recherche d'une validité de l'existence vis-à-vis des autres. La pièce est finalement un drame des individualités : chacun cherche à s'accomplir, et c'est ce qui pousse Lorenzo à tuer le Duc, Pierre à s'engager dans l'armée française, la Marquise à se laisser séduire par le duc... Le motif de la fenêtre insiste ainsi sur l'importance de la vision dans la pièce : les actions et les espaces doivent être vus, mais aussi les personnages, pour être justifiés et définis, pour trouver leur raison d'exister.

Ainsi, au plan de l'intrigue, le masque cherche à renvoyer le personnage dans le non-être alors que la lumière affiche son existence. Mais la complexité des personnages ne permet pas de deviner leur identité, car ils peuvent se mettre en lumière tout en portant des masques, ce qui fausse la tentative d'éclaircissement. Les multiples intrigues ne permettent pas aux personnages d'avancer à visage découvert, sous peine de se perdre. C'est ainsi que pour se protéger des autres, les personnages tissent une toile complexe faite de masques ou d'ostentation. Le résultat est que la pièce est beaucoup plus complexe au point qu'elle peut devenir un jeu d'énigme, autant entre les personnages qu'entre le lecteur et les personnages. Les regards entre les personnages chez Shakespeare et chez Musset ne sont donc pas équivalents. Chez les deux auteurs, ils peuvent être la preuve de relations particulières entre les personnages, par exemple de celle qui unit le duc et Lorenzo ou Hamlet et le Roi Claudius. Cependant, Musset invente un nouveau type de regard : le regard qui est une tentative de définition de l'autre. En effet, tous les regards dans Lorenzaccio mettent en jeu l'identité du regardant ou du regardé. Le regard agresse. Nous avons vu que le masque peut dévier le regard mais il peut aussi l'attirer : il cache mais parfois il montre une certaine image, qui peut être fausse, pour déjouer les regards des autres. La lecture de Lorenzaccio de Musset est ludique ; l'auteur semble avoir trouvé là le moyen d'intéresser le destinataire et de le divertir tout en l'incluant à l'action. C'est ainsi que le texte semble fait d'ombres et de lumières, parce que le destinataire ne sait pas tout dans Lorenzaccio. Tout théâtre place bien entendu le destinataire en position extérieure par rapport à l'action, mais d'habitude, il voit les pièges sans y tomber. Avec Lorenzaccio, le destinataire est trompé jusqu'en III.3, et donc il en sait encore moins qu'en savent normalement les destinataires d'autres pièces de l'époque. Il est réduit à son propre regard, à ses propres capacités d'analyse. Mais le texte guide le lecteur, en montrant et en cachant, à achever la représentation mentale qui rend vivants les personnages et le décor. Comme l'écrit Bernard Masson, Lorenzaccio amène un lecteur à « voir » la pièce : « Faire voir ce qui se dissimule derrière l'apparence et le masque, faire sentir [...] ce qui se dérobe à la conscience claire et à l'expression spontanée, dévoiler peu à peu le mystère personnel en le mettant en pleine lumière, tels sont la fin et les moyens de cette psychologie spectacle que le poète fait ici briller de mille feux 146(*)». Le regard du lecteur déchiffre donc la pièce, la fait passer de l'ombre du mystère à la lumière de l'élucidé. Ainsi, le lecteur participe, construit une représentation avec ce qu'il voit (par les fenêtres entre autres), recherche le sens de ce qu'il ne voit pas (à cause des masques), dans un face à face avec les pièges du texte. Le sens que l'on peut donner à la pièce n'est cependant que subjectif et personnel, différent à chaque fois selon le destinataire. Les jeux de « vu » et de « non-vu » trouvent tout de même en la personne du destinataire une finalité. Nous avons ici la preuve que la place du lecteur du « Spectacle dans un Fauteuil » est bien différente de celle du spectateur de Shakespeare. Le caractère ombrageux de la pièce de Lorenzaccio (le non-dit, le non-vu, l'ambigu) va devoir être éclairci par le lecteur, tout au long d'une lecture ludique, selon les indices et les embûches qui parsèment le texte. Le dévoilement du texte est obligatoire si le destinataire veut bien comprendre les enjeux de la pièce. Le rôle du destinataire change donc entre Shakespeare et Musset : le lecteur de Lorenzaccio est non seulement témoin de la complexité des personnages et de la pièce, mais il est aussi inclu dans cette complexité : il est pris à parti dans l'acte de dévoilement et il peut ainsi percevoir à quel point la définition du caractère des personnages est difficile. Les personnages gagnent ainsi en complexité, puisqu'ils ne sont pas élucidés sans la réflexion du lecteur, et la pièce engendre une représentation qui atteint au plus près la vérité de l'homme.

Musset, poète avant d'être dramaturge, a réussi mieux que quiconque à utiliser ce symbolisme de l'ombre et de la lumière pour définir sa vision de l'homme ; en poète, il a su peindre par touches subtiles le grand tableau de l'humanité.

CONCLUSION

Ainsi nous avons vu que les jeux d'ombre et de lumière dans Lorenzaccio s'inspiraient de ceux que l'on retrouve dans certaines des pièces de Shakespeare. Les deux auteurs à la fois se ressemblent et sont différents l'un de l'autre. Musset se fait l'écho de Shakespeare lorsqu'il décrit l'opposition de l'ombre et de la lumière que l'on retrouve dans la symbolisation du décor et des accessoires théatraux ainsi que dans la mise en scène. Cette opposition entre l'ombre et la lumière est présente sur le plan de l'histoire racontée : dans les personnages, les lieux et les symboles mis en scène. Ainsi, au niveau des images comme à celui de la mise en scène, l'ombre est opposée à la lumière. L'ombre renvoie aux éléments néfastes, à la mort, au mystérieux, alors que la lumière renvoie aux éléments positifs, à la beauté et à la vie. Musset comme Shakespeare cherchent à exprimer les deux opposés entre lesquels l'homme est déchiré : le mal, le sombre, l'impur, et le bien, le lumineux et le pur. Le schéma actanciel de Lorenzaccio rejoint celui de Hamlet, Macbeth ou de Jules César : il s'agit d'un être qui cherche à tuer son Duc, son Roi, son Empereur, et qui, pour cela, se corrompt lui-même. A chaque fois, le spectateur assiste aux tourments de celui qui s'apprête à agir, qui a peur de commettre le mal et de maudire son âme en passant du côté de l'ombre. Donc, grâce à la construction de ces images fondées sur l'ombre ou sur la lumière, Musset et Shakespeare réussissent à décrire les émotions antagoniques ressenties par les personnages ; ils réussissent à transposer dans le monde théâtral, en les accentuant par ce symbolisme, les contradictions de la vie réelle. Les pièces tout entières sont fondées sur ce symbolisme, et l'ombre en investit les moindres recoins, repoussant la lumière, comme pour faire ressentir au spectateur la dégradation qui cherche à être représentée. Nous avons donc étudié les symboles associés aux notions d'ombre et de lumière dans leur opposition : la nuit contre le jour, la mort contre la vie, le surnaturel, les fantômes, les apparences et le rêve contre la réalité, le mal contre le bien, la ville contre la campagne, l'orage contre le temps clair et la lune contre le soleil.

Nous avons vu cependant que l'ombre et la lumière chez les deux auteurs ne font pas que s'opposer : elles s'entremêlent, se rejoignent, deviennent indistinguables. En effet, dans les pièces de Lorenzaccio, d'Hamlet, de Macbeth et de Jules César, la société est corrompue au point que les éléments de l'ombre et de la lumière perdent leur définition. Nous avons alors étudié les symboles dégagés des notions d'ombre et de lumière en les définissant comme équivalents : la mort comme la vie, le jour comme la nuit, et nous avons étudié les personnages constitués des deux, comme Lorenzo ou Hamlet. Les personnages sont plus complexes, plus torturés, plus incohérents : ils destabilisent les repères traditionnels puisqu'ils ne sont plus eux-mêmes traditionnels, et ils renversent la temporalité. La nuit et le jour se ressemblent alors, au lieu de s'opposer. C'est ainsi que la lumière reste présente, mais en étant renvoyée au rang de passé heureux ou d'espoir, donc en étant irréelle, ou bien en se faisant « complice » de l'ombre : elle peut être associée à la débauche ou au meurtre elle aussi. Les personnages eux- mêmes sont faits d'ombre et de lumière mêlées. On ne peut plus leur trouver une identité claire et définie. Ils sont complexes, tout comme la nature humaine. Les deux auteurs utilisent ce symbolisme pour démontrer la complexité du monde dans lequel vivent leurs personnages, ainsi que pour associer cette complexité à la réalité humaine. Ils expriment des sentiments, des sensations et des émotions que l'on ressent dans la vie réelle, en les associant aux intrigues. C'est par l'utilisation de mêmes symboles et contrastes que Musset et Shakespeare nous donnent une même vision complexe de l'homme. Cependant, Musset semble aller plus loin que Shakespeare : le monde que les deux auteurs représentent foisonne de personnages différents, mais chez Musset, on retrouve aussi un foisonnement de lieux, ce qui amplifie la complexité de Lorenzaccio: en effet la multiplication des lieux implique une description plus fine du monde. L'importance donnée à la ville de Florence, qui fait d'elle un personnage à part entière, problématise les enjeux politiques. De plus, Musset complexifie au maximum tous ses personnages, et non pas les personnages principaux seulement. Les personnages de Lorenzaccio sont étudiés de façon plus précise, à tel point que nous avons l'impression qu'ils ont une vie propre; leur complexité les amène au rang de parfaite réplique humaine. Le personnage central (Lorenzo) est à ce point complexe qu'il est impossible de le définir : il semble construit sur des absences et des négations. La comparaison avec Hamlet accentue le fait que Lorenzo est déchiré à l'intérieur de lui-même, et qu'il cherche à se retrouver par le biais de l'action. Les deux personnages sont à ce point déçu de la nature humaine qu'ils empruntent le masque de ce qui les rebute le plus : pour Lorenzo, qui honore la pureté et la république, c'est le masque de la débauche ; pour Hamlet, qui vénère l'intelligence et la raison, c'est le masque de la folie. C'est au moment où ces personnages s'éloignent de la société, se mettent à l'écart ou en sont rejetés, qu'ils nous paraissent cependant le plus représenter l'homme. C'est en décrivant les tourments de l'être déçu par ses confrères humains que les deux auteurs touchent la même corde sensible du destinataire, qui s'identifie au personnage central et le comprend, parce qu'il a vécu au moins une fois dans sa vie une déception, lui aussi.

