2. La loi praxéologique, sa nature et ses
avantages
Mais alors, comment Von Mises peut-il défendre, sans se
contredire, la possibilité de connaître des lois de l'action
humaine? Qu'est-ce qu'un effort pour connaître a priori les
régularités universelles de l'action humaine peut-il avoir de
plus légitime qu'une démarche a posteriori, si à la fin
des fins il n'y a pas de régularité universelle de l'action
humaine?
Von Mises propose de résoudre la tension en distinguant
entre théorie et histoire. La théorie formule ce qui doit
nécessairement se produire
11
sous réserve que certaines conditions soient remplies
au préalable. L'histoire décrit ce qui s'est produit
effectivement. Nous allons rentrer dans le détail de cette
distinction.
La praxéologie porte sur la forme de l'action
humaine
La démarche praxéologique traite de la forme et
non pas du contenu de l'action humaine. « La praxéologie n'est
pas concernée par le contenu changeant de l'agir, mais par sa forme pure
» tandis que « l'étude des caractères accidentels et
circonstanciels de l'agir humain est l'objet de l'histoire. »6
La collecte et l'analyse des sources historiques peut bien nous informer
sur le contenu de l'action humaine à tel moment et en tel lieu; c'est
à la praxéologie, en tant que science a priori, qu'il faut s'en
remettre, si on veut connaître la forme universelle du contenu multiple
et variant de l'action humaine.
L'action humaine consiste à poursuivre certaines fins
et à mobiliser des moyens en vue de ces fins. La praxéologie
prétend décrire les caractéristiques formelles de l'agir,
ce qu'elle identifie avec nos raisons générales de choisir
certains moyens plutôt que d'autres, la forme générale de
ces moyens et notre façon générale d'essayer de mettre en
oeuvre ces moyens.
A propos de l'objet de la praxéologie, ainsi
formulé, les contresens sont faciles.
- Premièrement, Von Mises ne dit pas que tout le monde
poursuit les mêmes fins et adopte les mêmes moyens. Deux ou
plusieurs agents distincts ne poursuivent pas nécessairement une fin
similaire. D'autre part, et surtout, lorsque deux ou plusieurs agents distincts
poursuivent une fin similaire, ils n'adoptent pas nécessairement les
mêmes moyens; cependant, ils procèdent de la même
façon pour définir ces moyens, c'est une même forme de
raisonnement qui dicte le choix de leurs moyens.
12
- Deuxièmement, Von Mises en tant que
praxéologue rejette certes toute considération de la nature des
mobiles mais il s'attache à définir la nature des moyens
envisagés par les sujets. Cependant, c'est la nature
générale des moyens qui l'intéresse: le travail, le
troc, la monnaie, l'entrepreneuriat, et ainsi de suite. Von Mises ne prend pas
en considération le travail concret des agents, par exemple petit
comptable de province pour Tartempion, chanteur de rock pour Mick Jagger ou
économiste universitaire pour Rothbard.
C'est ce mode universel de l'agir qui constitue l'objet de la
praxéologie et que Von Mises appelle « la forme de l'action humaine
», tandis que la praxéologie reste indifférente à la
nature des mobiles. « Son champ d'observation est l'agir des hommes en
soi, indépendamment de toutes les circonstances de l'acte concret, qu'il
s'agisse de cadre, de temps ou d'acteur. Son mode de cognition est purement
formel et général, sans référence au contenu
matériel ni aux aspects particuliers du cas qui se présente.
»7
Le raisonnement praxéologique procède a
priori et ses conclusions sont vraies a priori
Dire d'une démarche déductive qu'elle est a
priori peut signifier deux choses:
- cette démarche consiste en un raisonnement qui est
indifférent au donné empirique, i.e. qui ne se préoccupe
pas de tester empiriquement les conclusions auxquelles il parvient;
- les conclusions de cette démarche déductive
sont effectivement vraies a priori, i.e. vraies indépendamment du
donné empirique.
La prémisse de la praxéologie, en tant que
démarche déductive, s'énonce comme suit: les hommes
agissent. Pareille prémisse est évidente par elle-même,
nous dit Von Mises. Nous expliquerons plus
13
loin cette évaluation. Ce qui importe, pour l'heure,
est que tout ce qui se déduit de cette prémisse certaine est
certain également, pourvu que le raisonnement ait été
rigoureux. Il n'y a aucune utilité à tester la théorie:
celle-ci est vraie a priori, i.e. vraie indépendamment de toute
confirmation empirique. La vérité certaine des prémisses
et la rigueur du raisonnement constituent une preuve suffisante pour la
vérité des conclusions.
Le raisonnement déductif constitutif de la
praxéologie est donc a priori dans les deux sens du terme « a
priori ». Il procède a priori en ce sens qu'il ne se soucie pas du
donné empirique. Il est vrai a priori en ce sens que ses conclusions
n'ont pas besoin d'être testées, si on veut s'assurer de leur
vérité.
Murray Rothbard a qualifié d' « axiome de l'action
humaine » l'énoncé qui sert de fondation à la
praxéologie, en ce sens que les théories praxéologiques
sont (a) déduites directement de cet énoncé ou bien (b)
déduites directement ou indirectement de théories qui sont la
déduction directe de cet énoncé.
Au rang des théories déduites directement de cet
énoncé, on compte trois propositions :
- le sujet agissant est dans un état de gêne,
- il se représente une situation fictive où il
n'éprouve pas cette insatisfaction,
- il pense pouvoir agir en sorte de rendre effectif ce cas de
figure où il est satisfait; et donc, il pense que son action aura une
conséquence dans le monde. En d'autres termes, l'agent doit
croire en l'existence dans le monde du principe de causalité, sinon il
n'agit pas.
