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L'utilité chez Hegel et Heidegger

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par Christophe Premat
Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998
  

Disponible en mode multipage

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Université de Paris I

UFR de Philosophie

L'utilité chez Hegel et Heidegger

Christophe PREMAT

Mémoire de maîtrise

Monsieur Bernard BOURGEOIS

12 juin 1998

Présentation

Il nous a semblé préférable, avant d'entamer notre propos, d'esquisser un bref parcours philosophique des deux auteurs. En effet, on ne peut pas voir Hegel et Heidegger d'une manière uniforme quant au développement de leur pensée, la pensée étant cette différenciation qui se ménage au fil du temps et qui lui confère une véritable identité. La pensée ne constitue pas une fixation dans le temps mais une évolution. Par conséquent, on ne peut identifier le Hegel de 1801-1805 à celui de 1807 et celui de 1821 que si on n'a déterminé au préalable des différences ; de même, le Heidegger de l'après-guerre demeure très différent du Heidegger de 1927.

En ce qui concerne Hegel, nous nous sommes attardés à trois étapes de l'évolution de sa pensée par rapport à notre sujet mais il en existe bien d'autres en réalité. Le Hegel de 1803, celui d'Iéna et de la Première philosophie de l'Esprit nous a intéressé et puis c'est bien sûr le grand ouvrage de 1807, la Phénoménologie de l'Esprit, qui nous retrace le développement du concept de l'utilité dans un combat particulier, celui de la foi et de la pure intellection à l'époque des Lumières. Enfin, les Principes de la philosophie du droit a mis en évidence le rôle déterminant de l'utilité dans la société moderne naissante. J'ai fait évidemment référence à d'autres ouvrages de cet auteur, mais l'évolution entre ces trois ouvrages est importante et je voulais la signaler au début de cette étude. En 1803, Hegel a dépassé cette période de balbutiements dialectiques mais il n'a pas encore pensé jusqu'au bout la spécificité de cette dialectique : le moyen-terme (Mitte) n'est pas encore devenu médiation (Vermittlung) ; il faudra pour cela attendre 1807.

D'une certaine manière, l'évolution est plus radicale chez Heidegger entre 1927 et la fin de sa vie. Dans cette étude, nous avons clairement deux Heidegger : le Heidegger d'Être et Temps qui réfléchit sur la relation de l'ustensilité, l'utilité et de l'homme, tout cela sur le fond de la constitution de la mondanéité du monde c'est-à-dire ce qui fait que ce monde est notre monde puis nous avons le Heidegger d'après guerre qui mobilise toute son énergie à effectuer une critique radicale et efficace de la technique. La question de la technique est devenue une obsession chez celui-ci, quelque chose de très préoccupant et l'utilité se trouve alors interrogée dans un nouveau contexte. J'aimerais attirer l'attention du lecteur sur cette évolution radicale pour éviter qu'il n'y ait d'amalgames entre ces deux périodes. En revanche, cela ne signifie pas qu'il faille opérer une scission dans cette évolution mais il suffit de repérer ses caractéristiques fondamentales.

Avertissement au lecteur

Pour la présente étude comparative, je signale que j'ai travaillé principalement sur la traduction de la Phénoménologie de l'Esprit faite par Jean Hippolyte en 1941 et sur la traduction d'Être et Temps effectuée par Rudolf Boehm et Alphonse De Waehlens. Je n'ai cependant pas hésité à consulter le texte original et à confronter certaines traductions : ces comparaisons seront explicitement indiquées au fil de l'étude. Par ailleurs, je me suis efforcé de ne citer et de ne commenter que des textes et des ouvrages de Hegel et de Heidegger. Mais j'ai travaillé également sur des critiques et la liste détaillée de ces ouvrages se situe à la fin de l'étude, dans une bibliographie classée. De plus, ayant étudié certains textes allemands dans les oeuvres complètes des deux auteurs, le lecteur pourra consulter avec profit un glossaire établi à la fin de ce mémoire.

Index des abréviations

Pour les notes de bas de page, j'ai utilisé des abréviations pour certains ouvrages qui étaient souvent cités ou des ouvrages dont le titre était assez long. Voici les titres originaux de ceux-ci. Je n'ai pas abusé de ces abréviations pour ne pas troubler le confort intellectuel du lecteur.

G.W.F HEGEL, Première philosophie de l'Esprit (Prem. phil. de l'Esprit), Trad. Franç. Guy PLANTY-BONJOUR, éditions PUF, coll. Épiméthée, Paris, 1969.

G.W.F HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit (Phéno.), Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941.

G.W.F HEGEL, Leçons sur l'histoire de la philosophie (Leç. sur l'Hist. de la philo.), Trad. Franç. Pierre GARNIRON, éditions VRIN, Paris, 1985.

Martin HEIDEGGER, Être et Temps (SuZ), Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964.

Martin HEIDEGGER, Essais et conférences (Ess. et Conf.), Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958.

Introduction

Il n'est pas sans difficultés d'aborder un sujet à la fois aussi large et aussi précis que celui de l'utilité. En effet, l'homme se trouve, dans son existence, d'emblée confronté à son monde environnant et aux choses. Son premier souci est d'user de ces choses, de les utiliser en vue de son propre intérêt. Cet usage n'est pas forcément lié à un instinct de survie et de conservation, il se manifeste plutôt comme le rapport fondamental de l'homme au monde. On pourrait définir simplement l'utilité de la manière suivante : celle-ci désigne tout usage qui est ou peut être avantageux à quelqu'un ou à une société donnée ; elle a donc un rapport à la satisfaction d'un besoin mais tout le problème est de savoir si l'utilité ne constitue que l'écho de ce besoin.

C'est à travers deux philosophes allemands très différents que nous pouvons arriver à développer un certain nombre d'aspects sur ce concept éminemment problématique. Hegel, grand philosophe allemand de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, choisit de la considérer sous un aspect strictement conceptuel : l'utilité est un concept déterminé qui intervient à une époque précise et qui participe du développement concret de l'Esprit qui veut se poser comme Esprit. Elle possède donc une place et une fonction particulières dans le système hégélien et c'est de cette dernière qu'il faut partir si nous voulons tirer quelque profit de ce concept. En revanche, le philosophe allemand du XXe siècle, Martin Heidegger, adopte plusieurs angles pour appréhender l'utilité : d'abord, il la saisit de manière transversale à travers le concept d'ustensilité qui régit ontologiquement le rapport de l'homme à l'utilité. Ainsi, l'utilité jouerait un rôle précis dans un complexe référentiel institué par l'ustensilité ; il faudra évidemment définir avec précision ce rapport ainsi que le concept de l'ustensilité. L'autre angle d'attaque demeure celui de la technique où l'utilité joue un rôle central et spécifique. Heidegger opère une critique radicale de l'ampleur du développement technique au XXe siècle. L'homme se soumet de plus en plus à un règne abstrait de l'utilité qui gère tous les rapports sociaux et le contact avec la nature. L'utilité technique a tendance à trahir le projet ontologique de l'ustensilité, elle implique la systématisation d'une utilisation et transforme l'usage en une usure indéfinie. La société de l'utilité est alors l'institution d'une généralisation du mode de l'utiliser. Les conséquences en sont une dégradation et un appauvrissement de l'essence humaine. Il est donc nécessaire d'étudier ces deux aspects pour comprendre l'origine de la notion d'utilité chez Heidegger.

L'utilité s'avère un concept complexe, aux multiples facettes, et qui touche à la fois la vie de l'homme et son existence d'où on ne peut le réduire à la satisfaction d'un simple besoin. Tout notre travail consiste à définir chez Hegel et Heidegger l'utilité dans toutes ses manifestations phénoménales et à comprendre ce qu'elle implique philosophiquement. Nous tenterons de cerner ses origines et son essence pour déterminer clairement sa provenance et son enracinement. Il existe peut-être un décalage entre l'essence de l'utilité et l'utilité elle-même et c'est ce décalage que la philosophie tend à dénoncer. L'utilitarisme désignerait une forme de l'utilité qui exploiterait ce décalage : il se formerait sur un fond d'humanisme qui risque de se retourner contre l'essence humaine et c'est pourquoi la philosophie doit résolument se constituer en un antiutilitarisme.

En étudiant précisément ses caractéristiques et ses diverses figures phénoménales, nous pouvons prendre conscience de l'ambivalence de ce concept ou de cette notion puisqu'il s'agit d'une notion chez Heidegger. Alors que pour ce dernier, l'utilité dans sa configuration technique, semble être rivée aux besoins vitaux, Hegel, grâce à une réflexion économique sur le travail qui n'est pas présente chez Heidegger, a montré que l'utilité cultivait les besoins de l'homme en transformant leur immédiateté en une véritable médiation. Hegel a beaucoup réfléchi sur les conditions d'apparition de notre société moderne et il tente de saisir l'essence de la société civile fondée sur l'utilité ; dans ce type de société, l'utilité crée de nouveaux besoins et permet d'articuler entre eux ces besoins. Elle développe et complique indéfiniment le rapport entre l'Universel et le singulier ce qui explique aussi sa fragilité. Ce concept est alors saisi de manière positive même si Hegel ne manque pas d'indiquer ses limites : l'utilité motive la série des rapports sociaux et des rapports de l'homme à la nature. L'homme vit cette utilité plutôt qu'il ne la saisit effectivement et le rôle de la philosophie est de restituer les médiations concrètes qui façonnent la société humaine. Mais ceci ne demeure qu'un aspect de l'utilité car celle-ci se présente comme un Janus c'est-à-dire une figure double qui ne peut jamais être saisissable en tant que telle. Elle peut même devenir une illusion : je crois utiliser une chose ou quelqu'un alors que je suis utilisé par elle ou par lui. C'est certainement dans ce renversement des rapports qu'on peut mieux appréhender ce concept ou cette notion suivant que l'on adopte une optique hégélienne ou heideggérienne. Hegel et Heidegger décrivent à leur manière ce renversement des rapports, l'un étant dialectique et l'autre ontologique c'est-à-dire concernant les rapports de l'homme à l'Être.

En fin de compte, on ne peut pas en rester au niveau de l'utilité et il faut pour cela absolument envisager les modalités d'un dépassement d'une utilité qui a tendance à s'égarer dans le piège utilitaire. Si la philosophie veut lutter contre le développement de cet aspect négatif de l'utilité qu'est l'utilité utilitaire, il faut qu'elle redéfinisse l'utilité elle-même et montrer que celle-ci ne s'achève pas forcément dans un utilitarisme qui comprimerait et supprimerait toute différence. Or, c'est ici que divergent sensiblement Hegel et Heidegger : alors que la pharmacie de l'utilité réside dans la philosophie pour Hegel, Heidegger la suspecte d'être contaminée par l'utilité utilitaire du fait même que l'utilité est un concept qui s'enracine dans la métaphysique occidentale. Pour lui, toute philosophie aboutit à une philosophie de l'utilité tandis que Hegel envisage plutôt une véritable utilité, celle de la philosophie qui permettrait d'éviter ces dérives utilitaires. Cette véritable utilité qu'est l'utilité de la philosophie répond à un besoin de l'existence humaine. Nous pouvons déjà indiquer une réponse à la question posée au début de cette introduction : l'utilité n'est pas simplement un écho au besoin, elle est une réponse à l'appel de l'existence et de l'existant qu'est l'homme. Il faudra définir précisément ce besoin et le différencier des autres. Hegel redéfinit l'utilité qu'il opposerait à un utilitarisme plat et ravageur. Heidegger semble en accord avec cette idée mais il envisage ce dépassement hors de la philosophie ; il faudrait se doter d'une nouvelle pensée qui comble les lacunes de la philosophie. C'est bien au coeur de l'époque utilitaire que le besoin de la pensée, qu'elle soit philosophique ou non, se fait plus pressant. L'intérêt de cette réflexion réside surtout dans le fait qu'elle mettra en lumière, sur un point précis, toutes les différences d'approche entre Hegel et Heidegger, l'un persévérant dans un optimisme philosophique et l'autre délaissant ce domaine et ouvrant un chemin à une méditation dont on ne sait pas la destination.

Première partie : à propos des origines controversées de l'utilité

Cette partie a pour objectif de dégager avec le plus de précision possible l'essence de l'utilité. Or, il semblerait qu'il y ait une différence nette quant à l'interprétation de cette essence chez Hegel et Heidegger qui est souvent prétexte à un différend.

Chapitre I : Un concept clairement déterminé face à une notion encore hésitante

Rappelons brièvement la différence fondamentale entre un concept et une notion. Un concept est une idée générale, résultat d'une opération par laquelle l'esprit construit un ensemble explicatif et stable de caractères cohérents entre eux tandis qu'une notion est empirique et moins construite. Elle reste plus ouverte et peut englober plusieurs concepts. C'est dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l'Esprit que Hegel conceptualise l'utilité tandis que Heidegger l'appréhende à travers le concept d'ustensilité et le problème devient alors le rapport de l'ustensilité à l'utilité. Il n'existe aucune définition de l'utilité stricto sensu dans les écrits de Heidegger mais plutôt des approximations à travers d'autres concepts. Si la ligne adoptée par Hegel est rigoureusement conceptuelle, celle de Heidegger reste asymptotique.

l'utilité comme concept fondamental de l'Aufklärung chez Hegel

L'utilité est un concept qui prend sens dans la philosophie de l'Esprit hégélienne, à savoir dans le parcours nécessaire de l'Esprit qui tente de se saisir comme tel. La Phénoménologie de l'Esprit retrace le passage de la conscience à la conscience de soi de l'Esprit et développe les différentes étapes de cette évolution. C'est au milieu du chapitre VI de cet ouvrage, consacré au monde de la culture et à ses prolongements que le concept d'utilité intervient. En effet, l'utilité (Die Nützlichkeit) est une expression de la pure intellection c'est-à-dire sa représentation ou son objet, la pure intellection étant elle-même l'achèvement de la culture, le moment où le Soi universel, la conscience, saisit le concept. L'utilité est alors la réalisation effective de la pure intellection qui est la réalisation effective de la culture : elle est donc l'extrême achèvement du processus de la culture. C'est comme s'il y avait un zoom dans l'effectivité : l'utile serait l'effectif de l'effectif ou ce qu'il y a de plus effectif. L'utilité est un résultat et ce résultat se recueille dans la figure de la pure intellection c'est-à-dire dans les Lumières : elle est le concept fondamental de l'Aufklärung au sens où elle est au coeur de cette pensée. Elle a un usage essentiellement polémique avant d'être un contenu doctrinal positif c'est-à-dire qu'elle intervient dans le combat entre le monde de la foi et la pure intellection. Etudions d'abord la préoccupation négative de ce concept avant de voir qu'il synthétise la philosophie théorique et pratique des Lumières.

l'utilité comme production de la pure intellection pour combattre la foi : concrétisation de ce concept pendant les Lumières

L'utilité est un concept produit ou plutôt fabriqué par la pure intellection à des fins stratégiques : "Dans cette occupation négative, la pure intellection se réalise en même temps elle-même et produit son objet propre- l'essence absolue inconnaissable et l'utile. »1(*)

« L'essence absolue inconnaissable », la pure intellection la récuse par «l'utile ». C'est en la niant abstraitement que nécessairement elle l'affirme et la fait exister car toute négation restaure une affirmation encore plus forte. "L'utile », c'est le résultat produit par l'actualisation de la pure intellection, actualisation qui est d'abord négative puisque la pure intellection, pour exister, a besoin d'attaquer le monde de la foi. Elle veut saisir le Soi comme Soi et ainsi le réduire au concept et refuse une prétendue essence du Soi qui serait dans un au--delà tel que l'affirme la foi. Quand Hegel évoque «l'objet propre », cela est à entendre au sens fort : l'objet propre, c'est ce qui est uniquement propre à la pure intellection, ce qui permet de la caractériser comme une puissance d'objectivité. L'essence de l'utilité est la pure intellection en tant qu'elle est la rationalité en soi et pour soi et l'utile est cet «objet propre "qui doit porter la réalisation de la pure intellection. La foi se présente comme la pure essence, comme l'intériorisation ou l'intuition immédiate de l'essence absolue : elle manifeste une confiance aveugle en cette «essence inconnaissable ». La pure intellection ne supporte pas cette inconnaissabilité de droit et c'est ainsi qu'elle devient un «pur disparaître du contenu », elle devient forme. L'utilité désigne le sursaut de l'entendement formel face à l'intuition d'un contenu indépendant et séparé. La pure intellection ne peut pas comprendre cette séparation du contenu et de la forme : pour elle, la forme assume le contenu, donc le contenu est forme ; il est saisissable par l'entendement. Le monde de la foi, c'est le monde de l'irrationnel car l'inconnaissable est l'irrationnel de fait, la position d'un contenu autre, donc la position d'une altérité radicale et irréductible. Elle refuse cette différenciation essentielle car elle est du côté d'une identification relative des opposés : toute différenciation doit être relative, maîtrisable rationnellement. L'utilité est la lutte pour l'absorption de cette altérité, absorption qui est une résorption et qui passe par une annulation de celle-ci. La pure intellection est une rébellion contre les principes de la foi qu'elle juge inadaptés à la société humaine. Elle ne peut concevoir l'altérité qu'en tant qu'elle est relative à l'identité : l'autre est autre parce qu'il peut m'apporter quelque chose. Il est intéressant de repérer le lexique employé par Hegel à propos de l'état d'esprit de cette pure intellection : cette dernière qualifie de «fou », d '«insensé», d `"inadapté" et d '"injuste" le monde de la foi. Cela montre les limites d'une rationalisation de la pure intellection qui n'arrive pas à accepter une relation transcendante et un fonctionnement viable de cette relation. Ce qui est «inadapté» prouve une inutilité et du point de vue de la pure intellection, la foi est inutile car elle ne fait qu'enfoncer et obscurcir le contenu de l'essence. Or, la lumière du concept doit réveiller le contenu de l'essence, elle doit se l'approprier pour qu'il ne soit plus en soi mais pour nous.

L'utilité est une affirmation valorisée du pour-soi

C'est essentiellement dans l'affirmation de ce "pour nous "que le contenu positif des Lumières s'incarne. Alors que la pure intellection était d'abord l'être-pour-soi négatif, on peut dire qu'elle acquiert ainsi un contenu positif à travers cette négativité. En effet, la pure intellection n'avait en elle-même aucun contenu puisque la foi le monopolisait. La foi est la pensée comme contenu seul, l'intellection est la pensée négative seule ; c'est en s'opposant à la foi que l'intellection se donne un véritable contenu. Tout ce qui est obscur est inutile pour nous et nous plonge dans une aliénation c'est-à-dire dans une dépendance de l'irrationnel. L'aliénation (Entfremdung) est ici à comprendre de manière très péjorative, elle est à distinguer de l'Entäusserung qu'Hippolyte traduit par extranéation et qui est souvent traduit par aliénation. La doctrine des Lumières établit comme valeur suprême l'utilité universelle, qui réconcilie en elle l'idéalité (finalité, providentialité) du monde de la foi et la réalité (l'intérêt, la jouissance) du monde de la culture. Pour les Lumières, il n'y a qu'un monde, c'est le monde d'ici-bas, le monde effectif de la culture du Soi. Tout ce qui est utile contribue à l'effort général et permet un progrès.

L'époque des Lumières est cette époque d'une croyance en un "pour-nous "c'est-à-dire en une réciprocité raisonnable entre les hommes : son apport se mesure par l'introduction du concept de l'utilité. Celui-ci permet en effet de penser l'être fini en tant qu'il lui est attribué une valeur absolue et en tant qu'il est ordonné à une essence qui lui est supérieure. C'est à l'homme de changer et de conquérir le monde pour qu'il devienne véritablement son monde. Celui-ci ne conteste pas l'idée d'une essence absolue mais plutôt l'idée d'une essence inconnaissable par la raison. La raison devient l'instrument universel qui permet aux hommes de vivre dans une société d'échanges. Cet utilitarisme se retrouve dans toutes les philosophies du XVIIIe siècle, chez les encyclopédistes français par exemple : l'homme est un être de nature, il n'est pas un être religieux comme l'affirmait la pure foi. Il faut réinscrire l'homme dans une philosophie de la nature pour comprendre qui il est. De plus, ce qui est utile pour un homme doit être utile pour tous les hommes : comme le dit Hegel, le travail de l'un devient "l'opération de tous », c'est-à-dire que le résultat produit à travers l'individualité, produit en même temps la jouissance de la communauté. Ce moment était déjà préparé au début des Temps Modernes mais il n'y avait pas encore la conscience de cette utilité réciproque. : " Dans la jouissance, l'individualité devient bien pour soi, ou comme individualité singulière, mais cette jouissance même est le résultat de l'opération universelle, tandis qu'à son tour elle fait naître le travail et la jouissance de tous. »2(*) Chaque entité croit à l'intérieur de ce moment agir en vue de son intérêt égoïste mais elle ne se rend pas encore compte que dans sa jouissance, chacun donne à jouir à tous, et que dans son travail, chacun travaille aussi bien pour tous que pour soi. Elle a conscience de son être-pour-soi, mais elle n'a pas conscience du fait que son être-pour-soi est d'abord être-pour-un-autre. L'époque des Lumières développe la pleine conscience de ceci et systématise la réciprocité entre les hommes alors que l'utilité au début des Temps Modernes reste conçue comme une ruse, ruse de l'universel qui s'accomplit à travers les intérêts égoïstes et individuels. Quand Hegel écrit que "l'individualité devient bien pour-soi », on sent bien que cette individualité ne se considère en aucun cas comme une particularité mais comme une singularité exclusive et opposée à l'universel. La force des Lumières est de transformer l'entité singulière en une entité particulière : le statut de l'individualité a ainsi complètement changé. Ce qui est utile, c'est ce qui sert à autrui en même temps qu'à moi : il y a ainsi une simultanéité dans l'utilité, simultanéité qui est une simultanéité de l'utilisation et qui caractérise la "réciprocité d'utilité ». J'utilise autrui en même temps qu'il m'utilise. Ce contenu positif des Lumières réside dans l'affirmation d'un règne de l'utilité qui n'est pas seulement un règne destructeur des préjugés de la foi puisqu'il se dote de valeurs, d'une morale et accepte la religion dans une certaine limite c'est-à-dire les limites de la raison.

La morale peut en effet être considérée comme la science des règles selon lesquelles nous utilisons les autres ou sommes utilisés par eux. En d'autres termes, cette morale de l'utilité qui est une morale sociale, permet de réguler les relations entre les hommes, que ces relations soient économiques, politiques ou même culturelles. La religion peut elle-même être considérée comme le rapport m'unissant à l'essence absolue, elle devient une religion de l'utilité en ce sens qu'elle est naturelle à l'homme. Le rapport à l'essence absolue ne doit pas être un rapport d'un en-soi et d'un pour-soi séparés mais le rapport à un en-soi en tant qu'il est pour nous : l'époque des Lumières est cette joyeuse conquête d'un pour-soi , un pour-soi qui n'est pas ravageur mais constructif des rapports sociaux.

Les Lumières ne sont pas l'affirmation d'un pour-soi négatif mais aussi une réflexion sur la conception de ce pour-soi :c'est ce qu'on appelle le "monde de l'utilité ": la pensée des Lumières dépasse son abstraction, elle aperçoit les moments et son concept comme des différences étalées devant elles, d'où elle conçoit alors le monde spirituel sous la forme de l'utilité. La relation de l'utilité est l'expression du rapport de la conscience de soi à son objet. Elle fonde une possibilité d'utilisation et d'être utilisé : " Comme tout est utile à l'homme, l'homme est également utile à l'homme. »3(*) Ce chiasme exprime bien la platitude de la relation entre les membres d'une communauté, relation qui est non gratuite mais fondée sur le partage d'un intérêt. J'accepte d'utiliser quelque chose à condition d'être utilisé : on établit ainsi un contrat mutuel, une relation presque dialectique entre les hommes. La destination de l'homme est "de faire de lui-même un membre de la troupe utile à la communauté, et universellement serviable. »4(*) L'essence de l'homme s'identifie à ce service universel et dans l'expression "troupe utile à la communauté », c'est l'exclamation et le chant des Lumières qu'il faut y entendre. Le mot "troupe »est d'ailleurs très significatif : ce monde vidé de sa spiritualité est le monde du "troupeau humain "qui ne subsiste plus comme troupeau ou comme société que parce que l'homme est jugé utile à l'homme. Dans la phrase "Comme tout est utile à l'homme, l'homme est également utile à l'homme "; l'adverbe "également "a son importance : cette relation d'égalité, normative de l'essence est une relation encore abstraite, plate et pauvre. La conscience veut fixer un rapport, elle veut se fixer dans un être-égal-avec, dans un Mitsein abstrait, même s'il est réfléchi. Si l'utilité est une médiation (Vermittlung), elle n'en est pas pour autant une véritable médiation : c'est une médiation élémentaire c'est-à-dire une médiation immédiate , une médiation qui n'appelle pas d'autres médiations, elle n'est donc pas une médiation constitutive. Les hommes se considèrent comme des moyens et des fins , la médiation restant un simple moyen (Mitte).

Ce monde de l'utilité ne connaît pas la gratuité, le pour-soi n'est pas donné librement ; parce qu'il apparaît à travers l'être-pour-un-autre, il ne peut pas s'en différencier et échapper à cette plate égalité. Ce monde ne connaît pas le don qui est cette offrande faite à l'universel et qui ne nécessite aucun retour : " Elle trouve encore injuste de s'interdire un repas et de donner du beurre et des oeufs sans avoir de l'argent, ou de l'argent sans avoir du beurre et des oeufs, mais de donner sans contrepartie. »5(*) Le monde de l'utilité est la vérité de l'Aufklärung et se révèle comme la «platitude même », à savoir la fixation d'une égalité abstraite et calculée. Le monde de l'utilité, c'est le monde de l'échange d'intérêts et de services, c'est déjà le monde d'une utilité économique au sens étymologique, c'est-à-dire la loi de la maison. La loi de la maison est régie uniformément. L'utilité est bien une valorisation du pour-soi en ce sens qu'elle est un non retour en-soi. Elle ne détruit pas l'idée d'un en-soi, mais refuse une obscurité de la position de cet en-soi. Les moments développés par la pure intellection dans le monde de l'utilité sont l'être-en-soi, l'être-pour-un-autre et l'être-pour-soi et ces trois moments ne sont pas unifiés. "Toute chose est aussi bien en-soi qu'elle est pour-un-autre, ou toute chose est utile. »6(*) L'en-soi est en-soi parce qu'il est pour-un-autre et parce qu'il est pour-un-autre, il est pour-soi : la caractéristique du concept de l'utilité est la circulation de ces trois moments et la circulation de ces trois moments produit en fait une valorisation du pour-soi. Être-pour-soi et être-pour-un-autre coïncident à l'époque des Lumières, on ne peut pas penser l'un sans l'autre. Ce qui est fixé, c'est cette circularité non unifiée entre les trois moments mais l'être-pour-soi reste "un moment abstrait »7(*) "le moment de l'être-pour-soi est bien dans l'utile, mais pas en sorte qu'il envahisse les autres moments »8(*) On n'a pas de valorisation dévastatrice du pour-soi, mais une valorisation qui reste raisonnable, une valorisation qui est destinée à établir un équilibre mais cet équilibre est abstrait et parce qu'abstrait, très fragile. L'être-pour-soi affirmé par l'utilité est en fait "l'être-retourné en soi-même »9(*) Les autres moments disparaissent et ainsi l'utilité se caractérise par un retournement. Le concept se retourne et ainsi le pour-soi est changeant et permanent. C'est cette animation due à ce changement perpétuel qui caractérise aussi l'époque des Lumières. Si l'utilité est clairement conceptualisée et délimitée chez Hegel, qu'en est-il au juste chez Heidegger ?

La notion d'utilité reste prise dans un ricochet entre le plan ontique et le plan ontologique chez Heidegger

C'est grâce à des tâtonnements phénoménologiques qu'Heidegger arrive à nous éclairer sur le phénomène de l'utilité. L'utilité est un processus de réduction phénoménale en ce sens que le phénomène est réduit à une immédiateté sensible : je regarde la chose non pas en tant que chose mais parce qu'elle est utile pour moi ; or, jamais je ne m'interroge sur l'essence de cette utilité.

analyse de la structure ontologique de l'utilité : l'ustensilité

Heidegger, dans son ouvrage Être et Temps, se propose de réinterroger l'être, non plus à partir de l'étant mais à partir de l'être lui-même. Or l'être-là est une des possibilités de l'être, et comme l'être est ses possibilités, étudier la constitution existentiale permettrait de nous éclairer un pan de l'être, ou plutôt un lambris d'être. La pensée de Heidegger est une pensée qui découvre le sens des choses, le recouvre légèrement, y revient et l'éclaire sous un nouvel angle : c'est une pensée qui travaille de très près le phénomène. Pour étudier cet être-là, il faut d'abord voir comment il se donne dans l'expérience. Cet être-là qui est un être particulier, Heidegger le nomme Dasein, être-là dans le monde, le là ayant non seulement une valeur spatiale mais surtout ontologique : cet être-là est la manière humaine et concrète d'exister. Il faut s'intéresser aux préoccupations (Besorgen) immédiates du Dasein car la préoccupation montre comment l'homme est en premier lieu : il est pratique avant d'être spéculatif. Cette vie pratique consiste dans l'usage des choses, et cet usage est d'abord utilitaire. L'existant le plus proche de nous (das zunächste Zuhandene) est le Zeug, l'outil, l'ustensile, l'instrument. La chose n'apparaît à l'être-là qu'à travers l'ustensile dont elle est un mode dégradé. Notre compréhension de l'ustensile ne le dévoile que dans l'usage : l'outil est l'étant que rencontre ma préoccupation. Ainsi se dégagent progressivement divers modes d'être, divers types d'existants : celui de l'existant-chose (Vorhandensein), celui de l'existant-outil (Zuhandensein), celui de l'homme (Dasein). La référence anthropologique est essentielle. En effet, l'étant devant-la-main (Das Vorhandene) est conforme à son sens puisqu'il devient devant la main (Vor die Hand ), ce pourquoi il était un étant maniable : il est référé à un être-là ayant des mains, l'homme. Tous les ustensiles que l'homme rencontre ou peut rencontrer, peuvent se déterminer à partir d'une structure universelle : l'ustensilité (die Zeughaftigkeit) ou l'outilité suivant les traductions. L'ustensilité est l'analyse de la constitution de «l'outil de l'outil ».10(*) L'utilité est pour Heidegger le premier mode dérivé de cette ustensilité, elle est ce qui caractérise le «bon-pour », elle a donc une finalité ou plutôt elle est cette finalité. Elle est l'être de tous les étants ustensiles dérivés de l'ustensilité, elle appartient au plan ontique(le plan des étants) mais elle reste enracinée dans l'ustensilité ou plutôt elle se résorbe dans celle-ci.

On assiste à un va-et-vient entre le plan ontologique(le plan de l'être) et le plan ontique et l'utilité, de par son lien à l'ustensilité, semble naviguer entre les deux. Elle ne se réduit pas à un pur utiliser ni à une utilisation, elle n'est pas un étant vulgaire. Elle est une première voie qui peut nous voiler l'accès aux choses comme nous le révéler : " l'étant phénoménologiquement préthématique, qui est donc ici la chose dont on use ou qui se trouve en fabrication, devient accessible en se plaçant dans cette préoccupation. ».11(*) L'utilité se présente à nous de manière préthématique et donc encore athématique puisque c'est la réflexion phénoménologique qui va révéler ce premier rapport immédiat. Le premier usage d'une chose est utilitaire et s'enracine dans l'ustensilité c'est-à-dire le mode d'être de l'être-là. Il faut analyser les structures de notre rapport au monde et dans ce rapport au monde, le rapport aux choses du monde, aux pragmata. Ces pragmata sont les choses qui focalisent notre préoccupation mondaine immédiate. Si Heidegger évoque les pragmata, ce n'est pas pour effectuer un retour gratuit aux Grecs, mais c'est pour définir plus précisément l'être de l'outil. Les pragmata sont les choses en tant qu'elles ont un lien fondamental à une praxis, en tant qu'elles sont susceptibles d'intervenir dans l'action.

b) la révélation d'un monde déjà-là dont l'utilité est un maillon constitutif

L'utilité parce qu'elle est un contact avec la chose, révèle un monde dans lequel la chose s'insère. Le concept de monde est fondamental chez Heidegger puisqu'il est la condition pour que les choses individuelles apparaissent. Dans un sens non temporel, le monde comme totalité d'instruments vient avant les choses et les instruments individuels. La totalité des instruments ne se donne que dans la mesure où il existe quelqu'un qui les utilise ou peut les utiliser comme tels, dans la mesure où existe l'être-là pour lequel les instruments ont leur sens, leur utilité. Pour les choses, "être" ne signifie donc pas d'abord être simplement présentes mais appartenir à cette totalité instrumentale qu'est le monde : les choses «quotidiennes », les choses de tous les jours, avant d'être des simples présences, des réalités pourvues d'existence objective, sont pour nous des instruments, des objets de notre expérience. On a une coprésence, une coexistence des différents types d'existants, l'être-là, le monde et la chose. Le monde révélé par l'utilité qui en est un maillon, est un monde déjà-là en tant que structure. L'être-là est d'abord et avant tout un être-au-monde et cet être-au-monde se manifeste par un être-dans-le-monde (In-sein). L'utilité est une des possibles ouvertures de l'être-là au monde : elle est un regard sur la réalité des étants mais on sait que cette ouverture aux étants est la condition ou plus exactement la présupposition d'une ouverture à l'Être lui-même. L'homme est dans le monde, par ses travaux, ses préoccupations et ses dispositions. En effet, le Dasein existe de telle sorte qu'il se comprend lui-même à partir de ce qui n'est pas lui c'est-à-dire qu'il existe en référence à une extériorité qui est le monde : L'être-là est essentiellement pro-jet (Entwurf) dans le monde, en tant qu'il jette son "là "dans celui-ci. Le projet révèle le monde en même temps qu'il contribue à le former : il y a un échange actif entre l'être-là et le monde, échange qui n'est pas dialectique mais herméneutique. L'être-là déchiffre son monde en même temps que le monde lui révèle sa structure. Le projet, guidé par un souci d'être-au-monde et d'exister montre que ses préoccupations se caractérisent précisément par un auprès-de. L'être-préoccupé est l'être-auprès (Sein-bei), auprès et au milieu de ce qui lui est connu et avec qui il entretient un commerce familier (Umgang). L'être-là se projette dans cette familiarité. Ainsi, c'est dans la mondanéité du monde (Die Weltlichkeit der Welt) qu'on aperçoit avec le plus de précision la structure de l'être-là. La mondanéité du monde est une occasion de saisir la structure ontologique du monde. "Ontiquement aussi bien qu'ontologiquement, la primauté revient à l'être-au-monde en tant que préoccupation. »12(*) L'être-au-monde est un fil directeur qui nous permet d'aller dans la bonne direction pour questionner l'être et en particulier l'être-là comme modalité de "l'être-à ». Il faut essayer de déchiffrer ces correspondances ontico-ontologiques : on s'aperçoit que chez Heidegger, le caractère ontique propre à l'être-là tient à ce qu'il est ontologique. La recomposition de son sens nécessite un perpétuel va-et-vient entre ces deux plans. Le monde déjà-là qui est révélé est ce qu'Heidegger appelle le «monde ambiant "(Umwelt) c'est-à-dire le monde des préoccupations de la quotidienneté (Alltäglichkeit) : c'est le monde de toutes nos habitudes, le monde commun.

Chapitre II : l'utilité se caractérise-t-elle par une affirmation ou un refus de la métaphysique ?
l'utilité est un concept antimétaphysique destiné à refuser un au-delà de l'essence : caractère désontologique de ce concept chez Hegel

Pour la pure intellection, il n'existe de monde que si celui-ci est réel. Le Soi s'est formé une universalité (c'était le processus de la culture) et sait réduire tout contenu qui lui paraissait étranger à lui-même. Pour surmonter son aliénation (Entfremdung), il lui faut achever un combat contre la foi, relier l'essence absolue affirmée par la foi au pour-soi de l'utilité. Il est clair que l'utilité vise à nier toute métaphysique de la foi, c'est-à-dire toute prétention de celle-ci à affirmer un contenu absolu qui échapperait à la réalité. L'utilité est l'affirmation d'une réalité en tant que celle-ci est une, totale et effective : son but est comme le dit Henri Niel dans son ouvrage De la Médiation dans la Philosophie de Hegel, d'effectuer la "ruine du monde de l'en-soi »13(*), monde qui a été patiemment construit par le monde de la foi. Cette foi est une foi déjà intellectualisée, qui est l'affirmation de l'en-soi, une "fuite "de la réalité effective et une élévation de cette dernière dans le domaine de l'universalité abstraite. Du point de vue de la pure intellection, l'essence n'est pas "au-delà "de ce monde mais elle fait partie de celui-ci. La foi incarne le monde de l'en-soi, la pure intellection et le monde de l'utilité incarnent le monde du pour-soi ; ils sont nécessairement dans une relation exclusive et dogmatique : l'utilité, en tant que catégorie de la pure intellection, est un refus catégorique d'une métaphysique, d'un au-delà de la physique et de la nature. De plus, c'est une opposition qui surgit au sein de l'Esprit puisque la conscience effective s'illustrant à travers le concept de l'utilité, s'oppose à la conscience de l'essence de l'Esprit ; le monde de l'utilité est le monde de l'en-deçà opposé au monde de l'au-delà ou plutôt opposé à ce monde indépendant de l'au-delà. À la limite, on pourrait dire que le monde de l'utilité pourrait accepter le monde de l'au-delà à condition qu'il soit le pur reflet de l'en-deçà. Le royaume de l'utilité est le royaume de l'effectivité réaménagée de manière basique et il est légitime de prétendre que l'utile est ce qu'il y a de plus effectif dans l'effectif d'où peut-être une certaine platitude, une certaine rudesse. L'utilité est en fait un sursaut de l'effectivité, un sursaut de la conscience effective qui se méprend sur son compte et qui refuse un dédoublement du réel.

Dans le monde de l'utilité, le monde de la foi et de sa métaphysique est un tissu de préjugés et d'erreurs : la pure intellection réduit alors la foi à une superstition, une croyance en une essence chimérique. Les Lumières ne refusent pas l'essence absolue, elles refusent une coupure de cette essence avec le monde mais elles ne voient pas qu'elles participent inconsciemment à cette fracture. C'est pourquoi l'utilité nie toute réalité ontologique qui serait transcendante au monde réel ; cette certitude de l'homme des Lumières s'oppose à la certitude de l'homme croyant. L'homme des Lumières veut faire reconnaître sur terre le concept, il lui montre qu'il ne faut pas se courber devant une réalité étrangère qui lui a été imposée par l'artifice des prêtres. Pour les Lumières, l'essence absolue est produite par la conscience de soi et la foi est donc vidée de son contenu ; la pure intellection se satisfait de son processus de négation qui lui permet de s'installer dans un royaume de l'utilité tandis que la foi reste "perpétuellement insatisfaite »14(*) Si l'utilité est le moyen par lequel les Lumières détruisent toute idée métaphysique d'une réalité double, cela ne signifie pas que l'époque des Lumières soient une époque antimétaphysique.

L'Aufklärung est l'époque d'une instauration d'un nouveau type de métaphysique : c'est l'époque de "la pure pensée et [de] la pure matière ».15(*) On sait que l'Aufklärung a donné naissance au matérialisme philosophique le plus absolu, matérialisme s'incarnant dans des positions telles que celles d'Holbach et d'Helvétius. La raison se nie en tant qu'objet apparaissant à elle-même, elle est donc nécessairement amenée à conférer de la réalité à son autre absolu : la matière. La conscience est donc partagée entre son processus propre, dont elle fait un en-deçà de l'objet et l'objet lui-même. Cependant, cette dichotomie entre un en-deçà et un au-delà n'est pas seulement l'expression du matérialisme mais aussi celle du spiritualisme. Les spiritualistes qui appartiennent à un genre déterminé de l'idéalisme, identifient cet au-delà de la conscience à la «pure pensée "tandis que les matérialistes appellent celui-ci «pure matière ». Hegel renvoie dos à dos ces deux positions fondamentales du XVIIIe siècle : ce que ne supporte pas l'homme des Lumières, c'est l'altérité radicale et irréductible affirmée par la foi. L'altérité doit être réduite et relative ou elle n'est pas : il faut qu'elle soit spécifiquement de même nature. Tandis que la foi attache une valeur absolue au monde de l'au-delà, la pure intellection y attache une valeur relative. Il faut qu'il y ait relativité car la relativité est le fondement d'une déterminabilité finie. Pour la pure intellection, on n'a pas de fini et d'infini séparés parce que l'infini est le reflet du fini et il est le fini infinitisé, le fini dans sa réalité la plus complexe. Le contenu des Lumières s'exprime véritablement à travers un idéalisme-matérialiste ou plutôt un matérialisme-idéaliste puisque les deux positions se confirment. Il existe une métaphysique matérialiste ou déiste qui pose la pure essence comme la substance matérielle des choses ou comme l'être suprême. La religion, vidée de sa substantialité, devient une religion d'un monde réel et naturel. Le XVIIIe siècle a connu de nombreux débats qui ont mis à l'ordre du jour le thème de la religion naturelle, thème célèbre au siècle précédent dans certaines réflexions comme chez Tolland. Si l'utilité est un concept antimétaphysique, on trouve également une métaphysique de l'utilité qui s'enracine dans en matérialisme plat. La platitude du pour-soi qui combat résolument toute réalité métaphysique et ontologique transcendante, se perd elle-même dans un contenu métaphysique : on a comme un retour en force de la métaphysique au moment des Lumières et la conscience de l'Aufklärung ne s'en rend pas compte. La métaphysique se retourne en elle-même, et l'altérité absolue n'est plus "au-delà "mais "en-deçà », c'est la matière. L'illusion de l'Aufklärung vient du fait qu'elle prend "la pure pensée "ou la "pure matière "pour des objets plus réels que ce qu'affirmait la foi. La pure intellection ne comprend pas que ce qu'elle a nié, à savoir le contenu de la foi, c'est elle-même : elle se méprend sur son essence, et sa critique se retourne contre elle-même. Elle juge la foi mais elle ne voit pas qu'à travers la foi, c'est aussi elle-même qu'elle juge. L'utilité est un concept antimétaphysique qui se constitue métaphysiquement et qui accomplit un processus d'autonégation non consciente : elle lutte contre son propre fondement et cela est l'assurance de la sortie des Lumières.