Enfin, nous avons vu que si les personnages de Shakespeare autant que ceux de Musset sont complexes, c'est qu'entrent en jeu d'autres ombres et lumières, révélées et mises en scènes par les regards. Nous avons alors étudié l'ombre dans le symbole du masque et la lumière dans le symbole de la fenêtre. En effet, le regard dévoile l'existence de masques sur les visages, masques qu'il faut faire tomber pour savoir l'identité des personnages, puisqu'ils représentent leur côté obscur et mystérieux. Nous avons remarqué une autre différence entre Musset et Shakespeare : bien que le thème du masque existât déjà chez Shakespeare, il n'était pas autant travaillé que chez Musset, qui détruit la possibilité d'une identité précise sous le masque, avec le cas de Lorenzo. Macbeth est masqué pour renvoyer dans l'ombre son identité de meurtrier : le masque est véritablement différent du visage de Macbeth, puisqu'il donne une image de bon roi alors qu'il est un roi usurpateur et assassin. Dans Hamlet, le cas se complexifie quelque peu. En effet, le personnage central porte un masque et contrefait la folie. Ce masque est tout à fait à l'opposé du visage d'Hamlet, puisque le jeune homme apparaît comme quelqu'un d'intelligent et de raisonné. Cependant, au fur et à mesure de la pièce, le personnage semble se prendre au jeu, se mettre totalement dans la peau d'un fou, avoir même des accès de folie. Le masque commence alors à prendre la place d'un visage. Dans Lorenzaccio, les masques ont réellement pris la place des visages. Même si les personnages ou le destinataire tentent d'arracher le masque-peau de Lorenzo, ils ne trouvent que d'autres masques-peaux ambigus. Il est donc impossible de trouver au personnage une identité claire et simple. Hamlet et Lorenzo sont deux enfants nés d'un même monde où la dégradation de la société les oblige à se masquer. Lorenzo, sous la puissance des masques qui sont devenus pour lui une habitude et une seconde peau, finit par perdre sa véritable identité, alors qu'Hamlet parvient à conserver -avec difficulté, soit- le masque en tant que tel, et son identité presque intacte. C'est qu'Hamlet périt par l'épée avant de sombrer dans la folie, ce qui rend imposible chez lui l'évolution funèbre qui est celle de Lorenzo. Le regard du destinataire tente donc de déchiffrer la pièce, mais il bute sur des ombres qui en entravent la compréhension : celle des masques des personnages, mais aussi celles du texte des pièces. En effet, et là encore il s'agit d'une nouveauté de Musset par rapport à Shakespeare, le lecteur de Lorenzaccio a une place différente en ce qui concerne les points de vue : il ne sait pas tout, et le texte devient pour lui un masque qu'il doit faire tomber pour comprendre le sens de la pièce. Le destinataire de Lorenzaccio est trompé par les masques des personnages jusqu'en III.3, alors que celui de Hamlet ou de Macbeth sait la vérité depuis la première scène. Enfin, et cela trouble le destinataire d'autant plus, les ombres sont cotoyées par des lumières, elles aussi ambiguës: certains personnages utilisent la lumière de la fenêtre pour montrer leur intériorité, les relations qu'ils entretiennent avec d'autres personnages, pour révéler des actions ou l'existence d'autres personnages, mais d'autres l'utilisent pour donner une fausse image, ou bien pour se cacher derière elle. La fenêtre rend ambivalents les regards qui sont nécessaires à l'identification des personnages. Le lecteur doit alors ruser pour ne pas se perdre. Les ombres et les lumières qui entrent en jeu dans les regards entre les personnages ou entre les personnages et le destinataire sont donc complexes : le masque peut cacher une identité ou bien devenir identitaire, la fenêtre peut dévoiler la vérité ou bien une fausse identité. Le destinataire n'a donc aucun indice sûr pour avancer dans son déchiffrement du texte dans Lorenzaccio, alors qu'il était aidé par l'auteur et les personnages dans Hamlet et Macbeth. Le théâtre romantique est d'habitude prolixe en didascalies, mais Musset laisse au lecteur le soin de se représenter la scène grâce à son imaginaire, ce qui contribue à la création d'un monde complexe.

Nous avons cherché à démontrer que la pièce Lorenzaccio, quoiqu'inspirée en de nombreux points par Shakespeare, témoigne d'une innovation notable de la part de Musset. S'appuyant sur les mêmes idées que Shakespeare mais ayant plus de liberté de moyens, Musset est parvenu à créer une pièce fondée sur le symbolisme de l'ombre et de la lumière en tous points. Ce symbolisme permet de réaliser que dans la pièce de Lorenzaccio, l'ombre prend le pas sur la lumière. Elle investit à la fois le décor (la nuit, la ville sombre, le mauvais temps), les personnages (dont Lorenzo, au physique et au moral sombre), les valeurs (avec le développement du mal et de la corruption), et le texte (l'obscurité du non-dit). En incorporant l'ombre à plusieurs plans de la pièce, autant au plan concret (décor) qu'au plan abstrait et symbolique (images, language), Musset a réussi à décrire la dégradation de la ville de Florence et des personnages qui y vivent, ainsi que la complexité du monde et de l'âme humaine. Tous les personnages de Lorenzaccio sont torturés. Le microcosme en est d'autant plus réussi et convaincant. Le caractère de déclassé trouve en Lorenzo son expression la plus poignante. Lorenzaccio est l'histoire d'un jeune homme au passé lumineux qui, en recherchant son identité, va lentement sombrer dans la corruption, pour s'échouer dans l'ombre. Cette dégradation l'empêche de retrouver son identité, faite d'ombres et de lumières inextricables, qui font de lui un être hors du commun, un déclassé. La complexité du personnage se trouve accentuée par l'innovation de Musset dans le thème des vu et des non-vu. En effet les masques mis en scène sont beaucoup plus complexes chez Musset, puisqu'ils ne permettent pas seulement de cacher une identité, mais de la détruire. L'identité de Lorenzo est à jamais perdue derrière les multiples masques qu'il a portés, et le destinataire n'a pas de clé qui lui permette de définir réellement le personnage. La lecture doit à la fois déchiffrer le symbolisme pour en concevoir toute la valeur, se recréer mentalement la représentation, et dévoiler les identités et les finalités des personnages. La question centrale, dessinée par celle de l'ombre et de la lumière, reste cependant celle de l'identité. De la tentative de définition d'identité entreprise par les personnages entre eux à la quête d'identité qui s'empare de Lorenzo, l'ombre et la lumière s'allient pour semer le trouble. La scène théâtrale devient un lieu d'étude pour définir l'homme. En dehors des personnages, le destinataire aussi est concerné, puisque toute oeuvre est le fruit d'une communication entre un auteur et un lecteur. C'est ainsi que l'énigme de l'homme est à double sens : à la question « Qui est Lorenzo ? » s'ajoute « Et moi, qui suis-je ? ». Le lecteur a tenté de dévoiler le texte, mais le texte peut aussi interroger le destinataire sur son propre dévoilement. Le lecteur de cette pièce du « théâtre dans un fauteuil » voit Lorenzo se dégrader, se transformer, finalement disparaître, dans sa quête d'identité. Le temps du spectacle, pour que les émotions soient ressenties, il s'identifie à lui. Le temps du spectacle, le destinataire se demande qui il est, et il tente de se déchiffrer comme Lorenzo l'a tenté. Il peut ainsi comprendre à quel point il est dur d'essayer de se connaître. Le regard se retourne sur son géniteur, pour finalement le laisser dans l'aveuglement. En effet, même en étudiant une copie de l'homme, on ne peut pas définir la nature humaine, et le destinataire ne peut que tenter de déchiffrer son visage derrière ses masques sans y trouver la réponse qu'il attendait. C'est ainsi que Lorenzo, qui a perdu tout espoir de réponse possible, définit la déception poignante qui s'est emparée de lui, en III.3 : « Je suis rongé d'une tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est une lumière éblouissante ». Autant la nuit profonde que la lumière qui éblouit empêchent le regard de voir, et c'est finalement ce qui fait de la question de l'identité humaine la plus belle énigme, puisqu'on ne peut vraiment pas la résoudre.

Ainsi la lecture de Shakespeare permet de mieux comprendre Lorenzaccio. Musset a repris certains thèmes qui correspondent au questionnement de son époque. En effet, la question politique de la tyrannie est traitée par les deux auteurs : l'histoire racontée renvoie à la sombre histoire contemporaine (dynastie des Tudor pour Shakespeare, échec de la République et Monarchie de Louis Philippe pour Musset). Les deux auteurs soulèvent aussi une question politique et morale, celle de l'utilité de l'action ou de la place de l'homme dans le monde, par exemple. Hamlet et Lorenzo sont torturés entre leur volonté d'agir et leur impuissance à accomplir leur idéal. Ce thème correspond à la crise politique de l'époque de Musset. En 1830 en effet, un certain désenchantement s'empare de la jeunesse, qui a le sentiment d'être exclue de la scène sociale, puisqu'on ne lui accorde pas la possibilité de renouveler les exploits de ses prédécesseurs qui ont fait la révolution de 1789 ou qui se sont battus pour l'Empire. Cette génération n'a aucun moyen de justifier son existence par une grande action. La problèmatique de l'utilité de l'action que Musset reprend à Shakespeare correspond parfaitement à l'actualité politique et sociale des années 1830. La parole des personnages empêche leur action, qui est repoussée à un moment ultérieur : les personnages sont donc torturés entre leur réflexion sur l'action et l'action même. Musset retranscrit ce mal du siècle dans le drame historique et romantique Lorenzzaccio. On assiste donc à une même recherche chez Shakespeare et chez Musset d'une vérité du monde à retransmettre dans l'oeuvre théâtrale. Cependant, Shakespeare achève ses pièces par l'arrivée d'un nouveau pouvoir qui permet de régénérer la société qui a été dégradée (règne de Malcom dans Macbeth, arrivée de Fortinbras dans Hamlet, et dans Jules César règne d'Antoine et d'Octave) alors que Musset, d'un pessimisme plus profond, ne permet aucune évolution positive à la fin de Lorenzaccio : Côme est sacré nouveau duc de Florence, mais il est dirigé par le Cardinal Cibo.

