C.2 Interpretations possibles
N'étant pas atteinte de psychose chronique et n'ayant
pas d'antécédents avérés, que ce soit sur le plan
psychiatrique ou d'événements de vie traumatiques, nous tenterons
donc de comprendre à partir de différents points de vue
théoriques en psychologie, pourquoi notre patiente a
présenté cette forme de dépression avec accès
mélancolique.
C.2.1 Une explication psychosociale
La détresse émotionnelle est
particulièrement intense chez les sujets confrontés au cancer.
(Parle et al., 1996)
Concernant l'angoisse des malades atteints de cancer, il est
intéressant de remarquer que pour chacun de nous, une dimension socio
-culturelle vient alimenter la peur d'un individu face à cette maladie.
Des peurs surdimensionnées se focalisent sur le terme de cancer
et une hypertrophie de la crainte a été mise en
évidence par Reynaert et al. (2000). La peur du cancer est donc
très courante dans la population. Il a été montré
qu'en Belgique, 73% des individus rapportent le cancer comme crainte principale
en termes de santé tandis que 23% seulement seront touchés par
cette maladie. Or, on ne retrouve pas cette discordance pour les maladies
cardio-vasculaires. (Einborn, 1995)
Déjà Freud (1915) faisait remarquer que toute
personne de notre société moderne, qui sera confronté
à l'éventualité de sa propre mort subit une angoisse
intense, car jusque-là elle vivait dans avec un sentiment de toute
puissance, avec un fantasme d'immortalité.
C.2.2 La perte comme explication de la conduite suicidaire
du malade atteint de cancer
En partant de l'hypothèse de Freud (1915), Lefetz et
Reich (2006) expliquent la finalité des conduites suicidaires par le
fait que le cancer marque une rupture dans la
vie du patient. Celui-ci se retrouve confronté
à l'éventualité de sa propre mort alors que jusqu'à
présent, il vivait avec un sentiment de toute puissance, de fantasme
d'immortalité. Sa vie se trouve bouleversée, ses projets
annulés, son avenir devient incertain. Le malade se retrouve dans un
travail psychologique de deuil de son corps sain qui devient un corps
étranger qu'il ne peut plus contrôler. Il développe alors
des stratégies d'adaptation qui ne sont pas toujours efficaces. Dans ce
contexte, le suicide représente alors la seule solution efficace pour
échapper à la souffrance. Cela reviendrait à
détruire le corps pour détruire le mal (Pedinielli, 1989) et
ainsi le malade reprendrait le contrôle sur sa maladie.
C.2.3 Rappels sur les conceptions psychanalytiques de la
depression
Pour Karl Abraham (1911), éleve de Freud, la
dépression est une disposition nerveuse du sujet. Il avance que le sujet
dépressif possède certains traits de personnalité dont
celui d'être incapable d'aimer autrui ainsi que des tendances sadiques
retournées contre lui-même. Il s'agit d'une
vulnérabilité acquise de maniere précoce au moment de la
forma tion des processus d'identification et de l'acquisition de la
capacité d'assumer les ambivalences dans les rapports interpersonnels et
environnementaux.
Il rapproche, pour comparaison, le deuil et la
mélancolie, et met en lumiere le mécanisme de projection. Le
mélancolique possede un « sadisme refoule dans
l'inconscient » et « tire son plaisir de ses
souffrances ». Il observe une régression orale du
mélancolique. De plus K. Abraham avait constaté chez ses patients
des déceptions précoces dans la relation à leurs
parents.
Dans notre cas, nous avons en effet observé une
régression psychologique de la patiente dans la voix, le refus «
non, non » et une fixation sur le refus d'alimentation par les voix orales
qui ont mené aux perfusions.
L'incapacité d'aimer autre dont parle K. Abraham
pourrait se retrouver quand la patiente nous exprime son incapacité
à pleurer ou à se préoccuper de son époux. Nous ne
nous avancerons pas cependant jusqu'à désigner cette attitude
comme un trait permanent d'autant plus que le trait de personnalité qui
ressortira après l'acces mélancolique sera plutôt « un
soucis pour les autres plus que pour moi-même ».
