B/ La notion de violation « indirecte » de
l'article 3 de la CEDH
La violation directe est celle qui se produit dans l'Etat partie
à la Convention, Etat qui viole directement l'interdiction contenue dans
l'article 3 de celle-ci.
La violation indirecte apparait quant à elle lorsque le
traitement prohibé est infligé par un autre Etat, vers lequel
l'étranger devrait être expulsé. C'est encore l'arrêt
Soering29 de 1989 qui a découvert, avec la violation
virtuelle, le cas de violation indirecte.
Ces deux violations vont généralement de pair. En
effet, l'Etat défendeur est tenu pour responsable de la torture ou
des traitements inhumains ou dégradants qui n'ont pas été
infligés au requérant par lui-même mais par un autre
Etat vers lequel le requérant serait expulsé ou
26 Cour EDH, 25 avril 1978, Tyrer c. Turquie,
Req. n° 5856/72
27 Cour EDH, 29 avril 1997, H.L.R. c. France,
Req. n° 24 573/94, à propos de l'expulsion en Colombie d'une
personne ayant dénoncé des trafiquants de drogue.
28 Cour EDH, 1er septembre 2010, Y.P.
et L.P. c. France, Req. n° 32476/06
29 Cour EDH, 07 juillet 1989, Soering c.
Royaume-Uni, Req. n° 14 038/88
extradé, on parle alors de violation indirecte ou de
responsabilité indirecte. Mais, puisque la procédure se
déroule contre l'Etat en question, l'éloignement n'a en
général pas encore eu lieu, le requérant ayant eu le temps
de saisir la Cour. Ainsi la violation est virtuelle car c'est au regard du
risque que pourrait courir le requérant après cet
éloignement que la violation est admise et la responsabilité
indirecte de l'Etat défendeur engagée.
Toutefois, violation virtuelle et violation indirecte peuvent
être reconnues indépendamment. En effet, lorsque l'Etat
défendeur a déjà procédé à
l'éloignement, la violation n'est plus virtuelle, dans la mesure
où le requérant aurait déjà subi des traitements
contraire à l'article 3 de la CEDH. Il n'en demeure pas moins que l'Etat
qui a directement violé cet article, n'est pas seul responsable.
Pour mieux cerner la distinction entre violation directe et
indirecte, un exemple récent est probant : c'est l'arrêt du 21
Janvier 2011, M.S.S. contre Belgique et Grèce30.
L'intitulé même de l'arrêt suppose que deux
responsabilités distinctes seront reconnues, pour des motifs
différents mais liés.
Dans cet arrêt, la formation solennelle strasbourgeoise
devait examiner les griefs d'un ressortissant afghan entré sur le
territoire de l'Union européenne via la Grèce. Cependant ce n'est
qu'après être passé par la France, et arrivé en
Belgique qu'il a enfin introduit sa demande d'asile. Les autorités de ce
dernier État, en application de la procédure de
réadmission dite << Dublin II >> établie par
un règlement de l'Union européenne31,
estimèrent que seule la Grèce était compétente pour
examiner cette demande. En conséquence, la Belgique transféra
l'intéressé en Grèce où il a du faire face à
des conditions de vie inacceptables. Effectivement, il fut d'abord placé
en détention dans un local attenant à l'aéroport
d'Athènes puis fut relâché sans moyen de subsistance et
sans que sa demande d'asile ne soit pleinement examinée. De plus,
postérieurement à l'introduction de sa requête à
Strasbourg, l'intéressé chercha par deux fois à quitter la
Grèce mais fut arrêté. La première fois, il fut de
nouveau placé en détention - où il affirme avoir encore
subi des mauvais traitements - puis fut libéré au terme de sa
peine. La seconde fois, les forces de police grecques essayèrent, avant
de renoncer au dernier moment, de l'expulser à la frontière
grécoturque.
30 Cour EDH, 21 Janvier 2011, M.S.S. c. Belgique
et Grèce, Req. no 30696/09
31 Règlement (CE) n° 343/2003 du
Conseil de l'Union européenne du 18 février 2003 <<
établissant les critères et mécanismes de
détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une
demande d'asile présentée dans l'un des États membres par
un ressortissant d'un pays tiers >>
La Cour a d'abord observé une violation directe par la
Grèce : qui est condamnée du fait de la manière dont fut
traité le requérant demandeur d'asile32 laquelle
constitue selon les juges un traitement inhumain et dégradant contraire
à l'article 3. La Grèce faisait aussi l'objet d'une condamnation
pour violation virtuelle car elle a failli renvoyer le requérant afghan
vers son pays, l'exposant ainsi à une violation potentielle de l'article
3 de la CEDH.
Mais l'affaire M.S.S. présentait un autre
enjeu sur le terrain des griefs formulés contre la Belgique. En effet,
en application de la technique classique de « violation par ricochet
»33, il était reproché à cet Etat d'avoir
exposé le requérant à des traitements contraires à
l'article 3 du fait de son renvoi en Grèce. Ainsi il s'agit d'une
violation indirecte en ce sens que l'Etat partie à la Convention est
condamné du fait du renvoi vers un pays qui a violé les droits
fondamentaux, en l'occurrence l'interdiction de la torture et des traitements
inhumains ou dégradants, de l'individu en question. La Cour condamne ici
le manquement, également reproché sous le couvert de la violation
virtuelle, dès lors que la Belgique n'a pas porté d'examen assez
attentif à la situation dans l'Etat de renvoi.
Sans doute l'arrêt est plus marquant et la faute plus
lourde lorsque la violation est indirecte mais non virtuelle, car il s'ensuit
que le requérant n'a pas échappé aux traitements
défendus par la Convention, le renvoi ayant eu lieu avant que la Cour
européenne n'ai pu l'empêcher par exemple au moyen d'une mesure
provisoire. Ce n'était pas le cas pour la Belgique qui avait
effectivement renvoyé le requérant vers la Grèce où
il a subi les pires atrocités.
Par ces condamnations pour violation indirecte, et pour
violation virtuelle, la Cour appelle les Etats à porter une plus grande
attention aux risques qu'encourent les demandeurs d'asile lorsqu'ils
décident selon leur droit interne de les renvoyer. Cependant, la
particularité de cet arrêt MSS tient au fait que la
condamnation est celle d'un renvoi effectué selon le droit interne d'un
Etat membre de l'Union européenne, lequel a dû appliquer une
législation issue du droit de cette organisation.
32 v. § 159-193 de multiples rapports
éloquents en ce sens ; pour de récentes condamnations similaires,
v. Cour EDH, 1e Sect., 22 juillet 2010, A.A. c.
Grèce, Req. n° 12186/08; Cour EDH, 1e Sect. 26 novembre 2009,
Tabesh c. Grèce, Req. n° 8256/07 ; Cour EDH, 1e
Sect. 11 juin 2009, S.D. c. Grèce, Req. n° 53541/07
33 v. par exemple et récemment, Cour EDH, 5e
Sect. 2 décembre 2010, B. A. c. France, Req. n° 14951/09 ;
Cour EDH, 3e Sect. 20 juillet 2010, N. c. Suède, Req. n°
23505/09 ; Cour EDH, 4e Sect. Dec. 6 juillet 2010, Babar Ahmad et autres c.
Royaume-Uni, Req. n° 24027/07, 11949/08 et 36742/08
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