Du point de vue du style, les deux auteurs ont entamé une même recherche de liberté de construction pour mieux représenter le monde, ce qui les amène à la multiplication de lieux et personnages. Ce foisonnement de vie sert ainsi à exprimer la diversité et la complexité du monde. Musset utilise, comme Shakespeare, le symbolisme de l'ombre et de la lumière, mais ses personnages ne son pas seulement torturés entre ces opposés, ils sont constitués des deux. Ainsi, Musset s'inspire de Shakespeare, et va plus loin dans cette quête de liberté, d'émotions, et de naturel. Il bannit le vers en théâtre, alors que Shakespeare le maintient. Il aboutit à la création d'un « Théâtre dans un Fauteuil » : tout est permis à l'imagination. C'est ainsi que les personnages peuvent être plus détaillés psychologiquement, que les décors peuvent apparaître en grand nombre et avoir une importance capitale (comme Florence, par exemple), que les dialogues sont travaillés, ainsi que l'atmosphère, au détriment de l'action. Musset apprend donc de Shakespeare la liberté stylistique. En effet, à côté des règles strictes du classicisme français, le théâtre de Shakespeare semble être libéré de toutes les contraintes, et il est pris pour modèle, dans cette période qui cherche à libérer la littérature après avoir vu l'étendard de la liberté de la révolution française. Musset crée un nouveau théâtre romantique libéré, différent de celui de Hugo. Il reprend donc de Shakespeare ce qui peut correspondre à son siècle (liberté de style, mal-être des personnages), et pour cela il n'hésite pas à laisser de côté certains éléments tragiques, comme la noblesse de caractère de femmes comme Lady Macbeth, Ophélie, ou Portia. Le théâtre de Musset est dramatique : il représente un homme torturé mentalement, débauché, et mal aimé, et ses rapports avec son milieu, dans un théâtre nouveau et libéré qui cherche la vérité.

La majorité des romantiques utilise Shakespeare comme modèle de liberté et de renouveau de la littérature. L'histoire récente de la société française voue un culte au courage et à l'acquisition de droits et de liberté pour l'homme. Déjà, Rousseau a apporté des idées de tolérance, d'égalité, de liberté et de solidarité. En 1789, la grande Révolution et en 1793 la Terreur prouvent que le pouvoir n'est pas toujours aux mêmes, et que tout peut changer. Les hommes s'unissent pour se révolter et ils obtiennent ce qu'ils désirent. Par la suite, l'Empire forge des héros. Cela est un bouleversement pour l'Histoire de France. La scène politique est bouleversée, on cherche alors à transformer les arts pour lui correspondre mieux. Mais le règne de Charles X en 1815 puis celui de Louis Philippe en 1830 viennent détruire les rêves de la nouvelle génération, qui est prise d'une crise identitaire. La révolte de juillet 1830 n'a pas été efficace. C'est ainsi que l'esprit romantique est né, et que Shakespeare est admiré, lui qui fait preuve d'une grande liberté stylistique. Shakespeare semble avoir compris des années plus tôt les problèmes de l'homme : les lecteurs se reconnaissent dans ses personnages et plus particulèrement dans Hamlet, ambivalent et troublé, personnage démesuré et imparfait. La génération française de 1830 va trouver en Hamlet l'expression de sa mélancolie, de son incapacité à agir et du mal du siècle, Hamlet qui est pourtant avant tout troublé par ses pensées philosophiques. Shakespeare redonne une nouvelle force aux romantiques, qui ont espoir d'amener la liberté en littérature, à défaut de pouvoir la ramener en politique. Delacroix peint en 1831 La liberté guidant le peuple. Mais le désarroi de la jeune génération privée d'avenir glorieux et sa nostalgie de la liberté restent bien présents. C'est dans cette atmosphère désenchantée que Musset écrit Lorenzaccio. L'ambiguïté du personnage principal et la force d'expression de la torture intérieure qu'il subit est un écho à la torture des hommes de l'époque contemporaine, déchirés entre volonté et impuissance.

La poésie de Musset fait le culte de la souffrance, de la douleur, et de la tristesse amoureuse. Un pessimisme profond et une recherche de modernité stylistique sont caractéristiques de l'écriture de Musset, mais pas seulement de lui. De nombreux auteurs après lui expriment leur dégoût du monde tout en essayant de libérer l'écriture. L'histoire de la France d'après 1830 ne rend pas possible une vision plus optimiste. En effet, les émeutes de 1848 et la Commune de 1871 amènent une certaine inquiétude quant au devenir de l'homme. Le romantisme militant devient en 1848 un romantisme désabusé, nostalgique, angoissé. Musset est rejeté par les post-romantiques, qui le trouvent trop lyrique dans son expression de la mélancolie. La postérité romantique aspire à une écriture plus moderne, voire même plus violente et plus choquante. Le romantisme modifie en profondeur le genre romanesque, poétique, et théâtral. Il bouleverse le roman, qui devient réaliste, décrivant les problèmes sociaux, avec Stendhal, Balzac ou Flaubert, ou naturaliste, offrant une vision de la réalité qui se veut objective, notamment avec Zola, Huysmans ou Maupassant. Le mal de vivre et la mélancolie continuent à être exprimés. Trouvant ses racines dans le « vague des passions » de Chateaubriand147(*), le mal de vivre devient le « mal du siècle » chez Lamartine148(*), chez Sainte Beuve149(*), et même chez Flaubert150(*), ainsi que chez Musset bien sûr. Vigny appelle ce mal de vivre « Spleen » dans Stello151(*), et Baudelaire reprend le terme dans Les Fleurs du Mal (1857) et Petits poèmes en Prose ou le Spleen de Paris (1869). C'est donc la poésie qui prime, vers la moitié du XIXe siècle, lorsqu'il s'agit de décrire le mal de vivre, le désenchantement. Baudelaire semble faire en poésie ce que les romantiques font au théâtre : il s'émancipe des règles classiques de prosodie et renouvelle le statut du langage, donnant un nouveau pouvoir au mot. Le titre Les Fleurs du Mal associe deux éléments contraires, ce qui annonce un renversement des valeurs : les fleurs de la rhétorique n'expriment plus le beau et le bien, mais le mal. La section « Spleen et Idéal » est consacrée à l'évocation des contradictions de l'homme. Dans Mon coeur mis à nu, Baudelaire écrit : «Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre ».152(*) Ainsi, le Bien et le Mal ne font qu'un. Baudelaire associe de même le Beau et le Laid : le beau surgit de la laideur et la poésie doit évoquer des éléménts considérés jusqu'alors comme non-poétiques, comme dans « Une Charogne » par exemple. Le poète qui est l'énonciateur de ces poèmes est rejeté, mis à l'écart des autres hommes (« L'Albatros »). Le trajet de cet énonciateur ressemble à celui de Lorenzo de Musset : l'opposition entre les rêves et la réalité et le passé et le présent, la déception, font souffrir le « je », ce qui l'amène au spleen, et au désir de la mort, en passant par la tentative de réconfort cherché auprès de la ville ou auprès des perversions du vin ou du sexe. La mort offre, pour finir, une échappatoire au mal de vivre. Baudelaire exprime un pessimisme plus sombre que celui de Musset. Pour bien le sentir, prenons l'exemple de l'évocation de la Muse : chez Musset, dans Les Nuits des Poésies nouvelles, elle discute avec le poète, le réconforte toujours et exorcise sa douleur153(*), et elle est décrite comme un être de beauté et de douceur154(*), alors que chez Baudelaire, dans « La Muse Malade » des Fleurs du Mal par exemple, elle devient inquiétante155(*) et elle n'offre plus aucune consolation, ni aide, ni inspiration. La poésie de Baudelaire décrit l'angoisse et les dégoûts de l'homme déçu par le monde et torturé par ses pensées. Le mal devient une question centrale : il permet, tout d'abord, au poète d'exprimer la beauté avec une écriture nouvelle, et il fait aussi partie de la réalité de l'existence de chacun. L'évocation de la débauche est liée à celle de la destruction : des perversités macabres de la nécrophilie (« Une Martyre »156(*)) à la débauche qui équivaut à la mort (« Les deux bonnes soeurs »157(*)), l'évocation du plaisir et de la douleur, de la vie et de la mort, passe par des images dérangeantes parfois et oxymoriques. Le quotidien est décevant, le monde angoissant, l'art inaccessible, l'urbanité liée à la solitude et au malheur mélancolique. Le thème du masque se retrouve chez Baudelaire, avec un sens plus négatif : il est l'envers de la beauté, marque de la douleur de vivre158(*) . Ainsi le masque ici ne cache plus comme dans Lorenzaccio un visage pour le protéger, ou pour lui donner une autre vie, mais il cache la grimace du visage qui souffre à cause de la vie. La personne qui dévoile le masque est alors prise d'angoisse et de déception sur le genre humain, comme la jeune femme du poème « Confession » : « Que rien ici-bas n'est certain,/ Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,/ Se trahit l'égoïsme humain [...] ». Les contradictions du personnage de Lorenzo trouvent un écho dans le poème LXXVII « Spleen » : « Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,/ Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,/ Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,/ S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes ». Cet ennui profond qui prend le poète énonciateur des Fleurs du Mal comme il a pris Lorenzo est dû à la solitude et au dégoût du monde, que l'on trouvait déjà dans Lorenzaccio et que l'on rencontre à nouveau en lisant les poèmes en prose du Spleen de Paris : « Enfin ! seul ! [...] la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. Enfin ! il m'est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! [...] Horrible vie ! Horrible vie ! [...] Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde [...] ».159(*) Il est intéressant de noter que ces propos conviendraient très bien à Lorenzo. Ainsi, comme les romantiques, Baudelaire exprime le mal du siècle, et sa poésie est ouverte à ses angoisses. Mais il rejette Musset ; il est l'héritier du romantisme tout en s'en détachant : il utilise le lyrisme romantique et l'expression du Beau, il reprend les mêmes thèmes (le mal du siècle, la mort, la nuit, la solitude, la débauche, la ville), mais il les exprime sans aucune complaisance et il travaille sur la forme, réduisant l'expression du spleen à des sonnets et concentrant les sensations en synesthésies. C'est ainsi que l'évocation du mal de vivre du poète trouve une expression plus moderne. L'inadéquation des mots aux idéaux et aux véritables sensations fait du poète un maudit. Le thème de la malédiction de la nature et de l'homme, du « poète maudit », est évoqué par plusieurs auteurs après Baudelaire, comme Verlaine, Mallarmé, ou Rimbaud, qui vont plus loin dans cette recherche de modernité stylistique.