L'action requiert ces trois conditions: elle y souscrit ou
elle n'a pas lieu. Progressivement, en déduisant de ces premières
théories d'autres théories, et en déduisant de ces
nouvelles théories encore d'autres théories, et ainsi de suite,
on arrive au corpus des théories économiques, i.e. concernant les
rapports marchands et la production. En vertu du caractère certain de la
prémisse et de la rigueur du
14
raisonnement déductif constitutif de la
praxéologie, les théories économiques sont vraies a
priori.
La loi praxéologique est à caractère
nécessaire et non tendanciel
Cette vérité a priori est d'autant plus
avantageuse que la théorie praxéologique décrit une
régularité nécessaire et non pas tendancielle.
Toute loi, i.e. tout énoncé d'une
régularité, est de la forme « si A alors B ».
- Une loi nécessaire décrit une
régularité universelle, i.e. valant pour chaque unité de
la classe d'objets considérés, quelles que soient les
circonstances. Une loi nécessaire est de la forme « si A alors
nécessairement B ».
- Une loi tendancielle décrit une
régularité relative, i.e. valant pour la plupart des
unités d'une classe d'objets et dépendant des circonstances. Elle
est de la forme « si A alors éventuellement B ».
La loi praxéologique, i.e. décrivant une
régularité de l'action humaine, est universelle: elle
décrit une régularité proprement uniforme. Cependant, ce
caractère universel de la loi n'implique pas que la
régularité doive nécessairement se manifester dans la
réalité. Toute loi étant de la forme « Si A alors B
», il faudra d'abord que A se produise pour que B puisse se manifester.
Mais si la loi est tendancielle, alors B ne s'ensuit pas nécessairement
de A ; tandis que si la loi est universelle, alors B s'ensuit
nécessairement de A. La loi praxéologique est universelle : donc,
le conséquent suit nécessairement l'antécédent.
Seule l'expérience nous informe sur l'existence de
l'antécédent. Une loi praxéologique nous permet de
conclure avec certitude à l'existence du conséquent au cas
où l'antécédent est observé; mais elle ne dit rien
sur l'existence de l'antécédent. L'expérience est
précieuse pour le
15
praxéologue en ce sens qu'elle le met au courant des
problèmes économiques de son temps et qu'elle lui assigne un
programme de recherche. « Toutefois, cette référence
à l'expérience n'affaiblit pas le caractère aprioriste de
la praxéologie et de l'économie », i.e. son
caractère d'indifférence au donné empirique pour tester la
véracité des conclusions. « L'expérience oriente
simplement notre réflexion vers certains problèmes et la
détourne de certains autres. Elle nous dit ce que nous devrions
explorer, mais elle ne nous dit pas comment nous devons procéder dans
notre recherche de connaissance. »8
L'avantage prédictif de la loi
praxéologique
Sur la base d'une loi praxéologique, je puis formuler
certaines prédictions relatives à une situation précise;
en d'autres termes, je puis prédire que certains
événements précis devront nécessairement se
produire car ils seront la simple manifestation d'une régularité
nécessaire.
Nous avons écrit plus haut que Von Mises insiste sur le
caractère non régulier de l'action humaine. Mais ce qui est non
régulier concerne l'antécédent des lois
praxéologiques : le rapport de cause à effet qu'une loi
praxéologique décrit est éminemment régulier, il ne
tolère aucune exception. Certes, je ne puis pas prédire que
l'antécédent aura lieu; mais ce que je puis prédire avec
certitude, si l'expérience m'informe que l'antécédent
est/sera bel et bien présent, c'est que le conséquent va avoir
lieu.
L'action humaine n'est pas régulière au sens
où l'antécédent des lois praxéologiques se
manifesterait de façon régulière. Mais elle est
régulière au sens où le conséquent des lois
praxéologiques doit nécessairement se manifester sous condition
que l'antécédent se produise. Le caractère de
vérité a priori de la loi praxéologique permet qu'on en
tire des déductions absolument certaines; c'est ce qui fait qu'elle soit
doublement avantageuse:
16
- avantageuse sur un plan théorique, au sens où
elle est certaine a priori,
- avantageuse sur un plan pratique, au sens où elle
permet une prédiction indubitablement certaine.
En résumé, la méthodologie
déductive aprioriste de Von Mises, qu'on peut appeler «
méthodologie aprioriste » par abréviation, conçoit
l'économie comme une branche de la praxéologie et conçoit
la praxéologie comme un raisonnement déductif a priori, i.e. un
raisonnement déductif qui (1) se montre indifférent à tout
test empirique des conclusions et surtout (2) peut légitimement s'en
passer. En effet, la vérité certaine des prémisses et la
rigueur du raisonnement suffisent à ce que les conclusions soient
vraies. Les lois praxéologiques, et notamment économiques, sont
nécessaires et non pas tendancielles. Mais l'action humaine étant
irrégulière, l'antécédent des lois
praxéologiques n'est pas un donné nécessaire: le
conséquent s'ensuit nécessairement de l'antécédent
mais l'antécédent ne se manifeste pas nécessairement.
Cet état de fait invaliderait, selon Von Mises, toute
entreprise inductive et tout test empirique des théories. D'où
l'avantage d'autant plus considérable de la méthodologie
aprioriste.
Il reste à établir que pareille
méthodologie répond effectivement à ses promesses et qu'on
est en droit d'attendre d'elle cet avantage cognitif et pratique qu'elle nous
laisse espérer.
17
|