L'utilité est un concept clé qui consacre l'unité des philosophies matérialistes des Lumières chez Hegel

La remise en cause d'un ancien monde avec ses structures institutionnelles, son cadre de vie, pour un nouveau monde fait à la mesure de l'homme ne peut se constituer sans le concept de l'utilité. Ce monde fait pour l'homme est un monde utile à l'homme c'est-à-dire un monde plus adapté à ses désirs, ses volontés. L'utilité permet à l'homme de confectionner ses propres repères. Hegel, dans ses Leçons sur l'Histoire de la Philosophie, cadre les grands moments de ce bouleversement. L'idée d'un monde structuré et hiérarchisé verticalement, n'est plus tenable à l'époque de l'Aufklärung : l'esprit conscient refuse d'être subordonné à un en-soi suprasensible. "Toutes ces formes, l'en-soi réel du monde effectif, l'en-soi du monde suprasensible, se suppriment donc dans cet esprit conscient de soi-même. »16(*) Les Lumières égalisent la conscience de soi en supprimant ce rapport à l'en-soi qui est hiérarchisé sous l'Ancien Régime. Cette suppression annonce déjà l'abolition d'un type de pensée et d'un type de comportement qui s'est produit lors de la Révolution Française. "Cet esprit conscient de soi-même "est le concept, c'est-à-dire la fixation d'un mouvement négatif. Ainsi, l'essence tombe en-dehors de ce mouvement négatif car le concept est vidé de tout contenu et de toute distinction : il n'est plus que la position du négatif. L'essence vide n'a plus que deux solutions : ou bien elle est le penser pur ou bien elle est représentée comme objectivement existante face à la conscience en général. "Nous voyons ici apparaître librement ce qu'il est convenu d'appeler le matérialisme et l'athéisme, en tant que résultat nécessaire de la conscience de soi concevante pure. »17(*) L'athéisme est l'abolition d'un en-soi suprasensible et le matérialisme est la transformation de l'en-soi effectif en une altérité déterminable car la matière est présente activement dans la multiplicité de la nature. "la matière est l'universel, l'être-pour-soi représenté comme supprimé. »18(*) : elle est l'autre de l'homme, elle est ce fond utilisable par l'homme.

Ce mouvement matérialiste s'est développé avec vigueur en France et Hegel aime à le rappeler. Il admire dans la philosophie française cette lutte contre l'existence elle-même, contre la foi, "contre toute la puissance de l'autorité établie depuis des millénaires " contre tout ce qui est ainsi en vigueur, qui est pour la conscience de soi une essence étrangère qui veut être sans elle, et où elle ne se trouve pas elle-même. »19(*) Cette philosophie refuse l'autonomie d'un en-soi qu'elle ne pourrait saisir objectivement, "l'essence étrangère "est inutile pour elle et très dangereuse dans la mesure où elle est source d'aliénation et de domination. Ainsi, cette philosophie est une révolte contre tout ce qui est étranger au monde effectif et qui perturbe son cours ; elle est une volonté de réaménager un monde uniquement humain à côté du monde naturel. Cette révolte est le souhait d'une multitude, une "aspiration à comprendre l'absolu comme quelque chose de présent et en même temps comme quelque chose de pensé et comme unité absolue »20(*) L'absolu doit être présent pour être saisi, il ne peut pas échapper à ce présent sinon il s'obscurcit. Il doit se manifester et se présenter, il ne doit plus être seulement imaginé ou supposé : la volonté des Lumières est une volonté effective.

Cependant, pour Hegel, cette aspiration n'aboutit qu'« à une nature en elle-même indéterminée, au sentir, au mécanisme, à l'égoïsme et à l'utilité. »21(*) "L'égoïsme et l'utilité », tels sont les principes qu'Hegel pose pour la philosophie des Lumières : l'égoïsme n'a pas ici une connotation morale et péjorative, il signifie une nouvelle évaluation de la structure de l'ego. L'ego devient pleinement ego et affirme ses droits ; le développement de l'égoïsme va de pair avec le développement de l'utilité sociale car la société doit être utile à l'individu comme celui-ci doit être utile à la société. Nous avons de ce fait une égalité des rapports entre l'ego et la société et aussi entre l'ego, l'alter ego et la société. En revanche, ces concepts ne sont admissibles que si nous réevaluons l'être naturel de l'homme et la nature : l'évaluation de l'être social ne s'effectue qu'après la pleine détermination de l'être naturel en général, de son "mécanisme "et du "sentir ». L'absolu est en fait naturalisé ; il est présenté sous une forme naturelle. La philosophie française a développé le plus fermement cette pensée de l'utile dont l'emblème pourrait être : " Examine toutes choses et garde le bon »22(*) : le "bon "est ce qui ne nuit pas à l'homme, l'utile étant opposé au nuisible. Le libre examen, c'est-à-dire l'examen philosophique est nécessaire pour déterminer ce qui est bon.

Cet emblème de la philosophie de l'utile prend valeur de slogan. Le règne de l'utilité vient d'une systématisation de ce slogan et Hegel note avec une certaine acuité que le besoin philosophique se fait plus pressant chez les Français : " C'est une vue universelle et concrète de tout ce qui existe, complètement indépendante de toute autorité comme de toute métaphysique abstraite. »23(*) La philosophie française du XVIIIe siècle est la pensée utile et la pensée de l'utile, la pensée utile au sens où elle repère les existants concrets et la pensée de l'utile dans la mesure où elle évalue ce que peuvent apporter ces existants concrets. C'est une pensée utile qui est libérée des chimères de la religion et de la métaphysique. Par exemple, Hegel analyse brièvement cette pensée de l'utile telle qu'elle s'exprime chez Helvétius. Il cite la phrase suivante d'Helvétius : " Ce que je veux, fût-ce la chose la plus noble, la plus sacrée, est mon but. Je dois y être présent, je dois l'approuver, je dois le trouver bon. Tout sacrifice s'accompagne toujours d'une satisfaction, on s'y retrouve toujours soi-même. »24(*) La sobriété de la phrase et sa structure circulaire nous indiquent que cette pensée calcule les avantages et les inconvénients : le "sacrifice "est à la mesure de la "satisfaction "que je peux trouver ; nous avons une sorte de balancement et en même temps un relatif équilibre. Les philosophes s'inscrivent pleinement dans ce tempo de l'utilité qui rythme toute cette époque. D'un certain point de vue, la pensée de l'utile est une pensée éminemment philosophique au sens où elle tend vers la juste mesure, vers une équité, où les avantages sont proportionnels aux inconvénients, les joies proportionnelles aux efforts. Remarquons ici le mot "présent "dont nous avons souligné l'importance un peu plus haut : l'absolu est présent à l'homme et l'homme doit être présent à lui-même et aux fins qu'il s'assigne. Le monde de l'utilité est le monde du présent. Les philosophes français ont d'abord combattu le formalisme des institutions qui n'étaient plus en phase avec l'esprit qui les avait crées et qui étaient devenues inutiles à l'homme. Cette pensée de l'utile développée par les Français a été reprise par les Allemands : " ils se lancèrent dans l'Aufklärung et dans la considération de l'utilité de toutes choses, trait qu'ils reprirent des Français. Que l'utilité soit l'essence des choses existantes signifie qu'elles sont déterminées comme n'étant pas en soi mais pour autre chose, un moment nécessaire mais non unique. »25(*) L'être de la chose n'est plus simplement être, il est être en tant qu'être-utile : l'utilité a un caractère transitionnel (nous le sentons dans l'expression "nécessaire mais non unique ») et sa structure est une structu,re du bon-pour qu'Heidegger thématisera dans Être et Temps. Cette phrase nous prouve que l'utilité n'est pas seulement un concept clé des Lumières mais un principe de fond, principe qui régit le développement de cette pensée. Toutes les philosophies des Lumières trouvent leur unité dans ce principe.

origine métaphysique de la notion qui aboutit à une généralisation du règne de l'utilité technique chez Heidegger

L'utilité s'enracine profondément dans un horizon technique et l'horizon technique lui-même est métaphysique. C'est avec le second Heidegger, celui d'après la seconde guerre mondiale, que nous allons tenter d'éclaircir cette notion d'utilité technique. Précisons le corpus : Heidegger a prononcé à Brême en décembre 1949, puis en mars 1950, sous le titre commun Einblick in das was ist (Regard dans ce qui est) quatre conférences intitulées Das Ding (La chose), Das Gestell, Die Kehre (Le Tournant), Die Gefahr (Le péril). La deuxième fut reprise et développée le 18 novembre 1953, au cours du cycle organisé par l'Académie bavaroise des beaux-arts sur le thème Les Arts à l'âge de la Technique, sous le titre Die Frage nach der Technik (La question de la Technique). C'est sous cette forme qu'elle figure au début des Vorträge und Aufsätze (Essais et Conférences). Le problème n'est pas d'exposer le rôle de la technique mais de savoir sur quoi repose l'utilité technique. Heidegger ne s'intéresse pas tant à la technique qu'à l'essence de la technique et "l'essence de la technique n'est absolument rien de technique. »26(*) Cette affirmation radicale et paradoxale a pour but de nous faire comprendre que l'essence de la technique réside dans la métaphysique qui fonde la totalité des étants ; la technique est un projet volontaire enraciné dans toute la métaphysique occidentale. À ceux qui s'étonnent de son existence, Heidegger répond qu'elle est le résultat logique d'un processus qui s'est effectué dans le temps. La puissance de la volonté à l'époque technique n'a rien d'une volonté de puissance nietzschéenne ni d'une volonté du savoir absolu hégélien, c'est bien plutôt une volonté de l'Être qui plonge l'homme dans la technique pour que celui-ci essaie de le questionner. Cette époque de la technique se caractérise essentiellement par une fracture, une épochè au sens où la métaphysique se récapitule et nie toute sa profondeur historique. Cette époque an-historique modifie considérablement le statut de l'utilité en le faisant converger vers la notion d'utilisation.

analyse du couple utilité-utilisation

Le paradoxe qu'Heidegger énonce et dénonce, est le suivant : la technique tend vers l'utilité alors que l'essence de la technique n'a rien d'utilitaire. Tout se passe comme si la technique trahissait son essence qui est technè, essence à propos de laquelle nous reviendrons explicitement dans la troisième partie de ce mémoire. L'utilité naît dans cet écart, elle creuse cet écart parce qu'elle est l'invalidation de l'essence de la technique, une déformation originaire de la technè, et elle est de surcroît le résultat et l'entrée dans une post-modernité an-historique. Si nous considérons que la technique est l'ensemble des instruments qui servent à fabriquer quelque chose et des procédures qui servent à les faire et à les maintenir en fonction, alors nous pouvons dire que la technique est devenue une fonctionnalisation de l'outil. L'outil industrialisé est fonctionnel et remplaçable et la visée d'utilité se confond avec une visée d'utilisation ; ce qui est visé, c'est l'exploitation totale de l'étant. On ne veut pas simplement déterminer l'être de l'étant, c'est-à-dire de ce qui est, mais on veut le fixer pour le manipuler. L'utilité est une réification, une objectivation totale de l'étant ; on pourrait presque dire qu'elle est une surdétermination, un surcodage, et utiliser à bon escient tout ce champ lexical du surrenchérissement. En bref, l'utilité est une saturation de l'espace humain, une saturation de la spatiotemporalité en général et inévitablement une fermeture de l'accès à l'Être.

L'essence de l'utilité est le calcul, calcul de l'étant et de sa position. Dans Chemins qui ne mènent nulle part, Heidegger écrit dans l'essai Pourquoi des poètes ? que les objets calculés "sont fabriqués pour l'usure. Plus ils sont usés rapidement, plus il faut les remplacer encore plus vite et plus facilement. Ce qui, dans la présence des choses en objets, est présent, n'est donc pas leur instance dans un monde auquel elles appartiennent. La constance des choses fabriquées, en tant que purs objets pour l'utilisation, est le remplacement, l'Ersatz. »27(*) Cette phrase est essentielle car elle juxtapose les concepts d'usure (Vernutzung), d'usage (Nutzung), et d'utilisation (Benutzung) : elle définit le cercle infernal et frénétique de la consommation qui s'accélère sans fin. (On peut d'ailleurs remarquer la dynamique de la rapidité à travers les adverbes "rapidement », "plus vite "et »plus rapidement ».) L'usure est la saturation et l'agression en règle de l'usage. Cependant, nous pouvons effectuer une distinction nette à l'intérieur du verbe user entre faire usage de quelque chose et mener une chose à son usure. L'identification de l'utilité (Nützlichkeit) à l'utilisation (Benutzung), identification qu'on pourrait qualifier de maximale, nous mène dans cette dynamique de l'usure et de l'accélération de la consommation par l'usure. Non seulement l'usure détruit l'usage mais l'usure détruit la chose et la fait disparaître. Un autre concept fondamental intervient dans cette phrase qui est l'Ersatz, le remplacement. Or, la remplaçabilité est une conséquence de la modification de l'utilité et de sa convergence vers l'utilisation : la remplaçabilité désigne le fait qu'une chose puisse être évacuée et remplacée par une autre chose dont la fonction est identique. Ce qui reste, ce n'est pas la chose en tant que chose mais le fonctionnel, l'objet de consommation. La chose n'est même pas réduite à l'état de résidu, elle n'est plus rien et s'identifie au mouvement perpétuel de la consommation. Elle n'est pas détruite, elle n'est pas simplement annulée mais plutôt annihilée : en effet, le consommateur n'a aucune intention de la détruire puisqu'il l'ignore et qu'elle peut être remplacée immédiatement s'il le souhaite. Seules subsistent la consommation et la visée d'utilité. Le lecteur se rend évidemment compte que la réflexion de Heidegger sur la technique montre qu'il y a eu une trahison et un travestissement du projet originel conçu dans Être et Temps. L'utilité devient la mascarade de l'ustensilité et la technique annule en quelque sorte tout le travail d'Être et Temps en le réfutant. On avait défini l'ustensilité comme la structure ontologique de l'utilité et on s'aperçoit que l'utilité technique est un retournement contre l'essence et qu'elle trahit sa filiation avec l'ustensilité. Ainsi, d'Être et Temps aux réflexions sur la technique, c'est-à-dire de 1927 à l'après-guerre et jusqu'à la fin de la vie de Heidegger, on peut affirmer que ce dernier perçoit une décadence, décadence de l'ustensile et du simple usage de l'ustensile à l'utilisation de l'outil comme remplissement d'une fonction, de cette utilisation à la consommation comme exploitation de l'objet utilisé. Cette décadence prend la forme d'une réduction et cette réduction est l'identification ontique de l'utilité à l'utilisation et l'identification ontologique de l'ustensilité à l'utilité technique. Cette double modification traduit une perte ontologique et un danger. Lorsque l'ustensilité se réduit simplement à l'usage comme utilité, sans solidité, alors nous sommes bel et bien dans le règne de la technique comme domination et asservissement utilitaire. L'outil industrialisé n'a aucune nature propre, il est prêt à être absorbé par la restructuration constante qui est la forme ultime de l'organisation technologique. L'outil a une place et seule cette place ne varie pas dans l'opération de remplaçabilité. L'ustensilité est niée puisqu'elle ne révèle plus l'ambiance d'un monde mais est détachée de ce monde.

L'époque de la technique contredit le thème central de la première partie d'Être et Temps : dans cette partie, l'outil disponible était ontologiquement plus fondamental que les objets subsistants, dans le sens où les objets subsistants ne pouvaient être des modes intelligibles que comme des modes privatifs de l'outil c'est-à-dire des modes décontextualisés de l'outil. Or, l'ustensile perd ici sa relation ustensilaire c'est-à-dire sa relation au monde ; il perd ce contexte et devient un infra-objet subsistant, à savoir un objet qui n'est subsistant (Vorhanden) uniquement que par sa fonction. Cet objet désontologisé et arraché à son environnement (Um-welt) a juste une place assignable. On le commande (bestellt) à être sur le champ au lieu voulu. Dans La Question de la Technique, Heidegger écrit que "ce qui est ainsi commis a sa propre position-et-stabilité (Stand). Cette position stable, nous l'appelons le "fond »(Bestand). »28(*) On utilise un fond, un Bestand, on se sert de ce fond qui devient une ressource et non plus un objet. Le règne de l'utilité-utilisation se caractérise également par une désobjectivation et par la présence d'un outil désincarné et privé de sa référence mondaine qui lui donnait pourtant toute sa valeur. On ne remarque plus l'outil parce qu'il est remplacé sans qu'on n'y fasse attention. L'outil industrialisé perd sa valeur, il n'est plus en face de nous (Gegenstand) mais appartient à un fond informel (Bestand). Il est intéressant de repérer le fossé qui sépare Être et Temps du problème de la technique en examinant les exemples qu'Heidegger emploie. Dans Être et Temps, Heidegger s'intéresse au cas du marteau puis "l'écritoire, la plume, l'encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. »29(*) En revanche, dans La Question de la Technique, il prend pour exemple la "centrale électrique », c'est-à-dire un objet de la technique moderne et non plus un outil traditionnel. Les exemples donnés dans Être et Temps sont en relation avec le travail de l'écriture (« papier, plume, écritoire... ») : Heidegger prenait pour exemples les outils dont il se servait lui-même. "La centrale électrique "n'est plus un outil, elle ne permet plus de voir le Rhin de manière poétique et naturelle mais au contraire une façon de l'envisager comme un potentiel d'énergie utilisable. Autrement dit, ce qui est menaçant dans la technique moderne n'est pas la technique elle-même mais un comportement de l'homme asservi à cette technique, où celui-ci déchiffre le monde uniquement suivant l'utilité qu'il en retire. Si l'ustensilité, dans Être et Temps, était considérée comme une première détermination du monde, l'homme n'en resterait pas là : cette ustensilité le placerait d'emblée dans un monde sans pour autant constituer ce monde. L'ustensilité était destinée à être dépassée. De plus, quand Heidegger introduit le concept d'outil, il montre que ce dernier doit obligatoirement fonctionner à l'intérieur d'un contexte local, une région (Gegend), une localité relativement autonome. Or, avec cette délocalisation de l'outil survient également une rupture de l'outil avec la nature et la terre. L'homme agresse et transforme la nature pour s'assurer qu'elle sera toujours disponible et toujours plus utilisable : c'est une provocation technologique qui est à l'oeuvre. L'outil, comme le "marteau », n'est pas une chose disponible que l'on jetterait immédiatement après usage car il s'inscrit dans une durée. On prend soin d'un outil, on se soucie de lui (Für-sorge). Le monde technologique se caractérise par une exigence (Fördern), qui est l'exigence d'un savoir total de l'étant et de son application immédiate. L'étant est soumis à se dévoiler et à produire, l'intensification de cette production trahissant le sens originel de la technè et se nommant la productivité.

L'horizon est un horizon d'utilisabilité où on conçoit la chose comme un potentiel utilisable et l'usage se trouve dégradé et transformé en une usure systématique. Le monde est un système de moyens et de fins : j'utilise un moyen qui me sera utile pour parvenir à une fin immédiate. Tel est le fonctionnement de la structure utilité-utilisation. L'horizon n'est même plus un horizon puisque l'écart à cet horizon est gommé, l'utilisabilité étant elle-même l'universalisation d'une non-médiation c'est-à-dire une non-universalisation. Heidegger résume bien cela dans sa conférence Dépassement de la Métaphysique : " Le cercle de l'usure pour la consommation est l'unique processus qui caractérise l'histoire d'un monde devenu non-monde (Unwelt). »30(*) L'usure est l'unicité d'une utilisation immédiate ; "l'histoire d'un monde devenu non-monde », c'est la disparition ou plutôt la "furie "(pour reprendre un terme hégélien qui apparaît dans la Phénoménologie de l'Esprit) de la destruction de toute médiation et la désintégration d'un monde qui avait pourtant été patiemment humanisé. On sait grâce à Hegel que c'est avec la structure de la médiation que la vie s'humanise. Or, si la médiation disparaît, on assistera à une immédiateté généralisée et à un monde déshumanisé devenu im-monde à tous les sens du terme. S'agit-il d'une apocalypse technologique soudaine ?

b) l'époque utilitaire comme accomplissement d'une programmation métaphysique

Il faut inscrire la question de l'utilité dans l'histoire parce que le règne utilitaire ne surgit pas au hasard ; il apparaît au contraire dans une fin de l'histoire, fin à la fois nécessaire et inévitable. En frappant l'histoire du sceau de la finitude, on la prend dans un sens non hégélien : l'histoire cesse d'être la dimension suprêmement englobante, elle est finie, elle s'est récapitulée et ramassée dans cette époque utilitaire, époque qui est aussi une épochè, c'est-à-dire un suspens du temps historique et une entrée dans l'an-historique. Cette époque, Heidegger la nomme époque de la technique et fin de la métaphysique : " Nous prenons la technique en un sens si essentiel qu'il équivaut à celui de la métaphysique achevée. »31(*) La technique est alors la fin d'une époque historique, la fin de la métaphysique occidentale. Pourtant, curieusement, cette fin était prévue par la métaphysique elle-même : ce futur était un futur antérieur, un futur minutieusement programmé. Ainsi, l'achèvement de la métaphysique est l'accomplissement d'une programmation, terme qui nous mène tout droit dans le champ de l'informatique. Si cette époque est programmée, cela signifie que la métaphysique est une fatalité (Verhängnis) : son futur est un passé. "la métaphysique est aussi passée en ce sens qu'elle est entrée dans son tré-passement. Ce trépas dure plus longtemps que l'histoire jusqu'ici accomplie de la métaphysique. »32(*) La fin de l'histoire, la mort de l'histoire, dure plus longtemps que l'histoire elle-même. L'utilité est le signe de cette non-historialité : elle n'est en fait pas tant une transition qu'un entremêlement entre l'historial et le non-historial. L'époque utilitaire est la pleine actualisation du dépassement (Überwindlung) de la métaphysique. D'une certaine façon, l'histoire survit à sa propre mort, comme chez Hegel, puisque le futur de la technique se trouve déjà inscrit, programmé à l'avance dans le passé de la métaphysique. Ce passé est une eschatologie, une anticipation prophétique de la fin. L'Eschaton est cette limite où dans le dispositif technologique mondial, l'histoire réalise jusqu'au bout son programme, constitué dans le passé le plus reculé.

Le principe d'utilité est une effectuation et un développement du principe de raison suffisante leibnizien qui s'énonçait selon ces termes : " Nihil est sine ratione », c'est-à-dire que tout a une raison. La raison, en tant que puissance d'objectivité, est suffisante pour déterminer les contours de l'objet. Pour Heidegger, à l'époque moderne, ce principe se trouve réactivé sous plusieurs formes : planification, production économique optimisée, machines cybernétiques, logicisation de l'information. L'histoire, morte en son principe, règne de façon d'autant plus tyrannique qu'elle accomplit, exécute, dans la technique, de façon totalement oublieuse, les anciennes propositions spéculatives. Ce qui fut jadis étonnement, doute, critique devient opération, calcul, effectuation. L'avenir de la planète se réduit au devenir effectif de quelques vieilles propositions spéculatives ; la philosophie n'échappe pas à la règle car c'est elle qui est devenue une philosophie de l'utilité. Nous avons ici l'impression que l'utilité est l'application des principes d'une vieille métaphysique, cette application se formant non pas dans un temps et un espace donné, mais dans un non-temps, une non-histoire et un espace généralisé. Il n'y a plus d'histoire et de philosophie au sens véritable mais des résidus d'histoire, de philosophie qui se fondent dans une applicabilité universelle c'est-à-dire un ensemble d'applications qui se veulent concrètes. De cette fausse concrétisation résulte une abstraction de l'essence humaine. Alors que l'homme se saisissait comme être historique, il est renvoyé à lui-même et n'arrive plus à se saisir objectivement. Non seulement l'homme n'arrive plus à se saisir comme tel mais il n'a même plus le sens des choses.

« La rationalisation technico-scientifique qui régit l'époque présente a beau établir son droit d'une manière chaque jour plus saisissante par une effectivité dont nous pourrons à peine prévoir ce qu'elle peut devenir : cette effectivité ne sait rien de ce qui, plus originellement, ouvre la possibilité même du rationnel et de l'irrationnel. »33(*) L'homme est en train de perdre sa dimension symbolique et la phrase de Heidegger sonne comme un avertissement. L'ère de l'applicabilité universelle et de l'utilité comme application de principes conceptuels forgés pendant plusieurs siècles se caractérise par une "rationalisation technico-scientifique », car c'est cette collusion entre science et technique que se joue et se déroule la modernité ou plutôt la post-modernité puisque nous vivons la fin de l'histoire qui n'en finit pas de finir. L'épochè technique est un véritable suspens qui dure plus longtemps que ce qui l'a produite. Quand Heidegger évoque "la rationalisation technico-scientifique », il ne faudrait pas entendre cela au sens où nous aurions une technique conçue comme l'application de la science, sinon Heidegger aurait employé le terme de rationalisation scientifico-technique. Bien au contraire, c'est la science qui est soumise à la technique et à son essence, car "la science ne pense pas. »34(*), elle ne saurait donc penser sa différence d'avec la technique. Cette ère utilitaire se manifeste par un impératif de la productivité et de l'application ; la science n'est qu'un moyen efficace au service de cette application. Nous sommes empêtrés dans l'engrenage de l'effectivité comme nous le montre Heidegger dans cette phrase extraite de Questions IV et nous ne savons même plus comment elle s'effectue et ce qui la rend possible. Il existe un risque non négligeable d'aliénation à ce principe d'effectivité qui a synthétisé et absorbé tous les autres principes. L'effectivité tourne à vide et cette vacuité se fait de plus en plus menaçante. Elle ignore les limites du rationnel, elle ne fait qu'être effectivité et non plus effectivité effectuante, elle est donc coupée de tout. Si un oubli de l'être qualifie cette époque selon Heidegger, peut-être vaudrait-il mieux parler d'un oubli de l'historicité, l'historicité étant cette capacité qu'a l'homme de réfléchir sur son histoire. Nous nous situons dans une "fracture de l'histoire "comme l'écrit Michel Haar, c'est-à-dire une cassure irréparable dans laquelle nous sommes embarqués, au sens pascalien du terme. Il revient aux hommes de penser cette fracture, de penser métaphysiquement la métaphysique et de l'achever puis de tenter d'envisager un autre type de pensée qui permette de sauver l'être humain en tant qu'être symbolique, car il y a danger.

c) le règne de l'utilité technique : le règne de l'indifférenciation

Si "la science ne pense pas "et si l'ère de l'utilité est dominée par une rationalisation technico-scientifique, alors ce règne devient un règne de l'indifférenciation généralisée. Hegel avait montré que ce concept pouvait renfermer une certaine platitude dans le combat de la pure intellection contre la foi mais ici cette platitude prend la forme extrême d'un aplanissement et d'une annulation systématique de toute différence. Cette annulation est en fait un nihilisme : l'être est en son fond utile c'est-à-dire qu'il n'est rien. L'utilité utilitaire est une néantisation, une usure de l'usage qui le fait disparaître ; cette usure est un usage technologique en l'absence de tout but. Le principe d'utilité s'énonce de la manière suivante : tout a une utilité c'est-à-dire rien ne peut se comprendre et s'expliquer sans ce principe. L'usure n'est pas simplement l'usage des matières premières qui implique l'exploitation de la nature, ou l'utilisation d'objets, d'outils, de biens de consommation : c'est un processus métaphysique qui pourrait se définir plus précisément encore comme la pure exigence de produire industriellement de consommer.

Cependant, ce processus métaphysique est totalement indifférent à lui-même : la technique ignore et tourne définitivement le dos à son essence. La mondialisation technologique, la généralisation de la consommation servent à masquer le vide, l'absence de but d'une machinerie tournant sur elle-même. L'utilité est finalement dénaturée par cet utilitarisme nihiliste et devient indifférente à son essence et à l'horizon qu'elle posait. En outre, la technique se trouve consolidée par son indifférence à la métaphysique. La différenciation ontologique entre l'Être et l'étant est broyée, la technique voulant clôturer le sens de l'étant et le rendre transparent. Cette transparence ne renvoie à rien, la technique étant elle-même une liquidation de l'Être en refusant catégoriquement le questionnement de l'Être et de la réalité du Dasein qu'est l'homme. L'utilité n'est plus un nom mais un verbe car elle est devenue un "utiliser », une activation, une application sans but. Ce verbe est à l'infinitif qui est le mode de l'inactualisé et donc il n'a pas de sujet parce qu'il renvoie à tous les sujets. Le dispositif technologique risque fortement de devenir un procès sans sujet : ce qui est par ailleurs paradoxal et remarquable, note Heidegger, c'est que l'époque utilitaire, si elle est indifférente à la métaphysique, permet une domination et une détermination plus absolue par la métaphysique qu'à une époque antérieure. Par la fracture totale de l'Être et de l'étant, la métaphysique devient une superpuissance ; elle s'épuise en s'affirmant comme elle ne l'a jamais fait auparavant. Le monde de la technique est devenu un non-monde : l'homme est déraciné, il a perdu son monde parce qu'il veut l'asservir. Il perd du même coup son ancrage terrestre et ce qui est menacé, c'est son identité personnelle. D'ailleurs, Heidegger, dans La Question de la Technique, montre que l'homme lui-même peut être pris comme fond de la technique : elle peut aussi bien utiliser l'homme que n'importe quel autre objet car l'utilité, dans son aspect technique, se manifeste par un caractère provocant. Utiliser l'homme comme fond disponible, c'est le provoquer, le prendre comme une chose remplaçable et menacer ainsi son éthicité et sa personnalité. L'utilitarisme technique bouleverse la nature et les valeurs proprement humaines. Cet utilitarisme n'est même plus un véritable utilitarisme puisque nous savons que l'utilitarisme est une doctrine éthique qui préconise une utilité sociale et individuelle, comme chez John Stuart Mill. Alors que l'utilitarisme traditionnel respecte les valeurs humaines, l'utilitarisme technique, en tant que règne de l'indifférenciation qui force et accentue une indifférence, est le règne de la non-valeur, du non-signe, de l'absence de différence, bref de l'absence de l'humain. Le monde est devenu non-monde ; le technocosme a détruit le cosmos et l'environnement humain (Umwelt) de l'homme : le non-monde est devenu l'im-monde (Unwelt). L'utilité utilitaire n'est pas du tout utile à l'homme, elle l'asservit ; l'utilité renverse son essence et la renie en répudiant l'éthicité qui la liait auparavant à l'homme. Car l'éthicité, c'est le respect des valeurs et qui dit valeurs dit échelle de différences et personnes différentes. L'indifférence technologique est due à cet impératif an-éthique du règne technique. Dès que l'on utilise la technique à autre chose qu'à conserver, elle fait éclater les cadres anthropocentrés et du même coup, pousse hors du champ de l'éthique.

L'utilité utilitaire est l'association de l'utilité à l'utilisation et le travestissement de son enracinement dans l'ustensilité. L'univers technique est une universalisation des renvois, tout renvoyant à tout et en fin de compte à rien puisque la finalité disparaît. Cette universalisation est vidée de son sens, elle est encore plus abstraite et elle se réduit à une uniformisation et une uniformité. Cela se manifeste concrètement par un nivellement des goûts, des tendances, des opinions ou des idées. L'utilitarisme est une mise en application de la suppression des distinctions métaphysiques. Heidegger se situe ici encore en phase avec Hegel puisque ce dernier avait minutieusement décrit la platitude de l'utilité. L'utilitarisme technique serait plus une systématisation de cette platitude, c'est-à-dire une égalité à soi-même qui devient un égalitarisme à soi-même ; l'utilitarisme technique est alors le plat du plat, ce qu'il y a de plus aplani et de plus aplati. Cette platitude extrême est le signe d'un réductionnisme forcené et abstrait. Plus on fait progresser le monde, plus on le réduit et plus on le tue. Le monde de l'utilité technique est devenu non-monde parce que le projet technologique interdit toute décision humaine. On se trouve plongé dans une indécision multiforme : toutes les différences tendent à s'effacer, entre l'important et l'accessoire, le proche et le lointain, l'état de guerre et l'état de paix, la joie et la douleur. L'indifférence engendre inévitablement l'insensibilité. Anthropologiquement, l'homme est menacé puisqu'on a une suppression de la différence entre pulsion et raison. L'universalisation immédiate des besoins de l'homme n'implique plus un comportement rationnel d'où une égalisation entre l'animal et l'homme : cette universalisation abstraite est sans sujet humain, elle est identique à elle-même et il n'y a même pas d'autonégation de cette universalité.

Cela modifie considérablement l'être de la quotidienneté : d'une certaine manière, le règne de l'utilité ne fait qu'accentuer ce qu'écrivait Heidegger à propos de la quotidienneté dans Être et Temps. Heidegger montrait qu'on ne pouvait parler de la quotidienneté sans que l'altérité de l'autre ne soit impliquée, invoquée, utilisée, mais en même temps refoulée négligée et finalement niée. La quotidienneté se fonde sur un mode déficient de l'être l'un avec l'autre : le rapport à l'autre est déjà problématique puisqu'il tend à être nié mais il n'est pas systématiquement nié comme il l'est dans le règne de l'effectivité utilitaire. Le Dasein quotidien oublie son propre souci possible (Sorge) en se lançant dans le Besorgen, l'activité affairée en vue de produire telle ou telle chose, et le Fürsorge, une sollicitude en vue de procurer quelque chose à l'autre. Le Dasein quotidien est public et l'utilité fait partie de son quotidien. On peut affirmer que le règne utilitaire est issu du mauvais pluriel des affaires, des préoccupations humaines et qu'il entraîne la dépréciation de la quotidienneté. L'être-moyen (Durchschnittlichkeit) devient médiocre et cette médiocrité se généralise. L'indifférenciation produite par le règne utilitaire neutralise le Dasein : il sombre dans le "On "(Man). Le "On "est ce pronom qui décline l'identité de l'être-là quotidien déchu, irrésolu et impropre. L'être-là en son essence est neutre puisqu'il ne désigne pas tel être-là mais la réalité de l'être-là. Il n'est référé à aucune particularité : " Le «On "qui n'est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne de son mode d'être. »35(*) Or, l'indifférenciation neutralise l'être-là en un deuxième sens c'est-à-dire qu'elle le pousse vers la médiocrité, elle annula sa profondeur. La médiocrité est une déformation de la Durchschnittlichkeit et le "On "est le mode banal de la présentation phénoménale de l'être-là. Dans l'époque utilitaire, le "On "n'est plus la "moyenne "mais il est le systématique "nivellement de toutes les possibilités d'être »36(*) ; tout se passe comme si cette époque accomplissait ce que Heidegger avait décrit dans Être et Temps. L'époque utilitaire est la "dictature caractéristique du On ».37(*) Nous retrouvons dans cette expression l'impératif technique indifférent à la réalité humaine : On doit produire, On doit appliquer, On doit effectuer...Nous avons une banalisation du mode de vie du "On », une dispersion et un émiettement de ce "On "qui se répète. Cela se traduit concrètement par une uniformisation des styles de vie, une programmation stéréotypée des productions culturelles. Le caractère propre du Dasein (la Jemeinigkeit) s'épuise et se dissout dans un clonage du "On ». Heidegger a déconstruit de manière paradoxale la philosophie du sujet en montrant que celle-ci s'achevait dans la perte du sujet : le "Je" n'est plus "Je" d'après le projet technico-scientifique, il devient un "On », nouveau sujet tautologique qui utilise. Il est une entité indéfinie remplaçable et il est inauthentique parce qu'il est la conséquence d'une néantisation de la différence consommée avec l'entrée de l'homme dans l'ère technique. Cette néantisation produit une perte de sens et un sentiment d'angoisse : le technocosme devient non-sens car contre-sens anthropologique dans le sens où il contredit complètement l'essence humaine. Le sens dépend d'une différenciation et l'universalisation ne fait qu'accroître une certaine détresse qui se traduit par une perte de repères et l'oubli pour ne pas dire l'oblitération totale de l'Être. L'homme ne se déchiffre plus, il est déraciné à cause d'un enracinement plus profond de l'utilité dans la technique. C'est peut-être par cette angoisse qui est une disposition de fond (Befindlichkeit) que l'homme peut se ressaisir et se révéler comme un être existant. Le sens de l'étant s'efface, se cherche, se redessine.

La vie utilitaire est une vie limitée qui nous plonge dans une léthargie dangereuse. Vivre en traquant l'utile, c'est en fait vivre selon la nature, passer d'une préoccupation immédiate à une autre. L'utilité n'a plus qu'une fin immédiate, la satisfaction des besoins de la vie : elle est une réduction de l'existence à la vie, de la vie humaine à la vie naturelle. L'être-là indifférent n'existe plus, il vit, il se laisse vivre (c'est le Dahinleben, le vivoter), la vie utilitaire étant l'anéantissement de la profondeur humaine de l'existence et un processus de réduction. Le fait que l'utilité soit du côté des besoins et de la vie naturelle nous prouve que l'homme a été réduit à son animalité animale et qu'il détermine les choses environnantes suivant deux critères, l'utile et le nuisible. La deuxième conclusion que nous pouvons tirer est que le monde de l'utilité est une actualisation négative et restreinte du monde de l'ustensilité. L'ustensilité était une première détermination de l'être-là qui impliquait la possibilité d'un dépassement. Or, s'ancrer dans une vie utilitaire signifie ne pas inclure la possibilité de ce dépassement et donc se refermer sur son soi, un soi inauthentique et dépourvu de toute personnalité. En outre, l'attitude circonspecte (Um-sicht) que l'homme avait dans Être et Temps, à savoir une attitude d'intérêt vis-à-vis du monde environnant (Umwelt) est remplacée par une attitude provocante qui exige le dévoilement total de l'ensemble des étants naturels. L'utilité a en quelque sorte une double origine chez Heidegger, deux origines qui entrent en conflit alors qu'Hegel la conçoit comme un concept essentiel, destiné à refuser l'obscurité d'un monde qui se prétendrait au-dessus de la réalité. Ceci dit, il semblerait que l'utilité se pluralise dans diverses figures phénoménales. Nous étudierons ces différentes figures non pas pour les figures elles-mêmes, mais pour les rapports qu'elles impliquent.

Deuxième partie : les caractéristiques et les manifestations phénoménales de l'utilité

Pour déterminer ce qu'est l'utilité, il ne suffit pas d'effectuer une définition, c'est-à-dire une simple exposition de son essence mais il faut au contraire essayer de repérer ses différents avatars. Comment l'utile s'inscrit-il dans le phénomène, quelle coloration particulière donne-t-il à ce dernier ? Deux concepts sont ici à introduire pour déterminer ces manifestations phénoménales : celui de modalités ou de figures (Gestalten) en termes hégéliens, et celui de rapport. Les modalités sont l'ensemble des modes qui régissent les manifestations de l'utilité et les rapports définissent les acteurs qui interviennent car l'utilité est uniquement un processus relationnel.

Chapitre III : la manifestation de l'utilité comme une diversité de modes chez Heidegger

Heidegger met en lumière les différentes modalités de l'utilité à travers les modalités de l'ustensilité dans Être et Temps. Ses réflexions d'après-guerre nous livrent un autre regard sur les modalités de l'utilité technique. Ces deux discours se contredisent souvent mais ils permettent d'enrichir une description de ces divers modes mis en action.

Les modalités de l'ustensilité : modalités premières de la préoccupation mondaine

Il ne faut pas oublier que l'être-là préoccupé n'est pas d'abord et distinctement en rapport avec l'ustensile, mais avec l'oeuvre (Werk). C'est l'oeuvre présente qui oriente la découverte de l'ustensile. "L'oeuvre inclut le complexe référentiel au sein duquel se rencontre l'ustensile. »38(*) Ainsi, le caractère propre de l'ustensile, l'être-sous-la-main (Zuhandenes), ne nous frappe pas directement dans la préoccupation quotidienne : l'étant-sous-la-main ne se manifeste pas comme un étant particulier, il s'insère dans un complexe (Ganzheit) "ustensilier" qui est à notre disposition.

l'ensemble de ces modalités forme un complexe référentiel

Phénoménologiquement, la cohérence du monde lui vient certes de ce qu'il s'offre à notre praxis quotidienne comme un complexe d'ustensiles, qui, renvoyant les uns aux autres (le marteau au clou, le clou au mur), forment par leurs finalités réunies le système complet et synthétique du monde disponible. Avant d'étudier ce complexe référentiel (Verweisungsmannigfaltigkeit), précisons le concept d'ustensilité et ses diverses modalités c'est-à-dire ses expressions dans le réel. Nous traduisons par "ustensile "ce que Heidegger appelle "Zeug ».Ce mot se retrouve dans la plupart des termes qui désignent les choses qui nous entourent comme dans Näh-zeug, Schreib-zeug, Werk-zeug, Schuh-zeug, Fahr-zeug : ce qui sert à...coudre, écrire, travailler, chausser, transporter. Il faudrait en fait traduire ce terme par une périphrase : " ce qui peut servir à... "car l'ustensile a une destination (Bewandtnis). Ce que je rencontre dans le monde n'est pas seulement un ustensile mais plutôt un utilisable. Cet utilisable se caractérise par sa Zuhandenheit (son être-disponible) qui me renvoie immédiatement à une Zeugganzheit. Évoquer les modalités de l'ustensilité revient à éclairer cette notion d'utilisabilité. L'utilisable désigne l'étant présent en tant qu'il est présent pour quelque usage. L'utilisabilité offre encore l'avantage de dire pourquoi l'étant rencontré au sein du monde par le Dasein est présent : pour être Zeug. Nous avons un réel problème de traduction : signalons que Gérard Granel avait proposé de rendre Zeug par le terme grec "pragma "plutôt que par outil. François Vezin a choisi de rendre sensible le détournement de sens effectué par Heidegger (qui fait toujours une espèce de torsion au langage) en reprenant l'orthographe ancienne de Montaigne et propose "util "; nous bénéficions avec cette traduction d'un jeu de mots perspicace entre util et utilisable, util étant d'ailleurs très proche de la racine latine d'ustensile uti qui veut dire se servir. Pour cet exposé, nous garderons la traduction classique de Zeug par ustensile et de Zeughaftigkeit par ustensilité. En outre, il faut distinguer soigneusement ustensilité (Zeughaftigkeit) et instrumentalité (Zuhandenheit). L'instrumentalité est plutôt un caractère général de l'ustensilité parce qu'elle manifeste son être-disponible, sa disponibilité. Quand nous convoquerons ce concept, ce sera pour transcrire cette disponibilité au monde environnant (Umwelt). L'ustensile ne peut être considéré qu'à l'intérieur d'un complexe d'ustensiles (Zeugganzes) qu'il présuppose nécessairement. Le complexe n'est pas une simple somme d'ustensiles mais une unité bien ordonnée.