Il faut attendre le XX ème siècle pour assister à la réprésentation des angoisses de l'homme au théâtre. Avec la première guerre mondiale est arrivée la prise de conscience de l'absurdité des guerres, des enjeux politiques, et du grotesque et du non-sens de la vie humaine. Les romans contemporains peignent la nouvelle vision de l'homme. Sartre écrit La Nausée en 1938, qui met en scène un écrivain à qui les êtres et les choses du monde donnent la nausée à cause de leur absurdité. Céline, avec son Voyage au bout de la nuit (1932), est un des premiers à décrire l'absurdité du monde moderne. La vie apparaît comme un long voyage de souffrance, qui n'a pour seul but que de trouver, enfin, la mort, seule nuit qui peut permettre l'apaisement, tout au bout de la nuit de la vie. Le nouveau théâtre a pris des leçons de liberté, et il détruit le théâtre traditionnel, il refuse toute règle, il mélange les tons. Il fait référence à l'époque contemporaine, et cherche une nouvelle expression du pessimisme qui le dépasserait. Ainsi naît le théâtre de l'Absurde. Ce théâtre veut montrer l'absurdité de la condition humaine, et cela va donc plus loin que le spleen ou la mélancolie. L'homme et son destin sont absurdes, et c'est cette absurdité qui crée l'angoisse, le désespoir ou la révolte de l'homme. Les valeurs humanistes sont renversées : l'homme est repoussant et insignifiant. Au théâtre, Ionesco écrit La cantatrice chauve en 1950. Cette pièce, totalement absurde puisqu'elle n'a pas d'intrigue et que l'on ne rencontre pas de cantatrice chauve, met en place des dialogues qui n'ont aucun sens. La pièce évoque l'absurdité de l'existence et de la parole. Enfin, dans le même ordre d'idées, Samuel Beckett, dans En attendant Godot (1953), figure l'anxiété des hommes face à l'absurdité désespérante de leur vie. Ainsi la littérature semble être le lieu où l'auteur s'épanche sur le malheur des hommes et sur son propre malheur, pour se libérer de son angoisse. Il ne peut que décrire, sans trouver de remède définitif à cette angoisse, la succession absurde de l'espoir et du désespoir, de la vie et de la mort, de la lumière et de l'ombre. Ecoutons ce que dit Pozzo :

« Ah oui, la nuit. (Lève la tête). Mais soyez donc un peu plus attentifs, sinon nous n'arriverons jamais à rien. (Regarde le ciel). Regardez. (Tous regardent le ciel, sauf Lucky qui s'est remis à somnoler. Pozzo, s'en apercevant, tire sur la corde). Veux-tu regarder le ciel, porc ! (Lucky renverse la tête). Bon, ça suffit. (Ils baissent la tête). Qu'est-ce qu'il a de si extraordinaire ? En tant que ciel ? Il est pâle et lumineux, comme n'importe quel ciel à cette heure de la journée. (Un temps). Dans ces latitudes. (Un temps). Quand il fait beau. ( Sa voix se fait chantante). Il y a une heure (il regarde sa montre, ton prosaïque) environ (ton à nouveau lyrique) après nous avoir versé depuis (il hésite, le ton baisse) mettons dix heures du matin (le ton s'élève) sans faiblir des torrents de lumière rouge et blanche, il s'est mis à perdre de son éclat, à pâlir (geste des deux mains qui descendent par paliers), à pâlir, toujours un peu plus, jusqu'à ce que (pause dramatique, large geste horizontal des deux mains qui s'écartent) vlan ! fini ! il ne bouge plus ! (Silence). Mais (il lève une main admonitrice) - mais, derrière ce voile de douceur et de calme (il lève les yeux au ciel, les autres l'imitent, sauf Lucky) la nuit galope (la voix se fait plus vibrante) et viendra se jeter sur nous (il fait claquer ses doigts) pfft ! comme ça - (l'inspiration le quitte) au moment où nous nous y attendrons le moins. (Silence. Voix morne). C'est comme ça que ça se passe sur cette putain de terre »160(*).

BIBLIOGRAPHIE

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- Jean-Marie THOMASSEAU, Alfred de Musset, Lorenzaccio, études littéraires, PUF, Paris, 1986

Sur le théâtre :

- Anne UBERSFELD, Lire le théâtre, collection « essentiel », éditions sociales, Paris, 1982

- Anne UBERSFELD, « Une dramaturgie de l'objet : régie et symbole » dans Le roi et le bouffon, études sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839, Corti, 1974

Sur l'intertextualité :

- Gérard GENETTE, Palimpsestes, la littérature au second degré, éditions du Seuil, Paris, 1982

Sur Shakespeare :

- C.M. HAINES, Shakespeare in France: criticism from Voltaire to Hugo, Oxford University Press, 1925

- Pierrette TISON, Analyse de Macbeth, éditions Stock, collection «Théâtre ouvert», 1972

Autres lectures :

- Victor HUGO, Préface de Cromwell, Nouveaux Classiques Larousse, Evreux, 1972

- MME DE STAEL, De la littérature, De l'Allemagne, extraits, classique Larousse, Paris, 1935

- STENDHAL, Racine et Shakespeare, cercle du bibliophile, Genève, 1970

- BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, éditions Pocket, Paris, 1989

- MUSSET, Poésies nouvelles, Garnier Flammarion, Paris, 2000

- Samuel BECKETT, En attendant Godot, éditions de Minuit, Paris, 1952

Revues :

- Article de P. NORDON : « Alfred de Musset et l'Angleterre », dans Les lettres romanes 166, tome XX et XXI, université catholique de Louvain 

Corpus de textes :

- MUSSET, Lorenzaccio, avec dossier de Olivier Bara, collection»Folio Plus Classiques», éditions Gallimard, 2003

- MUSSET, OEuvres complètes, présenté par Philippe Van Tieghem, édition du Seuil, Paris, 1963

- SHAKESPEARE, Oeuvres choisies : Jules César, Hamlet et Macbeth, traduction de M. Letourneur, Berche et Tralin éditeurs, Paris, 1881

- SHAKESPEARE, Oeuvres dramatiques, traduction de M. Guizot, 3 volumes, édition librairie Henri Béziat, Paris

- SHAKESPEARE, Hamlet, Othello, Macbeth, traduction de F. V. Hugo, collection «le livre de poche», édition librairie générale française, Paris, 1984

- SHAKESPEARE, Macbeth, edited by Sylvan Barnet, «signet classic», 1963

- SHAKESPEARE, Hamlet, edited by Bernard Lott M.A, Ph.D, Longman Group Limited, 1968

- SHAKESPEARE, Julius Caesar, edited by T.S.Dorsh, «the Arden Shakespeare», Harold F.Brooks and Harold Jenkins, 1969

- La Sainte Bible, traduction de l'abbé Crampon, edition Desclée et Cie, Paris, 1923

ANNEXE

Les regards et les masques des personnages

SOMMAIRE DETAILLE

INTRODUCTION :

Réception de Shakespeare en France avant le XIXe siècle  ....................p. 5

Shakespeare et les romantiques ; romantiques contre classiques ; adaptations de Shakespeare par les romantiques....................................................p. 8

Musset et le romantisme ; influence de Shakespeare sur les premiers écrits de Musset ; Lorenzaccio......................................................................p.17

Problème de l'intertextualité entre Shakespeare et Musset....................p. 24

Le symbolisme de l'ombre et de la lumière......................................p. 26

Musset, Shakespeare et le théâtre de l'Homme.................................p. 27

I. OMBRE OU LUMIERE : UNE SYMBOLIQUE POUR DECRIRE LE MONDE REPRESENTE......................................................p. 31

1. Théâtralité comme métaphore de la vie.................................p. 32

1.1. Scénographie...............................................................p. 33

1.1.1. Symbolisation du décor : la nuit : mort et corruption, surnaturel, minuit...........................................................p. 34

1.1.2. Rôle des accessoires dans l'expression du symbolisme de la nuit : torche, manteau, tombe.........................................p. 38

1.2. Mise en scène et effet scénique..........................................p. 40

1.2.1. La mise en scène imaginaire : mise en lumière de personnages, symbolisme nuit-mal.......................................p. 40

1.2.2. La mise en scène faite par les personnages : acteurs de théâtre, masques, rideau..................................................p. 43

2. La représentation imaginaire des personnages et de leur environnement..............................................................p. 46

2.1. La peinture des personnages.............................................p. 46

2.1.1. L'illustration de l'ombre : ombres ou doubles des autres personnages, fantômes ou morts ........................................p. 47

2.1.2. L'illustration de la lumière : pouvoir républicain, femmes.......................................................................p. 50

2.2. Un environnement symbolique...........................................p. 52

2.2.1. Lieux et atmosphères : la ville contre la campagne : Florence contre la nature.................................................p. 52

2.2.2. Les variations climatiques................................p. 54

2.2.3. La lune et le soleil.........................................p. 55

II. OMBRE ET LUMIERE : DEUX NOTIONS INTERDEPENDANTES QUI TRADUISENT LA COMPLEXITE DES PIECES..................p. 59

1. Ombre et lumière inextricables ..........................................p. 60

1.1. Les aspects sombres de la lumière.......................................p. 61

1.1.1. La lumière néfaste : soleil créateur d'ombre, meurtres de jour, débauche de jour....................................................p. 61

1.1.2. La lumière complice de la nuit : soleil et torches comme complices de la nuit........................................................p. 62

1.2. Les aspects lumineux de l'ombre.......................................p. 64

1.2.1. La nuit comme jour : nuit comme moment d'activité, nuit studieuse.....................................................................p. 64

1.2.2. La nuit et l'ombre positives : ombre comme abri, nuit porteuse d'espoir, nuits harmonieuses..................................p. 67

2. Lorenzo, essence de cette dialectique....................................p. 70

2.1. L'ambivalence de Lorenzo...............................................p. 70

2.1.1. Une identité ambiguë : entre vie et mort, ambiguïté des désirs........................................................................p. 71

2.1.2. Un présent sombre, un passé de lumière : opposition entre passé et présent, or et fer..........................................p. 73

2.2. Le personnage comme ombre............................................p. 76

2.2.1. Une ombre qui marche : ombre comme reflet, ombre comme spectre..............................................................p. 76

2.2.2. Un physique sombre : vêtements sombres, visage sombre.......................................................................p. 77

3. Lorenzaccio, une histoire de l'humanité.................................p. 81

3.1. L'ambiguïté des personnages............................................p. 82

3.1.1. Les personnages comme échos aux caractéristiques de Lorenzo : les cas de Philippe, Catherine, La Marquise, le Duc et Pierre.........................................................................p. 82

3.1.2. Des personnages entre ombre et lumière: Le Duc, Philippe.....................................................................p. 84

3.2. La complexité humaine...................................................p. 86

3.2.1. Lorenzaccio comme microcosme humain : diversité des personnages et des lieux..................................................p. 86