Pour Freud (1915), qui reprendra en partie les écrits
de K. Abraham, la dépression est sous-tendue par une perte et
un process us de deuil à élaborer. Elle n'est donc pas
une disposition mais un processus. Il compare pour les différencier le
travail de deuil et la mélancolie.
Le travail de deuil est un phénoméne de la vie
quotidienne, une maniere de gérer la tristesse face à une perte
ou un but non atteint. Celui-ci débute à partir d'un
événement de perte objectale. Plus précisément,
l'épreuve de réalité montre que l'objet aimé
n'existe plus et qu'il va y avoir un désinvestissement de la libido qui
retire les liens qu'elle avait avec l'objet. Il s'ensuit un état
dépressif de retrait momentané de désarroi du Moi qui est
incapable de réinvestir sa libido sur un autre objet.
Le deuil renvoie aussi à la mort d'un être cher
car on observe chez le patient des signes de tristesse. Pourtant, le sujet
continue à s'intéresser à ce qui l'entoure et il lui reste
quelques centres d'intérêt dans sa famille ou sa profession.
Ce processus de travail de deuil pourrait correspondre
à l'attitude de repli et de retrait observé chez notre patiente
juste après l'annonce du diagnostic, vécu comme une perte
intérieure du sentiment d'être une personne en bonne santé.
La mort de l'être cher dont parle Freud n'est pas évoqué,
mais pour notre patiente, à travers l'annonce de sa maladie grave, c'est
l'anticipation de sa propre mort prochaine dont il s'agissait. Pendant les
quelques semaines d'acces mélancolique, la patiente ne
s'intéressait plus à son environnement. L'acces passé,
bien que son humeur était triste et anxieuse, elle recommen»ait
à s'intéresser à ses proches et à ce qui
l'entourait. Nous pouvons donc supposer que cette patiente a pu retrouver un
état de travail de deuil après un acces mélancolique.
Plus précisément, le travail de deuil
consisterait donc en la mentalisation d'une perte et est à
rapprocher de la notion d'élaboration psychique nécessaire pour
l'appareil psychique afin de lier les impressions traumatisantes. Il se
caractérise par un manque d'intérêt pour le monde
extérieur et le fait que toute l'énergie du sujet semble
consacrée à la douleur et aux souvenirs jusqu'à ce que
« É le moi, pour ainsi dire, oblige de decider s'il veut
partager ce destin (de l'objet perdu), considérant l'ensemble des
satisfactions narcissiques à rester en vie, se détermine à
rompre son lien avec l'objet anéanti. « (Freud, 1915)
L'objet en question peut être «une personne
aimée ou une abstraction venue à sa place, comme la patrie, la
liberté, un idéal., etcÉ «
Avec le cancer et à l'époque actuelle, on peut
supposer que les abstractions tenant lieu d'investisse ments majeurs sont la
santé, l'idéal de bien-être, l'avenir, le progr»s,
etc...
Le travail de deuil consiste à:
· reconna»tre la réalité de la perte,
· procéder au détachement affectif de chaque
souvenir, de chaque attente en lien avec l'investissement perdu.
Dans le cas du cancer, l'objet d'amour qui est perdu consiste
en la représentation du soi projeté dans l'avenir et le patient
doit renoncer à l'idéal de soi projeté dans un avenir sans
faille et transformer le soi malade en un nouvel objet d'investissement
satisfaisant. Dans le cas oü ce travail se fait difficilement, le sujet
ressent un sentiment de déception intense de soi, qui s'exprime par des
sentiments de dévalorisation, d'inutilité, d'impuissance, etc...
Cela été le cas de notre patiente, Mme D.
D'après Freud, le renoncement à l'idéal du
soi se fait à travers 3 grandes étapes :
1) La mise en représentation: processus
d'élaboration et d'utilisation d'une image stable d'une chose à
la place de cette chose. Lien entre les expériences de base et des
images et des mots.