Les trois principales modalités de l'ustensilité sont : la serviabilité (Dienlichkeit), la maniabilité (Handlichkeit) et l'employabilité (Verwendbarkeit). Elles renvoient à un type d'utilité précis et elles nous permettent de dresser une typologie de l'utilité. L'utilité, en tant que dérivé de l'ustensilité est en correspondance étroite avec ces trois modalités. La modalité selon laquelle l'ustensile est référé au Dasein est la "maniabilité "(Handlichkeit) : l'ustensile est "être-sous-la-main "(Zuhandensein) c'est-à-dire que son premier mode d'être, son caractère "en-soi "(an-sich), c'est de pouvoir être manié. Nous avons vu les exemples d'ustensiles que donnait Heidegger : " l'écritoire, la plume, l'encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. "Il classe par ordre croissant les objets qui l'entourent dans son quotidien. Analyser ce qu'est l'outil, c'est analyser ce à quoi il renvoie parce que l'utilité est ce rapport de l'outil au complexe référentiel. Nous voyons d'abord le complexe avant de voir l'outil lui-même : Heidegger prend l'exemple de la chambre ; la chambre se découvre à nous comme un outil d'habitation avant d'être un "vide délimité par quatre murs »39(*). En effet, «un complexe d'outils doit déjà s'être découvert, avant qu'un de ceux-ci puisse être discerné »40(*). C'est parce que nous avons découvert cette chambre que nous pouvons comprendre ce qu'est une chaise, une table, une armoire ; une sorte de regard perspectif se dévoile dans ce complexe référentiel. Ce dernier réfléchit l'ustensile et c'est par cette réflexion qu'il le constitue pour nous. En se servant de l'ustensile, l'être-là découvre sa maniabilité. Le seul terme "maniabilité "(Handlichkeit) indique déjà la relation de l'ustensile à la main car l'ustensile est un objet sous la main qui n'est pas présent comme un objet isolé. La deuxième modalité constitutive de l'ustensilité est la serviabilité (Dienlichkeit), le pouvoir-servir à. "La référence "serviabilité "est une détermination ontologico-catégoriale déterminant l'essence même de l'ustensile "(eine ontologisch kategoriale Bestimmtheit des Zeugs als Zeug)41(*). La serviabilité se concrétise dans l'indication : elle indique le "à quoi "(Wozu) concret d'un outil. Par exemple, le marteau possède une référence constitutive car il sert au martèlement. Elle détermine "l'essence même de l'ustensile "en révélant un "bon-pour "(Um-zu), une direction ou plutôt une orientation c'est-à-dire une direction concrétisée. La troisième modalité de l'ustensilité, l'employabilité (Verwendbarkeit), référence typique du matériau, exprime de quoi (Woraus) est fait l'ustensile ; cette modalité met en relation l'ustensilité à la nature qui est révélée à la lumière des produits naturels. La visée (Hinblicknahme) d'utilisation s'appuie fondamentalement sur cette disponibilité du matériau : pour utiliser un outil, il faut au préalable que je le sélectionne en fonction de sa résistance et de son matériau. Un matériau doit être approprié à son outil. La nature elle-même est découverte en même temps que le monde ambiant. "La forêt est une réserve de bois, la montagne une carrière de bois, la rivière une force hydraulique, le vent "gonfle les voiles »42(*). C'est la visée d'utilité qui fait le lien entre la "montagne "et la "carrière de pierres "car c'est elle qui prévoit la transformation. La nature se déploie comme un potentiel destiné à être utilisé mais qui pour cela nécessite l'attention de l'homme. En outre, nous avons une autre spécificité de l'ustensilité : Heidegger distingue la propriété (Eigenschaft), qualité d'un étant simplement donné, de l'appropriété d'un ustensile (die Geeignetheit) ; l'appropriété est le fait d'être propre à..., d'être bon pour... Les qualités (propriétés) de l'ustensile (par exemple la forme du manche d'un marteau) sont liées à son appropriété (par exemple pour un marteau, le fait d'être bon au martèlement). Si le marteau n'était pas compris comme un ustensile destiné au martèlement, la préoccupation ne percevrait pas l'existence du manche, ni la forme spéciale de ce manche. On s'aperçoit ainsi que l'utilité n'est pas simplement un mode dérivé de l'ustensilité mais constitue la relation que le Dasein effectue avec l'ustensile. Si l'ustensilité est une structure ontologique de l'utilité, il n'empêche que l'utilité est essentielle à la constitution du concept d'ustensilité. Cette relation est découverte en même temps que l'outil puisque quand je considère un outil, je considère son degré d'utilité et je le sélectionne en fonction de son utilité. L'utilité est la mise en oeuvre du "bon-pour "(Um-zu) et est une relation fondamentale qui confère une unité au monde. "L'ouvrage qui s'offre en premier lieu à la préoccupation, le travail en chantier, manifeste d'emblée, dans l'utilité qui lui est essentielle, le pour-quoi de son utilité »43(*). Cette phrase montre bien que l'utilité n'est pas une propriété de l'ustensile mais une appropriété. Elle est ce qui lie organiquement les diverses modalités de la maniabilité, de l'employabilité, de la serviabilité et ce qui les oriente vers un "à quoi final "(Worumwillen).

b) le jeu du signe et du renvoi

L'ustensile renvoie toujours à quelque chose d'autre qui renvoie lui-même à autre chose : la totalité de ces renvois forme le monde de la préoccupation quotidienne. Or, il semblerait que l'utilité, en tant que structure signifiante des modalités de l'ustensilité ait un rapport essentiel à ce renvoi constitutif du monde. Au paragraphe 17 d'Être et Temps, Heidegger écrit que "c'est au contraire dans la structure d'être de l'outil, dans l'utilité-pour...que se fonde le "renvoi "en tant que signalisation »44(*). Le "renvoi "en tant que "signification "est une connexion avec autre chose : l'utilisation (die Benutzung) d'un outil peut renvoyer à un autre outil mais aussi à l'utilisateur potentiel d'où une singularité de ce renvoi. Le renvoi n'est pas forcément un renvoi objectif c'est-à-dire d'objet à objet, il est un renvoi à toutes les formes de présence. L'ouvrage (Werk) contient aussi un renvoi à des matériaux. "Le marteau, les tenailles, le clou, renvoient en eux-mêmes à l'acier, au fer, au minerai, au bois »45(*). Le processus de la fabrication est une utilisation de quelque chose pour quelque chose, le renvoi intervenant dans une série. Le renvoi subsiste également dans la production industrielle. "[le] renvoi constitutif n'est même pas absent de la production en série ; il y est seulement indéterminé et n'y renvoie qu'à un individu moyen et indifférent »46(*). Cet individu moyen est indifférent désigne l'usager, non pas dans sa singularité mais dans son caractère universel de consommateur. "L'individu moyen et indifférent "nous renvoie à "l'être-moyen "(Durschnittlichkeit) : l'être-moyen désigne l'ensemble des modes d'être réels ou possibles de l'homme, comme une sorte de statistique moyenne des manières selon lesquelles les hommes particuliers se déterminent dans le monde. Ce renvoi rapproche également l'ouvrage de sa finalité : "la chaussure à produire est faite pour être portée, la montre à fabriquer est faite pour indiquer l'heure »47(*). Remarquons dans cette phrase les infinitifs ayant une valeur de finalité ; l'infinitif est le mode de l'inactualisé. Ainsi, le "à fabriquer », le "pour indiquer l'heure "impliquent une actualisation et cette actualisation est faite par l'être-là, en l'occurrence l'homme. Bref, "le mode de renvoi qu'est "l'utilité-pour "(Dienlichkeit zu) est une détermination ontologico-catégorielle de l'outil comme outil. »48(*) Le terme "ontologico-catégorielle "définit en clair la marge de l'utilité : celle-ci regarde les catégories de l'ustensilité en même temps que le plan ontologique de ces catégories. Elle est donc un lien finalisé et on pourrait dire, en termes hégéliens, que le "renvoi "a besoin d'une médiation pour s'accomplir effectivement. Pour montrer le phénomène du renvoi, je dis montrer car l'explicitation (Auslegung) phénoménologique que nous propose Heidegger est une monstration (Aufweisung) et non une démonstration, il analyse un utilisable fait pour montrer : le signe.

Si le renvoi est la présupposition ontologique de l'ustensile, le signe lui, est la matérialisation et l'outil-véhicule de ce renvoi. Dans le signe (Zeichen), l'utilité coïncide avec le caractère de renvoi ; le signe n'a pas d'autre usage que celui de renvoyer. Il est une signification du caractère d'être-utilisable et du caractère de renvoi et il manifeste donc l'essence de toute chose intra-mondaine. Si le monde est la totalité des instruments de l'homme, les signes sont les modes d'emploi de ces instruments. L'utilité se situe plus dans la signalisation c'est-à-dire ce qui relie et qui est fondement de tout signe. "Le signe est ontiquement un étant disponible (ein ontisch Zuhandenes) qui, en tant qu'outil déterminé, fonctionne de manière à nous annoncer la structure ontologique de l'être-disponible, des systèmes de renvois et de la mondanéité »49(*). Nous sentons bien à travers cette phrase le jeu existant entre le signe et le renvoi : le signe est une fonction de l'utilité et c'est même l'être-utile de l'utilité. Certes, en tant qu'être-utile particulier, il appartient au plan ontique mais dans son utilité, il révèle une "structure "ontologique ; l'utilité se situe dans ce balancement. Elle tend, à partir du plan ontique, à se diriger vers le plan ontologique. Le signe nous fait pressentir une Vor-struktur car il nous fait anticiper la structure ontologique de l'ustensilité et de l'instrumentalité ; il nous permet d'apercevoir "l'originarité" de la structure.

Le plan ontique et le plan ontologique ne sont pas séparés chez Heidegger mais il existe plutôt un jeu de correspondances et d'entrelacements entre ces deux plans. Peu à peu, la notion d'être-au-monde en vient à se préciser à travers la découverte de l'instrumentalité constitutive des choses puis du signe comme coïncidence du caractère d'être utilisable et du caractère du renvoi. Il ne faut pas oublier que l'être-au-monde est une "structure fondamentale de l'être-là "; c'est un "a-priori "qui "n'est pas une détermination composée d'éléments divers », c'est-à-dire un "a-priori "kantien où il y aurait une synthèse du divers "mais une structure originaire et nécessairement totale »50(*). Le signe nous dévoile la structure ontologique de la mondanéité dans un horizon de significations posé par le langage. Le monde est une totalité de rapports et de renvois signifiants qui mettent en jeu une compréhension. C'est le discours avec ses différentes articulations qui met en perspective l'utilité d'une chose. C'est le discours qui nous apprend à quoi peut servir une chose et comment s'en servir. C'est le discours qui lie l'utilité d'une chose à son utilisation possible. Et c'est enfin dans le discours qu'une véritable significabilité (Bedeutsamkeit) se déploie, la significabilité désignant l'ensemble des rapports de significations. «La compréhension est un projet (Entwurf) en tant qu'elle est une façon de posséder la totalité des significations qui constituent le monde avant de rencontrer les choses particulières mais cela n'arrive que parce que l'être-là est constitutivement pouvoir-être et ne peut rencontrer les choses qu'en les insérant dans son pouvoir-être, autrement dit en les comprenant comme des possibilités ouvertes »51(*) écrit Gianni Vattimo dans son Introduction à Heidegger. La compréhension est l'anticipation du rapport utilitaire que nous avons à la chose, elle est une façon de s'approprier déjà les choses, Gianni Vattimo écrivant "avant de rencontrer les choses particulières ». Autrement dit, la rencontre avec les choses s'effectue d'abord dans le langage parce que le langage rend déjà présent la chose. On note une insertion des ustensiles dans le discours. Ce dernier est utile en ce qu'il met en lumière l'utilité : il éclaire notre rapport à la chose, il la fait entrer dans un projet d'existence. Le "pouvoir-être "de l'être-là est la projection de notre visée sur la chose et la possibilité de modifier cette projection qui est une forme du projet. Or, si l'utilité nous mène à ce réseau de significations et à cette significabilité en tant qu'ensemble de références (Be-deuten signifiant se référer à), ces références sont nécessairement prises dans une relation temporelle.

Il faut maintenant éclairer le rapport de l'utilité à la temporalité (Zeitlichkeit). Dans ce nouvel horizon, on pourrait distinguer deux principales sphères temporelles, celle du présent et du futur proche et celle d'un passé de l'utilité. L'utilité est d'abord une projection vers un futur proche d'utilisation : je comprends que cette chose m'est utile, soit parce que je peux l'utiliser maintenant, soit parce que je l'utiliserai. Elle est un transport de "l'utiliser" dans le temps, elle pose un horizon. Le remplissement de l'horizon sera un moment kairétique de l'activité de l'homme car il saura précisément le moment opportun où il faudra utiliser la chose. L'avenir de l'utilité est vu comme un transfert de l'être du présent. Cela n'est pas sans nous rappeler la conception hégélienne du temps dans les Manuscrits d'Iéna de 1805-1806 où Hegel montre que l'avenir n'est jamais représenté de manière négative. Il est conçu plutôt comme un "acte non-existant de dépasser l'être "(das nicht-seienden Aufheben). Chez Heidegger, l'anticipation de l'avenir qui s'apparente à cet "acte non-existant de dépasser l'être », c'est-à-dire cet acte en puissance qui ne réalise pas encore son actualisation, met en jeu ce qu'il appelle la "prévoyance ». La prévoyance est justement la préoccupation orientée vers l'avenir qui est un pas encore, elle est la position d'une visée d'un étant et d'une finalité ou plutôt une destination (Bewandtnis). La destination est la mise en évidence d'une finalité concrète et finie déterminant un "à quoi ». Si nous reprenons la différence hégélienne dans la préface de la Phénoménologie de l'Esprit entre le Ziel (but extérieur) et le Zweck (finalité interne), la Bewandtnis est plus proche du Ziel que du Zweck. Le monde de l'ustensilité et de l'utilité est un monde très concret non pas au sens philosophique mais au sens de la quotidienneté , de la banalité. La prévoyance est donc l'ouverture des possibilités d'utilisation sur l'avenir, qu'il soit proche ou un peu plus lointain. Mais il existe un passé de l'utilité, une mise en perspective des ustensiles et de leur utilisation dans le passé. C'est d'ailleurs souvent cette mise en perspective dans le passé qui révèle l'utilité de ces ustensiles. Curieusement, cette mise en perspective s'effectue à partir de l'inutilité ; en effet, dans le paragraphe 16 d'Être et Temps, Heidegger montre qu'un outil possède un mode d'être fini dans la mesure où du jour au lendemain, il peut devenir inutile, c'est-à-dire indisponible : l'outil est devenu inutile parcequ'inutilisable. Il passe ainsi d'un être-disponible (Zuhandenheit) à un être-subsistant (Vorhandenheit). Cela est vécu comme une régression du point de vue de la sphère de l'utilité. "L'outil est devenu quelque chose qu'on a laissé traîner et qu'il faudrait écarter ; ce besoin d'éloignement manifeste que l'étant disponible demeure toujours un étant disponible, bien que son mode de présence soit devenu celui de l'être-subsistant »52(*). L'outil inutile encombre ; le "quelque chose qu'on a laissé traîner "marque une indifférence, une passivité de l'outil. L'absence de disponibilité renvoie à une indifférence de l'homme : l'homme ne fait plus attention à l'outil car il a remarqué que celui-ci était inutilisable. L'outil inutilisable ne renvoie à aucun autre outil car il implique une rupture du "système de renvois "et c'est par cette perturbation qu'il se fait remarquer (Auffälligkeit). Il "faudrait écarter "cet outil dans le sens où il gêne, il dérange notre activité. Un ustensile vous manque et tout vous semble inutile ; l'ustensile hors de portée fait apparaître l'ensemble du complexe dont il est excepté comme importun (Aufdringlichkeit). L'ustensile obstrue la préoccupation et cette obstruction (Aufsässigkeit) la dénonce comme ce avec quoi il faut en finir, un être subsistant. La structure de renvoi est perturbée et c'est dans cette perturbation qu'elle s'explicite phénoménologiquement comme structure. L'outil inutilisable se différencie de la sphère des ustensiles en ce qu'il est hors d'usage et qu'il échappe à la praxis. S'il est "devenu "inutilisable, c'est qu'il a été utile et c'est pourquoi il désigne un passé de l'utilité. L'homme prend conscience de l'importance de cet outil dans le réseau mondain et déplore la perte de son utilité. D'une manière générale, on peut dire que l'ustensile, en tant qu'ustensile n'est pas ostensible ; il ne se fait remarquer que quand il devient simple être-subsistant et perd son caractère d'ustensile actif : il n'est ustensile que par référence au passé. Ce constat infirme une définition ludique qu'avait élaborée Francis Ponge dans Méthodes concernant l'ustensile : "Littré dit qu'ustensile vient d'uti (servir,racine d'outil) et qu'il devrait s'écrire et se dire ustensile. Il ajoute que l's est sans raison et tout à fait barbare. Je pense, pour ma part, qu'il a été ajouté à cause justement d'ostensible et qu'il n'y a là rien de barbare, quelque chose au contraire d'une grande finesse »53(*). Pour Heidegger, l'ustensile n'est pas "ostensible "car ce qui est "ostensible "c'est-à-dire ce qui apparaît au sein de la manifestation, c'est le complexe dans lequel s'insère l'ustensile. Ce n'est pas l'être-ustensile qui se fait remarquer mais l'être de l'ustensile, à savoir sa référence à un complexe d'ustensiles. En fait, c'est bien plutôt l'ustensilité qui est ostensible et non l'ustensile. L'homme n'aurait jamais pris conscience d'une perte d'utilité si l'outil n'était pas devenu inutile. L'inutilité renvoie elle-même à une utilité passée et en ce sens on peut dire que l'inutilité a une certaine utilité dans la mesure où elle fait prendre conscience à l'homme de la valeur des choses.

Comme l'écrit Hegel dans ses Manuscrits d'Iéna(1805-1806), le temps s'abîme lui-même dans le passé comme dans sa propre totalité. Le passé se dépasse et l'inutilité est remplacée par l'utilisation d'un autre outil. "Le présent n'est ni plus ni moins que l'avenir et le passé. Ce qui est absolument présent ou éternel, c'est le temps lui-même, en tant que l'unité du présent, de l'avenir et du passé »54(*). Cette définition du présent selon Hegel peut se rapporter à une définition du présent de l'utilité. Le passé est présent dans l'utilité par l'inutilité d'un outil et l'avenir est aussi présent comme une possibilité d'utilisation : le présent est cette simultanéité de l'avenir et du passé, c'est l'immédiateté du temps absolument médiatisée. On peut facilement prolonger la réflexion menée par Heidegger avec Hegel même si Hegel ne parle pas directement de l'utilité dans ses Manuscrits d'Iéna. Le temps est ce qui se défait et se fait, se refait de même que l'utile est ce qui devient inutile et ce qui, à partir de cette inutilité, peut redevenir utile. Le maintenant se dépasse toujours, il est même immédiatement l'acte de se dépasser lui-même, il est gegenwart. L'utile est en train de s'utiliser, il devient pleinement utile. Pour Hegel, le passé est la négation de la négation du maintenant : si nous transposons ce schéma au temps de l'utilité, nous avons la chose utile qui se nie dans le présent dans le fait qu'elle devient inutile mais qui affirme par ailleurs son utilité ; elle affirme son utilité passée dans le présent et c'est en cela que son inutilité est utile. Chez Heidegger, le temps et la temporalité restent prises dans un horizon de monstration et non à l'intérieur d'une dialectique comme c'est le cas chez Hegel car pour ce dernier, le temps réel est la totalité dialectique des trois moments du maintenant, de l'avenir et du passé. Le jeu du signe et du renvoi nous a permis de comprendre le caractère fort de relation (Beziehung) que possède l'utilité.

la technique comme unification des figures de l'utilité : calculabilité, maîtrisabilité, disponibilité

Le premier aspect que prend l'utilité technique chez Heidegger est la calculabilité qui désigne une volonté de déterminer scientifiquement tous les phénomènes, de les planifier et de les prévoir. La calculabilité est le calcul poussé à sa limite, le calcul qui clôture le sens du monde et détruit son énigme. Dans sa conférence Science et Méditation, Heidegger définissait le calcul ainsi : "Au sens large et essentiel, calculer veut dire : compter avec une chose, c'est-à-dire la prendre en considération, compter sur elle, c'est-à-dire la placer dans notre expectative »55(*). La calculabilité est une dénaturation du calcul puisque l'objectif n'est pas de "prendre en considération "la chose et de la placer dans un horizon ni même de la déterminer mais de la soumettre. Hegel avait déjà montré que la pensée de l'utile était une pensée qui comptait, qui calculait ses avantages et ses inconvénients. Or, cette pensée de l'utile est ici atteinte par une excroissance dans son principe, excroissance qui est due aux circonstances c'est-à-dire l'époque utilitaire. L'utilité est mise en danger, elle risque d'être détruite par son excroissance. La raison elle-même se réduit à une raison instrumentale, une raison calculante et opérationnelle. C'est la calculabilité qui pousse à l'applicabilité c'est-à-dire l'application de toutes choses et c'est la calculabilité qui est responsable de cette effectivité ravageuse qui ne sait pas ce qu'elle effectue mais effectue. L'homme recherche et obtient toujours davantage par la calculabilité universelle l'extrême sécurité. Le sacré lui-même est oblitéré par ce calcul effréné : alors que l'homme, par la recherche du salut, voulait son assurance dans le monde suprasensible, avec la certitude mathématique et le projet technologique, il recherche une assurance dans le sensible. On comprend ainsi pourquoi l'époque technique est encore plus métaphysique : l'homme veut systématiquement fermer toute perméabilité entre le sensible et le suprasensible. Heidegger analyse cette figure de la calculabilité à travers le Surhomme nietzschéen : le premier Surhomme, celui qui nous intéresse ici, est le Surhomme comme fonctionnaire de la Technique qui façonne rationnellement quoiqu'instinctivement (la rationalité est devenue une pulsion effrénée) avec le talent d'un artiste calculateur. L'autre Surhomme est le Surhomme comme modèle de détachement, de Gelassenheit, à l'égard de l'époque tout entière, le berger de l'Être. Le premier Surhomme calculateur est une sorte de Sur-technocrate qui se sert de la domination technique à laquelle il s'assujettit lui-même afin d'utiliser toutes les possibilités techniques. L'homme veut devenir le "législateur exclusif »56(*)car par le calcul, il ne veut pas déshumaniser le monde mais au contraire l'humaniser ; il croit qu'en sommant et en soumettant tout étant à l'homme, il le rend encore plus humain. "C'est dans l'inconditionnelle humanisation de tout étant qu'il lui faudra chercher le vrai et le réel »57(*). Cette "inconditionnelle humanisation "montre que l'homme cherche son sens et ses valeurs par lui-même. L'humanisation est pour lui synonyme d'asservissement du monde extérieur mais il ne peut comprendre qu'à travers cette attitude, c'est lui-même qui s'asservit. Nous ne sommes pas très loin de la dialectique du maître et de l'esclave que nous développerons un peu plus loin. Plus l'homme veut dominer le monde, plus celui-ci se rétracte et plus l'homme s'aliène dans un comportement inhumain. Or, "l'humanisation "signifie ici maîtrise de l'humanité et cette humanité montre que le calcul est sous-tendu par une volonté. La volonté dans ce cas, est une volonté de volonté ou volonté de puissance en ce sens que l'homme veut s'effectuer lui-même et devenir le maître du monde sensible. "La métaphysique est anthropomorphie- le fait de structurer et de concevoir le monde à l'image de l'homme»58(*). Par le calcul, l'homme se substitue à dieu et veut déterminer tous les contours de son image ; le Surhomme calculateur n'est pas une expression explicitement employée par Nietzsche, cela reste une interprétation de Heidegger. Le calcul est même étranger au perspectivisme nietzschéen mais ce qui est intéressant, c'est qu'Heidegger montre que la métaphysique s'accomplit également chez le critique de la métaphysique qu'est Nietzsche : de là, il tire le lien entre la volonté et le calcul et cette calculabilité car Nietzsche n'a pas pensé ce lien quand il a défini la volonté de puissance. L'homme est homme "en tant que maître d'exercer inconditionnellement la puissance avec les moyens de puissance entièrement ouverts à lui sur cette terre»59(*). L'adverbe "inconditionnellement "souvent employé par Heidegger, indique que cette volonté de volonté veut absolument tout régir dans le monde sensible ; il ne peut y avoir de conditions, il ne peut y avoir de médiations. Notons qu'Heidegger prend le terme "volonté de puissance "à contresens puisqu'il l'identifie presque à la puissance de la volonté. Les "moyens "doivent être parfaitement adaptés à cette volonté qui a tendance à oublier ses fins.

À travers cette phrase, on peut dégager la deuxième manifestation de l'utilité technique qui est la maîtrisabilité c'est-à-dire la maîtrise inconditionnée de l'étant et de son sens. Les "moyens de puissance entièrement ouverts à lui sur cette terre "évoquent la maîtrise de la Terre au sens de l'exploitation et la domination technologique planétaire : il faut maîtriser la totalité de l'étant, l'adverbe "entièrement "faisant écho à l'adverbe "inconditionnellement ». Cette forme de la volonté de la volonté et du nihilisme post-moderne se caractérise par la planification et l'équipement, une politique dirigée et des idéaux surhaussés. L'étant, c'est-à-dire tout ce qui est, n'est pas seulement contrôlé, il est maîtrisé. L'utilisateur, après avoir calculé et prévu son utilisation, exige la maîtrise de ce qu'il utilise, il veut une soumission complète car il veut plier les choses à sa volonté. Cette maîtrisabilité est inventée à l'aube de l'époque moderne puisque c'est avec Descartes que l'homme doit se considérer comme "maître et possesseur de la nature. "La nature est totalement objectivée : " Dès lors la nature devient objet (ob-jectum), l'objet n'étant rien d'autre que "ce qui n'est projeté qu'à moi (das mir Entgegengeworfene)"60(*). Le projet de l'homme est en fait un pro-jet c'est-à-dire que l'objet n'échappe pas à sa soumission, il est littéralement jeté devant lui. En outre, la maîtrisabilité n'est possible que grâce à la physique et à la mathématique. Plus le lien entre la physique et la mathématique se constitue pour devenir la physico-mathématique, plus la calculabilité amène une maîtrisabilité encore plus forte. De Galilée à Niels Bohr, Max Planck dont Heidegger rappelle la devise (« Est réel ce qui est mesurable »), et Eisenberg, cette maîtrisabilité est permise grâce à un accroissement du savoir : l'homme n'est plus à la mesure de la nature, c'est la nature qui doit être à la mesure de l'homme. Depuis Descartes, la technique ne repose plus sur la physique, mais au contraire la physique sur l'essence de la technique qui est la volonté de puissance en tant que puissance de la volonté, c'est-à-dire une volonté de domination humaine et qui finit par devenir in-humaine. Dans les séminaires du Thor de 1966 et 1969, dans le séminaire de Zähringen, Heidegger réfléchit sur toutes les implications de la technique moderne. Dans le séminaire du Thor de 1966, il écrit : " Le caractère déterminant de la physique mathématique à l'intérieur de la science moderne en général se marque par exemple aujourd'hui en ceci, que la biologie devient une biophysique, et que c'est seulement en tant que biophysique que la biologie contemporaine peut prévoir et préparer la maîtrise de la genesis de l'homme. Dans les sciences sociales s'effectue la même transformation : l'anthropologie devient une anthropophysique, où le traitement mathématico-statistique des données constitue la méthode essentielle. Plus généralement, on voit que la cybernétique est le carrefour de la science actuelle »61(*). La maîtrisabilité opère une "transformation "en ce sens qu'elle implique une connexion et une collusion systématisées entre toutes les formes de savoir. Elle vise un savoir absolu antihégélien puisque ce savoir est prisonnier d'une volonté de domination : il n'est pas libéré comme chez Hegel où le savoir philosophique est absolutus, c'est-à-dire délié, délivré et pris dans sa totalité. La maîtrisabilité nie la spécificité du savoir car elle veut unifier tous les moyens et les asservir à une même fin, la maîtrise. "Biologie », "anthropologie "sont dépassés, ils deviennent "biophysique », "anthropophysique ». On a une mutation du savoir qui est radicale et celle-ci était préparée dès Descartes et Galilée. La maîtrisabilité a pour but de "maîtriser la genesis de l'homme ": Heidegger emploie exprès le mot grec pour montrer la transformation du sens du monde antique par le monde moderne et post-moderne. La modernité a préparé la post-modernité, la métaphysique des valeurs a préparé l'unification des valeurs dans la volonté d'une maîtrise absolue.

Du fait de la calculabilité et de la maîtrisabilité, l'homme veut se rendre disponible le monde et la nature : la troisième forme de l'utilité est la disponibilité (Verfügbarkeit) qui est une insistance sur le "disposer "dans la disponibilité elle-même. Elle n'a plus rien à voir avec l'étant disponible, le suffixe allemand -barkeit marquant toujours une certaine insistance. Plus la technique moderne se déploie, plus l'objectité, Gegen-ständlichkeit, se transforme en Beständlichkeit (se tenir à disposition). On n'a plus de Gegenstände mais des Bestände c'est-à-dire des étants disponibles pour la consommation. La technique est l'unification des figures de l'utilité et l'essence de la technique est responsable de cette unification, de cette liaison systématisée. L'essence de la technique s'enracine dans ce que Heidegger appelle "l'arraisonnement »(Ge-stell). Par son préfixe Ge-, le Gestell désigne le rassemblement de tous les modes du Stellen (Herstellen qui signifie fabriquer, Nachstellen régler et Bestellen commander) c'est-à-dire tous les modes d'une position qui est une disposition. Il y a un échange entre toutes ces opérations, le Gestell est l'achèvement radical de la métaphysique et marque une transition entre l'époque de l'objectivité et l'époque de la disponibilité. "Tout l'étant en sa totalité prend place d'emblée dans l'horizon de l'utilité, de commandement, ou mieux encore du commanditement de ce dont il faut s'emparer »62(*). Heidegger essaie de trouver le vocabulaire adéquat à cette provocation et cette utilisation forcée des Bestände, des réserves. Ce qui semble intéressant dans cette citation, c'est le rapprochement des termes "utilité », "commandement "et "commanditement ». On commandite la chose, on la commande sans aucune concession à être utile, on la condamne dans son utilité. La chose n'est plus utile, elle doit être utile, son essence étant réduite à un devoir-être. Le monde scientifique devient cybernétique, c'est-à-dire commandé de part en part par cette exigence d'utilisation. Dans une conférence tenue le 4 avril 1967 à l'Académie des sciences et des arts d'Athènes, Heidegger rappelle les caractéristiques de ce monde cybernétique. "Le projet cybernétique du monde suppose, dans sa saisie préalable, que la caractéristique fondamentale de tous les processus calculables du monde soit la commande »63(*). Il rappelle à juste titre que "le mot kubernétès est le nom de celui qui tient les commandes. "Cette «saisie préalable », c'est évidemment la position d'un horizon d'utilité synonyme d'un horizon commandé ou plutôt télécommandé. On se rend ainsi compte que la calculabilité est aussi maîtrisabilité et vice versa et donc qu'il y a une correspondance circulaire entre les différentes figures de l'utilité comme Hegel l'avait remarqué quand il évoquait une ciculation de l'être-pour-un-autre à l'être-en-soi et l'être-pour-soi. Mais cette circulation n'étant pas une circularité commandée, elle se développait librement ce qui explique cette liberté et cette clarté à l'époque des Lumières. Alors que l'utilité ouvre un monde à l'époque des Lumières, elle en ferme un à l'époque technique. La détermination ontologique du Bestand n'est plus la Beständigkeit (la permanence constante) mais la Bestellbarkeit, la possibilité constante d'être commandé et commandité c'est-à-dire d'être à disposition en permanence. Dans la Bestellbarkeit, l'étant est posé comme fondamentalement et exclusivement disponible, disponible pour la consommation dans le calcul global. La disponibilité est une coappartenance entre la Verfügbarkeit (mettre à disposition) et la Bestellbarkeit (commanditement).

Grâce à une unification de la calculabilité, de la maîtrisabilité et de la disponibilité, l'utilité est devenue le calcul global de l'être-utile. L'utilité n'est pas l'addition de ces trois figures mais leur expression fondamentale qui se traduit de manière phénoménale. Quand on dit calculabilité, la maîtrisabilité et la disponibilité sont immédiatement convoquées. L'utilité est le critère de l'humanisation forcée, elle est le sensible maîtrisé par l'être sensible qu'est l'homme. Son horizon est étendu à toutes les sphères et tous les compartiments qui touchent à l'homme. Grâce à l'évaluation chiffrée qui laisse croire que toute déficience, toute misère sont calculables, la technique réintègre la "détresse "dans son projet. Les contreprojets, tels que la préservation écologique de la nature, appartiennent aussi entièrement à son règne planétaire. Heidegger affirme que la détresse vient de l'absence de détresse due au calcul. Plus il y a détresse, plus il y a détresse de l'absence de détresse. L'unité symbolique de l'homme est menacée car la calculabilité s'étend jusqu'aux formes les plus cachées : l'instrumentalisation du langage, l'effacement du sacré. Le langage devient purement informationnel, véhiculé par des messages préétablis ; il n'est plus qu'un outil de communication. L'utilité se fond dans un utilitarisme qui se prétend humaniste et au service de l'homme et qui ne fait que l'asservir en le déracinant du sacré, de la parole et de tout ce qui fait de l'homme un être symbolique. Il est intéressant de repérer le fossé existant entre Être et Temps et cette réflexion sur la technique. Ce fossé est dû à une réduction et une dégradation des catégories analysées dans Être et Temps. La calculabilité, la maîtrisabilité, la disponibilité qui sont les catégories de l'utilité sont la réplique et la dégradation exactes des trois catégories de l'ustensilité, à savoir la serviabilité, la maniabilité et l'employabilité. La calculabilité asservit et détruit la serviabilité, la maîtrisabilité dénature la maniabilité et l'employabilité est généralisée dans la disponibilité. L'utilité technique en tant qu'unification de ces catégories est une déformation profonde de l'ustensilité et donc une menace quant à la préservation de la mondanéité du monde. La calculabilité, la maîtrisabilité et la disponibilité ne révèlent plus un monde mais l'absence et l'effacement d'un monde par la destruction de son caractère mondain. Ces figures sont les cas extrêmes des figures de l'ustensilité parce qu'elles saturent l'univers des renvois qui caractérisait la mondanéité du monde. Il faudrait trouver un contrepoids dans l'utilité elle-même qui puisse contrebalancer la collusion systématisée entre la maîtrisabilité, la disponibilité et la calculabilité. La pensée calculante est-elle la seule pensée utile à l'homme ?

3) pour la pensée d'un espace de l'utilité

Ces différentes figures évoquées ci-dessus permettent de constituer un espace propre, l'espace de l'utilité en tant qu'espace potentiellement utilisable et donc en tant qu'espace utilitaire uniformisé. Cet espace est un espace public qui n'est pas propre au Dasein mais disponible à tous les étants qui sont en mesure de l'utiliser. C'est l'espace de la quotidienneté, du "on », l'espace de l'usure et de la consommation où tout est fonctionnel. L'être-là a perdu sa "mienneté" (Jemeinigkeit), il n'est plus qu'un point physico-mathématique, point repérable grâce au dispositif technologique sur cet échiquier de la consommation. S'il y a un espace de l'utilité, il existe aussi un temps de l'utilité, temps qui se caractérise essentiellement par la vitesse. Le développement technologique est un processus de réduction universalisé : on veut réduire l'espace à une proximité dénaturalisée et le temps à l'instant et à la vitesse de l'instant. Cet espace est marqué de manière négative chez Heidegger, c'est un espace inauthentique, réducteur et indifférencié. Il n'existe plus de spatialité possible dans cet espace.

Si je définis la spatialité par l'ouverture de l'espace et la spatialisation par l'activation de cette spatialité, je constate que l'espace utilitaire est une fermeture calculée de cette spatialité. La technique exige la destruction de la terre et son remplacement par un espace neutre uniforme et universel. La technique réalise la spatialisation c'est-à-dire la maîtrise absolue de l'espace (dont la conquête de l'espace cosmique n'est qu'une conséquence). La spatialisation annule non seulement la spécificité du lieu mais la capacité des choses de rassembler elles-mêmes l'espace et de révéler à partir d'elles des lieux. La spatialisation, l'uniformisation et la calculabilité de toutes les relations introduit ce que Heidegger appelle le "sans-distance », ce qui abolit toute forme de distance. La spatialité aurait pu être une ouverture décisive sur la question de l'Être mais l'homme préfère la fermer, pour se rassurer et rester prisonnier à l'intérieur d'un espace clos. Pour prendre le contrepied de la formule d'Alexandre Koyré, nous ne sommes pas passés du monde clos à l'univers infini mais de l'univers infini au monde clos ou pour le dire de manière plus extrême, du monde au non-monde. Le processus destructeur de la spatialité est semblable au processus de destruction de la temporalité. Le temps ordinaire réduit la temporalité, il est un temps nivelé, rabattu à une série uniforme, infinie, irréversible de "maintenant" identiques, assimilés à des points mathématiques. En effet, la temporalité est marquée par sa tension interne vers une limite, elle-même trace de mon rapport à la mort. Or, le temps objectivé de la science est dispersion pure : il n'a aucune unité intrinsèque, ni commencement, ni fin, il est illimité, mais il n'est ainsi que par la transposition ou l'objectivation de la temporalité du "On", qui lui-même ne meurt jamais et se perpétue indéfiniment sans pouvoir commencer, ni finir. Ainsi, l'espace et le temps sont des identités vides répétées indéfiniment : l'espace est la répétition du point indifférencié et le temps est la répétition de l'instant indifférencié. Comme le dirait Hegel, l'identité qui n'est pas passée par la différence et la différenciation, est une mauvaise identité, une identité abstraite et vide de contenu car ce contenu est apporté par la différence. Le règne utilitaire n'est pas seulement un règne de l'indifférenciation mais un règne de la répétition neutre. Tout se calcule en termes de distance et de vitesse : or, plus on se rapproche de la chose qu'on veut utiliser, plus on force ce rapprochement et plus son essence se voile et s'occulte. C'est bien la preuve que l'espace de l'utilité n'est pas un espace ontologique et que ce dernier, que nous étudierons ultérieurement, a d'autres caractéristiques. L'essence reste un éloignement car plus on s'éloigne d'elle, plus en fait on se rapproche d'elle : l'essence se joue des distances, elle se moque de la précision des calculs scientifiques, elle est indifférente à l'indifférence scientifique car elle est différence. L'essence exprime sa différence ontologique. L'utilité déracine le rapport que nous avons à l'essence en le remplaçant par une distance : l'utilité utilitaire est un processus de réduction, une réduction qui n'est pas eidétique au sens husserlien, mais une réduction qui est une restriction et une borne : elle est un écran. Elle est un écran parce qu'elle nous masque notre rapport à la chose et en même temps elle est un écran électronique qui permet de repérer tous les êtres-utiles. On a une coexistence du distancement calculé et de la proximité des choses ; l'espace de l'utilité est l'espace objectivé par le sujet, l'espace galiléen, l'espace physico-mathématique, espace d'aplanissement et d'annulation de toute profondeur. L'espace physico-mathématique est géométrisé, il est une objectivation incessante du sujet et une neutralisation du Dasein.

Mais quel est le rapport de l'homme à cet espace ? Or, pour cela, il nous faudrait quitter le Heidegger de l'après-guerre, c'est-à-dire le Heidegger de la critique de la technique pour revenir vers le Heidegger d'Être et Temps. L'homme a d'abord un rapport spatial au complexe d'ustensiles constitué par le monde. La proximité de l'ustensile est déjà suggérée par le terme qui en exprime l'être : être-à-portée-de-main (Vorhandenheit). Cet étant "à portée de la main" possède toujours une proximité variable. La place d'un ustensile se détermine, en tant que place de cet ustensile pour..., à partir de la totalité des places, orientées les unes par rapport aux autres, du complexe des ustensiles à portée de main dans le monde ambiant. Le terme "main" est très important car c'est la main qui concrétise l'espace, c'est la main qui spatialise mon rapport au monde. "L'étant disponible de la praxis quotidienne possède un caractère de proximité. Cette proximité de l'outil se trouve aussi indiquée par le terme allemand qui exprime son être-disponible, à savoir Zuhandenheit". 64(*) La Zuhandenheit est le propre de ce qui est zur Hand c'est-à-dire sous la main. Heidegger montre que la relation à l'espace est sous-entendue par la langue allemande car elle est présupposée. La Zuhandenheit présuppose une relation spatiale, elle convoque d'emblée l'homme dans cet espace ustensilier. Mais Heidegger dit que "l'étant disponible" a un "caractère de proximité", ce qui veut dire que la "proximité" elle-même ne se réduit pas à ce "caractère". Ce "caractère de proximité" est la première détermination ontico-catégoriale de la "proximité" mais la "proximité" d'une chose ne se résume pas à ce "caractère". À l'homme d'essayer de se rapprocher de cette proximité dans une approximation ontologique ; à lui de s'ouvrir à l'essence de la proximité qui caractérise l'essence de la chose. À l'homme de se réorienter et d'affirmer un là (Da) qui ne soit pas empêtré dans le domaine ontique, mais un là qui assume son origine ontologique. L'homme ne doit pas seulement se positionner dans le monde, il doit s'orienter et parfois se réorienter, sinon il serait au même niveau que les outils. Car l'outil a une place et "la place est l'ici et là où un outil doit se trouver". 65(*) Si cet outil "doit se trouver", c'est qu'on peut calculer sa place et la repérer logiquement. L'espace utilitaire s'enracine dans un espace de l'ustensilité qui est le premier rapport au monde en tant qu'il est spatial : l'être-là se trouve toujours déjà orienté en un monde qui lui est disponible. "L'être-là, est spatial par le fait que, dans la préoccupation prévoyante, il découvre l'espace, en telle sorte qu'il se rapporte constamment aux étants en les é-loignant". 66(*) L'être-là est dans "la préoccupation prévoyante" c'est-à-dire qu'il est ouverture sur l'espace et le temps, la prévoyance déterminant un futur proche. Pour découvrir l'espace, l'être-là est obligé de différencier ce qui constitue cet espace et pour différencier, il éloigne. L'éloignement est une caractéristique essentielle de la différenciation et nous comprenons pourquoi la différenciation ontologique à laquelle Heidegger nous invite pour nous rapprocher d'une chose et de son essence, passe par l'é-loignement (Entfernung) de cette chose. Le Dasein se caractérise par cet "éloigner" (Entfernen) et ce "situer" (Ausrichten) car tout Dasein commence par se situer dans le monde. Les existants intramondains composent un ensemble de relations modifiables, un tout de références plastiques susceptibles d'être saisis par le Dasein de façons très diverses, ils peuvent soutenir entre eux des rapports extrêmement variés. Ainsi offrent-ils au Dasein un champ qui permet à son action de se réaliser utilement. L'é-loignement (Entfernung) n'est pas une distance et la discrimination rigoureuse de la distance et de l'éloignement est primordiale à l'herméneutique de la spatialité : l'éloignement reste un "existential", il regarde le plan ontologique ; la distance demeure une catégorie, qui donne sur le plan ontique. On comprend à présent que le règne de la technique est un oubli de cette première différenciation spatiale et on peut dire que si l'espace de l'utilité s'enracine dans un espace de l'ustensilité, il n'empêche qu'il en est une déformation très dangereuse. La spatialité est présente dans l'espace de l'ustensilité, elle est absente de l'espace de l'utilité et remplacée par une spatialisation qui est processus de réduction spatiale. Cette spatialisation se traduit concrètement par un aménagement du territoire, c'est-à-dire une disposition des êtres-utiles sur un espace donné. L'espace de l'utilité devient une perte et non un gain ; on n'a plus affaire à un complexe d'ustensiles mais à des objets indifférents qui ne renvoient plus à rien, si ce n'est le tout de la technologie. Nous sommes obligés de réevaluer le rapport de l'utilité à l'ustensilité : l'utilité constitue non seulement une perte mais une perversion de l'ustensilité.