3.2.2. Une tentative pour résoudre l'énigme humaine : Enigme de l'homme, suis-je un homme ?......................................................p. 89

III. DE L'OMBRE A LA LUMIERE : JEUX DE REGARD ................p. 93

1. L'ombre du masque........................................................p. 95

1.1. Le masque, obstacle aux regards entre les personnages ?...............p. 96

1.1.1. Le masque qui cache : les masques qui cachent, cas d'Hamlet, cas de Macbeth................................................p. 96

1.1.2. Le masque qui revèle : masque et visage, cas de Lorenzaccio, les masques de Lorenzo..................................p. 101

1.2. Le destinataire face aux masques......................................p. 105

1.2.1. Le masque que l'on retire : cas d'Hamlet, de Macbeth................................................................p. 106

1.2.2. Le masque que l'on ne voit pas : cas de Lorenzaccio, la double énonciation.......................................................p. 107

2. Les jeux de lumière......................................................p. 111

2.1. Les personnages et les fenêtres........................................p. 111

2.1.1.  La fenêtre qui révèle : intériorité des personnages seuls à la fenêtre, relations entre les personnages par les fenêtres............p. 112

2.1.2. La fenêtre qui cache : regards pervertis, véritable identité cachée.............................................................p. 115

2.2. Des lumières pour le destinataire......................................p. 117

2.2.1. Mise en lumière d'une action : action rendue, fenêtre comme outil...............................................................p. 118

2.2.2. Mise en lumière d'un personnage : personnage créé, didascalies internes.......................................................p. 119

CONCLUSION :

Résumé du développement et conclusions......................................p. 124

Influences de Shakespeare sur Musset et innovations de Musset...........p. 129

Shakespeare reçu en France, liberté stylistique et pessimisme..............p. 130

Le pessimisme et la modernité au XIXème et au XXème siècle............p. 131

* 1 Volume constitué de feuilles qui ont été pliées une fois, chaque feuille formant ainsi deux feuillets ou quatre pages. Les pièces publiées du vivant de Shakespeare étaient des quartos. Chaque feuille dans un quarto est pliée une seule fois mais elle forme quatre feuillets ou huit pages.

* 2 Voltaire, Lettres Philosophiques, avec une préface de F. Deloffre, Folio, 1986, dix-huitième lettre, « sur la tragédie »

* 3 Shakespeare, Hamlet, Acte V, scène 1.

* 4 « Ce qu'il y a d'affreux, c'est que le monstre a un parti en France, et pour comble de calamité et d'horreur, c'est moi qui autrefois parlai le premier de ce Shakespeare ; c'est moi qui le premier montrai aux français quelques perles que j'avais trouvées dans son énorme fumier. Je ne m'attendais pas à ce que je servirais un jour à fouler aux pieds les couronnes de Racine et de Corneille pour en orner le front d'un histrion barbare ». Voltaire réagit à la préface de la traduction de Shakespeare par Le Tourneur. Il est cité par T. Besterman dans Voltaire on Shakespeare ( studies on Voltaire and the eighteenth century, LIV), Oxford: Voltaire foundation at the Taylorian Institute, Genève, 1967, p.41.

* 5 Mme de Staël, De la littérature..., De l'Allemagne, extraits, notice par E. Feuillatre, librairie Larousse, Paris, 1935, p 30: «Shakespeare commence une littérature nouvelle : il est empreint, sans doute, de l'esprit et de la couleur générale des poésies du Nord. »  

* 6 ibid. p 30 «[...] l'effet qu'il produit est d'une plus grande vérité que tout autre : ce n'est pas au grand homme, c'est à l'homme que l'on s'intéresse ; l'on n'est point alors ému par des sentiments qui sont quelquefois de convention tragique, mais par une impression tellement rapprochée des impressions de la vie, que l'illusion en est plus grande. S'il excelle à peindre la pitié, quelle énergie dans la terreur ! C'est du crime qu'il fait sortir l'effroi. On pourrait dire du crime peint par Shakespeare, comme la bible de la mort, qu'il est le roi des épouvantements ! ».

* 7 Ibid « Le contraste de ce qui est noble avec ce qui ne l'est pas, produit néanmoins toujours, comme je l'ai dit, une désagréable impression sur les hommes de goût. Le genre noble veut des nuances; mais des oppositions trop fortes ne sont que de la bizarrerie».

* 8 Chateaubriand, Essai sur la littérature angloise [Document électronique] / [Chateaubriand http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-101390 (page consultée le 23 nov 2004).

* 9 Chateaubriand avait lu De la littérature... qu'il commente dans une lettre à M. de Fontanes. Dans cette même lettre, il écrit : « Vous n'ignorez pas que ma folie est de voir Jésus-Christ partout, comme Mme de Staël la perfectibilité. J'ai le malheur de croire, avec Pascal, que la religion chrétienne a seule exprimé le problème de l'homme ». [document électronique] http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-101366.

* 10 Guizot, Shakespeare et son temps, Paris, 1852, pp 152-153, cité dans Sublime et Grotesque, a study of French romantic Drama, par W.D.HOWARTH, Harrap, Londres, 1975.

* 11 Stendhal, Racine et Shakespeare, 1823, chapitre premier, cercle du bibliophile, Genève, 1970: pour faire des tragédies qui puissent intéresser le public en 1823, faut-il suivre les errements de Racine, ou ceux de Shakespeare? : « Voilà précisément où nous en sommes en France pour Shakespeare. Il contrarie un grand nombre de ces habitudes ridicules que la lecture assidue de La Harpe et des autres petits rhéteurs musqués du XVIIe siècle nous a fait contracter. Ce qu'il y a de pis, c'est que nous mettons de la vanité à soutenir que ces mauvaises habitudes sont fondées dans la nature ».

* 12 Stendhal, Racine et Shakespeare, 1825, lettre 2,cercle du bibliophile, Genève, 1970.

* 13 Hugo, préface de Cromwell, édition Nelson, Paris, p.28 : « Shakespeare, c'est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle ».

* 14 Dans le Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, nous apprenons que « le mot « drame» s'appliquait primitivement à toutes les formes employées par l'art dramatique, mais [que] les modernes [...] ont réservé le mot « drame » au genre spécial que le dictionnaire de l'Académie définit en ces termes : « pièce de théâtre en vers ou en prose, d'un genre mixte entre la tragédie et la comédie, dont l'action, sérieuse par le fond, souvent familière par la forme, admet toutes sortes de personnages, ainsi que tous les sentiments et tous les tons [...]. Le drame selon Shakespeare est la peinture saisissante de la réalité ; c'est la vie elle-même, c'est la passion agissant, parlant, rêvant, pensant tout haut devant la foule qui l'écoute ». La tragédie, quant à elle, est une « oeuvre dramatique représentant une action héroïque propre à exciter la peur, la pitié, les mouvements nobles de l'âme». Ainsi, la tragédie ne laisse aucune place au rire, alors que le drame accepte le mélange des genres.

* 15 Hugo, préface de Cromwell, édition Nelson, Paris, p.29.

* 16 Chateaubriand, Essai sur la littérature anglaise, document électronique, site de la bibliothèque numérique Gallica , de la bibliothèque nationale de France http://gallica.bnf.fr/Classique/ http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-10139 (page consultée le 23 nov 2004) « Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l'aliment de la pensée : ces génies mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité [...]. Dante a engendré l'Italie moderne, [...]. Rabelais a créé les lettres françaises ; [...]. L'Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott ».

* 17 Dumas, Mes Mémoires, cite par A. Breton dans Le théâtre romantique, pp.4-5 « [...] je reconnus que, dans le monde théâtral, tout émanait de Shakespeare, comme dans le monde réel tout émane du soleil... [...]. Je reconnus enfin que c'était l'homme qui avait le plus créé après Dieu ».

* 18 Guizot, Shakespeare et son temps, Paris, 1852, pp 177-178, cité dans Sublime et grotesque, a study of French Drama, W.D.Howarth, Harrap, Londres, 1975 : « Ce terrain [sur lesquels sont bâtis les monuments d'un autre âge] n'est pas celui de Corneille et de Racine ; ce n'est pas celui de Shakespeare ; c'est le nôtre ; mais le système de Shakespeare peut fournir, ce me semble, les plans d'après lesquels le génie doit maintenant travailler ». 

* 19 Chateaubriand, Le Génie du Christianisme, Deuxième partie, livre III, ouverture du chapitre 9 : « du vague des passions ».

* 20 Un site est consacré à cette représentation mémorable sur le site « interdisciplinary Shakespeare »

http://www.uaf.edu/english/faculty/reilly/NCHCproject/main.htm (page consultée le 25 nov 2004).

* 21 Les opinions des critiques divergent sur la date de l'entrée de Musset au Cénacle. On hésite entre 1827 ou 1828.

* 22 Cette thèse est développée par Eric L. Gans, Musset et le drame tragique, essai d'analyse paradoxale, Corti, 1974, pp.53-57, et nous la retrouvons aussi dans la Biographie d'Alfred de Musset par Paul de Musset, dans Musset, OEuvres complètes, texte présenté par Philippe Van Tieghem, éditions du Seuil, Paris, 1963. Paul de Musset écrit : « On ne pouvait pas deviner que ce jeune garçon avait déjà vu le fond de toutes les doctrines sur lesquelles on discutait autour de lui, qu'il s'était fait une doctrine indépendante, et qu'il ne devait plus accepter de conseil, ni suivre les traces de personne [...] » p.22.

* 23Eric L. Gans, Musset et le drame tragique, essai d'analyse paradoxale, Corti, 1974, p.59.

* 24Notice de «La Nuit vénitienne», Musset, théâtre complet, édition de la Pléiade, 1990, p.861.

* 25 La transtextualité est « tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrète avec d'autres textes », Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, éditions du Seuil, Paris, 1982, p.7.

* 26 Pierre Nordon, dans son article « Alfred de Musset et l'Angleterre » (dans Les Lettres Romanes, tome XX, n°1, Université Catholique de Louvain, 1966), fait un relevé des livres qui constituaient la bibliothèque des frères Musset, à la page 332, selon le Catalogue des livres composant la bibliothèque de M.M. Alfred et Paul de Musset, Paris, Adolphe Labitte, 1881. Leur bibliothèque comprenait 281 ouvrages,dont 8 traduits de l'anglais (parmi lesquels se trouve Shakespeare traduit par Le Tourneur en 20 volumes) et dont 4 en langue originale, parmi lesquels nous trouvons Confessions of an English opium-eater, third edition, london, 1823, une étude sur Byron, une version anglaise du Decameron, et, ce qui nous intéresse : The dramatic works of Wiliam Shakespeare, with glossarial notes by Charles Henry Wheeler, London, 1825. Musset lisait donc Shakespeare en langue originale, et ce serait grâce à ces livres qu'il aurait appris l'anglais, par les lectures.