2) La symbolisation : fonction qui lie les
représentations mentales pour aboutir à l'utilisation abstraite
des représentations plutôt qu'à leur traitement concret
(perceptif et non mis en pensée)
3) La mentalisation : « série
d'opérations mentales incluant la mise en représentation et la
symbolisation, et conduisant à une transformation chargées
d'affects en structures mentales de mieux en mieux organisées. «
(Lecours et Bouchard, 1997) Elle permet au sujet de tolérer et
d'élaborer des conflits inte r- et intrapersonnels, mais en cas de
menace de mort révélée brutalement la mentalisation n'est
pas possible. Du temps est nécessaire pour cette mentalisation
structurelle avec un dégagement d'énergie psychique pour faire
face au surcro»t d'excitation dü à la menace mortelle.
L'alliance thérapeutique que notre équipe a
maintenue avec Mme D. notamment, a permis à celle-ci d'exprimer avec des
mots, ou bien d'entendre également, par les propos des psychiatries et
psychologues, une mentalisation du processus de perte puis de renoncement et
enfin de reconstruction d'une nouvelle image de soi. En effet, Mme D. parlera
souvent avec les femmes de son corps : perte de ses cheveux, perte de son
poids, et puis elle remarquera par la suite que ces femmes sont jeunes et
minces, toujours élégantes. Elle observe ainsi notre tenue
vestimentaire, nos chaussures, nos coiffures, en fera des commentaires positifs
puis remarquera que sa perte de poids peut aussi être pour elle une
occasion de « devenir une femme mince avec des cheveux courts. Ce sera
plus moderneÉ »
Enfin, Freud aborde la mélancolie comparativement
à la dépression. Il remarque que la perte dans la
mélancolie est une perte de l'estime de soi en réaction à
la perte inconsciente de l'être aimé comme objet d'amour. Dans la
mélancolie, le Moi s'inscrit dans le vide et la pauvreté, tandis
que dans le deuil, le sentiment de vide n'est que temporaire. Le délire
courant du mélancolique est le « délire de
petitesse ». La mélancolie est un processus qui peut parfois
surgir lors d'un travail de deuil qu'il va bloquer.
Nous pourrions rapprocher cette forme de délire à
celle que nous avons observé chez notre patiente, dans son sentiment
délirant d'incurabilité et d'inutilité.
Mélanie Klein (1934) introduit la notion de
position schizo-parano ·de à laquelle succéde la
position dépressive pour expliquer les états
dépressifs des adultes. Il s'agit de modalités d'organisation du
Moi formées à la petite enfance dans la relation entre l'enfant
et la personne nourriciére, et qui se manifestent à certaines
périodes de la vie, selon les situations et conditions traumatiques que
vivra le sujet. La position schizo-paranoïde est marquée par une
angoisse de persécution aboutissant à un clivage de l'objet en
bon/nourricier et mauvais/persécuteur. L'issue de cette position est la
position dépressive, avec un sentiment de détresse, de
dépendance et l'acceptation des ambivalences vis-à-vis de l'objet
dont on est dépendant. Cette position guide le travail de deuil et
permet de réparer le Moi avec une internalisation de la partie bonne de
l'objet. Pour M. Klein, la position dépressive ne se dépasse
jamais vraiment et tout perte ultérieure ravivera l'angoisse
de perdre le bon objet internalisé. Elle compare le
deuil avec un état maniaco- dépressif atténué et
passager qui sera surmonté en répétant le processus de
succession des positions vécu dans la petite enfance. La menace de
l'effondrement et de la déchéance de soi est donc quasi
présente lors de toute perte d'objet, lors de tout deuil. Le deuil
pathologique consiste alors en une position dépressive qui ne sera pas
surmontée.
Le cas de notre patiente pourrait tout à fait
s'interpreter comme un moment oil la position depressive n'a pu être
surmontée qu'en régressant dans une position schizo-
parano ·de. L'épisode melancolique aurait dont été
une période certes dangereuse pour la vie et le psychisme de notre
patiente, mais egalement nécessaire pour terminer un processus de deuil
qui était bloqué.
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