L'utilité convertit une spatialité en un espace où l'existence humaine ne peut s'exprimer que par la satisfactions des besoins vitaux. L'existence se trouve en fait résorbée dans la vie et les besoins. Je ne regarde plus l'objet comme un ustensile mais comme une réponse possible à la quête que j'effectue : l'objet n'est plus utilisé comme il doit l'être, il est absorbé, consommé et annihilé. Son "être-ustensile" disparaît dans la frénésie de la consommation. Mais l'utilité ne doit-elle se comprendre que dans un rapport à la chose ? Ne faudrait-il pas envisager un autre aspect de ce concept problématique?

Chapitre IV : l'utilité ne se limite pas à un rapport à la chose, elle n'est pas ustensilité en son fond mais plutôt la structuration d'un rapport social chez Hegel
elle est d'abord un rapport à la nature

L'utilité est l'exploration d'un rapport vivant de l'homme à la nature. Or, ce qui agit dans l'homme, c'est l'Esprit comme manifestation d'un être déjà-là face à la nature comme simple manifestation. Dans la Première philosophie de l'Esprit qu'il a rédigée à Iéna vers 1803-1804, Hegel étudie et tente de saisir la relation de l'Esprit à son extériorité naturelle. L'Esprit est d'abord saisi comme conscience qui détermine ses objets et qui les travaille de manière active. Dans cette Première philosophie de l'Esprit, Hegel introduit trois catégories fondamentales qui désignent trois modèles de relations interactives ayant une valeur comparable : le langage, l'outil et la famille. En effet, le langage qui est une représentation symbolique, l'outil qui se manifeste dans le travail et la famille qui montre une interaction et une réciprocité, médiatisent le rapport entre le sujet et l'objet. Ce que se propose Hegel, c'est de résorber l'opposition sujet-objet et de penser les premières déterminations de la conscience à la nature, c'est-à-dire ses premières incarnations. L'esprit n'est pas conçu comme le passage de la conscience à la conscience de soi comme il le sera dans la Phénoménologie de l'Esprit, mais comme le milieu de la conscience par lequel toutes les consciences communiquent. La conscience est le milieu où les sujets agissent ensemble, où ils se posent comme sujets dans une unité. Or, pour transformer la nature, l'homme utilise des moyens-termes (die Mitte). Le moyen-terme est ce par quoi l'homme agit sur un autre, il n'est pas encore la médiation (die Vermittlung) qui en tant que telle, ne se suffit pas et a besoin d'autres médiations. Le moyen-terme constitue le degré le plus pauvre de la médiation : il n'existe que dans une réciprocité première et pas encore dans une relation dialectique véritable. D'une certaine façon, le moyen-terme est protodialectique. Les catégories de langage, de l'outil et de la famille ne sont pas exactement des relations dialectiques mais protodialectiques qui animent une réciprocité humaine et une première négation de la naturalité environnante. Ce sont des media ontologiques qui sont en même temps des synthèses de l'aspect subjectif et de l'aspect objectif de la conscience. Hegel ne pense pas ici à une dialectique mais à une interaction entre les différentes consciences, les différentes synthèses de ces consciences. La conscience est pure négativité, elle nie de manière libre son environnement. C'est d'abord par le langage que la conscience nie son environnement naturel : "Dans la première puissance (le langage), la conscience s'est prouvé sa maîtrise idéale sur la nature"67(*). L'homme utilise des signes linguistiques non naturels pour s'exprimer. Il a besoin de se fabriquer une structure linguistique pour dire ce qui est déjà-là, pour dire la nature et pour se dire dans la nature. Il utilise alors la langue comme instrument détaché de la conscience qui est au service du langage en tant qu'activité signifiante. Ce langage est utilisé pour transmettre quelque chose à autrui. La conscience nie d'abord la nature de manière idéale et sa "maîtrise idéale" passe par une rupture avec l'être naturel. Nous sommes plongés dans une conscience théorique qui conçoit la nature mais ne la transforme pas encore. La conscience veut exister face à la nature, elle veut être d'abord mémoire et langage, bref entendement. Mais c'est dans la philosophie pratique, dans la praxis, que cette conscience va exister réellement et en particulier à travers le travail.

Le travail comme moyen-terme réel dans la relation de l'esprit à la nature

La philosophie pratique consiste simplement à croire que le Moi ne se réalise uniquement que par son rapport dialectique à la nature et qu'il constitue une confrontation réelle et non pas une rupture idéale. L'esprit, en se faisant pratique, ne se naturalise pas puisqu'il spiritualise ou humanise la nature. La nature réelle devient ici le contenu de la conscience. L'utilité n'est plus une utilisation idéale de signes linguistiques pour exprimer le contenu idéal de cette nature mais devient confrontation réelle à la nature et prend la forme d'une interaction et d'une liaison entre les différents sujets agissants. Si le langage semble un outil idéal et symbolique, le travail est un outil réel car il est le résultat d'une volonté qui se fait outil. L'homme doit transfigurer, mobiliser la matière inerte : la première définition de l'homme, c'est qu'il est essentiellement travailleur et technicien. Par sa nature même, l'homme doit nier la nature, supprimer la matière, la fixité et la finitude jusqu'à ce qu'elles cessent de résister à l'Esprit. L'Esprit n'est plus considéré comme la conscience mais comme la conscience agissante, la conscience en tant qu'elle est inquiète : cette conscience existe encore de manière négative, en tant qu'elle doit s'opposer à son autre, la nature. Le travail répond à un désir de l'homme qui est d'abord de satisfaire ses besoins. Dans la satisfaction des besoins, l'homme nie la nature, et l'esprit accède à sa première forme d'existence. L'utilité est conçue comme un appel crée par le système des besoins : dans l'utilisation réciproque et l'interaction, ces besoins sont supprimés et le travail doit transformer la nature de manière radicale et créer un rapport social entre les différentes consciences. Le travail passe par l'instrumentalité, c'est-à-dire la maîtrise de l'outil. "La conscience obtient une existence réelle opposée à l'existence idéale précédente dans la mesure où, dans le travail, la conscience se change en ce moyen-terme qu'est l'instrument". 68(*) L'utilité se fait instrumentalité, elle s'incarne concrètement dans l'outil : c'est par cette singularité qu'est l'outil que je travaille l'Universel au même titre que les autres. La conscience se change en ce moyen-terme qu'est l'instrument, c'est-à-dire qu'il se produit un transfert du contenu de la conscience dans l'outil. La conscience décharge son contenu dans l'outil qui lui travaille la nature. Ainsi, en transformant la nature, la conscience modifie elle-même sa nature.

Les énergies investies dans le processus de transformation de l'objet travaillé se trouvent détournées et transférées dans l'outil qui devient un existant car la conscience fait exister ses différents moyens-termes, ses Media comme plus tard, dans la Phénoménologie de l'Esprit, l'Esprit fera exister ses médiations et ses différents moments. "L'instrument est le moyen-terme existant rationnel, l'universalité existante du processus prarique". 69(*) L'outil constitue ainsi la première manifestation de la ruse de l'homme par rapport à la nature. L'homme évite son aliénation par rapport à ce qu'il travaille (c'est-à-dire la nature) en transférant son énergie dans l'outil, il se libère donc réellement de la nature par l'instrumentalité. L'outil est un dépôt de "l'universalité", il est la saisie du "processus pratique" de cette "universalité existante" : l'esprit se découvre comme praxis dans l'utilisation de ces moyens-termes et qui plus est, comme praxis rusée échappant à la réification et à la dépendance de son autre, la nature. Or, cette "universalité existante" peut se saisir dans le développement concret d'un peuple, le peuple étant une entité universelle en action. Ce qu'il y a de plus réel pour un peuple, c'est ce travail universel où l'esprit devient l'esprit d'un peuple (Volksgeist). Cette totalité concrète que signifie le peuple s'effectue à partir du travail effectué à l'intérieur de chaque famille. Le peuple en travaillant, se forme une véritable culture (Bildung) et c'est en ce sens que les instruments qu'il utilise reflètent et fixent cette culture dans le temps. Quand Hegel évoque un "orgueil des peuples pour leur instrument", il veut dire que l'instrument en tant que moyen possède plus de valeur que la fin. Cette valeur qu'Hegel accorde à l'instrumentalité montre qu'un instrument est un moyen-terme concret par lequel un peuple s'exprime et exprime sa culture. Il est doté ainsi d'une valeur spirituelle et de plus il a une valeur de transmission : en effet, si le travailleur meurt et l'objet produit est consommé, l'instrument, lui, demeure. Autrement dit, l'outil reste un moyen permanent. "Il se transmet dans les traditions"70(*). Heidegger n'insiste pas trop sur ce point capital : dans l'instrumentalité, nous avons un véritable dépôt d'une culture et d'une tradition parce que l'instrumentalité est le reflet d'une historicité, d'une transmission d'un rapport à la nature. C'est le désir humain, qui à travers l'instrument, crée le monde de la culture. Alors que Heidegger a tendance à opposer l'instrumentalité à la culture (notamment dans la deuxième partie de sa vie quand il s'adonne à une critique systématique du règne de la technique), Hegel lie intrinsèquement ces deux aspects. Il n'existe pas un monde de l'utilité et un monde de la culture, mais un monde de la culture. L'être-utile n'est pas forcément une déchéance de l'être-là, il est plutôt ce "moyen-terme" qui conserve une tradition authentique.

Les limites du développement du machinisme : nécessité d'une maîtrise de l'instrumentalité par l'homme

Si Hegel appréhende les contours de l'utilité d'une manière non négative, il en critique très vite les excès. Il assiste personnellement aux débuts d'une ère du machinisme, où les machines remplacent peu à peu les outils. Or, la machine modifie le rapport de l'homme à la nature qu'avait instauré l'outil car dans l'outil, l'homme reste médiatement en contact avec la nature qu'il travaille, il participe de sa transformation. La machine confisque un certain rapport de l'homme à la nature. "Dans la machine, l'homme supprime même cette activité formelle qui est sienne et fait complètement travailler cette machine pour lui". 71(*) L'homme supprime son activité agissante par laquelle il manifestait son essence (c'est le sens de "qui est sienne") et devient un être passif car il "fait complètement travailler". Dans cette passivité, il transfère les produits de son travail en même temps que son travail à un autre que lui, la machine. Il risque de transférer le contenu culturel à un objet inerte : le risque extrême du machinisme, c'est un processus de réification de la culture. "Mais cette tricherie dont l'homme use face à la nature et par laquelle il s'arrête en deçà de la singularité de la nature se venge contre lui". Hegel parle de "tricherie" et non de ruse car la "tricherie", c'est l'imposture de la ruse, la mystification de la ruse, où le rusé ne voit même pas l'effet rétroactif de sa ruse. L'homme croit qu'avec la machine, il pourra travailler plus efficacement l'objet naturel et c'est pourquoi "il s'arrête en deçà de la singularité de la nature". Dans sa "tricherie", l'homme se fait berner par la nature ; celle-ci "se venge" en accroissant sa dépendance par rapport à elle. "Et par cette manière formelle et trompeuse, dans la mesure où l'individu se soumet la nature, il ne fait qu'accroître sa dépendance vis-à-vis d'elle". 72(*) Plus l'homme veut se soumettre la nature, plus il devient dépendant d'elle et plus il se dédouane du contenu culturel.

La perte de l'instrumentalité constitue une perte de culture et une perte de rapport social. L'évolution peut être retracée de la manière suivante : nous sommes passés de l'outil à l'instrument qui est plus développé que l'outil, à la machine. L'outil reste entaché des besoins primaires de l'homme alors que l'instrument manifeste une plus grande maîtrise. En outre, le développement des machines ne fait pas que menacer la culture mais aussi la société. Alors que les buts du machinisme étaient l'augmentation des biens et des richesses et la socialisation de l'homme, Hegel constate un double échec puisque le monde domine l'homme et son travail est déprécié ainsi que le fondement social. La machine qui en apparence possède plus d'utilité pour l'homme, a en fait moins d'utilité que l'instrumentalité. La machine constitue un appauvrissement de l'instrument et non un enrichissement. L'homme doit toujours rester en contact avec son "moyen-terme" qui ne doit pas être séparé de lui. La machine devient la réification du travail vivant, par lequel l'homme se forme et fonde en même temps le rapport social. Alors que dans le travail qu'il effectuait, l'homme essayait de satisfaire son besoin qui était un besoin universel, le machinisme l'éloigne de cette satisfaction et le renvoie à une singularité du besoin encore plus abstraite et le plonge dans une structure de dépendance par rapport à ce besoin singulier. Le travail de la machine est "une opération éloignée [qui] gêne subitement et rend superflu et inutilisable le travail de toute une classe d'hommes qui, par lui, satisfaisaient leurs besoins". 73(*) Le travail de la machine défait le travail actif qu'avait effectué l'homme pour se forger comme être social et comme être culturel. Le terme "inutilisable" (unbrauchbar) est évocateur : le préfixe allemand Un- invalide complètement ce qui suit. Mais le travail de la machine est non seulement unbrauchbar et "superflu" en ce sens qu'il ne crée plus de rapport social, mais il devient aussi unnützlich, inutile à "toute une classe d'hommes". Le terme unbrauchbar montre l'invalidation du Brauchen, c'est-à-dire de tout ce qui relève de l'organisation du besoin tandis que le terme unnützlich insiste sur le non-rapport établi entre les hommes. Avec le machinisme, on supprime cette "classe d'hommes", on réduit le travail de plusieurs à un travail singulier, sans hommes. Le travail se trouve dépossédé de sa valeur, la hiérarchisation sociale qu'il impliquait est détruite. Il faut que l'homme évite cette "tricherie" ; cette ruse faussée que constitue le développement des machines ; à lui de reprendre les commandes et de réutiliser la nature et non plus de se faire réutiliser par elle ! La "tricherie" doit redevenir ruse, c'est-à-dire que la machine doit redevenir un instrument car c'est l'instrumentalité qui manifeste pleinement la ruse de l'homme par rapport à la nature. Hegel ne plaide pas pour une destruction des machines mais pour une redistribution des rapports entre la machine et les hommes ; il ne faut pas que le tissu social se désagrège.

Il est intéressant, après cette brève étude, de démêler les différences entre Hegel et Heidegger, quant à la conception de la nature. Hegel considère la nature à travers le rapport à l'homme, le travail et la relation dialectique qui commence à s'instaurer entre l'homme et celle-ci. Dans un deuxième temps, la nature est considérée comme l'autre de l'Esprit ; l'esprit est cette entité qui nie totalement son environnement, et la nature constitue le résultat de cette négativité. Hegel appréhende donc la nature du point de vue de l'homme et de l'Esprit tandis que Heidegger l'appréhende du point de vue de la nature, et du point de vue des Grecs. La nature est physis, c'est-à-dire une partie de l'Être qui se dévoile et se voile en même temps. Il conçoit la nature en sa vérité et son essence mais il condamne bien évidemment "l'objectivation technico-scientifique de la nature"74(*). La nature se joue de l'homme mais ce n'est pas l'homme qui se joue de la nature. Heidegger entrevoit les excès d'un comportement aberrant de l'homme, d'un comportement "commettant" où l'homme provoque ostensiblement la nature. Cette pensée développée de la nature se trouve chez le dernier Heidegger car dans Être et Temps, l'ambiguïté reste présente : appréhende-t-il la nature à travers l'usage et la visée d'ustensilité ? En tout cas, l'ouverture du Dasein à l'Être est encore insuffisante. Il s'appuiera par la suite sur la définition d'Héraclite, "la nature aima à se cacher", ce qui prouve qu'il se place exclusivement du point de vue de la physis. Pour Hegel, c'est la relation féconde entre l'Esprit et la nature qui est primordiale et non la nature elle-même. Jamais il ne dissocie l'homme de la nature et ce n'est pas pour autant qu'il les confond.

elle est surtout un rapport à la société

Cette dialectique de l'homme et de la nature évoquée ci-dessus, implique nécessairement la structuration d'un rapport social et d'un rapport à "l'élément éthique" c'est-à-dire l'État, en tant que totalité rationnelle en soi et pour soi. C'est dans son ouvrage écrit et publié en 1821, Les Principes de la philosophie du droit (Die Grundlinien der Philosophie des Rechts) qu'Hegel examine la tension problématique entre l'homme comme être social et l'homme comme citoyen. Les problèmes posés par l'utilité ne se limitent pas à un rapport au monde ou à la chose mais à une relation concrète entre les différents hommes, c'est-à-dire les différents acteurs économiques et sociaux.

utilité, usage et utilisation

Le droit est l'existence de la volonté libre et ce que Hegel conceptualise dans cet ouvrage, c'est l'effectuation de cette volonté libre car il a fallu qu'elle passe par plusieurs étapes pour se réaliser. Au paragraphe 29, Hegel écrit que "le Droit est donc la liberté en général comme Idée". 75(*) Le Droit est l'effectivité de cette liberté c'est-à-dire que c'est une volonté qui s'effectue librement et qui pose ses médiations ; il est l'Idée de la liberté en tant qu'elle s'effectue. Or, la volonté s'est d'abord saisie de manière abstraite (d'où le titre de la première partie le Droit abstrait) avant de se saisir subjectivement (c'est la moralité subjective) et objectivement (c'est la moralité objective). Avant d'étudier les principes de la société civile, il m'a paru nécessaire d'examiner les relations entre l'utilité, la chose comme catégorie, l'usage et la propriété en tant que fixation de la possession. L'utilité n'a pas le même statut dans le droit formel que dans la moralité subjective et dans la moralité objective. Au paragraphe 37, Hegel écrit : "Aussi dans le droit formel, on ne considère pas l'intérêt particulier (mon utilité ou mon agrément), pas plus que le motif particulier de la détermination de mon vouloir, ou mon intention ou ma connaissance de cause". 76(*) L'utilité semble être considérée du côté de la particularité empirique. L'intérêt particulier constitue mon bien empirique, c'est ce que je revendique et défends au sein d'une universalité. L'Universel, dans le droit formel, ignore tout ce qui relève de l'utilité. On ne prend en compte uniquement le fait que je suis un homme libre, un sujet de droit privé, et que j'ai droit aux choses comme tout homme libre a le droit d'exiger et de posséder. Ce droit demeure formel en ce qu'il n'intervient pas activement dans la vie quotidienne ; il reste une "possibilité" et il n'agit que si on le "saisit". Or, dans cette première partie concernant le droit abstrait, Hegel définit l'usage de la chose que la personne humaine peut effectuer. Tout passe par la "chose" qui est un concept discriminant : il existe la "chose", c'est-à-dire l'objet du droit formel et la non-chose. Par rapport à la "chose", l'homme a un droit d'appropriation, c'est-à-dire qu'il a le droit de placer sa volonté sur cette chose : c'est ce qui constitue la réalité de la propriété ; grâce à cet acte de ma volonté, la chose sort de son état d'indifférence à l'égard de son possesseur, elle ne sera plus l'objet possible de n'importe quelle personne humaine, elle devient désormais propriété privée d'un seul. Ceci dit, il faut une régulation de cette propriété, un ensemble de règles qui fixent son statut, et ces règles "ne peuvent être fondées dans le hasard, dans la fantaisie individuelle ou l'utilité privée, mais dans l'organisme rationnel de l'État". 77(*) L'utilité privée n'est pas un critère de régulation de cette propriété, parce qu'elle manque d'objectivité rationnelle, elle ne peut donc être que source de désordre et de "hasard".

Les critères de cette propriété doivent comporter une objectivité universelle, non contrariée par l'individualité. La propriété s'effectue d'abord par une prise de possession et Hegel écrit au paragraphe 59 que "l'usage est cette réalisation de mon besoin par la modification, l'anéantissement, la consommation de la chose dont la nature dépendante se manifeste par là et qui ainsi remplit sa destination". 78(*) L'usage de la chose (Der Gebrauch) est ainsi un acte "négatif" car, par lui, l'homme détruit le caractère propre de l'objet en question et l'approprie aux exigences de la nature humaine. L'usage d'une chose satisfait donc un besoin : l'usage est l'accomplissement réel de la prise de possession qui est l'accomplissement réel de la propriété. L'homme possède une propriété dont il peut faire usage à tout moment. Mais au début du paragraphe 60, Hegel ne manque pas de distinguer usage et utilisation (Die Benutzung) : "L'utilisation d'une chose dans l'acte de la saisir n'est pour soi, qu'une prise de possession d'un objet individuel". 79(*) Cette phrase montre que la notion d'usage est plus large que celle d'utilisation immédiate : l'homme peut posséder plus de choses qu'il n'en a besoin immédiatement car le besoin est un processus continu qui ne s'arrête pas à une satisfaction immédiate. On ne se situe pas encore dans un système des besoins mais le concept de besoin émerge dans toute sa problématicité. La propriété devient alors la codification du rapport entre le besoin et la satisfaction. Il faut également opérer une distinction entre la propriété et l'usufruit car dans ce dernier cas, je peux jouir d'un bien d'autrui sans le posséder ce qui prouve que la satisfaction toute seule n'est pas une condition suffisante pour la fondation d'un droit de propriété. La propriété en tant que codification du rapport entre le besoin et la satisfaction, me permet de jouir à n'importe quel moment de ce bien, sans avoir de comptes à rendre. On prend conscience maintenant de la relation entre l'utilité, l'usage et la propriété. L'utilité désigne la substance de la propriété même si Hegel n'emploie pas ce terme car pour lui l'utilité se situe du côté de l'agrément. Elle est une conjugaison de l'usage réel d'une chose et de son usage possible : en clair, la chose est à ma disposition à tout moment. Je peux l'utiliser et cet acte d'utilisation sera perçue comme une manifestation de ma volonté en acte : l'usage possible deviendra un usage réalisé par celle-ci. On obtient en fait une structure d'emboîtement : l'utilisation en tant qu'acte ponctuel est contenu dans l'usage de la chose qui lui a pour but la réalisation et non pas seulement la satisfaction du besoin alors que l'utilité est la constitution de cet usage pour moi. Cette dernière désigne ce qui me motive dans l'acte d'appropriation.

les complications de l'utilité dans le système des besoins de la société civile : échanges et intérêts

C'est au coeur de la troisième partie qu'Hegel évoque la notion de société civile qu'il a empruntée à l'anglais Ferguson, auteur d'un Essai sur l'histoire de la société civile (publié à Londres en 1766). Hegel traduit l'expression originelle Civil Society par Bürgerliche Gesellschaft, c'est-à-dire littéralement "société bourgeoise". La société civile se confond avec le développement de la société moderne ; en effet, la famille, en tant qu'unité harmonieuse de l'individu avec la tradition est incapable de satisfaire tous les besoins de l'homme et ne peut pas se maintenir en tant qu'unité morale. On entre dans la famille en renonçant à l'individualité, on en sort en tant qu'individu indépendant, mûr, adulte et isolé. La société civile naît d'abord d'une contradiction des intérêts au sein de la famille : ou bien les enfants une fois éduqués se révoltent contre leurs parents et détruisent la famille en tant qu'unité morale ou bien ils réalisent leur égoïsme en dehors du cadre familial. C'est cette deuxième possibilité qui affirme la naissance de cette société civile et qui apparaît comme une association des membres qui sont des individus indépendants dans une universalité formelle. La société civile se fonde sur le but égoïste et est l'organisation d'une dépendance économique entre les différents individus. Hegel appelle le domaine constitué par les actions indépendantes et égoïstes le "système atomistique"(Das System der Atomistik). "Système" signifie ici que les membres de la société civile ainsi formée ne sont pas absolument indépendants les uns des autres, mais seulement relativement. Les individus défendent leurs intérêts propres et l'utilité est conçue comme un rapport social en tant que satisfaction d'une pluralité d'intérêts égoïstes. Elle n'apparaît pas uniquement comme un compromis mais comme un système réel, c'est-à-dire une organisation des échanges libres entre les différents intérêts. Le lien entre utilité, intérêt et échange est ici manifeste car c'est lui qui structure de part en part la société civile. On pourrait dire que la société civile est une communauté des égoïstes qui reste une communauté sans substance c'est-à-dire sans but positif commun tel que l'État par exemple. Elle demeure quand même une société dans la mesure où elle maintient entre les individus un rapport social qui détermine leur existence en référence à des normes collectives. L'Universel n'est qu'un moyen et ce moyen est au service des fins particulières des individus : la société civile, c'est la société de l'utilité instituant l'utilité du rapport social. J'utilise la société pour assouvir mes besoins et l'autre utilise cette même société pour assouvir ses propres besoins, il existe donc comme une circulation de cette utilisation. Une telle société utile est une société individualiste et libérale c'est-à-dire libre-échangiste : elle reconnaît les droits de chaque individu à se procurer des biens matériels. Elle n'est pas non plus un chaos puisqu'elle exige que l'existence universelle et juridique de l'individu soit assurée.

Cette société de l'utilité repose sur des besoins qui se prolongent infiniment ; comme le dit Hegel au paragraphe 183, elle est "d'abord l'État externe, l'État du besoin et de l'entendement". 80(*) Le bien-être des individus dépend du bien-être de la collectivité et le terme "entendement" fait référence aux premières analyses des compositions mécaniques de la société par les économistes du XVIIIe siècle, analyses dont Hegel s'inspire d'ailleurs. Cependant, cette société civile ne fonctionne pas par une utilisation immédiate des besoins, il faut qu'elle passe par une médiatisation de ces besoins et cette médiatisation s'effectue par le travail. "La médiation du besoin et la satisfaction de l'individu par son travail et par le travail et la satisfaction de tous les autres : c'est le système des besoins". 81(*) La société civile est une complication de l'utilité et cette complication se traduit par une systématisation des besoins. Le besoin entre dans un système c'est-à-dire qu'il est socialisé, devient libre en ce sens qu'il ne dépend plus seulement des contraintes de la nature. La nature est incapable de le médiatiser c'est-à-dire d'y introduire cet élément universel, cette réflexion, qui en fait un besoin proprement humain. On peut de ce fait affiner la définition de la société civile : la société civile n'est pas une société de l'utilité immédiate mais une société de l'utilité médiatisée c'est-à-dire de l'utilité humaine. La société civile est "l'État de l'entendement", dans la mesure où ce sera l'entendement lui-même qui découvrira l'universalité et les règles qui régissent la société du travail. Le besoin socialisé n'est plus seulement donné dans sa particularité, mais il est organisé et représenté : entre sa manifestation et son assouvissement s'interpose une médiation, celle du système dans lequel il doit prendre place pour exister comme besoin. Or, pour Hegel, "L'économie politique est la science qui a son point de départ dans ce point de vue et qui a, par suite, à présenter le mouvement et le comportement des masses dans leurs situations et leurs rapports qualitatifs et quantitatifs". 82(*) Hegel montre la constitution de cette nouvelle science et se réfère aux grands économistes tels que Smith, Say, Ricardo. C'est l'entendement qui a inventé l'économie c'est-à-dire que c'est l'entendement qui a réfléchi sur l'élaboration des rapports concrets entre les humains. L'entendement a son utilité dans le fait qu'il est l'analyste et le critique de ces différents rapports. C'est lui qui différencie, c'est lui qui alerte, c'est lui qui pense en termes de rapports. Le paragraphe le plus important est sans aucun doute le paragraphe 190 : Hegel attire notre attention sur ce point essentiel qui est que c'est dans le domaine de l'économie qu'apparaît une différence fondamentale entre l'animal et l'homme. L'animal a peu de besoins et peu de moyens pour les satisfaire alors que les besoins humains et les moyens de les satisfaire sont différenciés : le besoin concret se voit décomposé en ses éléments abstraits par le système de production de la société. Le besoin animal ne peut être qu'immédiat et instinctif, il est fini alors que l'homme possède les moyens de créer d'autres besoins et d'autres satisfactions. L'homme est cet être capable d'inventer ce qui lui est utile, l'utilité peut de ce point de vue être considérée comme une production proprement humaine. "L'état social s'oriente vers la complication indéfinie et la spécification des besoins". 83(*) Ce processus est infini et dans cette "complication", il peut y avoir un raffinement (Die Verfeinerung). Plus les besoins se multiplient, plus ils se raffinent. Le système des besoins est un système produit par l'entendement, il est donc un système fini de différenciations infinies. On ne peut pas, comme le fait Heidegger, ramener constamment l'utilité au niveau des besoins vitaux. Hegel pense de manière radicale le besoin humain comme besoin artificiel complètement différent du besoin naturel. Et en outre, le paragraphe 190 définit pleinement l'humanité de l'homme : " Dans la société civile en général, c'est le Bürger (comme bourgeois), et ici, au point de vue du besoin, c'est la représentation concrète qu'on appelle l'homme". 84(*) Il précise "Bürger (comme bourgeois)" pour qu'on le distingue de Bürger comme citoyen car le terme allemand Bürger a ces deux acceptions différentes. Dans cette définition, l'homme concret est d'abord l'homme économique, c'est-à-dire celui qui médiatise ses besoins. L'homme n'est pas un "animal politique" comme Aristote l'a affirmé mais un animal économique et social. Le bourgeois est l'accomplissement positif de l'homme, car l'homme est cet être social qui cultive ses besoins, bref un individu social besogneux. Le besoin humain, en tant que besoin d'emblée cultivé et fait par l'entendement, n'existe, et dans sa position et dans sa négation, et dans sa détermination et dans sa satisfaction, qu'à travers le travail, négation naturelle d'emblée abstraite de la nature. C'est bien dans cette remarque du paragraphe 190 que l'homme hégélien est défini. Heidegger a ignoré cette réflexion économique, il en reste alors à une vision de l'utilité prise dans une critique de la technique et de la science, c'est-à-dire dans une critique de la techno-science. S'il s'est livré à quelques réflexions politiques quelque fois ambiguës, il ne s'est jamais vraiment intéressé au domaine de l'économie politique. Or, Hegel a défini véritablement l'homme concret, celui qui produit son rapport au monde, celui qui humanise ses besoins en les organisant dans un système. La complication des besoins va dans le sens d'un affinement, elle n'est pas une réplication ou une multiplication indifférenciée des besoins. Heidegger voyait dans l'utilité une indifférenciation naissante, Hegel y voit la possibilité d'une différenciation infinie qui passe par cette complication.

le statut de l'utilité dans le travail

Le travail est le processus qui permet de différer le besoin en le cultivant et c'est précisément ce besoin cultivé qui est reconnu et présenté à travers un système global. Il faut qu'il se présente dans une conformité à une norme générale qui devient la condition préalable de sa singularisation. Le travail singularise le besoin, il lui donne une forme proprement humaine. Cette singularisation n'est pas immédiate, elle passe par une confrontation nécessaire avec l'Universel existant. Ainsi, l'objet travaillé est nié dans sa singularité d'objet naturel, et c'est le besoin qui se charge d'une valeur singulière. "Par les procédés les plus variés, [le travail] spécifie la matière livrée immédiatement par la nature pour différents buts. Cette élaboration donne au moyen sa valeur et son utilité"85(*). Dans la première phrase, on peut relever les termes "variés", "spécifie" et "différents", qui montrent la richesse du travail, richesse qui est une élaboration infinie. Je peux travailler et utiliser la matière d'autant de manières que je veux c'est-à-dire que j'applique la matière aux buts que je me suis donné : le processus de médiatisation est infini, alors que l'immédiateté est finie puisqu'elle désigne l'ensemble des manifestations extérieures de la matière naturelle.

En outre, un besoin n'est jamais isolé, il a toujours besoin des autres besoins du système : je sélectionne les autres besoins et les convertis en moyens pour satisfaire ce besoin. Le moyen acquiert ainsi une importance : Hegel emploie les termes de "valeur" et d'utilité". Seul l'homme est capable d'attribuer une valeur et une utilité à chaque chose : il lui donne une valeur parce qu'elle peut être utile pour autre chose. Ici apparaît une distinction essentielle que Marx ne manquera pas d'établir dans son ouvrage La Misère de la philosophie : l'utilité ne se réduit pas à l'utile. Marx écrit dans cet ouvrage qui répond aux théories de Proudhon : " Le produit qu'on offre n'est pas l'utile en lui-même. C'est le consommateur qui en constate l'utilité. Et lors même qu'on lui reconnaît la qualité d'être utile, il n'est pas exclusivement l'utile". 86(*) Cette distinction que Marx effectue entre "l'utilité", "l'utile" et la "qualité d'être-utile", est déjà présente chez Hegel même si elle est parfois implicite. L'utile n'est pas une chose, il ne se rassemble pas en une catégorie finie mais il est plutôt une relation. L'utile n'est pas non plus une singularisation ou une qualification car beaucoup de choses sont utiles : la qualité d'être-utile n'est pas non plus assez discriminante même s'il peut y avoir une hiérarchisation entre certains produits suivant leur utilité. Or, quand Marx écrit : "c'est le consommateur qui en constate l'utilité", cela signifie que seul l'utilisateur, celui qui fait usage du produit, peut reconnaître son utilité. D'une certaine façon, l'utilité se manifeste toujours a posteriori, il faut un constat de l'usager, ; elle devient alors une réflexion, elle ne peut être a priori. Nous ne ferons pas un développement sur l'utilité chez Marx mais ce passage permet d'éclairer la théorie hégélienne. D'ailleurs, à la fin du paragraphe 196, Hegel écrit : " L'homme dans sa consommation rencontre surtout des productions humaines et ce sont des efforts qu'il utilise"87(*). Cela signifie que le consommateur en tant qu'il consomme, ne consomme que des produits élaborés pour lui qui ont nécessité un travail, et en consommant, il encourage ce travail, il le fait exister. Il faut penser ici très étroitement la relation concrète qui s'établit entre le travail, la production et l'utilité. La société civile repose sur cet équilibre : le travail produit un résultat qui est directement utile à l'homme en tant que consommateur. La consommation est une utilisation qui motive un échange entre "l'homme dans sa consommation" et l'homme dans sa production parce que si Hegel écrit "l'homme dans sa consommation", c'est qu'il présuppose que l'homme existe aussi en tant qu'être producteur. L'utilité, c'est le fait de travailler pour satisfaire le besoin temporaire et temporel d'un autre, cet autre travaillant lui-même à un autre moment pour satisfaire mes besoins. Il existe une relation d'échange indirect entre les individus sans qu'ils se rencontrent car le consommateur ne "rencontre" que des productions et jamais les producteurs. L'utilité est l'interaction de l'activation de la production et de la consommation, activation qui est infinie, car l'homme peut créer lui-même de nouveaux besoins pour le consommateur.

Aujourd'hui, nous vivons dans la "société de consommation" qui est une généralisation universelle et encore abstraite de cette société civile et on se rend compte que Hegel avait déjà pensé bien avant les relations économiques que pouvaient avoir les individus entre eux : tous les mécanismes de la société de consommation sont déjà inscrits au coeur de la société civile qui est un processus infini de diversification des besoins et des productions et donc de la relation entre "l'homme dans sa consommation" et l'homme dans sa production. L'utilité amène et concrétise ce lien sous forme de richesse. En effet, la spécification des travaux et des productions aboutit à une division des travaux et des revenus. Dans cette division du travail, il sort deux types de richesses, une richesse universelle et une richesse particulière. Le travail produit une accumulation des richesses et il est intéressant d'envisager le statut de l'utilité d'un autre point de vue. Au paragraphe 199, Hegel écrit : "chacun en gagnant produisant et jouissant pour soi, gagne et produit en même temps pour la jouissance des autres". 88(*) La relation d'utilité inclut une dialectique subtile entre les richesses particulières et les richesses universelles, elle est une médiation du particulier par l'universel : chacun peut produire pour soi de manière égoïste et au fond même de cet égoïsme, de cette particularité finie, l'Universel est présent car celui qui produit pour soi, produit pour tous sans s'en rendre compte. L'utilité est l'expression d'une ruse de l'Universel qui est présent au coeur de toutes les particularités. C'est grâce à cette ruse que la société civile maintient son existence. Le "pour-soi" est réversible dans un "pour-un-autre" : l'universel utilise les différentes particularités pour s'accomplir. Il ruse avec la structure d'égoïsme qui est une structure d'enfermement et d'autosuffisance car l'être égoïste, pour n'avoir besoin que de lui, a besoin des autres. L'égoïsme absolu ne peut pas exister, il faut nécessairement une médiation : il faut poser l'autre même si c'est pour le nier, mais on ne peut jamais évacuer cet autre d'emblée. Hegel donne un autre éclairage sur cette ruse que dans la Phénoménologie de l'Esprit par exemple. Cette ruse ne fait qu'ancrer le principe que Hegel a défini au paragraphe 190 à savoir que l'homme est éminemment un "animal social", membre de la société civile. Son besoin constitue son ouverture à l'autre. L'homme hégélien est essentiellement le conditionnement réciproque, en lui, comme "personne concrète", du Soi particulier s'affirmant dans l'extrême de sa subjectivité égoïste, et de son Autre par lui, de ce fait, tout autant affirmé comme puissance objective aliénante du "système de dépendance réciproque" ou de l'interaction de tous les individus. C'est bien l'homme, en son ambiguïté active, qui se réalise dans une telle affirmation corrélative mutuelle du Soi et du moment de l'universel au sein de l'individu social. Celui-ci n'est social que comme individu : la solidarité sociale ne peut mettre en cause fondamentalement l'initiative individuelle. Plus l'individu est égoïste, plus il travaille à sa propre jouissance, plus il s'universalise et travaille pour le bien de l'universel : c'est cette dialectique féconde qui est source d'un véritable progrès. L'utilité n'est pas seulement le lien dialectique en tant que réciprocité d'utilisation, l'un utilisant l'autre mais elle fortifie et conserve le lien existant entre l'universel et le particulier. Si elle conserve ce lien existant entre l'Universel et le particulier, elle absolutise par ailleurs la différence de l'Universel et de la singularité et supprime la possibilité de leur réunion. La singularité ne peut plus se réunir avec l'Universel par la médiation de la particularité, elle est l'Autre absolu de l'Universel. Si le côté positif de l'utilité est l'affirmation de la particularité, son côté négatif est cette séparation.

d) étude de la relation entre le droit, la culture et la société

Si l'individu assume son être social, il a nécessairement un rapport à l'administration de la justice, à la police et à la corporation. Il a ainsi un rapport au droit et aux organisations juridiques. L'individu de la société civile n'est que s'il a un rapport déterminé à l'État. En effet, quand l'individu travaille, il travaille non seulement la chose naturelle mais il se forme : on assiste ainsi à un procès d'universalisation du Soi et d'effectuation de l'universel. Ce double procès, c'est justement le processus de la culture (die Bildung). Pour Hegel, l'homme, comme homme est un être de part en part culturel. La culture est le processus où l'homme se produit lui-même en même temps qu'il produit sa propre relation consciencielle au monde. La culture en tant que processus d'universalisation maintient précisément à l'homme cette nécessité de l'Universel. Le travail n'est plus conçu comme un moyen-terme (die Mitte), un rapport à la nature comme Hegel l'envisageait dans sa Première philosophie de l'Esprit en 1803, mais une formation d'un véritable Soi. Au paragraphe 209, Hegel précise ce processus : " Il appartient à la culture, à la pensée comme conscience de l'individu dans la forme de l'universel que je conçois conçu comme une personne universelle, terme dans lequel tous sont compris comme identiques". 89(*) La réalisation des besoins humains rend nécessaire le droit et c'est la culture qui permet ce lien au droit : "Mais c'est la sphère du relatif elle-même, la culture, qui donne l'existence au droit". 90(*) Mais revenons à cette remarque du paragraphe 209 : l'homme s'identifie aux autres en tant que personne universelle. Il n'existe pas d'égalité sociale mais une égalité dans la représentation de l'universel par le concept de personne. ("terme dans lequel tous sont compris comme identiques"). La culture désigne la conscience de l'individu dans son rapport à l'universalité formelle. C'est bien parce qu'il est individu social et en tant qu'il est tel, que l'homme est aussi personne, sujet moral et membre d'une famille.