* 27 Genèse, I, 1-5, La Sainte Bible, traduction de l'abbé Crampon, édition Desclée et Cie, Paris, 1923.

* 28 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, collection «essentiel», éditions sociales, Paris, 1982, p. 163.

* 29 Hamlet dit, à l'acte III, scène 2 : «  Now could I drink hot blood,/ and do such bitter business as the day / would quake to look on. » (v. 364-366 : « Maintenant, je pourrais boire du sang tout chaud, et faire une de ces actions amères que le jour tremblerait de regarder »), et Macbeth accomplit ses meurtres pendant la nuit sombre qui le cache : I, 4, v.50-51, « Stars, hide your fires ; / Let not light see my black and deep desires » (« Etoiles, cachez vos feux ! Que la lumière ne voie pas mes sombres et profonds désirs ! ») et Lady Macbeth invoque ainsi la nuit : I, 6, v. 51-55, « Come, thick night, / and pall theee in the dunnest smoke of hell, / that my keen knife see not the wound it makes, / nor heaven peep through the blanket of the dark, / to cry « Hold, hold ! » (« Viens, nuit épaisse, et enveloppe-toi de la plus sombre fumée de l'enfer : que mon couteau aigu ne voie pas la blessure qu'il va faire; et que le ciel perçant le linceul des ténèbres ne puisse me crier : « Arrête, arrête ! »).

* 30 L, I.5, Salviati: « J'ai rencontré cette Louise la nuit dernière au bal ». Nous utiliserons jusqu'à la fin du texte les abbréviations suivantes : L, M, H, JC pour désigner respectivement Lorenzaccio, Macbeth, Hamlet, Jules César.

* 31 L,II.2, Tebaldeo: « Le soir, je vais chez ma maîtresse, et quand la nuit est belle, je la passe sur son balcon ».

* 32 L,V.5, L'Orfèvre: «  On a braillé, bu du vin sucré, et cassé des carreaux ».

* 33 Les exemples ne manquent pas : L,III.2, Philippe: «  N'étais-je pas offensé aussi, la nuit dernière, lorsque tu avais mis ton épée nue sous ton manteau? » ; IV.7, Lorenzo: « Le duc Alexandre sera tué cette nuit ».

* 34 L, I.2, L'Orfèvre : « [...] lequel clocher a poussé comme un champignon de malheur dans l'espace d'une nuit ».

* 35 H, III.2, Hamlet: «'Tis now the very witching time of night, / when churchyards yawn, and hell itself breathes out / contagion to his world». V. 362-364 (« Voici l'heure propice aux sorcelleries nocturnes, où les tombes baillent, et où l'enfer lui-même souffle la contagion sur le monde »).

* 36 L, I.1, « Suis-je éveillé? C'est le fantôme de ma soeur ».

* 37 L, I.1, Le Duc: « Elle devait sortir de chez sa mère à minuit; il est minuit, elle ne vient pourtant pas ».

* 38 L, IV.1, Lorenzo: « [...] après quoi je coucherai par écrit sur votre calepin que ma tante sera en chemise à minuit précis, afin que vous ne l'oubliiez pas après votre souper ».

* 39 H, I.4, Horatio: «I think it lacks of twelve.» Marcellus: «No, it is struck.» [...] Hamlet: «The king doth wake tonight, and takes his rouse,/ keeps wassail, and the swaggering upspring reels.» v. 8-9 (« Horatio: Pas loin de minuit, je crois. Marcellus: Non, minuit sonné. [...] Hamlet : Le roi passe cette nuit à boire, au milieu de l'orgie et des danses aux contorsions effrontées »).

* 40 H, III.2, Lucianus: «Thou mixture rank, of midnight weds collected» v. 242 (Mixture infecte, extraite de ronces arrachées à minuit); M, IV, 1, Third Witch: « root of hemlock digged I' th' dark», v. 25 (« Racine de ciguë arrachée dans l'ombre »).

* 41 M, IV.1, Macbeth: «How now, you secret, black, and midnight hags!» v. 47 (« Eh bien! Mystérieuses et noires larves de minuit, que faites-vous? »).

* 42 Le dictionnaire de L'Académie francaise de 1798 précise qu' « On dit poétiquement, Les ombres de la nuit, pour dire, Les ténèbres; et l'on dit, Les ombres de la mort, l'ombre du tombeau, pour signifier, La mort, le tombeau » ( http://portail.atilf.fr/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=ombre&headword=&docyear=ALL&dicoid=ACAD1798&articletype=1).

* 43 Anne Ubersfeld, « Une dramaturgie de l'objet : régie et symbole » dans Le roi et le bouffon, études sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839, Corti, 1974.

* 44 Le dictionnaire de L'Académie francaise de 1798 explique qu' « On dit poétiquement, Commencer à voir la lumière, la lumière du jour, pour dire, Naître. Jouir de la lumière, pour dire, Vivre. Perdre la lumière, être privé de la lumière, pour dire, Mourir » (p 44-45, http://portail.atilf.fr/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=lumiere&headword=&docyear=ALL&dicoid=ACAD1798&articletype=1, site des Dictionnaires d'Autrefois, université de Chicago).

* 45 L, I.4: « Sire Maurice, je ne vous voyais pas ; excusez-moi, j'avais le soleil dans les yeux ».

* 46 Voir Jean- Marie Thomasseau, Alfred de Musset, Lorenzaccio, études littéraires, PUF, 1986, p.117.

* 47 L, I.6 : Catherine : « Des ombres silencieuses commencent à marcher sur la route. Rentrons, Marie, tous ces bannis me font peur ».

* 48 Henri Lefèbvre, Les grands dramaturges : Musset, l'Arche Editeur, 1955, p.32.

* 49 L,I.2 « Le carnaval a été rude, il faut l'avouer », « Il parait que le souper a duré longtemps. En voilà deux qui ne peuvent plus se tenir », V.1 : « Le duc a passé la nuit à une mascarade » , V.1, « Pauvre peuple! Quel badaud on fait de toi! ».

* 50 L, I.2 : « Plusieurs masques sortent d'une maison illuminée », l'écolier : « Vois-tu celui-là qui ôte son masque? C'est Palla Rucellaï », « Le Duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de même, tous deux masqués ». Nous étudierons de plus près cette notion de masque dans la troisième partie.

* 51 M, IV.1, v. 44-46 : «Second witch : «By the pricking of my thumbs, / Something wicked this way comes : / Open, locks, / Whoever knocks!» /Enter Macbeth» (« Deuxième sorcière : au picotement de mes pouces, je sens qu'un maudit vient par ici. Ouvrez, serrures, à quiconque frappe! Entre Macbeth »).

* 52 Voir suite: partie I, 2.1.2.

* 53 M, III.4, v. 107-108 : «Hence, horrible shadow! / Unreal mock'ry, hence! [exit Ghost]» (« Hors d'ici, ombre horrible ! Le spectre disparaît. Moqueuse illusion, hors d'ici ! »).

* 54 L, III.3 : « Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés[...] ».

* 55 I.6, II.4, III.3, IV.3.

* 56 Voir Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p.211.

* 57 L, I.5, Premier bourgeois : « Il y a eu une émeute à Florence? » Deuxième bourgeois : « Presque rien. - Quelques pauvres jeunes gens ont été tués sur le Vieux-Marché ».

* 58 L, I.2 :  [Le soldat le frappe de sa pique.] Le marchand, se retirant : « Voilà comme on suit la capitulation! Ces gredins-là maltraitent les citoyens ».

* 59 L, I.4 : Le duc : «  Ah! Parbleu, Alexandre Farnèse est un plaisant garçon! Si la débauche l'effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment l'évêque de Fano?» , II.6 : « Le duc : « Dis-moi, Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon que je t'ai vu bâtonner tantôt d'une si joyeuse manière ? »

Giomo : « Ma foi, je ne saurais le dire, et lui non plus »

Le duc : « Pourquoi ? Est-ce qu'il est mort ? »

Giomo : « C'est un gamin d'une maison voisine ; tout à l'heure, en passant, il m'a semblé qu'on l'enterrait » ».

* 60 Voir note 4 de la page 16 de l'édition Folio plus classiques.

* 61 Voir note 2 de la page 23 de l'édition folio plus classiques.

* 62 L, III.6, La marquise: « Etre un roi, sais-tu ce que c'est? [...] Etre le rayon de soleil qui sèche les larmes des hommes![...] »; IV.6: Le Cardinal: « Puisque vous m'appelez l'ombre de César, vous auriez vu qu'elle est assez grande pour intercepter le soleil de Florence », alors qu'il discute avec la Marquise du pouvoir qu'elle pourrait avoir sur le Duc.

* 63 L, IV.6: « Ses yeux mélancoliques étaient ainsi fermés à demi, mais ils se rouvraient au premier rayon du soleil, comme deux fleurs d'azur [...]. Sa figure céleste rendait délicieux un moment bien triste[...] Mais alors j'apercevais ma fille, la vie m'apparaissait sous la forme de sa beauté, et la clarté du jour était la bienvenue ».

* 64 L, I.6 : « Le premier : Adieu, Florence, peste de l'Italie; adieu, mère stérile, qui n'as plus de lait pour tes enfants.

Le second : Adieu, Florence, la bâtarde, spectre hideux de l'antique Florence; adieu, fange sans nom.

Tous les bannis : Adieu, Florence! maudites soient les mamelles de tes femmes! maudits soient tes sanglots! Maudites les prières de tes églises, le pain de tes blés, l'air de tes rues! Malédiction sur la dernière goutte de ton sang corrompu! »

* 65 M, II.4, v.4-6: «Ha good father, / Thou seest the heavens, as troubled with man's act, / threatens his bloody stage» (« Ah! Bon père, tu le vois, les cieux, troublés par l'acte de l'homme, en menacent le sanglant théâtre »).

* 66 Victor Hugo, Le roi s'amuse, V.1, édition Nelson, Paris, p.163.

* 67 M, I., v.1-21: «Thunder and lightening. Enter Three Witches. First Witch :»When shall we three meet again? / In thunder, lighting, or in rain?»» (« Tonnerre et éclairs. Les trois sorcières entrent. Première sorcière : Quand nous réunirons-nous toutes les trois, en coup de tonnerre, en éclair ou en pluie? »); I.3, «Thunder. Enter the three Witches» (« Tonnerre. Entrent les trois sorcières »), IV.1, «Thunder. Enter the Three Witches» ( « Tonnerre. Entrent les trois sorcières »).

