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L'art de la bifurcation : dichotomie, mythomanie et uchronie dans l'oeuvre d'Emmanuel Carrère

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par Mario Touzin
Université du Québec à Montréal - Maîtrise en Etudes Littéraires 2007
  

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2.4.3 Le réel et l'imaginaire chez Romand

Il ne faut en aucun cas confondre le mythomane avec le simple menteur puisque celui-ci sait qu'il ment, il a la ferme intention de tromper l'autre et agit en pleine conscience sans confondre rêve et réalité. Or, le mythomane, lui, croit ce qu'il raconte, il ne ment pas pour tromper mais pour y croire lui-même. Il sait toujours au fond de lui que ce qu'il dit n'est pas totalement vrai, mais il sait aussi que cela doit être vrai pour lui assurer un équilibre intérieur. Par conséquent, un des problèmes que soulève la question du mensonge « est le rôle que joue l'imaginaire puisqu'en effet celui-ci se doit de décoller de la réalité pour exister et donc obligatoirement échappe, au moins en partie, au monde réel 130(*)». Le mythomane confond le réel et l'imaginaire, il n'arrive plus à gérer cette réalité puisque plus enclin à vouloir croire aux mythes. À ce propos, José Delgado nous dit que « le monde de l'imaginaire [...] est une caricature de l'existence réelle de l'homme.131(*) » Cela décrit assez bien l'existence de Romand. Il va admettre lui-même, à plusieurs reprises, qu'il n'arrive plus à faire la différence entre le vrai et le faux. Il avouera aux psychiatres chargés de son dossier qu'il se devait de croire à ses propres mensonges : « Je disais que je venais de réussir l'internat de Paris, mais que j'étais détaché à l'INSERM de Lyon... J'arrivais à y croire, pas en permanence ; [mais] il fallait que j'y croie... 132(*)». Également, lorsqu'il est question de l'agression inventée pour attirer l'attention de ses amis étudiants, son imagination va au-delà de la réalité : « Mais après, je ne savais plus si c'était vrai ou faux. Je n'ai bien sûr pas le souvenir de l'agression réelle, je sais qu'elle n'a pas eu lieu, mais je n'ai pas non plus celui de la simulation [...] Et j'ai fini par croire que j'ai vraiment été agressé.133(*) » Et il en va de même avec son faux cancer ; Romand va simuler la maladie jusqu'à en ressentir les effets : « La maladie et le traitement l'épuisaient. Il n'allait plus travailler tous les jours [...] Seul à la maison, il passait la journée dans son lit humide [...] Il avait toujours beaucoup transpiré, maintenant il fallait changer ses draps tous les jours134(*). »

Toutefois, il faut bien comprendre qu'ici, Romand ne feint pas, il simule, ce qui rend la chose beaucoup plus compliquée. Comme l'affirme Jean Baudrillard, « celui qui feint une maladie peut simplement se mettre au lit et faire croire qu'il est malade. Celui qui simule une maladie en détermine en soi quelques symptômes.135(*) » D'un autre côté, nous pourrions être témoin ici d'un cas de syndrome de Münchhausen, référence au célèbre baron connu pour son imagination débordante, proche de la mythomanie. Mais quoi qu'il en soit, Jean-Claude Romand va tomber réellement malade, malgré le fait qu'il ne souffre d'aucun cancer !

 Ainsi, l'énigmatique personnage qu'est Jean-Claude Romand préfère de loin croire à sa réalité plutôt qu'à celle, objective, de l'extérieur. Il a besoin de se raconter ces histoires pour être en paix et en accord avec lui-même. Il s'invente donc une vie imaginaire plus crédible à ses yeux que la réalité. D'ailleurs, il est prouvé que le mythomane préfère de loin la fiction à la réalité, trop horrible. Romand, en prison, avoue sa difficulté à réintégrer la réalité puisque, pour lui, « cette réalité est tellement horrible et difficile à supporter [qu'il a] peur de [se] réfugier dans un nouveau monde imaginaire et de reperdre une identité bien précaire.136(*) » Romand craint de succomber à nouveau, car le réalité à laquelle il doit faire face l'horrifie. Toujours selon Jean Baudrillard, « Il n'y a de réel, il n'y a d'imaginaire qu'à une certaine distance. Qu'en est-il lorsque cette distance, y compris celle entre le réel et l'imaginaire, tend à s'abolir, à se résorber au seul profit du modèle ?137(*) » Il advient que la bête n'arrive plus à réintroduire son corps d'être humain, comme si le loup-garou demeurait éternellement prisonnier de sa carapace. En fait, Jean-Claude Romand est prisonnier de l'image qu'il a créée de lui-même et le seul moyen qu'il trouve pour définitivement revenir au modèle original, c'est le meurtre. Toujours dans le même ordre d'idée, Baudrillard poursuit en disant que

la réalité [peut] dépasser la fiction : [c'est] le signe le plus sûr d'une surenchère possible de l'imaginaire. Mais le réel ne saurait dépasser le modèle, dont il n'est que l'alibi. L'imaginaire était l'alibi du réel, dans un monde dominé par le principe de réalité. Aujourd'hui, c'est le réel qui est devenu l'alibi du modèle, dans un univers régi par le principe de simulation.138(*)

Dans le cas Romand, le faux docteur (modèle) a pris le dessus sur le vrai Romand (réel). Pour pasticher le titre du célèbre roman de R. L. Stevenson, The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, où la bête prend effectivement possession de l'homme, nous pourrions sous-titrer le récit de Carrère, Dr Romand and Mister Nothing, puisqu'au delà du mensonge, il n'y a rien. « Un mensonge, normalement, sert à recouvrir une vérité, quelque chose de honteux peut-être mais de réel. Le sien ne recouvrait rien. Sous le faux docteur Romand, il n'y avait pas de vrai Jean-Claude Romand 139(*)», nous dira Emmanuel Carrère qui était obnubilé par le fait que l'autre vie était vide. D'ailleurs, c'est en quelque sorte sur ce vide-là qu'il a voulu écrire.

* 130 Goldschläger, op. cit., p. 12.

* 131 José M. R. Delgado. 1985. « Bases biologiques du réel et de l'imaginaire », In Imaginaire et réalité : Colloque international pluridisciplinaire sur le role de l'esprit en science (Colloque de Washington), sous la dir. de Jean Emile Charon , Paris, A. Michel, p. 51.

* 132 Toutenu et Settelen, op.cit., p. 46.

* 133 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 70.

* 134 Ibid., p. 126.

* 135 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, Col. Débats, 1981, p. 12.

* 136 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 182.

* 137 Baudrillard, op. cit., p. 178.

* 138 Ibid., p. 179.

* 139 Carrère, L'adversaire, op. cit., p. 99-100.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon