C.3.2. Lie Catching
Nous avons vu dans la partie précédente que la
nature inférentielle et imprédictible du système pouvait
jouer en l'avantage du menteur, lui permettant de mentir par tromperie. Nous
avons également vu qu'il existe un second type de mensonge, le mensonge
direct, mais celui-ci n'est pas permis par l'utilisation d'un jeu
créatif. Nous allons voir dans cette partie comment le dernier type de
jeu, à savoir le jeu interférant, peut trahir un interlocuteur
qui est en train de mentir. Dans cette partie, les deux types de mensonge
seront considérés, car nous nous intéressons aux jeux
créés par l'existence du mensonge quelque soit la nature de ce
mensonge, c'est-à-dire que ces jeux interférants apparaissent de
façon égale que le mensonge soit direct ou par tromperie, puisque
que ces jeux résultent de la conscience du locuteur mentant de son
action de mensonge, ce qui est le cas dans les deux situations de
mensonge63. Encore une fois, nous rappelons que notre conception du
mensonge n'est en aucun cas en rapport avec des conditions de
vériconditionnalité.
Le mensonge est une pratique communicationnelle quotidienne.
Les chiffres des études donnent une moyenne d'environ 1,5 à 2
mensonges par jour (Biland, 2004:22). Malgré l'existence de jeux
interférants dans les situations de mensonge, nombre de ces mensonges ne
sont pas détectés. La raison principale pour laquelle nous ne
détectons pas tous ces mensonges est que nous ne nous en donnons pas la
peine, car pour la plupart ce ne sont que des white lies, des Ç
petits mensonges ordinaires È (ibid) dont nous ne pouvons nous
embarrasser cognitivement de la détection. En effet, Ç nous ne
pouvons passer notre vie à nous méfier de tout È (ibid),
la base sociale de la communication ne pourrait souffrir d'une constante
méfiance des interlocuteurs. C'est pourquoi la conversation quotidienne
ne se soucie pas de la véracité ou non de la communication : en
quelque sorte, les interlocuteurs Ç acceptent È le mensonge car
l'intérêt de la conversation quotidienne est la relation, la
méta-communication.
63 Nous excluons donc de notre étude les cas de self
deceit, de mensonge à soi-même, cas oü l'interlocuteur
est inconscient de son mensonge, ce qui n'engendrera pas de jeu.
Bien que quotidiennement impraticable, la détection du
mensonge peut s'avérer utile dans nombre de cas. La détection
d'un mensonge passe par le jeu interférant que peut créer
l'impossibilité pour un interlocuteur de contrôler l'ensemble de
ses productions sémiotiques. Ainsi, comme nous l'avons amplement
développé précédemment, nous ne pouvons
considérer que la communication ne se manifeste qu'au travers de signes
intentionnellement produits, et de ce fait nous ne pouvons suivre le point de
vue discriminant de Sperber et Wilson (1989) réduisant la communication
aux signes ostensifs, c'est-à-dire utilisés ostensiblement
à des fins communicatives, et sous-tendant et transmettant une intention
de communication. De nombreux signes sont produits de façon non
intentionnelle, et plus particulièrement les signes qui communiquent les
émotions ressenties par l'interlocuteur, qui sont présentes dans
l'échange communicationnel. De fait, une émotion influence la
création d'un signe Ç visible qui atteste de sa présence
lors d'une interaction. È (Biland,2004:59) Tout comme il nous est
quasi-impossible de contrôler nos émotions, il en va de même
pour les signes que produisent ces émotions, et c'est ce contrôle
difficile qui est créateur de jeu interférant et qui sera utile
à l'interlocuteur souhaitant détecter un mensonge.
En effet, un interlocuteur en train de mentir peut être
trahi par une production involontaire de signes, c'est-à-dire par
production involontaire de jeu interférant dU à la
quasi-impossibilité de contrôler l'ensemble des signes qu'il
produit. Ce sont ces signes produits inconsciemment qui créent ce jeu et
trahissent l'interlocuteur mentant64. Ces signes trahissant sont
dans une grande majorité des signes élocutionnels, de par le fait
de la plus grande difficulté pour l'interlocuteur à
ma»triser ces signes65. En effet, comme le fait remarquer
Watzlawick (1972:61) Ç Il est facile de professer quelque chose
verbalement, mais il est difficile de mentir dans le domaine
analogique66. È Ainsi, la tâche de l'interlocuteur
cherchant à détecter un mensonge
64 Pease,2005,147 : Ç The difficulty with lying is
that the subconscious mind acts automatically and independently of our verbal
lie, so our body language gives us away. (...) During the lie, the subconscious
mind sends out nervous energy which appears as a gesture that can contradict
what was said. È
65 Nous renvoyons au schéma de Mehrabian
présenté dans l'avant-propos.
66 Selon la terminologie de Watzlawick, l'analogique renvoie
à ce qui correspond à l'élocutionnel dans notre
terminologie.
est de s'attacher à déceler dans la production
de signes de l'Autre des signes qui se contredisent les uns avec les autres,
soit se contredisant au sein du même canal (locutionnel/locutionnel ou
élocutionnel/élocutionnel), soit des signes d'un canal
contredisant ceux de l'autre (locutionnel/élocutionnel). Ainsi
existe-t-il du jeu car certains signes viennent interférer dans le
continuum communicationnel en contredisant ce que d'autres communiquent,
traduisant la vérité dont a conscience l'interlocuteur mentant.
Ainsi, comme le résume Biland (2004:29) : Ç la difficulté
à mentir tient dans la difficulté à gérer une
charge cognitive et émotionnelle lourde sans que rien ne "fuie", ni dans
le discours ni dans le comportement, de l'état réel. È
Par exemple, un interlocuteur mentant peut produire ce
qu'Ekman (2009) appelle un emblematic slip. Nous avons
déjà vu précédemment ce qu'était un
emblème, ces signes élocutionnels ayant un sens culturellement
marqué. Un tel signe peut être produit de façon
involontaire et signifiant une émotion que l'interlocuteur cherche
à cacher.
Cet étroit lien entre émotion et mensonge fait
du jeu interférant, une nouvelle fois, un jeu entièrement
individuel et relatif, autant pour son existence que pour sa détection.
Tous les interlocuteurs ne sont pas égaux face au mensonge, certains
mentent avec plus de facilité alors que d'autres sont de piètres
menteurs, et, de l'autre côté de la barrière, certains
détectent les mensonges avec facilité alors que d'autres sont
incapables de les voir. Ainsi est-il du devoir du lie catcher d'avoir
conscience de cette relativité, et de l'impossibilité de
détecter un mensonge de manière absolue67 (tout du
moins tant que le menteur ne s'est pas confessé), notamment pour avoir
à l'esprit ses propres préjugés sur l'interlocuteur mais
aussi afin d'éviter de croire à un mensonge ou de ne pas croire
en une vérité68.
67 Cette impossibilité de certitude du mensonge rejoint la
relativité de la communication, c'est-à-dire son statut
inférentiel et hypothétique, point que nous avons largement
développé précédemment.
68 Ces deux erreurs sont répertoriées par Ekman
(2009:163) Ç in disbelieving-the-truth the lie catcher mistakenly
judges a truthful person to be lying. In believing-a-lie the lie catcher
mistakenly judges a liar to be truthful. È Dans le premier cas, un
interlocuteur peut interpréter la nervosité de l'Autre comme
étant signe de mensonge, alors qu'en vérité l'Autre est
tout simplement nerveux à l'idée de se faire interroger.
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