A.2.2. Le modèle inférentiel
Ë la suite de l'étude pragmatique et de la fin de
la dichotomie langue/parole, la prise en compte du sujet parlant et du contexte
fut approfondie par Grice et les théoriciens à sa suite, avec le
concept de coopération, d'inférence ainsi que les maximes
conversationnelles. On retrouve chez Gardiner un développement qui n'est
pas sans annoncer les théories ultérieurement
développées par Grice.
Gardiner (1989) donne un rTMle aux signes qui est
différent de celui du rTMle qui leur est donné dans la
théorie du code. Ë l'inverse d'un signe-étiquette vu comme
l'expression d'une pensée, l'existence d'un signe est envisagée
comme un indice nécessaire pour compléter le vide
communicationnel laissé par le contexte. En d'autres termes, le signe
est utilisé afin de combler ce que le contexte d'interaction ne Ç
dit È pas :
Les mots sont choisis après une évaluation
très précise de leur intelligibilité ; plus la chose
dont on parle est éloignée, plus on devra fournir d'indices afin
de permettre son identification. En revanche, si la situation est la
même pour le locuteur et pour l'auditeur du point de vue temporel et
spatial, un seul mot ou indice suffira souvent à l'identification. (...)
Les mots ne sont que des indices, la plupart des mots ont un sens ambigu
et, dans chaque cas, la chose-signifiée doit être
découverte dans la situation, par l'intelligence vive et active de
l'auditeur. (1989:51,16,nous soulignons)
Il est important de noter dans cet extrait la notion
d'indice et d'intelligence vive et active de l'auditeur. On
retrouve à travers ces deux idées l'importance de la situation
d'énonciation dans la communication : dans un contexte précis,
les interlocuteurs ne codent pas une pensée en un signe transparent pour
le transmettre à l'Autre qui viendra le décoder. Ici,
l'interlocuteur produit le signe en tant qu'indice de sens, complétant
la situation d'énonciation, afin que l'Autre découvre,
infère la chosesignifiée. C'est-à-dire qu'une situation
contextuelle fournit des indices, qui, s'ils ne sont pas suffisants pour la
communication, vont être complétés par des signes. Prenons
un exemple concret. Deux amis sont chez l'un en pleine discussion. Celui qui
est reçu a terminé son verre. Celui qui reçoit va donc lui
en proposer un nouveau. Il peut le resservir directement, mais aussi lui
proposer, par un simple signe élocutionnel montrant la bouteille ou
encore en lui disant Ç Un autre ? È Ici, nous le voyons bien,
nous ne sommes pas dans une situation de phrases ou de signes qui pourraient
être vus comme elliptiques, oü le complément serait fourni
par des signes tronqués. Au contraire, ce qui fournit le
complément, c'est le contexte. Tout dans le
contexte est indice de ce que l'hôte souhaite signifier,
et le signe qu'il produit est un complément d'indices de ce que la
situation d'énonciation ne possède pas. Dans la conception de
Gardiner, ce qui guide la production d'un signe, ce n'est pas la transformation
d'une pensée en signe(s) via un code, mais bien une Ç
visée communicative > (Douay,2000:45) du signe. Ce qui
légitime l'utilisation d'un signe est le fait que l'interlocuteur
reconnaisse que le locuteur communique à travers ce signe. Les
interlocuteurs sont dans une situation de coopération pour trouver un
accord sur le sens, plutôt que dans une situation de
codage-décodage.