* 68 JC,I.3, « Thunder and lightning. Enter Casca and Cicero» (« Tonnerre et éclairs. Entrent Casca et Cicéron »).

* 69 «Si je ne suis pas tel que vous le désirez, que le soleil me tombe sur la tête ! » s'exclame Lorenzo, à la scène 3 de l'acte III : certaines croyances religieuses imaginaient que la fin du monde arriverait par la chute du soleil.

* 70 L, I.6: « Sa jeunesse n'a-t-elle pas été l'aurore d'un soleil levant? ».

* 71 L, III.3: « [...] mon nom m'appelait au trône, et je n'avais qu'à laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances humaines ».

* 72 L, III.3: « Un Salviati jetant à la plus noble famille de Florence son gant taché de vin et de sang, et, lorsqu'on le châtie, tirant pour se défendre le coupe-tête du bourreau ! Lumière du soleil ! j'ai parlé, il n'y a pas un quart d'heure, contre les idées de révolte, et voilà le pain qu'on me donne à manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres ! Allons, mes bras, remuez ! et toi, vieux corps courbé par l'âge et l'étude, redresse-toi pour l'action ! ».

* 73 H, I.4, v.51-53: « What may this mean,/ that thou, dead corse, [..]/ revisit'st thus the glimpses of the moon,/ making night hideous [...]» (« Que signifie ceci ? Pourquoi toi, corps mort, [...] viens-tu revoir ainsi les reflets de la lune et rendre effrayante la nuit ? » ).

* 74 H, IV.7, v 141-144: « I bought an unction [...]so mortal, [...]where it draws no cataplasm so rare,/ collected from all simples that have virtue/ under the moon [...]» (« J'ai acheté une drogue si meurtrière [...] dont le cataplasme le plus rare, composé de tous les simples qui ont quelque vertu sous la lune, [...] » ).

* 75 L, I.1 relie le « clair de lune » au « froid de tous les diables », et L, III.6 relie le soleil à une chaleur étouffante : « [...], c'est ce soleil étouffant qui nous pèse» dans Lorenzaccio.

* 76 L, I.1 : « C'est le fantôme de ma soeur. Il tient une lanterne sourde, et un collier brillant étincelle sur sa poitrine aux rayons de la lune ».

* 77 L, I.1: le « clair de lune » et H, I.4 : « glimpses of the moon » (reflets de la lune) indiquent que la lune émet une lumière et éclaire.

* 78 H, II.2, «For if the sun breed maggots in a dead dog, being a good kissing carrion...» (v 182-183: « Car le soleil, tout dieu qu'il est, engendre des vers dans un chien crevé comme un dieu baiseur de charogne ») : Bien que le soleil soit pur, il peut engendrer la corruption.

* 79 La même idée de la lumière des noces associée au sang peut se retrouver à l'acte IV.11 : «  Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant. » La luminosité du diamant est liée à celle du sang.

* 80 Cf Hamlet, I.4, v.90:«Something is rotten in the state of Denmark» (« Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark »). Cette phrase pourrait aussi être valable pour Florence et Inverness.

* 81 Lorsque Lucius s'endort parce qu'il est tard, alors qu'il jouait de la harpe, Brutus decide de reprendre sa lecture là où il l'avait laissée: «Let me see, let me see; is not the leaf turn'd down/ where I left reading? Here it is, I think»( H, IV.3, v. 272-273) (« Mais voyons, n'ai-je pas plié le feuillet, en quittant ma lecture? C'est ici, je crois »).

* 82 L, I.3: « Cela vous est égal, à vous, frère de mon Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la citadelle des ombres allemandes? ». L'armée allemande est l'ennemie de la ville de Florence. Si le soleil crée des ombres ennemies, alors ces ombres sont néfastes.

* 83. M, IV.3, Malcom: « Let us seek out some desolate shade, and there/weep our sad bosoms empty.»v. 1-2 (« Allons chercher quelque ombre désolée et, là, pleurons toutes les larmes de nos tristes coeurs »).

* 83 Le prénom « Lorenzo » est bien signe de masculinité mais le Duc le traite de « femmelette » et le surnomme « Lorenzetta » en I.4.

* 84 Catherine et Philippe utilisent le terme « enfant » (I.2 et III.6) alors que Lorenzo dit de lui même: « Je suis plus vieux que le bisaieul de Saturne » en V.7.

* 85 Nous pourrions ajouter que la mort est souvent representée comme un squelette portant une faux, ce qui vient renforcer l'apparence funèbre de Lorenzo.

* 86 L, IV.5: « Si tous les hommes sont des parcelles d'un foyer immense, assurément l'être inconnu qui m'a pétri a laissé tomber un tison au lieu d'une étincelle, dans ce corps faible et chancelant ».

* 87 Acte IV, scène 9.

* 88 L, I.6: « Ah! Cette Florence! C'est là qu'on l'a perdu! ».

* 89 Sire Maurice nomme Lorenzo le « modèle titré de la débauche Florentine » ( I.4).

* 90 Voir partie I, 2.1.1.

* 91 L'idée de la tache que l'on ne peut pas nettoyer se retrouve autant chez Musset que chez Shakespeare, à propos de la conscience noire à cause des péchés commis, ou bien à propos des mains rouges de sang : se laver les mains n'efface pas la marque de la culpabilité: voir Macbeth, acte II, scène 2, v.58-62, Hamlet acte III, scène 3, v43-46 et Lorenzaccio, IV, scène 5.

* 92 H, I.2, v. 68: «nighted colour» (« couleurs nocturnes »), v.77: «inky cloak» (« ce manteau noir comme l'encre »), v.78: «solemn black»(« deuil solennel »).

* 93 Bernard Masson écrit, dans Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p211 : « Telle est la sombre histoire du héros de Musset qui passe de la condition de masque à l'état d'ombre sans avoir jamais connu l'adhésion heureuse de soi à soi-même ».

* 94 Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p.191.

* 95 L, III.3 : « Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient ».

* 96 Victor Hugo, Préface de Cromwell, Nouveaux Classiques Larousse, Evreux, 1972, « La théorie du drame », p 60. Selon Hugo, «  Elle [la muse moderne] se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l'ombre à la lumière, le grotesque au sublime[...] » (p41) et il associe le « drame » à « la vie », « la vérité », « [l]es hommes », « le réel », et « Shakespeare » (p54).

* 97 Henri Lefèbvre, Les grands dramaturges: Musset, L'Arche Editeur, 1955, p.244.

* 98 L, III.3: « Prends-y garde, c'est un démon plus beau que Gabriel. La liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d'une lyre ; c'est le bruit des écailles d'argent de ses ailes flamboyantes ». Les termes «argent » et  « flamboyantes » renvoient à la notion de lumière.

* 99 Il semble intéressant de noter que la ville de Florence est personnifiée dans Lorenzaccio, et que son rôle est aussi important que ceux des autres personnages : elle déclenche amour, combats, et corruption.

* 100 Pierre Nordon, article « Musset et L'Angleterre », Les Lettres romanes, part 1 du tome XXI, Université Catholique de Louvain, 1967, p.126.

* 101 Voir partie I, 1.2.1.

* 102 Alfred de Musset, Lorenzaccio, dossier par Olivier Bara, collection folio plus classiques, éditions Gallimard, Paris, 2003, p.179.

* 103 Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p 192: « Fait d'une multitude d'interrogations, [...] le personnage cesse peu à peu d'être un cas moral ou un type historique pour devenir un être vivant, qui n'est pas plus clair à son créateur que nous ne sommes entièrement clairs à nous-mêmes, ou transparents au regard d'autrui ».

* 104 Victor Hugo écrit dans la préface de Marie Tudor, collection Nelson, p 10: « Hamlet, par exemple, est aussi vrai qu'aucun de nous, et plus grand. Hamlet est colossal, et pourtant réel. C'est que Hamlet, ce n'est pas vous, ce n'est pas moi, c'est nous tous. Hamlet, ce n'est pas un homme, c'est l'homme ».

* 105 Jean-Marie Thomasseau, Alfred de Musset, Lorenzaccio, Etudes littéraires, Puf, Paris, 1986, p53-54.

* 106 La célèbre citation de Macbeth peut illustrer ce propos: V.5, v24-26: «Life's but a walking shadow, a poor player/ that struts and frets his hour upon the stage/ and then is heard no more» (« La vie n'est qu'un fantôme errant, un pauvre acteur qui se pavane et s'agite durant son heure sur la scène, et qu'ensuite on n'entend plus »).

* 107 L, III.3: « [...] et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? ».

* 108 M, I.7, v. 47-49: «What beast was't then / that made you break this enterprise to me? / When you durst do it, then you were a man» (« Quelle est donc la bête qui vous a poussé à me révéler cette affaire? Quand vous l'avez osé, vous étiez un homme »).

* 109 H, IV.4. v. 33-35: «What is a man / if his chief good and market of his time/ be but to sleep and feed? A beast, no more. » (« Qu'est-ce qu'un homme, si le bien suprême, si l'emploi de son temps est uniquement de dormir et de manger? ... Une bête, rien de plus »).

* 110 David Sices, Theater of Solitude, the drama of Alfred de Musset, University Press of New England, New Hampshire, Hanover, 1974, p.124.

* 111 Victor Hugo, préface de Marie Tudor, édition Nelson, Paris, p.9.

* 112 Ibid.

* 113 Lorenzo avoue en III.3, entre autres choses, qu'il a passé des années à observer les hommes. La présence du thème du regard est redondante :  « [...] et je vis qu'à mon approche tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient devant mon regard [...]. J'ai vu les hommes tels qu'ils sont [...] je regardais autour de moi [...] j'ai vu les républicains dans leurs cabinets [...] j'ai écouté et j'ai guetté [...] J'observais... comme un amant observe sa fiancée, en attendant le jour des noces ! ».

* 114 Nous avons vu en effet, les caractéristiques de Lorenzo (ou de son masque, puisque nous ne pouvons pas véritablement les différencier) comme ombre en II.2.2.

* 115 M, I.7, v.81-82: «Away, and mock the time with fairest show : / false face must hide what the false heart doth know.» (« Allons ! et leurrons notre monde par la plus sereine apparence. Un visage faux doit cacher ce que sait un coeur faux »).

* 116 JC, II.1.v. 224-227 : «Good gentlemen, look fresh and merrily. / Let not our looks put on our purposes, / But bear it as our Roman actors do, / With untir'd spirits and formal constancy» (« Nobles amis, prenez un visage riant et serein. Que nos regards ne révèlent pas nos projets. Soutenons notre personnage, comme les acteurs de Rome, avec un esprit libre et un appareil de constance »).