L'individu de la société civile est relié à l'État qui assure ses intérêts. C'est l'État qui assure "l'intérêt universel"91(*). "La mission de l'État est seulement la protection et la sécurité de la vie, la propriété et du libre-arbitre de chacun, dans la mesure où elle ne lèse pas la vie, la propriété et le libre-arbitre d'autrui". 92(*) L'État, par le biais de la justice, évite que certains abus soient commis, il garantit la vie de l'individu de la société civile, il le protège contre tout excès. L'État naît d'une nécessité interne ; ce sont les particularités qui ont besoin de sa présence pour stabiliser les relations de la société civile. La société civile ne doit pas se désolidariser de l'État, le droit ne doit pas disparaître de la société civile. Bien sûr, la société civile possède ses propres structures ainsi que l'État mais ils ne restent pas isolés l'un de l'auttre. Hegel le signale au paragraphe 288 : "Les intérêts particuliers des collectivités qui appartiennent à la société civile et sont en dehors de l'Universel en soi et pour soi de l'État, sont administrés dans les corporations, dans les communes et dans les autres syndicats et classes et par leurs autorités : présidents, administrateurs..."93(*) L'État n'est pas une dictature de l'Universel sur la particularité, l'État n'envahit pas la société civile mais la contrôle. Il n'est pas la fixation de l'opposition d'un Soi singulier à l'Universel mais la stabilisation et la fixité de la société civile. L'État marque plutôt l'enracinement de la société civile dans l'Universel. D'ailleurs, si la société civile a besoin de l'État pour se fonder, c'est la preuve qu'elle est un non-être ontologique ; l'État a un principe plus élevé que la société civile qui est une réconciliation, identité de l'universalité et de la particularité c'est-à-dire la singularité ou totalité. La société civile se fonde sur, dans et par l'État, l'homme se fonde sur, dans et par le citoyen. L'État hégélien est celui qui affirme résolument les droits de l'homme rassemblés en leur foyer réel comme droits de l'individu social. C'est ici qu'on peut noter une tension problématique de l'homme social et de l'homme comme citoyen : c'est même une tension entre l'homme réel et le Surhomme d'une certaine façon, car le citoyen en tant qu'individu actif à l'intérieur du tout organique qu'est l'État, se place au-dessus de l'homme réel. Mais le citoyen ne se réalise dans l'homme que comme la positivité négative de l'opposition, de la tension, en celui-ci, de l'homme et du citoyen. La présence d'une juridiction et d'une administration est nécessaire et plus qu'utile pour éviter que "les intérêts divers des producteurs et des consommateurs"94(*) n'entrent "en collision". Cet antagonisme peut en effet briser le dynamisme de la société civile et au lieu de tomber dans un conflit fatal, il faut faire appel à une institution publique supérieure aux deux parties, ce qu'Hegel nomme une "réglementation intentionnelle supérieure aux deux parties"95(*).

Ceci dit, la société civile, en tant que société de l'utilité ne connaît pas une répartition uniforme de cette utilité : on assiste de ce fait à l'élaboration de la notion de classe (die Klasse). Hegel distingue trois classes principales : d'abord la "classe substantielle" qui "a sa richesse dans les produits d'un sol qu'elle travaille"96(*) c'est-à-dire la classe agricole qui utilise les produits du sol et dont la cellule économique est la famille, puis la "classe industrielle" qui s'occupe de "la transformation du produit naturel"97(*) et la "classe universelle" qui "s'occupe des intérêts généraux, de la vie sociale"98(*). Ces classes montrent qu'il existe une séparation croissante entre des catégories d'individus dont les intérêts divergent de plus en plus à mesure que l'accumulation des richesses devient aussi, à l'autre pôle de la société civile, accumulation de la pauvreté. La société civile repose sur une inégalité, c'est pourquoi elle a besoin de l'État, où les individus sont égaux en tant que citoyens et sujets moraux : il faut qu'il y ait cette projection d'une égalité universelle formelle c'est-à-dire qu'il y ait une reconnaissance des droits de l'homme.

Or, l'homme comme être social s'accomplit et s'objective dans une classe. Il est à remarquer qu'au moment où se constituent ces "classes", la représentation de la société considérée comme un tout se défait, laissant libre jeu à des conflits qui, à terme, mettent en question l'existence de la collectivité. L'utilité s'annule, et une partie de la population, la "populace", se sent comme inutile et exclue de la société civile. Hegel emploie le terme Pöbel, qui vient de latin plebs, pour désigner cette populace. Cette expression caractérise le peuple en révolte contre la situation misérable à laquelle il est condamné, et par laquelle il est privé de ce bien-être qui serait la condition de sa satisfaction et de son consentement à l'ordre commun. Des institutions telles que la corporation ou la solidarité sociale peuvent pallier ces défauts de la société civile qui sont des excès mais jamais les résoudre car cette société civile repose sur une "contingence" et des principes subjectifs : " Si la possibilité de participer à la richesse collective existe pour les individus et est assurée par la puissance publique, cette possibilité reste pourtant soumise par son aspect subjectif à la contingence, sans compter que cette garantie doit rester incomplète"99(*). Cette phrase prouve qu'il existe une inégalité de fait au sein de la société civile due à "aspect subjectif" c'est-à-dire l'individualisme même s'il existe une proclamation d'une égalité de droit au niveau de l'universel en bref, au niveau de l'État. C'est cette inégalité de fait qui motive l'enrichissement et le progrès indéfini de la société civile. Cette dernière n'est pas une utilité généralisée et répartie uniformément, elle sécrète en son sein une inutilité. Cependant, elle a une évolution positive pour essayer de réduire l'accroissement de la misère.

L'utilité est bien la structuration d'un rapport social et qui dit rapport dit rapport d'inégalité et animation de ce rapport par cette inégalité. L'utilité est un rapport social du fait qu'il est un rapport à la nature comme nous l'avons montré au début de ce chapitre. Ce n'est pas la chose qui compte mais l'investissement de l'homme dans ce travail de la chose. C'est l'homme qui confère l'utilité à la chose et en lui conférant cette utilité, celle-ci devient utile non seulement pour cet homme mais pour tous les hommes qui auront un lien avec cette chose ou ce produit.

Chapitre V : l'utilité n'est elle pas plutôt une figure du renversement des rapports ?

L'utilité ne peut pas se réduire à un simple utiliser ; il semblerait que chez Hegel et Heidegger il existe une véritable utilité qui dépasse la sphère des besoins vitaux et qui regarde l'existence en tant que savoir de la vie. Cette utilité exhibe un jeu entre l'existence et la vie, elle est au-delà de l'utilisation et elle est une ruse par rapport à cette utilisation. Ce n'est pas dans l'utilisation que j'épuiserai son utilité pour moi: si cette ruse se manifeste de manière dialectique chez Hegel, elle est plutôt ontologique chez Heidegger, car ce qui se déploie chez ce dernier, c'est l'incessant jeu de l'Être et de l'homme ou de l'Être avec une de ses possibilités, le Dasein. Précisons le renversement des rapports qu'induit cette ruse.

l'utilité comme renversement des rapports chez Hegel

Il ne s'agit pas tant d'une ruse chez Hegel que d'un combat véritable et l'existence humaine tire son sens dans cet affrontement, cette lutte pour la reconnaissance de sa valeur. C'est dans ce célèbre passage concernant la Domination et la Servitude c'est-à-dire l'indépendance et la dépendance de la conscience de soi de la Phénoménologie de l'Esprit que Hegel effectue une analyse du processus fondamental de reconnaissance (die Anerkennung). On sait que la conscience que l'homme prend de lui-même, est la conscience de la vie et aboutit à la conscience malheureuse. En effet, prendre conscience de la vie universelle, c'est nécessairement s'opposer à elle en même temps que la retrouver en soi. La conscience de la vie n'est pas la vie naïve mais le savoir du Tout de la vie, comme négation de toutes ses formes particulières. Hegel écrit que "la vie est la position naturelle de la conscience, l'indépendance (Selbstständigkeit) sans l'absolue négativité"100(*). Il manque cette dimension existentielle de "l'absolue négativité" c'est-à-dire qu'il manque l'essence de la négation même. La vie, c'est la conscience qui refuse de se saisir, c'est la conscience qui refuse de se voir dépendante de l'altérité. C'est pourquoi la reconnaissance de l'altérité et de soi-même va être utile à l'homme en ce sens qu'elle va lui apporter une identité non pas vitale mais existentielle. L'utilité est présente dans la nécessité de la reconnaissance : l'autoconscience est d'abord un être simple immédiat, exclusif, qui marque l'être-autre du caractère négatif et inessentiel, mais pour être complètement elle-même, elle a besoin qu'on la reconnaisse. L'autre autoconscience lui est nécessaire pour qu'elle s'y oppose. L'autoconscience se définit en fait par "être-pour-soi pur" (Reines Fürsichsein).

En fait, la reconnaissance est la sortie d'une lutte, celle de la conscience servile (das dienende Bewusstsein) et de la conscience du maître. Au milieu de la relation, la chose est présente dans sa choséité. Ce que veut le maître, c'est utiliser la force de l'esclave pour maîtriser la chose: ainsi, il veut manifester sa domination à la fois sur la chose et sur l'esclave c'est-à-dire qu'il veut accroître sa domination pour en faire une domination absolue. Il veut utiliser la puissance de la chose mais ne veut pas en être l'utilisateur direct et ainsi il utilise l'esclave pour utiliser et travailler la chose: nous avons un transfert d'utilité. On voit bien que l'utilité est ici conçue comme une médiation pour atteindre la possession de la chose, car ce que veut le maître, ce n'est pas qu'utiliser la chose mais surtout la posséder, car pour lui utiliser les possibilités d'une chose est synonyme de posséder. D'ailleurs, le maître se rapporte médiatement à l'esclave par l'intermédiaire de la chose, cet "être indépendant"101(*). Ce qu'il souhaite, c'est assouvir à son désir (die Begierde). Le désir est ce mouvement de la conscience qui ne respecte pas l'être mais le nie c'est-à-dire l'utilise et le fait sien. Ce désir suppose le caractère phénoménal du monde qui n'est qu'un moyen pour le Soi. Cette conscience désirante se considère comme autonome par rapport à l'autre conscience considérée comme inessentielle, elle se complaît dans sa tautologie Moi=Moi. Or, la vérité de la conscience n'est pas dans cette tautologie mais dans un débat avec le monde car le monde est pour cela le non-subsistant, ce qui disparaît et ce qui est destiné à être utilisé. L'utilisation est éphémère, elle se fait commutative. Cette conscience vise la négation de son objet de désir, de cet "être indépendant", elle veut le consommer et ainsi se rassasier et se rassembler avec elle-même. Mais elle ne sait pas que sa vérité ne réside pas dans l'utilisation de l'objet mais dans son désir d'utilisation et pour qu'elle sache cela, il faut qu'elle se mette en relation avec le désir d'une autre conscience. La relation de maîtrise devient une projection hors de soi d'une autoconscience surévaluée. Ainsi, pour que le maître désire, il faut que le valet c'est-à-dire la conscience servante, travaille le monde. Le valet reste dans la dépendance de la vie immédiate, dépendance qui est double : en dépendant de la chose, il dépend du désir du maître. Il ne peut s'abstenir de cette dépendance qu'en travaillant cet "être indépendant" qu'est la chose. Il va servir (dienen) le maître en effectuant ce "service". Ce travail servile va être source de réflexion et sera une médiation du désir, un freinage du désir du maître.

Le Soi, c'est le maître qui nie la vie dans sa positivité ; l'Autre, c'est l'esclave, une conscience encore, une conscience qui n'est plus que la conscience de la vie comme positivité. Ainsi, dans le travail, l'esclave agira par "peur" et rencontrera la mort, cette négativité absolue c'est-à-dire cette maîtrise absolue. Il va découvrir la profondeur de la négativité et affirmer sa vie dans cet être-pour-la-mort. Autrement dit, le valet, dans l'acte de "former"la chose, se dit lui-même dans sa puissance négative, dans son être-pour-la-mort ; le travail qu'il effectue lui permet d'apprivoiser cette mort. À force d'utiliser la chose, il devient le véritable usager de celle-ci. Le travail lui est utile non pas immédiatement mais médiatement car il va mettre à distance cette figure d'altérité radicale qu'est la mort et lui donner une forme objective dans la transformation de la chose. Cette utilité du travail permet un renversement des rapports entre le maître et l'esclave : la domination et la servitude par un renversement dialectique conduisent à la libération de l'esclave. Il a su donner une forme de création au négatif et a manifesté sa désaliénation ; il existe une culture (Bildung) de la conscience de soi de l'esclave ; c'est par la peur, le service, le travail que se forme la conscience de soi. L'esclave deviendra le maître du maître et le maître l'esclave de l'esclave : son immédiateté devient aliénante mais par l'esclave, il va accéder à la vérité de sa conscience de soi. Ainsi, dans cette lutte pour la vie par la mort, les deux consciences s'éveillent et se reconnaissent. Le maître est éveillé à une inautonomie qu'il ignorait pendant que le valet découvre une autonomie en maîtrisant le monde. La peur et le service ne seraient pas suffisants pour élever la conscience de soi de l'esclave à la véritable indépendance, mais c'est bien le travail qui transforme la servitude en maîtrise.

Ce qui se dégage dans ce texte, ce n'est pas simplement la médiation de l'utilité mais l'utilité de la médiation (die Vermittlung). La médiation, c'est l'effectivité concrète qui se pose pour poser un être ; ici, la dernière médiation constitue le travail. Cette médiation se nie pour affirmer autre chose : c'est dans le travail que l'esclave devient capable de donner à son être-pour-soi la subsistance et la permanence de l'être-en-soi. "la conscience travaillante en vient ainsi à l'intuition de l'être indépendant, comme intuition de soi-même"102(*). Le travail permet une réflexion sur soi qui est une réflexion d'identité, un dévoilement progressif de soi-même. "Cet être pour-soi, dans le travail, s'extériorise lui-même et passe dans l'élément de la permanence"103(*). L'élément de la permanence, c'est l'élément de la chose en soi. Alors que la jouissance immédiate du maître n'aboutissait qu'à un état disparaissant, le travail fait subsister l'oeuvre et fait apparaître un "élément permanent". Nous avons un jeu du disparaître et de l'apparaître c'est-à-dire un renversement des rapports à la suite du combat pour la reconnaissance. Et ainsi, nous avons développé la définition qu'Hegel proposait au début du passage : "La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu'elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi c'est-à-dire qu'elle n'est qu'en tant qu'être reconnu"104(*). C'est l'autre qui me fait prendre conscience de ce que je suis, il m'est utile en un sens existentiel, car c'est lui qui me renvoie à ma propre existence, le savoir du tout de la vie et le savoir du tout de ma vie. L'utilité est médiation, l'utilisation est immédiate et ainsi on peut opposer à juste titre utilité et utilisation. Cette lutte pour l'identité qui est en même temps une lutte pour l'altérité n'est jamais unilatérale : il faut qu'il y ait un affrontement véritable, et quand Hegel écrit que la conscience de soi "n'est qu'en tant qu'être reconnu", il faut que cet "être reconnu" suscite une action opposée. L'utilité n'est pas qu'un rapport social, elle peut être aussi un renversement des rapports qui est plutôt un inversement des rapports ; ce renversement est dialectique et ontologique en ce sens qu'il touche la vérité de l'Être.

l'utilité comme renversement ontologique des rapports chez Heidegger

Si le renversement des rapports induit par l'utilité est aussi ontologique chez Heidegger, il n'est pas dialectique mais il met en évidence une ruse de l'Être avec l'homme c'est-à-dire le Dasein.

le renversement des rapports entre l'Être et l'homme

L'homme croit utiliser l'Être alors qu'il exploite l'étant et l'être de l'étant et c'est dans cette exploitation que l'Être tient à se faire entendre car pour être pensé, l'Être a besoin de l'homme, il a besoin d'être écouté par l'homme. C'est bien sûr ici que se comprend le sens de ce que Heidegger appelle "le tournant de la pensée" qui est le tournant qui survient au plus profond du règne de la technique. L'homme vit dans un monde de l'utilité uniformisée où il s'éloigne de plus en plus de l'Être alors qu'il a l'impression de s'approcher de l'Être en manipulant l'étant ; c'est en fait l'Être qui utilise l'homme et qui le plonge totalement dans la sphère de l'étant pour qu'il pose la question essentielle de son époque : la question du sens de l'Être. Il existe alors une éminente dignité de cette question (die Fragewürdigkeit). Dans le séminaire du Thor de 1969, Heidegger le dit explicitement : l'homme est "utilisé" par l'Être (gebraucht vom Sein), Gebrauch étant le mot qui sert à traduire le krê d'Anaximandre. Il entend le terme "utilisé" au sens du besoin. L'homme est l'oubli de l'Être mais l'Être pour s'ouvrir, a besoin de l'homme en tant que le là (Da) de sa manifestation. Autrement dit, l'espace de l'Être n'est pas incompatible et complètement différencié de l'espace de l'utilité comme on l'a affirmé un peu plus haut. Mais on a une coexistence du Ge-stell dévastateur et de l'Ereignis salvateur, l'Ereignis étant l'événement de l'avènement de l'Être c'est-à-dire la venue de la question de l'Être. Ainsi, l'utilité technique n'a peut-être pas que du mauvais car l'Être utilise cette utilité pour que l'homme, poussé à l'extrême et au péril, puisse poser la question fondamentale. On aurait pas seulement un renversement ontologique mais un rebondissement de la question de l'Être. L'espace de l'utilité fait rebondir l'homme pour l'orienter vers l'espace de l'Être qui est un espace infiniment ouvert. J'aurais tendance à dire, de manière plus familière, que la balle est dans le camp de l'homme, elle se situe sur son espace. À lui de la renvoyer et de se renvoyer avec elle sur le terrain de l'Être.

Dans sa conférence La fin de la philosophie et la tache de la pensée (Questions IV), Heidegger insiste sur deux concepts très importants, la "clairière" et la "présence" (Lichtung und Anwesenheit). Cette clairière est l'éclaircie de l'Être, ce qui donne à voir l'Être à l'être c'est-à-dire notre être. L'Être donne au Dasein la zone dévoilée, l'éclaircie, l'ouverture sur l'Être, qui est notre être et que l'Être utilise pour sa vérité. Cette éclaircie constitue tout le sens de l'oeuvre de Heidegger ; nous sentons cela très bien à travers la Lettre sur l'humanisme. "l'Être lui-même [...] a pouvoir sur la pensée et par là sur l'essence de l'homme c'est-à-dire sur la relation de l'homme à l'Être. Pouvoir sur une chose signifie ici: la garder dans son essence, la maintenir dans son élément"105(*). Ce "pouvoir" n'a rien d'une domination, il est différent du pouvoir tel que nous pourrions l'imaginer. Heidegger fait exprès d'utiliser ce langage pour que le lecteur fasse la différence entre le pouvoir de la technique et du politique par exemple et le pouvoir de l'Être. Dans le domaine de la technique, pouvoir signifie tenter de maîtriser la totalité de l'étant : on a affaire à un double langage car Heidegger essaie de montrer qu'il existe un langage ontologique, qui dit les choses, non plus du côté de l'étant mais du côté de l'Être. L'Être n'est pas aliénant, son pouvoir ne constitue pas une entreprise d'aliénation mais un rappel parce qu'il y a eu oubli de l'Être. Ce dernier rappelle à l'homme son sens, il lui rappelle son essence qui est cette ouverture à ce sens. "L'Être attend toujours que l'homme se le remémore comme digne d'être pensé (Noch wartet das Sein, dass Es selbst den Menschen denkwürdig werde)"106(*). L'Être n'est pas contrainte, il est présence (Anwesenheit), présence en tant qu'attente (das warten). Cette attente n'est ni une passivité, ni une soumission ou une négation mais plutôt l'attente d'un signe qui indique un tournant (Wende), un tournant de la pensée et une ouverture à l'Être. L'homme n'est homme que parce qu'il s'ouvre à l'Être : ce n'est pas un animal social mais un animal ontologique. L'Être a besoin de l'homme pour être pensé et accéder à une présence encore plus éclairante. On ne peut pas avoir de renversement dialectique des rapports dans la mesure où l'Être est encore l'indéfini, ce qui est en attente d'être défini mais qui ne pourra jamais être défini du point de vue de l'étant. Ce rapport de l'homme à l'Être, c'est en quelque sorte la relation de l'homme à sa propre vérité.

L'Être se caractérise essentiellement par l'attente d'un questionnement. La métaphysique est fermeture de cette attente : "La métaphysique se ferme (Die Metaphysik verschliesst...) à la simple notion essentielle que l'homme ne se déploie dans son essence qu'en tant qu'il est revendiqué par l'Être"107(*). La métaphysique refuse de prendre en compte cette revendication (die Anspruch), elle voile encore plus le sens de l'essence de l'homme qui est de questionner l'Être, elle est même surenchère dans ce voilement ; elle veut fermer cette question en faisant le tour complet de l'étant. Pour Heidegger, il est important pour l'homme de se situer dans cette attente et de renverser la vapeur : il faut qu'il essaie d'envisager les choses non pas du point de vue de son être mais du point de vue de l'Être. "se tenir dans l'éclaircie de l'Être, c'est ce que j'appelle l'ek-sistence de l'homme (Das Stehen in der Lichtung)"108(*). Cette ek-sistence se distingue de la simple existence, elle est ce dans quoi l'homme maintient le questionnement de sa provenance et de sa détermination. La particule ek- manifeste la structure extatique de toute existence qui est cette compréhension de l'ouverture à l'Être. "L'homme est bien plutôt "jeté" par l'Être lui-même dans la vérité de l'Être, pour qu'en la lumière de l'Être, l'étant apparaisse comme étant qu'il est"109(*). Cette phrase éclaire bien le concept de projet tel qu'il apparaît au début d'Être et Temps. L'homme ne projette pas, il est plutôt pro-jeté c'est-à-dire jeté dans un questionnement ontologique. Le Da de son Dasein fonde et ouvre son ouverture à l'Être. C'est dans cette ouverture qu'il doit se maintenir car l'ek-sistence réside dans ce maintien, afin qu'il éclaire rétrospectivement la vérité de l'étant. L'être de l'étant ne doit pas se déterminer à partir de l'étant mais à partir de la position de l'homme dans cette ouverture du sens de l'Être. On pourrait critiquer Heidegger de manière hégélienne en lui trouvant des accents schellingiens car comme pour ce dernier, tout dépend d'une position de l'homme par rapport à cette ouverture, position qui n'est presque qu'une intuition. C'est en ce sens que Heidegger est plus proche de Schelling que de Hegel. Heidegger critique même le sens de l'existence chez hegel : "Hegel la détermine comme l'idée de la subjectivité absolue qui se sait elle-même"110(*). Or, Heidegger prend lui un point de départ abstrait qu'il faudrait intuitionner. Hegel part d'une détermination car le point de départ doit lui-même se dialectiser tandis que Heidegger part du Es de l'Être. La Phénoménologie de l'Esprit demeure une présentation scientifique de l'expérience de la conscience, et c'est une oeuvre rigoureusement philosophique tandis qu'on a l'impression que Heidegger ne fait que se promener dans les parages de cette intuition de Être comme si penser l'Être, ce serait pressentir son ouverture infinie. Ce moment de l'intuition (die Anschaung) n'est pas aussi clairement démontré que chez Schelling mais on peut interpréter la pensée heideggerienne dans ce sens.

Hegel montre dans la préface de La phénoménologie de l'Esprit, que "la vraie figure de la vérité est donc posée dans cette scientificité"111(*). La vérité de la philosophie ne réside ni dans l'entendement en tant que puissance de représentation (die Vorstellung) ni dans l'intuition (die Anschaung) mais dans la synthèse des deux, la présentation (die Darstellung). Or, quand on lit une phrase de Heidegger comme "Il se tient en extase en direction de l'ouverture de l'Être (Es steht in die Offenheit des Seins hinaus)"112(*), on voit bien que cette structure extatique de l'existence est un positionnement, une ouverture à l'Ouverture et une ouverture à l'intuitionné, car l'intuitionné est aussi l'Ouvert. C'est la compréhension de l'homme qui est cette ouverture fondamentale (die Erschlossenheit) à l'Être. Dans le début d'Être et Temps, Heidegger insiste sur cette Erschlossenheit. François Vezin se proposait de traduire ce terme par le néologisme ouvertude, qui signifiait non pas l'ouverture mais l'ouverture de l'ouverture, la structure ontologique de l'Ouvrir c'est-à-dire la confluence entre l'Ouverture de l'Être et l'ouverture de l'homme. Ce dernier, dans la déchéance de son là (die Verfallenheit) a la possibilité de se positionner dans cette ouverture. L'ex-tase qui était d'ailleurs un terme mystique, c'est l'intuition du sens de l'Être et c'est ce qui nous pousse dans cette intuition. Le renversement ontologique des rapports entre l'Être et l'homme n'a donc rien à voir avec le renversement dialectique et plus réel chez Hegel.

ce renversement est plutôt un jeu de l'utilité et de l'Être

Ce renversement n'est peut-être pas un véritable renversement mais un entrelacement entre l'Être et l'homme où l'homme ne voit pas clairement sa position. Cet entrelacement (die Verwechselung), l'homme a tendance à le confondre avec un entrelacement du Dasein et de l'étant. On assiste en fait à un jeu de présence-absence entre l'Être et l'homme : l'Être est cette présence-absence en même temps qu'il est cette absence-présence. Ainsi se déploie un espace du jeu, espace qui diffère complètement de l'espace utilitaire et qui le met à distance. Dans le chapitre intitulé L'Être, le fond et le jeu de son ouvrage Le principe de raison, Heidegger thématise cet espace de jeu c'est-à-dire cette distanciation et ce rapprochement incessant de l'Être, ou cette liberté perpétuellement libérée de celle-ci. On ne peut fixer de manière abstraite cet Être, on ne peut le déterminer ni le catégoriser : ce qu'on peut voir, c'est son ouverture à l'homme mais on ne peut le voir qu'à condition de se mettre dans une position d'ouverture. Or, si on conçoit la raison comme ratio c'est-à-dire le calcul, on ne pourra jamais raisonner l'Être c'est-à-dire le calculer et le mesurer. Heidegger ne tombe pas pour autant dans un "irrationalisme" qu'il dénonce dans sa Lettre sur l'humanisme mais il essaie d'étudier à travers l'histoire de la métaphysique occidentale, les voilements et les dévoilements successifs de cet Être. L'Être a un rapport au logos mais il n'est pas réductible à la raison. D'ailleurs, Heidegger interroge à ce sujet l'histoire de la pensée : comment se fait-il que nous ayons attendu Leibniz c'est-à-dire le XVIIe siècle pour formuler le principe de raison suffisante (Nihil est sine ratione), à savoir que tout a une raison alors que la philosophie s'est constituée depuis l'Antiquité grecque ? Est-ce que grâce à ce principe de raison, on a éclairé la totalité de l'Être ? Évidemment non, car en formulant un tel principe, l'Être ne se dévoile pas mais il se voile, il entre dans un retrait et ce à quoi nous assistons, c'est la présence de son retrait. La raison ne pourra pas utiliser toutes les potentialités et toutes les faces de l'Être en les déterminant car elle n'est pas seulement Vernunft mais aussi Grund, fond.

L'Être est un accord avec ce Grund, il est un jeu avec celui-ci. L'espace du jeu est la relation entre l'Être et le Grund. Ce dernier supporte l'Être mais on s'aperçoit que c'est aussi bien l'Être qui supporte le Grund sans pour autant être un fond. "Pour autant que l'Être s'étend comme fond, il est lui-même sans fond"113(*). Plus on fonde l'Être, plus il nous échappe, plus on le rationalise, plus il nous apparaît comme irrationnel et plus on l'utilise, plus il manifeste son irréductibilité à l'utilité. On a donc un renversement complet des perspectives quand on se situe à un niveau ontologique. "L'Être : le sans-fond, le sans-raison, l'abîme (der Ab-Grund)"114(*). Dans cette phrase, Heidegger n'inscrit pas la copule, il insiste sur une ponctuation qui fait résonner le mystère de l'Être. Tout ce qu'on peut dire de cet Être, c'est qu'il est Ouverture et qu'il s'étend devant nous. Le lecteur a quand même l'impression qu'Heidegger le voit plus à travers la physis et d'ailleurs dans les deux caractéristiques de la raison (comme Grund et Vernunft) il a tendance à privilégier le Grund, ce qui a rapport à la terre, au sol et à la nature. Il définit le Grund de la manière suivante : "laisser la chose étendue devant nous, la laisser éclore, s'ouvrir d'elle-même : c'est logos au sens de physis, être"115(*). D'autre part, André Préau traduit ce Grund par "Raison" et le Vernunft par "raison", ce qui prouve par cette majuscule, que le Grund manifeste tout le côté originaire et architectonique de la raison. Laisser la chose "s'ouvrir d'elle-même" pourrait s'appliquer intégralement à l'être : il faut la laisser s'ouvrir non pas d'une manière active ou passive car on resterait prisonnier d'une visée d'utilité mais d'une manière attentionnée et méditative.

Ainsi, par le biais du Grund, il existe bien un lien profond entre l'Être et la raison, il y a comme une "coappartenance" comme l'écrit Heidegger. L'Être en tant qu'abîme (Ab-Grund) n'est qu'un éloignement du Grund en même temps qu'un rapprochement. "L'Être laisse éclore, en même temps qu'il rassemble et abrite"116(*). Traduisons : l'Être ne se confond pas forcément avec la raison mais il peut en prendre la forme et s'abriter dans la Raison. Le logos rassemble cet Être et au moment où il le rassemble, celui-ci s'ouvre, se disperse. Cet espace du jeu ne constitue pas un espace aussi restreint que celui de l'utilité, c'est un espace qui s'ouvre toujours plus. Cet espace qui n'a rien à voir avec l'étendue cartésienne se joue de nous et nous invite à entrer dans ce jeu. Pour cela, il faut se libérer d'une optique utilitaire et sortir de l'espace de l'utilité: il faudrait investir un espace non métaphysique pour tenter de se placer dans cet espace du jeu. Le problème est posé et non résolu ; Heidegger achève sa conférence par une aporie : "La question demeure de savoir si et de quelle manière, en entendant les thèmes et les motifs de ce jeu, nous entrons dans le jeu et jouons le Jeu"117(*). Il ne suffit pas de remarquer la possibilité de cet espace et de constater le jeu, mais il faut jouer le jeu, les termes de "thèmes" et "motifs" ayant d'ailleurs une résonance musicale. Si l'Être est cette éclosion, ce qui s'ouvre de soi-même, il a aussi besoin de l'homme pour concevoir cette éclosion. Le renversement est bien là : c'est l'Être qui utilise l'homme pour l'emmener dans sa proximité et non l'homme qui utilise l'Être.

L'espace du jeu se joue de l'espace de l'utilité et à présent on peut affiner la définition du verbe utiliser : utiliser, ce n'est pas jouer mais refuser d'entrer dans ce jeu c'est-à-dire se fermer. On voudrait projeter l'Être dans un espace de l'utilité et le forcer à s'ouvrir alors qu'il est déjà l'Ouvert. Ce n'est pas l'espace du jeu qui est hermétique à l'espace de l'utilité mais c'est l'espace de l'utilité qui est clos sur lui-même. Ce n'est pas l'Être qui est indifférent à l'homme mais l'homme qui est indifférent à l'Être. L'Être ne se joue jamais de l'homme, il l'utilise plutôt pour que celui-ci s'interroge sur le sens de l'Être mais il se joue de cet espace crée par l'homme. L'Être n'est pas utilité, il est jeu avec utilité.

Troisième partie : plaidoyer pour un dépassement ou une redéfinition de l'utilité : l'utilité n'a rien d'utilitaire

Chapitre VI : l'esthétique est la mise en oeuvre d'un dépassement de l'utile
détour vers une réalité non ustensile : l'oeuvre d'art est une manifestation de l'Esprit vivant chez Hegel

C'est certainement à travers l'art que l'homme est capable de déplacer et son centre de gravité et de sublimer son ancrage dans le monde de l'utilité. L'art est la sphère de la représentation qui permet de transformer nos besoins et nos intérêts pour les satisfaire grâce à une réflexion. La représentation du monde de l'utilité n'est déjà plus le monde de l'utilité et ce qui était utile du point de vue naturel devient utile du point de vue spirituel. Ce dépassement de la sphère de l'utile ne constitue pas une négation abstraite de l'utile mais une transformation de ce concept qui acquiert ainsi une valeur pleinement spirituelle. Autrement dit, l'utilité n'est plus utilitaire, elle devient d'autant plus utile qu'elle se débarrasse de cet utilitarisme qui la fixe à une naturalité. L'oeuvre d'art purifie l'utilité. "On peut déplorer que notre attention soit absorbée par de mesquins intérêts et des points de vue utilitaires, ce qui a fait perdre à l'âme la sérénité et la liberté qui seules rendent possible la jouissance désintéressée de l'art"118(*). L'utilitarisme est, à travers cette phrase, contraire à la jouissance dans la liberté artistique c'est-à-dire la liberté de l'esprit. La vie ne doit pas se limiter à cette sphère naturelle mais au contraire s'accomplir dans une liberté spirituelle : l'oeuvre d'art participe de la vie et concrétise les images produites par l'imagination. L'art utilise la grande richesse de son contenu pour compléter l'expérience que nous avons de la vie.

Ceci dit, l'art ne sauve pas forcément l'homme de sa pression du monde fini : il peut aussi bien élever l'homme que le rendre encore plus égoïste ; il peut le fixer au monde sensible comme l'attirer vers les sphères sublimes de la spiritualité. Hegel, dans son introduction à l'Esthétique, met en garde l'homme contre cette sophistique de l'art. Il faut un véritable effort d'arrachement pour mériter cet apaisement de l'Esprit et l'homme cherche dans cet arrachement une région de vérité substantielle. Cet effort d'arrachement ne perd pas de vue la réalité et implique le dépassement d'une attitude théorique passive. Si on considère que l'ustensilité désigne ici la réflexion de l'utile dans le monde utilitaire, alors on peut dire que l'esthétique est un détour vers la réalité non ustensile. L'esthétique sera essentiellement utile à l'homme dans la mesure où elle lui permettra de se réapproprier un monde et de faire en sorte que ce monde soit véritablement son monde et non seulement un monde extérieur. Cette vérité de l'appropriation est différente de l'appropriation du monde de l'utilité telle qu'elle s'exprime dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l'Esprit. Cette vérité de l'appropriation suppose un acte même de l'Esprit. L'homme ne doit pas seulement utiliser et adapter la nature à ses besoins, il doit la transformer : d'une certaine manière, l'esthétique exhibe une vérité de l'utilité. Cette transformation est bien plus utile à l'homme que l'adaptation de la nature à ses besoins. L'oeuvre d'art expose un conflit entre ces besoins naturels et ces besoins spirituels : l'homme est le seul être qui peut s'élever par l'Esprit pour satisfaire ses besoins spirituels. Il est le seul être qui ait des besoins spirituels. "La liberté est essentiellement un attribut de l'Esprit ; la nécessité est la loi de la volonté naturelle"119(*). Cette liberté spirituelle présuppose une libération par la négation du monde de la nécessité. C'est dans l'oeuvre d'art que l'Esprit vit et qu'il se manifeste pleinement comme Esprit vivant : les hommes qui s'élèvent à cette hauteur ont un véritable plaisir qui n'a plus rien à voir avec la jouissance sensible. "Nous voyons, d'une part, l'homme emprisonné dans la vulgaire réalité et la temporalité terrestre, accablé par les besoins et les tristes nécessités de la vie, enchaîné à la matière, courant après des fins et des jouissances sensibles, dominé et entraîné par des penchants naturels et des passions ; d'autre part, nous le voyons s'élever jusqu'à des idées éternelles, vers le royaume de la pensée et de la liberté..."120(*). L'opposition est ici fortement soulignée : les participes "emprisonné", "accablé", "enchaîné", "dominé" et "entraîné" et les adjectifs "vulgaire" et "triste" évoquent une certaine pesanteur du monde de la nécessité naturelle. L'homme doit véritablement s'arracher de cet engloutissement et enlisement dans la matière et pour cela, il doit transformer cette même matière, l'élévation spirituelle étant une élévation véritablement concrète.

Hegel conçoit les principes de l'esthétique de la manière suivante : il faut à la fois que l'objet s'affranchisse de son extériorité et libère le Moi de sa passivité, en manifestant en ce qu'il est, tel qu'il est, la présence du concept et que le sujet lève les limites de l'ustensilité objective et du savoir-faire subjectif, pour reconnaître devant lui sa fin parfaitement réalisée. Cet acte libre du sujet, libérateur de l'objet, est l'oeuvre de l'Esprit absolu c'est-à-dire l'Esprit complètement délié et libéré (c'est le sens d'absolutus). Le problème est de s'inscrire dans une véritable démarche esthétique. "On peut dire à ce propos que la question du but final implique souvent la fausse conception, d'après laquelle le but existerait en soi et que l'art remplirait à son égard l'office d'un moyen. Ainsi comprise, la question du but devient une question d'utilité"121(*). La retombée dans l'utilité est possible si on conçoit que le but final de l'art est un but extérieur. La pensée artistique diffère de la pensée de l'utile car cette dernière pose un but extérieur et envisage les moyens de parvenir à ce but. Or, pour la pensée esthétique comme pour la pensée dialectique d'ailleurs, le but ne doit pas être extérieur comme un Ziel mais comme un Zweck c'est-à-dire une fin interne. L'élévation spirituelle à atteindre n'est pas quelque chose de mystique et un détachement du sensible, elle est plutôt un autre regard du sensible qui s'effectue du point de vue de l'Esprit. Cette élévation se réalise dans la création artistique d'une véritable beauté qui ne se trouve pas dans la nature. "Le beau artistique n'existe pas dans la nature"122(*) c'est-à-dire que seul l'art est capable d'une expression de l'intérieur par l'extérieur, de l'Idée par la forme que l'existence réelle ne donne qu'imparfaitement. L'Esprit vivant s'exprime pleinement dans cette beauté artistique parce qu'il est créateur et qu'il est capable de créer des objets qui n'existent pas dans la nature.

intégration de l'utilité dans l'oeuvre d'art : l'oeuvre d'art transforme le monde, le rend plus réel que le monde de l'utilité chez Hegel

L'art permet de dépasser une appropriation de la nature par l'homme, il permet de créer un monde proprement humain, et parce qu'humain et réel. Il est infiniment plus réel que le monde puisqu'il recentre l'homme dans sa dimension humaine, il dépasse alors le monde. Heidegger rejoint ici Hegel lorsqu'il montre que l'oeuvre d'art est un conflit entre la Terre et le Monde, la Terre en tant qu'élément éternel, immuable et le Monde, en tant qu'élément contingent. L'oeuvre d'art s'enracine dans la Terre, elle devient intemporelle d'une certaine façon. Mais j'aimerais montrer ici à travers l'exemple de la peinture hollandaise qu'Hegel développe dans ses Cours d'esthétique, que l'oeuvre d'art nous fait porter un regard neuf vers un monde transformé et rendu plus réel que le monde de l'utilité. "La peinture nous introduit dans un monde présent, qui nous est proche, puisque c'est le monde même où évolue notre vie quotidienne ; mais elle coupe en même temps toutes nos attaches à ce présent"123(*). La peinture est une anamorphose substantielle en ce qu'elle nous met en présence du monde quotidien c'est-à-dire du monde de nos habitudes et en même temps le modifie, le déforme et ainsi le transforme. La peinture hollandaise nous peint le monde de la quotidienneté sans le dépeindre, elle lui ajoute une saveur particulière. En effet, si nous nous détournons de ses thèmes qu'elle évoque, c'est que nous les considérons sous leur aspect existentiel et que nous prenons tel ustensile de ménage comme ce qu'il est, un ustensile de ménage, alors que le passage par l'art consiste précisément pour l'objet à se dépouiller de son ustensilité ; à se rendre digne en soi d'exister et d'être admiré. On ne regarde plus utilitairement le monde de l'utilité mais on le regarde dans sa nudité et dans ce qu'il évoque pour nous. Ainsi, l'homme prend conscience que l'utilité n'est pas dans les choses mais qu'elle est subjective c'est-à-dire contenue dans un comportement qui assigne une fonction aux choses. La peinture hollandaise n'est pas un reflet de la quotidienneté car elle nous réintroduit dans ce quotidien en l'épurant de toute relation utilitaire. Elle nous retire du présent pour mieux nous y plonger et c'est en ce sens que l'art est un détour. Nous savons que chez Heidegger, le monde de l'utilité se retourne grâce à la nouvelle évaluation, en particulier dans l'art, de l'essence de l'utilité. Chez Hegel, il ne s'agit pas d'un retournement comme on aurait pu s'y attendre mais un détour. Hegel insiste sur le fait que dans la peinture hollandaise et allemande, en plus de la ferveur et de la foi, le monde profane c'est-à-dire le monde de l'utilité qui ne bénéficie d'aucune intention spirituelle, est représenté. Nous voyons les individus "se débarrassant avec le tracas de l'existence et acquérant, dans ce dur travail, vertu, loyauté, constance, droiture, solidité chevaleresque et mérite bourgeois"124(*). La correspondance entre la prosaïque réalité et le domaine des valeurs est explicite. Hegel rappelle que les frères Van Eyck, Hubert et Jan sont les inventeurs de la peinture à l'huile : ce nouveau type de peinture influe sur les représentations de notre quotidien qui n'est pas le doublement de la réalité au sens de re-présentation mais une nouvelle présentation de celle-ci.

La réussite de cet art tient justement à "la complète et intime appropriation du monde profane et quotidien, et l'éclatement corrélatif de la peinture en modes de représentation extrêmement variés"125(*). La peinture change le regard que nous portons sur ce monde d'ustensiles que nous dévalorisons souvent à tort puisque nous l'identifions à nos préoccupations utilitaires, préoccupations que nous estimons nécessaires et auxquelles nous n'attribuons aucune valeur. Ce qui nous fascine dans cette peinture hollandaise, c'est cette corrélation et cette adéquation entre le monde spirituel et le monde profane des ustensiles : cette"intime appropriation" exprime à la fois une correspondance et une fracture entre ces deux mondes. L'objet utilitaire ne reflète plus une ustensilité mais est empreint d'un regard spirituel : il devient transfiguré parce qu'il est regardé pour la première fois en tant qu'objet. Ces objets ne reflètent pas les conditions d'existence d'une époque, ils sont eux-mêms investis d'une existence. La peinture les fait exister en les présentant et non pas en les représentant puisque la première présentation a été occultée par une visée utilitaire. L'objet existe, il a une place et il est présenté dans sa relation à l'existence humaine. "Et c'est justement ce sens de l'existence honnête, sereine dont les maîtres hollandais font bénéficier les objets naturels ; dans toutes leurs productions picturales, la liberté et la fidélité de la conception, l'amour pour ce qui est apparemment insignifiant et instantané, la fraîcheur éveillée de l'oeil et l'immersion concentrée de l'âme tout entière en ce qu'il y a de plus clos et de plus limité, s'allient désormais, en même temps avec la plus haute liberté de la composition artistique et la délicatesse du sentiment, y compris pour les détails et la finition soignée de l'exécution"126(*). Par la peinture, la prosaïque réalité devient un miracle d'idéalité : l'apparence et anodine et éphémère présente à travers les termes "insignifiant", "instantané" est brisée. L'acuité picturale ("délicatesse", "fraîcheur éveillée de l'oeil") donne une certaine valeur au tableau. La peinture hollandaise est empreinte d'une spiritualité qui n'est pas austère mais plutôt caractérisée par une simplicité et une sérénité. L'Esprit s'exprime pleinement à travers cette liberté artistique, une souplesse de la création qui se joue des choses que la nature ou l'homme n'eussent produites qu'au terme d'un long labeur. Elle se moque même parfois de façon comique du monde de l'utilité jugé trop laborieux pour imposer son éclat. L'expression "fraîcheur éveillée" résonne dans la conscience du lecteur comme une alliance fine entre une spontanéité et une éducation artistique : la spontanéité est domptée mais elle ne disparaît pas, elle est associée au processus de création.

