B.2.2. Retour sur l'intention
Parmi l'ensemble des penseurs que nous avons abordés au
sein de ce travail, le premier à avoir travaillé sur la
distinction entre l'intentionnel et le non-intentionnel est Grice (1957). Il y
introduit la distinction entre les significations Ç naturelles È
et les significations Ç non naturelles È, les secondes
étant traditionnellement appelées Ç conventionnelles
È. Selon Grice, un signe signifie Ç naturellement È
lorsqu'il signifie de lui-même, comme un rougissement signifie de lui
même l'embarras. Pour qu'un signe puisse signifier Ç non
naturellement È, il est nécessaire qu'un interlocuteur communique
à travers ce signe son intention de communiquer à
travers celui-ci.
Sperber et Wilson reprennent l'idée
développée par Grice sur la signification, mais adoptent un point
de vue discriminant quant à la distinction entre ces deux types de
signes. En effet, ils réduisent la communication aux
phénomènes qu'ils qualifient d' Ç
ostensivo-inférentiels È, c'est-à-dire qu'ils
considèrent que les signes des interlocuteurs ne sont communication
qu'à condition de sous-tendre une volonté de communiquer à
travers ces signes, et donc qu'ils soient produits à dessein de
communication. Alors que nous suivrons leur point de vue sur la
centralité de l'inférence en communication, il n'en sera pas de
même pour la nécessité du caractère ostensif des
signes. En effet, nous pouvons nous interroger sur les fondements d'une
conception d'un système inférentiel traitant uniquement des
signes ostensifs : un signe produit de façon non-intentionnelle est un
stimulus manifeste et peut très bien être une information nouvelle
à l'origine d'une inférence et donc créateur d'effets
contextuels, au même titre qu'un stimulus intentionnel. Par exemple,
rougir à la suite d'une question est une phénomène
non-intentionnel, et à sa suite un interlocuteur peut arrêter la
conversation, voir changer de sujet si il constate l'embarras de l'Autre : ici
le rougissement est un signe pertinent dans la communication. Il est
également le produit d'un processus inférentiel : imaginons un
interlocuteur qui est embarrassé par un dysfonctionnement de sa
prononciation l'entrainant à mal prononcer certains mots. Si il
possède dans sa mémoire la prémisse : Ç toute
situation oü j'estropie un mot est embarrassante È et que ce
même interlocuteur estropie malencontreusement un mot dans une situation
particulière, l'information nouvelle : Ç je viens d'estropier un
mot È lui fera inférer la conclusion qu'il se trouve dans une
situation embarrassante. Son embarras se signifiera de
façon incontrôlable par un rougissement. Or,
pouvons nous vraiment dire que l'interlocuteur sous-tend une intention de
communiquer par ce rougissement ? Ë l'inverse, peut-on vraiment dire qu'il
ne communique pas à travers ce signe ? Un interlocuteur qui rougit ne
considère pas qu'il produit de façon ostensive, mais cependant il
ne pourra pas nier que cette sémiotique communique, et à ses
côtés l'interlocuteur agira et adaptera son comportement en
fonction du signe qu'il comprendra comme signe d'embarras : il pourra
volontairement ignorer le signe ou même changer de sujet pour quitter la
situation que l'Autre a signifié comme embarrassante.
De plus, nous pouvons nous interroger sur la limite
définissable entre l'intentionnel et le non-intentionnel. Existe-t-elle
vraiment ? Ë quel moment peut-on arrêter de considérer qu'un
signe a été produit de façon intentionnelle ? Dans sa
quasi totalité, la communication est un phénomène
spontané mêlant des signes de toutes natures, mais par quels
critères peut-on réellement séparer les uns des autres ?
La distinction est relativement simple à faire pour l'exemple que nous
avons pris un peu plus haut, le rougissement étant un signe qu'il est
quasiment impossible de produire volontairement, et donc d'utiliser de
façon ostensive. Cependant, ce n'est pas le cas de tous les signes.
Considérons un instant la catégorie des signes
élocutionnels classés dans la catégorie des signes
Ç emblèmes > et des signes Ç illustrateurs
>32. Les emblèmes sont des signes élocutionnels
culturellement marqués et partagés par les membres d'une culture
précise, utilisés Ç à la place > d'un mot et qui
peuvent être produits volontairement (ils le sont d'ailleurs dans la
majorité des cas), mais également involontairement. Ils peuvent
être involontaires notamment lorsque que l'interlocuteur essaie de cacher
une de ses émotions mais qu'elle transparait au travers d'un
emblème33. Ë l'inverse, les illustrateurs sont
idiosyncratiques et sont une ponctuation élocutionnelle personnelle
propre à chaque individu34. Leur cas est
particulièrement intéressant pour notre propos. L'illustrateur
est un signe élocutionnel qui a pour fonction de ponctuer, d'illustrer
la parole qui lui
32 Notre traduction des termes Ç emblems > et
Ç illustrators È
33 Ekman parle de Ç leakage >
34 Pour un développement plus complet, voir Ekman
(2009:99-108), Ekman (2003), Johnson & al. (1975)
est concomitante, servant à mettre de l'emphase sur un
mot ou une phrase, de dessiner dans les airs pour améliorer la
description locutionnelle, etc.35 Néanmoins, doit-on classer
les illustrateurs dans la catégorie des signes intentionnels ou dans
celle des signes non-intentionnels ? Ces signes ne sont pas conventionnels,
puisque propres à chacun, mais en même temps ne signifient pas
naturellement. Ils jouent un rTMle dans le système communicationnel sans
que l'on puisse définir de façon certaine si ils sous-tendent une
intention de communiquer à travers eux, i.e. on ne peut trancher de
façon définitive sur leur intentionnalité effective ou
non.
Nous achèverons donc ce point par la conclusion qu'il
n'est pas pertinent de se poser la question de l'intentionnalité lorsque
l'on étudie le système communicationnel : tout signe,
intentionnel ou non-intentionnel, est stimulus manifeste et donc
potentiellement effectif, c'est-à-dire que tout signe peut-être
à l'origine d'une inférence, et se doit d'être
considéré dans l'étude du système.
L'activité dans le système existe que le signe soit intentionnel
ou non-intentionnel. Pour l'illustrer, Grice (1957:383) prend l'exemple du
froncement de sourcil : si un interlocuteur fronce les sourcils de façon
spontanée, l'Autre va inférer qu'il existe une source de
mécontentent entrainant le premier à froncer les sourcils. Mais
si ce même interlocuteur fronce intentionnellement les sourcils pour
signifier à l'Autre qu'il est mécontent, ce dernier va arriver
aux mêmes conclusions que le cas premier36. Ainsi,
l'intentionnel et le non-intentionnel se mêlant et agissant tous deux
dans le système, nous ne pouvons pas envisager que la communication ne
puisse se faire qu'avec des signes ostensifs.
35 Ekman (2009:105) Ç emphasis can be given to a
word or phrase, much like an accent mark or underlying; the flow of thought can
be traced in the air (...) the hands can draw a picture in space or show an
action repeating or amplifying what is being said. È
36 Grice (1957:383) Ç If I frown spontaneously, in the
ordinary course of events, someone looking at me may well treat the frown as a
natural sign of displeasure. But if I frown deliberately (to convey my
displeasure), an onlooker may be expected, provided he recognizes my intention,
still to conclude that I am displeased. (...) In general a deliberate frown may
have the same effect (...) as a spontaneous frown. È
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