Ainsi, Gardiner souligne, bien avant Grice, l'importance de la
coopération dans la communication. Nous retrouvons cette notion chez
Grice, qui la formalise notamment dans deux de ses articles Meaning
(1957) et Logic and Conversation (1975). Dans son premier article, il
développe l'idée que le sens est obtenu gr%oce à la
reconnaissance par l'interlocuteur des intentions communicatives du
communicateur. Il y fait la distinction entre les signes signifiant
naturellement et ceux signifiant nonnaturellement, c'est-à-dire produits
intentionnellement et non-intentionnellement. Ce qui fait qu'un signe puisse
signifier non-naturellement, donc par convention, c'est l'effort du locuteur
pour rendre explicite son intention de produire un effet à travers ce
signe, et en retour la reconnaissance par l'interlocuteur de cette intention de
communiquer, c'est-à-dire une capacité à communiquer et
à méta-communiquer (à communiquer que l'on
communique).16 Nous retrouvons également chez Grice (1975),
l'approche des signes comme indices de l'intention communicative : lorsque un
auditeur reconnait l'intention qu'a le locuteur de communiquer, il va chercher
à se représenter ce que le locuteur veut communiquer. Les
interlocuteurs possèdent la capacité de se représenter ce
que Grice (1975) appelle les Ç implicatures conversationnelles >. Nos
conversations n'étant pas Ç une succession de remarques
décousues >, mais un Ç effort coopératif
>17, l'interlocuteur a donc toutes les raisons de s'attendre
à ce que le locuteur lui fournisse les indices nécessaires, qui,
une fois mis en parallèle avec le contexte, l'amèneront à
la compréhension du sens. D'après Grice, ce Ç principe
coopératif > trouve en lui l'accord des interlocuteurs sur un
16 Nous avons déjà abordé cette question
dans l'avant propos AP.2.
17 Grice,1975:45: Ç Our talk exchanges do not
normally consist of a succession of disconnected remarks, and would not be
rational if they did. They are characteristically, to some degree at least,
cooperative efforts. >
certain nombre de principes, appelés maximes
conversationnelles, qui sont au nombre de quatre : la quantité (faites
que votre contribution contienne autant d'informations que nécessaire,
mais pas plus), la qualité (faites que votre contribution soit vraies),
la relation (soyez pertinent) et la manière (soyez clair)18.
Partant de la présomption que chaque interlocuteur est implicitement en
accord sur ces maximes, et que la violation d'une maxime aura un effet
particulier producteur de sens, tout signe est donc indice qui permet à
l'interlocuteur d'inférer ce que le locuteur a voulu signifier. Par
exemple, si la réponse à la question Ç A quelle heure
viens-tu ? È est Ç Dans l'après-midi ! È le premier
pourra inférer de la réponse du second que celui-ci,
adhérant au principe de coopération, ne donne pas plus
d'informations car il ne les possède pas et n'est pas capable de donner
une heure précise. Il infère donc, en mettant le signe en
relation avec le contexte, et à travers les maximes conversationnelles,
ce que le locuteur a voulu signifier. Pour résumer, les deux
interlocuteurs coopèrent implicitement pour se comprendre à
travers l'acceptation de l'implicature que composent les quatre maximes, cette
implicature conversationnelle qu'est le principe de coopération
étant un accord sur un ensemble de Ç principes de conversation
È à respecter dans le discours.
Le modèle que nous venons de voir est appelé
Ç modèle inférentiel È puisqu'il base l'obtention
du sens sur l'action de reconnaissance par l'interlocuteur des indices
laissés par le locuteur, indices qui, une fois mis en parallèle
avec le contexte et l'ensemble de l'implicite du discours, permettent
d'inférer des conclusions qui sont logiquement impliquées par le
contexte, selon ce modèle, Ç communiquer, c'est produire et
interpréter des indices. È (Sperber&Wilson,1989:13)
Fondamentalement, ce qui distingue l'analyse gricéenne
des autres théories, c'est de suggérer que la reconnaissance de
l'intention de communication puisse suffire à l'existence d'une
communication, et donc qu'il puisse exister une communication uniquement
inférentielle. Sperber et Wilson, dans leur ouvrage La Pertinence
(1989), vont reprendre ces théories développées par
Grice et Gardiner, mais ne retenir qu'une seule des quatre maximes, englobant
toutes les autres : Ç soyez pertinent È.
18 Nous n'avons pas développé les sous-maximes
propres à chacune, qui sont des explicitations de la maxime
générale.
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