Le message de cette peinture est le suivant : même dans ce qu'il y a de plus humble, de plus petit, de plus anodin, il y a de la vie. On regarde le quotidien d'une autre façon et on s'extasie devant celui-ci. L'art est un réinvestissement de notre quotidienneté, un réinvestissement qui nécessite une mise en parenthèse d'une relation à la chose. L'art hollandais creuse la phénoménalité du phénomène et lui donne une valeur absolue. On pourrait dire que cet art est imitatif puisqu'il n'a pour objet que de montrer le côté le plus superficiel des choses, "toute l'accidentalité des formes et des rapports"127(*) ; or, ce serait injuste de le réduire à un tel rapport. Pour cela, il faut observer les techniques mises à l'oeuvre : la réduction du volume à la surface et l'utilisation de la lumière comme élément physique de la représentation donnent un aspect particulier à cette peinture. L'art utilise ces potentialités et l'habileté de l'artiste permet de singulariser une individualité et de la faire survivre à travers un trait furtif.Le travail de l'artiste donne une spiritualité au phénomène. En outre, l'art hollandais exprime le contenu de l'esprit du peuple hollandais avec ce "cachet de robuste nationalité"128(*) qu'on trouve dans la Ronde de nuit de Rembrandt ou dans certaines peintures de Van Dyck. La lumière qui traverse tous ces tableaux hollandais, gomme l'obscurité car le hollandais refuse la dimension mauvaise de la vie, la refuse en la réfutant. "C'est le dimanche de la vie, qui nivelle tout et éloigne tout ce qui est mauvais"129(*). Cet art est donc utile en ce sens qu'il exprime le Volksgeist hollandais. Le hollandais est celui qui fait attention à tous les secrets de la vie et celui qui s'intéresse à l'essence de la phénoménalité. Pour lui, le monde de l'utilité n'est pas un monde de la futilité et c'est pourquoi il faut apprendre à le regarder tel qu'il est et non tel que nous le voyons. C'est dans l'orientation de ce regard que consiste la fonction pédagogique de l'art. Laissons conclure Hegel, même si ses cours n'étaient qu'oraux et que sa parole ait pu être transformée dans les notes de ses élèves : "dans leurs oeuvres, on peut étudier et découvrir la nature humaine, et des hommes en particulier"130(*).

l'oeuvre d'art est un regard sur l'essence chez Heidegger

Il s'agit ici de nous orienter de l'utilité à l'art et ensuite de l'art à l'utilité : ce chemin ne mène nulle part mais c'est dans cette absence de destination qu'on pourra différencier et définir peut-être exactement l'utilité à partir de l'art et l'art à partir de l'utilité. Nous ne devons pas nous préoccuper de l'horizon de la création artistique et de l'horizon de l'utilité mais plutôt redéfinir l'utilité par l'art. L'utilité technique provient de la technique, qui elle tire, son origine de la téchnè et qui désigne aussi bien l'activité de fabrication que la mise en oeuvre d'un savoir-faire artistique. Nous voulons rééxaminer cette origine lointaine qui a été soigneusement occultée dans l'établissement du macrocomplexe ustensile qu'est notre monde technico-scientifique.

C'est certainement dans son essai L'origine de l'oeuvre d'art qu'Heidegger cherche à définir au plus près l'oeuvre, et l'être-oeuvre de l'oeuvre (das Werkhafte des Werkes). Il commence d'ailleurs par différencier l'être-chose de la chose (das Dinghafte des Dinges), l'être-instrument de l'instrument (das zeughafte des Zeuges) puis l'être-oeuvre de l'oeuvre (das Werkhafte des Werkes). Pour définir la choséité de la chose, il faut sortir de la visée de l'utilité et du complexe métaphysique matière/forme qui ne fait que servir cette visée. L'interprétation de la chose "guidée par le complexe forme/matière, s'est donc avérée elle aussi comme une insulte à la chose"131(*). Le terme est fort mais il montre bien cette volonté de déconstruire des catégories métaphysiques qui sous-entendent une visée utilitaire appliquée à la chose. Heidegger part d'une dénudation de la chose, d'une mise à nu (Entblössung) c'est-à-dire d'un dépouillement de la chose. "Le seul fait que nous appelions les choses proprement dites des choses pures et simples est révélateur. Que peut bien vouloir dire ce "pur et simple", sinon le dépouillement du caractère d'utilité et de fabrication ? "132(*). Heidegger analyse son propre langage et se justifie : quand il parle de la choséité de la chose, c'est pour dire qu'il prend la chose uniquement dans son être-chose. Dans le langage quotidien, Heidegger nous dit implicitement que la chose n'existe pas en tant que chose mais en tant qu'être-utile. Ainsi, parler de la choséité de la chose n'est ni un pléonasme philosophique ni un non-sens mais la restauration d'une valeur propre à l'essence de la chose. La chose n'est pas une chose d'usage (Gebrauchsding) et le rôle de la philosophie est de réveiller son essence disparue derrière son être-utile. Pour définir la chose, l'oeuvre et leurs différences par rapport au produit, Heidegger prend l'exemple lui aussi d'un peintre hollandais que Hegel n'a pas pu connaître et qui est Van Gogh. Il commente précisément dans son essai L'origine de l'oeuvre d'art, la paire de souliers peintes par Van Gogh. C'est à travers cette paire de souliers qu'il essaie de nous faire éprouver la différence essentielle pour ne pas dire ontologique entre le processus de fabrication et le processus de création. Il a volontairement choisi cet objet de la vie courante (il prend aussi l'exemple de la cruche dans sa conférence sur La chose) pour distinguer l'oeuvre, la chose et l'instrument car ces trois éléments sont convoqués dans l'oeuvre de Van Gogh. L'oeuvre, c'est l'oeuvre de l'artiste Van Gogh, la chose, c'est la paire de chaussures, et l'instrument désigne ce à quoi sert la paire de chaussures. C'est à partir de cet entrelacement entre l'oeuvre, la chose et l'instrument qu'on peut percevoir leur différenciation. Or, paradoxalement, Heidegger effectue une méditation phénoménologique sur cette paire de souliers : il médite sur ce à quoi ces chaussures peuvent servir ou ce à quoi elles ont pu servir si elles sont devenues inutilisables. D'abord, il commence par évoquer cette "paire de souliers de paysans"133(*) alors qu'aucune indication ne permet de le déduire avec certitude. Il ne considère plus l'être-oeuvre de l'oeuvre mais il s'engage dans une rêverie sur le rapport de cette oeuvre au monde. Il va même se projeter imaginairement de cette oeuvre dans le monde paysan, lié à la terre. Or, l'oeuvre d'art est liée à la solidité terrestre car la terre est cette ouverture en même temps que fermeture dans la stabilité : "La terre, à son tour, n'est pas simplement l'indécelable, mais ce qui s'épanouit en tant que ce qui se referme sur soi"134(*). Elle est cette présence qui ne se donne pas totalement car elle retient puisqu'elle est la stabilité, la référence (référence qui n'a rien à voir avec le référentiel physico-mathématique). L'être-oeuvre de l'oeuvre c'est-à-dire l'essence de l'oeuvre, c'est la terre, alors que "l'être-produit du produit réside en son utilité" (das Zeugsein des Zeuges besteht in seine Dienlichkeit)135(*). L'utilité est mondaine, l'oeuvre d'art est terrestre et la différenciation utilité-oeuvre d'art est sous-tendue par cette différenciation Terre-Monde. Pour envisager cet aspect, on a l'impression que Heidegger chausse ces souliers, qu'il se met à la place de l'usager usuel. Ces souliers sont usés et cette usure reflète une utilisation fréquente.

Heidegger est ici hors-sujet puisqu'il dévie sa réflexion vers l'utilisateur, à savoir le paysan qui est lié à la terre. Jacques Derrida résume ce glissement dans son livre La vérité en peinture, lorsqu'il écrit : "on n'est pas seulement déçu par la précipitation consommatrice vers le contenu d'une représentation, par la lourdeur du pathos, par la trivialité codée de cette description, à la fois surchargée et indigente, dont on ne sait jamais si elle s'affaire autour du tableau, des souliers "réels" ou des souliers imaginaires mais hors peinture..."136(*). Il parle même d'une "projection hallucinatoire" de Heidegger. Ce dernier, alors qu'il s'évertue à critiquer l'utilité, n'hésite pas à prendre le chemin de l'utilité pour appréhender une chose. Il évoque le lieu commun de la paysanne qui effectue un travail laborieux sans rechigner et qui se met de la boue sur les chaussures. Or, l'oeuvre d'art est un procédé qui, loin de nier l'utilité d'une chose et de la transfigurer comme chez Hegel, nous la dénude. C'est une mise à nu (bloss), en tant que ce bloss c'est-à-dire le nu, le simple évoque l'utilité. L'oeuvre d'art n'est pas utile en tant qu'elle nous fait voir l'utilité mais elle nous plonge en face de l'utile lui-même : "on n'aperçoit plus que l'utilité toute nue"137(*). Heidegger montre qu'il existe une vérité en peinture qui n'est pas une vérité de la peinture au sens d'une exactitude de la représentation mais une vérité qui expose l'essence d'un objet. "L'oeuvre d'art nous a fait savoir ce qu'est en vérité la paire de souliers"138(*). L'oeuvre nous est inutile parce qu'elle ne nous sert à rien pas plus que le produit et la chose qu'elle représente : cette triple inutilité nous fait voir paradoxalement une vérité de l'utilité.

C'est dans l'inutilité du produit tel qu'il est présent dans l'oeuvre d'art qu'on va lire ou plutôt traduire l'utilité (die Dienlichkeit)du produit, l'être-produit du produit comme utilité. Si aucune peinture ne nous est de la moindre utilité pour appréhender l'utilité d'un produit, on peut dire que c'est dans l'inutile que la vérité de l'utile apparaît. "La vérité de l'utile, autrement dit l'être-produit du produit apparaît dans l'instance du hors d'usage"139(*) écrit Jacques Derrida. La vérité de l'utile n'est pas l'utile de même que la vérité du produit n'est pas le produit. Les souliers sont hors d'usage, ils sont usés et cette usure qui fait du produit un produit inutilisable révèle son utilité. Dans la peinture, le produit ne disparaît pas dans l'utilité et le matériau non plus. En effet, Heidegger affirme qu'ordinairement, le matériau du travail (der Werkstoff) disparaît dans l'utilité. "Parce qu'il est déterminé par l'utilité, le produit prend ce en quoi il consiste, la matière à son service. Pour la production du produit, par exemple de la hache, on utilise de la pierre et on l'use. Elle disparaît dans l'utilité"140(*).Or, la peinture ne fait pas disparaître le matériau dans l'utilité puisqu'elle est elle-même inutile mais elle le fait au contraire apparaître. Elle nous informe sur le fait que comme être-produit du produit, l'utilité n'est encore que cette valeur dérivée du couple matière-forme.

Ce n'est pas le produit qui nous permet de définir le produit, mais l'oeuvre qui nous permet de définir la vérité du produit, la vérité de la chose. Ainsi, l'oeuvre peut s'autodéfinir comme oeuvre. Si la vérité de l'utile réside dans cette inutilité, cela signifie que la véritable essence de l'utile est l'inutile. L'utile est en fait de l'inutile rendu utile. Dans la première partie de ce mémoire, nous avions essayé de déterminer l'origine de l'utilité et nous avions conclu que sa provenance était très étroitement liée à la métaphysique. Ici, nous déterminons plutôt une vérité de l'essence de l'utile. L'oeuvre, en tant qu'inutile, constitue l'essence de l'utile puisqu'elle fixe l'utile : le produit n'existe alors plus que comme produit dans celle-ci. Dès que le produit devient utile, il disparaît complètement dans l'utilité. Et on arrive à une définition plus précise de l'utilité : celle-ci réside dans ce que Heidegger appelle la Verlässlichkeit, la fiabilité ou la solidité. La solidité est la condition de l'utilité et la Verlässlichkeit du produit existe avant l'utilité. Heidegger peut répéter que "l'être-produit du produit réside bien en son utilité"141(*) car dans cet adverbe "bien" qu'il ajoute à cette phrase qu'il avait déjà écrite, on sent qu'il a touché, et c'est bien le terme approprié, la vérité de l'essence de l'utilité. Il a touché de la main cette essence car on sent que pour Heidegger, la pensée est tactile et qu'elle s'exprime pleinement dans la main. La vérité de l'utile n'est pas l'utile de même que la vérité du produit n'est pas le produit. "Celle-ci à son tour repose dans la plénitude d'un être essentiel du produit"142(*). La Verlässlichkeit du produit est son ancrage terrestre. Cette vérité de l'utilité montre que l'utilité elle-même repose plus loin que dans la banalité usée des produits, qui est une "banalité ennuyeuse et importune". L'être-produit ne se dévoile pas à travers le produit, mais à travers l'oeuvre en tant que dévoilement, dévoilement qui n'est pas une simple production. En effet, l'utilité et l'utilisation des souliers ne signifieraient rien hors d'un monde et d'une terre.

On comprend maintenant mieux la définition qu'Heidegger donne de l'utilité au début de l'essai. "L'utilité est l'éclair fondamental à partir duquel ces étants se présentent d'un trait à nous, sont ainsi présents et sont les étants qu'ils sont"143(*). L'oeuvre n'a pas, comme le produit, l'utilité comme horizon ontologique. Mais elle dévoile l'utilité comme cet horizon mieux que ne saurait le faire la simple observation d'un soulier. L'utilité prend vraiment sens à partir de cette inutilité. C'est un "éclair" (Blitz), et cet "éclair" est "fondamental" puisqu'il est l'entrée en présence de l'étant. L'inutilité d'une oeuvre révèle que l'utilité est cette entrée en présence. Le soulier est hors d'usage, il est hors d'usage tel qu'il est représenté (usé) mais nous savons que la peinture ne dépeint pas et qu'elle ne se borne pas à la représentation : il est doublement hors d'usage puisqu'il est dans l'oeuvre d'art. L'inutilité rend obscène l'utilité, terme qu'il ne faudrait pas entendre dans un sens péjoratif. L'oeuvre d'art est un regard sur l'essence, un regard sur l'essence de l'utilité. L'inutilité n'est pas le contraire de l'utilité mais un éclairage sur la réalité de l'utilité.

Chapitre VII : les conditions de ce dépassement : face à face entre une pensée dialectique et une pensée du phénomène à résonances mystiques

C'est dans ce chapitre que nous observerons deux manières radicalement étrangères de poser le problème. Nous savons que pour Hegel, il ne peut pas y avoir d'Impensé ; l'absolu se pense et doit être pensé comme se pensant. Ainsi, l'utilité étant un concept moteur qui agit à l'intérieur de l'histoire universelle, cette utilité produit elle-même son dépassement et les conditions de son dépassement. La pensée dialectique n'est pas qu'une pensée du négatif, elle est un travail de ce négatif qui permet une affirmation positive une fois que le contenu a été nié. La négation du contenu de l'utilité ou du moins de la forme de l'utilité car la négation opérée n'est pas une négation de contenu mais plutôt de la façon dont l'utilité pose ce contenu, produit un nouveau moment historique qui se caractérise par une affirmation nouvelle.

En revanche, pour Heidegger, l'Être est "l'Im-pensé", ce qui n'a pas été pensé c'est-à-dire ce qui a été mis de côté par la métaphysique. Cet impensé doit motiver un nouveau commencement de la pensée qui n'est pas métaphysique. La fin de la métaphysique permet un commencement d'un autre type de pensée , ontologiquement plus utile à l'homme car elle l'oriente vers cet impensé que constitue l'Être. Nous avons une sorte d'attraction entre cet impensé et la pensée, l'impensé étant une motivation ontologique de la pensée. Heidegger ne dialectise pas la pensée, il indique une frontière entre l'impensé et la pensée, frontière qui se perméabilise progressivement dans l'imperméabilité qu'est l'époque technique. L'époque technique est une épochè qui suspend toute pensée et grâce à cette suspension, entrouvre un devenir et un avenir possibles de la pensée. Ces deux démarches nous proposent finalement une alternative différente à l'utilité utilitaire.

dépassement qui prend la forme d'un autodépassement chez Hegel

Nouvelle figure de la conscience produite, la liberté absolue : passage des Lumières à la Révolution Française

Le conflit de l'Aufklärung et de la foi, qui remplit le XVIIIe siècle, est le conflit de la conscience de soi, qui se sait la vérité de toute objectivité et de la pure pensée objectivée dans un monde de l'au-delà. Le problème vient du fait que les deux adversaires sont identiques et ne se reconnaissent pas l'un l'autre. La "méprise de l'intellection", c'est la méprise de l'intellection sur son essence qui est la même que celle de la foi mais pas affirmée de la même façon. La lutte a un caractère de nécessité parce qu'elle prépare le retour du monde de l'au-delà dans la conscience de soi. L'homme veut se créer un chez-soi, et ce chez-soi ne doit pas être irréel comme l'affirme la foi. La foi fuit le monde où les dieux se sont enfuis. L'homme s'efforce de se recréer un chez-soi qui concilie sa réalité particulière et l'universalité ineffective : cet effort est la culture. La bataille a été gagnée par l'Aufklärung et la vérité qui résulte de cette lutte même, est celle de l'utilité, comme on la trouve développée dans la philosophie d'Helvétius par exemple. Tout ce qui était en soi a été détruit, il ne reste plus qu'un monde plat et inconsistant. Cette utilité universelle est donc une solution et une valeur suprême qui réconcilie en elle l'idéalité (finalité, providentialisme) du monde de la foi et la réalité (intérêt, jouissance) du monde de la culture. "Les deux mondes sont réconciliés ; le ciel est descendu et transporté sur la terre"144(*) : tel s'achève ce chapitre de la Phénoménologie de l'Esprit qui concerne les Lumières. Ce n'est pas la terre qui est montée au ciel mais le ciel qui est descendu c'est-à-dire la lumière du ciel vient éclairer la terre, elle n'est plus filtrée par les ténèbres d'une superstition. Le terme "transporté" traduit une activité proprement humaine, une volonté d'abattre cette obscurité qui caractérise l'homme des Lumières. Ce ciel qui descend sur la terre, c'est le lever du soleil de 1789, inaugurant le troisième moment de l'esprit devenu étranger à soi et s'efforçant de se réconcilier c'est-à-dire le moment révolutionnaire de la liberté absolue et de la Terreur.

Avant d'entrer dans ce nouveau monde, il faut rappeler qu'aucune vérité absolue n'apparaît dans ce monde, si ce n'est celle d'un passage perpétuel d'un moment à l'autre, l'utilité qui va et vient entre l'en-soi et le pour-autrui. L'utilitarisme désigne l'inconsistance d'une pensée qui n'a pas encore rassemblé ses moments en elle-même, elle est une circulation de ses moments et elle a conservé une objectivité qu'elle s'acharne à nier. "L'utilité n'est encore que prédicat de l'objet ; elle n'est pas elle-même sujet, ou n'est pas l'immédiate et unique effectivité de celui-ci"145(*). Elle est encore empêtrée dans l'objectivité, objectivité qui est certes positive puisque le monde de l'homme est dorénavant son monde mais le Soi veut se saisir comme sujet absolu et non comme objet. Le Soi n'est pas posé comme vérité absolue. Ainsi, cela se traduit concrètement par le fait qu'on saisit les institutions comme la monarchie, non plus par le droit divin mais par leur utilité sociale. La vérité de cette utilité sociale est le Soi universel. Mais cette vérité demeure encore insuffisante même si la pure intellection est satisfaite : "Ce qui manque est atteint dans l'utilité, en tant que la pure intellection obtient en elle l'objectivité positive ; la pure intellection est alors conscience effective satisfaite en soi-même"146(*). L'objectivité positive, c'est le fait que l'objet de la pure intellection soit définitivement sien, elle est donc une acquisition due à sa victoire dans cette lutte.

Si la pure intellection est satisfaite, puisqu'elle a pu récupérer et faire sien son objet, le Soi n'est pas absolument saisi comme Soi ; il est certes effectif mais il reste en mouvement dans la circulation des moments de l'utilité. De plus, il est inconsistant et c'est pourquoi cette inconsistance doit disparaître et la grande vérité des temps nouveaux doit être proclamée : l'homme demeure en son fonds une volonté libre. "Cependant cette révocation de la forme de l'objectivité de l'utile a déjà eu lieu en soi ; et de cette révolution intérieure jaillit la révolution effective de la réalité effective, la nouvelle figure de la conscience, la liberté absolue"147(*). Nous saisissons bien à travers cette phrase révolutionnaire la forme du dépassement de l'utilité. Hegel parle de "révocation" et non de négation c'est-à-dire que "la forme de l'objectivité de l'utile" a été transformée et abrogée. Cette "révocation" n'est ni une simple négation ni une réfutation mais une transformation révolutionnaire. Or, celle-ci s'est déjà faite "en soi" en ce sens que la pensée de l'utile s'est déjà abrogée de l'intérieur. Ce dépassement était inscrit dans cette pensée et ce n'est pas un simple exercice dialectique mais une conception profonde du changement : le dépassement de l'utilité constitue un autodépassement vers une réconciliation absolue de ce qui était séparé. Entendons-nous bien sur le terme d'autodépassement : il ne signifie pas que la pensée de l'utile s'est niée et que de cette négation a surgi la Révolution Française, l'autonégation du négatif ne suffisant pas à produire une réconciliation. Mais la pensée de l'utile contenait déjà en elle les possibilités d'une transition vers le moment suivant. La "révolution intérieure" est justement cette transition ménagée entre l'utilitarisme et le volontarisme, transition qui s'effectue d'elle-même. C'est au terme de cette absoluité que le Soi se saisit intégralement comme Soi : l'Aufklärung a atteint la vérité la plus haute dont elle est capable. L'homme s'élève et quitte définitivement le monde de la platitude qu'était le monde de l'utilité, il lui donne une coexistence et une profondeur, il découvre l'absolu de sa conscience de soi universelle. Le lever de soleil de 1789 est un jaillissement de lumière et l'accomplissement de l'Aufklärung. L'incarnation de l'Au-delà, simple idéal dans la pensée de l'utile devient une figure réelle avec la révolution. "La révolution effective de la réalité effective", désigne la réalisation, l'effectuation de tous les idéaux. L'utile est dépassé par une volonté générale qui n'est liée qu'à elle-même et à son bien.

Mais en son absolue universalité, cette volonté détruit toutes les différences sociales et ne peut rien créer de positif. Il ne lui reste donc qu'un agir négatif et cette liberté absolue se retourne dans la Terreur. Alors cette universalité absolue sombre dans une autodestruction, restée trop abstraite et immédiate. La liberté absolue reconnaît la nullité de la singularité et l'acquis de l'utilité universelle se retourne complètement dans cette nullité. Notre propos n'est pas d'éclairer ce retournement car il va bien au-delà de la pensée de l'utilité. L'important est de constater que l'utile révoque son inconsistance pour la transformer en une consistance qui est la volonté. Tandis que pour Heidegger, la volonté et le calcul peuvent être source de l'utilité, ici, c'est l'utilité qui fonde une volonté et une universalisation de celle-ci.

dépassement qui n'est pas un véritable dépassement chez Heidegger mais plutôt un retour, ein Schritt zurück : un pas en arrière

Pour dépasser cette pensée de l'utile qui est une pensée métaphysique totalement achevée et effective, il faut voir sur quel plan cette pensée a échoué. La métaphysique n'a pas posé la bonne question, elle s'est trompé de chemin et la pensée de l'utile constitue le résultat de ce fourvoiement "La métaphysique ne pose pas la question portant sur la vérité de l'Être lui-même (Die metaphysik fragt nicht nach der Wahrheit des Seins selbst)"148(*). C'est précisément dans cette optique qu'une nouvelle pensée doit s'effectuer et pour cela il faut être capable de penser métaphysiquement contre la métaphysique en montrant que cette pensée aboutit nécessairement dans une impasse, impasse qui est ontologique Heidegger insiste sur le commencement d'un nouveau type de pensée, qui doit être un recommencement de la pensée philosophique et qui doit éviter les dérives métaphysiques.

l'ambiguïté métaphysique n'est pas levée : tendance à une purification ontologique de la métaphysique chez Heidegger

Quand Heidegger parle de dépassement de la métaphysique, ces termes ont tendance à devancer sa propre pensée qui reste encore étroitement mêlée à la métaphysique. Bien évidemment, la dichotomie classique entre noumènes et phénomènes n'a pas lieu d'être puisqu'il écrit au début d'Être et temps que "derrière les phénomènes de la phénoménologie, il n'y a donc en vérité rien, mais il peut se faire que soit caché ce qui devra devenir phénomène"149(*). L'abolition de la séparation entre phénomènes et noumènes est déclarée et consumée mais curieusement le dévoilement du phénomène chez Heidegger s'accompagne toujours d'un voilement. Pour penser cela, il s'inspire de l'ontologie grecque qu'il a commentée abondamment toute sa vie. "l'ontologie grecque et son histoire prouvent que l'être-là se comprend lui-même et l'être en général à partir du monde"150(*) et ce "monde" présente un jeu de l'apparaître, de la présence et du retrait. On a l'impression qu'Heidegger essaie inconsciemment de restaurer une métaphysique plus proche de celle des Grecs et d'une certaine manière plus pure, métaphysique qui serait une métaphysique du monde. Heidegger avouera lui-même que le langage d'Être et Temps demeure encore prisonnier de la métaphysique. Il sent que la transition entre une pensée métaphysique et une pensée non métaphysique ne peut pas se faire immédiatement. Or, c'est grâce à la pensée de l'utile que ce dépassement peut s'effectuer. En effet, la pensée de l'utile, en tant qu'absence de pensée libre et ouverte à l'essence de la chose, amène nécessairement l'homme à poser les conditions d'un autre type de pensée. L'appel d'une véritable pensée surgit au sein même de la pensée de l'utile.

Heidegger veut réeffectuer le départ de la pensée et c'est pourquoi il s'intéresse aux Grecs : il préfère faire ein Schritt zurück c'est-à-dire prendre du recul pour mieux envisager la pensée dans son développement. Ce dépassement n'a donc rien d'une Aufhebung hégélienne puisqu'il est un retour et non un progrès avec conservation du moment précédent. Or, ce Schritt zurück, Heidegger l'effectue du côté des Grecs : on a l'impression que pour dépasser le règne métaphysique et utilitariste, il souhaiterait revenir à une forme de la pensée antérieure à l'époque de l'utilité. Dans son séminaire consacré à Parménide (Leçon du semestre d'hiver 1942-1943), il insiste sur le rôle important de l'"Anfang" du "Denken". "Anaximander, Parmenides und Heraklit sind die anfängliche Denker [...]. Jene sind anfängliche Denker, weil sie den Anfang denken"151(*). La relation entre l'"Anfang", le "Denken" et le "Denker" est située : le départ de la pensée se pense comme départ car la pensée ne surplombe pas le départ, elle part avec lui. Un peu plus loin, pour expliciter ces phrases, Heidegger écrit : "Die Denker sind die von An-fang an-gefangen"152(*). Le commencement est commencé par ces penseurs en même temps que ceux-ci sont requis de penser ce commencement. Heidegger essaie de repenser comment ce départ a été pensé et donc comment le départ de la pensée a été donné. Ce départ, il s'agit de l'envisager dans tout son éclat : "Hier können wir entweder nur uns auf den Weg machen zur Anfang, oder aber ihm ausweicht"153(*). Dans cette alternative exprimée à travers les conjonctions "entweder...oder", Heidegger fait clairement son choix : il s'inscrit dans la première possibilité, celle qui donne l'accès au commencement de la pensée et à l'essence même de la pensée. Il traque le sens grec de la pensée car pour lui ce sens est le sens de toute pensée philosophique en même temps qu'il en est la source. On observe une pregnance absolue de l'ontologie grecque dans l'oeuvre heideggérienne puisqu'il a écrit des cours sur Parménide, il a fait un séminaire célèbre sur Héraclite ; il a également beaucoup commenté Le Sophiste de Platon et la Physique d'Aristote. Et dans tous ses écrits, il s'appuie pour la plupart du temps sur un exemple grec. Sa meilleure définition du Grec est certainement celle qu'il donne dans La parole d'Anaximandre, texte admirable qui figure dans Chemins qui ne mènent nulle part. "Grec, cela ne signifie pas, dans notre façon de parler, une propriété ethnique (Völkisch), nationale, culturelle ou anthropologique ; grec est le matin du destin sous la figure duquel l'être même s'éclaircit au sein de l'étant et en appelle à une futurition de l'homme qui, en tant qu'historial, a son cours dans les différents modes selon lesquels elle est maintenue dans l'être ou délaissé par lui, sans pourtant jamais en être coupée"154(*). Il existe bien un rapport de l'Être à l'homme chez les Grecs même si ce n'est pas encore le rapport véritable. L'époque grecque constitue l'aurore de la pensée (l'expression "matin" est d'ailleurs très poétique) mais aussi l'aurore de l'oubli de l'Être et qui est d'une certaine manière le destin de la pensée.

Les Grecs pensent le rapport de l'être au monde à partir de la présence, ou pour employer un néologisme de Jan Patocka, la "présenteté" c'est-à-dire l'essence de la manifestation de toute présence. La présence désigne ce qui se présente, ce qui s'ouvre et qui s'avance dans la présence ; Heidegger essaie de concrétiser le rapport à l'Être à partir de cette présence. Or, dans le règne de l'utilité, la présence véritable est occultée par une immédiateté des rapports qui annule toute profondeur du temps. Le contenu de la philosophie grecque peut être résumée dans ces quelques lignes : "l'energeia, pensée par Aristote comme trait fondamental de la présence, de l'éon ; l'idea, pensée par Platon comme trait fondamental de la présence ; le logos pensé par Héraclite comme trait fondamental de la présence ; la Moïra, pensée par Parménide comme trait fondamental de la présence ; le kréôn, pensé par Anaximandre comme ce qui se déploie dans la présence, nomment le même. Dans la richesse du Même est pensée, par chacun des penseurs en sa guise propre, l'Unité de l'Un unissant, le En"155(*). Voilà tous les concepts principaux des penseurs grecs importants qui gravitent autour de la présence du Même qui peut s'absenter également. Or, quand Heidegger, dans sa conférence sur La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, évoque la clairière de l'Être et la présence (Anwesenheit) de celui-ci, ceci nous apparaît comme une méditation sur l'Être qui possède un ancrage grec indéniable. Le thème de l'Ereignis est le moment où l'homme, acculé par l'utilitarisme et l'oubli de l'Être, pose la question du sens de l'Être ; cet Ereignis convoquel'homme devant la présence de l'Être comme la philosophie chez Hegel convoque la pensée zur Sache selbst c'est-à-dire à son affaire propre. D'ailleurs, Heidegger ne manque pas de faire cette référence à Hegel, tirée de la Phénoménologie de l'Esprit.

Cet Ereignis, comme avènement d'un événement non advenu a quelque chose de métaphysique même s'il se veut un événement non métaphysique. Heidegger, bien loin de déconstruire la métaphysique, a tendance à la purifier ontologiquement de tout ce qui l'enveloppe et cette purification s'effectue sous la forme d'un retour aux Grecs. D'autre part, il ne prend absolument pas en compte l'apport du christianisme et il reste de ce fait dans ce que François Marty nomme une "illumination profane" en pensant le monde de façon grecque. Hegel, au contraire, s'est intéressé aux Grecs mais n'a pas pour autant ignoré l'apport du christianisme. La pensée dialectique implique et impose une totalisation et un développement de tous les moments de la pensée ; c'est une pensée de vérité qui se doit d'éclairer tous les moments du parcours de l'Esprit jusqu'au Savoir absolu alors que la pensée heideggérienne recule au moment crucial.

réaménagement d'un accès à la Vérité de la chose

Dans un monde où l'être de la chose a été effectivement réduit à l'utilité, la mentalité commune, le "On", tombe en déchéance (die Geworfenheit) car il est inauthentique. Son indifférence et sa passivité le marquent du sceau de l'inauthenticité et du sceau de la non-vérité, l'inauthenticité qualifiant le fait de ne pas vivre en adéquation avec soi, la non-vérité désignant l'hermétisme à l'Être. Mais il ne faut pas forcément comprendre de manière péjorative cette déchéance de l'existence inauthentique car celle-ci n'est possible que parce que la vérité elle-même implique en soi la non-vérité en tant qu'obscurcissement nécessairement lié à toute illumination. De même que la non-vérité appartient à l'essence même de la vérité, de même l'oubli de l'Être qui constitue la métaphysique est-il un fait qui concerne l'Être comme tel. La véritable raison pour laquelle l'analytique existentiale doit partir de la banalité quotidienne, c'est que toute pensée qui se constitue aujourd'hui, dans la phase finale de la métaphysique, doit toujours néanmoins partir de la métaphysique pour la dépasser et en sortir. L'utilité est une réduction inauthentique de l'existence à la vie, inauthentique car elle cache à la vie son sens. "L'être-là, parce qu'il est essentiellement en déchéance, se trouve, de par sa constitution ontologique, dans la non-vérité"156(*). Dans cette phrase, on observe une correspondance étroite entre l'adverbe "essentiellement" et l'expression "par sa constitution ontologique". Autrement dit, l'être-là, au plus profond de sa condition ontique, est déchu, ce qui correspond, du point de vue ontologique à la non-vérité. Cette phrase exhibe donc les deux points de vue, point de vue ontique et point de vue ontologique. Il faut absolument réaménager un accès privilégié à la chose que l'utilité occulte.

Or, pour cela, la vérité est nécessaire car elle éclaircit ce rapport à l'essence en enlevant progressivement cette enveloppe utilitaire mais en même temps cette enveloppe utilitaire est nécessaire car elle préserve également l'essence de la chose. L'enveloppe utilitaire n'est pas vue uniquement par un oeil négatif chez Heidegger ; il ne la désolidarise pas de la chose car elle fait partie de la chose comme la non-vérité fait partie de la vérité. Cependant, il faut envisager autrement la vérité : celle-ci n'est ni une adéquation du jugement à la chose comme elle l'est dans toute la métaphysique occidentale, y compris chez Hegel où le vrai est le tout (das Wahre ist das Ganze) ni l'exactitude envisagée dans l'exploitation physico-mathématique.

Il est intéressant de remarquer le rapport qu'Heidegger entretient avec Hegel : Hegel est pour lui celui qui achève de manière radicale et péremptoire la métaphysique occidentale ; on sent un véritable respect et une admiration de Heidegger pour un tel penseur. D'une part, Heidegger a écrit énormément sur Hegel, lui consacrant de nombreux ouvrages comme le témoigne ce cours professé à l'université de Fribourg-en-Brisgau pendant le semestre d'hiver 1930-1931, sur la Phénoménologie de l'Esprit de Heidegger. En outre, le tome 68 de ses oeuvres complètes est consacré à la négativité (die Negativität) chez Hegel. Il a également effectué une conférence sur Hegel et les Grecs et pratiquement tous ses écrits le citent ou y font une allusion, parfois de manière implicite. C'est bien la preuve qu'un tel penseur était capital pour Heidegger. Pour lui, le métaphysicien qu'était Hegel ne s'est pas vraiment trompé même quand il a intégré l'utilité dans une détermination de l'histoire. "Toutefois la détermination hégélienne de l'histoire comme développement de l'Esprit n'est pas fausse. Elle est vraie comme est vraie la métaphysique qui, pour la première fois chez Hegel, porte au langage dans le système son essence pensée absolument"157(*). Tout ce que Heidegger pense de Hegel se trouve concentré dans cette phrase : "pour la première fois", la pensée métaphysique a été pensée jusqu'à ses limites et c'est pourquoi cette phrase sonne comme un immense hommage au travail hégélien. Cette pensée ne peut absolument pas être suspectée de fausseté dans la mesure où elle pense la vérité du développement de l'Esprit jusqu'au bout : cette vérité est une exigence de l'Esprit chez Hegel, elle est plutôt un appel de l'Être comme ouverture à l'Être chez Heidegger. D'ailleurs, Heidegger emploie très peu le terme Geist dans son oeuvre car ce terme est suspecté d'être métaphysique et d'avoir une portée onto-théologique. On en note quelques occurrences dans Être et Temps, mais on sait que cet ouvrage ne s'arrache pas véritablement de la métaphysique. Il préfère substituer l'Être à l'Esprit, terme qui échappe à toute signification et qui laisse évidemment le lecteur sur sa faim. Quand il dit de la métaphysique qu'elle est un "initial refus d'une radicalisation de la vérité de l'Être"158(*), cet initial refus n'est pas à remettre sur le compte de Hegel car c'est vraiment la dialectique hégélienne qui a remis l'Être sur son chemin, chemin qui ne mène nulle part chez Hegel puisqu'il ouvre la porte du Savoir absolu. La vérité n'est pas dans le résultat séparé du développement, elle est dans ce développement qui s'éclaircit et qui éclaire en même temps sa destination. Je pense que la question de la vérité a été posée de façon beaucoup plus précise et philosophique chez Hegel que chez Heidegger.

La vérité est une ouverture chez Heidegger, elle est alètheia c'est-à-dire qu'elle lutte contre le lèthè, l'oubli bien que l'oubli soit consubstantiel à cette vérité. Il la définit dans son séminaire sur Parménide en s'appuyant sur certains fragments de cet auteur grec, notamment celui où une déesse Alètheia entre en scène : "die Göttin, die hier ersheint, ist die Göttin' Alètheia"159(*). L'alètheia est pour lui une Unverborgenheit, un dévoilement, la dissimulation sortant de sa clandestinité mais ne se montrant pas totalement. La vérité est un jeu de voilement et de dévoilement, elle est ce voile qui s'enlève et qui se remet ; là encore, Heidegger pense cette vérité dans une optique uniquement grecque. Trois termes reviennent dans ce séminaire pour la caractériser tant elle demeure insaisissable : ce sont les termes de Verhüllung (dévoilement), Verschleierung (le camouflage) et Verdeckung (la couverture). La vérité nage dans ce champ lexical paradoxal. D'ailleurs, la pensée heideggérienne est une pensé du paradoxe comme celui du voilement et du dévoilement. Cette pensée paradoxale est une pensée du jeu, du jeu des contraires, une pensée qui possède une source héraclitéenne et qui s'inspire aussi de l'Être parménidien. Mais ce n'est pas une pensée dialectique qui pense à fond le devenir de l'entrecroisement des contraires et c'est pourquoi Heidegger n'est pas Hegel. Tantôt la vérité passe de la Verhüllung à la Verschleierung, ce terme marquant un degré plus fort de dévoilement puis la Verdeckung survient : la vérité circule entre ces trois phases, elle ne s'arrête jamais.

La pensée de Heidegger n'est pas une pensée abstraite, une pensée d'entendement qu'Hegel dénonce dans beaucoup de ses écrits mais c'est plutôt une pensée qui a des résonances mystiques certaines. Le dépassement de l'utilité s'effectue au profit d'une ouverture à l'Être, ouverture qui dépasse la réalité de la philosophie et qui s'inscrit dans une relation particulière presque au-delà de toute pensée. Ce n'est donc pas étonnant qu'Heidegger approche le plus cette ouverture grâce aux poètes et en particulier Rilke. Rilke est celui qui pense la réalité de l'Ouvert et de l'ouverture jusqu'à sa limite. C'est dans cette ouverture que l'Être suscite le Dasein car le Sein et le Dasein sont transcendants, ils ne se laissent pas retenir par l'Existant. L'oeuvre d'art peut nous placer sur ce chemin de l'Être. "L'homme est bien plutôt "jeté" par l'Être lui-même dans la vérité de l'Être, afin qu'ek-sistant de la sorte, il veille (hüten) sur la vérité de l'Être, pour qu'en la lumière de l'Être, l'étant apparaisse comme l'étant qu'il est"160(*). L'homme ne doit pas exister mais ek-sister c'est-à-dire sortir du soi pour se placer dans cette vérité. Son passage du monde de l'utilité à celui de l'Être n'est pas qu'un passage de la vie à l'existence mais de la vie à l'existence et à l'ek-sistence de l'existant lui-même. Le monde de l'utilité fait partie du domaine de l'Être du fait qu'il oublie ce dernier, car l'oubli de l'Être est consubstantiel à l'Être lui-même. Heidegger saisit d'une manière nouvelle l'ek-sistence et il n'est pas d'accord avec l'interprétation hégélienne de celle-ci. "Hegel la détermine comme l'idée de la subjectivité absolue qui se sait elle-même (als die sich selbst wissende Idee der absoluten Subjektivität)"161(*). L'alternative qu'il propose à Hegel n'est pas une alternative philosophique mais presque mystique. Qu'est-ce que cet Être qu'il convoque constamment ? "L'Être est Ce qu'Il est (Es ist Es selbst)"162(*). On ne peut certainement pas saisir l'Être à travers des déterminations objectives ou catégorielles mais plutôt à travers un mode de présence. Cette réponse sonne évidemment comme un écho à Parménide ce qui prouve que ce Schritt zurück est un retour à la source de la pensée (die Urquelle), ce retour s'effectuant comme une ouverture mystique à l'Être.