* 117 L, III.3, Philippe : « Cela réjouit mon vieux coeur, Lorenzo, de penser que tu es honnête; alors tu jetteras ce déguisement hideux qui te défigure, et tu redeviendras d'un métal aussi pur que les statues de bronze d'Harmodius et d'Aristogiton ».

* 118 M, I.3, v.108-109: «The Thane of Cawdor lives : why do you dress me / in borrowed robes?» (« Le thane de Cawdor vit ; pourquoi me revêtez-vous de vêtements empruntés ? ») et v.144-146 : «New honors come upon him, / like our strange garments, cleave not to their mold / but with the aid of use.» (« Les honneurs nouveaux se posent sur lui comme des vêtements encore étrangers : ils ne prendront sa forme qu'à l'usage »).

* 119 M, V.2, v.20-22, Angus : « Now does he feel his title / hang loose about him, like a giant's robe /upon a dwarfish thief» (« Il sent maintenant sa grandeur s'affaisser autour de lui, comme une robe de géant sur le nain qui l'a volée »).

* 120 Voir schéma annexe.

* 121 Nous ne prenons pas en compte les références au maquillage comme masque, ni l'attitude d'Ophélie auprès d'Hamlet lors de leur entrevue surveillée.

* 122 Par exemple, en III.2, v.259-262 : « Would not this, sir, and a forest of feathers - if the rest of / my fortunes turn Turk with me-with the two provincial roses / on my raced shoes, get me a fellowship in a cry of players, / sir ? » (« Si jamais la fortune me traitait de Turc à More, ne me suffirait-il pas, mon cher, d'une scène comme celle-là, avec l'addition d'une forêt de plumes et de deux roses de Provins sur des souliers à crevés, pour être reçu compagnon dans une meute de comédiens ? » ) : il s'agit de la scène où le Roi quitte la salle, ne supportant plus de regarder la pièce de théâtre qui retrace le meurtre qu'il a commis. Le départ précipité du roi est pour Hamlet et Horatio la preuve qu'il est bien coupable, ce qu'Hamlet retrace en paroles codées.

* 123 H, II.1, v.77 : « [...] Lord Hamlet, with his doublet all unbraced,/ no hat upon his head, his stockings fouled,/ ungartered, and down-gyvéd to is ankle ;/ pale as his shirt, his knees knocking each other, / and with a look so piteous in purport / as if he had been loosed out of hell / to speak horrors [...] ». («  [...] lorsqu'est entré le seigneur Hamlet, le pourpoint tout débraillé, la tête sans chapeau, les bas chiffonnés, sans jarretières et retombant sur les chevilles, pâle comme sa chemise, les genoux s'entrechoquant, enfin avec un aspect aussi lamentable que s'il avait été lâché de l'enfer pour en raconter les horreurs »).

* 124 N'oublions pas que le lecteur n'apprend seulement en III.3 que Lorenzo porte un masque.

* 125 L, III.3 : « [...] le masque de la colère s'est posé sur le visage auguste et paisible du vieux Philippe », et «  Est-ce là ta réponse ? Est-ce là ton visage, homme sans épée ? » : le visage est le symbole de la sincérité et de la véritable identité du personnage, et à ce titre, il a plus de valeur que le masque.

* 126 Jean-Marie Thomasseau, Alfred de Musset, Lorenzaccio, études littéraires, PUF, Paris, 1986, p.66.

* 127 L, III.3: « Une statue qui descendrait de son piédestal pour marcher parmi les hommes sur la place publique, serait peut-être semblable à ce que j'ai été, le jour où j'ai commencé à vivre avec cette idée: il faut que je sois un Brutus ».

* 128 L, IV.5:  « Quel homme de cire suis-je donc! Le Vice, comme la robe de Déjanire, s'est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus répondre de ma langue, et que l'air qui sort de mes lèvres se fasse ruffian malgré moi? ».

* 129 L, III.3: « Non, je ne rougis point; les masques de plâtre n'ont point de rougeur au service de la honte ».

* 130 « En réalité c'est au jeu des masques multiples appliqués sur un visage indécis et immobile qu'on reconnaît le génie de Musset et qu'on préssent le mystère de son héros ». Bernard Masson, Lorenzaccio ou la difficulté d'être, archives des Lettres Modernes n° 46, 1962, p.22.

* 131 Henri Lefèbvre, Les grands dramaturges : Musset, l'Arche Editeur, 1955, p 74.

* 132 La mulltitude de masques peut être augmentée d'une multitude de surnoms dont les personnages se servent pour nommer Lorenzo, et qui détruisent sa réelle identité.

* 133 « Es-tu dedans comme au dehors une vapeur infecte ? Toi qui m'a parlé d'une liqueur dont tu étais le flacon, est-ce là ce que tu renfermes ? » III.3, Lorenzaccio. Même Philippe ne parvient plus pendant un instant à différencier Lorenzo et Lorenzaccio.

* 134Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p.195.

* 135 « Car l'homme du masque y figure masqué doublement (I.2) puisqu'il a revêtu un déguisement de bal costumé [...] », Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p.194.

* 136 Henri Lefèbvre, Les grands dramaturges : Musset, L'Arche Editeur, 1955, p.74.

* 137 Voir partie I, 1.2.1.

* 138 L, II.5 :  « Il l'entraîne dans l'embrasure d'une fenêtre ; tous deux s'entretiennent à voix basse ».

* 139 La fenêtre qui donne sur la nuit ou la fenêtre fermée par des volets, n'étant plus liée à la lumière mais à l'ombre, renvoie à l'incertitude et à l'absence : ainsi Philippe en II.5 ne trouve-t-il pas de réponse à ses questions, ni d'apaisement, avec la fenêtre ouverte sur la nuit et en III.7 il propose de disparaître de Florence pour qu'on le laisse tranquille, laissant comme trace de son absence les fenêtres fermées : « Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on ne pensera plus aux Strozzi ». Les fenêtres aux volets clos peuvent être aussi le signe d'une absence plus douloureuse : celles du palais des Strozzi en IV.2 marquent le décès de Louise.

* 140 Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p.133.

* 141 En II.5, Philippe, troublé, a ouvert la fenêtre, et alors qu'il parle avec échauffement, le prieur aperçoît Thomas : « N'est-ce pas Thomas qui rôde sous ces lanternes ? Il m'a semblé le reconnaître à sa petite taille ».

* 142 L, II.6 : «  Giomo, à la fenêtre : Que fait donc Lorenzo ? Le voilà en contemplation devant le puits qui est au milieu du jardin ; ce n'est pas là, il me semble, qu'il devrait chercher sa guitare ».

* 143 L, V.7 : « Ne voyez-vous pas tout ce monde ? Le peuple s'est jeté sur lui. Dieu de miséricorde ! On le pousse dans la lagune ».

* 144 L, I.5 : « Salviati : Voilà une jolie femme qui passe », L, I.5 : « Salviati : Le voilà qui se retourne. Ecarquille les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas peur », L, II.5 : « Philippe :Voilà la nuit, la ville se couvre de profodes ténèbres », L, IV.7 : « Lorenzo : Voilà le soleil qui se couche ; je n'ai pas de temps à perdre, et cependant tout ici ressemble à du temps perdu ».

* 145 Jean-Marie Thomasseau, Alfred de Musset, Lorenzaccio, Etudes Littéraires, PUF, 1986, p.61.

* 146 Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin , Paris, 1974 , p.192.

* 147 Dans René (1802), Le Génie du Christianisme (1802).

* 148 Dans Méditations poétiques (1820).

* 149 Dans Volupté (1834).

* 150 Dans Mémoires d'un fou (1838), Novembre (1842), Smarh (1839), Madame Bovary (1856) et L'Education Sentimentale (1869).

* 151 Vigny, Stello (1832), édition Nelson, Paris, p.12 : Stello décrit ses symptômes au Docteur-Noir : « Or, il faut le dire hautement, depuis ce matin j'ai le spleen, et un tel spleen, que tout ce que je vois, depuis qu'on m'a laissé seul, m'est en dégoût profond ».

* 152 Baudelaire, Mon Coeur mis à nu, éditions Arcadia, Paris, 1996, p. 15.

* 153 « La nuit d'octobre » : « La Muse : Avant de me dire ta peine,/ O poète, en es-tu guéri ?[...]/ S'il te souvient que j'ai reçu/ Le doux nom de consolatrice,/ Ne fais pas de moi la complice/ Des passions qui t'ont perdu.

Le poète : Je suis si bien guéri de cette maladie,/ Que j'en doute parfois lorsque je veux y songer[...]/ Muse, sois-donc sans crainte ; au souffle qui t'inspire/ Nous pouvons sans péril tous deux nous confier ». (Poésies Nouvelles, Garnier Flammarion, Paris, 2000, p. 96-97).

* 154 « La nuit de Mai » : « O ma fleur ! O mon immortelle !/ Seul être pudique et fidèle/ Où vive encor l'amour de moi !/ Oui, te voilà, c'est toi, ma blonde,/ C'est toi, ma maîtresse et ma soeur !/ Et je sens, dans la nuit profonde,/ De ta robe d'or qui m'inonde/ Les rayons glisser dans mon coeur ».(ibid. p.80).

* 155 « La Muse Malade » : « Ma pauvre Muse, hélas ! qu'as-tu donc ce matin ?/ Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,/ Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint/ La folie et l'horreur, froides et taciturnes [...]».(Les Fleurs du Mal, éditions Pocket, Paris, 1989, p. 37).

* 156 « L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,/ Malgré tant d'amour, assouvir,/ Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante/ L'immensité de son désir ? ».( ibid. p.141).

* 157 « Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes/ Nous offrent tout à tour, comme deux bonnes soeurs,/ De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs./ Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes ?/ O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,/ Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès ? ». (ibid.p. 143).

* 158 « -Mais non ! ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,/ Ce visage éclairé d'une exquise grimace,/ Et, regarde, voici, crispée atrocement,/ La véritable tête, et la sincère face/ Renversée à l'abri de la face qui ment./ Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve / De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux ;/ [...] C'est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !/ Demain, après-demain et toujours ! -comme nous ! » (« Le Masque », ibid. p.47).

* 159 Poème en prose X, « A une heure du matin », Le spleen de Paris, Edition Pocket, Paris, 1989, p. 183-184.

* 160 Samuel Beckett, En attendant Godot, Les éditions de Minuit, Paris, 1952, p. 51-52.






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