On ne peut même pas intuitionner ce rapport à l'Être, on ne peut que s'ouvrir à lui. On pourrait relever beaucoup de phrases qui évoquent une mystique païenne c'est-à-dire une illumination de l'Être sur l'être de l'homme. Par exemple, à propos de l'être-au-monde, il écrit qu' "il se tient en extase en direction de l'ouverture de l'Être (Es steht in die Offenheit des Seins hinaus)"163(*). Même si Heidegger précise que l'extase est à entendre au sens étymologique, on a l'impression que cette sortie du soi équivaut à une révélation de l'Être, révélation qui n'est jamais et qui ne peut jamais être totale. Cette extase fait partie d'une expérience mystique areligieuse puisque cet Être n'est "ni Dieu, ni un fondement du monde"164(*). L'Offenheit de l'Être constitue en fait l'Être lui-même c'est-à-dire cette ouverture qui s'ouvre, cette illumination qui s'illumine, cette révélation qui se révèle et se réveille, cet impensé qui commence à se penser mais qui ne sera jamais totalement pensé. On a l'impression de retrouver l'absolu de Schelling, le fondement de tout qui est impensé et pas encore dialectisé. Cette divergence entre Hegel et Heidegger, on peut la transposer entre Hegel et Heidegger ; pour Hegel, l'absolu lui-même doit se dialectiser car où il y a de l'homme, il y a de la pensée et du sens qui émerge. La raison ne peut pas accepter des déterminations obscures sinon on aurait l'impression de revenir à cette nuit, wo alle Kühe schwarz sind. Je crains que la vérité heideggérienne ne vienne dans cette nuit mystique particulière. Cette pensée de l'inachevé comme l'inachevé et l'inachevable de la pensée nous fait quitter momentanément la philosophie. Heidegger se dirige vers "l'an-archie" comme l'écrit Rainer Schürmann, à savoir cette recherche du non-fondement, cette non recherche du fondement métaphysique. La vérité doit se chercher dans cet autre commencement et dans l'Abbau c'est-à-dire la déconstruction ontologique du tout le système métaphysique occidental.

retour à une différenciation ontologique brisant l'indifférenciation utilitaire

Nous avons vu que pour Heidegger, l'être-utile se caractérisait par son indifférence. Or, le monde se définit par une Zwiefalt, un pli entre l'Être et l'étant ; ce pli n'est pas une séparation ontologique mais une différence qui se différencie. La Zwiefalt désigne le différenciant de la différence ; la différenciation ne renvoie pas à un Indifférencié préalable mais à une Différence originelle qui ne cesse de se déplier et se replier. Cette différence originelle n'est pas la différence abstraite posée au départ qu'Hegel dénonce dans la préface de la Phénoménologie de l'Esprit mais elle est le Se différencier d'une chose. Nous avions dit que l'utilité niait la réalité de cette différence et ainsi se privait d'une dimension ontologique et de vérité. Elle est un mode d'être inauthentique d'où une nécessité de retrouver cette différenciation ontologique et un usage qui respecte cette différenciation. L'utilité nous éloigne de la chose même (Sache selbst) car elle hausse le sujet dans une position de maîtrise par rapport à la chose. Le sujet ne retrouve d'aileurs que lui-même dans l'objet, puisque la chose en devenant objet, devient une excroissance du sujet, sa projection. L'altérité est niée dans son caractère le plus ontologique. Cette différenciation ontologique est celle qui décline de manière absolue toute altérité et elle peut se saisir à travers l'oeuvre d'art : le Monde des étants se différencie de la Terre de l'Être. Dans son essai sur La parole d'Anaximandre, il écrit que "l'oubli de l'Être est l'oubli de la différence de l'Être à l'étant"165(*) et que cet oubli n'est pas une négligence de la pensée. Quand Heidegger nous parle de la "différence de l'Être à l'étant", ce "à" nous montre qu'il existe un espace de l'Être à l'étant. Or, on a tendance à oublier l'espace qui contient cette différence et la destination de l'étant à l'Être.

L'oeuvre d'art ne gomme pas cette différence mais nous la fait apparaître. Alors que le matériau disparaît dans l'utilité, il reste présent dans l'oeuvre d'art ainsi que l'entrelacement entre la Terre et le Monde. "Par la production du produit, par exemple de la hache, on utilise de la pierre et on l'use. Elle disparaît dans l'utilité [...]. L'oeuvre-temple, au contraire, en installant un monde, loin de laisser disparaître la matière, la fait bien plutôt ressortir"166(*). Deux optiques ici divergent, celle de la production et de l'annulation d'une différence et celle de l'installation d'un monde et d'une différence. L'utilité s'exprime par l'usure, elle est temporelle et éphémère : au bout d'un certain temps, le matériau n'est plus distinct. L'oeuvre d'art souligne le lien à la matière, ce lien éternel puisqu'il concerne la Terre ; elle est une revalorisation du matériau par rapport à l'utilité. La création artistique est un usage de la Terre mais pas une utilisation de la Terre : le sculpteur, le peintre ne font que travailler le matériau. De cette différenciation naît un espace particulier, une topologie ontologique nouvelle pour ainsi dire. "En étant oeuvre, l'oeuvre établit l'espace de cette ampleur. Établir l'espace signifie ici : libérer la plénitude de l'ouvert en son espace, et arranger cette plénitude dans l'ensemble de ses traits"167(*). L'oeuvre d'art dresse un monde et l'espace naît de la rencontre du monde et de la Terre. Le monde del'utilité reste trop éloigné, il faut une libération et cette libération doit être ontologique comme l'indique l'expression "libérer la plénitude de l'ouvert en son espace". Cet établissement de l'espace rétablit à l'arrière plan la différenciation ontologique qui demeure primordiale.

Or, dans son séminaire du semestre d'été 1925, Heidegger montre que la spatialité de l'être-au-monde est constituée par l'é-loignement (Ent-fernung) et l'orientation. La discrimination rigoureuse de l'éloignement et de la distance est essentielle à l'herméneutique de la spatialité. L'éloignement (Entfernung) est un existential, la distance (Abstand) reste une catégorie. Plus précisément, il distingue deux niveaux de l'Entfernung, le niveau catégoriel qui fait partie de l'"Orientation" et le niveau existential qui se situe dans l'"Orientheit" qu'on pourrait traduire par l'orient ontologique. L'Entfernung demeure une Erstreckung c'est-à-dire une extension de l'espace, une ouverture et le fait qu'elle puisse être définie de deux façons exhibe l'espace de cette différenciation ontologique qui est une différenciation ontologique de l'espace. "Dass Welt Umwelt ist, liegt an der spezifischer Weltlichkeit des Raumes"168(*). L'espace est central chez Heidegger, car le monde doit s'ouvrir sur un espace et mondanéiser si on peut parler ainsi l'espace qui s'offre à lui. La Raümlichkeit désigne la spatialité originaire du Dasein. La proximité de l'Être et de la chose se saisit par rapport à un éloignement. "Die Nähe ist nur ein Modus der Entfernung"169(*). Il existe un jeu entre la Nähe et l'Entfernung qui motive l'insaisissabilité de l'Être. Ce jeu nous amène vers une proximité incalculable des choses. Alors que dans le monde de l'utilité, l'Abstand est mesuré entre deux Punkte, l'essence de la chose s'offre dans une proximité qui présuppose un éloignement originaire. La pensée heideggérienne est une pensée herméneutique qui déchiffre cette différence essentielle. Dans sa conférence sur "La Chose", il indique le sens de cette proximité de la chose qu'il faut retrouver. "Seulement cette suppression hâtive de toutes les distances n'apporte aucune proximité : car la proximité ne consiste pas dans le peu de distance"170(*). Le problème de la différenciation ontologique n'est pas un problème calculable et qui pourrait se comprendre à travers des mesures, il est un problème qui se sent profondément à travers le penser de la chose. La technique abolit la distance, nous rapproche de la chose en même temps qu'elle nous éloigne de son essence car la proximité ne se saisit pas à travers le rapprochement. En effet, la proximité conserve l'éloignement et l'essence de la chose se donne dans cet horizon différencié. D'ailleurs, dans cette conférence, Heidegger repense d'une autre façon les particules spatiales allemandes ("aus", "von...her", "durch"...). Ces adverbes sont pensés dans un nouveau sens originel, ils n'ont plus seulement une valeur utilitaire dans la phrase mais ils s'articulent en profondeur. Nous avons donc un double langage, le langage de l'étant et de l'utilité et le langage de l'Être : ces deux langages différenciés permettent la saisie d'un sens par la pensée et c'est bien ce qui fait que le Welt devient Umwelt.

vers une poéticité à caractère mystique chez Heidegger

La réaction au règne de l'utilitarisme n'est pas une réaction philosophique en ce sens qu'elle dépasse la pensée philosophique. C'est implicitement un constat de défaite par la pensée ou plutôt l'établissement de ses limites. Alors que le dépassement chez Hegel est un dépassement maîtrisé par la dialectique de la pensée, le dépassement chez Heidegger passe au-dessus de la pensée. C'est pourquoi nous ne pouvons pas considérer cela comme un véritable dépassement mais plutôt une convocation de tout ce qui dans l'homme ne relève pas du concept. La pensée n'est plus philosophie, elle est tout entière poéticité c'est-à-dire création d'un espace symbolique. Dans sa conférence "La fin de la philosophie et la tâche de la pensée", le titre lui-même montre cette séparation entre pensée et philosophie car "La philosophie prend fin à l'époque présente. Elle a trouvé son lieu dans la prise en vue scientifique de l'humanité agissant en lieu social"171(*). Cette phrase attire notre attention sur le fait que l'époque présente est l'épochè de la pensée philosophique et même un arrêt car celle-ci pour Heidegger se décompose dans les sciences technicisées. Le développement des sciences est dû à la philosophie car c'est le principe de raison suffisante leibnizien qui est responsable de cette ère de l'utilité et donc indirectement de la vacuité existentielle et existentiale. On a à l'inverse l'impression qu'il y a une contamination de la technique et de l'utilité dans la pensée heideggérienne car celle-ci ne voit plus la raison et la philosophie que sous l'aspect utilitaire. Or, la raison utilitaire ne demeure qu'un aspect de la raison philosophante ; Hegel lui-même ne fait que recueillir le développement conceptuel de la pluralité des figures du rationnel.

Selon Heidegger, la philosophie commence à un temps donné et s'arrête aussi à un temps donné et ce temps, c'est notre époque. Nous vivons la fin de la philosophie qui est plus longue que la philosophie elle-même car celle-ci agonise de manière spectaculaire dans ce règne de l'utilité. Hegel aurait plutôt plaidé en faveur d'un recommencement de la philosophie à la lumière du Savoir absolu, il ne faudrait pas lire une fois mais deux fois la Phénoménologie de l'Esprit pour comprendre la richesse concrète que peut apporter la pensée dialectique. Il ne serait jamais tombé et de fait il ne l'est pas dans une évaporation mystique, nostalgique d'une grandeur de la pensée. Quels sont donc les thèmes fondamentaux de cette mystiquerie heideggérienne ?

l'écoute de l'Être dans la langue : étude du travail de la langue chez Heidegger

Penser, c'est d'abord écouter dans sa propre langue l'appel de l'Être. Avant de d'examiner cette écoute, il faut redéfinir le langage et le purifier de tout élément qui appartiendrait au domaine de l'utilité et de la technique. Le langage n'est pas informationnel, il ne se laisse pas utiliser pour transmettre un message. "Le langage n'est pas un outil. D'une façon générale, le langage n'est pas ceci et cela, c'est-à-dire n'est pas quelque chose d'autre et de plus que lui-même. Le langage est langage"172(*). On reconnaît le souci heideggérien de redéfinir les choses à partir de ce qu'elles sont. "Le langage est langage" n'est pas une tautologie mais une vérité d'essence. Ce souci de redéfinition montre que les choses ont été petit à petit définies à partir de leur utilité et de leur utilisation possible, ce qui fait que l'homme ne se trouve plus en face de la Sprache mais d'un Sprachgebrauch. Ce travail de redéfinition implique de penser l'être-chose de la chose et d'échapper à l'être-utile de la chose. Le langage n'est pas un outil informationnel, il n'est pas au service de la cybernétique, cette dernière constituant pour Heidegger une entreprise de dénaturation, de déracinement et d'appauvrissement de la langue. Adjoindre un "ceci ou cela" au langage, le prendre dans une visée particulière, c'est l'utiliser dans une optique précise et perdre de vue son sens originel. Le glissement s'effectue de manière imperceptible et le philosophe est celui qui veille au trésor de la langue tel un conservateur du patrimoine. Il faut parler la langue originelle, entrer dans la langue et non la contourner en l'utilisant. "Parler la langue est tout à fait différent de : utiliser une langue. Le parler habituel ne fait qu'utiliser la langue"173(*). La langue se perd dans les habitudes, elle se perd dans le bavardage du "On" comme Heidegger le montre dans Être et Temps c'est-à-dire qu'elle perd toute son authenticité et sa valeur. Utiliser la langue, c'est la dévaloriser et la forcer à sortir de son essence et c'est refuser d'écouter toutes ses richesses.

La dichotomie est nette et presque manichéenne : la langue de la vérité qui est aussi la vérité de la langue face au langage de l'utilité, à savoir l'organisation d'un système linguistique ne privilégiant que le rapport communicationnel. La communication désigne la langue infectée et contaminée par l'utilité. Dire "le langage est langage", ce n'est pas dire le langage est le langage ce qui serait effectivement une pure tautologie mais c'est enlever l'article défini qui particularise le langage pour retrouver un sens originel et universel. Dire "le langage est langage", c'est retrouver une identité de la langue et c'est faire adhérer le langage à son essence. L'utilité nous détourne de l'identité, elle est ainsi comme une deuxième nature des choses. Le problème vient du fait que la chose s'offre à nous à partir de son horizon d'utilité et non à partir de son identité. Sortir de cet horizon d'utilité, c'est essayer de retrouver une identité des mots et des choses. Nous vivons une époque de détresse constituée par l'absence de détresse due à l'emprise et à la maîtrise technique et c'est dans l'épochè c'est-à-dire le suspens du temps et de la pensée que l'appel de l'Être se fait sentir et qu'il est Anspruch. L'Anspruch ne désigne plus la revendication et l'entreprise contraignante du complexe technique mais c'est plutôt l'adresse, la voix adressée (de an-sprechen). D'un côté, l'Être nous somme d'obéir à travers le dispositif technologique, de l'autre, il nous demande d'écouter de façon sincère, d'être ouverts par la pensée et même par le coeur.

Cette Stimme de l'Être qui s'effectue dans la Stimmung c'est-à-dire la tonalité affective fondamentale nous montre exactement les contours de la mystique heideggérienne. Il faut laisser advenir l'Être dans la langue sans que cela ne nous installe dans une réceptivité totalement passive. La pensée est une écoute (Hören), un se-laisser-dire (Sich sagenlassen). L'homme ne se détermine pas seulement par la compréhension technologique et utilitaire de l'Être, il n'est pas seulement le "fonctionnaire de la technique" comme l'écrit Heidegger dans Chemins qui ne mènent nulle part, il est plutôt le fonctionnaire du fondamental c'est-à-dire le garant de la relation de l'Être et de l'homme, relation poétique et poïétique qui se déploie dans une Grundstimmung c'est-à-dire une tonalité de fond. La Stimmung est l'implication réciproque du fait d'être et de l'être en projet. L'écoute de la Stimme de l'Être est une entente qui demande l'effort, la "piété" (die Frömmigkeit), le recueillement de la pensée. En la Stimmung se réunissent la facticité de l'existence et la totalité du monde : elle est l'indication d'une limite aux relations purement intentionnelles ou utilitaires des hommes au monde. La Stimmung constitue tout simplement le lien de l'homme à la Stimme mais c'est un sentiment non subjectif. Là encore, cette position de Heidegger nous rappelle celle de Schelling dans le Système de l'idéalisme transcendantal où ce dernier mettait au jour une contradiction féconde aboutissant à affirmer ce qu'il semblait impossible de nommer. La Stimme, c'est la parole de l'origine et aussi de nos origines : la meilleure expression de cette parole est la poésie car "c'est au contraire la poésie qui commence par rendre possible le langage"174(*). La parole est poésie et la poésie constitue le visage du lien de l'être à l'Être. Heidegger consacre une grande partie de sa réflexion sur l'essence de la parole dans deux ouvrages, Acheminement vers la parole et Approche de Hölderlin. Nous prendrons les passages clés sur cette parole dans ce dernier ouvrage parce que Hölderlin nous intéresse aussi dans la mesure où il était le contemporain et l'ami de Hegel. Heidegger s'appuie sur un poète qu'Hegel a beaucoup apprécié et qui était son compagnon à Tübingen.

Ce qui forme le support de la poésie de Hölderlin, c'est cette détermination poétique qui consiste à poématiser expressément l'essence de la poésie elle-même. Hölderlin est en fait le poète du poète. Heidegger ne plaide pas pour un retour à l'origine mais pour un retournement vers la proximité de l'origine c'est-à-dire pour un réenracinement de la pensée. La poésie est la mise en oeuvre d'une langue traditionnelle qui repose sur ses origines et qui les exploite, elle est une intimité essentielle (die Innigkeit). Le langage n'est pas un instrument disponible ; il est, tout au contraire, cet avènement (Ereignis) qui lui-même dispose de la suprême possibilité de l'être et de l'homme. Par ailleurs, Hölderlin séduit Heidegger également parce qu'il est un nostalgique de la grandeur de la Grèce et de la relation de l'homme à son monde extérieur. Le grec est un homme poétique et poïétique car il fait son propre monde en le méditant. "Le Rhin", "Comme au jour de fête", "Souvenir", sont des poèmes qui exhibent l'entrelacement des Dieux, des mortels, le langage et l'Être. La poésie construit et enrichit cet entrelacement, elle l'actualise sous le mode de la présence. L'homme est attentif à cet entrelacement, il se sent concerné par ce dernier et la poésie raconte, dit la vérité de cet entrelacement. Comme l'écrit Hölderlin dans son poème "La promenade à la campagne" :

"Viens dans l'Ouvert, ami ! bien qu'aujourd'hui peu de

Lumière

Scintille encore, et que le ciel nous soit prison"175(*).

L'Ouverture s'éclaircit, elle se lit dans les chatoiements et les frémissements de la lumière même si ces frémissements se raréfient. Le "ciel" est présent car la poésie de Hölderlin est le refuge de ce que Heidegger appelle la "Quadrature" (die Vierung) dans la conférence sur "La chose". La Quadrature désigne le lien entre le Ciel, la Terre, les divins et les mortels. Il se trouve que cette quadrature est constamment convoquée dans les poèmes de Hölderlin. Prenons l'exemple de cette élégie, "Ménon pleurant Diotima" :

"Un Dieu du fond du temple parle, et me rend vie

Je vivrai donc ! déjà le vent paraît ! Telle une lyre,

Appellent les montagnes d'argent d'Apollon !"176(*)

Celui qui vivra représente l'homme, le mortel, tandis que le "Dieu du fond du temple" représente l'Immortel. "Les montagnes" rappellent l'élément Terre. Le ciel y est implicitement convoqué car "les montagnes" prolongent la Terre vers le Ciel. La poésie lie la lyre à la Terre et cette relation peut s'observer chez Heidegger dans la façon dont il travaille la langue.

Travailler la parole de l'origine invite à travailler l'origine de cette parole et pour cela il faut étudier son étymologie c'est-à-dire ses racines. Le travail de l'étymologie est un souci constant de toute l'oeuvre de Heidegger : il exploite le sens grec du mot, son sens latin, et son évolution dans le vieux allemand. Dans le chapitre "Terre et Ciel de Hölderlin" réuni dans l'essai Approches de Hölderlin, il commente l'étymologie du verbe "utiliser" c'est-à-dire brauchen. "Couramment, nous entendons brauchen au sens d'employer, faire son profit de... au sens de : avoir besoin d'un usager. Brauchen, c'est originellement bruchen, le latin frui qui a donné l'allemand fruchten (fructifier, produire un fruit) et le mot fruit lui-même"177(*). Le verbe utiliser (brauchen) n'a pas la même signification maintenant : il ne correspond pas à son origine. Brauchen est fruchten en son essence c'est-à-dire fructifier, laisser entrer en présence quelque chose de présent comme tel. Le travail de la langue est une torsion des mots pour savoir ce qu'ils signifient vraiment et Heidegger montre par cette torsion que l'essence de l'utiliser ne constitue pas l'utiliser en tant que tel. Le langage abrite l'essence et l'Être. L'utilité, en son sens originel, est plus proche de l'usage, d'un usage non utilitaire et respectueux de la chose. C'est dans cet usage qu'existe véritablement la relation de l'homme à la chose et à son environnement. En travaillant l'étymologie, Heidegger travaille l'essence du langage parce que l'étymologie délimite le domaine réservé de l'essence et de l'Être. Le champ lexical de l'abri, la demeure, et l'habitation est récurrent chez Heidegger : "c'est pourquoi le langage est à la fois la maison de l'Être et l'abri de l'essence de l'homme (Darum ist die Sprache zumal das Haus des Seins und die Behausung des Menschenwesen)."178(*). Le jeu entre Haus et Behausung fait du langage un outil non pas utilitaire mais symbolique. Cette référence à l'habitation est omniprésente : elle intervient dans Être et Temps où Heidegger distingue la chambre de l'outil d'habitation ; elle intervient également dans l'essai "Bâtir, habiter, penser" réunie dans les Essais et Contérences. Le langage est utile à l'homme et son utilité symbolique réside dans le fait qu'elle est un abri de l'essence. Hölderlin, à travers ses poèmes, évoque la demeure de l'Être, des Dieux et des hommes, demeure commune à ceux qui entrent en dialogue. Le travail de la langue est ce qu'il y a de plus utile pour retrouver l'essence des choses et l'Être. Le risque assez grave est que ce travail se transforme en une évaporation poétique, un cheminement non conceptuel vers l'Être, donc un cheminement non maîtrisé et qui nous entraîne hors de la philosophie. L'appel de l'Être a des résonnances mystiques dans l'esprit du lecteur et l'écoute de l'Être elle-même est une expérience mystique profane en ce sens qu'elle voit les Dieux traditionnels et que ce Dieu est l'Innommé et l'Innommable. Le Schritt zurück est un recul de la philosophie et une imprégnation de la Stimme de l'Être. De même que l'Être habite l'homme, l'homme doit habiter l'Être. En outre, L'écoute de l'Être est largement présente chez Parménide et elle devient la preuve manifeste de la purification ontologique et mystique de la métaphysique. Par ce retour à l'Être comme présence absente et qui se rend présent et cette méditation poétique à partir des Grecs et de Hölderlin, on sent bien que chez Heidegger, le déracinement de l'utilité s'effectue au prix d'un enracinement métaphysique encore plus profond.

pour une annulation de l'utilité d'une chose : retour à un usage qui donne une primauté à l'essence de la chose

L'appel de l'Être est une tentative de divertissement ontologique de l'homme afin qu'il se détourne de l'utilité de la chose et se tourne vers son essence. Il doit effectuer un usage de l'essence de la chose car toute chose possède un usage et notre rapport à la chose se lit suivant cet usage. User de la chose ne se réduit pas à un pur utiliser car si dans le pur utiliser, on est en contact direct avec la chose, on n'en a jamais été aussi loin. La proximité spatiale va de pair avec une distanciation ontologique. Utiliser la chose, c'est s'éloigner de son essence et la réduire à son statut d'objet. Pour retrouver un usage essentiel de celle-ci, il faut désolidariser son rapport à l'objet. Dans l'usage de la chose, nous devons essayer de faire apparaître son être propre et de la réinscrire dans son environnement. "L'usage véritable ne rapetisse pas ce dont il use"179(*). L'usage n'est ni une usure (Vernutzung) ni une réduction de la chose ; l'usage laisse être la chose, il la fait entrer en présence, il la valorise et le sens de la chose est d'être usé car si la chose est indifférente à son utilité, elle l'est moins quant à son usage car cet usage la place au devant de la scène. Heidegger va même plus loin : "User ne signifie pas non plus pure et simple utilisation, usure et exploitation. L'utilisation n'est qu'un bâtard de l'usage"180(*).Cette phrase appuie notre propos et nous n'avons pas besoin de la commenter. "Au contraire, seul le véritable usage met ce dont il use dans son être, et l'y garde"181(*). L'usage ajoute une tonalité particulière à l'être de la chose et ce que nous observons, c'est la rencontre entre l'être de la chose et l'être de l'usage qui se donne dans une unité. "Le véritable usage n'est ni une pure utilisation, ni non plus un simple besoin. Ce qui est purement et simplement nécessaire, c'est la détresse d'un besoin qui provient de son utilisation. L'utilisation et le besoin n'atteignent jamais au véritable usage"182(*). Notre premier rapport à la chose est forcément biaisé puisque nous recherchons d'abord l'objet avant la chose. La "détresse" du besoin désigne l'appel de l'objet utilisable capable de répondre à ce besoin. La chose ne peut pas appartenir à cette sphère de l'utilité et de la nécessité. Pour trouver le "véritable usage", il faut entendre le véritable appel, l'appel de la chose et non l'appel de l'objet qui n'est que l'écho du besoin. Il risque d'y avoir des interférences entre ces deux appels et l'usage de la chose risque d'être phagocyté au profit de l'utilisation et de la sphère du besoin. À l'homme d'affirmer son humanité et sa responsabilité en exigeant de lui-même l'écoute de la chose. On retrouve là encore le thème de l'écoute.

L'écoute suppose un arrachement de l'homme par rapport à sa propre naturalité et ses propres besoins. Alors que la sphère de l'utilité était une sphère de l'appropriation, la sphère de la chose doit être une sphère de la désappropriation ou pour être plus exact du dé-propriement. Le dé-propriement n'est pas un effacement de soi mais plutôt une entrée dans le silence du besoin. Ce dé-propriement caractérise l'attitude du mystique qui se met en position d'accueillir le tout autre. Il ne doit pas essayer de comprendre de même que l'homme doit refuser de vouloir comprendre l'être car comprendre l'être, ce serait déjà anticiper une éventuelle utilisation. L'être lui-même échappe à une compréhension qui renverrait à une utilité. La critique de l'utilité chez Heidegger devient une critique de la raison tout entière car pour lui la raison est devenue instrumentale et utilitaire. Il faut donc trouver une alternative à ce rationnel mais cette tentative est non philosophique car elle se fait en-dehors de lui alors que chez Hegel, c'est de l'intérieur de la raison que doivent se faire les changements. Quand, dans son essai sur Le principe de raison, Heidegger dit que l'être est le "sans-fonds", "l'abîme" (Abgrund), il veut montrer que l'Être ne peut être saisi uniquement par une raison et une métaphysique qui serait à la recherche des fondements. (Gründe). L'Être n'est pas un étant manipulable et s'il échappe à l'utilité, cela signifie que l'utilité est inessentielle et qu'elle contourne habilement l'essence. Elle est un détournement de l'essence, un refus d'affronter l'Être, un refus d'admettre l'Être. Pour l'utilité, tout est étant ou n'est pas c'est-à-dire que tout est rationnel ou n'est pas. Peut-être cette critique vise-t-elle l'axiome hégélien "tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel". Ce chiasme n'est pas acceptable pour Hegel et c'est pourtant ce chiasme qui définit le rapport de la philosophie au réel. La raison rend réel et le réel ne peut donc s'appréhender que par la raison. Le réel, das wirkliche, est effectif parce qu'il résulte d'un agir. La raison est l'agir essentiel qui contient tout le sens de l'humanité. La critique indirecte qu'Heidegger effectue sur Hegel, il faut donc la renverser et faire plutôt une critique hégélienne de Heidegger. Dans cette phrase-clé du hégélianisme, on part de la raison pour arriver à la raison : elle affirme un lien essentiel entre la raison dans la philosophie et la conscience de soi. On a une identité de l'être et du savoir, de l'être et du pensé. L'être est rationnel : ce "il y a", ce "es gibt" diffère fondamentalement du "es gibt" heideggérien. Ce qu'"il y a" de plus réel est cette identité de l'être et du pensé pour Hegel alors que pour Heidegger, le "es gibt" signifie que la réalité est celle de l'ouverture à l'Être, il correspond à un "es braucht", "il est d'usage". "Es braucht" ne signifie pas "il est besoin" ou "il faut" dans le sens d'une exigence nécessaire mais plutôt "il y a" un usage de la chose, conforme à son essence. Ce refus de l'urgence nécessitaire du besoin, Heidegger l'analyse également dans son ouvrage Approches d'Hölderlin à partir du poème "L'Ister" d'Hölderlin.

"Il faut pourtant des entrailles au roc,

Et des sillons à la terre,

Inhospitalier ce serait, sans séjour."

Ce"il faut" (es braucht) n'est pas un besoin car le roc, en tant que roc, n'a nul besoin d'entrailles pas plus que la terre n'a besoin, en tant que terre, de sillons. Ce "il faut" est à rapprocher du chrê du fragment VI du poème de Parménide. Ce "il faut" constitue l'usage qui révèle et réveille l'essentialité de cette chose. C'est le déploiement de l'hospitalité qui réclame que des sources jaillissent de ce roc et que des fruits poussent de la terre. Cela ne veut pas dire que c'est l'homme qui va fracturer ce roc mais c'est la nature qui va s'ouvrir d'elle-même.

Toute l'oeuvre d'Hölderlin est l'apprentissage d'un "libre usage". "Lorsque les poètes sont devenus mûrs, alors seulement, ils peuvent s'offrir à l'usage des dieux qui en ont l'usage"183(*). Le libre usage est l'usage des Immortels, celui qui ne s'use pas et qui est offert gracieusement aux mortels. Le poète est celui qui peut justement entrer dans ce libre usage par l'usage de sa parole et par l'usage indirect de la chose dans l'usage de sa parole car cet usage concerne l'essence de la chose et de la nature. "Apprendre le libre usage de ses propres possibilités veut dire s'engager d'une façon toujours plus exclusive dans une triple vocation : d'être ouvert pour ce qui nous est assigné, de rester vigilant à l'égard de ce qui vient, d'avoir cette calme lucidité qui, à l'écart du tourbillon de cent choses intéressantes, maintient l'Unique, qui est nécessaire"184(*). Cette triple vocation est celle du poète et doit être celle de tous les hommes car tout homme doit méditer sur le devenir et l'être même de la chose. Ce "tourbillon de cent choses intéressantes" désigne l'ivresse d'un comportement qui voudrait jouir de plusieurs choses à la fois et donc d'un comportement en proie à l'utilité et qui éloignerait du libre usage. Heidegger parle d'"écart" car le libre usage doit écarter tout ce qui touche à l'utilité parce que l'utilité réduit l'essence de la chose en la démultipliant en d'innombrables activités. On constate ici que la réduction utilitaire est paradoxale puisqu'elle prend l'aspect d'une apparente multiplicité. Ouverture, lucidité ou plutôt attitude de Gelassenheit c'est-à-dire de sérénité, voilà la Stimmung dans laquelle il faut être pour faire libre usage de la chose. Ce libre usage s'apprend et la poésie constitue un enseignement important puisqu'elle est un préambule à la méditation. Le libre usage maintient l'unité et l'intégrité de l'essence de la chose. "L'Unique" n'est pas l'unicité réduite, mais l'unité d'une pluralité.

La destination de l'homme est la suivante : "celui-ci doit maintenant tourner sa pensée à considérer ce qui est bon et ce qui ne l'est pas pour apprendre le libre usage du don d'exposition qui lui est propre"185(*). L'homme doit réaliser une conversion intérieure vers l'être propre de la chose. "Ce qui est bon et ce qui ne l'est pas", ne signifie pas "ce qui est utile et ce qui est nuisible" mais ce qui s'apprivoise dans le libre usage ou du moins ce qui peut s'apprivoiser. Le poète ne fait que commencer à apprendre le libre usage du propre, il ne se situe qu'au début de sa conversion. Le libre usage de la chose expose son essence et la fait ressortir sans la contraindre à s'exposer. D'ailleurs, Heidegger rappelle un peu plus loin dans son essai sur Hölderlin que der Brauch en allemand signifiait la coutume. La coutume désigne l'ensemble des usages qu'il faut respecter. Le libre usage, c'est aussi le respect de la chose et l'entrée en présence dans une habitude de la chose. La chose s'habitue à son environnement dans sa propre exposition et le poète fait ressortir cette venue dans l'habitude. Le libre usage de l'essence de la chose consiste à s'accoutumer à l'exposition de celle-ci, l'habitude ne devant pas entraîner de lassitude qui serait une forme d'usure mais une pleine considération, un respect de celle-ci dans l'Umwelt. L'homme est le spectateur attentif de l'exposition des choses du monde. Le Welt ne peut devenir un véritable Umwelt qu'à condition qu'il existe ce libre usage. La pensée heideggérienne se tourne vers une mystique païenne, privilégiant et divinisant la Nature elle-même. D'ailleurs, les termes "chose", "Être" sont bien trop vagues pour être intégrés à la raison. Ne faut-il pas préférer le Geist hégélien, terme plus précis et rigoureux ? L'Être n'est-il pas l'Esprit qui se réalise dans un parcours phénoménologique ?

Chapitre VIII : la nécessité d'une véritable pensée philosophique pour éviter le piège utilitaire

le besoin de philosopher : nécessité de philosopher au niveau de l'existence chez Hegel

Pour éviter de tomber dans un utilitarisme dangereux, il faut que l'homme s'oriente résolument vers la philosophie car c'est l'acte même de philosopher qui permet à l'homme d'exister. Hegel plaide l'utilité de la philosophie contre toute philosophie de l'utilité, trop limitée et qui ferme la vie sur elle-même au lieu de l'ouvrir. On a vu que pour Hegel, l'utilité s'enracinait dans le conflit de la pure intellection et de la foi. L'utilité en tant qu'affirmation d'un pour-soi mobile et d'une effectivité bien assise sur elle-même était conçue par la pure intellection pour refuser que l'essence absolue soit prise en otage et monopolisée par la foi ; bref l'utilité est du côté de l'Aufklärer (l'éveillé) qui s'oppose au Schwärmer, l'illuminé. L'utilitarisme irait encore plus loin puisqu'il refuserait l'idée même d'un contenu alors que l'Aufklärer conteste simplement l'idée d'une essence qui échapperait à l'homme. Se confiner à un monde de l'utilité, c'est cultiver l'opposition et la scission. L'utilité sépare l'homme de l'Absolu et le fait souffrir ; or, ce qui serait le plus utile à l'homme serait de retrouver son rapport à l'Absolu. La scission est un terme fort chez Hegel qui correspond à un état de souffrance, un état de déchirement sans précédent. Quand Hegel en parle, c'est toujours avec un certain pathos. Cela ne signifie pas pour autant qu'il condamne l'utilité, mais il montre qu'on ne peut pas en rester là. L'utilité est utile en ce sens qu'en cultivant la scission, elle suscite un besoin de réconciliation très fort. Voici ce qu'il écrivait en 1801, la dans son ouvrage intitulé Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling: " scission est la source du besoin de la philosophie, et, en tant que culture de l'époque, l'aspect nécessaire et donné de la figure concrète"186(*). Plus cette scission est intense et plus le besoin se fait pressant tant l'existence veut se saisir en adéquation avec l'Absolu ; tout état de séparation ne peut être qu'éphémère, la séparation n'étant en fait qu'un état de transition. L'utilité est la fixation d'un négatif et la philosophie ne peut pas en rester à ce négatif : il faut une autonégation de ce négatif et l'affirmation positive d'un tout réconcilié avec lui-même. Dans cet ouvrage de 1801, Hegel n'est bien sûr pas encore arrivé au développement de sa pensée dialectique et de son système mais on peut nettement sentir des palpitations de cette pensée. "La scission nécessaire est un facteur de la vie, qui se façonne par des perpétuelles oppositions, et la totalité n'est possible dans la suprême vitalité qu'en se restaurant au sein de la suprême division"187(*). Hegel montre dans une telle phrase toute la vigueur et la force motrice de la scission qui appelle à une réconciliation, même si on sent encore que la dialectique n'est pas encore systématisée. La scission n'est pas saisie ici comme une abstraction mais au contraire comme faisant partie intégrante de la vie concrète. Le besoin de la philosophie présuppose la philosophie elle-même et l'homme ressent avant d'y entrer, toute l'infinité de l'existence réconciliée avec elle-même grâce à l'apport de cette dernière.

Ce besoin de restauration se caractérise par un manque, le manque de la totalité. L'homme ne veut plus s'affirmer dans une singularité abstraite et isolée, il a besoin du tout. "Lorsque la puissance d'unification disparaît de la vie des hommes et que les oppositions, ayant perdu leur vivante relation et leur action réciproque, ont acquis leur indépendance, alors naît le besoin de la philosophie"188(*). Autrement dit, si les oppositions ne nourrissent pas une réconciliation, alors elles perdent leur vitalité et leur rôle de détermination féconde. Si l'utilité s'enferme dans un utilitarisme, alors elle perd toute la richesse qu'elle aurait pu apporter. C'est à la philosophie de constituer l'utilité comme une médiation pour l'objectivation de l'Absolu : cela signifie que c'est la philosophie qui rend concret le développement de l'utilité alors que l'utilitarisme demeure une réification abstraite de toute vitalité et de tout contenu. La philosophie fait exister l'Absolu et l'utilité reste une médiation primordiale pour que cet Absolu se pose pour la conscience. "L'Absolu doit être construit pour la conscience, telle est la tâche de la philosophie"189(*). Or, dans cette construction "pour la conscience", on reconnaît tout l'apport de l'utilité. L'utilité en tant qu'animation des moments du pour-soi, voulait construire un monde pour la conscience humaine. Ainsi, le "pour la conscience" fait résonner toutes les déterminations du pour-soi inscrites au sein du concept de l'utilité. Bien sûr, quand Hegel écrit cette phrase en 1801, il ne pense peut-être pas à l'utilité et c'est nous qui l'interprétons à la lumière du chapitre VI de la Phénoménologie de l'Esprit. La philosophie est nécessaire et utile à l'utilité elle-même parce qu'elle la concrétise en réutilisant (c'est bien le terme adéquat) toutes ses déterminations objectives et en les dépassant.

Ce qui est intéressant, c'est de remarquer que Hegel utilise un ustensile particulier pour faire comprendre le passage de la scission à la réconciliation. Cet ustensile est un "bas": le "bas" est déchiré et il faut le raccommoder, tel est le sens artisanal du besoin de réconciliation. Heidegger cite cet exemple de Hegel, dans son ouvrage Qu'appelle-t-on penser ? : "C'est ce que Hegel a exprimé pour la première fois, bien que d'un point de vue et dans une dimension purement métaphysiques, de cette façon : Un bas raccommodé plutôt qu'un bas déchiré ; mais non pour la conscience de soi"190(*). Le bon sens humain, tourné vers l'utile se place du côté du bas raccommodé, il ne se fie qu'au résultat mais il ne comprend pas que le bas puisse être raccommodé seulement parce qu'il a été déchiré. Dans le comparatif "plutôt" se dresse une préférence : un bas déchiré n'est plus utilisable, sa déchirure n'a servi à rien. Pour qu'il soit à nouveau utilisable, il faut raccommoder ce qui a été déchiré. Raccommoder un bas, cela ne signifie pas gommer les parties déchirées mais au contraire tenter de restaurer l'unité de ce bas pour qu'il puisse resservir. "Ce qui est ainsi déchiré est, par sa déchirure, ouvert à l'invasion de l'absolu. Ce qui, pour la pensée, signifie : le déchirement garde ouvert le chemin vers la métaphysique"191(*). Ce chemin dont Heidegger parle, c'est le chemin de la réconciliation des opposés mais Heidegger montre que cette réconciliation constitue l'achèvement de la métaphysique. La déchirure est inacceptable pour Hegel, il faut qu'il y ait un dépassement. C'est donc à travers une métaphore artisanale que Hegel exprime le sens de sa philosophie ce qui montre qu'il existe une certaine contamination ou plutôt une contiguïté entre l'utilité et la philosophie. Le rôle de la pensée est déterminé grâce à un ustensile.

établissement d'une pensée non métaphysique chez Heidegger

vers une pensée méditante

"Mais où est le péril, croît

aussi ce qui sauve."

Heidegger s'appuie sur ce fragment de l'hymne "Patmos" de Hölderlin pour montrer que tout espoir n'est pas perdu au sein d'un monde de l'utilité. Le péril utilitaire porte en lui ce qui sauve (retten), il porte en lui la véritable utilité, celle de la pensée. Retten a un sens plus fort en allemand, il signifie délier, délivrer, libérer, épargner. Bien que le péril soit l'époque de l'Être déployant son essence dans le dispositif technologique, il délivre également la possibilité d'un autre type de pensée. Là encore, l'utilitarisme est utile car en étouffant toute possibilité de pensée, il suscite le besoin d'une pensée plus forte et qui concerne l'existence de l'homme. Heidegger est d'accord avec Hegel pour parler d'un besoin d'une pensée mais cette pensée doit être non philosophique car la philosophie a atteint ses limites et sa fin. D'ailleurs pour Heidegger, c'est avec Hegel que toute la pensée métaphysique occidentale s'est récapitulée et s'est effectuée. Il est urgent d'élaborer un autre type de pensée qui puisse réenraciner l'homme dans son environnement sans qu'il agresse ce dernier. Il faut entamer le tournant (die Wendung) décisif pour l'humanité. Heidegger ne veut pas détruire la technique, il veut user d'une autre manière l'essence de la technique. Quand il cite ce fragment de l'hymne "Patmos" de Hölderlin, il pense à cette essence de la technique, à la technê. Cette essence n'est pas seulement constituée par une pensée calculante, mais aussi par la possibilité d'une pensée qui pourrait sauver l'homme et soutiendrait son savoir-faire et toutes ses créations. Cette pensée est une pensée méditante qui coupe toute racine utilitaire et qui affirme par là son infinie liberté. Couper ses racines utilitaires, cela ne signifie pas simplement se détacher du monde de l'utilité mais aussi sortir d'une métaphysique qui s'est achevée en une philosophie de l'utilité.

La pensée méditante manifeste autre chose qu'un vouloir, elle est un "non-vouloir" en tant que ce n'est pas un renoncement. Ce "non-vouloir" échapperait à toute forme de vouloir et à la volonté en général. Heidegger définit à plusieurs reprises cette nouvelle pensée mais nous allons nous attacher à quelques textes réunis dans Questions III. Il définit l'attitude de celui qui médite comme une attitude de sérénité, de Gelassenheit. La Gelassenheit désigne la façon qu'a la pensée de rentrer en elle-même et de se développer de l'intérieur ; cette dernière ne se manifeste pas dans une volonté de mainmise du monde extérieur alors que "la pensée qui calcule ne s'arrête jamais, ne rentre pas en elle-même"192(*). Il faut que la pensée rentre en elle-même non pas pour se fermer au monde extérieur, mais pour rester au contact de son origine et être une véritable pensée. La pensée méditante est sereine, elle est en fait un laisser-faire de la pensée en tant que ce n'est pas une passivité et c'est ainsi qu'elle ouvre un véritable horizon : "l'horizon est une autre chose qu'un simple horizon"193(*). Cela signifie que l'horizon n'a rien à voir avec l'aspectuel, il représente l'ouverture qui nous environne. L'expérience de la pensée qui n'a pas encore été faite par l'homme, consiste en une attente de l'Être. L'attente est un rapport à l'Ouverture qui elle-même désigne la "libre Étendue". Être en attente, c'est se laisser engager dans l'ouverture de la "libre Étendue". Le champ spatial est convoqué par Heidegger pour prononcer l'immensité de l'ouverture de la pensée à cet Être qui ne demande qu'à être pensé et questionné. Heidegger définit la Gelassenheit comme "l'égalité d'âme" c'est-à-dire ce qui permet un véritable dialogue grâce à une nouvelle écoute. Je ne m'élève pas en position de maîtrise par rapport à une chose ou un homme, je me place à son égal, bref j'accueille sa différence. La pensée doit transformer concrètement les rapports humains et leurs attitudes : c'est elle qui doit leur donner une identité renouvelée car cette identité a été maltraitée par le règne de l'utilité technique. La pensée désigne la sérénité tournée vers la "Libre Étendue" qui "constitue la chose comme chose (Sie bedingt das Ding zum Ding)"194(*). La pensée méditante laisse être la chose, elle la laisse éclore. L'attitude de Gelassenheit se caractérise également de deux autres façons : elle implique d'abord une "résolution" (Entschlossenheit) quant au fait de s'ouvrir. L'homme consent à ouvrir son être à l'être de la vérité c'est-à-dire l'Être. Puis, elle implique une "persévérance" (Inständigkeit), une constance dans la recherche d'une ouverture et de la proximité de l'Être. La sérénité se révèle être finalement une instance qui pousse l'homme dans cette direction.

La pensée méditante se révèle infiniment plus utile que toute autre pensée philosophique pour Heidegger parce qu'elle sauve et préserve l'essence de l'homme. Elle permet à celui-ci de retrouver un sol, un Boden, et de rendre vivant un autre rapport à l'être-autre, celui qui se conjugue dans une "égalité d'âme". Mais pour cela, il faut que cette pensée rentre en elle-même c'est-à-dire qu'elle se pense, se repense en son essence et qu'elle pense l'"Impensé". Cette expérience de la pensée n'est pas toujours facile car cette dernière est amenée à penser contre elle-même. C'est à partir de cette nouvelle pensée que nous pourrons redéfinir un nouveau rapport au monde environnant et en particulier aux choses techniques. Le danger n'était pas tant présent dans la chose technique elle-même que le comportement "commettant" de l'homme qui veut tout soumettre à sa volonté qui prenait de plus en plus la forme d'un caprice. "Nous pouvons utiliser les choses techniques, nous en servir normalement, mais en même temps nous en libérer, de sorte qu'à tout moment nous conservions nos distances à leur égard. Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu'on en use"195(*). Apprendre à penser la pensée pour apprendre à user, tel pourrait être le credo optimiste lancé par Heidegger. La question du bon usage lance un défi à la pensée et à la philosophie. Il faut que la philosophie prenne en compte cette exigence de renouvellement de la pensée. Peut-être que la philosophie a oublié son essence qui consistait à s'interroger sur l'homme et sa relation au monde car elle n'a jamais posé certaines questions concernant l'Être lui-même. La pensée méditante est cette pensée libérée qui ose interroger l'Être.

le maintien d'un questionnement ontologique incessant

L'époque technique constitue un moment opportun pour poser la véritable question, celle du sens de l'Être. Cette question doit se transformer en un questionnement c'est-à-dire qu'il ne doit jamais disparaître des préoccupations méditantes de l'homme. On peut même dépasser le niveau du questionnement en déclarant que la pensée constitue un se-laisser questionner plutôt qu'un questionnement sans qu'on introduise une notion de passivité. Elle doit être une "écoute" (Hören), un se-laisser-dire (Sich sagenlassen) de l'Être. L'être-là est celui qui peut questionner dans son être propre la réalité de l'Être. Le rôle de la philosophie est d'effectuer ce nouveau questionnement et de reconnaître qu'elle a raté ce questionnement. Il faut qu'elle s'arrache à la métaphysique et à la sphère utilitaire afin de thématiser la question de l'Être et de questionner le Es de ce dernier. Heidegger ne veut pas seulement transformer la philosophie mais recommencer un nouveau départ de la pensée qui prenne en compte ce questionnement et uniquement celui-ci. Il admet finalement une fin de la philosophie en tant que pensée métaphysique parce que le salut de la philosophie se trouve en dehors de la philosophie. "Tel est bien ce qu'il nous faut dans la pénurie actuelle du monde : moins de philosophie et plus d'attention à la pensée (weniger Philosophie, aber mehr Achtsamkeit des Denkens)"196(*). "Plus d'attention à la pensée" signifie plus d'attention à ce qui permet de penser l'Impensé ; il existe même une relation féconde entre la pensée et l'Impensé, l'un motivant et attirant l'autre. Il faut de l'Impensé pour que la pensée puisse se saisir comme pensant ce qui n'a pas encore été pensé et il faut de la pensée pour que cet Impensé puisse commencé à être pensé, sachant qu'il ne deviendra jamais totalement pensé. La pensée sait qu'il existera toujours un résidu de pensée, une sorte de "coefficient d'adversité des choses" comme l'a écrit Sartre. Le questionnement permet de relier l'Impensé et la pensée et de nourrir entre eux non pas une relation dialectique mais une relation herméneutique, l'un déchiffrant l'autre en même temps qu'il se fait déchiffrer. "Plus une pensée est originelle, plus riche devient son Im-pensé. L'Im-pensé est le don (der Geschenk) le plus haut que puisse faire une pensée"197(*). On sent bien à quel point l'Impensé vient enrichir la pensée. Si nous avions voulu réagir d'un point de vue utilitaire, nous aurions dit que l'Impensé constituait un échec pour la pensée, une preuve de son inefficacité. Or, c'est bien le contraire qu'il faut reconnaître avec Heidegger car l'Impensé est ce qui enrichit ontologiquement la pensée en la poussant vers un questionnement. Si elle effectue ce questionnement, alors elle sera plus forte et plus sûre d'elle-même. Alors pensons et interrogeons...

mais une pensée qui reste enracinée dans le monde concret : le sens de la main

C'est Jacques Derrida lui-même qui remarque une contamination de la pensée heideggérienne par la technique et l'utilité, "contamination, donc, de la pensée de l'essence par la technique, donc de l'essence pensable de la technique par la technique- et même d'une question de la technique par la technique"198(*). C'est en effet par des termes ustensiles que Heidegger rend compte de la pensée. La pensée s'enracine dans la main car l'homme pense avec cet outil. L'outil de la pensée est aussi important que la pensée elle-même. Heidegger montre qu'il existe une manoeuvre de la pensée et que cette manoeuvre s'oppose à toute manipulation utilitaire. Je manie ma pensée mais je ne la manipule pas. Le séminaire sur Parménide reprend la méditation autour de pragma, praxis, pragmata et retrace les rapports entre la préhension (vernehmen) et la raison (die Vernunft). Il prend pour cela un exemple qui lui tient à coeur, celui de l'écriture manuscrite (die Handschrift). "Die Schrift ist in ihrer Wesensherkunft die Hand-schrift"199(*). L'écriture ne peut pas se comprendre sans l'outil que constitue la main car l'écrivain travaille au corps le texte, la main étant ce qui permet d'articuler sa pensée et son texte. Ce n'est pas elle qui transmet la pensée comme un simple outil vidé de son contenu mais c'est plutôt elle qui pense car elle fait respirer et palpiter la pensée. Elle est un outil conceptuel qui dépasse son rôle d'outil. Je ne pense pas mais plus précisément j'use de ma pensée, j'en fais usage mais je ne l'utilise pas c'est-à-dire que je ne la mets pas à disposition pour un but extérieur. "Hand ist nur, wo das Seiende als solches unverborgen erscheint und der Mensch entbergend zum Seiender sich verhält. Die Hand verwahrt gleich dem Wort den Bezug des Seins zum Menscher und dadurch erst das Verhältnis des Menschen zum Seiender"200(*). Verwahren signifie ici garder, mettre en sûreté, mettre à l'abri. La main protège et met en relation l'homme à l'Être ; Heidegger emploie le terme Bezug qui veut dire rapport, pour rendre compte de la relation de l'Être à l'homme. Mais il emploie le terme Verhältnis pour désigner la relation très étroite entre l'homme et l'Être parce que c'est par la main que l'homme construit son rapport à l'Être. "Die Hand handelt. Sie behält in der Sorge des Handeln, das Gehandelte und Behandelte"201(*). La main manie, elle se constitue comme souci de ce qu'elle manie et de ce qu'elle a manié. Elle ne peut absolument pas être die Handhabung c'est-à-dire manipulation. Elle est plutôt du côté d'une Handgriff, d'une habileté et d'une dextérité dans le maniement de la pensée et de la relation de l'être-là à l'Être. Le maniement désigne en fait l'ustensilité propre à la main car cette dernière reste un outil particulier. Il ne faudrait pas réduire la main à un simple outil de préhension mais reconnaître qu'elle peut être également une appréhension de la pensée. Si on enlève ma main, je ne pense plus d'une certaine manière. C'est pourquoi Heidegger perçoit l'invention de la machine à écrire comme une perte dans le rapport à l'écriture : "die Schreib-maschine verhüllt das Wesen des Schreibens und der Schrift"202(*). La machine à écrire occulte l'essence de l'écriture qui consiste en la construction d'un rapport concret à l'Être. La machine me prive de cette dimension ontologique, elle détruit le travail de l'écriture, elle est du côté de la manipulation et de l'utilité utilitaire et non pas du côté de l'usage. La technique organise la main tandis que la pensée la manie et respecte son essence qui consiste à manier et à être maniée. Heidegger rapproche le terme manier d'un verbe grec utilisé par Parménide, le verbe chraô qui signifie manier, retenir pour moi dans la main. Quand j'use de quelque chose, la main me permet de conserver l'identité de cette chose. Par contre, si je veux l'utiliser, je détruis son identité et je l'identifie à mon besoin. "Au contraire, seul le véritable usage met ce dont il use dans son être, et l'y garde"203(*).

On comprend maintenant pourquoi la pensée n'est pas une saisie conceptuelle au sens où elle aurait à utiliser un concept. Elle ne conduit pas à un savoir tel que les sciences, elle n'apporte pas une sagesse utile à la conduite de la vie, elle ne résout aucune énigme du monde et elle n'apporte pas immédiatement des forces pour l'action. La pensée laisse une chose dans ce qu'elle est et comme elle est ; elle diffère des modalités de l'action que sont l'utilisation et le besoin. La pensée est beaucoup plus proche du "es gibt" et du "es braucht" qui signifie "il est d'usage", que du "il est besoin" et du "il faut". Heidegger n'hésite pas à comparer le travail de la pensée et le travail du menuisier car tous deux se servent de la main. "Ce n'est pas la simple manipulation des outils qui porte l'ensemble, mais le rapport au bois"204(*). La manipulation évite le rapport, elle est une dispersion et une dissolution de l'être de la chose dans l'utilité. C'est la main qui est porteuse de la relation du menuisier au coffre comme c'est la main qui est porteuse de la relation de l'homme à la pensée. "Penser est peut-être simplement du même ordre que travailler un coffre"205(*). La pensée pense avec son outil qui est la main. "Toute oeuvre de la main repose dans la pensée. C'est pourquoi la pensée elle-même est, pour l'homme, l'oeuvre de la main la plus simple et pour cela la plus difficile lorsque vient le temps où elle doit être proprement accomplie"206(*). La pensée n'est donc pas coupée du monde concret, du monde de l'usage ; on pourrait le croire quand Heidegger fait appel à une pensée méditante mais c'est en fait une pensée qui médite à partir du sens du monde concret. La main est proprement humaine : on ne peut pas affirmer qu'un singe possède des mains car il n'a que des organes de préhension. De même les autres animaux n'ont que des griffes, des pattes, des ongles. Seul un être qui parle et qui pense peut avoir des mains car la pensée est un travail du maniement de la main au même titre que le travail du menuisier. D'ailleurs, Heidegger rejoint Aristote qui dans son ouvrage Partie des Animaux, parlait d'un premier ustensile fondamental qu'est la main. Pour l'homme, la main ne constitue pas un ustensile mais bien plusieurs à la fois. La main est l'ustensile le plus utile à l'homme qui a acquis un grand nombre de techniques. Cet outil exige un apprentissage : la pensée s'apprend et s'enseigne par la main. Didier Franck évoque dans son ouvrage sur Heidegger et le problème de l'espace, l'idée d'un entrecroisement des mains. C'est exactement cela qui se produit lors de l'apprentissage, la main pouvant être source de transmission. Bref, on pourrait dire que la main joue un rôle primordial dans les catégories d'ustensiles, le même que celui de la substance dans les catégories aristotéliciennes. L'homme construit concrètement son rapport au monde par la main, elle est un privilège ontologique. La pierre est sans monde (weltlos), l'animal est pauvre en monde (weltarm) et l'homme formateur du monde (weltbildend). Ce dernier peut user du monde comme il l'entend mais il doit veiller à ne jamais le réduire et l'appauvrir dans une utilité et une utilisation. L'utilité perd de vue son essence qu'est l'usage, elle l'appauvrit. Le problème vient du fait que dans cet appauvrissement, l'homme risque de régresser au niveau de l'animal. À lui de reconquérir dignement son privilège ontologique en sortant du monde de l'utilité.

Conclusion

Seule la pensée peut définir avec finesse ce qu'est l'utilité et ainsi peut envisager les modalités d'un dépassement du monde de l'utilité. La vérité de l'utilité ne réside pas forcément dans l'être-utile, elle peut séjourner dans une inutilité apparente comme dans une oeuvre d'art et modifier en profondeur la relation de l'homme au monde. L'utilité ne doit pas fonder une utilisation immédiate sinon elle serait prisonnière d'un utilitarisme qui se veut concret mais qui est en fait abstrait et séparé de la réalité du monde. Hegel saisit ce dépassement à travers la philosophie elle-même car seule la philosophie permet de réconcilier la scission qu'introduit l'utilité. Le mérite de ce concept est qu'il a creusé cette scission et ainsi suscité de manière très forte le besoin de réconciliation. La philosophie n'est pas contraire à l'existence, elle apporte au contraire à cette dernière la possibilité d'une vie harmonieuse : l'inadéquation causée par l'être-utile ne peut être abolie que grâce à un dépassement dialectique et on sent toute la vie de la philosophie de Hegel qui irise le passage de la scission à la réunification.

Heidegger effectue un autre type de dépassement : il préfère prendre du recul pour avoir une prise de point de vue et saisir la futilité et la réduction d'un monde réduit à l'utilité. Le dépassement du monde devient la condition de surrection de ce monde c'est-à-dire ce qui le fait apparaître. Mais cette prise de point de vue constitue le tremplin pour une nouvelle pensée qui intuitionnerait un autre rapport à l'Être. Cette pensée intuitionnante qu'Heidegger préfère à une pensée philosophique contaminée par l'utilité, nous pouvons la suspecter à juste titre d'avoir quelques résurgences schellingiennes. Il faudrait effectuer une critique hégélienne de la philosophie de Martin Heidegger et non l'inverse pour montrer qu'un rapport quasi transcendant à l'Être ne peut pas être saisi dans l'intuition. L'intuition ne constitue qu'une fusion avec la singularité mais elle est incapable de dire et de transmettre cette singularité et c'est pourquoi la pensée méditante que prône Heidegger ne peut rester qu'une expérience personnelle de pensée et non une expérience universelle.

La pensée dialectique n'épuise peut-être pas tout le sens du monde mais rend un Universel accessible à l'homme et c'est dans ce rapport qu'il existe une création de sens. Tout ce que l'homme saisit, il a besoin de le restituer dans le concept afin qu'il puisse universaliser ce qu'il a saisi. L'attitude de Gelassenheit (sérénité) qui caractérisait cette nouvelle pensée méditante, est déjà présente dans cette pensée dialectique qui se vit comme perpétuel dépassement et déchiffrement de sens.

APPENDICES

Bibliographie

Ouvrages concernant Hegel

1) Ouvrages de Hegel

G.W.F HEGEL, Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, Trad. de l'allemand par Marcel MÉRY, éditions OPHRYS-GAP, édition originale 1801, édition originale pour la traduction 1952, Paris, deuxième édition, 1964.

G.W.F HEGEL, Première philosophie de l'Esprit, Trad. de l'allemand par Guy PLANTY-BONJOUR, éditions PUF, coll. Épiméthée, Paris, 1969.

G.W.F HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit, Trad. de l'allemand par Jean HYPPOLITE, édition originale à Bamberg et Wurzburg chez Joseph Anton Goebhardt en 1807, éditions Aubier, Paris, tomes I et II, 1939-1941.

G.W.F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Trad. de l'allemand par André KAAN, édition originale à Berlin en 1821, treizième édition Gallimard pour la traduction, Paris, 1940.

G.W.F HEGEL, Leçons sur l'histoire de la philosophie, Trad. de l'allemand et annoté par Pierre GARNIRON, éditions J. VRIN, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, 1979.

G.W.F HEGEL, Introduction à l'esthétique, Trad. de l'allemand par Samuel JANKÉLÉVITCH, édition originale pour la traduction 1944, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979.

G.W.F HEGEL, Cours d'esthétique, Trad. de l'allemand par Jean-Pierre LEFEBVRE et Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995.

1) Ouvrages sur Hegel

Kostas PAPAIOANNOU, Hegel, éditions Presse Pocket, coll. Philosophies, Paris, 1987.

Gwendoline JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE, Les premiers combats de la reconnaissance, Maîtrise et servitude dans la Phénoménologie de Hegel, éditions Aubier, Paris, 1987.

Jean HYPPOLITE, Genèse et structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, éditions Aubier, tomes I et II, 1946.

Eugène FLEISCHMANN, La philosophie politique de Hegel, édition originale PLON, coll. Recherches en sciences humaines, Paris, 1964, Paris, édition Gallimard, 1992.

Bernard BOURGEOIS, La pensée politique de Hegel, éditions PUF, Paris, 1969.

Jean-Pierre LEFEBVRE et Pierre MACHEREY, Hegel et la société, éditions PUF, coll. Philosophies, Paris, édition originale novembre 1984, deuxième édition décembre 1987.

Bernard TEYSSÈDRE, L'esthétique de Hegel, éditions PUF, Paris, première édition en 1958, deuxième édition en 1963.

Gérard BRAS, Hegel et l'art, éditions PUF, deuxième édition revue et corrigée, Paris, 1994.

2) Articles sur Hegel

Bernard BOURGEOIS, "La philosophie politique de Hegel", Cahiers philosophiques, juin 1983.

Bernard BOURGEOIS, "L'homme hégélien", Cahiers philosophiques, Mars 1986.

Ouvrages concernant Heidegger

1) Ouvrages de Heidegger

Martin HEIDEGGER, Questions III, Trad. coll. de l'allemand, édition originale Günther Neske à Pfullingen, 1959, édition Gallimard pour la traduction, Paris, 1966.

Martin HEIDEGGER, Questions IV, Trad. coll. de l'allemand, édition originale Max Niemeyer à Tübingen, 1968, édition Gallimard pour la traduction française, Paris, 1976.

Martin HEIDEGGER, Approches de Hölderlin, Trad. de l'allemand par Henry CORBIN, Michel DEGUY, François FÉDIER et Jean LAUNAY, édition originale Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am Main, 1951, première édition Gallimard pour la traduction française en 1962, nouvelle édition augmentée en 1973.

Martin HEIDEGGER, Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. de l'allemand par Gérard GRANEL et Aloys BECKER, éditions Quadrige, coll. PUF, édition originale Max Niemeyer à Tübingen, 1954, première édition de la traduction 1959, première édition Quadrige mai 1992.

Martin HEIDEGGER, Essais et Conférences, Trad. de l'allemand par André PRÉAU, édition originale parue à Pfullingen en 1954 sous le titre Vörtrage und Aufsätze, première édition pour la traduction française 1958 dans la coll. "Les Essais", éditions Gallimard, coll. TEL, 1958.

Martin HEIDEGGER, L'Être et le Temps, titre original Sein und Zeit, Trad. de l'allemand par Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964.

Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. de l'allemand par Roger MUNIER, éditions Aubier, édition originale 1964, troisième édition, Paris, 1983.

Martin HEIDEGGER, Le principe de raison, Trad. de l'allemand par André PRÉAU, édition originale parue en 1957 à Pfullingen sous le titre Der Satz vom Grund, éditions Gallimard, coll. TEL pour la traduction française, Paris, 1962.

Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. de l'allemand par Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962.

Martin HEIDEGGER, Nietzsche II, Trad. de l'allemand par Pierrre KLOSSOWSKI, édition originale Günther Neske en 1961, éditions Gallimard pour la traduction française, Paris, 1971.

Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am Main, 1979, tome XX, deuxième édition revue en 1988.

Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am Main, 1982, tome LIV.

2) Ouvrages sur Heidegger

Gianni VATTIMO, Introduction à Heidegger, Trad. de l'italien par Jacques ROLLAND, éditions du Cerf, coll. La Nuit Surveillée, Paris, 1985.

Maurice CORVEZ, La philosophie de Heidegger, éditions PUF, Paris, 1961.

Jean BEAUFRET, Dialogue avec Heidegger, tome III, éditions de Minuit, Paris, 1974.

Michel HAAR, La fracture de l'histoire, douze essais sur Heidegger, éditions Jérôme MILLION, coll. Krisis, Grenoble, 1994.

G.A. BORNHEIM, L'Être et le Temps, éditions Hatier, coll. Sophos, Paris, 1976.

Walter BIEMEL, Le concept de Monde chez Heidegger, éditions VRIN, Paris, 1987, reprise de l'édition de 1950.

Didier FRANCK, Heidegger et le problème de l'espace, éditions de Minuit, Paris, 1986.

Cahier de l'Herne, ouvrage collectif, éditions de l'Herne, Paris, 1983.

3) Articles sur Heidegger

E. KESSLER, "Le chant de la terre, Heidegger et les assises de l'histoire de l'Être de Michel HAAR", Cahiers philosophiques, Mars 1988.

Pierre JACERME, "À propos de la traduction de Être et Temps", Cahiers philosophiques, septembre 1987.

Travaux consultés

Jacques DERRIDA, De l'esprit Heidegger et la question, éditions Galilée, Paris, 1987.

Jacques DERRIDA, La vérité en peinture, éditions Flammarion, Paris, 1978.

Hölderlin, Odes, Élégies, Hymnes, Trad. coll. de l'allemand, éditions Gallimard, Paris, 1987.

François MARTY, La bénédiction de Babel : vérité et communication, les éditions du Cerf, coll. La Nuit Surveillée, Paris, 1990.

Karl MARX, Misère de la philosophie, 164e volume de la Pléiade, éditions Gallimard, Tours, 1963.

Glossaire

Der Abbau : la déconstruction

Der Abgrund : l'abîme

Der Abstand : la distance

Die Achtsamkeit : l'attention

Die Alltäglichkeit : la quotidienneté

Die Anerkennung : la reconnaissance

Die Anschauung : l'intuition

Die Anwesenheit : la présence

Der Anspruch : la revendication

Die Aufdringlichkeit : l'importunité

Die Auffälligkeit : le fait d'être remarqué

Die Aufsässigkeit : l'obstruction

Die Aufweisung : la monstration

Die Auslegung : l'explicitation

Der Aufklärer : l'éveillé

Die Aufklärung : les Lumières

Sich Ausrichten : se situer

Bedeuten : se référer à

Die Bedeutsamkeit : la significabilité

Die Befindlichkeit : la disposition fondamentale

Die Benutzung : l'utilisation

Das Besorgen : l'ensemble des préoccupations

Der Bestand : le fond

Die Beständigkeit : la permanence constante

Die Beständlichkeit : le se-tenir-à-disposition

Die Bestellbarkeit : le commanditement

Bestellen : commander

Die Bewandtnis : la destination

Die Beziehung la relation

Der Bezug : le rapport

Die Begierde : le désir

Das dienende Bewusstsein : la conscience servile

Die Bildung : la culture

Der Bürger : 1) le bourgeois

1) le citoyen

Die Bürgerliche Gesellschaft : la société civile

Dahinleben : vivoter

Dienen : servir

Die Dienlichkeit : la serviabilité

Das Dasein : l'être-là

Das Ding : la chose

Die Durchschnittlicnkeit : l'être-moyen

Die Eigenschaft : la propriété

Die Entäusserung : l'extranéation

Die Entblössung : la mise à nu

Die Entfernung : l'éloignement

Die Entfremdung: l'aliénation

Die Entschlossenheit : la résolution

Der Entwurf : le projet

Das Ereignis : l'événement (la venue de l'Être)

Die Erschlossenheit : ici, l'ouverture fondamentale

Die Erstreckung : l'extension

Fördern : exiger

Die Frömmigkeit : la piété

Die Fürsorge : le souci pour

Die Ganzheit : le complexe

Der Gebrauch : l'usage (de la chose)

Der Geschenk : le don

Die Geeignetheit : l'appropriété (d'un ustensile). Est à différencier de Eigenschaft.

Die Gefahr : le péril

Der Gegenstand : l'objet mais dans le contexte, cela désigne ce qui se tient en face de nous

Die Gegenständlichkeit : l'objectité

Die Gegenwart : le temps présent

Die Gelassenheit : la sérénité

Die Geworfenheit : la déchéance (aucune connotation morale). Désigne le caractère de l'être-jeté dans le monde.

Der Grund : la raison dans son caractère architectonique (la Raison)

Die Handlichkeit : la maniabilité

Die Handhabung : la manipulation

Der Handschrift : l'écriture manuscrite

Herstellen :fabriquer

Die Hinblicknahme : la visée

Die Innigkeit :l'intimité

In-Sein : être-dans-le-monde

Die Inständigkeit : la persévérance

Die Jemeinigkeit : la mienneté

Die Klasse : la classe

Die Lichtung : la clairière

Die Mitte : le moyen-terme

Die Nähe : la proximité

Nachstellen :régler

Die Nützlichkeit : l'utilité

Die Nutzung : l'usage

Die Offenheit : l'ouverture

Die Orientheit : l'orientation originaire (l'Orient ontologique)

Der Pöbel : la populace

Die Räumlichkeit : la spatialité

Der Schwärmer : l'illuminé

Die Selbstständigkeit : l'autonomie

Die Sorge : le souci

Der Stand : ici, désigne la position-et-stabilité

Die Überwindlung : le dépassement

Der Umgang : ici, le commerce familier

Die Umsicht : la circonspection

Unbrauchbar : inutilisable

Die Unverborgenheit : le dévoilement

Die Umwelt : le monde ambiant

Die Unwelt : l'im-monde (ce qui est devenu non-monde)

Die Urquelle : la source originelle

Die Verdeckung : la couverture

Die Verfallenheit : la déchéance (insiste sur la retombée de l'être-déchu)

Die Verfeinerung : le raffinement

Die Verfügbarkeit : la disponibilité

Das Verhängnis : la fatalité

Die Verhüllung : le dévoilement

Die Verlässlichkeit : la solidité

Die Vermittlung : la médiation

Die Vernunft : la raison

Die Vernutzung : l'usure

Die Verschleierung : le camouflage

Verwahren : mettre en sûreté

Die Verwechselung : l'entrelacement

Die Verweisungsmannigfaltigkeit : le complexe référentiel

Die Verwendbarkeit : l'employabilité

Das Vorhandene : l'objet subsistant, l'étant devant la main

Die Vorhandenheit : l'être-subsistant

Die Welt : le monde

Die Weltlichkeit : la mondanéité

Die Wendung : le tournant

Das Werk : l'oeuvre

Woraus : de quoi (est fait un outil par exemple)

Worumwillen : le "à quoi final", ce qui concentre la finalité de tous les renvois

Das Zeichen : le signe

Die Zeitlichkeit : la temporalité

Das Zeug : l'outil

Die Zeughaftigkeit : l'ustensilité

Das Ziel : le but extérieur

Das Zuhandene : l'être-sous-la-main

Die Zuhandenheit : l'instrumentalité

Die Zeugganzheit : le complexe ustensilier

Der Zweck : la finalité interne

Index nominum

Anaximandre pages 71, 72, 76

Aristote pages 48, 71, 72, 90

Bohr Niels page 36

Derrida Jacques pages 66, 88

Descartes pages 35, 36, 59

Eisenberg page 36

Franck Didier page 90

Galilée pages 36, 39

Granel Gérard page 29, 57

Haar Michel page 23

Helvétius pages 17, 69

Héraclite pages 71, 72

Hölderlin pages 79, 80, 81, 82, 83, 86

Koyré Alexandre page 38

Leibniz pages 22, 58, 78

Marty François page 72

Marx Karl page 49

Mill John Stuart page 24

Niel Henri page 14

Nietzsche page 35

Parménide pages 71, 72, 74, 75, 81, 82, 89

Patocka Jan page 72

Planck Max page 36

Platon page 72

Proudhon page 49

Rembrandt page 64

Ricardo page 47

Rilke page 74

Sartre Jean-Paul page 88

Say page 47

Schelling pages 57, 75, 79, 84, 91

Smith Adam page 47

Schürmann Rainer page 75

Tolland page 16

Van Dyck pages 63, 64

Van Gogh page 65

Vattimo page 32

Vezin François pages 29, 57

* 1 G.W.F HEGEL, Phéno. Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941 tome II p.53.

* 2 G.W.F HEGEL, Phéno. Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p.60.

* 3 G.W.F. HEGEL, Phéno .Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p112.

* 4 Ibid.p112.

* 5 Ibid.p108.

* 6 Ibid.p112.

* 7 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p.127.

* 8 Ibid.p127.

* 9 Ibid.p127.

* 10 Martin HEIDEGGER SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAELHENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.92.

* 11 Ibid.p.91

* 12 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAELHENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.80.

* 13 Henri NIEL De la Médiation dans la Philosophie de Hegel, éditions Aubier, Paris, 1945, p.154.

* 14 Henri NIEL De la Médiation dans la Philosophie de Hegel, éditions Aubier, Paris, 1945, p.162

* 15 G.W.F HEGEL Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome II,.p.123.

* 16 G.W.F HEGEL Leç.sur l'Hist.de.la.Philo. Trad. Franç. Pierre GARNIRON, éditions VRIN, Paris, 1985, tome VI,.p.1715.

* 17 Ibid. tome VI, p.1716.

* 18 Ibid. tome VI, p.1716.

* 19 Ibid. tome VI, p.1718.

* 20 Ibid. tome VI, p.1718.

* 21 Ibid. tome VI, p.1718.

* 22 G.W.F HEGEL Leç .sur la Philo. de l'Histoire. Trad. Franç. Pierre GARNIRON, éditions VRIN, Paris, 1985 tome VI, p.1719.

* 23 Ibid., p.1719.

* 24 Ibid., p.1744.

* 25 Ibid., p.1748.

* 26 Martin HEIDEGGER, Ess.et.Conf., Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.9.

* 27 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.370.

* 28 Martin HEIDEGGER, Ess.et.Conf., Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.23.

* 29 Martin HEIDEGGER, SuZ,, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse de WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.92.

* 30 Martin HEIDEGGER, Ess.et Conf, Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.111.

* 31 Martin HEIDEGGER, Ess.et Conf., Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, coll. TELL, 1958, p.92.

* 32 Ibid. p.81.

* 33 Martin HEIDEGGER, Questions IV, Trad. Franç. Collective, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1976,p.3O4.

* 34 Martin HEIDEGGER, Qu'appelle-t-on Penser ? Trad. Franç. Gérard GRANEL et Aloys BECKER, éditions Quadrige, Paris, Mai 1992, p.26.

* 35 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.159.

* 36 Ibid., p.162.

* 37 Ibid., p.153.

* 38 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.70.

* 39 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.92.

* 40 Ibid., p.92.

* 41 Ibid. p.78.

* 42 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.94.

* 43 Ibid., p.93.

* 44 Ibid., p.104.

* 45 Ibid., p.94.

* 46 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, 1964, p.95.

* 47 Ibid., p.94.

* 48 Ibid., p.104.

* 49 Ibid., p.108.

* 50 Ibid., p.41.

* 51 Gianni VATTIMO, Introduction à Heidegger, Trad. Franç. Jacques ROLLAND, éditions du Cerf, Paris, 1985, p.85.

* 52 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.99.

* 53 Francis PONGE, Méthodes, éditions Gallimard, Paris, 1971, Coll. "Idées ».

* 54 G.W.F HEGEL, Manuscrits d'Iéna,

* 55 Martin HEIDEGGER, Ess et Conf., Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.65.

* 56 Martin HEIDEGGER, Nietzsche, Trad. Franç. Pierre KLOSSOWSKI, éditions Gallimard, Paris, 1971, tome II, p.104.

* 57 Ibid., p.104.

* 58 Martin HEIDEGGER, Nietzsche, Trad. Franç. Pierre KLOSSOWSKI, éditions Gallimard, Paris, 1971, tome II, p.104.

* 59 Ibid., p.102.

* 60 Martin HEIDEGGER, Questions IV, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1976, p.379.

* 61 Martin HEIDEGGER, Questions IV, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1976, p.401.

* 62 Ibid., p.456.

* 63 Martin HEIDEGGER, Cahier de l'Herne, Trad. Franç. Jean-Louis CHRÉTIEN, éditions de l'Herne, Paris, 1983, p.372.

* 64 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAELHENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.130.

* 65 Ibid., p.131.

* 66 Ibid., p.137.

* 67 G.W.F HEGEL, Prem. phil. de l'Esprit, Trad. Franç. Guy PLANTY-BONJOUR, éditions PUF, coll. Épiméthée, Paris, 1969, p.58.

* 68 G.W.F HEGEL, Prem. phil. de l'Esprit, Trad. Franç. Guy PLANTY-BONJOUR, éditions PUF, coll. Épiméthée, Paris, 1969, p.58.

* 69 Ibid., p.99.

* 70 Ibid., p.100.

* 71 G.W.F HEGEL, Prem. phil. de l'Esprit, Trad. Franç. Guy PLANTY-BONJOUR, éditions PUF, coll. Épiméthée, Paris, 1969, p.125.

* 72 Ibid., p.128.

* 73 Ibid., p.128.

* 74 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.50.

* 75 G.W.F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.53.

* 76 Ibid., p.59.

* 77 Ibid., p.64.

* 78 Ibid., p.72.

* 79 G.W.F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.72.

* 80 G.W.F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.153.

* 81 Ibid., p.157.

* 82 Ibid., p.157.

* 83 Ibid., p.160.

* 84 G.W.F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.158.

* 85 Ibid., p.160.

* 86 Karl MARX, La Misère de la Philosophie, 164e volume de La Pléiade, éditions Gallimard, Tours, 1963, p.17.

* 87 G.W.F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.160.

* 88 G.W.F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.161.

* 89 G.W.F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.166.

* 90 Ibid., p.166.

* 91 Ibid., p.200.

* 92 Ibid., p.206.

* 93 Ibid., p.226.

* 94 Ibid., p.180.

* 95 Ibid., p.180.

* 96 G.W.F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Trad. Franç. André KAAN, éditions Gallimard, Paris, 1940, p.162.

* 97 Ibid., p.163.

* 98 Ibid., p.164.

* 99 Ibid., p.187.

* 100 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.160.

* 101 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.161.

* 102 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.165.

* 103 Ibid., p.165.

* 104 Ibid., p.155.

* 105 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.37.

* 106 Ibid., p.51.

* 107 Ibid., p.57.

* 108 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.57.

* 109 Ibid., p.77.

* 110 Ibid., p.63.

* 111 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome I, p.8.

* 112 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.131.

* 113 Martin HEIDEGGER, Le principe de raison, Trad. Franç. André PRÉAU,

éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.239.

* 114 Ibid., p.239.

* 115 Ibid., p.233.

* 116 Martin HEIDEGGER, Le principe de raison, Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, coll. TEL, p.235.

* 117 Ibid., p.243.

* 118 G.W.F HEGEL, Introduction à l'esthétique, Trad. Franç. Samuel JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979, p.26.

* 119 G.W.F HEGEL, Introduction à l'esthétique, Trad. Franç. Samuel JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979, p.53.

* 120 G.W.F HEGEL, Introduction à l'esthétique, Trad. Samuel JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979, p.51.

* 121 Ibid., p.84.

* 122 G.W.F HEGEL, Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome I, p.127.

* 123 G.W.F HEGEL, Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome III, p.238.

* 124 Ibid., tome III, p.113.

* 125 Ibid., tome III, p.116.

* 126 G.W.F.HEGEL, Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome III, p.118.

* 127 Ibid., tome II, p.351.

* 128 Ibid., tome I, p.227.

* 129 Ibid., tome III, p.314.

* 130 Ibid., tome III, p.119.

* 131 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.30.

* 132 Ibid., p.29.

* 133 Ibid., p.33.

* 134 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.60.

* 135 Ibid., p.33.

* 136 Jacques DERRIDA, La vérité en peinture, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1978, p.334.

* 137 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.35

* 138 Ibid., p.36.

* 139 Jacques DERRIDA, La vérité en peinture, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1978, p.395.

* 140 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.49.

* 141 Ibid., p.34.

* 142 Ibid., p.34.

* 143 Ibid., p.27.

* 144 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p.129.

* 145 Ibid., p.130.

* 146 Ibid., p.128.

* 147 Ibid., p.130.

* 148 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.53.

* 149 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.54.

* 150 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.38.

* 151 Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1982, tome LIV, p.10. Nous traduisons : "Anaximandre, Parménide et Héraclite sont des penseurs qui inaugurent [...]. Ce sont des penseurs qui inaugurent, parce qu'ils pensent le commencement."

* 152 Ibid., p.11. Nous traduisons : «Les penseurs sont inaugurés par le commencement.»

* 153 Ibid., p.12.

* 154 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, Paris, 1962, p.405.

* 155 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, Paris, 1962, p.447.

* 156 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.267.

* 157 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.31.

* 158 Martin HEIDEGGER, Nietzsche, Trad. Franç. Pierre KLOSSOWSKI, éditions Gallimard, Paris, 1971, tome II, p.396.

* 159 Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1982, tome LIV, p.21. Nous traduisons: "la déesse qui apparaît ici est la déesse Aléthéia."

* 160 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.77.

* 161 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.63.

* 162 Ibid., p.77.

* 163 Ibid., p.131.

* 164 Ibid., p.77.

* 165 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, Paris, 1962, p.439.

* 166 Ibid., p.49.

* 167 Ibid., p.48.

* 168 Martin Heidegger, Gesamtausgabe, éditions Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1988, tome XX, p.307. Nous traduisons: "Que le monde soit environnement, repose sur la spécificité de la modanéité de l'espace".

* 169 Ibid., p.309.

* 170 Martin HEIDEGGER, Ess. et Conf., Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, Coll. TEL, Paris, 1958, p.194.

* 171 Martin HEIDEGGER, Questions IV, Trad. Franç. Jean BEAUFRET et François FÉDIER, éditions Gallimard, Coll. TEL, Paris, 1968, p.285.

* 172 Martin HEIDEGGER, Approche de Hölderlin, Trad. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1973, p.155.

* 173 Ibid., p.139.

* 174 Martin HEIDEGGER, Approches de Hölderlin, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1973, p.55.

* 175 HÖLDERLIN, Odes, Élégies, Hymnes, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1967, p.89.

* 176 HÖLDERLIN, Odes, Élégies, Hymnes, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1967, p.82.

* 177 Martin HEIDEGGER, Approches de Hölderlin, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1973, p.178.

* 178 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, 1983, p.163.

* 179 Martin HEIDEGGER, Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. Franç. Gérard GRANEL et Aloys BECKER, éditions Quadrige, Paris, mai 1992, p.155.

* 180 Ibid., p.155.

* 181 Ibid., p.155.

* 182 Ibid., p;155.

* 183 Martin HEIDEGGER, Approches de Hölderlin, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1973, p.148.

* 184 Ibid., p.151.

* 185 Martin HEIDEGGER, Approches de Hölderlin, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, Paris, 1973, p.156.

* 186 G.W.F HEGEL, Différence., Trad. Franç. Marcel MÉRY, éditions Ophrys-Gap, Paris, 1964, p.86.

* 187 Ibid., p.87.

* 188 G.W.F HEGEL, Différence., Trad. Franç. Marcel MÉRY, éditions Ophrys-Gap, Paris, 1964, p.88.

* 189 Ibid., p. 90.

* 190 Martin HEIDEGGER, Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. Franç. Gérard GRANEL et Aloys BECKER, éditions Quadrige, mai 1992, p.66.

* 191 Ibid., p.67.

* 192 Martin HEIDEGGER, Questions III, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1966, p.136.

* 193 Ibid., p.155.

* 194 Martin HEIDEGGER, Questions III, Trad. Franç. Coll., éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1966, p.168.

* 195 Ibid., p.145.

* 196 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.177.

* 197 Martin HEIDEGGER, Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. Franç. Gérard GRANEL et Aloys BECKER, éditions Quadrige, mai 1992, p.118.

* 198 Jacques DERRIDA, De l'esprit Heidegger et la question, éditions Galilée, Paris, 1987, p.26.

* 199 Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am Main, 1988, tome LIV, p.125. Nous traduisons: "L'écriture est dans sa provenance essentielle l'écriture manuscrite."

* 200 Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions Vittorio KLOSTERMANN, Frankfurt am Main, 1988, tome LIV, p.124.

* 201 Ibid., p.125.

* 202 Ibid., p.126.

* 203 Martin HEIDEGGER, Qu'appelle-t-on penser ?, Trad. Franç. Gérard GRANEL et Aloys BECKER, éditions Quadrige, mai 1992, p.155.

* 204 Ibid., p.94.

* 205 Ibid., p.89.

* 206 Ibid., p.90.






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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld